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Full text of "Revue des deux mondes"

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TUFTS  COLLEGE  LIBRARY. 

GIFT    OF 
JAMES  D.   PERKINS 

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REVUE 


DES 


XXXIX*  ANNEE.  -  SECONDE   PÉRiODE 


TOIIE    LXXXII.   —    1"   JUILLET    18G9. 


TUFTS  COhLSaW 


DES 


ONDE 


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XXX1X«   ANNEE.    —   SECONDE    PÉRIODE 


TOME  QIIATRE-YINGT-DEUXIÈME 


BUREAU    DE    LA   REVUE   DES    DEUX    MO?^DES 

RUE  BONAPARTE,  17 


1869 


TUPTS  OOLLHGB 


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UNE 


LE    ROYAUME    DE    JAGELLO    ET    SON    DERNIER    HISTORIEN. 


L'an  passé,  le  10  janvier  1868,  s'éteignait  dans  une  ville  loin- 
taine, —  au  pied  des  Carpathes,  —  après  une  vie  de  longs  labeurs  et 
de  longues  épreuves,  un  érudit,  un  écrivain  de  premier  ordre  dont 
il  est  impossible  de  rappeler  la  mémoire  sans  l'accompagner  d'un 
douloureux  hahent  sua  fatal...  Il  a  doté  son  peuple  d'œuvres  pro- 
fondes et  charmantes,  il  a  su  lui  retracer  ses  siècles  de  splendeur 
avec  un  génie  merveilleux;  sous  ses  mains,  l'histoire  nationale  a 
complètement  changé  de  face,  elle  est  devenue  lumineuse,  pleine 
d'expression  et  de  vie.  Placé  dans  des  conditions  autres  et  moins 
décevantes,  citoyen  d'un  pays  indépendant  et  libre,  cet  homme 
d'un  grand  talent  et  d'un  grand  cœur  aurait  pu  prétendre  aux  di- 
gnités et  aux  honneurs,  aurait  facilement  atteint  la  considération  et 
la  fortune  :  du  moins  la  renommée  et  le  retentissement  n'auraient 
point  certes  manqué  à  ses  travaux  d'une  science  et  d'un  art  égale- 
ment consommés...  Mais  il  naquit  sous  un  ciel  inclément,  sur  une 
«  terre  de  tombeaux  et  de  croix,  »  chez  une  nation  qui  n'a  point 
de  patrie,  et  il  eut  pour  partage  la  souffrance,  le  dévoûment  et 
l'obscurité...  Cette  théorie  des  inilîeux,  dont  abuse  si  étrangement 
de  nos  jours  une  certaine  école  littéraire,  elle  pourrait  bien  trouver 
dans  la  circonstance  son  application  légitime,  poignante  même  :  il 
est  vrai  que  là  encore  le  problème  serait  loin  de  constituer  une 
simple  question  de  climat  et  d'influences  matérielles;  il  serait  tou- 
jours, il  serait  surtout  une  question  morale,  une  question  de  liberté. 


6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Né  en  Galicie,  dans  la  Pologne  autrichienne,  Karol  Szajnocha  (j) 
connut  de  bonne  heure,  dès  l'âge  de  dix-sept  ans,  le  cachot  et  les 
chaînes...  Qu'on  veuille  bien  nous  pardonner  d'entrer  à  cette  occa- 
sion dans  quelques  détails;  les  détails  ici  peignent  les  effroyables 
destinées  de  plusieurs  générations,  ils  caractérisent  tout  un  régime, 
—  ce  régime  «  paternel  )i  de  la  vieille  Autriche  qui  déjà  commence 
à  s'effacer  dans  les  mémoires,  et  que  certains  esprits  forts  et  désa- 
busés du  présent  se  donnent  même  parfois  l'air  de  vouloir  regret- 
ter... 11  arriva  donc  qu'un  soir,  en  183^,  pendant  une  représenta- 
tion au  théâtre  de  Léopoi,  des  vers  ((  incendiaires  »  furent  lancés 
dans  le  parterre,  et  que  les  soupçons  de  la  police  se  portèrent 
sur  un  adolescent,  un  étudiant.  Elle  l'arrêta,  et  ne  négligea  pas 
non  plus  de  saisir  tous  ses  papiers.  La  fatalité  voulut  que  ce  jeune 
homme,  comme  tant  d'autres  à  son  âge,  eût  rêvé  de  composer  une 
tragédie,  un  drame,  que,  comme  tant  d'autres  aussi,  il  ne  fût  par- 
venu à  jeter  sur  le  papier  que  les  noms  des  personnages  de  l'œuvre 
méditée;  il  n'avait  pas  même  été  complètement  satisfait  de  son  pre- 
mier jet,  et  il  avait  remanié  à  plusieurs  reprises  ces  noms  des  per- 
sonnages en  les  consignant  sur  des  feuilles  éparses.  Avec  sa  saga- 
cité ordinaire,  la  police  autrichienne  devina  dans  ces  feuilles  «  des 
listes  de  conjurés,  »  et  comme  le  nom  de  Paul  (le  héros  du  drame 
si  peu  avancé)  se  trouvait  à  la  tête  de  chacune  de  ces  «  listes,  » 
elle  conclut  judicieusement  que  c'était  là  le  chef  de  la  conspira- 
tion ;  elle  fit  surtout  passer  au  crible  de  ses  recherches  et  de  ses 
persécutions  les  a  individus  suspects  »  qui  répondaient  au  nom  de 
Paul  ou  à  ses  dérivés;  un  écrivain  distingué,  Zegota  Pauli,  dut  à  ce 
génie  de  combinaison  une  captivité  de  dix-huit  mois.  Quant  au 
malheureux  détenteur  des  «  listes,  »  quant  au  pauvre  étudiant  qui 
ne  comptait  que  dix-sept  printemps  et  qui  avait  rêvé  une  tragédie, 
il  eut  les  mains  et  les  pieds  chargés  de  fers,  il  fut  jeté  dans,  un  ca- 
chot sombre,  humide,  suintant,  horrible,  et  il  y  demeura  deux 
ans.  «  Des  têtes  comme  celle  de  votre  fils,  il  faut  les  aplatir  (2)!  » 
dit  un  jour  le  délégué  du  gouvernement  paternel,  M.  Kriegk,  à  la 
mère  éplorée  qui  ]ui  demandait  la  mise  en  liberté  de  son  Karol  ou 
du  moins  sa  mise  en  jugement.  Comment  s'y  prit-on  ^ovw  aplatir 
cette  tête  d'enfant?  Nous  l'ignorons,  et  dans  l'œuvre  de  Szajnocha 
nous  n'avons  trouvé  qu'une  seule  page  qui  fasse  allusion  à  cette 
douloureuse  époque.  C'est  une  pièce  de  vers  (le  grand  historien  n'a 
jamais  complètement  renoncé  à  la  poésie)  ;  elle  porte  la  date  de 
18/i8  et  a  trait  à  la  guerre  de  Hongrie,  à  laquelle  la  jeunesse  po- 
lonaise prenait  alors  une  part  si  active  sous  les  drapeaux  de  Bem  et 


(1)  On  prononce  Cheyûoha. 

('2}  Solche  Kopfe  rauss  man  driicken. 


UNE    ANNEXION   D  AUTREFOIS.  7 

(le  Dembinski.  Dans  des  strophes  émue:^,  touchantes,  l'ancien  pri- 
sonnier remercie  Dieu,  le  dieu  des  batailles,  d'avoir  enfin  ouvert  à 
ses  compatriotes,  cà  ses  compagnons,  un  champ  d'honneur  véritable 
où  ils  pourront  lutter  franchement,  loyalement  et  à  la  face  du  ciel; 
il  félicite  ses  frères  de  rencontrer  enfin  des  combats  autres  que  ceux 
du  passé,  des  combats  publics,  bruyans,  rapides,  —  rapides  sur- 
tout, «  car  il  fut  long,  ô  mes  frères,  il  fut  bien  long  le  combat  d'au- 
trefois, le  combat  sourd  dans  le  cachot  souterrain ,  où  pour  toute 
arme  nous  n'avions  que  le  signe  de  la  croix,  pour  tout  bouclier  le 
mépris  des  tortures,  pour  toute  musique  le  cliquetis  de  nos  chaînes, 
et  pour  tout  laurier  la  moisissure  de  notre  fosse!  »  Le  dernier  vers 
emprunte  une  énergie  sinistre  à  la  circonstance  que  c'est  clans  les 
humidités  du  cachot  que  Szajnocha  avait  contracté  la  maladie  ter- 
rible qui  le  rongea  jusqu'à  la  mort,  qui  finit  même  par  le  rendre 
aveugle  et  «  le  séparer  des  vivans  bien  avant  qu'il  ne  fût  séparé  de 
la  vie.  )) 

Au  bout  de  deux  ans  de  carccre  diiro,  le  dangereux  détenteur 
des  «  listes  »  fut  enfin  relâché,  mais  avec  le  bénéfice  de  la  formule 
meurtrière,  a  faute  de  preuves.  »  Dans  le  langage  du  régime  pa- 
ternel, cette  formule  interdisait  au  «  libéré  politique  »  toute  école, 
tout  emploi  public,  toute  profession  libérale.  A  l'âge  de  vingt  ans, 
Szajnocha  n'avait  plus  d'avenir,  voyait  toute  carrière  fermée  de- 
vant lui,  —  et  il  était  pauvre,  et  il  était  brisé  de  corps,  et  il  avait 
une  vieille  mère  à  nourrir!  Il  fit  comme  il  put,  tout  ce  qu'il  put 
pour  gagner  la  vie  de  deux  êtres  :  il  donna  des  répétitions,  il  cou- 
rut le  cachet ,  il  fut  correcteur  dans  une  imprimerie,  —  il  rédigea 
im  journal  de  modes!  Depuis  sa  sortie  de  prison  jusqu'à  une  vieil- 
lesse bien  prématurée,  pendant  tout  un  quart  de  siècle,  —  longum 
liumani  œvi  spatium,  —  le  «  libéré  politique  »  eut  ainsi  à  livrer 
chaque  matin  son  combat  pour  le  pain  quotidien  (1).  Ajoutez  à  cela 
l'infirmité  chronique  due  au  séjour  souterrain,  aux  «  moisissures 
de  la  fosse,  »  infirmité  atroce  qui  ne  lui  laissait  presque  jamais  de 
répit  et  qu'exprime  si  bien  un  mot  d'une  lettre  intime,  navrant 
dans  sa  trivialité.  «  Avez-vous  jamais  connu  le  mal  de  dents?  écri- 

(1)  La  veuto  des  ouvrages  de  Szajnocha  était  prohibée  dans  la  plus  grande  partie  de 
la  Pologne  (dans  la  Pologne  russe),  et  les  honoraires  durent  par  conséquent  se  propor- 
tionner à  l'exiguïté  du  marché.  Pour  son  Histoire  de  Boleslas  le  Grand  (un  chef-d'œuvre), 
il  reçut  de  l'éditeur  cent  vingt-cinq  francs  (50  florins),  et  il  s'en  montra  heureux  et  re- 
connaissant!... Les  dernières  années  de  Szajnocha  furent  toutefois  à  l'ahri  de  la  gêne. 
Nommé  lieutenant  de  l'empereur  à  Léopol,  le  comte  Goluchowski  trouva  le  moyen  d'é- 
luder l'interdiction  qui  continuait  de  peser  sur  le  »  libéré  politique  »  en  lui  accordant, 
<i  à  titre  provisoire,  »  une  place  modeste,  mais  suffisante  pour  ses  besoins,  la  place  de 
sous-bibliothécaire  à  l'institution  Ossolinski.  C'est  là  un  des  nombreux  titres  de  l'ex- 
gouverneur  de  la  Galicie  à  la  reconnaissance  du  monde  lettré  et  de  tous  les  hommes  de 
bien. 


8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vait  à  un  ami  le  pauvre  perclus.  Eh  bien!  ce  mal  de  dents,  je  l'ai 
dans  mes  bras,  dans  mes  jambes,  dans  mes  côtes,  dans  chacun  de 
mes  os;  il  gambade  à  travers  tout  mon  corps...  »  Et  c'est  au  mi- 
lieu de  privations,  de  douleurs  et  de  misères  pareilles  que  la  tête 
ajylatie  par  M.  Kriegk  fit  des  études  vastes  et  approfondies,  conçut 
des  œuvres  belles  et  durables;  c'est  dans  de  telles  conditions  que 
l'interdit  de  toute  profession  libérale  devint  le  plus  grand  ou  plu- 
tôt le  seul  grand  historien  de  la  Pologne  contemporaine,  —  son 
Augustin  Thierry  !  Rien  en  effet  ne  rappelle  plus  le  génie  de  l'émi- 
nent  maître  français,  que  l'art  merveilleux  avec  lequel  Szajnocha 
savait  reconstruire  les  âges  anciens,  rendre  l'éclat  et  la  vie  à  des 
époques  reculées  et  effacées,  profiter  d'un  mot  dans  une  chronique 
ou  dans  un  document  pour  donner  à  son  tableau  une  couleur  lo- 
cale saisissante.  Hélas!  c'est  encore  par  un  autre  côté  que  l'histo- 
rien des  Piasts  et  des  Jagellons  fait  penser  au  grand  peintre  des 
Mérovingiens...  L'infirmité  que  lui  avait  donnée  la  prison,  ce  mal 
chronique  qui  fut  le  tourment  incessant  de  sa  vie,  ce  mal ,  après 
avoir  longtemps  «  gambadé  »  à  travers  tout  son  corps,  il  finit  par 
se  fixer,  il  élut  son  siège  dans  les  organes  visuels,  que  les  ténèbres 
envahirent  lentement.  Gomme  Augustin  Thierry,  Szajnocha  passa 
le  déclin  de  sa  vie  dans  une  cécité  complète  ;  comme  lui  aussi,  il 
demeura  attaché  à  ses  études  malgré  cette  calamité  effroyable ,  et 
il  continuait  à  percer  la  nuit  du  passé  d'un  regard  fermé  à  jamais 
aux  clartés  du  jour.  Une  épouse  jeune,  courageuse,  admirable  de 
dévoûment,  devint  alors  son  ange  tutélaire  et  sa  «  muse.  »  A  rap- 
proche de  la  catastrophe,  elle  avait  pris  ses  mesures,  et  au  moment 
opportun  elle  se  trouva  déjà  en  savoir  assez  sur  les  langues  classi- 
ques, les  langues  slaves  et  la  paléographie,  pour  pouvoir  faire  des 
lectures  au  savant  aveugle,  recueillir  des  notes  et  le  remplacer  dans 
les  recherches.  La  dernière  et  peut-être  la  plus  remarquable  des 
compositions  de  Szajnocha  [Deux  ans  de  notre  histoire)  est  due  en 
entier  à  cette  collaboration  touchante  où  l'intelligence  de  l'homme 
fut  servie  par  les  yeux  et  par  les  mains  d'une  femme. 

Ilabent  sua  fatal  ou,  pour  penser  plus  chrétiennement,  disons 
avec  le  poète  anonyme  :  «  Dieu  a  voulu  que  le  même  esprit  de  ci- 
vilisation qui  s'est  revêtu  de  toutes  les  pompes  de  la  gloire,  du 
succès  et  du  bien-être  à  une  extrémité  de  l'Europe,  fût  forcé  à 
l'autre  de  passer  k  travers  toutes  les  épreuves  du  sacrifice ,  toutes 
les  saintetés  du  dévoûment  et  les  inébranlables  enthousiasmes  du 
martyre...  (1)  »  Il  ne  connut  ni  la  gloire,  ni  le  succès,  ni  le  bien- 
être,  cet  historien  éminent,  complètement  ignoré  à  l'étranger,  et  dont 

(1)  Lettre  à  M.  Guizot,  1847.  —  Voyez  la  Revue  du  1"  janvier  1802  :  La  Poésieiwlo- 
naise  au  dix-neuvième  siècle  et  le  Poète  anonyme. 


UNE    ANNEXION   D  AUTREFOIS.  9 

on  a  cm  devoir  évoquer  du  moins  le  nom  à  la  tête  d'une  étude  qui  ne 
fera  que  résumer  en  quelque  sorte  une  de  ses  œuvres  les  plus  char- 
mantes et  les  plus  estimées  (1).  L'alliance  de  la  Pologne  et  de  la  Li- 
thuanie  est  un  souvenir  cher  entre  tous  à  une  nation  qui  ne  vit  plus 
presque  que  de  souvenirs,  et  Szajnocha  lui  a  consacré  quatre  beaux 
volumes.  Est-ce  trop  de  demander  pour  le  même  sujet  quelques  pages 
fugitives  dans  la  Revue?  Le  pacte  conclu  à  Horodlo  et  ratifié  depuis 
à  Lublin  a  eu  une  place  importante  dans  l'histoire  de  toute  une  moi- 
tié de  l'Europe,  dans  l'histoire  du  monde  slave;  il  a  subsisté  pen- 
dant cinq  siècles,  et  il  subsiste  encore  aujourd'hui  dans  la  con- 
science de  tout  un  peuple,  dans  la  foi  des  «  générations  posthumes 
nées  d'une  mère  assassinée;  »  à  ce  titre  seul,  il  mériterait  déjà 
d'être  connu  avec  plus  amples  détails.  Dans  un  temps  d'ailleurs 
(m  la  fatale  maxime  du  compelle  inlrare  semble  passer  de  l'église 
à  l'empire,  où  la  violence,  la  ruse  et  la  fourberie  s'ingénient  à  for- 
ger des  unités  mensongères,  et,  Dieu  le  veuille!  éphémères,  il  peut 
ne  pas  être  sans  intérêt  de  voir  comment  se  forma  et  se  consolida 
entre  deux  peuples  une  union  toute  volontaire  et  libre,  union  mé- 
morable qui,  cimentée  encore  tout  dernièrement  par  le  sang  versé 
à  Varsovie  et  à  Wilno,  remonte  par  ses  origines  dans  le  moyen  âge, 
dans  ces  temps  ingénus  et  barbares  qu'on  nomme  le  xiv^  siècle. 

L 

Le  monde  paraît  bien  petit  dans  ce  xiv"  siècle,  ce  n'est  encore 
qu'un  fragment  du  globe,  et,  comme  eût  dit  Pascal,  un  raccourci 
de  planète.  Tout  un  hémisphère  demeure  ignoré  jusque  dans  son 
existence;  l'Asie  se  dérobe  dans  un  nuage  de  fables  et  de  terreur, 
l'Afrique  ne  déroule  aux  regards  que  ses  côtes  baignées  par  la  Mé- 
diterranée, et  l'Europe  elle-même,  l'Europe  civilisée  et  chrétienne, 
ne  s'étend  guère  que  des  rivages  de  l'Atlantique  jusqu'aux  bords  de 
la  Vistule.  Une  bulle  du  pape  Innocent  VI,  de  l'année  1356,  désigne 
le  royaume  de  Pologne  comme  la  dernière  limite  de  l'extrême  Occi- 
dent, in  finibus  christianîtatis ^  in  frontario  inficlelium.  Au-delà 
de  ce  royaume  et  de  son  fleuve,  la  Vistule,  on  entrevoyait  des  con- 
trées vagues,  fermées  à  la  lumière  de  l'Évangile,  presque  autant 
fermées  à  la  clarté  du  ciel  :  on  y  constatait  un  phénomène  qui  de  nos 
jours  n'est  connu  que  dans  les  régions  boréales.  «  En  Lithuanie,  dit 
le  grave  chroniqueur  du  temps,  Dlugosz,  la  durée  de  l'hiver  est  de 
dix  mois;  le  soleil  luit  alors  bien  bas  à  l'horizon  et  pour  quelques 

(1)  Karol  Szajnocha,  Hedvige  et  Jagello,  i  vol.,  2<^  édition.  Léopol,  18GG.  On  n'a  pas 
négligé  toutefois  de  consulter  les  auteurs  qui  ont  traité  le  même  sujet  (Voigt,  Narbutt, 
Caro,  etc.).  Pour  l'histoire  de  la  diète  de  Lublin,  on  s'est  surtout  servi  du  Procès-ver- 
bal de  cette  diète,  publié  par  le  comte  Dzialynski. 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

heures  seulement;  mais  en  revanche  pendant  les  deux  derniers 
mois  il  reste  fixé  au  firmament,  et  ne  laisse  point  arriver  les  cré- 
puscules de  la  nuit.  »  C'est  que  l'homme  n'avait  encore  rien  fait 
pour  changer  sous  ces  latitudes  les  conditions  d'un  climat  rigou- 
reux, et  que  la  terre  y  était  demeurée  «  telle  qu'elle  sortit  le  pre- 
mier jour  des  mains  du  Créateur,  »  terre  inculte,  inhospitalière, 
couverte  de  landes  «  nourricières  des  chevaux,  »  de  lacs  et  de 
forêts  immenses.  Un  voyageur  français  du  siècle  suivant,  Gilbert  de 
Lannoy,  comparait  les  lacs  lithuaniens  à  des  «  mers  véritables:  » 
quant  aux  forêts,  les  écrivains  contemporains  renoncent  à  en  faiie 
comprendre  l'étendue  et  la  sublime  horreur  :  c'étaient  des  forêts 
vierges,  inexplorées,  comme  en  devaient  rencontrer  plus  tard  les 
compagnons  de  Colomb  dans  un  nouvel  hémisphère.  La  Lithuanie 
de  nos  jours  garde  encore  aux  environs  de  Crodno  comme  une 
image  de  son  antique  passé  dans  cette  fameuse  forêt  de  Bialovviéz, 
que  la  croyance  populaire  proclame  «  insondable  comme  l'Océan,  » 
et  au  milieu  de  laquelle,  derrière  les  brouillards  impénétrables, 
elle  place  une  cité  mystérieuse,  un  Éden  étrange,  la  walhalla  du 
règne  animal.  Là,  dit  la  légende,  vivent  paisibles  les  premières 
paires  de  toutes  les  espèces  répandues  sur  la  terre;  de  ik  aussi  sor- 
tent tous  les  jeunes  animaux  à  la  recherche  des  aventures  et  des 
combats;  là  également  ils  s'empressent  de  revenir  lorsqu'ils  sont 
blessés  par  le  chasseur  ou  quand  ils  sentent  approcher  leur  fin. 
«  L'ours  qui  a  mangé  ses  dents  et  le  cerf  dont  les  jarrets  faiblis- 
sent, le  corbeau  qui  commence  à  blanchir,  le  faucon  quand  il  a 
perdu  la  vue,  et  l'aigle  dont  le  bec  tordu  par  la  vieillesse  ne  s'ouvre 
plus  à  la  pâture,  tous  ils  regagnent  la  patrie  qu'ils  avaient  quittée 
au  printemps  de  leur  vie  :  l'oiseau  y  dépose  ses  plumes  et  le  qua- 
drupède son  poil...  » 

Au  milieu  de  ces  steppes,  de  ces  lacs  et  de  ces  forêts  campait  un 
peuple  qu'à  un  premier  aspect  on  serait  bien  tenté  de  rapprocher 
de  ces  tribus  indigènes  de  l'Amérique  dont  le  brillant  Hepworth 
Dixon  vient  de  nous  donner  encore  tout  dernièrement  une  nouvelle 
et  saisissante  peinture,  et  les  buffles  sauvages,  les  znbry,  qui  par- 
couraient alors  ces  contrées  en  troupeaux  innombrables  (1),  sem- 
blent ajouter  ainsi  un  trait  de  plus  à  la  ressemblance.  Établis  de- 
puis les  temps  les  plus  reculés  sur  les  bords  du  Niémen  et  de  la 
Wilia,  les  adorateurs  farouches  de  Perkunos,  les  «  Sarrasins,  » 
comme  les  appelaient  les  écrivains  du  moyen  âge  [Sarraceni  dicti 
Lithiuini)  menaient  encore  au  xiv*  siècle  l'existence  des  pasteurs 
nomades.  Ils  ne  remuaient  que  rarement  le  sol  aride  et  ingrat  de 

(1)  La  forêt  de  Bialowiéz  en  garde  encore  de  nos  jours  de  rares  spécimens,  inconnus 
du  reste  de  l'Europe.  D'ailleurs  le  zubr  do  la  Lilhuanio  est  beaucoup  plus  grand  et  plus 
fort  que  le  bison  de  l'Amérique. 


IjiSfE   ANNEXION   d'aUTR'EFOIS.  11 

]eur  cliarrae  dé  bois,  — l'emploi  du  fer  leur  inspirait  une  répu- 
gnance superstitieuse,  — ils  vivaient  de  la  ciiasse  et  de  la  pèche, 
et  riiydromel  recueilli  dans  les  ruches  abondantes  du  pays  causait 
parmi  eux  autant  de  ravages  que  le  fait  parmi  les  ilurons  et  les 
Sioux  l'eau-de-feu  des  faces  pâles.  'C'est  aussi  au  wigwam  du  iluron 
et  du  Sioux  que  fait  penser  la  nunia  lithuanienne,  la  tente  de  bois 
que  dressait  de  temps  en  temps  le  pasteur  pour  abriter  son  «  bétail 
et  sa  famille,  »  et  la  femme  y  apparaît  dans  l'humble  condition  de 
la  squaiv.  Dégradée  par  la  polygamie,  elle  est  l'esclave  résignée 
d'un  maître  despotique  qui  la  vend  à  son  gré  €t  tue  ses  enfans;  elle 
partag-e  ses  plus  rudes  travaux  et  l'accompagne  à  la  guerre.  La 
guerre  était  après  la  chasse  la  grande  préoccupation  des  habitans 
de  la  mima.  A  la  voix  de  leurs  princes,  sur  l'ordre  transmis  par  le 
cywmn  (staroste,  castellanus),  ils  accouraient  vêtus  de  peaux  de 
mouton  aux  poils  retroussés,  armés  de  leurs  arcs,  les  carquois  bien 
munis  de  flèches  empoisonnées.  A  l'exemple  des  Tatares,  ils  em- 
portaient avec  eux  des  outres  remplies  de  lait  de  cavale;  comme  les 
Tatares  aussi  ils  traversaient  les  lîeuves  à  la  nage  en  s'attachant  à 
la  queue  de  leur  monture. 

Ce  n'étaient  pourtant  ni  des  Tatares  ni  des  Peaux-Rouges  que 
ces  ancêtres  de  Kosciuszko  et  de  Miçkiewicz;  ils  appartenaient  à  la 
noble  et  glorieuse  race  ârj'enne,  et,  dans  la  langue  qu'ils  parla,ient 
au  XIV*  siècle  et  que  parlent  encore  à  l'heure  qu'il  est  les  pauvres 
paysans  ides  vallées  du  Niémen  et  de  la  Wilia,  la  philologie  com- 
parée constate  avec  un  intérêt  légitime  l'idiome  européen  le  plus 
rapproché  du  sanscrit  primitif,  du  sanscrit  du  Rig-Véda,  plus 
rapproché  que  le  gothique,  le  celtique  ou  la  langue  d'Homère  et 
d'Eschyle!  Et  de  même  dans  les  «  hideuses  superstitions  »  que  les 
pieux  écrivains  du  moyen  âge  ne  cessent  de  déplorer  chez  «  les  Sar- 
rasins du  nord,  »  dans  ce  panthéisme  exubérant  et  touifu  qui  prê- 
tait un  génie  particulier,  une  divinité  distincte  à  toute  chose,  —  au 
printemps,  à  l'hiver,  à  la  chasse,  à  la  mima,  au  lin  et  au  chanvre, 
aux  abeilles  et  aux  fleurs,  —  il  est  aisé  de  reconnaître  ce  culte  des 
forces  et  des  phénomènes  de  la  nature  qui  est  le  fonds  commun  des 
idées  religieuses  chez  les  dilTérens  peuples  aryens.  Quelques  histo- 
riens et  Szajnocha  entre  autres  ont  également  essayé  de  rappro- 
cher du  trimuni  iadien  les  trois  suprêmes  divinités  de  la  Litliuanie 
(fPerkunos,  Potrimposet  Poklus),  qui  semblent  en  effet  symboliser 
les  mêmes  principes  de  la  création,  de  la  conservation  et  de  la 
destruction  que  personnifie  la  fameuse  trinité  de  Brahma,  de  Yich- 
nou  et  de  Siva.  On  aurait  tort  cependant,  croyons-nous,  de  trop 
insister  sur  cette  similitude,  car  le  trimnrii  est  une  conception 
toute  brahmanique,  très  postérieure  par  conséquent  à  l'époque  où 
s'accomplit  la  grande  dispersion  des  Aryas;  maisl'Agni  [ignis]  des 


12  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

hymnes  védiques  reparaît  d'une  manière  incontestable  dans  le 
Znicz  auquel  les  Lithuaniens  élevaient  des  autels  en  tout  lieu, 
dans  leurs  forêts,  sur  leurs  montagnes,  dans  leurs  temples,  et  dont 
la  flamme  éternelle  était  toujours  gardée  par  des  vestales,  «des 
vierges  chastes  depuis  le  berceau  jusqu'à  la  tombe.  »  Une  orga- 
nisation sacerdotale  puissante  répondait  naturellement  à  un  sys- 
tème religieux  qui  divinisait  tous  les  phénomènes  et  embrassait 
toutes  les  minuties  de  la  vie.  Au-dessous  d'un  grand-pontife  (un 
kriTvé-kriweîto)  venait  s'échelonner  une  nombreuse  hiérarchie  de 
prêtres  aux  classemens  et  aux  fonctions  multiples;  au  dernier  rang 
apparaissent  les  bardes,  dont  la  science  et  la  vocation  partici- 
paient également  du  sacré  et  du  profane.  Il  n'y  avait  en  effet  ni 
fête  de  famille  ni  réunion  joyeuse  sans  que  le  waïdclote  vînt  célé- 
brer la  gloire  des  ancêtres  et  les  grandes  actions  des  temps  passés. 
Arrachés  à  la  patrie,  captifs  sur  la  terre  étrangère,  ces  pauvres 
rapsodes  continuaient  à  exercer  leur  métier  avec  une  fortune  di- 
verse. Dans  un  épisode  célèbre  de  son  Wallenrod,  Miçkiewicz  in- 
troduit ainsi  à  un  banquet  des  chevaliers  teutoniques  de  Marien- 
bourg  un  waïdelote  aveugle  qui  égaie  la  compagnie  de  ses  sons 
rauques  et  étranges.  Un  seul  comprend  son  chant,  le  grand-maître 
lui-même,  et  c'est  de  lui  seul  aussi  que  le  barde  demande  à  être 
compris,  car  il  a  élevé  ce  grand -maître,  il  connaît  son  origine 
lithuanienne,  que  tout  l'ordre  ignore,  et  il  salue  en  lui  le  futur 
vengeur  de  la  patrie  opprimée;  —  il  continue  donc  de  chanter,  tan- 
dis que  les  chevaliers  continuent  de  rire  et  que  les  pages  espiègles 
l'accompagnent  dérisoireraent  en  siiïlant  dans  des  noix  creuses... 
La  scène  est  originale  et  pathétique  à  coup  sûr,  mais  on  ne  se  dou- 
terait guère  que  le  poète  en  empruntait  les  traits  pittoresques  à 
un  récit  du  temps,  à  un  chroniqueur  de  l'ordre.  «  Un  prisonnier 
litliuanien,  un  prêtre,  dit  le  chroniqueur,  vint  aussi  chanter  au 
festin,  et  crut  faii-e  merveille  en  comparant  notre  grand-maître  au 
grand  weïdawut.  Les  chevaliers  ne  comprirent  rien  au  langage  bar- 
bare du  pauvre  diable,  et  pour  récompense  ils  lui  envoyèrent  plai- 
samment une  coupe  remplie  de  noix  creuses...  » 

D'ailleurs,  et  à  mesure  qu'on  avance  dans  l'étude,  on  trouve  à 
ces  adorateurs  de  Perkunos  des  qualités  et  des  vertus  bien  surpre- 
nantes, et  on  est  forcé  de  leur  reconnaître  un  degré  de  civilisation 
que  ne  laisserait  point  soupçonner  le  nom  de  «  fils  de  Baal  »  dont 
les  gratifiait  l'esprit  chrétien  du  temps  (1).  Le  dirons-nous?  ce  Li- 
thuanien ondoyant  et  divers,  tel  qu'il  se  révèle  h  nous  au  xiv^  siècle, 
tel  qu'il  éclate  dans  les  compagnons  d'Olgerd  et  de  Keystut,  ce 
Lithuanien  à  la  fois  sauvage  et  chevaleresque,  fanatique  et  tolérant, 

(1)  Chronicon  filiorum  Déliai  de  l'énigmatique  évèque  Christian. 


UNE    ANNEXION    d'aUTREFOIS.  13 

pasteur  nomade  et  constructeur  de  grandes  villes,  habitant  de  la 
numa  grossière  et  initié  à  tous  les  raffinemens  de  l'Occident,  — 
il  finit  même  par  prendre  à  de  certains  momens  des  proportions  in- 
quiétantes, fantastiques.  On  craint  d'avoir  aflaire  à  un  être  de  fic- 
tion, à  une  espèce  de  Chactas  de  VAlala,  ce  Ghactas  introuvable  qui 
compte  les  années  par  les  chutes  des  feuilles,  mange  des  jambons 
d'ours,  et  qui  néanmoins  connaît  les  tragédies  de  Racine,  les  orai- 
sons funèbres  de  Bossuet,  —  et  a  même  soupe  chez  Ninon!...  Heu- 
reusement que  pour  croire  à  l'existence  réelle  des  compagnons 
d'Olgerd  et  de  Keystut  nous  avons  quelque  chose  de  mieux  que 
l'œuvre  d'imagination  d'un  poétique  rhéteur  :  nous  avons  les  dépo- 
sitions irrécusables  des  contemporains,  des  témoins  oculaires,  et, 
qui  plus  est,  des  ennemis.  On  ne  saurait  méconnaître  l'esprit  tolé- 
rant de  ces  grands-ducs  lithuaniens  qui,  tout  en  demeurant  très 
attachés  à  la  foi  nationale  et  en  sévissant  avec  une  rigueur  extrême 
contre  les  missionnaires  franciscains,  permettaient  cependant  à  leurs 
épouses,  des  princesses  slaves,  d'adorer  publiquement  la  croix  et 
de  célébrer  le  culte  chrétien  dans  les  châteaux  de  Wilno  et  de  Troki. 
u  Lorsque  nous  entrâmes  dans  la  chapelle  du  château,  raconte  un 
chroniqueur,  il  y  avait  grands  offices;  toutes  les  dames  de  la  cour 
étaient  réunies  sous  le  portique  que  couvrait  un  filet  vert  derrière 
lequel  elles  apparaissaient  comme  des  ombres  légères.  »  Cette  cour, 
ces  châteaux,  les  splendeurs  de  Wilno  et  de  Troki  dont  parlent  à 
l'occasion  les  écrivains  du  temps,  ce  sont  là  aussi  autant  d'indices 
d'une  culture  et  d'un  développement  supérieurs.  Ce  n'était  pas  non 
plus  un  ramassis  de  tribus  sauvages  qu'une  nation  qui  envoyait 
des  ambassades  à  la  cour  d'Avignon,  à  l'empereur,  et  qui  concluait 
des  traités  de  commerce  avec  l'Angleterre.  Enfin  il  est  difficile  de 
refuser  le  génie  politique  à  un  peuple  qui,  serré  de  tous  côtés  par 
des  ennemis  redoutables,  sut  résister  aux  chevaliers  teutoniques, 
refouler  les  Tatares,  faire  des  incursions  incessantes  en  Pologne,  et 
au  sud  étendre  ses  conquêtes  jusqu'au-delà  de  Kiew. 

On  dirait  que  la  Providence  a  voulu  honorer  le  paganisme  lithua- 
nien au  moment  de  sa  chute,  en  lui  donnant  pour  derniers  repré- 
sentans  les  deux  fils  de  Gédimin,  les  deux  frères  Olgerd  et  Key- 
stut (1),  si  renommés  dans  l'histoire  du  nord  européen,  si  unis  entre 
eux  et  dans  l'amour  de  la  patrie,  et  qui,  par  le  contraste  même  de 
natures  diverses,  offrent  un  ensemble  si  harmonieux  et  si  charmant. 
«  11  n'y  a  pas  certes  de  plus  beau  témoignage  pour  le  grand  cœur 
de  ces  deux  païens,  dit  un  historien  allemand  récent  (2),  que  l'éloge 
unanime  que  font  d'eux  leurs  adversaires  les  plus  implacables.  » 

(1)  On  prononce  Guédimine,  Olguérd.  C'est  de  cette  ligne  de  Gédimin  que  descen- 
dent les  princes  Czartoryski. 

(2)  Julius  Caro,  Geschichle  Polen's,  t.  lî,  p.  4G8. 


là  REVOE    DES    DEUX    MONDES. 

Tout  en  maudissant  dans  le  grand- duc  Olgerd  l'envahisseur  de 
leur  pays,  les  annalistes  russes  du  temps  ne  laissent  pas  de  rendre 
hommage  à  la  «  sagesse  »  de  ce  prince  «  .taciturne.  »  —  «  C'est, 
lisons -nous  dans  la  relation  d'un  envoyé  de  l'^^rdre  teutonique, 
c'est  un  ho-mine  de  taille  moyenne,  au  visage  long,  au  front  légère- 
Tnent  chauve,  à  la  barbe  blonde,  mais  déjà  grisonnante;  ses  sourcils 
hérissés  sont  tempérés  par  un  regard  l)leu  et  doux.  Il  a  une  voix 
très  agréable  à  l'oreille,  monte  admirablement  à  cheval;  mais  en 
'marchant  il 'boite  du  ;pied  droit,  c'est  pourquoi  il  s'appuie  ordkai- 
■rement  sur  tune  canne  ou  sur  un  petit  page.  Il  comprend  trèsibien 
notre  langue  et  la  parle  même,;  mais  dans  ses  entretiens  avec  nous 
il  s'e«t  ^tOKJ ours  servi  des  interprètes.  »  Il  se  servait  parfois  aussi 
tl'un  langage  en  ^action  et  en  images.  Aux  ambassadeurs  d'un  prince 
slave  qui  -wn  jour  vinrent  lui  déclai-er  la  guerre  pour  l'automne  pro- 
•ehain,  <'/^?vV  le  qjrintemps  v-enneil,  auprès  Vèté  silcnciGiix,  il  ré- 
pondit, tirant  im  -briquet  de  sa  ,pôche  et  en  -allumant  un  morceau 
d'amadou  :  «  Votre  maître,  vous  le  voyez  bien,  trouvera  du  feu  en 
Lithiianie  pour  se  chaufier  dans  l'automne;  mais  avant  l'été  silen- 
cieux, avant  :1e  iprintemps  vermeil,  je  lui  ferai  ma  visite  dte  Pâques, 
et  nous  casserons  un  œuf  béni  !..  »  Un  autre  jour,  il  se  moRlra  sou- 
dain avec  -son  armée  sur  les  hauteurs  de  Moscou  alors  qu'on  le 
croyait 'anéanti  ^et  qu*  les  églises  Axi  Kremlin  célébraient  bi'uyam- 
merit  sa  préténfkie  défaite;  il  se  laissa  fléchir  par  les  prières  du 
^rand-duc  Dimitr  et  n'entra  point  dans  la  .copitale,  maift  au  mo- 
ment de  lever  le  camp  il  tourna  ^bride,  éperonna  son  cheval,  courut 
au  galop  vers  la  porte  de  la  ville  et  y  brisa  sa  lance.  «  Rniaz  Di- 
mitr Ivanovitch,  dit-il,  souvenez-vous  toujours  que  la  lance  li- 
thuanienne-est  venue  frapper  la  porte  de  Moscou...  »  Le  pittoresque 
-toutefois  ne  paralt-ch^z  Olgerd  que  comme  l'ornement  discret  d'nn 
^^prit  sérieux  ^et:pratique  par  excellence.  Grand  justicier  et  protec- 
teur-zélé du  culte  national, il  recherche  cependant  les  relations  po- 
litiques et  commerciales  avec  les  .états  chrétiens,  avec  l'Allemagne, 
avec  l'Âiigteterre;  son  ^génie  éclate  surtout  dans  la  direction  qu'il 
s'efforce  de  donner  à  l'ardeur  belliqueuse  de  son  peuple.  Il  laisse 
volontiers  à  son. frère  cadet  Keyst^itie  soin  de  harceler  les  Mazo- 
viens  et  de  défendre  la  frontière  de  ^ est  contre. l'ordre  teutonique; 
pour  lui,  c'est  vers  l'ouest  et  le  sud  que  tendent  constamment  ses 
vues  et  ses  expéditions  ^guerrières.  .Maître  de  Kiew,  de  Smolensk 
et  de  Tvver,  il  aspire  à -la  conquête  de  la  Crimée,  il  veut  ouvrir  un 
débouché  tàses  états  continentaux,  s'emparer  delà  Mer-iNoire...  La 
Pologne  et  la  Lithuanie  expient  aujourd'hui  cruellement  la  .faute 
immense,  incalculable,  d'avoir  négligé,  sous  les  Jagellons  et  les 
AVaSa,  la  voie  que  leur  traça  au  xiv''  siècle  la, pensée  du  grand 
prince  «  taciturne.  » 


UNE  ANNExro^r  d'autrefois.  15 

Oigercl  est  la  a  sagesse  »  de  la  Lkhuanie  païenne,  comme  Key- 
stut  en  est  la  poésie,  le  héros  légendaire  demeuré  cher  à  l'imagi- 
nation du  peuple,  exalté  dans  les  daïnos  (1),  presque  autant  exalté 
dans  les  chroniques  arides  de  ses  ennemis.  Spectacle  étrange!  pour 
l'Europe  chrétienne,  le  xiv''  siècle  marque  déjà  îa  fin  de  l'esprit 
chevaleresque  et  romanesque  qui  l'avait  si  longtemps  animée,  gui- 
dée ou  égarée  :  la  dernière  heure  des  croisades  avait  sonné  depuis 
la  prise  de  Saint-Jean-d'Acre,  et  si  le  Vénitien  Sanuto  prétend  en- 
core en  1321  révéler  des  «  secrets  »  aux  fidèles  de  la  croix  [secreUr. 
fidelium  crucis),  leur  indiquer  les  moyens  de  conquérir  le  tombeau 
du  Christ,  ce  ne  sont  plus  que  des  secrets  d'économie  politique, 
un  blocus  commercial  et  maritime  contre  l'Egypte!  Le  xiv*^  siècle,- 
c'est  déjà  l'avéneraent  du  légiste  et  du  fise,  c'est  l'époque  inaa- 
gurée  par  le  soufflet  de  Nogaret  et  par  le  bûcher  des  templiers.  Les 
plaintes  sont  générales  alors  sur  la  corruption  du  temps  et  la  dis- 
parition des  vertus  qui  brillaient  jadis  au  front  d'un  Godefroy  et 
d'un  Flichard  Cœur  de  Lion.  «  L'honneur  diminue  et  la  honte  aug- 
mente, dit  Peter  Suchenwirt,  ce  poète  favori  de  Guillaume  d'Au- 
triche, le  iniimesiingcr  célèbre  qui  eut,  comme  nous  le  verrons 
bientôt,  son  petit  rôle  et  son  grand  mot  dans  la  déconfiture  de-  son 
maître  à  Gracovie.  La  pudeur  et  la  décence  dépérissent,  la  trahison 
trouve  un  nombreux  cortège,  la  vérité  a  la  langue  malade,  la  bien- 
faisance souffre  du  bras,  et  la  fidélité  de  la  jambe;  la  justice  est 
toute  moulue  de  coups  et  a  les  reins  cassés.  Les  chevaliers  prati- 
quent la  simonie  et  l'usure,  gâtent  le  métier  des  juifs,  et  l'ami- 
tié se  dérobe  lorsque  vient  l'heure  de  l'épreuve...  »  Eh  bien!  c'est 
au  milieu  de  ce  xiv*  siècle  et  dans  un  pays  de  forêts  vierges,  c'est 
sous  «  un  ciel  sans  soleil,  »  et  chez  un  peuple  sauvage  et  nomade, 
qu'un  adorateur  de  Perkunos,  un  «  enfant  de  Baal  »  fut  le  type 
accompli  du  chevalier  chrétien,  —  moins  la  foi,  —  réunit  en  lai  les 
vertus  idéales  d'un  paladin  de  la  Table-Fionde,  et  ne  vécut  que  <(  pour 
l'amour,  pour  le  combat  et  pour  l'honneur!  »  11  eut  son  aventure 
amoureuse  aussi  originale  et  piquante  que  pourrait  la  rêver  de  nos 
jours  r imagination  d'un  romancier  :  il  arracha  une  prêtresse  aux 
auiels  du  dieu  Znicz,  et  fit  sa  femme  de  Biruta  la  vestale;  mais  il 
l'entoura  d'un  respect,  d'une  affection  qui  désarmèrent  â  la  longue 
la  colère  d'un  peuple  profondément  blessé  dans  sa  foi,  et  depuis 
les  dahios  n'ont  plus  gardé  à  Biruta  que  le  souvenir  de  son  tendre 
dévoûmentet  de  sa  fin  lamentable.  Les  combats,  Keystutles  aimait 
pour  eux-mêmes,  pour  les  émotions  qu'ils  procuraient,  pour  les 
qualités  qu'ils  faisaient  briller.  Que  de  fois  ne  fut-il  pas  fait  pri- 

(ly  Lq%  daïnos  sont  les  chants  populaires  lithaanieilS.  On  ea  a  plusieni'S  recueils  faits 
par  MM.  Rhesa,  Jacewicz  et  d'autres. 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sonnier,  grâce  à  l'ardeur  qui  l'emportait  et  le  poussait  toujours 
au  plus  fort  et  au  plus  sanglant  de  la  mêlée!  Que  de  fois  aussi, 
dans  ses  nombreuses  captivités,  ne  dut-il  sa  délivrance  qu'à  l'ad- 
miration qu'il  sut  inspirer  à  ses  gardiens,  à  ses  geôliers  !  Après  huit 
mois  de  captivité  chez  les  chevaliers  teutoniques,  il  s'échappa  un 
jour  dans  le  costume  de  l'ordre  (le  fameux  manteau  blanc  avec  la 
croix  noire)  et  sur  le  cheval  même  du  grand-maître;  mais  il  eut 
soin  de  renvoyer  le  cheval  avec  des  excuses  aussitôt  qu'il  fut  arrivé 
à  la  frontière.  On  croirait  presque  avoir  devant  soi  quelque  roman 
de  Lancelot  ou  d'Aimon  lorsqu'on  lit  dans  les  chroniques  des  moines 
allemands  les  prouesses  du  frère  d'Olgerd,  h  le  prince  de  Troki;  » 
on  y  rencontre  des  traits  et  des  scènes  qui  font  penser  à  la  Geru- 
acdemme,  ou  qu'on  regrette  de  ne  pas  retrouver  parmi  les  terzines 
de  Torquato.  Quel  tableau,  par  exemple,  que  cette  prise  de  Johan- 
nisbourg,  ainsi  que  nous  la  retrace  la  plume  sobre  et  sèche  d'un 
écrivain  moine!  Surpris  dans  une  attaque  nocturne,  les  chevaliers 
de  la  garnison  avaient  mis  bas  les  armes;  vêtus  de  leurs  manteaux 
blancs  avec  la  croix  noire,  ils  sont  tous  réunis  dans  l'étroite  cour 
de  la  forteresse,  qu'éclairent  des  flambeaux  aux  lueurs  fumeuses 
et  rougeâtres.  Tout  autour,  les  vainqueurs  dans  leurs  peaux  de 
moutons  aux  poils  retroussés,  les  arcs  et  les  flèches  dans  leurs 
mains,  poussent  des  cris  de  vengeance  sauvage;  les  kriivcs,  les  prê- 
tres de  Znicz,  demandent  des  sacrifices  humains  pour  leur  dieu 
tant  de  fois  outragé.  Le  malheureux  commandant  de  la  garnison 
s'avance;  c'est  le  comlhur  Othon,  un  vieillard  à  la  barbe  blanche  et 
à  la  jambe  de  bois  :  «  Fils  de  Gédimin,  je  suis  prêt  à  mourir,  mais 
grâce  pour  mes  compagnons!  »  Le  fils  de  Gédimin  lui  prend  la 
main  :  «  Choisis  quatre  de  tes  compagnons  qui  te  sont  le  plus  chers 
et  quitte  la  ville  en  liberté;  quant  aux  autres,  ils  auront  tous  la  vie 
sauve,  c'est  Keystut  qui  l'a  dit...  »  La  parole  de  Keystut,  amis  et 
ennemis  savaient  bien  qu'elle  était  sacrée,  et  «  qu'il  n'estimait  rien 
au-delà  de  la  bravoure,  si  ce  n'est  l'honneur.  »  —  «  Keystut,  ainsi 
s'exprime  un  chroniqueur  de  l'ordre,  aimait  avant  toute  chose  la 
gloire  et  la  vérité.  Toutes  les  fois  qu'il  méditait  une  expédition  contre 
nous,  il  en  prévenait  loyalement  notre  grand-maître,  et  il  ne  man- 
quait jamais  de  venir  après  un  tel  avertissement...  »  Disons-le  ce- 
pendant, l'auteur  de  Iledvige  et  Jagcllo,  Karol  Szajnocha,  ne  par- 
tage pas  complètement  à  l'égard  du  frère  d'Olgerd  l'admiration 
exaltée  qu'avaient  pour  lui  ses  contemporains  :  il  lui  tient  rigueur  de 
son  esprit  peu  politique,  d'une  vie  entièrement  vouée  aux  prouesses 
et  aux  aventures;  il  lui  trouve  la  tête  toujours  trop  jeune,  légère 
et  légèrement  folle.  Tète  folle,  nous  le  voulons  bien,  mais  cœur  si 
droit  et  âme  si  loyale!  Nature  noble,  chaleureuse  et  charmante,  et 
à  laquelle  ne  devait  pas  manquer  non  plus  «  ce  je  ne  sais  quoi  d'à- 


UNE   ANNEXION    d'aUTREFOIS.  17 

chevé  »  que  donne  à  une  vie  d'héroïsme  une  mort  émouvante  et 
tragique  !  On  est  quelque  peu  étonné  de  trouver  un  historien  polo- 
nais, un  poète,  aussi  sévère  pour  le  prince  de  Troki ,  qui  fut  bien 
le  Saladin  de  ces  «  Sarrasins  du  nord.  »  —  «  11  fut,  nous  dit-il,  le 
zélateur  tardif  d'une  religion  écroulée,  de  cette  religion  de  la  che- 
valerie, jadis  puissante,  mais  qui  alors  allait  déjà  en  s'affaiblissant 
et  était  destinée  à  périr.  »  Soit;  mais  toute  croyance,  toute  foi,  tout 
grand  mouvement  d'idées  a  ainsi  eu  ses  tard-vcmis  comme  ses  pré- 
curseurs, et  parfois  les  uns  ne  sont  pas  moins  respectables  et  moins 
touchans  que  les  autres.  L'historien  polonais  est-il  bien  sûr  que  le 
peuple  qu'il  aimait  tant,  le  peuple  polonais,  ne  soit,  lui  aussi  et  par 
quelque  côté,  le  Keystut  du  xix®  siècle,  le  zélateur  tardif  d'une 
grande  foi  qui  s'écroule,  —  la  foi  aux  causes  justes,  au  dévoûment, 
au  sacrifice?...  Pardonnons  à  un  enfant  des  forêts  vierges  d'avoir, 
dans  une  époque  encore  si  rapprochée  des  Godefroy  et  des  Cœur 
de  Lion,  cru  un  peu  follement  à  cette  religion  de  l'honneur  qui  a 
fait  des  miracles  dans  les  siècles  de  foi,  et  qui  plus  tard  même, 
alors  qu'elle  ne  fut  plus  qu'une  superstition,  a  bien  mérité  encore 
de  la  noblesse  et  de  la  dignité  humaines!... 

Ce  qui  est  vrai,  et  ce  que  démontre  supérieurement  l'auteur  de 
Hedrigc  et  Jagcllo,  c'est  que  ni  l'esprit  chevaleresque  de  Keystut, 
ni  même  l'esprit  politique  d'Olgerd  ne  pouvaient,  au  xiv^  siècle, 
préserver  le  royaume  de  Gédimin  d'une  ruine  prochaine  et  fatale. 
Déjà  l'existence  de  ce  royaume  devenait  de  plus  en  plus  précaire  à 
mesure  que  grandissaient  les  états  voisins.  Serré  de  tous  côtés  par 
les  Polonais,  les  chevaliers  teutoniques,  les  Moscovites  et  les  Ta- 
tares,  «  l'arc  toujours  tendu  vers  les  quatre  coins  du  ciel  à  la  fois,  » 
le  peuple  peu  nombreux  des  Lithuaniens  portait,  au  milieu  même 
de  la  fortune  prodigieuse  que  lui  avait  créée  une  série  remarquable 
de  princes  intelligens  et  despotiques,  le  vague  sentiment  de  sa  fin. 
La  question  poignante  des  tribus  indigènes  de  l'vVmérique,  la  ques- 
tion d'émigrer,  de  chercher  une  nouvelle  patrie,  une  terre  moins 
disputée,  les  habitans  de  la  imma  se  la  posaient  plus  d'une  fois  au 
moment  des  grandes  crises,  et  il  n'est  pas  jusqu'à  leurs  triomphes, 
jusqu'à  leurs  conquêtes  éclatantes  qui  n'aient  eu  quelque  chose  de 
cette  activité  fiévreuse  que  donne  une  gageure  contre  l'impossible. 
Le  mal  du  dedans  toutefois  était  bien  plus  grand  encore  que  celui  du 
dehors.  L'aspect  brillant  du  grand-duché  au  xiv*"  siècle,  les  vertus 
et  les  exploits  d'un  Olgerd  et  d'un  Keystut  ne  doivent  pas  nous  faire 
illusion  sur  la  condition  morale  du  pays,  sur  le  déplorable  état  dans 
lequel  il  se  trouvait  à  l'intérieur.  Cet  état,  il  était  basé  sur  la  po- 
lygamie et  l'esclavage,  les  deux  éternels  fléaux  de  toute  société 
païenne.  11  est  inutile  de  parler  de  la  polygamie  :  on  en  connaît  les 

TOME   LXXXII.    —    1869.  2 


18  REVCE    DES    BEDX   MONDES» 

influences  funestes;  mais  «  l'esclavage  organisé  »  tel  que  nous  le  pré- 
sente le  royaume  de  Gédimin  est  un  des  spectacles  les  plus  tristes  de 
l'abaissement  humain.  Ce  n'est  pas  seulement  par  le  fait  de  la  nais- 
sance ou  de  la  captivité  qu'on  y  était  esclave  :  riiomme  libre,  lui 
aussi,  le  devenait  sur  l'arrêt  du  souverain,  ou  lorsqu'il  ne  pouvait 
acquitter  ses  impôts,  ses  dettes,  ou  lorsque  la  faim  le  forçait  de 
se  vendre  volontairement  à  un  autre.  Le  propriétaire  de  ces  es- 
claves, l'homme  de  guerre,  le  boyar  (1)  n'était  lui-même  qrie 
l'esclave  du  prince  :  sans  le  consentement  du  souverain,  il  n'avait  la 
liberté  ni  de  marier  sa  fille,  ni  de  vendre  ou  d'aliéner  la  moindre 
parcelle  de  sou  bien,  ni  de  laisser  son  héritage  à  ses  lils.  La  femme 
qu'il  achetait,  ses  enfans,  sur  lesquels  il  avait  droit  de  vie  et  de 
mort,  étaient  bien  sa  propriété,  sa  «  chose,  »  et  il  pouvait  les 
vendre  pour  payer  ses  dettes  ;  mais  lui-même  il  était  sous  la  ty- 
rannie du  grancl-duc.  Qu'il  est  effroyable,  le  tableau  q«e  nous  re- 
trace de  c«tte  tyrannie  un  contemporain,  ^-Sneas  Syîvius,  celui  qai 
depuis  fut  le  pape  Pie  II!  Il  nous  montre  un  de  ces  grands-ducs 
(un  des  meilleurs)  chevauchant  toujours  avec  son  arc  tendu  et 
abattant  de  ses  flèches  tout  homme  qui  encourt  sa  colère,  —  car- 
nifex  mnguinanus  l  Plus  d'une  fois  le  sang  coule  pour  le  simple 
amusement  du  prince;  souvent  aussi  le  «  coupable  »  est  cousu  dans 
une  peau  de  bête  et  jeté  aux  ours  qu'on  élève  exprès  pour  ces  exé- 
cutions horribles.  Un  jour  les  Polonais  qui  accompagnaient  le  grand- 
duc  Witold  en  Lithuanie  assistèrent  à  une  scène  étrange.  Le  prince 
avait  condamné  deux  malheureux  à  la  mort;  ils  devaient  se  pendre 
eux-mêmes,  et  l'un  des  patiens  exhortait  l'autre  à  faire  vite.  «  Dé- 
pêchons-nous, le  kniaz  s'impatiente!...  »  Les  fils  d'un  pays  libre 
demeurèrent  stupéfaits  devant  une  pareille  abjection  dans  la  servi- 
tude. Deux  siècles  plus  tard,  les  Polonais  devaient  encore  éprouver 
le  même  sentiment  à  Moscou  en  voyant  ce  grand  seigneur  russe 
qui,  empalé  sur  Fordre  d'Ivan  le  Terrible,  ne  cessa  de  crier  pen- 
dant les  vingt-quatre  heures  que  dura  son  épouvantable  supplice; 
«  Grand  Dieu,  protégez  le  tsar!...  ».  Ah  !  c'est  que  la  servitude  porte 
partoiît  les  mômes  fruits  empoisonnés,  —  dans  la  Ptome  élégant©'  des 
césars  comme  dans  les  forêts  vierges  que  hante  le  zubr,  —  et  que 
ceux  qui  parlent  de  la  morale  indépendante  ne  se  doutent  guère  à 
quel  point  Pâme  humaine  est  avilissabte! 

Il  n'y  avait  qu'un  seul  moyen  de  relever,  dans  la  Lithuanie  en 
XIV*  siècle,  les  âmes  flétries  par  l'esclavage  et  de  leur  donner  le 
sentiment  de  la  dignité,  de  la  liberté  :  ce  moyen,  c'était  la  parole 
de  l'Évangile,  la  civilisation  chrétienne,  qui  pénétrait  lentement  dans 
ce  «  pays  sans  soleil,  »  Les  moines  franciscains  y  jetaient  les  se- 

(1)  De  boy,  ivoy,  ivoyna,  gnerve. 


UKT'    AIS'KEXIO'N    d'aL'TKEI-OIS.  '19 

menées  saiiglaiîtes  de  leur  martyre,  et  derrière  le  «  filet  vert  » 
qui,  da"Dsles  chapelles  des  princesses  slaves,  aux  châteaux  de  Wilno 
et  de'Trolvi,  séparait  les  femmes  païenBes  du  sanctuaire,  plus  d'un 
cœur  adressait  des  prières  clandestines  au  dieu  crucifié.  D'aiil-eurs 
des  esprits  aussi  intelligens  que  l'étaient  la  plupart  des  souverains 
de  la  'Lit'hiianie  ne  furent  pas  sans  s'apercevoir  que  leur  pays  ne 
saurait  longtemps  échapper  à  la  foi  nouvelle  :  un  fieuve  seule- 
ment, le  Niémen,  séparait  ce  pays  de  tout  T univers,  et  riimvers 
adorait  le  Verbe!  «  De  l'autre  côté  du  fleuve,  comme  s'exprime  re 
poète,  se  dressait  toujours  le  signe  du  rédempteur,  haut,  ferme, 
la  tête  couverte  de  nuages,  et  les  bras  étendus,  menaçans.  »  Déjà 
au  commencement  du  siècle  précédent,  un  grand-duc,  Mindowé, 
a;vait  \tdu1u  embrasser  le  clrristianisme  ;  la  rapacité  de  l'ordre  teu- 
tonique  empêcha  seak  alors  la  conversion  dès  cette  époque  pos- 
sible des  enï^ms  de  Perlunos.  Depuis,  plus  d'un  parmi  les  succes- 
seurs de  Mindowé  s'était  arrêté  à  la  même  pensée,  et  il  n'est  pas 
JQsqu'à  Olgerd  qui  n'ait  eu  pendiint  son  long  règne  des  velléités 
semblables.  Certes  les  deux  fds  de  Gédimin  étaient  dignes  d'en- 
treprendre cette  œuvre  gra-nd-e  et  salutaire,  d'inaugurer  sur  le 
l^iémen  la  nouvelle  ère  et  le  NouTeau-TestamentI  «  D'eux  ou  de 
c-ertains  princes  baptisés,  leurs  contemporains,  dit  un  historien  fd- 
femand  (1),  il  est  encore  pemiis  de  se  demander  lesquels  avaient 
fâme  plus  cbrétienne!  »  On  aimerait  surtout  à  se  figurer  le  prince 
de  Trck'i  unissant  ainsi  l'éclat  du  confesseur  à  celui  du  clîCTalier, 
B-jouitant  ùtaiït  de  «  folies  »  généreuses  de  sa  vie  héroïque  la  der- 
nière et  sainte  folie  de  la  croix.  Il  méritait  bien,  ce  Keystul,  qui 
«  avant  toute  chose  aim.ait  la  gloire  et  la  vérité,  »  d'aimer  aussi  la 
•vérité  de  l'Évangile  et  d'attacîier  à  son  niom  la  gloire  impérissable 
de  premier  prince  chrétien  de  la  Liihuanie  convertie.  Cette  gloire, 
toutefois,  il  ne  devait  point  l'atteindre;  «  cette  couronne,  —  pour 
parler  avec  le  prophète  de  la  .15ible,  —  elle  fut  ôtée  de  sa  tête  et 
d'année  à  un  autre  moins  digne  que  lui...  »  Il  est  aussi  ingénieux 
que  profond,  cet  enseignement  douloureux  que  l'épopée  Immortelle 
d'IIomèTe  nous  a  légué  dans  ses  deux  héros,  dont  l'un,  beau,  loyal 
et  magnanime,  périt  loin  des  siens,  sur  la  plage  étrangère,  d'un 
trait  caché  et  perfide,  —  dont  l'autre,  rusé,  astucieux  et  cruel, 
■finit  par  s'emparer  d'ilion  et  par  revoir  Ithaque.  Hélas!  plus  d'une 
époque  de  l'humanité,  plus  d'une  grande  évolution  historique  a  eu 
ainsi  son  Achille  et  son  Ulysse,  son  Marc-Âurèle  et  son  Constantin, 
son  saint  Louis  et  son  Louis  XI,  et  de  même  l'aunéole  chrétienne 
qu'im  Keystut  avait  laissée  passer  au-dessus  de  sa  tête,  c'est  au 
front  d'un  Jagello  cpi'elle  est  venue  s'attacher. 

(1)  Julius  Caro,  Geschkhfe  Polen's,  t.  Il,  iihi  supra. 


20  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Olgerd  mourut  en  1381,  et  dans  les  chroniques  du  temps  on  lit 
encore  la  description  détaillée  de  ses  funérailles,  —  les  dernières 
funérailles  païennes  d'un  grand-duc  de  Lithuanie.  Sur  un  bûcher 
immense,  près  de  Miskoli,  était  déposé  le  corps  du  héros  vêtu  d'un 
kaftan  parsemé  de  diamans  et  de  perles,  d'une  ceinture  dorée  et 
d'un  manteau  de  pourpre;  une  grande  partie  de  son  trésor,  ses 
armes,  ses  faucons,  étaient  placés  à  ses  côtés.  Les  krmês  (prêtres) 
entonnèrent  une  musique  sacrée  sur  les  flûtes  et  les  trompettes, 
chantèrent  des  hymnes,  versèrent  du  lait  et  de  l'hydromel ,  puis 
mirent  le  feu,  et  tout  ce  qui  se  trouvait  en  haut  et  en  bas  du  bû- 
cher, jusqu'au  cheval  favori  du  prince,  périt  dans  les  flammes.  Ce 
fut  le  fils  d'Olgerd,  Jagello  (1),  qui  lui  succéda,  et  Keystut,  alors 
déjà  octogénaire,  accepta  la  suzeraineté  de  ce  jeune  homme  de 
vingt-six  ans.  «  Je  te  servirai  aussi  fidèlement  que  j'ai  servi  ton 
père,  »  lui  dit- il,  et  il  tint  parole;  «  il  protégea  son  neveu  de  tous 
les  côtés,  »  ajoutent  les  chroniqueurs  de  l'ordre  teutonique,  et  il 
ne  cessa  de  guerroyer  contre  les  Mazoviens ,  les  Allemands  et  les 
Russes.  Grande  dut  donc  être  la  douleur  du  vieux  héros  en  appre- 
nant bientôt  que  Jagello  conspirait  contre  lui  avec  les  chevaliers 
teutoniques,  et  voulait  lui  ravir  sa  principauté  de  Troki.  Un  fait  aussi 
étrange  dans  l'histoire  de  la  Lithuanie  que  l'alliance  avec  l'ennemi 
séculaire,  une  ingratitude  si  monstrueuse  de  la  part  d'un  enfant 
d'Olgerd,  l'âme  loyale  de  Keystut  se  refusa  longtemps  à  y  ajouter 
foi  ;  AVitold  surtout,  le  fils  de  Biruta,  ne  cessait  de  se  porter  garant 
pour  Jagello,  son  ami  d'enfance,  son  frère  d'armes.  Les  preuves 
devinrent  bientôt  accablantes,  la  trahison  était  manifeste,  et  le  fils 
de  Gédimin,  marchant  promptement  sur  Wilno,  s'empara  du  ne- 
veu félon  et  perfide.  «  Sois  tranquille,  dit-il  même  alors  à  son  fils 
Witold,  je  laisserai  à  Jagello  les  pays  de  Witebsk  et  de  Krewa, 
avec  tout  le  trésor  et  tous  les  chevaux  qui  lui  reviennent  de  son 
héritage,  et  comme  les  a  reçus  Olgerd  de  notre  père  Gédimin.  » 
C'est  qu'il  ne  voulait  ni  «  ternir  son  nom  ni  exiler  aucun  inembre 
de  sa  glorieuse  famille.  »  Générosité  imprudente  !  du  fond  de  Krevva, 
Jagello  ne  tarda  point  à  renouer  ses  intrigues  avec  les  chevaliers 
teutoniques,  avec  les  princes  slaves  voisins,  avec  d'anciens  adhé- 
rens  ;  le  vieux  lion  fut  bientôt  pris  dans  un  réseau  de  trahisons  et 
d'inimitiés.  Elle  fut  longue  et  tragique,  cette  dernière  lutte  du  fils  de 
Gédimin  contre  des  adversaires  qui  surgissaient  de  toutes^parts,  et 
aussi  contre  cette  machine  infernale,  —  le  canon,  —  que  pour  la 
première  fois  dans  sa  longue  vie  de  guerrier  il  vit  alors  fonctionner, 
«  faire  merveille,  »  porter  des  ravages  épouvantables  dans  les^rangs 
de  ses  fidèles  compagnons.  Un  moment  le  vieillard,  âgéMe  plus  de 

(!)  On  prononce  Yaguéllo. 


UNE   ANNEXION   d' AUTREFOIS.  21 

quatre-vingts  ans,  pensa  même  à  émigrer,  à  chercher  une  autre 
terre  pour  y  déposer  «  ses  os  et  ses  dieux  !  »  Il  ramassa  cependant 
ce  qui  lui  restait  de  son  armée  pour  attaquer  sa  ville  héréditaire,  la 
place  de  Troki,  et  là  ce  ne  fut  point  la  bravoure  de  Jagello,  ce  fut 
son  astuce  qui  triompha  du  dernier  défenseur  du  paganisme  lithua- 
nien. Maître  du  pays,  le  jeune  grand-duc  sévit  cruellement  contre 
la  famille  et  les  amis  de  son  oncle.  Witold  dut  se  réfugier  à  l'é- 
tranger; sa  mère  Biruta,  l'ancienne  prêtresse,  la  femme  si  aimée  du 
fils  de  Gédimin,  fut  noyée;  le  père  de  Biruta,  son  frère,  ainsi  que 
plus  d'un  boyar  demeuré  fidèle  à  la  cause  de  Keystut,  subirent  le 
dernier  supplice.  Quant  à  Keystut  lui-même,  amené  chargé  de 
chaînes  à  la  forteresse  de  Krewa,  après  quelques  jours  il  y  fut 
trouvé  étranglé,  et  Jagello  n'a  jamais  pu  complètement  se  laver  du 
reproche  d'avoir  ordonné  un  meurtre  qui  servait  si  bien  ses  des- 
seins ambitieux. 

Tels  furent  les  débuts  de  cet  homme  extraordinaire  qui  plus  tard, 
dans  la  journée  de  Grunwalden,  devait  étonner  le  monde  par  une 
élévation  d'âme  et  une  humilité  chrétienne  admirables!...  Dès  ce 
moment  toutefois,  le  jeune  fils  d'Olgerd  comprit  la  situation  et  eut 
sa  pensée  politique,  une  vraie  pensée  de  génie.  Il  comprit  que  la 
Lithuanie  devait  cesser  d'être  païenne;  il  comprit  aussi  que,  pour 
être  chrétienne  sans  devenir  la  proie  de  l'ordre  teutonique,  elle 
devait  chercher  son  appui  auprès  d'une  puissance  slave,  civilisée 
et  libre.  Il  agit  en  conséquence,  et,  à  peine  raffermi  sur  le  trône 
ensanglanté  de  Gédimin,  il  envoyait  une  ambassade  à  Gracovie.  Il 
demandait  la  main  de  la  jeune  reine  Hedvige;  à  ce  prix,  il  promet- 
tait de  convertir  son  pays  à  la  foi  catholique  et  de  le  réunir  au 
royaume  de  Pologne. 

II. 

«  Allemans  de  nature  sont  rudes  et  de  gros  engin,  si  ce  n'est  à 
prendre  leur  proffît;  mais  à  ce  sont-ils  assez  experts  et  habiles; 
item  moult  convoiteux  et  plus  que  nulles  autres  gens,  jà  ne  tien- 
droient  rien  de  choses  qu'ils  eussent  promis;  telles  gens  valent  pis 
que  Sarazins  ne  payens...  »  Ainsi  parlait  Froissart  vers  la  fin  du 
xiV'  siècle,  et  une  expérience  toute  récente  et  douloureuse,  l'inique 
démembrement  de  la  vieille  monarchie  danoise,  n'est  pas  venue 
trop  infirmer  de  nos  jours  le  jugement  porté  par  le  bon  chroni- 
queur français.  Il  fut  curieux  en  effet  le  «  réveil  »  de  l'Allemagne 
moderne,  de  l'Allemagne  «  nationale-libérale!  »  Gomme  l'a  si  bien 
dit  un  document  demeuré  célèbre,  «  sa  première  pensée  a  été  une 
pensée  d'extension  injuste,  son  premier  cri  un  cri  de  guerre  (1).  » 

(1)  Dépêche  circulaire  du  comte  Nesselrode  à  ses  agens  en  Allemagne,  0  juillet  1848. 


22  rea'L^î;  des  decx  mox^'djes. 

L'Allemagse  ancienne  que  connut  Froissart,  l'Allemagne  féodale  et 
impériale,  n'eut  point  d'autre,  pensée  ni  d'autre  cri  pendant  tout  le 
cours  du  mo^'Cn  âge;  depuis  Henri  l'Oiseleur  jusqu'à  Maximiliein,  le 
chasseur  iiiiatigable  de  chamois,  les  fils  de  Tuisco  ont  poursuivi  sans 
relâche  k  même  projet  de  domination  universelle,  le  même  idéal  d'-un 
saint-empire  .auquel  ils  voulaient  soumettre  lesYv^elcbes,  les  Scandi- 
naves et  les  Slaves-  Bans  la  péninsule  italienne,  ce  débordement  ger- 
manique dut  souvent  se  hriser,  et, à  la  fia  se  retirer  devant  les  obsta- 
cles que  lui  opposaient  les  Alpes,  Ja  puissance  des  villes  maritimes, 
le  pouvoir  hostile  des  papes  et  en  dernier  lieu  la  rivalité  des  autres 
nations.  De  même  le  nord  Scandinave  trouva  longtemps  son  salut 
dans  sa  situation  géo^;raphique,  dans  l'tibord  pénible  de  ses  lies, 
dans  sa  flotte, — et  il  n'a  été  doiaiaé  qu'à  nofe-e époque^  à  notre  diplo- 
malie  contemporaine  supérieurement  lialDilei  devoir  enfin  s'écrouler 
devant  le  canon  prussien  le  rempart  séculaire  du  Danewirk!  Autre 
a  été  le  sort  des  pays  slaves  au-delà  de  l'Elbe  et  de  l'Oder.  Là,  sur 
des  plaines  immenses,  fertiles  et  très  enviables,  aucun  obstacle  ne 
venait  se  dresser  devant  Ja  race  «  moult  convoiteuse;  »  elle  n'y 
trouvait  ni  défenses  naturelles  ni  grands  travaux  d'art;  elle  ne  s'y 
heurtait  ni  contre  le  pouvoir  protecteur  des  papes  ni  eontre  lu  ri- 
valité des  puissances;  elle  ne  voyait  devant  elle  que  des  .peuples 
luborieux,  paisibles,  braves  sans  doute,  -mais  indolens  let  dénués 
d'esprit  politique,  —  et  elle  se  mit  à  les  fouler,  à  les  broyer  sans 
merci  ni  trêve.  Les  contrées  situées  'de  l'autre  côté  de  l'Elbe  et  de 
l'Oder  devinrent  ainsi  de  banne  heure  le  far~est  des  farouches  com- 
pagnoins  de  Henri  le  ;Lion  et  .d'Albert  l'Ours,  et  depuis  lors  les  Al- 
lemands n'ont  cessé  de  poursuivre  la  destruction  du  Slave.  <(  Experts 
et  habiles  à  prendre  leur  profit,  »  ils  ne  négligèrent  aucun  moyen 
pour  l'accomplissement  de  ce  qu'ils  nomment  maintenant  une 
«  mission  providentielle,  »  et,  selon  l'expression  énergique  de  l'un 
de  leurs  historiens  (1),  «  il  n'est  pas  jusqu'à  leur  aune  et  à  leur  ba- 
lance dont  ils  n'aient  su  faire  un  glaive  et  un  instrument  d'oppres- 
sion. »  Cette  œuvre  de  destruction,  ils  l'avaient  commencée  au  nom 
de  la  religion  cln'étienne;  ils  la  continuèrent  plus  tard  au  nom  de 
leur  «  civilisation  supérieure;  )>  à  l'heure  qu'il  est,  ils  demandent 
à  l'achever  au  nom  de  et  la  liberté  moderne  »  et  des  Reîchsrath  cen- 
tralisateurs... 

Vers  la  fin  du  xn""  siècle, lors  de  l'avènement  de  Jagello  au  trône 
de  Gédimin,  il  n'existait  plus  de  trace  des  anciens  et  j)uissans 
royaumes  slaves  des  Obotrites,  des  Lutiks  et  des  Moraves,  sur  l'Elbe 
et  sur  l'Oder;  la  Bohême  des  Premislaw  était  devenue,  elle  aussi, 
le  fief  d'une  dynastie  allemande,  et,  dans  sa  marche  irrésistible, 

(1)  Sartoriiis.  Gssohischle  des  hanseatisdien  Bandes. 


UNE   ANNEXION    D  AUTREFOIS.  23 

écrasante,  vers  la  domination  universelle,  la  Germanie  avait  déjà 
commencé  à  fortement  entamer  les  trois  derniers  états  indépendans 
du  far-est,  la  Hongrie,  la  Pologne  et  la  Lithuanie.  Un  document 
curieux  de  ces  temps  et  qui  nous  a  été  conservé,  une  lettre  des 
«  prélats,  barons  et  seigneurs  du  royaume  de  Hongrie  aux  prélats, 
seigneurs  et  nobles  de  la  couronne  de  Pologne  »  retrace  avec  naï- 
veté et  vigueur  les  empiétemens,  les  violences  et  les  rapines  des 
«  Teutons  »  dans  la  monarchie  de  saint  Etienne  en  appelant  le  ju- 
gement du  monde  sur  des  iniquités  «  que  tout  le  monde  connaît.  » 
Dès  le  xii^  siècle  d'ailleurs,  un  successeur  de  saint  Etienne  écrivait 
à  un  descendant  de  Boleslas  le  Grand  ces  paroles  caractéristiques  : 
«  la  sauterelle  tudesque,  après  avoir  mangé  les  vignes  hongroises, 
viendra  ensuite  s'abattre  sur  les  champs  léchites,  »  — et  cette  pré- 
diction n'avait  pas  tardé  à  se  réaliser.  Depuis  lors,  la  Pologne  s'est 
vu  ravir  successivement  une  province  riche  et  précieuse  après  l'autre  : 
la  Silésie,  la  Poméranie,  les  terres  de  Dobrzyn  et  de  Michalow. 
«  L'aune  et  la  balance  »  des  Teutons  ne  se  montrèrent  pas  moins 
actives  et  «  providentielles  »  que  leur  épée;  leurs  marchands,  leurs 
trafiquans  et  colons  affluaient  par  milliers  dans  les  pays  magyars 
et  i)olaqiies;  ils  s'y  cramponnaient,  s'y  «  nichaient,  »  avec  la  téna- 
cité placide  qui  les  a  distingués  de  tout  temps  :  Bude  et  Cracovie, 
les  capitales  des  deux  pays,  passaient  alors  pour  des  villes  déjà  plus 
qu'à  moitié  germanisées.  Une  ingénieuse  combinaison  matrimoniale, 
préparée  de  longue  date,  devait  maintenant  venir  couronner  l'œuvre 
et  combler  les  vœux  de  la  Germania  sempcr  augusta.  Des  deux 
filles  du  roi  Louis  d'Anjou,  dont  l'une  était  appelée  à  régner  à  Bude 
et  l'autre  à  Cracovie,  l'aînée,  Marie,  était  fiancée  au  margrave  Si- 
gismond,  de  la  maison  du  Luxembourg;  Hedvige,  la  cadette,  était 
promise  au  duc  Guillaume,  de  la  maison  d'Autriche.  Le  royaume 
d'Arpad,  le  royaume  de  Piast,  allaient  donc  avoir  à  leur  tour  des 
dynasties  allemandes  à  l'instar  du  royaume  de  Bohême  :  le  saint- 
empire  poussait  ses  marches  jusqu'au-delà  de  la  Theiss  et  do  la 
Yistule. 

Non  moins  brillantes  et  radieuses  étaient  les  perspectives  du  côté 
du  Niémen.  Sur  les  bords  de  ce  fleuve,  les  chevaliers  teutoniques 
préparaient  à  fempire  une  acquisition  importante;  ils  la  préparaient 
lentement,  depuis  bientôt  cent  cinquante  ans,  et  en  exploitant  avec 
beaucoup  d'industrie  ce  qui  restait  encore  en  Europe  d'esprit  ro- 
manesque :  ils  offraient  à  cet  esprit  les  émotions  et  les  mirages 
d'une  croisade  factice.  Dans  ce  coin  des  «  fils  de  Baal,  »  Ja  Ger- 
manie s'était  ménagé  en  effet  une  petite  terre-sainte,  selon  les  be- 
soins du  siècle  et  tout  à  sa  portée;  on  pouvait  y  aller  combattre 
les  «  infidèles  »  sans  trop  de  fatigues  et  avec  des  profits  certains. 
Deux  fois  par  an,  aux  mois  de  février  et  d'août,  —  à  l'approche  des 


24  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

deux  grandes  fêtes  de  la  sainte  Yierge,  —  arrivaient  à  Marienbourg 
les  fils  nobles  de  tous  les  pays  de  la  chrétienté  avec  des  cadeaux  et 
offrandes  pour  le  vaillant  ordre;  ils  s'y  faisaient  armer  chevaliers, 
échangeaient  deux  ou  trois  coups  de  lance  avec  les  «  Sarrasins  du 
nord,  »  et  s'en  retournaient  ensuite  conter  aux  belles  damoiselles 
leurs  prouesses  de  quelques  jours.  Parfois  même  un  minncslinger 
obséquieux,  qui  avait  suivi  le  jeune  seigneur  sur  les  champs  des 
«  Sarrasins,  »  mettait  en  strophes  cadencées  les  hauts  faits  du 
maître;  Peter  Suchenwirt,  le  poète  déjà  mentionné,  avait  ainsi  ac- 
compagné le  duc  Albert  d'Autriche  dans  sa  courte  «  croisade  »  au 
nord,  et  chanté  ensuite  la  défaite  des  Lithuaniens,  que  le  duc 
amena  «  liés  comme  une  meute  de  chasse  (1).  »  Ces  combats  de 
parade,  ces  splendides  mises  en  scène,  propageaient  la  gloire,  rem- 
plissaient les  coffres  et  servaient  les  desseins  de  l'ordre,  —  ordre 
étrange,  et  qui  déjà  porte  dans  ses  flancs  la  Prusse  triomphante  de 
nos  jours  !  Il  l'annonce  en  effet,  et  dès  le  xiv-'  siècle  il  la prcrtablii 
par  une  organisation  toute  militaire  et  un  génie  bureaucratique 
comme  n'en  connut  point  l'Europe,  par  son  esprit  économe  aussi, 
enfin  et  surtout  par  une  politique  sans  scrupule  et  sans  vergogne. 
Institué  et  doté  en  1230  sur  la  frontière  de  Mazovie  par  le  duc 
Conrad  avec  la  mission  de  défendre  la  Pologne  contre  les  incur- 
sions lithuaniennes  et  de  propager  le  christianisme  au-delà  du  Nié- 
men, l'ordre  teutonique  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  tourner 
contre  la  Pologne  elle-même  les  armes  qu'il  tenait  d'elle,  et  de 
lui  arracher  ses  possessions  de  la  Baltique  dans  une  suite  de  guerres 
sanglantes  et  toujours  renaissantes.  Quant  à  la  Lithuanie,  les  cheva- 
liers la  combattaient  avec  bien  moins  d'acharnement;  ils  lui  faisaient 
la  guerre  à  de  très  longs  intervalles,  méthodiquement,  posément, 
sans  beaucoup  la  presser,  évitant  surtout  de  trop  l'exaspérer,  —  car 
le  désespoir  pouvait  bien  la  jeter  dans  les  bras  du  christianisme,  et 
alors  l'ordre  perdait  toute  raison  d'être.  C'en  était  fait  alors  des 
dotations  immenses  qui  affluaient  de  tous  les  pays  de  l'Europe,  des 
«  croisades  »  si  lucratives  aux  deux  fêtes  annuelles  de  la  sainte 
Vierge;  c'en  était  fait  surtout  du  riant  espoir  de  posséder  un  jour  les 
terres  de  Gédimin  en  nue  propriété!  Aussi  les  chevaliers  voyaient- 
ils  avec  un  déplaisir  extrême  ces  moines  franciscains  qui  s'en  al- 
laient, parmi  les  adorateurs  de  Perkunos,  prêcher  l'Évangile  et 
cliercher  le  martyre  :  ils  les  dénonçaient  même  à  l'occasion  aux 

(1)  So  fiihrt  ma-i  sie  gebunden 

Gieich  deo  jagenden  Hunden. 

Suchenwirt,  Werke,  p.  12,  éd.  Primisser.  —  Le  récent  historien  allemand,  M.  Julius 
Caro,  est  forcé  d'avouer  (t.  III,  p,  72)  que  les  fameuses  «  croisades  »  des  chevaliers 
dans  les  pays  lithuaniens  n'étaient  au  fond  que  «  des  parties  de  plaisir,  de  maguifiques 
parties  de  chasse  {eine  belustigende  Gexohnheit,  eine  ausgezeichnete  Jagd).  » 


UNE   ANNEXION  D'AUTREFOIS.  25 

grands-ducs;  ils  voyaient  avec  une  défaveur  égale  les  fréquens  ma- 
riages des  grands-ducs  avec  les  princesses  slaves,  qui  habituaient  la 
cour  de  Wilno  et  de  Troki  à  la  vue  des  cérémonies  chrétiennes;  en- 
core moins  se  souciaient-ils  d'entreprendre,  de  concert  avec  les  puis- 
sances voisines,  —  avec  la  Pologne  par  exemple,  comme  les  papes 
ne  cessaient  de  le  leur  recommander,  —  quelque  expédition  déci- 
sive pour  en  finir  d'un  coup  avec  «  les  fils  de  Baal.  »  Peu  s'en  fallut 
que  les  grands-maîtres  de  l'ordre  n'eussent  garanti  à  la  Lithuanie 
un  paganisme  perpétuel,  comme  plus  tard  leurs  successeurs,  les  rois 
de  Prusse,  devaient  «  garantir  »  à  la  république  polonaise  ses  «  per- 
pétuelles libertés,  »  sa  constitution  anarchique,  gage  assuré  d'une 
mort  lente  et  fatale.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'au  xiii^  siècle 
Mindowé,  après  avoir  un  moment  professé  la  foi  catholique,  était 
revenu  au  culte  de  Znicz  à  la  suite  des  exactions  de  l'ordre,  et  de 
même  dans  le  siècle  suivant  le  grand  Olgerd  devait  s'écrier  un 
jour  :  (c  Ce  n'est  pas  à  ma  religion,  c'est  à  mes  biens  qu'en  veulent 
ces  chevaliers;  je  resterai  donc  dans  le  paganisme  (1).  »  Cette  pos- 
sibilité d'une  conversion  spontanée  des  souverains  de  la  Lithuanie 
était  la  terreur  constante  des  grands-maîtres.  «  Ce  serait,  écrivait 
l'un  d'eux,  une  calamité  immense  pour  le  monde  chrétien  et  pour 
V ordre,  car  une  pareille  conversion  ne  saurait  avoir  rien  de  solide 
et  de  sérieux...  »  Ce  qui  leur  paraissait  solide  et  sérieux  par  excel- 
lence, c'était  leur  établissement  dans  les  provinces  polonaises.  De 
là  ils  entendaient  isoler  la  Lithuanie,  lui  couper  toute  communica- 
tion avec  l'Occident  et  lui  prendre  une  terre  après  l'autre,  à  loisir, 
sûrement,  en  y  «  déracinant  »  les  anciens  habitans  et  en  y  implan- 
tant des  colons  germaniques.  A  le  bien  prendre,  l'ordre  teutonique 
n'agissait  point  autrement,  à  l'égard  de  l'idée  chrétienne  d'alors, 
que  ne  le  fait  la  Prusse  contemporaine  à  l'égard  de  l'idée  moderne, 
de  «  la  grande  idée  allemande.  »  —  «  Le  roi,  écrivait  en  1866 
M.  de  Bismarck  à  M.  de  Goltz  dans  une  dépêche  maintenant  fa- 
meuse ('2),  le  roi  attache  moins  de  prix  à  la  constitution  d'une  confé- 
dération politique  du  nord,  et  tient  avant  tout  à  des  annexions j 
préférerait  abdiquer  plutôt  que  de  revenir  sans  une  importante  ac- 
quisition territoriale...  »  Au  xiv"  siècle,  les  grands-maîtres  atta- 
chaient moins  de  prix  à  la  conversion  du  nord,  et  tenaient  avant 
tout  à  des  annexions;  ils  frémissaient  à  l'idée  d'abdiquer  leur  «  mis- 
sion »  entre  les  mains  d'un  Mindowé,  d'un  Olgerd  ou  d'un  Jagello 
baptisé,  et  voulaient  s'assurer  en  tout  cas  d'importantes  acquisi- 
tions territoriales. 

(1)  Non  meam  fidem  sed  pecuniara  appetunt,  et  ideo  perseverabo  in  pagaiiismo. 
Cliron.  Vitodurani,  chez  Eccard,  Cor'p.  hist.,  I,  1784. 

(2j  DcpCche  chiffrée  datée  de  Nikolsbourg,  10  juillet  18G6,  et  publiée  tout  récem- 
meat  dans  la  Relation  de  l'élat-major  autrichien. 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quand  on  considère  de  la  sorte  la  situation  vraiment  intolérable 
que  les  visées  de  l'Allemagne  avaient  faite  à  l'extrême  Occident,  à 
l'Europe  en  général,  pendant  tant  de  siècles,  jusqu'à  la  fin  du  xiv% 
on  ne  peut  que  profondément  admirer  l'inspiration  de  Jagello,  re- 
connaître l'instinct  supérieur  qui  le  guida  dans  la  conception  de  son 
projet  mémorable,  et  l'on  n'est  pas  même  éloigné  de  penser  que  les 
ambassadeurs  lithuaniens  qui  entraient  le  18  janvier  1385  à  Graco- 
vie  couverts  de  «  manteaux  de  pourpre  »  poitaient  dans  les  plis  de 
leurs  manteaux  la  paix  et  l'équilibre  du  monde.  Le  projet  du  fils 
d'Oigerd  ne  devait  pas  seulement  assurer  à  la  Lithuanie  les  bien- 
faits du  christianisme  et  un  avenir  indépendant;  il  devait  encore 
préserver  la  Pologne  et  la  Hongrie  de  la  domination  du  saint- 
empire,  poser  une  digue  aux  envahissemens  de  la  Germanie,  enva- 
hissemens  séculaires  et  de  plus  en  plus  menaçans  pour  le  repos  et 
la  vie  des  nations.  11  se  peut  que,  par  la  déplorable  confusion  des 
langues  et  des  mots  qui  règne  de  nos  jours,  par  la  faveur  inespérée 
et  inepte  que  la  «  grande  idée  allemande  »  a  su  trouver  parfois 
jusque  sur  les  bords  de  la  Seine,  on  traite  maintenant  de  «  vieux 
préjugé  »  l'importance  que  les  esprits  réfléchis  ont  de  tout  temps 
attachée  à  la  constitution  du  royaume  des  Jagellons.  S'il  est  vrai 
toutefois  que  l'histoire  a  toujours  et  très  justement  glorifié  les  peu- 
])les  et  les  princes  qui  ont  su  combattre  et  empêcher  la  domination 
exclusive  et  universelle  d'une  seule  puissance  au  milieu  de  notre 
continent,  s'il  est  vrai  que  les  adversaires  d'un  Charles-Quint,  d'un 
Piîilippe  II,  d'un  Louis  XIV,  ont  sauvé  la  liberté  du  monde,  on  ne 
saurait  nier  que  le  fils  d'Oigerd  n'ait,  lui  aus.si,  bien  mérité  du  genre 
humain.  «  L'union  que  nous  venons  vous  proposer  est  une  union 
pour  la  gloire  de  Dieu,  pour  le  profit  des  âmes  et  la  sécurité  des 
royaumes...  »  Ainsi  s'exprimait  dans  un  discours  qui  nous  a  été 
conservé  le  chef  de  la  légation  lithuanienne,  un  propre  frère  de 
Jagello,  à  son  audience  devant  la  reine  Hedvige,  et  ces  paroles 
trouvèrent  un  écho  retentissant  sur  les  bords  de  la  Vistule  et  de 
la  Theiss.  Une  diète  nationale  convoquée  en  toute  hâte  à  Cracovie 
acclama  le  projet  du  mariage  avec  enthousiasme,  et,  chose  carac- 
téristique, à  l'ambassade  qui  se  mit  en  marche  vers  Krewa  pour 
porter  au  prince  lithuanien  la  réponse  du  peuple  polonais  vin^  se 
joindre  une  députation  magyare.  Le  royaume  de  saint  Etienne  sa- 
luait également  dans  l'union  d'Hedvige  et  de  Jagello  la  promesse 
d'un  avenir  meilleur,  l'espoir  de  défendre  désormais  avec  succès  les 
vignes  hongroises  contre  «  la  sauterelle  tudesque.  » 

il  est  aisé  de  s'imaginer  l'émotion  profonde  que  dut  causer  le 
projet  du  a  barbare,  »  du  «  Sarrasin,  »  parmi  les  blonds  enfans  de  la 
Germanie.  Le  pays  de  Gédimin  allait  donc  recevoir  un  baptême  qui 
n'était  pas  le  «  baptême  allemand,  »  le  baptême  de  sang!  L'œuvre 


UN£  ANNEXION  D  AUTREFOIS.  Z/ 

poursuivie  depuis  cent  cinquante  ans  sur  les  Lords  du  Niémen  se- 
rait d'un  coup  emportée  par  une  conversion  cfui  évidemment  n'au- 
rait «  rien  de  solide  et  de  sérieux,  »  puisqu'elle  laisserait  à  la  race 
de  «  Baal  »  sa  nationalité  et  son  sol!  Ce  n'est  pas  tout  :  la  combi- 
naison ingénieuse  préparée  de  longue  main  avec  le  feu  roi  Louis 
d'Anjou,  «  le  bon,  le  noble,  le  magnanime  Angevin,  »  allait  égiî- 
lement  échouer  par  ce  mariage  ((  monstrueux  et  impie;  »  à  l'instar 
de  la  Pologne,  qui  osait  répudl-er  un  duc  de  la  maison  d'Autriclie, 
la  Hongrie  faisait  de  soa  côté  et  à  ce  moment  même  des  effarts 
«  malhonnêtes  »  pour  écarter  un  margrave  de  la  maison  de  Luxem- 
bourg qu'on  lui  avait  destiné  :  les  a  marches  »  de  la  Vistule  et 
de  laTheiss  échappaient  au  saiut-empire!  La  consternation,  l'indi- 
gnation, furent  générales;  mais  celui  qui  ressentit  le  plus  vivement 
l'affront,  ce  fut,  on  le  conçoit,  le  pieux  ordre  teutonique.  Les  che- 
valiers de  Marienbourg  avaient  eu  tout  lieu  de  voir  dans  Jageîlo 
leur  créature  et  leur  instrument;  ils  lui  avaient  prêté  leur  concours 
contre  l'honnèLe  et  héroïque  Keystut,  combattant  son  combat  su- 
prême; la  «  trahison  »  de  ce  récent  allié,  de  cet  homme-lige  de 
l'ordre,  avait  bien  de  quoi  exaspérer  leur  âme.  l!s  décrétèrent  une 
u  croisade  »  contre  l'ingrat  et  le  félon,  — ■  singniière  croisade  pour- 
tant qui  prétendait  punir  un  païen  de  sa  volonté  d'embrasser  la 
croix!  —  et  ils  inaugurèrent  l'expédition  par  une  splendide  table 

d'honneur 

Cette  institution  étrange,  rénuniscence  probable  de  la  Table- 
Ronde  d'Arthur,  était  un  des  moyens  ingénieux  imaginés  tout  ré- 
cemment par  l'ordre  pour  augmenter  ses  revenus  au  dedans  et  sa 
renommée  au  dehors.  Au  début  d'une  «  croisade,  »  aussitôt  qu'on 
avait  passé  la  frontière  et  touché  du  pied  la  terre  «  païenne,  »  on  y 
dressait  une  table  sous  un  baldaquin  magnifique  et  sur  une  estrade 
élevée,  visible  à  tout  le  monde.  Douze  convives,  douze  hôtes  venus 
de  l'étranger,  étaient  seuls  admis  à  cette  table,  que  desservaient 
les  plus  hauts  dignitaires  de  l'ordre.  Pour  obtenir  une  distinction 
pareille,  —  le  prix  insigne  et  suprême  de  la  chevalerie,  —  il  fallait 
présenter  des  titres  exceptionnels  soigneusement  débattus  aupara- 
vant par  un  grand  jury  d'honneur;  il  fallait  avoir  accompli  quelque 
action  hors  ligne,  comme  ce  Conrad  de  Richartsdorff  par  exemple 
qui,  à  rencontre  de  Pusage  habituel,  avait  fait  le  pèlerinage  ds  la 
terre-sainte  par  terre  et  à  cheval  en  longeant  les  bords  de  la  ?*Ier- 
Noire.  On  se  doute  du  reste  que  la  puissance  de  tel  hôte  et  la  ri- 
chesse de  tel  autre  devaient  constituer  aux  yeux  du  jury  des  titres 
pour  le  moins  aussi  sérieux  que  le  nnnble  àxx  vaillant  sire  de  Pii- 
chartsdorlT;  on  se  doute  que  l'ordre  ne  perdait  rien  à  ces  petits 
banquets  dispendieux,  bien  que  chacun  des  douze  convives  fût  tenu 
d'emporter  dans  sa  «  besace  de  voyage  ))  les  plats  d'argent  et  les 


28  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

coupes  d'or  (parfois  de  plus  remplies  de  doublons)  qui  lui  avaient 
servi  pendant  le  repas.  Cette  fois,  pendant  la  «  croisade  »  contre 
Jagello,  deux  tables  d'honneur  furent  successivement  dressées,  et 
le  nombre  des  convives  porté  exceptionnellement  jusqu'à  quinze,  si 
grand  avait  été  l'empressement  des  «  frères  allemands  »  à  venir  se- 
courir l'ordre  dans  sa  détresse  extrême.  Malgré  ces  préparatifs  ex- 
traordinaires, l'expédition  échoua  misérablement.  Jagello  se  défen- 
dit avec  vigueur,  et  eut  la  joie  de  voir  les  chevaliers  regagner 
Marienbourg  après  trois  semaines  de  dévastations  cruelles  dans  ce 
malheureux  pays.  Le  fils  d'Olgerd  ne  se  flatta  point  d'en  avoir  ainsi 
fini  pour  toujours  avec  l'ordre,  —  toute  sa  vie  devait  encore  se 
passer  en  luttes  sanglantes  avec  cet  ennemi  implacable;  —  mais  il 
eut  un  moment  de  répit,  et  il  s'empressa  de  s'acheminer  à  son  tour 
vers  Gracovie,  où  l'avaient  déjà  précédé  tant  de  négociateurs;  il  eut 
même  la  bonhomie  ou  la  malice  d'inviter  le  grand-maître  de  l'ordre 
à  venir  assister  à  son  baptême  dans  la  capitale  de  la  Pologne,  à 
lui  servir  de  parrain.  Il  va  sans  dire  que  le  grand-maître  Zollner 
de  Rotenstein  refusa  de  sanctionner  par  sa  présence  «  l'acte  de  pro- 
fanation ))  qu'il  ne  lui  fut  plus  donné  d'empêcher. 

A  Gracovie,  pendant  tout  ce  temps,  s'étaient  passées  des  scènes 
étranges,  et,  chose  bizarre,  la  grande  combinaison  dont  dépendait 
le  salut  de  tant  de  peuples  avait  failli  un  moment  se  briser  contre 
l'obstacle  que  lui  opposait  un  frêle  amour  d'enfant!  Il  est  vrai  que 
l'enfant  était  une  reine,  une  orpheline  de  quatorze  ans,  enthou- 
siaste, passionnée,  qui  défendait  les  droits  de  son  cœur  et  la  sain- 
teté d'une  promesse  contre  les  exigences  impitoyables  de  la  raison 
d'état.  D'origine  à  la  fois  polonaise  et  française  (Piast  et  Anjou), 
née  en  Hongrie,  élevée  à  la  cour  de  Vienne,  la  reine  Hedvige  n'ha- 
bitait la  Pologne  que  depuis  un  an  ;  elle  y  était  sous  la  tutelle  des 
grands  seigneurs  du  royaume  et  notamment  de  Dobieslaw,  castel- 
lan  de  Gracovie  et  «  maire  du  château.  »  D'une  beauté  remarquable 
et  que  célèbrent  à  l'envi  tous  les  contemporains,  d'une  piété  fer- 
vente, nature  ardente  et  énergique,  la  fille  du  roi  Louis  n'éprouvait 
que  de  l'horreur  pour  l'union  projetée  avec  un  païen,  un  loarbare, 
un  sauvage,  le  meurtrier  d'un  oncle  et  d'un  bienfaiteur,  un  homme 
que  les  Allemands  ne  manquaient  pas  de  dire  d'un  extérieur  re- 
poussant, hideux,  «  tout  velu.  »  Jagello  avait  beau  envoyer  à  Gra- 
covie des  preuves  et  des  témoignages  qui  le  disculpaient  de  la  mort 
de  Keystut  (c'était,  il  paraît,  un  chevalier  teutonique  qui  avait 
étranglé  le  vieux  héros  dans  la  prison  de  Krewa),  les  hauts  dignitaires 
de  la  couronne  avaient  beau  représenter  à  la  «  petite  reine  »  les 
avantages  politiques  immenses  de  cette  union,  et  les  évêques,  — 
«  le  perfide  archevêque  de  Gnesen  surtout,  »  ainsi  que  s'exprime  le 
chroniqueur  allemand;  —  lui  parler  du  mérite,  de  la  gloire  insigne 


UNE   ANNEXION   d'aUTREFOIS.  29 

de  conquérir  tout  un  peuple  à  la  foi  du  Christ;  la  pauvre  enfant  ne 
pouvait  maîtriser  les  violentes  répugnances  de  son  cœur.  Lors  de 
la  première  ambassade  lithuanienne,  au  mois  de  janvier,  elle  s'était 
bornée  à  rappeler  qu'elle  était  déjà  promise  à  un  autre,  au  duc  Guil- 
laume d'Autriche,  et  elle  avait  fait  tout  dépendre  de  la  décision  de  sa 
mère,  régente  en  Hongrie.  A  mesure  qu'avançaient  les  négociations, 
ses  terreurs  augmentaient.  La  mère  régente,  au  fond  très  désireuse 
du  mariage  lithuanien,  mais  de  toutes  parts  entourée  de  dangers 
et  pour  ainsi  dire  couchée  en  joue  par  la  maison  d'Autriche,  ne 
donnait  que  des  réponses  évasives  et  contradictoires;  le  dernier 
avis  venu  de  Bude  était  même  favorable  au  prétendant  allemand. 
Forte  de  cette  réponse,  Hedvige  se  retrancha  derrière  la  volonté 
de  sa  mère,  le  vœu  du  roi  Louis,  l'engagement  pris  depuis  si  long- 
temps avec  un  autre.  Au  moyen  âge,  les  fiançailles  étaient  considé- 
rées comme  sacrées,  et  avaient  presque  la  même  force  que  le  ser- 
ment nuptial  ;  or  Hedvige  avait  été  fiancée  dès  sa  septième  année, 
par  son  père  le  roi  Louis,  au  duc  Guillaume  d'Autriche;  les  fiançailles 
avaient  été  publiques  et  splendides.  Ces  fiançailles  d'IIaimbourg, 
Hedvige  les  opposait  désormais  à  toutes  les  démarches  pressantes 
des  hauts  dignitaires  de  la  couronne  et  des  nonces  de  la  diète.  Le 
souvenir  vague  du  gracieux  adolescent  entrevu  autrefois  à  Haim- 
bourg  et  à  tienne,  et  qui  maintenant  avait  déjà  seize  ans,  entrait- 
il  pour  quelque  chose  dans  cette  attitude?  Nous  l'ignorons;  mais 
il  est  sûr  que  ce  souvenir  se  ranima  singulièrement,  et  éclata  en 
flammes  aussitôt  que  l'adolescent  eut  apparu  en  personne  devant 
la  fille  des  Piast. 

H  parut  en  effet  à  Cracovie  vers  le  milieu  de  l'été  de  cette  an- 
née 1385,  le  prince  charmant,  la  fleur  de  la  chevalerie,  «  l'élégant 
duc  Guillaume,  »  ainsi  qu'on  l'appelait  alors;  il  arrivait  avec  un 
cortège  brillant  où  l'on  voyait  de  beaux  compagnons,  des  musi- 
ciens, des  rninncscingcrs  et  des  costumes  somptueux.  11  ne  put  ha- 
biter le  château,  cette  magnifique  forteresse  royale  qui  dresse  ses 
tours  sur  le  rocher  de  Wawel,  et  regarde  de  là-haut  couler  la  Vis- 
tule^à  ses  pieds.  Le  castellan  Dobieslaw  et  les  grands  du  royaume 
lui- interdirent  l'entrée  de  la  pompeuse  demeure  des  souverains, 
et  il  dut  se  loger  dans  la  ville  basse;  mais  il  n'y  avait  pas  moyen 
d'empêcher  la  rencontre  des  «  fiancés  »  sur  quelque  point  neutre, 
dans  le  vaste  réfectoire  du  couvent  des  franciscains  par  exemple, 
que  les  bons  moines  leur  prêtèrent  avec  empressement.  Guil- 
laume s'y  rendait  presque  tous  les  jours  avec  ses  chevaliers,  ses 
clianteurs  et  ses  musiciens  ;  la  jeune  reine  y  arrivait  de  son  côté 
avec  ses  demoiselles  de  la  cour,  ses  chambellans  et  ses  pages.  Polo- 
naise, Hongroise,  Française  à  la  fois,  de  plus  bien  resplendissante 
et  bien  heureuse  de  ses  quatorze  printemps,  que  vouliez- vous  que  fît 


30'  REVL'E  DES  DEUX  MONDES. 

Hedvige  au  son  d'une  musique  ravissante?  Elle  dansa,  elle  dansa 
avec  son  Guillaume;  les  demoiselles  de  la  cour  dansèrent  avec  les 
autres  beaux  messieurs;  on  s'enivra  de  joie,  on  renouvela  maintes 
fois  les  sermens  d'Haimbourg.  Si  enfant  qu'on  soit,  l'on  a  toujours 
«  un  parti,  »  ses  courtisans,  alors  qu'on  est  placé  sur  un  trône.;  la 
fille  de  Louis  d'Anjou  n'en  manqua  point  :  ils  lui  promettaient  aide 
et  assistance;  un  oncle  bénin,  Allemand  de  cœur  et  de  mœurs,  le 
prince  régnant  d'Oppeln,  protégeait  ouvertenient  les  jeunes  amou- 
reux, —  et  Jageilo  était  loin,  il  soutenait  à  ce  moment  sa  lutte 
contre  l'ordre  teutonique.  Il  défendait  son  pays  contre  l'invasion 
dé  la  (c  croisade.  »  La  situation  devenait  grave,  et  déjà  même  ou 
parlait  de  célébrer  le  mariage  h  la  barbe  des  «  politiques,  »  de  le 
célébrer  le  15  août,  à  la  fèîe  de  l'Assomption,  lorsque  heureuse- 
ment une  étourderie  de  Guillaume  vint  tout  compromettre.  Il  voulut 
un  jour  forcer  l'entrée  du  château.  On  donna  l'alarme;  le  duc  fut 
piteusement  éconduit,  et  Dobieslaw  put  désormais  mettre  de  bonnes 
gardes  à  toutes  les  issues  de  l'enceinte  royale  «  pour  protéger  la 
jeune  reine.  »  En  réalité,  elle  fut  prisonnière. 

Les  événeaiens  à  cet  endroit,  selon  une  gracieuse  remarque  de 
Szajnocha,  prennent  tout  à  fait  l'allure  d'un  conte,  de  ce  conte  mer- 
veilleux que  plus  d'un  parmi  nous  a  probablement  entendu  dans 
son  enfance,  et  qui  commençait  à  peu  près  ainsi  :  il  y  avait  autre- 
lois  un  grand  château  royal  situé  sur  le  haut  d'un  rocher  aux  bords 
d'un  large  fleuve,  dans  le  château  demeurait  une  princesse  royale 
d'une  beauté  admirable,  au  pied  du  rocher  soupirait  un  prince  ciiar- 
mant  qui  possédait  son  cœur;  mais  des  vieillards  terribles  tenaient 
prisonnière  la  fille  des  rois,  dont  ils  destinaient  la  main  à  un  mo- 
narque étranger,  un  païen,  lorsqu'un  jour...  Un  jour  en  effet  ou  plu- 
tôt un  soir  (et  ici  l'histoire  reprend  son  style  sobre  et  véridlque), 
la  fdle  des  rois  quittait  ses  appartemens  accompagnée  de  quelques 
fidèles  servantes  :  elle  voulait  s'échapper  de  sa  prison,  s'enfuir  avec 
son  a  fiancé,  »  qui  l'attendait  caché  dans  la  ville.  Elle  ne  descen- 
dit point  par  le  grand  escalier  d'honneur,  elle  prit  un  petit  esca- 
lier tournant  qui  donnait  sur  un  guichet  qu'on  montre  encore  au- 
jourd'hui au  château  de  Wawel  (1).  Le  guichet  était  ordinairement 
libre;  mais  cette  fois  on  le  trouva  fermé,  et  des  gardes  y  étaient 
postés,  comme  partout.  Un  dialogue  étrange  s'établit  alors:  «  Ou- 
vrez! —  Cela  nous  est  défendu.  —  Qui  vous  le  défend?  —  Les  sei- 
gneurs. —  Mais  je  suis  votre  reine!  Donnez-moi  une  de  vos  haches.,.  » 

(1)  Ce  magnifique  château  de  Wawel,  qui  rappelle  tant  de  souvenirs  glorieux  et  qui 
garde  encore  les  cendres  de  tous  les  rois  de  Pologne,  il  a  été  changé  en  caserne  depuis 
l'incorporation  de  Cracovie  h  l'Autriche  (1846).  Il  serait  digne  de  l'empereur  François- 
Joseph  de  faire  cesser  une  profanation  aussi  honteuse  et  de  rendre  l'antique  demeure 
des  Jagclions  à  une  destination  plus  convenable. 


Ui\F,    ANNEXÎOIN"    D  AUTREFOIS.  ôi 

On  n'osa  point  refuser;  l'enfant  de  quatorze  ans  prit  en  main  la 
hache,  et  se  mit  à  en  frapper  les  gonds  de  la  porte  pour  ]a  faire 
sauter.  L'entourage  demeura  stupéfait;  à  ce  moment  survint  Dimitr 
de  Goray,  le  trésorier  de  la  couronne.  Ge  vieux  serviteur  du  père  et 
du  grand-père  d'Hedvige  tombe  à  genoux  et  supplie  la  fille  de  ses 
anciens  et  illustres  maîtres  de  respecter  leur  mémoire,  d'avoir 
pitié  de  leur  royaume...  Les  larmes  du  vieillard  et  de  l'enfant  se 
mêlèrent;  la  fille  des  rois  rentra  dans  ses  appartemens  au  bras  de 
Dimitr,  chancelante  et  l'âme  brisée.  Elle  ne  devait  plus  jamais  re- 
voir son  Guillaume;  elle  lui  écrivit  même  sur-le-champ  pour  le 
supplier  de  quitter  la  ville.  Il  le  fit,  mais  sur  des  injonctions  tout 
autrement  pressantes.  A  la  nouvelle  de  l'étrange  scène  du  château, 
la  population  de  Cracovie  se  souleva  en  masse  et  se  mit  à  la  re- 
cherche de  «  l'élégant  duc.  »  Guillaume  s'enfuit  avec  son  brillant 
cortège,  et  c'est  probablement  dans  cette  retraite  précipitée  que  le 
|!0ète  de  sa  maison,  le  bon  Peter  Suchenwirt,  médita  les  strophes 
courroucées  qu'il  ne  devait  pas  tarder  à  lancer  contre  les  «  Pola- 
ques  grossiers  et  impies...  » 

Cette  ((  scène  du  guichet  »  est  demeurée  célèbre  dans  la  mé- 
moire du  peuple,  dans  ses  récits  et  dans  ses  chants,  et,  —  équité 
admirable  de  la  conscience  populaire,  —  la  tradition  a  su  gré  à 
Hedvige  presque  autant  de  l'énergie  de  son  amour  que  de  la  plé- 
nitude de  son  sacrifice.  Le  sacrifice  fut  en  effet  complet  et  entier;  la 
reine  et  la  chrétienne  prennent  dès  ce  moment  et  pour  toujours  le 
dessus  sur  la  femme  dans  l'enfant  charmante  des  Piast  :  la  fille 
d'Eve  ne  se  révéla  plus  que  par  un  seul  trait  de  curiosité  bien  par- 
donnable à  coup  sûr  et  que  nous  raconte  le  chroniqueur.  L'époux 
futur,  «  le  roi,  «  ce  Jagello  qui,  vainqueur  de  l'ordre  teutonique, 
approchait  déjà  des  frontièrti^s  de  la  Pologne,  était-il  vraiment 
aussi  «  hideux  »  que  l'affirmaient  les  Allemands?  Etait-il  vraiment 
un  monstre  repoussant,  «  tout  couvert  de  poils  comme  un  ours?  » 
Hedvige  fit  venir  le  chevalier  Zawisza,  l'homme  dont  la  loyauté  et 
la  véracité  étaient  cà  toute  épreuve.  —  «  Parole  de  Zavv^isza  »  est 
encore  aujourd'hui  un  dicton  polonais.  —  Elle  le  chargea,  sous  le 
prétexte  de  complimenter  Jagello,  d'aller  à  sa  rencontre  et  de  re- 
venir aussitôt;  elle  fit  jurer  au  chevalier  de  lui  dire  toute  la  vérité 
sur  le  compte  du  «  païen.  »  L'homme  de  cour  revint  bientôt  avec 
des  renseignemens  rassurans;  le  païen  «  était  beau,  bien  propor- 
tionné, de  taille  moyenne,  avait  des  traits  réguliers,  l'expression 
douce,  et  les  manières  toutes  princières.  »  Jagello,  qui  s'était  douté 
du  véritable  but  de  la  mission  de  Zawisza,  l'avait  accueilli  avec  une 
grâce  parfaite,  et,  — -  ajoute  ingénument  le  chroniqueur,  —  u  l'a- 
vait amené  avec  lui  au  bain!...  » 

Bien  d'autres  que  Zawisza,  la  plupart  des  magnats  et  des  Jionces 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  diète  étaient  allés  au-devant  du  futur  roi;  tous  avaient  hâte  de 
voir  le  prince  fortuné  qui,  suivi  de  ses  nombreux  frères  et  parens  et 
d'un  brillant  cortège  de  boyars,  traversait  maintenant  en  messager 
de  paix  et  de  prospérité  ces  contrées  «  léchites  »  que  les  vaillans  Li- 
thuaniens n'avaient  jusqu'ici  visitées  qu'en  dévastateurs  farouches. 
Dans  l'entourage  du  grand-duc,  un  homme  surtout  excitait  la  curio- 
sité et  attirait  les  regards,  un  jeune  guerrier  déjà  très  célèbre  et 
qui  bientôt  allait  devenir  un  héros,  —  le  plus  grand  héros  même 
du  monde  slave  au  siècle  suivant  :  —  Witold,  le  fils  de  Keystut  et 
de  Biruta.  Naguère  encore  proscrit,  mais  maintenant  réconcilié, 
Witold  semblait  par  sa  présence  témoigner  en  faveur  de  Jagello, 
qui  ne  cessait  de  répudier  toute  responsabilité  dans  le  meurtre 
tragique  de  Krewa.  Le  12  février  1386,  la  ville  de  Gracovie  saluait 
dans  ses  murs  ces  hôtes  illustres,  et  en  moins  de  trois  semaines  Ja- 
gello ou  plutôt  Ladislas  II,  comme  il  devait  s'appeler  désormais  de 
son  nom  chrétien,  recevait  des  mains  de  l'archevêque  Bodzanta 
«  les  trois  sacres,  »  —  baptême,  mariage,  couronnement,  —  qui 
devaient  en  faire  «  l'enfant  du  Christ,  l'époux  d'Hedvige  et  le  père 
du  peuple  polonais.  »  —  u  II  reçut  ainsi  trois  dons  célestes  à  la 
fois,  dit  un  pieux  chroniqueur,  et  comme  il  n'en  a  été  jamais 
simultanément  accordé  à  aucun  autre  mortel.  »  Les  frères,  les  pa- 
rens de  Jagello ,  un  grand  nombre  des  boyars,  se  firent  également 
baptiser  dans  la  cathédrale  de  Gracovie,  et  pour  prouver  au  monde 
que  c'était  non-seulement  une  union  entre  deux  têtes  couronnées, 
mais  bien  une  union  entre  deux  peuples  qu'on  voulait  sceller,  plu- 
sieurs parmi  les  princes  et  les  seigneurs  lithuaniens  contractèrent 
des  alliances  dans  les  familles  polonaises;  le  duc  de  Mazovie,  un 
Piast,  qui  en  cette  qualité  même  avait  longtemps  prétendu  à  la  cou- 
ronne de  Pologne  et  à  la  main  d'Hedvige,  épousa  la  sœur  du  nou- 
veau roi,  la  princesse  Alexandra.  Vers  le  milieu  du  mois  de  mars, 
le  couple  royal  commençait  déjà  sa  tournée  dans  les  différens  états 
léchites  en  faisant  un  séjour  un  peu  prolongé  à  Gnesen,  le  berceau 
vénéré  de  la  monarchie  de  Boleslas  le  Grand. 

Le  jour  même  où  Ladislas  II  fut  couronné  à  Gracovie,  le  dimanche 
Esto  milii  {h  mars  1386),  rentrait  tristement  à  Vienne  le  malheu- 
reux fiancé  d'IIaimbourg,  qui  devait  regretter  la  fille  de  Louis  d'An- 
jou pendant  toute  sa  vie  (il  ne  se  maria  jamais),  et  qui  semble  en 
effet  lui  avoir  porté  un  attachement  sincère.  Dans  les  premiers  temps 
de  dépit  et  d'indignation,  «  l'élégant  »  duc  Guillaume  ne  laissait  pas 
néanmoins  d'appeler  Hedvige  «  une  infidèle,  une  prostituée,  »  et 
son  poète  favori,  maître  Peter  Suchenwirt,  renchérissait  encore  sur 
ces  expressions  peu  chevaleresques.  A  une  époque  d'ailleurs  où  de 
simples  poètes  comme  Dante  et  Pétrarque  trouvaient  bon  d'an- 
noncer «  à  l'empereur,  aux  rois  et  aux  puissans  de  la  terre  »  leurs 


UNE    ANNEXION    d'aUTRE FOIS.  33 

peines  de  cœur  au  sujet  d'une  Béatnce  ou  d'une  Laure,  il  n'est  pas 
étonnant  que  le  Plabsbourg  de  seize  ans  ait  cru  devoir  écrire  <(  à 
tous  les  princes  de  la  chrétienté  »  pour  se  plaindre  du  «  rapt  »  de 
sa  fiancée  et  pour  demander  justice  contre  Jagello.  11  est  naturel 
aussi  que  celui  qui  de  tous  les  chrétiens  se  montra  le  plus  compa- 
tissant pour  ces  souflrances  d'amoureux  fût  un  moine,  —  le  grand- 
maître  de  l'ordre  teutonique!  Le  jeune  Guillaume  devint  pour  un 
moment  i'Augustenbourg  de  la  Prusse  du  xiv«  siècle,  «  le  prince 
héréditaire,  le  champion  de  l'honneur  et  du  droit  germaniques.  » 
Zollner  de  Rotenstein  conclut  une  alliance  avec  plusieurs  princes 
allemands,  —  des  princes  poméraniens,  —  et  déclara  la  guerre  à 
Jagello  «  pour  avoir  ravi  à  l'illustrissime  seigneur  et  duc  Guillaume 
d'Autriche  sa  femme  légitime  et  ses  états  héréditaires!  »  Il  ne  re- 
connaissait pas  (c  le  soi-disant  roi  de  Pologne,  »  il  ne  prenait  pas  au 
sérieux  son  a  baptême  de  Cracovie,  »  et  l'appelait  dans  un  docu- 
ment public  du  gracieux  nom  de  «  chien  enragé.  »  Le  grand-maître 
n'avait  pas  négligé  non  plus  d'encourager  à  la  révolte  un  parent  de 
Jagello,  André  de  Poloçk,  et  de  gagner  à  la  «  cause  commune  »  les 
princes  russes  de  Smolensk,  «  les  fils  de  Rourik.  »  A  cette  ligue  en 
apparence  formidable  de  la  maison  d'Autriche,  de  l'ordre  teuto- 
nique, des  princes  allemands  et  des  princes  russes,  le  roi  Ladislas 
ne  put  opposer  qu'un  traité  offensif  et  défensif  avec  la  Hongrie; 
mais  l'orage  ne  tarda  point  à  se  dissiper,  grâce  surtout  à  une  vic- 
toire lointaine  remportée  par  les  glorieux  enfans  de  Tell.  Coïnci- 
dence remarquable,  vers  la  même  époque  où,  du  côté  des  Carpa- 
thes,  le  génie  de  Jagello  travaillait  à  élever  une  digue  contre  les 
débordemens  de  la  Germanie  par  une  confédération  des  Polonais, 
des  Lithuaniens  et  des  Hongrois,  un  pauvre  peuple  de  pasteurs 
poursuivait  un  but  semblable  dans  les  vallées  des  Alpes,  et  jetait 
dans  la  grande  journée  de  Sempach  (9  juillet  13S6)  les  fondemens 
indestructibles  de  la  confédération  suisse.  Dans  cette  bataille  de 
Sempach,  on  s'en  souvient,  périt,  avec  la  fleur  de  la  chevalerie  alle- 
mande, le  chef  de  la  maison  d'Autriche,  l'archiduc  Léopold,  le  père 
du  jeune  fiancé  d'Haimbourg.  La  nouvelle  de  ce  désastre  jeta  le 
désarroi  parmi  les  ennemis  ligués  contre  Jagello;  les  princes  pomé- 
raniens montrèrent  dès  lors  peu  de  zèle,  et  il  n'est  pas  jusqu'à 
Zollner  de  Rotenstein  lui-même  qui  ne  crût  devoir  prétexter  de  la 
mauvaise  saison  pour  ne  point  avancer.  Seuls  les  chevaliers  teuto- 
niques  de  Livonie  et  les  princes  russes  de  Smolensk  s'étaient  mis 
en  marche  dès  le  printemps,  et  avaient  pénétré  fort  avant  dans  le 
pays.  <(  Les  fils  de  Rourik  »  commirent  des  cruautés  horribles, 
«  telles,  dit  une  chronique  russe,  que  ni  Antioche  le  Syrien,  ni  Ju- 
lien l'Apostat  n'en  avaient  jamais  exercé  contre  des  chrétiens;  » 

TOME  LXXXII.  —  1869.  3 


34  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mais  un  frère  du  roi,  Alexandre,  aceoura  en  toute  hcâte  de  Cracovie, 
les  défît  dans  un  combat  sanglant  surlaWechra,  et  Jagello  put  enfin 
songer  à  retourner  dans  le  pays  de  Gédimin,  qu'il  avait  quitté  de- 
puis un  an.  Il  y  revenait  en  chrétien  et  en  apôtre  de  l'Évangile... 

Au  mois  d'octobre  1386  sortait  de  Cracovie  une  longue  et  étrange 
procession.  Le  roi  Ladislas  U  était  à  la  tête  du  cortège,  puis  ve- 
naient ses  frères  et  parens,  ensuite  les  ducs  de  Mazovie  et  d'O- 
lesniça,  les  princes  de  Sévérie,  de  Pinsk  et  d'Ostrog,  ainsi  que 
nombre  de  grands  -  dignitaires  d^e  la  couronne  et  de  palatins  du 
royaume.  Plus  loin,  on  distinguait  une  masse  compacte  de  moines 
de  l'ordre  de  Saint-François  sous  la  conduite  de  l'archevêque  Bod- 
zanta  et  des  évêques  de  Cracovie  et  de  Posen;  ces  franciscains  dé- 
voués, qui  avaient  tant  de  fois  arrosé  de  leur  sang  de  martyrs  les 
contrées  au-delà  du  Niémen,  s'y  dirigeaient  maintenant  pleins  de 
sécurité  et  de  joie  :  ils  devaient  y  distribuer  les  sacrera ens,  bâtir  des 
églises  et  évangéliser  toute  une  nation...  Ce  fut  un  moment  solennel 
dans  la  vie  du  peuple  de  Piast,  le  plus  beau  moment  peut-être  de 
son  histoire.  Il  allait  porter  la  croix  et  la  charité  au  milieu  des  forêts 
vierges  et  des  marais  insondables,  dans  un  a  pays  sans  soleil,  »  le 
dernier  coin  de  l'Europe  où  les  dieux  du  paganisme  avaient  trouvé 
refuge;  il  allait  à  la  rencontre  de  destinées  nouvelles,  des  horizons 
immenses  s'ouvraient  à  son  activité.  Cent  ans  encore  après  cette 
grande  époque,  et  au  moment  où  les  décotivertes  des  hardis  navi- 
gateurs portugais  et  génois  étonnaient  et  éblouissaient  le  monde, 
un  Polonais,  wn  contemporain  de  Colomb,  devait  s'écrier  :  «  Les  rois 
du  Portugal  ouvrent  à  la  chrétienté  les  portes  femiées  du  couchant; 
nos  Jagellons  nous  conduisent,  nous,  vers  des  pays  et  des  peuples 
toujours  nouveaux  dans  les  régions  du  nord  et  du  levant  (1)...  » 

Le  cortège  passa  bientôt  le  Niémen,  et  traversa  tous  les  pays  de- 
Gédimin  en  s' avançant  sur  Wilno,  la  capitale  des  grands-ducs,  le 
sanctuaire  de  Znicz  et  de  Perkunos.  Partout  sur  son  trajet  il  chan- 
tait des  hymnes  sacrés,  engageait  les  gentils  à  reconnaître  le  ré- 
dempteur, et  recrutait  des  prosélytes.  Les  habitans  de  la  mima. 
convoqués  par  les  cywiiny  (les  starostes),  se  précipitaient  en  masse 
devant  leur  kniaz,  et  recueillaient  de  sa  bouche  des  discours  étran- 
ges, le  discours  immortel  d'un  Dieu,  le  discours  de  la  montagne... 
Jagello  tenait  à  enseigner  lui-même  son  peuple,  à  lui  démontrer 
l'inanité  de  ses  idoles,  à  le  pénétrer  des  préceptes  du  Verbe,  et  le 
peuple  écoutait,  d'abord  stupéfait,  puis  ému;  il  cédait  aux  prières, 
aux  supplications,  aux  injonctions  de  son  prince,  il  faisait  le  signe 
de  la  croix  et  répétait  les  paroles  du  Credo.  Pour  la  première 
fois  dans  cet  extrême  Occident  si  cruellement  évangélisé  jusque-là 

(l)  Miechowita,  De  Sannat.,  apud  Pistor.  Script.,  1,22. 


UNE    ANNEXION    d' AUTREFOIS.  3J» 

par  des  margraves  teutons  et  des  chevaliers  teutoniques,  une  na- 
tion venait  à  une  autre  lui  parler  sans  haine  du  Dieu  de  l'amour, 
lui  donner  le  livre  des  livres  sans  le  présenter  à  la  pointe  de  l'épée, 
et  en  échange  de  la  civilisation  qu'elle  apportait,  elle  ne  songeait  ni 
à  demander  la  terre  des  habitans,  ni  à  vouloir  leur  ravir  leur  lan- 
gue, leurs  mœurs,  leur  dynastie.  Il  était  nouveau  également,  sans 
exemple  peut-être  dans  les  annales  de  l'Europe  chrétienne,  le  spec- 
tacle de  ce  prince  païen,  revenant  d'un  pays  étranger  avec  ime  foi 
étrangère,  et  la  prêchant  à  ses  sujets  sur  les  chemins  et  les  places 
publiques]  Cédons  ici  la  parole  à  l'historien  le  plus  récent,  le  moins 
suspect  assurément  de  toute  complaisance  pour  les  Slaves  et  de 
tout  entraînement  de  l'émotion  religieuse  :  c'est  un  Allemand  et 
un  libre  penseur  déclaré  qu'on  va  entendre. 

«  Quelque  grandes  que  doiveat  être,  —  ainsi  s'exprime  l'historien  alle- 
mand,—  nos  réserves  et  nos  restrictions  à  l'égard  de  l'œuvre  de  Jagello, 
on  ne  saurait  nier  ce  qu'il  y  avait  de  profondément  touchant  dans  son 
rôle  d'apôtre.  C'est  en  vain  qu'évêques  et  franciscains,  pleins  de  zèle  et 
d'enthousiasme,  avaient  prêché  pendant  si  longtemps  le  salut  du  Christ 
aux  adorateurs  de  Pei^Lunos  :  c'étaient  des  voix  dans  le  désert;  les  prédi- 
cateurs ne  connaissaient  bien  ni  la  langue  ni  le  sentiment  de  la  nation  de 
Gédimin.  Un  roi  se  leva  du  milieu  mêime  de  ce  peuiple,  et  il  fut  écouté; 
il  enseigna  l'Évangile  aux  enfans  de  son  pays  dans  leur  idiome  et  selon 
leur  esprit,  et  la  munificence  du  maître  put  au  besoin  suppléer  à  l'élo- 
quence de  l'apôtre.  Le  manteau  de  drap  blanc,  par  exemple,  que  le  roi 
donnait  à  tout  nouveau  baptisé  (en  signe  de  renouvellement  et  de  pureté) 
n'était  pas  probablement  pour  peu  dans  l'empressement  des  néophytes; 
mais  il  est  sûr  que  les  néophytes  arrivèrent  en  foules  nombreuses,  et  de- 
mandèrent le  baptême  du  Christ,  il  est  sûr  que  les  prêtres  ne  sufTu^ent 
pas  à  la  besogne,  et  qu'il  fallut  mener  les  catéchumènes  par  groupes 
à  la  rivière,  des  groupes  d'hommes  et  des  groupes  de  femmes  séparé- 
ment :  on  les  aspergeait  de  l'eau  purifiante,  et  ils  se  relevaient  chrétiens. 
C'est  par  groupes  aussi  qu'on  leur  donnait  des  noms  :  telle  bande  re- 
çut en  bloc  le  nom  de  Stanul,  de  Yanulis  (Stanislas,  Jean),  tel  autre 
celui  de  Anna,  de  Yadziula  (Hedvige)  et  ainsi  de  suite...  Qu'il  dut 
être  émouvant  aussi,  le  spectacle  qu'offrit  Wilno  le  17  février  1387,  et 
qu'on  aime  à  se  le  représenter  par  l'imagination  !  C'est  un  jour  de  di- 
manche, le  dimanche  E&io  miM;  on  lit  le  même  évangile  qu'entendit 
Jagello  l'an  passé  à  Cracovie  pendant  le  couronnement.  Les  neiges  de 
l'hiver  couvrent  de  leurs  couches  blanches  la  terre,  les  rameaux  des 
arbres  et  les  collines.  Sur  la  plus  haute  des  collines  qui  entourent  la 
ville  se  dresse  l'image  de  Perkunos  «  aux  yeu-x  rouges  et  courroucés  et 
au  front  flamboyant;  »  sur  la  plate-forme  plantée  de  chênes  bride  le  feu 
éternel  du  dieu  Znicz,  «  le  dieu  vénéré  et  inaccessible.  »  Une  brise  gla- 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ciale ,  —  on  dirait  le  soupir  plaintif  des  siècles  qui  meurent,  —  siffle  à 
travers  le  bois  sacré.  La  foule  attend  anxieuse,  haletante,  et  ses  lèvres 
crispées  envoient  une  question  muette  aux  «  divinités.  »  Tout  à  coup  la 
clochette  du  sacristain  retentit  au  loin;  un  nuage  d'encens  se  lève  au- 
dessus  d'une  procession  qui  avance  en  chantant  des  hymnes,  et  monte 
lentement  la  pente  escarpée  de  la  colline.  A  la  tête  marche  le  roi,  en- 
touré des  princes  du  pays  et  des  grands  seigneurs  de  l'étranger;  puis 
vient  le  grand-prêtre  de  l'étranger  en  costume  d'or,  la  liare  au  front,  la 
crosse  dans  la  main,  et  derrière  lui  se  pressent  des  moines  franciscains. 
Le  cortège  fait  le  tour  du  temple,  resté  jusque-là  à  l'abri  de  toute  souil- 
lure. Soudain  des  moines  zélés  saisissent  des  haches,  d'autres  s'emparent 
de  vases  remplis  d'eau;  sous  leurs  coups  impies,  l'image  de  bois  du 
dieu  du  feu  éclate  en  morceaux,  un  torrent  sifflant  éteint  la  flamme  gar- 
dée pendant  tant  de  générations;  les  vieux  chênes  tombent  et  couvrent 
dans  leur  chute  la  honte  d'une  superstition  pieuse  qui  a  duré  pendant 
des  siècles!  Perkunos,  où  sont  tes  foudres?  Et  toi,  Znicz,  comment  te 
trouves-tu  tout  à  coup  impuissant  à  venger  l'injure  qui  vient  d'être  faite 
à  tes  autels  et  à  tes  croyans?  Un  silence  de  mort  règne  à  l'entour,  un  vent 
d'orage  mugit  seul  sur  le  sanctuaire  dévasté,  et  une  douleur  profonde 
saisit  les  cœurs  qui  ont  adoré  ces  dieux  et  s'étaient  confiés  dans  leur 
force.  Là  où  il  y  a  un  instant  à  peine  se  tenait  debout  le  faux  dieu,  une 
croix  vient  s'implanter,  sur  laquelle  on  voit  la  figure  de  celui  qui,  disait 
le  roi,  «  est  venu  annoncer  le  salut  aux  cœurs  brisés  et  abattus,  rendre 
la  liberté  aux  captifs,  et  donner  la  consolation  à  tous.  »  Et  plus  fort  que 
les  miigissemens  de  la  tempête  retentit  le  Te  Deum  des  moines  triom- 
phans...  Tout  un  monde  de  croyances  fantastiques  a  croulé  et  est  en- 
seveli; une  foi  nouvelle  doit  le  remplacer,  et  sur  les  ruines  du  temple 
de  Znicz  Jagello  met  ce  jour  même  les  premiers  fondemens  de  la  ca- 
thédrale catholique  de  VViIno,  où  tant  de  générations  viendront  dans  la 
suite  porter  leurs  joies  et  leurs  douleurs  à  Jésus,  fils  de  Marie  (1)...  » 

Que  dans  ces  conversions  en  masse,  dans  cette  refonte  religieuse 
de  toute  une  génération  ainsi  poussée  au  baptême,  il  dût  y  avoir 
une  bonne  part  d'alliage,  on  ne  peut  guère  en  douter.  Autre  ne 
fut  pas  le  triomphe  du  christianisme  chez  les  Francs,  chez  les 
Normands,  dans  bien  des  pays  de  l'Europe,  et  quiconque  sait  lire 
trouvera  dans  l'histoire  même  des  missions  contemporaines  maint 
exemple  de  ce  tribut  payé  à  notre  fragile  humanité.  Parmi  ces  mil- 
liers de  nouveaux  croyans  qui  sur  les  bords  du  Niémen  acclamaient 
si  docilement  la  doctrine  du  maître,  une  rare  élite  évidemment  en 
avait  pu  pénétrer  les  dogmes  profonds  et  la  morale  sublime.  Les 
multitudes  raisonnent  aussi  peu  leurs  conversions  que  leurs  plébi- 

(1)  Julius  Caro,  Geschichte  Polen's,  III,  30-3G, 


UNE    ANNEXION    d' AUTREFOIS.  37 

t 

scites;  elles  suivent  quelque  grand  courant  né  dans  leurs  profon- 
deurs mêmes,  souvent  aussi  elles  ne  font  qu'obéir  à  la  direction  plus 
ou  moins  éclairée  de  ceux  qui  les  dispensent  de  choisir,  cyivuny, 
starostes  ou  préfets...  Ce  qui  mérite  d'arrêter  un  esprit  réfléchi,  c'est 
qu'aucune  résistance,  même  partielle,  ne  se  soit  élevée  quand  un 
grand-prêtre  de  l'étranger  vint  abattre  les  temples  de  Znicz,  c'est 
qu'une  religion  qui  avait  dans  le  passé  de  si  profondes  racines,  qui 
naguère  encore  était  défendue  par  un  clergé  puissant  et  pour  la- 
quelle les  compagnons  de  Keystut  avaient  soutenu  tant  de  combats 
héroïques,  que  l'antique  culte  national  enfin  n'ait  point  tenté  une 
lutte  suprême.  Les  documens  contemporains  ne  parlent  que  de 
deux  boyars  «  obstinés  dans  le  manichéisme  »  que  le  fils  d'Olgerd 
a  dû  faire  exécuter.  Faut-il  attribuer  une  victoire  aussi  incontestée 
de  l'Évangile  au  lent  travail  des  âges  passés,  au  sang  fécond  des 
martyrs  franciscains  sous  les  prédécesseurs  de  Jagello,  à  l'action 
sourde  et  pénétrante  des  princesses  slaves  et  de  leurs  chapelles 
chrétiennes?  Doit-on  y  voir  plutôt,  avec  tant  d'historiens,  un  effet  de 
cet  esprit  de  servitude  qui,  en  Lithuanie,  aurait  mis  à  la  discrétion 
du  prince  la  conscience  de  ses  sujets  aussi  bien  que  leur  fortune  et 
leur  vie  en  faisant  du  kniaz  l'arbitre  incontesté  non-seulement  des 
hommes,  mais  des  dieux?  On  serait  peut-être  mieux  inspiré,  si  l'on 
voulait  chercher  dans  le  relâchement  même  de  ce  despotisme,  — 
dans  l'abandon  généreux  que  fit  alors  le  kniaz  de  la  partie  la  plus 
exorbitante  et  la  plus  monstrueuse  de  ses  prérogatives  séculaires, 
—  le  secret  principal  du  succès  de  «  la  croix  léchite  »  à  Wilno. 
Chose  curieuse,  partout  où  un  grand  changement  religieux  a  été 
inauguré  ou  secondé  par  un  chef  de  l'état,  le  pouvoir  politique  a 
rarement  négligé  l'occasion  de  fortifier  sa  puissance,  d'étendre  son 
cercle  d'action,  et  depuis  Constantin  jusqu'à  Henri  YIII  toute  ré- 
forme dans  un  culte  national  a  servi  le  despotisme  des  princes  qui 
s'en  étaient  faits  les  protecteurs.  Ce  fut  tout  le  contraire  qui  eut 
lieu  dans  Ja  Lithuanie  lors  de  sa  conversion  au  christianisme.  Là 
un  prince  vraiment  supérieur,  en  donnant  le  signal  de  la  rénovation 
religieuse  à  son  peuple,  se  dépouillait  en  même  temps,  de  sa  propre 
volonté,  d'une  omnipotence  jusque-là  sans  bornes  et  que  le  génie 
de  la  nation  ne  songeait  nullement  à  lui  contester.  Rien  peut-être 
n'honore  plus  la  mémoire  du  roi  Ladislas  II,  que  cet  acte  d'une  ma- 
gnanime hardiesse,  comme  aussi  rien  n'était  plus  propre  à  pénétrer 
les  Lithuaniens  de  l'amour  du  Christ,  à  leur  démontrer  que  la  foi 
ancienne  avait  bien'  été  le  règne  de  la  misère  et  de  l'esclavage,  que 
la  foi  nouvelle,  «  la  foi  polonaise,  »  allait  être  le  règne  de  la  liberté 
et  du  bonheur. 

Le  mercredi  qui  suivit  ce  dimanche  Esto  mihi  où  s'écroula  le 
sanctuaire  de  Znicz  et  de  Perkunos,  —  un  mercredi  des  cendres,  — 


38  REYUE   DES    DEUX   MONDES. 

Jagello  en  effet  publiait  un  édit  qui  devint  la  charte  nouvelle  de  la 
Lithuanie  chrétienne:  après  avoir  posé  les  premiers  fondemens 
d'une  cathédrale  catholique  dans  son  pays,  le  grand  monarque 
y  jetait  aussi  les  premières  bases  des  droits  et  des  libertés  publi- 
ques, saiubre  monumentmn  juriiim  ac  likertatmn,  ainsi  que  s'ex- 
prime le  document  avec  une  concision  et  une  énergie  remaïquables. 
Par  cet  édit  célèbre,  le  souverain  accordait  à  ses  sojets  liUiuaniens 
le  droit  de  disposer  désormais  en  toute  liberté  de  leurs  biens  et  de 
leurs  propriétés,  de  marier  leurs  filles,  leui's  parens,  selon  leur 
volonté  et  sans  l'autorisation  du  prince,  de  transmettre  les  béri- 
tages  à  leur  gré  et  d'après  les  coirvenances  de  la  famille,.  La  veuve, 
elle  aussi,  devait  désormais  hériter  de  son  mari,  sauf  à  céder  ces 
biens  aux  enfans  issus  du  premier  mariage  en  cas  de  secondes 
noces.  Les  sujets  étaient  également  dispensés  dans  l'avenir  de  toute 
corvée  {lahorcs,  rohol)  pour  le  }>rmce;  ils  n'étaient  plus  tenus  qu'aux 
travaux  d'utilité  générale,  tels  que  la  construction  des  forteresses, 
et  au  service  militaire;  en  cas  de  levée  en  masse  {po^onia).,  chaque 
homme  était  obligé  de  contribuer  à  la  défense  de  la  patrie.  Enfin 
des  juges  étaient  établis  dans  tout  le  pays;  ils  devaient,  sans  l'in- 
tervention du  grand-duc,  recevoir  les  plaintes  et  prononcer  des  ar- 
rêts ((  d'après  les  lois  qui  sont  en  vigueur  dans  le  royaume  de  Po- 
logne, —  pour  que  le  droit  soit  égal  env^ers  ceux  qui  sont  réunis 
sous  la  mèîiïe  couronne...  » 

Qu'on  veuille  bien  se  rappeler  le  tableau  tracé  plus  haut  de  l'état 
intérieur  de  la  Lithuanie  païenne,  de  «  l'esclavage  organisé  »  qui  a 
pesé  pendant  des  siècles  sur  le  pays  de  Gédimin,  et  l'on  compren- 
dra dès  lors  la  signification  que  devait  avoir  pour  l'adorateur  de  Per- 
kuûos  u  la  foi  nouvelle  venue  de  l'étranger;  »  elle  en  faisait  un  ci- 
toyen, elle  lui  assurait  les  biens  de  la  terre  et  les  joies  de  la  famille, 
elle  lui  procurait  ce  saluhre  momimentiuR  juriuni  ac  libertatmn  <(  à 
l'instar  de  la  Pologne...  »  La  liberté!  le  droit!  mots  jusque-là  in- 
connus de  l'autre  côté  du  Niémen  et  que  la  Pologne  y  apportait  pour 
la  première  fois,  —  dons  sublimes  qui  firent  sans  nul  doute  beau- 
coup pour  l'union  de  la  Lithuanie  avec  le  Christ,  qui  firent  tout  pour 
l'union  des  deux  peuples  entre  eux.  Ceci  apparaît  avec  une  évidence 
lumineuse  dans  les  deux  assemblées  politiques  mémorables  qui 
proclamèrent  et  ratifièrent  cette  union,  à  la  distance  de  deux  siè- 
cles, dans  les  deux  grands  actes  parlementaires  qui  portent  dans 
l'histoire  les  noms  de  Horodlo  et  de  Lubliu,  et  qu'il  nous  reste  en- 
core à  raconter. 

JULIAN    KlACZKO. 


PIERRE  OUÏ  ROULE 


SECONDE     PARTI  E     (i; 


Quand  Laurence  eut  un  peu  dessiné  et  un  peu  rêvé,  comme  s'il 
eût  senti  le  besoin  de  résumer  ses  souvenirs,  il  reprit  son  récit. 

—  Je  ne  devais  voir  mon  père  qu'aux  vacances,  et  j'avais  trois 
mois  de  liberté  jusque-là.  Je  lui  écrivis  que  j'allais  voyager  ayec  un 
ami  pour  mon  instruction.  Cette  courte  explication  suffisait  au  brave 
homme.  Étranger  à  tout  genre  d'études,  ignorant  du  mécanisme 
social  dans  toute  autre  sphère  que  la  sienne,  il  pouvait  parfaite- 
ment croire  que  j'allais  travailler  en  me  promenant,  puisque  je  lui 
affirmais  ma  résolution  de  songer  sans  relâche  à  mon  avenir. 

Avant  de  vous  lancer  avec  moi  dans  la  vie  nomade,  je  dois  vous 
faire  connaître  les  principaux  personnages  auxquels  j'associais  ma 
destinée.  Les  uns  quittèrent  Paris  avec  nous,  les  autres  furent  ral- 
liés en  route. 

L'inséparable  de  Bellamare  et  son  meilleur  ami  peut-être,  en 
même  temps  que  son  antipode  comme  caractère  et  comme  aspect, 
était  un  homme  dont  l'histoire  bizarre  mérite  d'être  contée.  Il  por- 
tait le  nom  de  Moranbois  et  s'appelait  réellement  îlilarion,  lui, 
l'homme  le  moins  gai  de  la  terre.  Il  ne  s'était  jamais  connu  de  fa- 
mille. Enfant  de  l'hospice,  il  avait  gardé  les  pourceaux  chez  un 
paysan  qui  le  battait  et  le  laissait  mourir  de  faim.  Enlevé  moitié  de 
gré,  moitié  de  force,  par  des  saltimbanques  qui  passaient,  il  n'avait 
cependant  paru  propre  à  rien  pour  le  divertissement  du  public;  on 
l'avait  \dte  abandonné  sur  un  chemin,  où  un  Auvergnat  l'avait  ra- 
massé pour  porter  sa  balle.  Ce  métier  lui  plut;  on  le  nourrissait 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  juin. 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

convenablement,  il  aimait  à  voyager,  et  l'Auvergnat  n'était  pas  un 
méchant  homme.  Il  se  trouva  qu'Hilarion  était  un  brave  enfant, 
très  résigné,  très  patient  et  très  fidèle.  L'Auvergnat  n'avait  qu'un 
défaut  :  c'était  un  maître  ivrogne,  et  bien  souvent,  fléchissant  sous 
le  poids  de  sa  marchandise,  il  la  semait  sur  les  chemins.  Hilarion, 
avec  un  peu  d'exercice,  devint  un  cheval  de  bât  capable  de  porter 
tout  le  fonds  de  commerce  de  son  patron.  En  outre,  comme  il  avait 
bon  cœur,  il  ne  l'oubliait  pas  au  revers  des  fossés,  où  il  faisait  de 
fréquens  sommes  le  long  des  routes.  Quand  il  le  voyait  tituber  ou 
divaguer,  il  l'emmenait  prudemment  en  rase  campagne,  loin  des 
querelles  et  à  l'abri  des  voleurs.  Il  veillait  sur  le  maître  et  sur  la 
cargaison;  il  cumulait  les  fonctions  du  cheval  et  celles  du  chien. 

L'Auvergnat  se  mit  à  chérir  Hilarion,  et  il  l'associa  à  ses  béné- 
fices. L'enfant  eût  ainsi  gagné  et  amassé  quelque  chose;  mais  quand 
le  patron  avait  soif,  il  lui  empruntait  sa  pan  de  gain  et  oubliait  de 
la  lui  rendre.  Il  est  vrai  qu'Hilarion  oubliait  de  la  réclamer. 

Cette  amitié  et  cette  association  durèrent  longtemps;  Hilarion 
avait  vingt  ans  quand  l'Auvergnat  mourut  hydropique  dans  un  hô- 
pital, laissant  un  peu  d'argent  que  son  jeune  associé  porta  aux  hé- 
ritiers, sans  en  rien  distraire  pour  payer  ses  services.  C'étaient  de 
pauvres  paysans  chargés  de  famille,  auxquels  il  n'eut  le  courage 
de  rien  demander.  Il  les  quitta  sans  se  préoccuper  de  ce  qu'il  allait 
devenir.  A  force  de  voir  les  autres  insoucians  de  son  sort,  il  s'était 
habitué  à  faire  comme  les  autres.  Déjà  misanthrope,  il  n'avait  rien 
vu  et  rien  connu  de  bon  dans  la  vie,  si  ce  n'est  son  Auvergnat 
ivrogne,  qui  ne  l'avait  pas  maltraité,  mais  qui  ne  l'avait  pas  non 
plus  récompensé.  Il  ne  faisait  pourtant  en  lui-même  aucun  reproche 
à  sa  mémoire.  Cet  homme  lui  avait  appris  à  lire  et  à  écrire  tant 
bien  que  mal,  plus  un  peu  de  bâton  pour  se  défendre  au  besoin.  Il 
avait  développé  sa  force  physique,  son  sang-froid  dans  le  danger, 
son  aptitude  à  la  vie  ambulante.  En  marchant  seul  devant  lui,  Hi- 
larion croyait  qu'un  homme  courageux,  fort  et  sobre,  ne  peut  pas 
mourir  de  faim,  même  au  milieu  des  égoïstes. 

Il  se  trompait;  il  faut  un  premier  capital,  si  minime  qu'il  soit. 
Aucun  travail  ne  peut  se  passer  de  l'instrument  du  travail.  Hilarion 
n'avait  pas  de  quoi  acheter  la  plus  mince  pacotille.  Il  ne  savait 
comment  utiliser  ses  mains  vides,  lorsqu'on  passant,  après  deux 
jours  de  jeûne,  sur  une  place  publique,  il  vit  un  hercule  qui  tom- 
bait tous  les  fantassins  de  la  garnison,  et  s'avisa  que  ses  poings 
pouvaient  bien  lui  servir.  Il  lui  sembla  que  cet  athlète  était  plus 
adroit  que  robuste,  et  il  se  présenta  pour  lutter  contre  lui,  après 
avoir  observé  son  jeu.  Seulement,  en  pariant  de  le  vaincre,  il  avoua 
à  l'assistance  qu'il  mourait  de  faim  et  de  soif.  —  Bois  et  mange, 
lui  dit  l'alcide  de  carrefour  d'un  ton  superbe,  je  ne  tombe  pas  ceux 


y  PIERRE    QUI    ROULE.  M 

qui  se  tombent  tout  seuls.  —  Une  collecte  improvisée  permit  au 
nouveau-venu  de  dévore*'  un  morceau  de  pain  et  d'avaler  un  verre 
de  vin,  après  quoi  il  descendit  dans  l'arène. 

C'était  bien  véritablement  une  arène,  le  cirque  romain  de  Nîmes, 
et  quand  Hilarion  Moranbois  racontait  son  histoire,  il  disait  que, 
voyant  pour  la  première  fois  ce  vaste  monument  d'une  si  belle  pro- 
portion, sans  savoir  ce  que  c'était,  sans  avoir  la  moindre  idée  du 
passé,  la  moindre  notion  d'histoire,  il  s'était  senti  fort  et  vaillant 
comme  dix  mille  hommes. 

L'hercule  de  profession  fut  totubé  par  l'hercule  improvisé.  Le 
lendemain,  il  demanda  sa  revanche.  Hilarion  avait  bien  dîné,  les 
amateurs  de  l'endroit  avaient  festoyé  sa  victoire  au  cabaret.  Il 
remporta  une  victoire  nouvelle  et  si  éclatante  que  d'autres  lutteurs 
anibulans  furent  convoqués  pour  se  mesurer  avec  lui.  Il  les  tojiibei 
tous  et  fut  engagé  moyennant  partage  d'un  quart  de  la  recette. 
Pourtant  il  quitta  cette  troupe,  parce  qu'on  lui  proposa  de  se  laisser 
tomber  par  un  homme  masqué,  qui  n'était  autre  que  l'hercule  dont 
il  avait  pris  la  place.  On  lui  faisait  de  belles  offres  pour  se  prêter 
à  cette  comédie,  qui  réussit  toujours  sur  le  public,  et  qui  devait 
faire  de  l'argent.  Son  amour-propre  l'emporta  sur  son  intérêt,  il 
refusa  avec  hauteur,  s'emporta,  battit  son  directeur,  creva  d'un 
coup  de  poing  la  grosse  caisse,  qu'on  lui  fit  payer  le  centuple  de 
ce  qu'elle  valait,  et  se  sauva  les  mains  encore  vides,  pour  se  rendre 
à  Arles,  où  on  lui  avait  dit  qu'il  trouverait  d'autres  arènes.  11  avait 
décidément  le  goût  des  monumens  classiques. 

11  rencontra  en  route  M"""  Plnme-au-Vent,  qui  dansait  une  espèce 
de  tarentelle  mêlée  de  montferrine  en  s' accompagnant  du  tam- 
bour de  basque  et  du  triangle  avec  beaucoup  d'adresse;  ce  furent 
ses  premières  amours.  Ils  débutèrent  ensemble  dans  plusieurs  villes 
de  passage,  l'une  desquelles  faillit  lui  être  funeste. 

Le  soir  de  son  arrivée,  comme  il  venait  d'exhiber  ses  talens  sur 
la  place,  il  fut  appelé  discrètement  par  une  soubrette  qui  le  con- 
duisit, à  travers  un  dédale  de  rues  obscures,  à  une  maison  de  bonne 
apparence  perdue  au  milieu  des  jardins.  Là,  une  dame  maigre  et 
brune,  à  l'œil  vif  et  impérieux,  lui  parla  en  ces  termes  : 

—  Youlez-vous  entrer  chez  moi  comme  aide-jardinier?  Vous  ne 
ferez  rien,  vous  dormirez  le  jour;  la  nuit,  vous  veillerez  en  montant 
la  garde  sans  bruit  dans  le  jardin.  Je  suis  obsédée  par  un  officier  de 
la  garnison  qui  est  follement  épris  de  moi  et  qui  menace  de  m'en- 
lever.  C'est  un  enragé,  un  dial3le  qui  le  ferait  comme  il  le  dit  et 
qui  est  très  fort,  je  vous  en  préviens.  Mes  gens  sont  poltrons,  ga- 
gnés par  lui  peut-être,  et  vous  voyez  que,  seule  dans  cette  demeure 
isolée,  je  ne  recevrais  pas  de  secours  du  dehors.  Frappez  donc  cet 
homme  si  vous  le  voyez  rôder  sous  mes  fenêtres  ou  même  dans 


42  REVUE  DïS    DEUX   MOITOES. 

mon  enclos.  Ne  le  tuez  pas,  mais  traitez-le  de  façon  à  lui  ôter  l'en- 
vie de  revenir.  Chaque  fois  que  vous  lui  donnerez  une  leçon  de  ce 
genre,  vous  recevrez  cent  francs. 

—  Mais  s'il  est  plus  fort  que  moi?  répondit  Hilarion,  s'il  me  tue? 

—  Qui  ne  risque  rien  n'a  rieîi,  répliqua  la  dame. 
C'est  assez  Juste,  pensa  le  lutteur,  et  il  accepta. 

Huit  nuits  se  passèrent  sans  qu'une  feuille  remuât,  sans  qu'un 
grain  de  sable  grinçât  dans  le  jardin.  A  la  neuvième  nuit,  par  un 
beau  clair  de  lune,  un  officier,  dont  le  signalement  répondait  à 
celui  qu'on  avait  donné  à  Hdarion,  ouvrit  une  grille  dont  il  avait 
la  clé,  et,  sans  prendre  aucune  précaution,  se  dirigea  vers  la  mai- 
s^on.  Hilarion  répugnait  à  se  jeter  sur  lui  par  surprise.  H  eut  la  sim- 
plicité de  l'avertir  qu'il  allait  lui  faire  un  mauvais  parti,  s'il  ne  se 
retirait  au  plus  vite.  L'^inconnu  lui  rit  au  nez,  le  traita  d'imbécile 
et  le  menaça  de  le  rouler  dans  les  cloches  à  melons,  s'il  faisait  la 
mauvaise  tête.  Hilarion  ne  put  soufirir  ce  langage,  la  lutte  s'en- 
gagea. L'impertinence  du  visiteur  l'avait  mis  en  colère,  et  la  vigou- 
reuse défense  qu'il  faisait  ne  peimettait  pas  de  le  ménager.  Hila- 
rion le  roula  dans  les  artichauts  et  l'y  laissa  si  malade  qu'il  le  crut 
mort.  Il  courut  avertir  la  dame,  qui  vint  avec  un  flambeau  et  sa 
fdle  de  chambre  constater  l'événement.  —  Malheureux,  qu'avez- 
vous  fait!  s'éCiia-t-eile;  vous  avez  assassiné  mon  mari,  qui  revenait 
de  voyage  !  Sauvez- vous,  et  que  j€  n'entende  jamais  parler  de  vous  ! 

Hilarion  restait  stupéfait.  —  Réclame  tes  cent  francs,  lui  dit  tout 
bas  et  précipitamment  la  soubrette  :  elle  savait  très  bien  que  c'était 
monsieur!  Elle  t'en  veut  de  ne  l'avoir  pas  tué  tout  à  fait. 

Hilarion  fut  si  terrifié  d'avoir  commis  un  crime  en  croyant  faire 
office  de  bon  gardien,  qu'il  ne  voulut  rien  réclamer  et  s'enfuit  en 
jurant  qu'on  ne  l'y  prendrait  plus. 

n  retrouva  à  Arles  M"''  Plume-au-Vent,  qui  s'était  déjà  associée 
avec  un  géant  alsacien  et  un  nain  prétendu  Lapon.  Il  y  lit  assez 
bien  ses  affaires;  mais  l'âge  de  la  conscription  était  venu,  et  il  tira 
le  n°  1.  Il  fut  soldat  sept  ans  en  Algérie  et  s'en  trouva  bien.  Il  y 
acheva  son  éducation,  c'est-à-dire  qu'il  y  apprit  le  français  et 
l'arabe,  et  comme  il  écrivait  assez  coiTectement  et  calculait  très 
juste,  comme  il  était  un  fantassin  propre,  ponctuel  et  brave,  ses 
camarades,  qui  l'aimaient  malgré  sa  rudesse,  crurent  qu'il  aurait  de 
l'avancement.  Il  n'en  fut  rien,  et,  nonobstant  sa  bonne  tenue  et  son 
assiduité  au  service,  il  fut  rayé  du  tableau  pour  cause  d'insubordi- 
nation. Il  est  vrai  de  dire  qu'il  détestait  ses  supérieurs,  quels  qu'ils 
fussent,  et  qu'il  leur  répondait  mal.  Soumis  à  la  règle,  il  ne  pouvait 
supporter  le  commandement  personnel  dès  qu'il  lui  semblait  dé- 
passer les  limites  de  l'autorité  stricte,  ou  ne  pas  les  atteindre  scru- 
puleusement. Un  esprit  de  critique  très  singulier  chez  un  homme 


PIERRE    QUI    ROULE.  '43 

si  mal  classé  dans  le  monde,  ti'ès  fâclieux  dans  la  position  où  il 
se  trouvait,  s'était  développé  en  kii  et  tendait  à  devenir  le  fond  de 
son  csiractère,  l'obstacle  de  son  avenir.  Il  eut  plus  de  punitions  que 
de  récompenses,  et  quand  il  eut  fait  son  temps,  n'espérant  rien  d'un 
renga;gement,  il  revint  en  France  aussi  seul,  aussi  dénué  qu'il  en 
éta,it  sorti. 

Au  régiment,  il  s'était  beaucoup  exercé  à  tous  les  genres  de 
gymnastique,  et  dans  tous  il  avait  été  le  premier.  Il  n'aimait  pour- 
tant pas  l'état  de  gymnaste^  et  la  perspective  de  recommencer  ses 
exercices  en  plein  vent  ne  lui  souriait  pas.  Il  fut  pendant  quelques 
années  portefaix  sur  le  port  à  Toulon,  homme  de  peine,  comme  on 
dit,  expression  douloureuse  qui  peint  de  reste  une  exisrtence  dure 
et  sombre.  On  ne  sait  pas  combien  la  force  physique  est  un  don 
fatal  et  périlleux.  L'homme  exploite  tout,  et  la  vigueur  exception- 
nelle d'Hilarion  l'exposait  à  tous  les  genres  d'exploitation.  Il  fut  tâté 
par  les  voleurs  et  presque  embauché  à  son  insu  pour  des  tentatives 
de  meurtre.  Éclairé  à  temps,  il  devint  défmitivement  d'une  défiance 
eXitrême,  prit  les  malfaiteurs  en  esécraition  et  en  vit  volontiers 
partout;  sa  misanthropie  en  augmenta,  et,  comme  au  milieu  de  la 
fatigue  et  de  la  tristesse  il  réfléchissait  plus  qu'il  n'appartenait  à  sa 
misérable  condition,  il  devint  une  sorte  de  Diogène.  Seul  dans  la 
vie,  il  se  fit  encore  plus  seul  par  sas  habitudes  et  ses  pensées. 

Très  désintéressé,  très  insouciant  du  lendemain,  très  indifférent 
pour  lui-même,  il  ne  tira  parti  de  rien,  pas  même  de  ses  belles 
actions.  Il  se  distingua  dans  plusieurs  sauvetages,  et  fut  plusieurs 
fois  médaillé,  mais  sans  songer  à  demander  aucun  secours,  sans 
vouloir  faire  partie  d'aucune  association,  sans  consentir  au  moindre 
remerciaient.  Il  avait  coutume  de  dire  que,  n'ainaant  pas  le  genre 
hunaâin,  il  n'exposait  sa  vie  que  pour  le  plaisir  d'essayer  ses  mus- 
cles et  d'exercer  son  coup  d'ceil.  Quelques  personnes  du  midi,  qui 
plus  tard  l'ont  retrouvé  dans  la  civilisation,  se  soîit  rappelé  l'é- 
trange et  fai^ouche  personnage  qu'elles  avaient  vu  portefaix  à  Tou- 
lon, et  qu'elles  avaient  même  employé  par  curiosité  de  son  carac- 
tère. Silencieux,  absorbé,  hautain,  il  avait  toujours  l'œil  défiant  et 
dur,  la  parole  acerbe,  volontiers  injurieuse  et  toujours  cynique,  le 
geste  provocateur,  et  tout  à  coup  un  calme  dédaigneux  succédait  à 
la  menace.  Tout  lui  était  sujet  d'irritation,  et  presque  aussitôt  oh- 
jet  de  mépris  ou  d'indifférence. 

Un  beau  joiu',  il  rencontra  un  enfant  complètement  abandonné 
qui  s'attacha  à  lui.  C'était  un  assez  joli  petit  garçon,  très  pusilla- 
nime, que  la  rébarbative  figure  d'IIilarion  n'effraya  pourtant  pas. 
Touché  de  cette  preuve  de  confiancs  ou  frappé  de  cette  bizarrerie, 
il  emmena  l'enfant  dans  son  bouge,  le  nourrit  et  l'éleva  à  sa  ma- 
nière, mais  sans  réussir  le  moins  du  monde  à  modifier  ses  instincts 


l^ll  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  paresse,  de  couardise  et  de  gloriole.  Cet  être  faible  et  vain,  qui 
n'était  autre  que  le  jeune  premier  Léonce,  dont  je  vous  ai  parlé 
dans  la  première  partie  de  mon  récit,  devint  le  tyran  d'Hilarion. 
L'homme  le  plus  farouche  a  besoin  apparemment  d'être  dominé 
par  quelque  secrète  pitié;  pour  complaire  à  Léonce,  pour  lui  pro- 
curer des  jouets  et  des  habits  neufs,  pour  le  soustraire  aux  moque- 
ries et  aux  brutalités  des  autres  enfans,  en  un  mot ,  pour  le  sur- 
veiller et  l'avoir  toujours  près  de  lui,  Hilarion  quitta  le  port  et  les 
ballots  de  Toulon  et  reprit  son  ancien  état  de  lutteur,  sa  vie  d'a- 
ventures, son  maillot  à  paillettes,  son  diadème  de  clinquant  et  son 
ancien  sobriquet  de  Coq-en-Bois. 

C'est  dans  cet  équipage  qu'il  travailla  un  jour,  il  y  a  quelque 
dix  ans,  sous  les  yeux  de  Bellamare,  que  le  hasard  avait  amené  à  la 
foire  de  Beaucaire.  La  figure  sinistre,  la  voix  rauque,  la  prononcia- 
tion fantastique  du  personnage  n'alléchèrent  certes  pas  Yimpre- 
sario,  et  il  ne  put  qu'admirer  la  force  de  son  biceps;  mais  le  len- 
demain, comme  Bellamare  revenait  dans  un  cabriolet  de  louage, 
il  rencontra  sur  sa  route  l'hercule  qui  s'en  allait  de  son  côté,  por- 
tant Léonce  sur  ses  épaules,  Léonce  âgé  de  dix  à  douze  ans,  mais 
trop  grand  prince  pour  voyager  autrement  que  sur  le  dos  des  au- 
tres. Hilarion  Coq-en-Bois  se  souvenait  d'avoir  porté  la  balle  à  l'âge 
où  il  se  fut  volontiers  fait  porter  lui-même,  et,  ne  se  sentant  ni  as- 
sez de  charme  dans  l'esprit  ni  assez  de  séduction  dans  le  caractère 
pour  amuser  son  pupille,  il  faisait  pour  lui  ce  qu'il  pouvait,  ce 
qu'il  savait  faire;  il  lui  épargnait  toute  fatigue  physique  et  se  fa- 
tiguait à  sa  place  :  n'était-il  pas  né  liomme  de  peine? 

C'est  en  s' abandonnant  à  ces  réflexions  philosophiques  qu'à  une 
montée  il  vit  devant  lui  un  cabriolet  qui  rasait  le  précipice  d'une 
manière  inquiétante.  Il  jugea  que  le  conducteur  de  ce  véhicule 
dormait,  et  il  doubla  le  pas;  mais,  avant  qu'il  eût  pu  l'atteindre,  le 
cheval  eut  peur  d'une  chèvre,  fit  un  écart  à  droite,  puis  un  à  gau- 
che... C'en  était  fait  de  Bellamare,  car  l'homme  qui  conduisait  sa 
voiture  de  louage  avait  en  dormant  laissé  tomber  les  rênes.  Heu- 
reusement Coq-en-Bois  avait  lestement  déposé  son  fardeau,  il  avait 
couru,  il  avait  saisi  une  roue  avec  sa  poigne  d'hercule.  Le  cheval, 
qui  avait  déjà  perdu  pied,  roula  seul  dans  l'abîme,  les  deux  tiges 
du  brancard  s'étant  heureusement  cassées  net  avec  les  traits.  Le 
cabriolet,  enrayé  par  Coq-en-Bois,  recula,  et  Bellamare  en  sautant 
à  terre  vit  que  son  sauveur  avait  une  main  déchirée  par  l'effort 
inoui  qu'il  venait  de  faire  au  risque  d'être  emporté  aussi  dans  la 
chute. 

Ainsi  commença  leur  amitié.  Ils  voyagèrent  ensemble  jusqu'à 
Lyon,  et  le  lutteur,  pressé  de  questions,  raconta  son  histoire.  La 
modestie  farouche  avec  laquelle  il  parla  des  actions  héroïques  de 


PIERRE    QUI    ROULE.  /i5 

sa  vie,  ce  je  ne  sais  quoi  de  grand  et  de  trivial  qui  à  chaque  mot 
révélait  son  noble  et  maussade  caractère,  frappa  vivement  l'artiste. 

La  fantaisie  de  Bellamare  était  de  découvrir  et  de  perfectionner 
des  types;  il  s'imagina,  non  sans  raison,  qu'un  homme  si  solide  cà 
la  fatigue,  si  résigné  à  toutes  les  éventualités,  si  ferme  et  si  fier,  si 
méfiant  et  si  incorruptible,  serait  pour  lui  et  sa  troupe  un  factotum 
précieux.  Coq-en-Bois,  —  disons  maintenant  Moranbois,  car  la  pre- 
mière chose  que  fit  Bellamare  fut  de  lui  trouver  un  nom  sortable 
dont  l'euphonisme  ne  fût  pas  trop  neuf  pour  ses  oreilles,  —  Moran- 
bois  n'avait  qu'un  défaut  réellement  insupportable,  la  grossièreté 
de  son  langage.  Il  promit  de  s'en  corriger,  et  ne  put  jamais  tenir 
parole;  mais  il  déploya  au  service  de  Bellamare  tant  de  qualités 
essentielles,  probité,  dévoûment,  courage,  intelligence  pratique, 
que  Yimprcsario  ne  consentit  jamais  à  se  séparer  de  lui.  11  poussa 
même  l'amitié  jusqu'à  se  charger  de  faire  de  Léonce  un  artiste.  Il 
n'en  put  faire  qu'un  joli  garçon  sans  cervelle,  frotté  de  l'esprit  des 
autres  et  comédien  plus  que  médiocre;  mais  il  le  fit  engager  en  pro- 
vince et  même  à  Paris,  où  il  végète  encore  dans  de  pâles  emplois. 
Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  ce  personnage  infatué  de  lui- 
môme  croit  qu'il  est  victime  de  l'injustice,  qu'il  accuse  tous  les 
directeurs  de  l'avoir  sacrifié  par  jalousie  de  ses  succès  auprès  des 
femmes,  enfin  qu'il  a  complètement  oublié  le  dévoûment  paternel 
de  Moranbois,  qu'il  se  soucie  de  lui  comme  d'une  nèfle,  et  le  ver- 
rait sur  la  paille  sans  se  rappeler  qu'il  lui  doit  tout.  Cette  race 
d'ingrats  par  sottise  donne  beaucoup  dans  la  vie  dramatique;  mais 
ne  la  coudoie-t-on  pas  aussi  ailleurs?  M'est  avis  que  partout  elle 
abonde. 

Moranbois,  homme  de  confiance  de  Bellamare,  trouva  bientôt 
qu'il  n'avait  pas  assez  à  faire  de  voyager  en  courrier  pour  louer  les 
salles  de  spectacle,  pour  préparer  les  logemens,  pour  s'aboucher 
avec  les  hôteliers,  taverniers,  lampistes,  coiffeurs  et  machinistes, 
commander  les  affiches,  organiser  les  moyens  de  transport,  etc.  Il 
voulait  s'utiliser  en  raison  de  ses  forces,  et  un  beau  jour  la  troupe 
de  Bellamare  se  tordit  de  rire  en  entendant  l'ex-porte-balle,  l'ex- 
portefaix,  l'ex-lutteur,  déclarer  qu'il  avait  assez  de  santé  pour 
jouer  la  comédie  par-dessus  le  marché.  Offensé  de  l'hilarité  de  l'au- 
ditoire, il  traita  tous  les  acteurs  de  bouche -trous,  de  jolis  cœurs 
et  de  baladins  (j'adoucis  singulièrement  les  épithètes). 

On  était  habitué  cà  ses  boutades,  on  rit  davantage.  Il  se  fâcha 
sérieusement  et  se  vanta  de  jouer  mieux  que  personne  les  brigands 
de  mélodrame. 

—  Pourquoi  pas?  dit  Bellamare.  Apprends  un  rôle,  répétons-le 
à  nous  deux,  et  nous  verrons. 

Moranbois  essaya,  et  donna  la  grosse  note  de  l'emploi  de  la  façon 


à6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  plus  satisfaisante;  mais  la  fantaisie  lui  manquait.  Bellamare  lui 
souffla  des  idées  et  lui  apprit  à  tirer  parti  de  ses  défauts  naturel?. 
Docile  avec  ce  maître  ingénieux  et  persuasif,  i\Ioranbois  devint  un 
brigand  très  supportable  pour  la  province.  Il  ne  compromit  rien 
et  plut  beaucoup  au  populaire.  Son  succès  ne  l'enivra  pourtant 
pas,  il  consentit  à  remplir  les  derniers  rôles  dans  les  pièces  où  il 
n'était  qu'une  utilité.  Il  ne  se  crut  jamais  rabaissé  pour  dire  trois 
lignes,  pour  représenter  un  voleur,  un  pa^^san,  un  ivrogne,  un  ou- 
vrier, dans  une  courte  scène,  même  pour  endosser  la  livrée  et  por- 
ter une  lettre  :  cette  humilité  était  d'autant^  plus  touchante  qu'il 
avait  la  conviction  secrète  d'être  un  grand  comédien,  satisfaction 
erronée,  mais  naïve,  qui  ne  le  rendit  pas  plus  fier,  ce  dont  Bella- 
mare lui  sut  gré. 

Mais  je  ne  vous  ai  pas  encore  dit  le  plus  bizarre  résultat  de  l'as- 
sociation d'un  être  exquis  de  finesse  et  lettré  comme  était  Bella- 
mare et  de  l'être  rugueux,  mal  dégrossi,  toujours  impossible  de 
manières  et  de  langage  dont  je  vous  trace  le  portrait.  Bellamare, 
qui  remarque  et  note  toutes  choses  sans  avoir  l'air  de  prendre  garde 
à  rien,  découvrit  que  M.  Hilarion  Moranbois  était  un  critique  très 
net  et  très  sûr.  En  le  menant  avec  lui  dans  les  théâtres  de  Paris,  il 
fut  frappé  de  son  jugement  sur  les  pièces,  de  son  coup  d'œil  pour 
les  acteurs.  Il  le  promena  dans  les  musées  pour  voir  s'il  avait  des 
yeux  en  dehors  du  théâtre;  Moranbois  s'arrêta  d'instinct  devant  les 
toiles  des  maîtres,  et  s'enthousiasma  pour  les  statues  grecques, 
pour  les  bustes  romains.  Il  ne  sut  pas  dire  ce  que  c'était  que  le 
bea'i  idéal  et  ce  que  c'était  que  le  beau  réaliste;  mais  il  constata  la 
diff'.rence  à  sa  manière,  et  Bellamare  reconnut  qu'il  avait  profon- 
dément compris. 

Il  le  consulta  sur  l'esprit  et  le  sens  des  monumens,  sur  l'art  du 
décor,  et  il  le  trouva  plein  d'idées  et  d'invention.  C'en  était  fait, 
la  spécialité  de  Moranbois  s'était  révélée.  Il  était  l'homme  de 
prompte  appréciation  et  de  bon  conseil  par  excellence.  Quand,  à 
Paris,  où  il  suivait  son  directeur  pas  à  pas,  il  voyait  une  répétition, 
en  dix  paroles,  souvent  brutales  et  malséantes,  il  disait  à  l'oreille 
de  Bellamare  en  quels  endroits  la  pièce  tomberait,  en  quels  endroits 
elle  se  relèverait,  et  quel  serait  définitivement  son  sort.  Il  ne  se 
trompait  jamais.  Il  était  à  lui  tout  seul  le  public  vibrant  et  suscep- 
tible, naïf  et  corrompu,  généreux  envers  le  moindre  effort,  cruel 
envers  la  moindre  défaillance,  toujours  prêt  à  rire  ou  à  pleurer, 
mais  implacable  quand  on  l'ennuie.  Il  était  l'instinct  personnifié; 
son  âme,  restée  fruste  dans  l'âge  mûr,  était  comme  le  thermomètre 
des  foules.  Quels  auteurs  haut  placés  sur  l'échelle  littéraire  se  fus- 
sent avisés  de  consulter  cet  homme  au  long  nez  aquilin,  au  crâne 
élevé  parsemé  de  cheveux  rares,  à  la  face  longue  et  convexe,  à 


PIEBRE    QUI    ROULE.  kl 

la  joue  creuse  et  bistrée,  à  l'œil  petit,  enfoncé,  clair  et  morne,  ce 
triste  personnage  à  l'habit  râpé,  au  gilet  à  carreaux  écossais,  à  la 
cravate  en  corde,  aux  mains  noueuses  dépourvues  de  gants,  qui 
se  tenait  dans  un  coin  avec  les  macliinistes  et  qu'on  eût  pu  prendre 
pour  l'un  des  moins  attentifs?  Et  si  l'on  eût  dit  à  cette  élite  des  gens 
de  lettres  :  Le  pauvre  hère  que  vous  voyez  là,  quA  vous  écoute  et 
vous  juge,  c'est  un  ancien  saltimbanque  qui  portait  une  roue  de 
charrette  sur  son  menton,  et  qui  jonglait  avec  des  boulets  de  canon 
pas  du  tout  creux;  eh  bien  !  demandez-lui  son  avis  et  suivez-le,  c'est 
le  public  incarné  par  qui  vous  serez  sifflé  ou  porté  en  triomphe... 
quelle  surprise  pour  les  maîtres  de  l'art,  quel  dédain  peut-être! 

Bellamare  consultait  Moranbois  comme  un  oracle,  et  l'oracle 
était  infaillible.  Je  vous  ai  raconté  cette  longue  histoire,  je  vous  ai 
dit  tous  ces  détails  qui  ouvrent  dans  mon  récit  une  trop  complai- 
sante parenthèse  pour  vous  donner  une  idée  de  cette  bohème  intel- 
lectuelle du  théâtre  qui  se  recrute  à  tous  les  étages,  par  conséquent 
à  toutes  les  extrémités  de  l'échelle  sociale.  C'est  là  que  les  desti- 
nées les  plus  diverses,  les  éducations  les  plus  dissemblables,  les 
facultés  ks  plus  opposées^  semblent  apportées  comme  les  débris 
de  toute  sorte  que  le  flot  charrie  et  amoncelle  au  hasard  sur  un 
écueil.  Ce  qui  se  bâtit  là  avec  les  ruines  d'un  monde  de  passions 
évanouies,  d'ambitions  déçues,  de  productions  spontanées,  de  rêves 
ardens,  de  mornes  désespoks,  de  forces  indomptables,  de  maladies 
mentales,  d'éclosions  merveilleuses,  d'inspirations  folles,  sublimes, 
stupides,  c'est  le  palais  de  fées  qu'on  appelle  l'art  dramatique,  le 
sanctuaire,  ouvert  à  tous  les  vents,  de  la  fiction  splendide  ou  misé- 
rable. C'est  quelque  chose  de  fuyant  comme  un  songe,  de  confus 
comme  une  émeute,  où  tout  ce  qui  est  faux  s'attelle  à  la  représen- 
tation du  vrai,  où  la  pourpre  du  couchant  et  l'azur  des  nuits  sont 
de  la  lumière  électrique,  où  les  arbres  sont  de  la  toile  peinte,  la 
brume  un  rideau  de  gaze,  les  rochers  et  les  colonnades  de  la  dé- 
trempe :  vous  savez  tout  cela,  vous  connaissez  tous  les  artifices, 
VG.US  devinez  tous  les  trucs;  mais  ce  que  vous  ne  savez  pas ,  c'est 
la  fantasmagorie  du  monde  moral  qui  vit  là  d'une  vie  factice  comme 
le  reste.  Ce  vieillard  courbé,  à  la  voix  grêle,  à  l'œil  éteint,  qui  tous 
les  soirs  fait  dire  à  un  millier  de  spectateurs  :  «  Où  ont-ils  péché 
ce  vieux  bonhomme  qui  joue  au  naturel  un  octogénaire  et  qui  a  en- 
core de  la  mémoire?  —  c'est  un  garçon  de  vingt-cinq  ans  qui  a 
toutes  ses  dents,  tous  ses  cheveux,  qui  est  frais  et  dispos,  et  que  sa 
maîtresse  attend  dès  qu'il  aura  essuyé  ses  rides  et  posé  sur  un 
champignon  de  bois  son  faux  crâne  dénudé.  Il  se  redresse,  il  chante 
d'une  voix  mâle  en  descendant  les  escaliers  quatre  à  quatre.  Son 
emploi  de  vieillard  lui  est  léger,  et  sa  gaîté  n'en  souffre  pas.  —  Au- 
près de  lui,  vous  avez  admiré  le  contraste  de  ce  beau  vainqueur 


J18  '       REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

dont  Tceil  ardent  et  la  voix  fraîche  expriment  la  passion  ou  la  ga- 
lanterie triomphante.  Hélas!  il  y  a  quarante  ans  qu'il  est  jeune,  et 
ses  amantes  lui  coûtent  bien  cher.  —  Cet  excellent  comique  qui  vous 
fait  pâmer  de  rire,  c'est  un  désespéré  qui  songe  au  suicide  ou  qui 
s'enivre  pour  s'étourdir.  Ce  valet  de  troisième  ordre  dont  l'emploi 
classique  consiste  à  recevoir  des  coups  de  pied  dans  le  dos,  c'est 
un  éruditqui  fait  des  études  archéologiques  très  importantes  ou  un 
lettré  qui  collectionne  des  ouvrages  rares.  Cet  autre,  qui  repré- 
sente les  tyrans  ou  les  traîtres,  est  un  père  de  famille  qui  mène  ses 
enfans  à  la  campagne  aussitôt  qu'il  a  un  jour  de  congé.  En  voici  un 
autre  qui  fait  de  la  peinture  charmante  et  qui  représente  les  épi- 
ciers; un  autre,  qui  joue  les  gens  du  grand  monde,  les  ducs  et  les 
princes,  a  la  passion  des  échecs  ou  celle  de  la  pêche  à  la  ligne; 
d'autres  sont  chasseurs,  canotiers,  pianistes,  mécaniciens,  que  sais- 
je?  Et  ces  dames?  Celle-ci  est  une  courtisane  et  joue  les  ingénues 
à  ravir;  celle-là  est  une  respectable  mère  de  famille,  et  elle  joue 
les  courtisanes  avec  supériorité;  celle-ci  a  une  diction  merveilleuse 
d'élégance  et  de  pureté,  elle  sait  à  peine  lire  ses  rôles  et  n'en  com- 
prend pas  le  premier  mot;  celle-là  dit  mal  et  paraît  sans  intelligence, 
elle  est  très  correctement  instruite,  et  pourrait  tenir  un  pensionnat. 
Yoici  une  duègue  austère,  c'est  une  diseuse  de  mots  risqués;  voilà 
une  paysanne  ronde  et  hardie,  une  soubrette  égrillarde,...  chut!  ce 
sont  des  dévotes  renforcées,  peut-être  des  colombes  mystiques  du 
père  trois  étoiles  qui  a  la  spécialité  des  conversions  dramatiques. 

Ainsi  tout  est  contraste,  apparence  vaine,  mensonge  officiel  dans 
cette  existence  simulée  du  théâtre.  Parfois  aussi  l'acteur  s'incarne 
dans  son  personnage  et  n'en  sort  plus.  Tel  qui  n'aimait  que  la  pipe 
et  le  billard  devient  un  profond  politique  parce  qu'il  a  joué  des  per- 
sonnages historiques  sérieux;  tel  autre  qui  se  croyait  républicain 
radical  devient  conservateur  parce  qu'il  joue  les  financiers.  Ainsi 
tantôt  le  contraste  s'efface,  la  fiction  et  la  réalité  se  confondent 
dans  l'homme  à  tel  point  que  celui  qui  a  droit  à  un  prix  Monthyon 
renoncerait  à  son  état  plutôt  que  de  consentir  à  représenter  une 
mauvaise  action  en  scène;  tantôt  le  contraste  s'accuse  et  arrive  à 
la  dernière  limite,  à  ce  point  que  le  plus  désintéressé  des  hommes 
peut  exceller  à  représenter  la  figure  de  Shylock. 

J'ai  eu  un  camarade  de  théâtre  qui  s'était  fait  trappiste  pendant 
quelques  années  et  qui  m'a  raconté  des  choses  étranges  et  roma- 
nesques sur  l'intérieur  des  couvons.  Il  paraît  que  la  vie  monas- 
tique est  aussi  un  écueil  où  viennent  échouer  les  débris  les  plus 
disparates  de  la  société  humaine,  et  que  les  caprices  de  la  destinée 
y  sont  personnifiés  à  peu  près  comme  au  théâtre;  mais  là  tout  s'é- 
teint et  cesse  d'être,  la  règle  abrutissante  vient  à  bout  de  toutes  les 
excentricités.  Au  théâtre,  rien  ne  se  confond,  tout  prend  du  relief, 


PIERRE    QUI    ROULE.  49 

les  personnalités  s'accusent  de  plus  en  plus.  Il  y  a  de  l'emploi  pour 
toutes,  et  vous  voyez,  moi  qui  vous  parie,  j'ai  été  paysan,  étudiant, 
comédien ,  paysan  encore,  paysan  à  jamais  peut-être,  mais  paysan 
malgré  lui  désormais.  Dans  quelle  série  sociale  pourrais-je  être 
cliilfré?  Tout  ce  qui  a  passé  par  le  couvent  ou  par  le  théâtre  est, 
sauf  de  rares  exceptions,  à  jamais  déclassé. 

Revenons  à  la  troupe  de  Bellamare.  Il  avait  alors  un  grand  pre- 
mier rôle  qui  lui  coûtait  fort  cher  et  qui  lui  causait  beaucoup  d'en- 
nuis. Il  le  subissait  dans  l'espoir  que  je  pourrais  le  remplacer  à  la 
fm  du  trimestre.  Ce  personnage,  qui  n'était  plus  jeune,  mais  qui 
avait  encore  de  belles  apparences,  ne  manquait  pas  de  talent;  mal- 
heureusement sa  manie  était  de  n'en  vouloir  que  pour  lui  seul.  Il 
répétait  en  amateur,  sans  jamais  indiquer  ses  effets^  tant  il  était  oc- 
cupé à  guetter  ceux  des  autres  afin  de  les  paralyser  ou  de  les  sup- 
primer. En  province,  on  allège  souvent  le  texte  des  pièces  que  l'on 
joue.  Selon  les  interprètes  qu'on  est  forcé  d'avoir  ou  selon  la  suscep- 
tibilité du  public  local,  on  retranche  des  mots  qui  ne  seraient  pas 
compris  ou  qui  le  seraient  mal ,  des  situations  qui  nécessiteraient 
un  décor  impossible,  des  rôles  entiers  qui  manquent  dans  le  per- 
sonnel. Ces  coupures,  parfois  ingénieuses,  parfois  absurdes,  selon 
le  génie  du  directeur,  passent  bien  souvent  inaperçues.  Lambesq, 
notre  premier  rôle,  n'avait  qu'une  idée  en  tête,  celle  d'effacer  tous 
les  rôles  qui  n'étaient  pas  le  sien.  Dans  une  scène  à  trois,  il  voulait 
se  faire  attribuer  les  répliques  du  second  interlocuteur;  dans  une 
scène  à  deux,  il  voulait  faire  lui-même  les  questions  et  les  réponses. 
Je  me  souviendrai  toujours  de  la  neuvième  scène  du  troisième  acte 
du  Mariage  de  Figaro,  où  la  grâce  et  la  gentillesse  de  Suzanne  lui 
portaient  ombrage.  Dans  cette  scène,  coupée  en  dialogue  vif  et 
serré,  il  déclara  à  la  répétition  que  M"*"  Anna  ne  lui  donnait  pas  la 
réplique  assez  vite  et  que  son  rôle  à  lui  languissait  d'autant.  Il 
proposa  donc  très  sérieusement  de  la  modifier  ainsi;  écoutez  d'abord 
comme  le  dialogue  s'engage  : 

SUZANNE,    essoufflée. 

«  Monseigneur...  pardon,  monseigneur. 

LE    COMTE   ALMAVIVA. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a,  mademoiselle? 

SUZANNE. 

Vous  êtes  en  colère! 

LE    COMTE. 

Vous  voulez  quelque  chose  apparemment? 

SUZANNE. 

C'est  que  ma  maîtresse  a  ses  vapeurs.  Je  venais  vous  prier  de 
nous  prêter  votre  flacon  d'éther.  Je  l'aurais  rapporté  dans  l'instant. 

XOME  LXXXII.  —  1809.  4 


50  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

LE   COMTE. 

JNon,  non,  gardez-le  pour  vous-même,  il  ne  tardera  pas  à  vous 
être  utile,  etc.  » 

Lambesq  imagina  de  ne  pas  laisser  dire  un  mot  à  Suzanne.  A 
peine  était-elle  sortie  de  la  coulisse  qu'il  lui  coupait  la  parole  en 
s'écriant  : 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a,  mad>emoiselle?  Vous  me  voyez  en  colère! 
Votre  maîtresse  a  ses  vapeurs!  Elle  veut  que  je  lui  prête  mon  flacon 
d'éther.  Eh  bien!  le  voici,  mais  ne  le  rapportez  pas,  gardez-le  pour 
vous-même,  il  ne  tardera  pas  à  vous  être  utile.  —  Toute  la  scène, 
qui  est  de  quatre  pages,  devait  se  continuer  ainsi  en  monologue. 
—  Pourquoi  pas?  disait  Lambesq;  Almaviva  est  un  roué,  donc  ce 
n'est  pas  une  bête.  Il  sait  fort  bien  que  Suzanne  vient  le  trouver 
sous  un  prétexte  futile.  Ce  prétexte,  c'est  les  nerfs  de  madame. 
Puisqu'il  a  toujoui's  un  flacon  d'éther  sur  lui,  il  comprend  de  reste 
qu'on  vient  le  lui  emprunter.  Dans  le  courant  de  la  scène,  il  a  ce- 
pendant une  surprise  :  c'est  au  moment  où  Suzanne  lui  donne  de 
l'espoir;  mais  est-il  besoin  que  Suzanne  park  ?  Ses  yeux,  son  sou- 
rire, son  trouble  simulé,  ne  suffisent-ils  pas  pour  que  le  galant  in- 
terprète et  traduise?  Voyez  comme  cela  fait  bien  !  —  Et  il  récitait 
ainsi  toute  la  fm  du  dialogue:  —  Si  vous  consentiez  à  m'entendre!... 
N'est-ce  pas  votre  devoir  d'écouter  mon  excellence?  Pourquoi  donc, 
cruelle  fille,  ne  me  l'avoir  pas  dit  plus  tôt?  Mais  il  n'est  jamais  trop 
tard  pom-  dire  la  vérité.  Tu  te  rendras  sur  la  brune  au  jardm, 
est-ce  que  tu  ne  t'y  promènes  pas  tous  les  soirs?  Tu  m'as  traité  si 
durement  ce  matin...  Il  est  vrai  que  le  page  était  derrière  le  fau- 
teuil! Tu  as  raison,  je  l'oubliais!...  Cependant,  entendons-nous, 
mon  cœur,  point  de  rendez-vous,  point  de  dot,  point  de  mariage  ! 
Tu  me  disais  :  Point  de  mariage,  point  de  droit  du  seigneur?  Où 
prend-elle  ce  qu'elle  dit?  d'honnem-,  j'en  raffolerai!...  Mais  ta 
maîtresse  attend  ce  flacon,  délicieuse  créature,  je  veux  t'embras- 
ser. . .  Voilà  du  monde  !  elle  est  à  moi  ! 

C'est  avec  cette  aisance  que  Lambesq  arrangeait  Beaumarchais 
et  les  autres,  anciens  et  modernes,  quand  il  abordait  une  troupe 
où  il  avait  ses  coudées  franches.  Bellamare  ne  le  laissait  point  faire, 
et  il  tenait  Bellamare  pour  un  routinier  têtu  et  inepte.  Il  s'empor- 
tait, boudait,  faisait  manquer  les  répétitions,  et,  à  l'heure  de  la 
représentation,  personne  ne  savait  quelle  folie  il  allait  improviser 
pour  se  mettre  en  évidence  et  tûter  le  spectateur  récalcitrant  par 
un  soulignage  obstiné  de  mots,  de  regards  et  de  gestes,  qui  n'était 
pas  toujours  approuvé,  mais  qui  forçait  tous  ses  camai*ades  dérou- 
tés k  lui  céder  le  monopole  de  V effet. 


PIERRE    OUI    ROULE.  51 

Un  autre  premier  rôle  qui  faisait  à  volonté  les  amoureux,  les  rai- 
sonneurs et  les  traîtres,  c'était  Léon,  qui  n'avait  aucune  autre 
ressemblance  avec  Léonce  que  celle  du  nom.  Léon  était  beau,  bon, 
brave  et  généreux.  Il  aimait  l'art  et  le  comprenait,  mais  il  n'aimait 
pas  le  métier,  et  il  était  habituellement  mélancolique.  Il  se  sentait 
fait  pour  une  plus  haute  expression  de  son  intelligence  que  le  ré- 
citage  des  rôles.  11  écrivait  des  pièces  que  nous  jouions  quelquefois 
et  qui  n'étaieTit  pas  sans  mérite;  mais  une  timidité  pour  ainsi  dire 
bilieuse,  une  méfiance  de  lui-même  qui  allait  jusqu'à  l'inertie, 
l'eiTipêch aient  de  se  produire.  Il  était  fils  de  famille,  et  il  avait  fait 
de  bonnes  études.  Une  discussion  avec  ses  parens  l'avait  jeté  sur 
le  théâtre.  Il  y  était  très  aimé,  très  utile  et  très  estimé;  cependant 
il  ne  se  trouvait  heureux  nulle  part  et  vivait  replié  sur  lui-même. 
J'ai  travaillé  à  conquérir  son  amitié,  je  l'ai  obtenue,  j'ignore  si  je 
l'ai  conservée. 

M'-''*  Régine,  qui  avait  rempli  de  temps  en  temps  les  seconds  et 
troisièmes  rôles  cà  l'Odéon,  était  des  nôtres  et  tenait  les  premiers 
emplois  en  province.  Elle  était  Phèdre,  Athalie,  Clitemnestre.  Elle 
n'était  ni  belle  ni  jeune,  grasseyait  un  peu  trop  et  manquait  de 
noblesse;  mais  elle  avait  du  feu,  de  l'audace,  et  enlevait  les  applau- 
dissemens  à  la  force  du  poignet.  C'était  une  très  bonne  personne, 
d'une  moralité  assez  médiocre,  d'un  cœur  généreux,  d'un  grand 
appétit,  d'une  gaîté  intarissable  et  d'une  santé  de  fer;  elle  était 
très  dévouée  à  Bellamare,  très  bonne  camarade  avec  nous,  se  ren- 
dant utile  ou  agréable  à  tous,  mais  exploitant  un  peu  tout  le  monde 
à  l'occasion. 

Isabelle  Ghamplein,  dite  Lucinde,  représentait  les  grandes  co- 
quettes. Elle  était  fort  belle,  sauf  qu'elle  avait  le  nez  trop  long.  Ce 
nez  n'avait  jamais  pu  être  engagé  à  Paris,  une  disgrâce  physique 
condamne  à  la  province  à  perpétuité  beaucoup  de  talens  réels.  Lu- 
cinde n'était  pas  une  personne  ordinaire.  Elle  comprenait  ses  rôles, 
elle  avait  un  bel  organe,  elle  disait  bien,  s'habillait  avec  luxe  et 
avec  goût.  Entretenue  par  un  riche  propriétaire  de  vignobles  qui, 
étant  marié  em  Bourgogne,  ne  pouvait  la  faire  vivre  auprès  de  lui, 
elle  lui  était  très  fidèle  autant  par  prudence  que  par  amour  de  son 
art  et  de  sa  personne.  Elle  tenait  à  conserver  sa  voix  pleine,  ses 
belles  formes  et  sa  meiTeilleuse  mémoire.  Probe  et  avare,  égoïste 
et  froide,  elle  ne  faisait  ni  bien  ni  mal  aux  autres.  Son  service  au 
théâtre  était  très  assidu.  On  n'eut  jamais  un  reproche  à  lui  faire; 
mais  elle  discutait  ses  arrangemens  avec  âpreté  et  se  faisait  payer 
très  cher. 

Nous  avions  une  gentille  soubrette,  espiègle,  alerte,  vive  comme 
une  fusée  sur  la  scène.  A  la  ville,  Anna  Leroy  était  une  blonde  senti- 


52  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mentale  qui  lisait  des  romans  et  se  trouvait  toujours  aux  prises  avec 
quelque  passion  douloureuse.  Elle  aimait  tantôt  Lambesq,  tantôt 
Léon,  tantôt  moi.  Elle  était  si  sincère  et  si  douce  que  je  ne  feignis 
jamais  d'être  épris  d'elle.  Je  la  respectai,  Léon  la  dédaigna  parce 
que  Lambesq  l'avait  coiripromise  et  humiliée.  Elle  vivait  dans  les 
larmes  en  attendant  un  nouvel  amour  qui  recommençait  toujours  la 
série  de  ses  déceptions  et  de  ses  plaintes. 

Ainsi  les  rôles  d'hommes  étaient  tenus  pas  Bellamare,  Moranbois, 
Lambesq,  Léon  et  moi;  les  rôles  de  femme  par  Régine,  Impéria,  Lu- 
cinde  et  Anna.  Une  habilleuse  qui  les  servait  toutes  et  qu'on  appe- 
lait la  Picarde  remplissait  les  rôles  muets  ou  dotés  de  trois  ou  quatre 
paroles.  L'homme  qui  tenait  auprès  de  nous  le  même  office  et  qui, 
en  dehors  du  théâtre,  était  depuis  longtemps  attaché  à  Bellamare  en 
qualité  de  valet  de  chambre,  ne  doit  pas  être  passé  sous  silence.  Il 
portait  l'étrange  sobriquet  de  Purpurin,  et  s'intitulait  Purpurino 
Purpurini,  noble  homme  vénitien.  Cette  facétie  dont  j'ignore  l'ori- 
gine, il  ne  la  savait  pas  lui-même,  était  devenue  sérieuse  dans  son 
esprit.  jNe  se  connaissant  pas  d'autre  parent  qu'un  grand-oncle  qui 
avait  été,  disait-il,  sous-aide  porte- foin  dans  les  écuries  de  Louis  XVÎ, 
il  s'était  persuadé,  par  une  liaison  d'idées  difficile  à  saisir,  qu'il  pou- 
vait être  d'origine  vénitienne  et  de  race  patricienne.  Bellamare  ra- 
contait plaisamment  les  étranges  notions  de  Purpurin  sur  toutes 
choses,  sans  chercher  à  les  expliquer.  Ce  personnage  l'amusait,  di- 
sait-il, h  force  de  l'impatienter,  et  il  avait  le  privilège  de  l'étonner 
toujours  par  quelque  sottise  impossible  à  prévoir,  par  quelque  fan- 
taisie impossible  à  définir.  En  fait,  c'était  un  miaître  sot,  aux  trois 
quarts  fou,  plein  d'estime  pour  lui-même  et  de  dédain  pour  les 
gens  placés  au-dessous  de  lui.  Il  n'avait  qu'une  vertu,  qui  était  de 
chérir  Bellamare  et  de  partager  au  besoin  sa  mauvaise  fortune  avec 
une  confiance  superstitieuse  dans  sa  destinée.  —  Il  faut  bien,  di- 
sait-il, que  M.  Bellamare  soit  ce  qu'il  est,  c'est-à-dire  un  homme 
de  cœur  et  de  génie,  pour  que  je  me  sois  attaché  à  la  personne  d'un 
artiste,  moi  qui  ai  servi  dans  de  grandes  maisons  du  faubourg 
Saint-Germain,  et  à  un  républicain,  moi  qui  suis  légitimiste  de  père 
en  fils.  —  Si  on  lui  eût  objecté  qu'étant  Vénitien  d'origine  il  devait 
être  républicain  par  principe,  il  eût  été  fort  étonné  et  eût  répondu 
par  quelque  raison  tirée  de  l'histoire  de  la  Chine  ou  de  l'Apoca- 
lypse, car  il  ne  restait  jamais  court,  et  ses  répliques  faisaient  faire 
de  telles  enjambées  à  son  esprit  fantasque,  qu'on  restait  court  soi- 
même  en  discutant  avec  lui.  —  Il  me  ferme  toujours  la  bouche  par 
l'inattendu  de  sa  cervelle,  disait  Bellamare.  Un  jour  que  je  lui  de- 
mandais pourquoi  il  m'apportait  des  bas  bleus  pour  jouer  Figaro, 
il  me  répondit  que  les  cadenettes  allaient  bien  à  M.  Lambesq.  Une 


PIERUE    QUI    ROULE.  53 

autre  fois  je  me  plaignais  de  la  migraine,  il  prétendit  que  c'était 
la  faute  du  barbier  qui  l'avait  mai  rasé,  et  c'est  toujours  ainsi  comme 
au  jeu  des  propos  interrompus. 

Purpurin  s'utilisait  quand  même  sur  la  scène;  il  jouait  les  niais, 
et  il  les  jouait  tellement  à  contre-sens,  prenant  l'air  capable  qui  lui 
était  naturel  pour  rendre  la  naïveté  de  son  personnage,  qu'il  arri- 
vait, à  son  insu,  à  être  très  comique.  C'était  toujours  la  même  figure, 
celle  d'un  sot,  c'est-à-dire  la  sienne,  qu'il  montrait  au  public,  et  le 
public  ne  se  doutait  pas  de  l'innocence  du  procédé.  Il  croyait  que 
Purpurin  créait  ce  type  burlesque,  et  il  le  trouvait  fort  plaisant. 

Vous  pensez  peut-être  qu'un  succès  acquis  à  si  bon  marché  sa- 
tisfaisait l'amour-propre  de  Purpurin?  Nullement,  il  était  comique 
par-dessous  la  jambe  et  méprisait  profondément  son  emploi.  Il  avait 
la  passion  des  vers,  ne  rêvait  que  tragédie  et  rôle  tragique.  Il  tour- 
mentait Bellamare  et  Moranbois  pour  qu'on  lui  fît  faire  le  récit  de 
Théramène,  et  je  dois  dire  que  ce  récit,  dans  sa  bouche,  eût  fait 
fureur,  car  il  était  impossible  d'entendre  une  chose  plus  étonnante 
et  plus  désopilante. 

La  troupe  de  Bellamare  était  très  excentrique.  Elle  jouait  un  peu 
de  tout,  le  drame,  la  comédie  de  genre,  le  vaudeville,  la  tragédie 
et  la  comédie  classiques.  Le  répertoire  était  considérable  et  se  re- 
nouvelait au  pied  levé  avec  une  facilité  incroyable.  Connaissant  bien 
la  province  et  les  goûts  des  diverses  localités ,  Bellamare  appro- 
priait merveilleusement  à  ce  public  varié  le  clioix  des  ouvrages 
qu'il  lui  donnait.  Certaines  villes  n'aiment  que  le  drame  larmoyant 
ou  terrible;  certaines  autres  n'aiment  que  le  genre  bouffon;  d'autres 
ne  veulent  que  des  ouvrages  nouveaux,  les  dernières  productions 
venant  de  la  capitale]  d'autres  enfin  sont  classiques  et  veulent  des 
alexandrins. 

Bellamare  demandait  à  ses  acteurs  pour  première  qualité  la  mé- 
moire, la  facilité  pour  apprendre  les  rôles,  la  docilité  pour  la  mise 
en  scène.  Il  savait  qu'il  est  impossible  de  produire  en  province  une 
troupe  composée  de  gens  d'élite,  mais  il  savait  aussi  que  ce  qui 
manque  le  plus  aux  représentations  des  artistes  ambulans,  c'est 
l'ensemble,  et  il  appliquait  toute  sa  volonté  à  l'obtenir;  moyennant 
quoi,  avec  des  acteurs  médiocres,  il  réussissait  à  donner  des  pièces 
bien  sues  et  bien  jouées. 

C'est  à  Orléans  que  nous  commençâmes  à  donner  nos  représenta- 
tions, et  c'est  là  que  je  fis  mes  débuts  devant  un  public  peu  nom- 
breux et  peu  encourageant.  Je  n'étais  pourtant  pas  très  effrayé;  Im- 
péria  était  absente.  Elle  avait  quitté  Paris  la  première  pour  aller,  je 
présume,  voir  son  malheureux  père;  elle  ne  devait  nous  rejoindre 
que  le  surlendemain. 

C'était  pour  moi  un  grand  soulagement  de  pouvoir  risquer  mon 


bh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

premier  pas  sâBS  avoir  ce  juge  que  je  redoutais  plus  que  tout  au 
monde.  Je  débutais  d'ailleurs  dans  un  rôle  de  peu  d''iînportance, 
un  petit  amoureux  de  M.  Scribe.  Il  ne  fallait  qu'un  peu  de  tenue, 
et,  grâce  à  Bellamare,  j'étais  fort  bien  de  ma  personne;  mais  je  me 
sentais  très  froid,  et  au  second  acte  je  me  trouvai  complètement 
glacé  en  découvrant  la  jolie  tête  fine  d'Impéria,  qui  me  regardait  de 
la  coulisse;  elle  était  arrivée  depuis  un  instant,  et,  sachant  combien 
Bellamare  s'intéressait  à  moi,  elle  s'intéressait  à  mon  début.  Elle 
m'écoutait,  elle  m'étudiait,  rien  de  moi  ne  pouvait  échapper  à  son 
examen.  Un  vertige  passa  devant  mes  yeux,  qui  devinrent  troubles 
et  hagards.  Probablement  je  me  sentis  inondé  de  lumière,  bien  que 
le  luminaire  ne  fût  pas  brillant,  et  j'aurais  voulu  me  perdre  dans 
je  ne  sais  quel  crépuscule  qui  eût  voilé  mes  défauts.  La  cratmte 
d'êti'e  ridicule  me  paralysa,  et  au  moment  où  je  devais  me  passion- 
ner un  peu,  je  me  sentis  si  gauche  et  si  mauvais  que  j'eus  une  en- 
vie folle  de  me  sauver  dans  la  coulisse;  j'ignore  comment  j'y  ren- 
trai et  si  je  n'écourtai  pas  mon  rôle.  J'étais  prêt  à  me  trouver  mal, 
je  chancelais  comme  un  homme  ivre.  Bellamare  entrait  en  scène,  il 
Ti'eut  que  le  temps  de  me  dire  en  passant  :  Du  courage  donc  !  ça  va 
très  bien  ! 

—  Non,  ça  va  très  mal,  dis-je  à  Impéria,  qui  me  tendait  la  main 
comme  pour  me  soutenir;  n'est-ce  pas  que  je  suis  mauvais,  arcbi- 
mauvais?  — Bah!  répondit-elle,  vous  êtes  timide,  voilà  tout,  bien 
plus  timide  que  je  n'aurais  cru  et  que  vous  ne  vous  y  attendiez 
vous-même  probablement.  C'est  toujours  comme  cela,  mais  cela 
passe  avec  l'habitude,. 

J'étais  passé  inaperçu  pour  le  public,  mais  non  pour  mes  cama- 
rades. Léon,  qui  m'aimait  déjà,  était  triste;  Lambesq,  qui  déjà  me 
détestait,  était  rayonnant.  Il  affectait  de  me  plaindre,  Léon  m'évi- 
tait. Il  ne  se  sentait  pas  le  courage  de  m'avertu-.  B^égine  disait  sans 
se  gêner.  —  Quel  dommage  qu'il  n'ait  rien  dans  le  ventre  ;  un  si 
beau  garçon!  — Jusqu'à  Purpurin,  qui  murmurait  entre  ses  dents  : 
—  Ce  n'est  pas  encore  M.  Laurence  qui  fera  oublier  M.  Talma! 

Je  me  retirais  tristement  dans  mon  galetas,  certain  de  ne  pas  fer- 
mer l'œil  de  la  nuit,  quand  Moranbois  vint  m' appeler  pour  prendre 
un  bock-  avec  lui.  Je  n'aspirais  qu'à  me  cacher,  et  je  refusai. 

—  Tu  es  fier,  me  dit-il,  parce  que  tu  as  été  au  collège  et  parce 
que  j'ai  été  élevé  sur  le  fumier? 

—  Si  vous  le  prenez  ainsi,  repris-je,  je  boirai  tout  ce  que  vous 
voudrez. 

Quand  nous  fûmes  assis  dans  le  coin  d'une  brasserie.  —  Je  veux 
te  pai-ler,  dit-il,  et  c'est  de  la  part  de  Bellamare,  qui  n'a  pas  le 
temps  ce  soir.  Ne  faut-il  pas  qu'il  babille  avec  cette  princesse  qu'il 
appelle  sa  fille? 


PIERRE    QUI    ROULE.  55 

—  C'est  de  M"^  Impéiia  cpie  vous  parler  de  la  sorte? 

—  Oui,  je  me  permets  ça,  ne  t'en  déplaise,  bkDc-bec!  Impéria 
n'est  pas  plus  qu'une  autre  pour  moi.  Elle  ne  fait  rien  de  mal  en- 
core; mais  patience,  son  tour  viendra,  et  Bellamare,  qui  voit  tou- 
jours des  anges  voltiger  dans  son  plafond,  reconnaîtra  plus  tard 
qu'il  ne  faut  croire  à  aucune  fille  de  théâtre,  qu'elle  ait  des  bas 
percés  ou  des  bas  de  soie;  mais  laissons  ça.  Bellamare  m'a  chargé 
de  te  consoler  de  ta  mésaventure  de  ce  soir.  Le  fait  est  que  tu  as 
été  bien  mauvais.  Je  m'attendais  à  ça;  mais  tu  as  dépassé  mon  at- 
tente. 

—  Si  c'est  comme  cela  que  vous  me  cmfsolez... 

—  Ne  faudrait-il  pas  des  complimens  à  monsieur? 

—  Je  sais  que  j'ai  été  détestable,  et  j'en  ai  du  chagrin,  un  pro- 
fond chagrin.  Quel  plaisir  trouvez-vous  à  l'augmenter? 

—  Si  tu  le  prends  comme  ça,  petit,  c'est  différent.  Explique-moi 
alors  pourquoi,  ayant  répété  passablement,  tu  as  été  tout  à  coup  si 
froid  et  si  triste  ? 

—  Est-€e  qiae  je  sais?  Est-ce  que  la  timidité  peut  s'expliquer? 

—  Ah  !  voilà  !  tu  es  arrivé  là  sans  émotion  et  te  croyant  au-des- 
sus de  ton  public.  Tu  as  fait  comme  le  sauvage,  qui  boit  du  vin 
sans  savoir  qu'il  va  se  soûler.  Eh  bien,  méfie -toi  à  l'avenir,  aie 
peurd' avance,  tu  auras  moins  peur  en  scène.  C'est  un  tribut  qu'il 
faut  payer  avant  ou  p-endant.  Je  te  dis  ça  pour  ton  bien  et  de  la 
part  de  ton  directeur.  Il  croit  que  rien  n'est  perdu  et  que  la  pro- 
chaiiae  fois  ça  ira  mieux. 

—  Il  le  croit  parce  qu'il  est  bon,  ioadulgent  et  optimiste;  mais, 
vous  qui  êtes  sincère,  vous  n'en  croyez  pas  im  mot! 

—  Yeux-tu  que  je  te  dise  toa  affaire,  là,  sans  phrase  et  sans 
grimace? 

—  Oui,  di1îe&-moi  tout. 

—  Eh  bien  !  mon  gars,  tu  ne  réussiras  point,  si  tu  continues  à 
vouloir  plaire  à  Impéria.  —  Et  comme,  surpris  de  la  pénétration  de 
l'hercule,  je  tressaillais  eh  posant  mon  verre,  il  ajouta  en  attachant 
ses  yeux  pâles  et  fixes  sut  les  miens  :  —  Ça  t' étonne  que  Moranbois 
voie  plus  clair  que  les  autres?  G'es.t  commie  ça,  il  voit  tout.  Tu  es 
coiffé  de  cette  demoiselle,  tu  es  avec  nous  pour  être  auprès  d'elle? 
C'est  une  mijaurée  difficile  et  une  vraie  cabotine,  qui  ne  voit  que  le 
succès.  Quand  on  ne  travaille  pas  pour  le  seul  plaisir  de  bien  faire, 
ori^  travaille  mal,  voilà;  et  quand  on  a  une  femelle  dans  la  trom- 
pette, on  ne  fait  que  des  bêtises.  Je  t'ai  averti,  suffit,  je  n'ai  plus 
rien  à  te  dire.  —  Et  il  me  quitta  sans  me  permettre  de  répliquer. 

J'eus  le  loisir  de  peser  les  tristes  co^nséquences  de  ma  mésaven- 
ture, car  je  ne  fermai  pas  l'œil  de  la  nuit.  Ma  défaite  prit  naturelle- 
ment à  mes  yeïix  d^es  proportions  insensées.  L'insomnie  est  un 


56  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

verre  grossissant  qui  dessine  sur  les  parois  du  cerveau  des  cheveux 
à  l'état  de  poutres  et  des  fourmis  à  l'état  d'hippopotames.  Je  ne 
m'assoupissais  que  pour  m'éveiller  en  sursaut  sous  une  grêle  de 
pommes  qu'un  vent  d'orage  amenait  jusque  sur  mes  couvertures. 
Parfois  il  me  semblait  que  dans  cette  bonne  ville  d'Orléans,  où 
certes  personne  ne  songeait  à  moi,  on  se  promenait  une  lanterne  à 
la  main  dans  les  rues,  et  que  le  but  de  cette  illumination  était 
pour  tous  les  citadins  de  s'aborder  en  disant  :  Avez-vous  remarqué 
comme  ce  jeune  acteur  a  été  mauvais  dans  la  comédie? 

—  Tu  n'as  pas  été  mauvais,  me  dit  Léon  le  lendemain.  Tu  as 
perdu  l'occasion  d'être  bon,  voilà  tout. 

—  Mais  peut-on  être  bon  dans  un  rôle  nul? 

—  On  peut  y  être  convenable,  c'est-à-dire  chercher  la  limite 
juste  du  personnage.  Tu  as  trouvé  cette  limite  à  la  répétition,  pour- 
quoi es-tu  resté  en-deçà? 

—  J'ai  été  paralysé. 

—  C'est  un  bien  petit  accident,  et  ce  sera  peut-être  le  seul. 
Tâche  de  ne  pas  faire  comme  moi,  qui,  dès  le  premier  jour,  ai 
échoué  pour  ne  plus  me  relever. 

—  Que  me  dis-tu  là?  Si  j'avais  le  quart  de  ton  talent,  je  me 
trouverais  bien  heureux! 

—  Mon  cher  Laurence,  je  n'ai  pas  l'ombre  de  talent.  Ne  parlons 
pas  de  cela,  ça  m'attriste  et  ne  remédie  à  rien. 

Comme  il  paraissait  triste  en  effet,  je  n'osai  insister.  Il  était  de 
ceux  qui  ne  veulent  pas  être  consolés;  mais  dans  quelle  surprise 
me  plongeait  son  découragement!  Qu'avait-il  donc  rêvé,  lui  qui  ne 
se  contentait  pas  d'avoir  du  succès  dans  tous  ses  rôles,  et  qui  fai- 
sait des  passions  plus  qu'il  n'en  voulait? 

Je  demandai  là-dessus  l'avis  de  Bellamare.  Il  réfléchit  un  peu  et 
me  dit.  —  Léon  parle  et  pense  comme  un  ambitieux  déçu  :  à  l'en- 
tendre, on  le  prendrait  souvent  pour  un  ingrat;  mais,  quand  on  le 
voit  agir,  on  sent  la  générosité  soutenue  d'un  noble  caractère.  Je 
ne  peux  donc  attribuer  son  dégoût  de  la  vie  qu'à  une  disposition 
maladive  de  son  organisation.  S'il  était  au  plus  haut  de  l'échelle,  au 
sommet  de  tous  les  genres  de  triomphe,  il  rêverait  encore  quelque 
gloire  plus  pure,  fallût-il,  pour  la  trouver,  monter  dans  la  lune; 
mais  parlons  de  toi,  mon  garçon.  Tu  as  été  troublé  hier  soir.  Ça 
ne  fait  rien,  ça.  Il  faut  rapprendre  ta  leçon  et  recommencer  de- 
main. Tu  as  cette  fois  un  meilleur  rôle  dans  la  seconde  pièce,  tu 
vas  prendre  ta  revanche. 

Au  lieu  de  prendre  ma  revanche,  je  fus  plus  froid  qu'à  mon  dé- 
but. La  même  terreur  s'empara  de  moi,  bien  que  je  fusse  entré  en 
scène  sans  émotion  apparente.  Ma  figure,  ma  personne,  soutenaient 
le  regard  sans  trouble,  et  j'avais  l'air  d'avoir  de  l'aisance.  Aussitôt 


PIERRE    QUI    ROULE.  57 

que  ma  propre  voix  frappait  mon  oreille,  le  vertige  tourbillonnait 
dans  ma  tête,  je  me  hâtais  de  réciter  mon  rôle  comme  une  corvée 
dont  il  me  tardait  d'être  débarrassé,  et  je  faisais  au  spectateur 
l'effet  d'un  monsieur  suffisant  qui  dédaigne  son  auditoire  et  ne  se 
donne  pas  la  peine  de  jouer. 

L'émotion  de  l'acteur  prend  toutes  les  formes  imaginables  pour 
trahir  sa  volonté.  Il  n'y  a  pas  de  fausse  apparence  qu'elle  n'em- 
prunte, pas  de  mensonge  qu'elle  n'invente  pour  se  déguiser.  Ce 
qui  se  produisait  en  moi  était  le  phénomène  le  plus  douloureux 
qui  pût  m'atteindre,  car  j'étais  sincèrement  modeste,  désireux  de 
bien  faire,  et  j'étais  comme  condamné  au  masque  de  l'imperti- 
nence. Le  fait  n'était  pas  absolument  nouveau  pour  Bellamare,  qui 
avait  vu  de  tout  dans  son  professorat  ambulant;  néanmoins  je  pré- 
sentais un  cas  si  tranché  qu'il  en  fut  un  peu  démonté,  et  je  vis 
dans  son  regard  expressif  plus  de  compassion  que  d'espérance. 

Pour  moi,  j'étais  si  désespéré  que  mes  camarades  durent  me 
consoler.  Moranbois  lui-même  me  dit  à  sa  manière  quelques  pa- 
roles encourageantes;  mais  Impéria  ne  me  disait  rien,  et  là  je  sen- 
tais saigner  ma  blessure.  Elle  me  parlait  à  tout  autre  égard  avec 
douceur  et  bienveillance;  seulement  elle  évitait  la  moindre  allusion 
à  mon  désastre,  et  je  ne  savais  que  penser  de  son  appréciation  de 
mon  avenir.  Je  résolus  d'en  avoir  le  cœur  net,  et  je  m'enhardis  à 
rechercher  un  tête-à-tête  avec  elle. 

L'occasion  était  bien  plus  facile  à  trouver  en  province  qu'à  Pa- 
ris. Si  le  sort  des  mauvaises  troupes  est  misérable  et  navrant,  celui 
des  troupes  seulement  passables  est  très  agréable  dans  la  plupart 
des  villes.  Pour  celles  qui  n'ont  le  théâtre  que  de  temps  à  autre, 
l'arrivée  du  Roman  comique  est  toujours  un  événement.  Partout 
d'ailleurs  il  y  a  un  certain  nombre  d'amateurs  qui  ont  la  passion, 
non  pas  tant  du  spectacle  que  des  acteurs.  U  y  a  partout  un  essaim 
de  fds  de  famille  pour  voltiger  et  faire  la  roue  autour  des  actrices. 
Il  y  a  partout  aussi  un  essaim  de  jeunes  ou  vieux  lettrés  qui  ont 
en  poche  des  manuscrits  inédits,  et  qui,  sans  espoir  de  les  faire 
jouer,  rêvent  au  moins  le  plaisir  émouvant  de  les  lire  à  quelques 
acteurs.  De  là  des  relations  dont  les  intéressés  font  naturellement 
tous  les  frais,  des  invitations,  des  parties  de  campagne  avec  chasse, 
pèche,  dîners  et  réjouissances,  selon  le  moyen  des  personnes.  Tout 
cela  est  toujours  fort  gai,  grâce  à  la  belle  humeur  des  comédiens, 
qui  savent  se  tirer  avec  esprit  des  guêpiers  littéraires,  et  à  la  co- 
quetterie des  comédiennes,  qui  savent  éviter  les  pièges  de  la  galan- 
terie quand  bon  leur  semble. 

Bellamare  n'avait  aucune  répugnance  pour  ces  parties  de  plaisir; 
il  était  trop  connu  partout  pour  être  accusé  d'exploiter  quoi  que  ce 
soit.  11  avait  trop  de  savoir  et  d'esprit  pour  ne  pas  payer  largement 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  écot,  et  ses  bons  conseils  valaient  bien  tous  les  dîners  du 
monde.  On  le  savait  très  paternel  avec  ses  pensionnaires,  et  il  était 
rai'e  qu'on  l'invitât  sans  nous  tous.  Régine  aimait  à  bien  manger,  et 
Lucinde  à  faire  de  graBdes  toilettes  ;  mais  Léon,  épris  de  solittide, 
difficile  sur  le  choix  de  ses  relations  et  d'une  fierté  chatouilleuse, 
refusait  presque  toujours  les  invitations.  Moranbois,  qui  était  le 
plus  occupé  de  la  troupe  et  qui  d'ailleurs  n'aimait  pas  à  se  con- 
traindre quand  nous  allions  en  bo-nne  compagnie,  préférait  prendre 
une  heure  ou.  deux  de  repos  au  café  avec  Purpurino  Purpurini,  qu'il 
accablait  d'invectives  ellroyables  tout  en  le  régalant,  et  qui  le  trai- 
tait de  son  côté  avec  un  profond  dédain.  Ces  deux  ennejîiis  irré- 
conciliables ne  pouvaient  se  passetr  l'un  de  l'auÈL'e;  on  n'a  jamais  su 
pourquoi. 

J'avoue  qu'en  recevant  la  première  invitation  collective  dont 
notre  directeur  me  fît  part,  je  fus  un  peu  surpris  et  tout  prêta 
suivre  l'exemple  de  Léon.  Je  n'avais  pas,  comni-e  lui,  les  idées  et 
les  mœurs  d'un  gentilhomme;  mais  j'avais  conservé  la  fierté  du 
paysan  qui  n'aime  pas  à  recevoir  €e  qu'il  ne  peut  pas  rendre.  Léon 
ne  blâmait  pas  Bellamare  d'aimer  cette  vie  joyeuse  et  facile,  puis- 
qu'il y  portait  la  flamme  de  son  intelligence  et  le  charme  de  son 
enjouement.;  mais  il  se  jugeait  maussade,  et  rien  n'était  plus  fâ- 
cheux, selon  lui,  qu'un  parasite  de  mauvaise  humeur. 

Je  n'avais  pas  le  même  motif  pour  concevoir  des  scrupules.  J'étais 
naturellement  gai,  mais  comme  artiste  je  n'avais  encore  montré 
que  mes  défauts.  J'étais  peut-être  condamné  à  la  nullité,  je  ne 
pouvais  donner  au  pul^lic  aucun  plaisir,  je  n'avais  aucun  droit  au 
bon  accueil  qu'on  faisait  aux  autres.  La  discrétion  m'eût  donc  com- 
mandé de  m' abstenir  ;  mais  Impéria  était  de  toutes  les  parties,  et 
je  me  décidai  à  en  être,  dût  ma  jBfirté  en  souffrir.  Je  vis  bien  que 
Léon  me  désapprouvait.  Je  feignis  de  ne  pas  m'en  apercevoir. 

La  première  partie  nous  fut  offerte  par  des  officiers  de  la  garni- 
son, qui  se  réunirent  une  demi-douzaine  pour  nous  associer  à  un 
pique-nique  projeté  entre  eux  depuis  longtemps.  Tout  était  décidé 
avec  nous,  lorsque  le  plus  gradé  d'entre  eux,  le  capitaine  Vachard, 
changea  le  projet  de  proimenade  en  bateau  avec  dîner  sur  l'herbe 
en  celui  d'une  régate  dans  les  eaux  de  son  frère,  M.  le  baron  de 
Yachard,  qui  avait  une  maison  de  campagne  et  un  parc  arrosé  par 
un  petit  bras  de  la  Loire.  L'offre  ne  parut  pas  beaucoup  plaire  aux 
autres,  mais  dans  le  militaire  on  ne  s'amuse  pas  comme  on  veut 
quand  un  supérieur  est  de  la  fête,  et  on  dut  renoncer  au  pique- 
nique  pour  accepter  l'invitation  de  M.  le  baron.  Il  nous  fut  suggéré 
tout  bas  que  le  capitaine  aimait  beaucoup  mieux  festoyer  la  cave 
et  le  garde-manger  de  son  frère  que  d'avoir  à  payer  son  écot,  et 
qu'il  ne  s'amusait  que  là  où  il  ne  dépensait  rien. 


PIERRE    QUI    RODLE.  59 

Ces  premières  notkns  qui  me  furent  données  sur  le  caractère  du 
capitaine  m'indisposèrent  si  fort  contre  lui  que  j'ouviis  la  proposi- 
tion de  renoncer  à  la  fête.  Léon  se  prononça  ti'ès  nettement  sur  le 
tort  que  nous  aurions  de  subir  la  fantaisie  d'un  pareil  pingre.  Im- 
péria  dit  qu'elle  ferait  ce  que  BeUamai'e  déciderait.  Bellamare,  qui, 
à  force  de  rouler,  était  devenu  un  peu  léger  dans  les  choses  de  peu 
d'importance,  décida  qu'on  irait  aux  voix,  La  majorité  se  prononça 
gaîment  poui*  la  régate  dans  les  eaux  du  i3aron.  On  se  faisait  un 
plaisir  de  railler  l'hospitalité  offerte,  si  elle  donnait  prise  à  la  cri- 
tique, et  pour  piumir  le  capitaine  du  ton  d'autorité  qu'il  avait  pris 
avec  ses  lieutenans  et  sous-lieutenans  en  cette  circonstance,  les 
femmes  se  promettaient  de  le  mener  à  la  baguette. 

Il  y  avait  trois  lieues  à  faii'e  en  voiture  ou  à  cheval  pour  se  rendre 
au  château  du  baron.  On  procura  des  chevaux  de  selle  aux  dames 
qui  voulurent  montrer  leur  savoir-faire;  ni  Bellamare,  ni  Lambesq, 
ne  se  souciaient  d'équitatioa,  et  on  nous  amena  une  voiture  dans 
laquelle  on  m'invita  à  prendre  place  avec  eux  et  avec  Régine.  De 
cette  façon,  nos  trois  jeunes  actrices,  Impéria,  Lucinde  et  Anna, 
étaient  accompagnées  par  les  officiers,  et  nous  les  suivions  comme 
de  paisibles  et  confians  tuteurs.  Il  nous  sembla  que  Yachard  avait 
prémédité  cette  sortie  triomphale  d-e  la  ville,  et  qu'il  s'y  était 
îéservé  le  principal  rôle,  car  il  se  préparait  à  prendre  la  tête  du 
cortège  avec  Impéria,  qui  montait  très  bien  et  qui  se  laissait  aller 
sans  réflexion  à  l'innocent  plaisir  de  manier  la  jument  très  douce  du 
capitaine.  Je  fis  tout  haut  la  remarque  que  nous  allions,  le  direc- 
teur, mes  camarades  et  moi,  former  une  arrière-garde  des  plus  ri- 
dicules. Un  jeune  second  comique,  appelé  Marco,  que  nous  avions 
enrôlé  depuis  quelques  jours,  et  qui  était  très  braque,  abonda  dans 
mon  sens  et  sauta  en  croupe  derrière  Lucinde,  jurant  qu'il  n'en  des- 
cendrait que  par  la  force  des  baïonnettes,  vu  que  le  devoir  du  ca- 
valier était  de  porter  le  fantassin  en  cas  d'urgence.  Lucinde,  dont 
cette  invasion  dérangeait  le  pompeux  équilibre,  se  fâcha  tout  rouge, 
et  Bellamare  dut  intervenir  tout  doucement,  car  il  déclarait  n'être 
pas  directeur  à  la  campagne,  et  cette  discussion  burlesque  se  pro- 
longeait au  grand  dépit  de  Yachard  et  aux  grands  éclats  de  rire  de 
l'assistance,  lorsque  j'y  coupai  court.  Yoyanttout  le  monde  en  belle 
humeur,  et  avisant  le  cheval  du  capitaine  qu'un  soldat  tenait  en 
main  tandis  que  le  capitaine  se  démenait  pour  ramener  Marco  à 
une  conduite  plus  convenable,  je  sautai  sur  ce  cheval  de  bonne 
mine  et  bien  équipé;  je  lui  mis  les  talons  au  ventre  si  lestement  que 
le  soldat  abasourdi  lâcha  les  rênes,  et  je  partis  comme  un  trait  en 
faisant  signe  à  Impéria  de  me  suivre.  Elle  m'avait  compris,  elle 
m'approuvait,  et  d'ailleurs  sa  jument  avait  coutume  de  suivre  la 
monture  dont  je  m'étais  emparé.  Je  ne  savais  pas  monter  à  cheval 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  principes,  mais  j'avais  les  jambes  nerveuses,  le  corps  souple  et 
la  confiance  du  paysan.  Pour  être  plus  sûr  de  moi,  j'avais  relevé 
les  étriers  et  je  galopais  comme  au  temps  où,  à  travers  les  prés,  je 
rasais  l'herbe  fraîchement  coupée,  sur  le  cheval  nu,  avec  une  corde 
pour  tout  frein.  Impéria,  élevée  aussi  à  la  campagne  et  bien  dres- 
sée à  tous  les  nobles  exercices,  était  une  remarquable  écuyère.  En 
un  clin  d'œil,  nous  eûmes  traversé  la  grande  place  du  Martroy  et 
toute  la  ville  d'Orléans,  suivis  à  une  notable  distance  par  la  caval- 
cade, qui  riait,  criait  et  applaudissait.  Les  jeunes  officiers  étaient 
enchantés  de  mon  audace  et  du  tour  joué  au  capitaine.  Quant  à  lui, 
il  ne  riait  pas  de  bon  cœur,  comme  bien  vous  pensez;  mais,  pour  ne 
pas  attirer  l'attention  sur  l'incident  ridicule  qu'il  lui  fallait  subir,  il 
s'était  hâté  de  monter  dans  la  voiture  avec  Bellamare  et  avec  Marco, 
qui  avait  renoncé  à  protéger  ces  dames  en  me  voyant  relever  si  à 
propos  l'honneur  de  notre  compagnie.  Naturellement  le  cheval  de 
la  voiture,  dont  Vachard  avait  pris  les  rênes  et  qu'il  cinglait  en  vain 
de  coups  de  fouet,  ne  pouvait  rejoindre  les  cavaliers.  Impéria  m'a- 
vait prié  d'attendre  ceux-ci;  mais  dès  qu'ils  furent  près  de  nous, 
stimulés  par  leurs  encouragemens,  nous  repartîmes  à  fond  de  train, 
résolus  à  ne  pas  nous  laisser  dépasser  et  à  ne  pas  donner  au  capi- 
taine la  possibilité  de  nous  rejoindre. 

Nous  arrivâmes  ainsi  jusqu'à  l'endroit  où  nous  devions  quitter  les 
rives  de  la  Loire  pour  couper  dans  les  terres,  et  là  nous  ne  savions 
plus  le  chemin.  La  course  avait  donné  à  ma  compagne  une  anima- 
tion que  je  ne  lui  avais  jamais  vue.  —  Comme  vous  êtes  belle!  m'é- 
criai-je  éperdu,  lorsqu'elle  s'arrêta  pour  me  demander  de  quel  côté 
il  fallait  nous  diriger.  Elle  avait  confiance  en  moi,  vous  vous  en 
souvenez,  depuis  le  jour  où  j'avais  juré  de  ne  pas  songer  à  lui  faire 
la  cour.  Elle  ne  prit  donc  pas  mon  exclamation  et  mon  émotion  en 
mauvaise  part.  —  Je  devrais  être  comme  cela  sur  la  scène,  n'est-ce 
pas?  répondit-elle,  et  non  pas  froide  comme  je  le  suis.  Eh  bien!  je 
pourrais  en  dire  autant  de  vous;  malheureusement  nous  ne  pouvons 
pas  jouer  la  comédie  à  cheval. 

C'était  le  moment  de  l'interroger  sur  ce  qu'elle  pensait  de  moi, 
et  l'occasion  était  toute  venue.  Nos  bêtes  avaient  besoin  de  souffler; 
elles  ruisselaient  de  sueur.  Nous  leur  mîmes  la  bride  sur  le  cou, 
pensant  bien  qu'elles  trouveraient  elles-mêmes  leur  chemin,  et 
comme  nous  avions  en  ce  moment  de  l'avance  sur  les  autres,  nous 
pûmes  échanger  quelques  paroles. 

—  Vous  prétendez,  dis-je  à  Impéria,  que  vous  êtes  froide  au 
théâtre;  c'est  pour  me  consoler  d'être  glacial? 

—  Vous  êtes  glacial,  c'est  vrai;  mais  peu  importe,  si  vous  n'êtes 
pas  glacé. 

—  Je  crains  bien  d'être  à  jamais  l'un  et  l'autre. 


PIERRE    QUI    ROULE.  61 

—  Vous  ne  pouvez  pas  le  savoir. 

—  Qu'est-ce  que  vous  en  pensez,  vous? 

—  Rien  encore,  c'est  trop  tôt. 

—  Et  d'ailleurs  cela.vous  est  bien  égal? 

—  Pourquoi  me  dites- vous  cela? 

—  Il  me  semblait... 

—  Pourquoi? 

—  Vous  ne  pouvez  pas  vous  intéresser  beaucoup  à  moi. 

—  Qu'ai-je  donc  fait  pour  perdre  la  confiance  que  vous  m'accor- 
diez? Voyons,  dites! 

—  Vous  avez  l'air  de  ne  plus  savoir  si  j'existe. 

—  Si  j'ai  cet  air-là,  mon  air  est  menteur.  Je  parle  de  vous  sans 
cesse  avec  Bellamare,  et  je  lui  disais  hier  que  je  vous  aimais  et  vous 
estimais  chaque  jour  davantage. 

'  — Pourquoi?  je  vous  en  prie,  dites-moi  pourquoi.  Je  voudrais 
tant  savoir  en  quoi  je  peux  mériter  votre  amitié..',  et  celle  de 
M.  Bellamare! 

—  Je  peux  très  bien  vous  dire  pourquoi;  vous  êtes  bon,  sincère, 
dévoué,  intelligent,  exempt  de  vices.  Enfin  vous  valez  Léon,  et  vous 
êtes  plus  vivant,  plus  aimable  et  plus  sociable. 

—  Je  suis  bien  heureux  alors;  mais  pourtant  si  je  n'ai  jamais  de 
talent... 

—  Alors  malheureusement  vous  nous  quitterez. 

—  Pourquoi?  Ne  pourrais-je  pas  me  rendre  utile  dans  quelque 
autre  emploi  que  celui  d'amoureux?  Bien  des  gens  vivent  du  théâtre 
sans  avoir  de  talent. 

—  Ils  en  vivent  mal.  Il  ne  faut  pas  faire  un  état  qu'on  n'aime 
pas. 

—  Mais  j'aime  le  théâtre  en  dépit  de  ma  nullité,  et  bien  d'autres 
sont  comme  moi. 

—  Alors...  allez  devant  vous,  si  vous  n'êtes  pas  ambitieux... 

—  Je  ne  suis  pas  ambitieux,  je  suis...  Je  ne  sais  pas  trop  ce  que 
je  suis. 

—  Je  vais  vous  le  dire.  Vous  avez  des  goûts  d'artiste,  et  vous  se- 
rez artiste  probablement,  soit  que  vous  réussissiez  comme  acteur, 
soit  que  vous  fassiez  autre  chose.  Vous  aimez  cette  vie  insouciante 
à  force  d'être  précaire,  ces  voyages,  ces  nouvelles  figures  et  ces 
nouveaux  pays  à  observer,  à  goûter  ou  critiquer;  vous  aimez  sur- 
tout ce  que  j'aime  le  plus  de  tout  cela,  l'association  à  un  groupe, 
aimable  ou  non,  mélangé,  divertissant  ou  attendrissant,  ou  blâmable 
et  impatientant,  la  vie  à  plusieurs  enfin!  C'est  comme  la  vie  de 
famille  après  tout ,  moins  ses  chaînes  sans  terme,  ses  déchiretnens 
profonds  et  ses  horribles  responsabilités;  mais  il  me  semble  qu'a- 
vec Bellamare  pour  directeur  on  ne  peut  pas  être  absolument  mal- 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

heureux,  et  tout  m'amuse  ou  m'intéresse  dans  le  sort  qu'il  nous 
fait. 

—  Je  pense  en  tout  comme  vous.  Alors  si,  manquant  à  jamais 
de  talent  et  de  succès,  je  m'attacha  quand  même  à  cette  vie  insou- 
ciante et  douce,  vous  ne  me  prendrez  pas  pour  un  de  ces  malheu- 
reux fous  qui  s'acharnent  à  une  illusion  ridicule?  Vous  ne  me  mé- 
priserez pas  ? 

—  Non  certes,  car  je  suis  dans  la  même  situation  que  vous.  Je 
poursuis  l'essai  d'une  carrière  où  je  ne  suis  nullement  sûre  de  réus- 
sir, et  je  sens  que  j'j^  persisterai  d'une  façon  ou  de  l'autre,  même 
si  je  n'arrive  pas  à  avoir  un  véritable  talent.  Que  voulez-vous? 
c'est  coimne  cela;  quand  on  a  pris  goût  au  théâtre,  tout  le  reste 
ennuie. 

—  Pourtant  ce  n'est  pas  votre  milieu  naturel  et  final?  Vous  pou- 
vez rencontrer,  d'un  jour  à  l'autre,  l'occasion  de  faire  ce  qu'on  ap- 
pelle un  beau  mariage  ? 

—  Je  ne  veux  pas  faire  un  beau  mariage  ! 

—  Vou5  n'eu  voudriez  poiu-tant  pas  faire  un  qui  vous  jetterait 
dans  la  misère? 

—  Non,  à  cause  des  enfans  qu'on  peut  avoir,  car  s'il  ne  s'agis- 
sait que  de  soi,...  pour  mon  compte,  je  suis  indifférente  à  toutes 
les  privations.  Avec  de  l'ordre  et  du  travail,  on  arrive  toujours  à 
trouver  le  nécessaire. 

—  Laissez-moi  vous  dire  que  personne  ne  vous  connaît.  Tous  nos 
camarades  vous  croient  prudente,  froide  et  même  ambitieuse.  Bel- 
lamare  vous  a  prédit  un  grand  avenir;  on  s'imagine  que  vous  sa- 
crifierez tout  à  ce  but. 

—  Si  j'y  croyais,...  peut-être  regarderai-je  comme  un  devoir  d'y 
sacrifier  tout;  mais  j'y  crois  trop  peu  pour  m'en  préoccuper  sé- 
rieusement. Je  fais  de  mon  mieux,  j'essaie  de  comprendre  et  j'at- 
tends. 

—  Et  en  attendant  vous  ne  souffrez  pas?  vous  êtes  gaie? 

—  Mais  oui,  vous  voyez  ! 

—  C'est  que  vous  êtes  sûre  de  celui  qui  vous  aime... 

—  Ai-je  dit  que  quelqu'un  m'aimait? 

—  Vous  avez  dit  que  vous  aimiez  quelqu'un. 

—  Ce  n'est  pas  la  même  chose. 

—  Vous  aimeriez  un  ingrat  ? 

—  Il  n'est  peut-être  pas  ingrat,  supposons  qu'il  ne  se  doute  pas 
de  ma  préférence.,. 

—  Alors  c'est  un  aveugle,  un  imbécile,  une  vraie  brute! 

Elle  éclata  de  rire,  et  sa  gaîté  me  fit  bondir  de  joie.  Je  m'imagi- 
nai qu'elle  avait  inventé  cet  amour  préservateur  des  sottes  déclara- 
tions dans  un  jour  d'ennui  ou  de  crainte,  et  que  son  cœur  était 


PIERRE    QUI    ROULE.  63 

aussi  libre  que  son  existence.  Elle  était  assez  espiègle  pour  avoir 
improvisé  cette  malice,  car,  depuis  que  nous  étions  en  voyage,  elle 
avait  montré  le  fond  de  son  caractère,  qui  était  constamment  re- 
tenu devant  les  étrangers,  mais  admirablement  enjoué  et  même  ta- 
quin avec  ses  camarades,  et,  comme  elle  n'était  ni  dissimulée  ni 
habile ,  elle  ne  pouvait  pas  chercher  à  m'en  imposer  dans  le  tête- 
à-tête. 

—  Alors,  m'écriai-je,  vous  vous  êtes  moquée  de  nous,  vous  n'ai- 
mez personne? 

Elle  se  retourna  comme  si  elle  allait  me  répondre  ;  mais,  avisant 
un  cavalier  qui  avait  devancé  les  autres  et  qui  s'approchait  de  nous 
rapidement,  elle  pâlit  et  me  dit  en  me  le  montrant  :  —  C'est  le  ca- 
pitaine I  Il  a  pris,  je  pense,  le  cheval  d'un  de  ses  jeunes  officiers. 
Ils  sont  donc  lâches,  ces  militaires?  Ils  n'auront  pas  osé  nous  pré- 
server de  l'abordage! 

—  Eh  bienl  quoi,  après?  que  craignez-vous  de  ce  Vachard? 

—  Je  crains...  je  ne  sais  pas,  une  querelle  avec  vous! 

—  Devant  vous?  Je  ne  lui  accorderai  pas  ce  délassement.  Fai- 
sons-le courir,  puisqu'il  nous  y  invite. 

—  C'est  cela,  répondit- elle,  fuyons! 

Nous  fû.m€s  emportés  comme  par  le  vent  jusqu'à  une  vilaine 
grande  maison  sottement  peinte  en  rose,  et  nos  chevaux  nous  en- 
gouffrèrent dans  une  cour  où  trois  pots  de  géranium  grillé  du  so- 
leil complétaient,  avec  deux  affreux  lions  de  terre  cuite,  la  décora- 
tion du  manoir. 

Ce  fut  le  baron  de  Yachard  en  personne  qui  nous  reçut  d'un  air 
stupéfait,  mais  qui,  reconnaissant  nos  ra^ontures,  comprit  ou  sup- 
posa que  nous  étions  au  nombre  de  ses  invités.  C'était  un  homme 
de  quar-ante-cinq  ans  environ ,  fort  peu  plus  âgé  que  son  frère  le 
capitaine,  peut-être  même  étaient-ils  jumeaux,  je  ne  m'en  souviens 
plus.  Ils  se  ressemblaient  extraordinairement,  la  même  petite  taille 
fortement  prise,  les  épaules  hautes,  le  teint  coloré,  les  cheveux 
blonds  grisonnans  et  rares,  le  nez  court  et  comme  oublié,  les  yeux 
saillans,  les  oreilles  proéminentes  jetées  en  avant  comme  celles  des 
chevaux  ombrageux,  la  mâchoire  saillante  et  très  lourde;  seule,  l'ex- 
pression de  ces  deux  figures  fondues  dans  le  même  moule  différait 
essentiellement.  Celle  de  l'aîné  était  douce  et  stupide,  celle  du  ca- 
pitaine stupide  et  irascible.  Les  habitudes  d'ordre  ou  d'économie 
nous  parurent  préoccuper  autant  l'un  que  l'autre.  Ils  avaient  en 
outre  une  habitude,  je  devrais  dire  une  infirmité  commune,  dont 
nous  ne  tardâmes  pas  à  nous  apercevoir. 

Le  baron,  ayant  remarqué  que  les  chevaux  étaient  dans  un  état 
épouvantable,  donna  des  ordres  pour  leur  essuyage,  sans  nous  de- 
mander si  nous  n'avions  pas  chaud  ou  soif  nous-mêmes;  puis  il 


6/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nous  conduisit  en  silence  à  un  salon  très  frais  et  très  sombre,  et  là, 
aprè^un  certain  effort,  comme  pour  rassembler  ses  idées,  il  nous 
dit  d'un  air  de  détresse  :  —  Où  est  donc  mon  frèt;e? 

—  11  nous  suit,  répondis-je;  il  était  sur  nos  talons. 

—  Ah!  fort  bien,  reprit-il. 

Et  il  attendit  que  nous  fissions  les  premiers  frais  de  la  conversa- 
tion; Impéria,  par  malice,  attendit  qu'il  s'en  chargeât,  et  j'attendis 
par  curiosité  le  résultat  de  cette  attente  réciproque. 

Le  baron,  qui,  soit  distraction,  soit  imbécillité,  ne  trouvait  abso- 
lument rien  à  nous  dire,  fit,  en  plissant  singulièrement  les  lèvres, 
le  tour  de  l'appartement;  on  eût  dit  qu'il  sifflait  mentalement  une 
réminiscence  musicale.  Nous  en  fûmes  assurés  quand  le  son,  de- 
venu à  peu  près  distinct,  nous  permit  de  reconnaître  une  interpré- 
tation sui  generis  de  l'air  de  bravoure  de  la  Dame  Blanche.  II 
s'aperçut  de  sa  préoccupation  et  nous  regarda ,  fit  un  grand  effort 
pour  rompre  le  silence  et  nous  déclara  qu'il  faisait  beau  temps. 
Même  silence  perfide  de  la  part  d'Impéria.  Il  tourna  vers  moi  ses 
yeux  ronds  comme  pour  m'interroge r.  Je  détournai  les  miens  pour 
savoir  comment  il  sortirait  d'embarras.  Il  en  sortit  par  un  temps 
d'arrêt  devant  la  porte-fenêtre  et  par  une  reprise  plus  distincte  du 
sifflotement  de  la  phrase  :  ah!  quel  plaisir  d'être  soldat!  avec 
l'accompagnement  d'un  rhythme  tambouriné  sur  la  vitre,  après 
quoi  il  s'élança  dehors  sans  paraître  se  souvenir  de  nous. 

Impéria  éclata  de  rire.  Je  lui  poussai  le  coude,  je  venais  d'aper- 
cevoir dans  les  profondeurs  de  l'appartement  un  personnage  que  la 
brusque  transition  du  grand  soleil  à  l'obscurité  avait  d'abord  rendu 
invisible  pour  nous.  C'était  une  grande  femme  brune  et  grasse, 
jadis  belle,  M'i«  de  Sainte-Claire,  dont  on  nous  avait  parlé,  autre- 
fois M"«  Clara,  alors  actrice  de  province  jouant  les  grandes  co- 
quettes, désormais  compagne  de  M.  de  Vachard  et  gouvernante  de 
sa  maison. 

—  Ne  faites  pas  attention  aux  manières  du  baron,  dit-elle  sans 
se  déconcerter.  Son  frère  et  lui,...  enfin  !  les  deux  font  la  paire.  Ce 
n'est  pas  pour  être  réjouis  par  sa  conversation  que  vous  êtes  ve- 
nus, n'est-ce  pas?  c'est  pour  passer  une  journée  à  la  campagne.  Ce 
ne  sera  pas  bien  amusant,  je  vous  en  avertis.  Chez  les  gens  bêtes, 
tout  est  bête;  mais  le  dîner  sera  soigné,  je  vous  en  réponds.  Le  ba- 
ron est  sur  sa  bouche,  c'est  la  seule  qualité  que  je  lui  connaisse. 
Quant  à  l'autre,  il  n'a  même  pas  celle-là;  mais  qu'est-ce  que  vous 
en  avez  donc  fait  du  plus  crétin  des  Yachard?  —  Et,  sans  attendre 
aucune  réponse,  elle  nous  fit  servir  des  rafraîchissemens  et  conti- 
nua de  nous  parler  sans  façon  et  sans  détour  devant  les  servantes. 
—  Ah  çà!  mes  petits  enfans,  reprit-elle,  qui  êtes-vous  dans  la 
troupe  de  Balandard?  Ah!  pardon,  vous  l'appelez  Bellamare  à  pré- 


PIERRE    QUI    ROULE.  65 

sent,  c'est  son  nom  de  théâtre;  autrefois  il  s'appelait  Balandarcl,  ce 
n'était  peut-être  pas  non  plus  son  nom.  Nous  autres,  vous  savez,  on 
a  le  nom  qu'on  veut  ou  qu'on  peut!  Moi,  pour  le  moment,  je  suis 
une  ancienne  fille  noble  qui  a  eu  des  malheurs.  Vous  savez,  tou- 
jours le  même  truc!  Les  Yachard  qu'on  rencontre  sur  son  cher/iin 
n'y  croient  pas,  mais  ils  aiment  à  se  le  persuader,  et  ils  le  répètent 
à  leurs  amis  et  connaissances,  ça  fait  bien  !  Il  a  dû  vous  parler  de 
moi,  votre  directeur?  Il  m'aimait  bien  autrefois,  du  temps  que 
j'étais  une  jeune  et  jolie  fille,  mince  comme  vous,  ma  petite,  et 
lui...  je  ne  dirai  pas  mon  garçon,  qu'il  était  beau  comme  vous, 
mais  il  avait  la  jeunesse,  et  l'esprit,  et  un  certain  charme  avec  les 
femmes.  Les  adore-t-il  toujours  toutes  à  la  fois,  le  vaurien?  x^Ia 
foi,  j'ai  été  bien  jalouse  de  lui,  et  je  me  suis  bien  vengée;  mais 
dites-moi  donc,  petite,  ce  n'est  pas  vous  celle  qu'on  dit  être  ses  dé- 
lices du  moment?  la  belle  Impéria? 

Impéria  rougit  pour  la  seconde  fois.  Elle  avait  déjà  eu  le  sang  au 
visage  quand  cette  fille  lui  avait  parlé  de  noblesse  d'aventure,  elle 
se  troubla  tout  à  fait  en  recevant  l'insulte  en  pleine  poitrine;  mais, 
comme  j'allais  répondre,  elle  me  coupa  la  parole  et  répliqua  avec 
vivacité  :  —  Je  ne  fais  les  délices  de  personne,  et  je  ne  sliis  pas 
belle,  comme  vous  voyez. 

—  C'est  vrai,  reprit  la  Sainte-Claire,  vous  êtes  petite  et  sans 
éclat;  mais  vous  êtes  jolie,  et  puisque  vous  venez  seide  avec  ce 
grand  beau  garçon  que  voilà,  vous  êtes  amans,  mes  tourtereaux, 
mariés  peut-être?  Enfin  ce  n'est  pas  vous  qui  faites  pour  le  quart 
d'heure  le  bonheur  de  votre  directeur  et  de  notre  capitaine.  Ce  beau 
Léandre  qui  vous  accompagne  ne  souffrirait  pas  tout  ça! 

—  Il  y  a  donc  dans  notre  troupe,  demandai-je,  une  personne  que 
le  capitaine  se  vante  d'avoir  charmée? 

—  Eh  bien!  la  fameuse  Impéria,  que  je  brûle  de  voir! 

—  Il  s'en  vante?  repris-je  tout  empourpré  de  colère  pendant  que 
la  pauvre  Impéria  pâlissait,  et  me  jetait  un  de  ces  regards  navrés 
qui  demandent  involontairement  au  premier  honnête  homme  venu 
protection  ou  vengeance. 

—  Il  ne  s'en  vante  peut-être  pas,  répondit  la  Sainte-Claire,  il  le 
confie  à  tout  son  régiment,  et  c'est  pour  répondre  à  cette  confiance 
que  mon  baron,  qui  n'est  pas  la  libéralité  même,  s'est  fendu  au- 
jourd'hui d'un  grand  dîner  pour  la  maîtresse  de  son  frère.  Il  faut 
vous  dire  que  le  baron  est  jaloux  de  moi,  parce  que  le  capitaine 
m'en  conte  aussi.  Il  est  donc  charmé  quand  le  capitaine  en  conte  à 
d'autres;  mais  le  capitaine  a  beau  se  distraire,  il  en  reviendra  tou- 
jours à  moi,  qui  tiens  les  cordons  de  la  bourse,  vous  comprenez? 

Impéria  passa  son  bras  sous  le  mien  comme  pour  s'en  aller;  elle 

TOME   LXXXII.    —   1869.  5 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

était  si  émue  que  je  crus  qu'elle  se  trouvait  mal,  et  que  son  nom 
m'échappa,  La  Sainte-Claire,  en  voyant  la  bévue  qu'elle  venait  de 
faire,  peut-être  avec  intention,  n'éprouva  aucune  confusion,  et, 
avec  l'insouciance  des  gens  mal  élevés,  se  prit  à  rire  aux  éclats. 

—  Allons-nous-en,  me  dit  Impéria  en  m'emmenant  dehors.  C'est 
une  honte  pour  moi  d'être  en  contact  avec  de  pareilles  gens. 

—  Restons,  lui  répondis-je.  Restez,  puisque  vous  êtes  avec  moi; 
méprisez  cette  duègne  effrontée  qui  ment  peut-être  par  jalousie,  et 
voyons  si  M.  le  capitaine  se  vante  en  effet... 

—  Je  vous  entends,  Laurence!  vous  voulez  lui  donner  une  leçon. 
Je  vous  le  défends,  vous  n'en  avez  pas  le  droit. 

—  J'en  ai  le  droit  et  le  devoir  ;  souvenez-vous,  vous  avez  dit  au 
monde  dont  vous  sortez  un  éternel  adieu.  Vous  êtes  artiste,  vous 
avez  en  moi,  en  chacun  de  vos  camarades,  un  frère  dont  l'honneur 
répond  du  vôtre.  J'ignore  si  Lambesq  est  de  mon  avis,  mais  je  sais 
qu'à  ma  place  Bellamare,  Léon,  Moranbois  lui-même,  peut-être 
aussi  le  petit  Marco,  ne  vous  laisseraient  pas  insulter.  Si  nous  étions 
des  gentilshommes,  notre  protection  pourrait  vous  compromettre; 
mais  nous  sommes  des  histrions,  et  le  préjugé  ne  nous  défend  pas 
d'avoir  du  cœur. 

—  Si  tous  n'en  ont  pas,  répondit-elle,  vous  êtes  de  ceux  qui  en 
ont  beaucoup,  je  le  sais,  et  c'est  pour  cela  que  je  ne  veux  pas... 

—  Elle  n'en  put  dire  davantage;  le  capitaine,  rouge  comme  une  bet- 
terave et  ruisselant  de  sueur,  venait  à  nous  avec  l'intention  évi- 
dente de  nous  reprocher  notre  équipée.  Je  fis  trois  pas  à  sa  ren- 
contre et  le  regardai  de  façon  à  le  déconcerter,  car  il  bégaya 
quelques  mots  inintelligiiDÎes,  fit  tomber  sa  colère  sur  un  géranium 
qu'il  arracha  presque  du  pot  de  terre  où  il  languissait,  ébaucha  un 
sourire  forcé,  plissa  les  lèvres  comme  avait  fait  son  frère  en  nous 
accueillant  dans  son  salon  et  passa  outre  en  sifflotant  le  même  air. 
Ils  avaient  le  même  tic,  et  au  régiment  on  les  avait  baptisés  les 
frères  Fufii. 

Impéria  se  rassura  en  voyant  que  le  capitaine  ne  me  cherchait 
pas  querelle  et  prit  le  parti  de  rire  de  l'aventure.  —  Vraiment  je 
suis  sotte,  me  dit-elle  ;  j'ai  encore  des  pruderies  qui  ne  conviennent 
pas  à  mon  état.  Je  vous  jure,  Laurence,  que  je  rougis  de  mon  cour- 
roux de  tout  à  l'heure.  Notre  métier  est  d'amuser  les  autres,  notre 
philosophie  doit  être  de  nous  amuser  d'eux  quand  ils  sont  ridi- 
cules et  de  ne  nous  laisser  atteindre  par  rien  de  blessant,  surtout 
quand  nous  valons  quelque  chose. 

Je  lui  laissai  croire  que  l'incident  était  clos,  et  nous  courûmes  re- 
joindre la  bande  joyeuse,  qui  déjà  s'élançait  sur  la  flotte  de  M.  le 
baron.  Figurez-vous  trois  mauvais  bachots  sur  une  longue  mare  sta- 


PIERRE    QUI    ROULE,  67 

gnante,  et  vous  verrez  d'ici  la  régate.  En  un  clin  d' œil,  je  vis,  moi, 
que  tous  mes  camarades  avaient  de  mauvaises  intentions  et  que  les 
jeunes  officiers  avaient  de  coupables  espérances,  le  projet  ou  le 
désir  de  tous  étant  de  faire  prendre  un  bain  au  capitaine.  Les 
femmes  nous  comprirent  et  ne  voulurent  pas  monter  en  barque,  ex- 
cepté la  Sainte-Glaire,  qui  bondit  lourdement  et  résolument  sur  la 
maîtresse  embarcation  et  prit  le  gouvernail,  tandis  que  le  capitaine 
s'emparait  des  avirons  et  suppliait  Impéria  de  se  fier  à  lui.  Au  lieu 
d'elle,  ce  fut  moi  qui  acceptai  l'invitation  après  m'être  entendu  par 
signes  avec  Marco,  qui  gouvernait  la  seconde  barque,  et  Bellamare, 
qui  se  chargeait  de  la  troisième.  Bientôt,  au  lieu  d'une  régate,  un 
combat  naval  fut  improvisé,  et  les  deux  barques  exécutèrent  avec 
ensemble  un  furieux  abordage  contre  la  nôtre.  Il  s'agissait  de  cul- 
buter le  capitaine  dans  la  confusion  de  la  lutte  et  au  milieu  d'un 
vacarme  épouvantable.  Je  tenais  à  m'en  charger  tout  en  paraissant 
le  défendre,  puisque  je  faisais  partie  de  son  équipage,  et  la  chose 
eût  été  facile  avec  ce  cavalier  à  jambes  courtes,  si  la  Sainte-Claire, 
qui  n'était  pas  dupe  et  qui  faisait  contre  fortune  bon  cœur,  ne  se  fût 
tournée  contre  moi  en  m' appelant  traître  avec  de  gros  rires  et  de 
gros  mots.  Elle  était  forte  comme  un  homme  et  brave  comme  une 
femme  qui  se  bat.  Je  la  laissai  se  prononcer  contre  moi  et  tenter  de 
me  faire  passer  par-dessus  le  bord.  Alors  je  mis  en  jeu  mon  adresse 
naturelle,  car  je  ne  devais  pas  user  de  ma  force  avec  une  femme,  si 
peu  femme  qu'elle  fût,  et  du  même  croc-en-jaœbes  je  lançai  dans 
les  eaux  vertes  de  M.  le  baron  son  aimable  frère  et  sa  vaillante 
gouvernante.  De  là  je  sautai  sur  l'autre  barque,  qui  se  laissa  cap- 
turer, et  je  criai  victoire,  ce  qui  fit  plus  d'honneur  que  de  plaisir  à 
Vachard  barbotant  de  conserve  avec  la  Sainte-Glaire  dans  des  flots 
peu  profonds,  mais  peu  limpides. 

Ils  parurent  bien  prendre  la  chose,  tout  le  monde  s'y  trompa, 
excepté  moi;  on  trouva  le  capitaine  meilleur  enfant  qu'on  ne  le 
supposait,  et  le  dîner  fut  d'une  gaîté  bruyante  qui  ne  permit  aucune 
enquête  particulière  sur  les  événemens  de  la  matinée;  mais,  comme 
on  passait  sous  une  tonnelle  pour  prendre  le  café  et  fumer,  Va- 
chard le  jeune,  s'approchant  de  moi,  me  dit  à  voix  basse,  d'un  ton 
sec  et  net  qui  contrastait  avec  son  regard  aviné  :  —  Vous  m'avez 
crevé  mon  cheval  et  gâté  mon  uniforme,  vous  l'avez  fait  exprès. 

—  Je  l'ai  fait  exprès,  répondis-je  tranquillement. 

—  Il  suffit,  reprit-il,  et  il  s'éloigna. 

Le  lendemain ,  dès  l'aurore,  je  reçus  la  visite  de  deux  officiers, 
amis  du  capitaine,  qui  me  sommèrent  de  rétracter  la  déclaration 
que  je  lui  avais  faite,  ou  de  lui  rendre  raison  de  mes  paroles.  Je 
refusai  le  premier  point,  j'acceptai  le  second,  et  rendez-vous  fut 
pris  pour  le  lendemain  à  la  sortie  du  spectacle,  car  j'étais  néces- 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

saire  à  la  représentation.  Chose  bizarre,  je  ne  fus  pas  ému  de  ce 
premier  duel  comme  je  l'ai  été  plus  tard  en  d'autres  rencontres. 
Ma  cause  me  paraissait  si  juste,  je  haïssais  si  cordialement  l'homme 
qui  outrageait  Impéria  et  qui  avait  prétendu  la  compromettre  sous 
les  yeux  de  ses  camarades!  Je  me  regardais  comme  le  champion 
naturel  de  ia  compagnie,  et,  bien  que  j'eusse  fort  peu  d'escrime 
et  que  Vachard  en  eût  beaucoup,  je  ne  doutai  pas  un  instant 
que  la  destinée  ne  fût  pour  le  bon  droit  et  la  bonne  intention. 
—  Chose  plus  étrange  encore,  je  jouai  fort  bien  ce  soir-là.  J'avais, 
il  est  vrai,  un  bon  rôle  que  j'avais  accepté  en  tremblant,  et  que  je 
remplis  à  la  satisfaction  de  tous.  Je  me  sentais  élevé  au-dessus  de 
moi-même  par  ma  confiance  en  moi  comme  homme,  et  j'oubliai  de 
douter  de  moi  comme  artiste.  J'eus  même  un  très  beau  moment 
dans  la  pièce,  et  je  fus  applaudi  pour  la  première  et  la  dernière 
fois  de  ma  vie.  L'excellent  Bellamare  m'embrassa  en  pleurant  de 
joie  sitôt  que  le  rideau  fut  tombé  ;  Impéria  me  serra  les  mains  avec 
effusion. 

—  Allons,  belle  princesse,  dit  une  voix  rauque  sortant  de  der- 
rière moi,  embrasse-le  aussi,  si  tu  as  un  peu  plus  de  cœur  qu'une 
cigale. 

A  cette  agréable  interpellation  de  Moranbois,  Impéria  sourit  et 
me  tendit  sa  joue  en  disant  :  —  Si  c'est  une  récompense,  qu'il  la 
prenne  ! 

Je  l'embrassai  avec  trop  de  trouble  pour  en  ressentir  du  plaisir; 
mon  cœur  m'étouffait.  Moranbois  me  frappa  sur  l'épaule  en  me  di- 
sant à  l'oreille  :  —  Chevalier  du  beau  sexe,  on  t'attend  ! 

Comment  savait-il  mon  affaire,  que  j'avais  cachée  avec  le  plus 
grand  soin?  Je  l'ignore,  mais  son  avertissement  me  fit  bondir  de 
joie.  Mes  lèvres  venaient  de  boire  le  parfum  de  mon  idéal,  j'avais 
cent  coudées  de  haut,  j'eusse  terrassé  une  légion  de  diables.— 
Ami,  dis-je  à  Moranbois,  qui  m'avait  suivi  au  vestiaire  et  m'aidait, 
contre  toute  habitude  d'obligeance,  à  m'habiller,  tu  as  été  maître 
d'armes  au  régiment,  comment  s'y  prend-on,  quand  on  ne  sait 
rien,  pour  désarmer  son  homme  ? 

—  On  s'y  prend  comme  on  peut,  répondit-il.  As- tu  du  sang- 
froid,  imbécile? 

—  Oui. 

—  £h  bien!  ne  doute  de  rien,  va  de  l'avant,  mon  crétin,  et  tu  le 
tueras. 

Cette  prédiction  ne  fit  sur  moi  aucune  impression  sinistre. 
Avais-je  le  désir  de  tuer?  Non  certes,  je  suis  très  humain  et 
point  vindicatif.  Je  ne  voyais  pas  clair  dans  le  rêve  qui  me  por- 
tait. Je  voulais  vaincre,  je  ne  me  croyais  pas  assez  habile  pour 
choisir  le  moyen.  Je  savais  mon  adversaire  redoutable,  je  ne  le  re- 


PIERRE    QUI   ROULE.  69 

doutais  pas,  voilà  tout  ce  que  je  me  rappelle  de  ce  drame  rapide, 
où  je  me  jetais  en  homme  passionné.  J'eusse  regardé  en  ce  moment 
tout  scrupule  philosophique  comme  un  argument  de  la  peur. 

J'avais  pris  pour  témoins  Léon  et  Marco;  je  tenais  à  ce  que  la 
partie  fût  nettement  engagée  entre  militaires  et  artistes,  Vachard 
ayant  le  choix  des  armes,  on  se  battait  à  l'épée.  Je  ne  sais  ce  qui 
se  passa.  Pendant  deux  ou  trois  minutes,  je  vis  un  scintillement  au 
bout  de  mon  bras,  je  sentis  une  chaleur  brûlante  à  ma  poitrine, 
comme  si  mon  sang,  pressé  de  me  quitter,  s'élançait  au-devant  de 
mille  pointes  d'épée.  Je  songeais  à  parer  une  attaque  quand  Va- 
chard roula  sur  l'herbe.  Il  me  sembla  que  mon  arme  avait  traversé 
le  vide;  je  cherchais  mon  adversaire  devant  moi,  et  il  râlait  à  mes 
pieds. 

Je  m'étais  cru  de  sang-froid,  je  m'aperçus  que  j'étais  complète- 
ment ivre,  et  quand  j'entendis  le  chirurgien  du  régiment  dire  :  — 
Il  est  mort!  —  je  crus  qu'il  s'agissait  de  moi,  et  je  m'étonnai  de 
me  sentir  debout. 

Je  compris  enfin  que  je  venais  de  tuer  un  homme;  mais  je  ne 
sentis  aucun  remords,  car  il  avait  eu  vis-à-vis  de  moi  quatre-vingt- 
dix-neuf  chances  sur  cent,  et  j'étais  blessé  au  bras.  Je  ne  m'en  aper- 
çus que  quand  on  me  pansa,  et  dans  ce  moment  je  vis  la  face  livide 
de  Vachard,  qui  semblait  absolument  trépassé.  J'eus  froid  par  tout 
le  corps;  mais  ma  pensée  ne  fonctionna  pas. 

Il  fut  très  mal,  mais  il  en  revint;  il  n'était  pas  digne  d'une  fin 
dramatique.  Il  a  perdu  son  frère  et  il  a  épousé  la  Sainte-Glaire,  qui 
s'appelle  aujourd'hui  M'"^  la  baronne  de  Vachard,  mais  qui  ne  donne 
plus  de  régates. 

Quant  à  moi,  je  fus  surpris,  en  quittant  le  théâtre  du  duel,  de  voir 
Moranbois  à  mes  côtés.  Il  m'avait  suivi,  il  avait  assisté,  sans  se 
montrer,  à  l'affaire;  il  me  conduisit  sans  me  rien  dire  à  mon  domi- 
cile, et,  sans  me  rien  dire,  il  passa  la  nuit  près  de  moi.  Je  fus  agité, 
et  je  rêvai  beaucoup,  mais  je  ne  rêvai  que  de  théâtre,  nullement  de 
combat.  En  me  réveillant,  je  vis  l'hercule  assoupi  sur  une  chaise  der- 
rière mes  rideaux.  Il  répondit  par  une  grossièreté  à  mon  remercî- 
ment,  mais  il  me  serra  la  main  en  me  disant  qu'il  était  content  de 
moi. 

Ma  blessure  n'était  pas  grave,  et,  malgré  la  défense  du  chirur- 
gien, dont  je  n'attendis  pas  la  visite,  je  courus  m'informer  de  l'état 
de  ma  victime.  Il  semblait  désespéré,  mais  le  soir  on  était  plus 
tranquille,  et  je  pus  me  rendre  à  la  répétition  sans  montrer  d'émo- 
tion et  sans  avoir  le  bras  en  écharpe. 

Je  supposais  que  personne  ne  savait  rien  au  théâtre,  car  dans 
la  ville  rien  n'avait  encore  transpiré;  mais  Moranbois  avait  tout 
dit  à  mes  camarades,  et  Bellamare  vint  à  moi  les  bras  ouverts.  — 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tu  nous  as  montré  hier  soir,  me  dit-il,  que  tu  étais  un  artiste,  mais 
nous  n'avions  pas  besoin  que  tu  eusses  cette  affaire  d'honneur  pour 
savoir  que  tu  étais  un  homme.  Ah  çà!  ne  t'habitue  pas  à  ces  dis- 
tractions-là ;  à  présent  que  tu  as  du  talent,  ce  serait  désagréable 
pour  moi  de  voir  revenir  mon  beau  jeune  premier  éborgné  ou  dis- 
loqué. Je  mettrai  sur  ton  prochain  engagement  que  je  t'interdis  le 
duel  pour  cause  de  service.  —  En  me  plaisantant  ainsi  d'un  ton 
enjoué,  il  avait  une  larme  au  coin  de  l'œil.  Je  vis  qu'il  m'aimait,  et 
je  l'embrassai  tendrement.  Impéria  m'embrassa  aussi  en  me  disant: 
—  Ne  vous  habituez  pas  à  cela  non  plus,  et  elle  ajouta  ensuite  tout 
bas  :  Laurence,  vous  êtes  bon  et  brave,  mais  voilà  que  tout  le 
monde  ici  croit...  ce  qui  n'est  pas  et  ne  peut  pas  être.  Soyez  déli- 
cat aussi,  et  faites  bien  comprendre  que  vous  ne  songez  pas  à  moi. 

—  Et  que  vous  importe?  lui  répondis-je,  blessé  de  sa  préoccu- 
pation après  la  crise  dont  je  sortais  à  peine,  et  dont  les  palpitations 
secouaient  encore  ma  poitrine.  Quand  on  dirait  que  je  vous  aime, 
serait-ce  un  crime  de  ma  part?  serait-ce  une  honte  pour  vous? 

—  Non,  certes,  dit-elle;  mais... 

—  Mais  quoi?  Votre  préféré  le  trouverait-il  mauvais? 

—  Si  j'ai  un  préféré,  il  ne  s'occupe  pas  de  moi,  je  vous  l'ai  dit. 
Seulement  j'ai  accepté  votre  amitié  et  ne  puis  m' engager  davantage. 
Est-ce  que  tout  va  changer  entre  nous  ?  Serai-je  obligée  de  me  pré- 
server, de  m'observer,  de  vous  traiter  comme  un  jeune  homme  avec 
qui  on  compte  ses  paroles  et  même  ses  regards,  pour  ne  pas  agir 
en  coquette  ou  en  folle?  Vous  savez  bien  que  je  veux  rester  libre, 
et  que,  pour  cela,  il  ne  faut  pas  se  laisser  aimer.  Si  vous  êtes  mon 
ami,  vous  n'engagerez  pas  une  lutte  qui  m'a  toujours  effrayée  et 
mise  en  fuite.  Vous  ne  voulez  pas  me  gâter  un  bonheur  que  j'ai  con- 
quis avec  tant  de  peine  après  des  chagrins,  des  malheurs  dont  vous 
n'avez  pas  l'idée? 

J'étais  dominé  par  elle.  Je  lui  jurai  que  je  serais  toujours  son 
fraternel  camarade,  et  qu'elle  n'aurait  pas  à  se  préserver  de  mes  ob- 
sessions. Je  ne  songeai  pas  à  l'accuser  de  froideur  et  d'égoïsme, 
bien  que  la  chose  eût  dû  me  paraître  évidente  du  moment  qu'elle 
n'était  pas  éprise  d'un  autre,  ou  qu'elle  surmontait  cet  amour  pour 
n'en  pas  subir  les  conséquences. 

Léon  était  content  de  moi  aussi,  et  il  me  le  dit  avec  effusion.  Ré- 
gine' m'accabla  de  caresses,  Anna  se  mit  à  m'admirer  comme  un 
héros,  Lambesq  me  détesta  davantage,  le  petit  Marco  s'engoua  de 
moi  et  se  fit  mon  âme  damnée.  Purpurin,  voulant  me  témoigner  son 
estime,  m'appela  M.  de  Laurence.  Moranbois,  tout  en  continuant 
à  me  brutaliser,  cessa  de  me  traiter  de  paltoquet.  L'entourage  le 
plus  infime  du  théâtre  se  crut  ennobli  par  ma  gloire;  en  un  jour, 
j'étais  devenu  le  lion  de  la  troupe. 


PIERRE    QUI    ROULE.  71 

Dans  la  ville,  on  commença  bientôt  à  parler  de  l'événement.  Le 
régiment  convint  le  moins  possible  de  la  rude  leçon  donnée  par 
un  cabotin  à  un  officier.  Vachard  n'était  ni  aimé,  ni  estimé;  mais, 
quoiqu'au  fond  on  fût  pour  moi  et  non  pour  lui,  l'esprit  de  corps  ne 
permettait  point  qu'on  me  donnât  raison,  et  quelques-uns  parlè- 
rent d'un  coup  de  tète  de  ma  part,  suivi  d'un  coup  de  maladroit. 
Les  civils  ne  consentaient  pas  à  ce  que  j'eusse  un  si  petit  rôle,  et 
dans  les  cafés  il  y  eut  des  discussions  assez  aigres  à  propos  de 
moi.  Le  militaire  aime  le  comédien,  sans  lequel  il  périrait  d'ennui 
en  garnison,  mais  il  n'aime  pas  que  le  pékin  se  serve  bien  de  l'épée, 
tandis  que  dans  le  civil  on  est  ravi  de  voir  qu'un  pékin  de  la  der- 
nière classe,  c'est-à-dire  un  histrion,  tienne  tête  aux  capitans. 

Dans  de  plus  hautes  régions,  à  la  préfecture,  chez  le  général  et 
dans  les  salons  de  la  ville,  on  s'émut,  on  questionna,  on  com- 
menta; les  gens  trop  comme  il  faut  furent  scandalisés  de  l'ardeur 
avec  laquelle  me  prônèrent  de  jeunes  esprits  trop  avancés;  tant  il  y 
a  que  Bellamare,  fin  et  prudent  comme  l'expérience,  nous  rassembla 
la  veille  de  la  représentation  annoncée,  et  nous  dit  avec  son  en- 
jouement habituel  :  —  Mes  petits  enfans,  nous  avons  cueilli  dans 
cette  bonne  ville  les  palmes  de  la  gloire;  mais  la  gloire  des  armes 
nuit  à  l'artiste,  et  de  plusieurs  renseignemens  que  j'ai  fait  prendre, 
il  résulte  que  nous  pourrions  bien  avoir  du  bruit  demain  soir  au 
parterre  et  même  à  l'orchestre.  Nous  servirons  peut-être  de  pré- 
texte à  des  antipathies  ou  à  des  rancunes  que  nous  ignorons,  mais 
dont  l'administration  ou  l'opinion  voudra  nous  rendre  responsa- 
bles. Le  plus  sûr  est  de  coller  une  bande  sur  l'affiche  et  d'aller 
retenir  notre  wagon  de  seconde  classe  pour  ce  soir.  Nos  personnes 
éloignées,  notre  gloire  restera  pure  des  coups  de  poing  qui  pour- 
raient lutter  demain  contre  les  trognons  de  pommes,  car,  si  l'artiste 
a  ses  séides ,  le  guerrier  a  aussi  les  siens.  Filons  donc ,  et  que  les 
dieux  de  l'Olympe,  Apollon  et  iAIars,  nous  protègent  ! 

—  Vive  Bellamare,  qui  a  toujours  raison!  s'écria  Marco;  mais 
aussi  vive  Laurence,  qu'aucun  de  nous  ne  désavouera  jamais! 

—  Crions  tous  vive  Laurence  !  reprit  Bellamare.  Il  est  notre  or- 
gueil quand  même  ! 

—  Vous  comptiez  faire  ici  de  l'argent,  lui  dis-je,  et  mes  lauriers 
vous  coûtent  peut-être  plus  cher  qu'ils  ne  valent. 

—  Mon  fils,  répondit-il,  l'argent  vient  toujours  à  qui  sait  l'at- 
tendre, et,  ne  vînt-il  jamais,  l'honneur  vaut  mieux. 

Avant  de  partir,  je  voulus  avoir  encore  des  nouvelles  de  Vachard, 
et  je  courus  chez  lui.  C'est  le  baron  en  personne  qui  me  reçut  dans 
la  salle  à  manger,  où  son  déjeuner  était  servi  et  où,  sans  me  recon- 
naître, tant  il  était  distrait,  il  m'offrit  une  chaise.  Je  le  remerciai, 
et  j'allais  me  retirer  lorsqu'il  me  reconnut.  —  Ah  !  très  bien!  fit-il; 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  VOUS  qui...  fu...  fu...  vous  qui  avez  failli  tuer  mon...  fu...  fu... 
vous  en  avez  du  regret...  très  bien...  fii  fa..  Une  querelle  absurde, 
bien  malheureuse,  bien  malheureuse!  mais  qu'y  faire?  Un  mili- 
taire... fu...  fa...  est  obligé  d'être  susceptible,  et  vous  lui  aviez 
pris  sa...  fu...  fu...  sa  maîtresse... 

Je  sentis  que  le  sang  me  montait  à  la  tête  et  que  j'allais  chercher 
querelle  au  baron  pour  avoir  cru  et  pour  persister  à  croire  au  men- 
songe impudent  de  son  frère.  —  Comment  va-t-il?  lui  dis-je  pré- 
cipitamment, je  n'ai  pas  autre  chose  à  entendre;  espérez-vous  le 
sauver  ? 

—  Oui,  oui,  fu...  fu...  nous  l'espérons. 

—  Eh  bien  !  quand  il  sera  guéri,  veuillez  lui  dire  que  je  n'ai  pas 
voulu  quitter  le  pays  sans  lui  laisser  mon  adresse  pour  le  cas  où  il 
voudrait  recommencer.  —  Et  je  lui  remis  le  nom  et  l'adresse  de  mon 
père,  qu'il  prit  et  regarda  d'un  air  stupide  en  disant  :  —  Recom- 
mencer?... mais  non!...  Pourquoi?  recommencer  avec  qui?  Lau- 
rence, fu...  fu...  pépiniériste  et  maraîcher,  ce  n'est  pas  voas? 

—  C'est  mon  père  ! 

—  Vous  n'êtes  donc  pas  gentilhomme?  on  disait,  fu...  fu...  que 
vous  étiez  de  bonne  famille  ! 

—  Je  suis  de  bonne  famille,  ne  vous  déplaise. 

—  Alors...  je  ne  comprends  pas...  —  Et  sa  stupéfaction  se  tra- 
duisit par  un  fredonnement  si  prolongé  que  j'en  profitai  pour  sortir 
en  haussant  les  épaules. 

Je  rencontrai  devant  la  porte  un  des  lieutenans,  mes  complices 
de  régate,  et  il  me  retint  à  causer  de  mon  duel  pendant  un  quart 
d'heure.  J'allais  le  quitter  en  lui  faisant  mes  adieux,  lorsque  nous 
entendîmes  un  étrange  et  mystérieux  duo  partir  de  l'appartement 
de  l'entre-sol,  dont  les  fenêtres  étaient  ouvertes  :  c'était  le  sifïlote- 
ment  de  deux  personnes  qui  semblaient  répéter  une  étude  en  se 
donnant  la  réplique  et  en  se  mettant  de  temps  en  temps  à  l'unis- 
son. —  Le  capitaine  est  sauvé,  me  dit  le  jeune  officier;  il  sifflote 
avec  son  frère,  je  reconnais  son  fu  fu. 

—  Comment?  vous  êtes  sûr?  Avant-hier,  il  ne  valait  pas  mieux 
que  mort,  et  aujourd'hui  il  fredonne... 

—  C'est  comme  ça.  Quand  il  était  aux  trois  quarts  trépassé,  il 
sifflotait  mentalement,  j'en  suis  sûr,  et  quand  il  sera  vraiment  mort, 
il  sifflotera  dans  l'éternité. 

—  Mais,  dans  l'état  où  il  est,  son  imbécile  de  frère,  au  lieu  de 
l'exciter,  devrait  le  faire  taire... 

—  Si  vous  croyez  qu'ils  savent  ce  qu'ils  font  l'un  et  l'autre  vous 
leur  attribuez  plus  de  raisonnement  qu'ils  n'en  ont  jamais  eu.  Cette 
imitation  voilée  du  galoubet  ramasseur  de  bribes  musicales  leur  a 
a  été  donnée  par  la  Providence  pour  couvrir  à  leurs  propres  yeux 


PIERRE    QUI    ROULE,  73 

et  révéler  aux  yeux  des  autres  le  vide  absolu  de  leurs  pensées. 

C'est  ainsi  que  je  m'éloignai  du  Vachard  transpercé  par  moi  de 
part  en  part,  et  qui  jamais  ne  m'en  a  demandé  davantage. 

Maintenant,  monsieur,  j'arriverai  vite  aux  principaux  incidens 
de  mon  récit,  et  je  passerai  sous  silence  cette  foule  d'aventures  dés- 
agréables ou  comiques  qui  se  produisent  tous  les  jours  dans  la  vie 
des  voyageurs,  dans  celle  des  comédiens  surtout.  De  tous  les  no- 
mades, nous  sommes  les  plus  observateurs  et  les  plus  railleurs  de 
la  vie  humaine,  parce  que  nous  cherchons  partout  des  types  à  sai- 
sir et  à  outrer.  Tout  personnage  ridicule  ou  excentrique  est  un  mo- 
dèle qui  pose  pour  nous  à  son  insu.  Les  acteurs  comiques  ont  une 
ample  et  continuelle  récolte  à  faire.  Les  rôles  sérieux,  les  amoureux 
particulièrement,  sont  moins  favorisés.  Ils  peuvent  étudier  la  te- 
nue, l'expression,  le  costume  et  l'accent;  mais  ils  ont  bien  peu  l'oc- 
casion (s'ils  l'ont  jamais)  de  voir  agir  et  d'entendre  parler  la  pas- 
sion, qu'ils  sont  tenus  d'exprimer  avec  charme  ou  avec  énergie.  Ils 
ont  une  grâce  d'état,  c'est  qu'ils  sont  généralement  doués  de  peu 
d'intelligence,  et  qu'ils  se  contentent  d'attitudes  et  d'intonations 
stéréotypées  et  apprises  par  cœur.  Pour  mon  malheur,  j'avais  un 
peu  de  bon  sens  et  de  réflexion,  et  je  trouvais  que  cette  façon  de 
dire  comme  tous  les  autres  était  un  escamotage  de  tout  travail  sé- 
rieux et  de  toute  inspiration  vraie.  Je  disais  mon  souci  à  Bellamare. 
—  Tu  as  raison,  me  répondait-il,  je  ne  peux  t' apprendre  que  les 
ficelles  qui  servent  à  se  rattraper  quand  on  n'a  pu  saisir  la  corde. 
Chacun  doit  exprimer  selon  sa  propre  nature,  et  les  grands  artistes 
sont  ceux  qui  puisent  tout  en  eux-mêmes.  Connais-toi,  essaie-toi 
et  risque -toi. 

Je  lis  de  vains  efforts.  J'étais  rempli  de  passion,  je  ne  pouvais 
pas  plus  l'exprimer  au  théâtre  que  dans  la  vie  réelle.  Cette  néces- 
sité de  cacher  mon  amour  à  celle  qui  l'inspirait  fut  peut-être  un 
trop  grand  effort  de  ma  volonté,  un  trop  grand  sacrifice  de  moi- 
même.  Je  ne  pus  trouver  dans  la  fiction  l'accent  qui  manquait  à 
mon  émotion  intime.  A  Beaugency,  où  je  fis  mon  second  essai,  je 
ne  retrouvai  pas  le  souffle  qui  m'avait  animé  à  Orléans  le  jour  de 
mon  duel.  Je  fus,  au  dire  de  mes  camarades,  très  bien,  c'est-à-dire, 
selon  moi,  parfaitement  médiocre.  J'avais  fait  un  progrès  cepen- 
dant: je  m'étais  délivré  de  l'air  impertinent  ou  ennuyé.  J'agissais 
convenablement;  si  mon  rôle  avait  une  nuance  de  timidité,  je  la 
rendais  au  naturel;  enfin  j'avais  trouvé  Vair  qui  convenait  à  mon 
âge  et  à  mon  emploi.  J'étais  devenu  supportable,  mais  je  devais 
rester  insignifiant,  et  le  pire  de  l'affaire,  c'est  que  Bellamare  s'en 
contentait,  et  que  tous  mes  camarades  en  prenaient  leur  parti.  Ils 
m'aimaient;  ils  s'étaient  mis  à  m'aimer  trop,  à  ne  me  demander  que 
de  rester  avec  eux,  et  à  ne  plus  voir  mes  défauts. 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'était  aussi  la  disposition  d'esprit  d'Impéria.  J'étais  trop  beau, 
disait-elle,  pour  déplaire  au  public.  J'étais  trop  bon  et  trop  ai- 
mable pour  que  la  troupe  pût  se  passer  de  moi. 

Quant  au  présent,  mon  but  était  rempli.  Je  n'avais  aspiré  qu'à 
vivre  auprès  d'elle  sans  lui  déplaire;  mais  quant  à  l'avenir,  je  ne 
voyais  nullement  poindre  la  fortune  ou  la  renommée  qui  m'eût 
permis  d'aspirer  à  être  son  appui,  et  il  me  fallait  vivre  au  jour  le 
jour,  très  gai,  très  gâté,  très  heureux,  et  au  fond  très  désespéré. 

C'est  en  quittant  Beaugency  que  m'arriva  une  aventure  bien 
romanesque  et  qui  a  laissé  sa  trace  dans  ma  vie.  Je  peux  vous  la 
raconter  sans  compromettre  personne,  comme  vous  allez  voir. 

Nous  devions  nous  rendre  à  Tours  sans  nous  arrêter  à  Blois, 
qu'exploitait  en  ce  moment  une  autre  troupe.  Léon  demanda  à 
Bellamare  s'il  lui  était  indifférent  de  le  laisser  dans  cette  ville  jus- 
qu'au surlendemain.  Il  avait  là  un  ami  qui  le  pressait  de  s'arrêter 
chez  lui  vingt-quatre  heures.  Bellamare  lui  répondit  qu'il  n'avait 
rien  à  refuser  à  un  pensionnaire  si  dévoué,  et  que  d'ailleurs  il 
comptait  s'arrêter  aussi  à  Blois.  Impéria  demandait  à  passer  la  nuit 
à  l'hôtel  pour  soigner  Anna,  qui  s'était  trouvée  assez  sérieusement 
indisposée  en  sortant  de  Beaugency,  et  qui  avait  besoin  d'un  peu  de 
repos.  —  Le  reste  de  la  troupe  continua  de  rouler  sur  la  route  de 
Tours  sous  la  conduite  de  Moranbois.  Bellamare  s'installa  avec  les 
deux  jeunes  actrices  dans  un  hôtel  de  la  ville  basse,  et  Léon  m'en- 
gagea à  prendre  gîte  avec  lui  chez  son  ami,  qui  se  ferait  un  plai- 
sir de  me  connaître  et  de  m'héberger.  J'acceptai  à  la  condition  que 
j'irais  après  le  spectacle,  et  qu'il  me  présenterait  seulement  le  len- 
demain matin  à  son  ami;  Bellamare  m'avait  donné  aussi  congé  pour 
vingt-quatre  heures.  —  Ne  te  gêne  pas,  me  dit  Léon;  mon  ami  est 
garçon,  et  tu  seras  chez  lui  parfaitement  libre.  A  quelque  heure  de 
la  nuit  que  tu  te  présentes  avec  ta  valise,  la  concierge  t'ouvrira  et  te 
conduira  à  ta  chambre.  Je  vais  avertir,  et  on  comptera  sur  toi  sans 
t'attendre.  —  Il  me  donna  l'adresse  et  quelques  indications,  après 
quoi  il  me  quitta.  J'étais  curieux  de  voir  jouer  la  troupe  qui  tenait 
la  ville  et  de  savoir  si  les  autres  amoureux  de  province  étaient 
plus  ou  moins  mauvais  que  moi.  Ils  étaient  plus  mauvais,  ce  qui  ne 
me  consola  guère.  Pendant  la  représentation,  un  orage  effroyable 
creva  sur  la  ville,  et  il  pleuvait  encore  à  torrens  quand  on  sortit  du 
spectacle  dans  un  grand  tumulte  de  voitures  et  de  parapluies. 

J'avais  rencontré,  aux  abords  du  théâtre,  un  jeune  artiste  que 
j'avais  un  peu  connu  à  Paris,  et  qui  m'emmena  au  café  voisin  pour 
attendre  la  fin  de  l'averse.  Il  m'offrit  même  départager  sa  chambre, 
qui  était  tout  près  du  théâtre,  et  voulut  me  dissuader  d'aller  cher- 
cher mon  gîte  dans  la  vieille  ville,  au  revers  de  la  colline,  dans  des 
quartiers  perdus,  disait-il,  et  où  il  me  serait  très  difficile  de  me  di- 


PIERRE    QUI    ROULE.  75 

riger.  Je  craignis  que,  malgré  sa  promesse,  Léon  n'eût  pris  la  peine 
de  m'attendre,  et  sitôt  que  le  ciel  fut  un  peu  éclairci,  je  me.lançai  à 
la  recherche  du  n°  23  de  la  rue  indiquée,  dont  je  vous  demande 
la  permission  de  ne  pas  me  rappeler  le  nom. 

11  me  fallut  en  effet  chercher  beaucoup,  monter  je  ne  sais  com- 
bien d'escaliers  à  pic,  en  descendre  plusieurs,  et  m'orienter  au 
hasard  dans  des  rues  pittoresques,  étroites,  sombres  et  complète- 
ment désertes.  L'horloge  d'une  vieille  église  sonnait  une  heure  du 
matin  quand  je  m'assurai  enfin  que  j'étais  dans  la  rue  tant  cher- 
chée devant  la  porte  du  n°  23,  vaguement  éclairée  par  la  lune. 
Était-ce  bien  23?  n'était-ce  pas  25?  J'allais  sonner  quand  un  gui- 
chet s'ouvrit  comme  si  l'on  m'eût  entendu  venir;  on  me  regarda, 
la  porLe  s'ouvrit  aussi,  et  une  vieille  servante,  dont  je  ne  vis  même 
pas  la  figure,  me  demanda  à  voix  basse  :  Est-ce  vous?  —  C'est 
moi  à  coup  sûr,  répondis- je,  l'ami  que  l'on  attend...  —  Chut,  chut  ! 
reprit-elle;  suivez-moi. 

Je  pensai  que  tout  le  monde  dormait,  ou  qu'il  y  avait  quelqu'un 
de  malade  dans  la  maison,  et  je  suivis  mon  introductrice  sur  la  pointe 
du  pied.  Elle  avait  des  chaussons  de  lisière  et  marchait  comme  un 
fantôme,  la  face  voilée  par  ses  coiffes  blanches.  Je  montai  derrière 
elle  la  vis  d'un  escalier  de  la  renaissance  faiblement  éclairé  par 
une  veilleuse,  mais  qui  me  parut  d'un  travail  exquis.  J'étais  dans 
un  de  ces  vieux  hôtels  si  bien  conservés  qui  font  l'intérêt  et  l'or- 
nement des  villes  de  province,  de  Blois  en  particulier.  Au  premier 
étage,  la  vieille  s'arrêta,  ouvrit  une  porte  à  serrure  délicatement 
ouvragée  et  me  dit  :  —  Entrez,  et  surtout  ne  sortez  pas! 

—  Jamais?  lui  dis-je  en  riant. 

—  Chut!  chut!  reprit- elle  d'un  ton  craintif  et  en  mettant  un 
doigt  sur  ses  lèvres.  Je  vis  alors  sa  figure  austère  et  pâle  qui  me 
parut  fantastique,  et  qui  s'effaça  dans  l'ombre  de  l'escalier  comme 
un  rêve. 

Évidemment,  pensais-je,  il  y  a  dans  ce  charmant  manoir  une 
personne  à  l'agonie.  Ce  ne  sera  pas  gai,  mais  peut-être  serai -je 
de  quelque  ressource  à  Léon  dans  ce  moment  pénible,  —  et  je  pé- 
nétrai dans  un  appartement  délicieux  de  formes,  de  sculptures  et 
d'ameublement.  Je  comptais  y  trouver  Léon.  Je  traversai  sans  bruit 
une  antichambre  qui  précédait  un  charmant  petit  salon  ou  plutôt 
un  boudoir,  où  il  y  avait  du  feu,  précaution  agréable  par  ce  temps 
d'orage  qui  m'avait  mouillé  et  glacé;  des  bougies  brûlaient  dans 
les  candélabres,  deux  grands  fauteuils  d'un  travail  rare  occupaient 
les  angles  de  cette  cheminée,  mais  leurs  coussins  de  gros  de  Tours, 
frais  et  rebondis,  n'annonçaient  pas  qu'on  s'y  fût  assis  récemment. 
Le  riche  mobilier,  rangé  avec  un  soin  minutieux,  avait  l'aspect  des 
habitations  inoccupées  depuis  longtemps.  Le  lustre  faisait  scintiller 


76  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

discrètement  ses  cristaux  sous  une  enveloppe  de  gaze  argentine; 
les  dossiers  et  manchettes  de  guipure  des  fauteuils  étaient  d'un 
blanc  et  d'un  raide  irréprochables.  Deux  jolies  armoires  à  glace 
contenant  l'une  des  chinoiseries,  l'autre  des  figurines  de  vieux 
Saxe,  étaient  fermées  à  clé.  Il  y  avait  une  table  à  ouvrage  indi- 
quant le  passage  ou  le  séjour  d'une  femme;  mais  ce  meuble  était 
vide,  et  pas  un  brin  de  fil  ou  de  soie  n'était  resté  attaché  à  sa  dou- 
blure de  velours. 

Au  fond  du  boudoir,  je  vis  une  portière  en  tapisserie  qui  faisait 
face  à  la  cheminée  et  que  je  soulevai  avec  précaution.  Rien  qu'obs- 
curité et  silence.  Je  pris  une  bougie,  et  je  pénétrai  dans  la  plus  dé- 
licieuse chambre  à  coucher  que  j'eusse  jamais  vue.  Elle  était  bleue, 
toute  tendue  de  damas  de  soie  couleur  du  ciel  avec  des  torsades 
de  soie  blanche.  Un  lit,  blanc  et  or,  à  baldaquin  frangé,  avec 
d'amples  rideaux  de  même  couleur  et  de  même  étoffe  que  la  ten- 
ture, occupait  comme  un  monument  presque  tout  un  côté  de  la 
chambre,  qui  n'était  pas  grande,  mais  qui  était  très  élevée.  En  face 
du  lit,  une  cheminée  de  marbre  blanc,  à  reliefs  de  cuivre  doré,  por- 
tait une  pendule  Louis  XVI  d'une  rare  élégance,  des  flambeaux  à  trois 
branches,  blanc  et  or  comme  la  pendule,  et  deux  amours  de  marbre 
blanc  qui  devaient  être  l'œuvre  d'un  maître  savant  et  maniéré.  Une 
commode,  un  secrétaire  et  des  étagères  de  bois  de  rose  avec  mé- 
daillons de  vieux  sèvres,  une  petite  causeuse  de  satin  de  Chine, 
deux  ou  trois  fauteuils  merveilleusement  brodés  à  la  main,  un  tapis 
rouge-brun,  semé  de  délicats  ramages  bleus,  une  glace  de  Venise 
dans  son  cadre  de  fleurs  diamantées,  deux  grands  pastels  repré- 
sentant de  belles  dames  très  décolletées  et  qui  avaient  le  droit  de 
l'être;  que  sais-je  encore?  des  riens  exquis  posés  sur  toutes  les  ta- 
blettes, tout  signalait  la  chambre  à  coucher  d'une  femme  riche  et 
artiste,  délicate  et  recherchée,  —  voluptueuse  peut-être. 

Quand  j'eus  fait  l'inventaire  de  cet  asile  trop  comfortable,  je  me 
demandai  si  c'était  à  moi  qu'il  était  destiné  et  si  la  vieille  gouver- 
nante n'avait  pas  fait  un  quiproquo  monstrueux  en  m'y  introduisant 
à  la  place  de  quelque  marquise.  Puis  je  me  rappelai  que  Léon  avait 
des  parens  riches,  qu'il  avait  vécu  dans  le  monde,  qu'il  avait  eu 
des  amis  de  higli  life,  et  que,  celui  dont  je  recevais  l'hospitalité 
étant  garçon  et  indépendant,  il  n'y  avait  rien  d'étonnant  à  ce  qu'il 
eût  meublé  dans  sa  riche  maison  un  bel  appartement  à  l'usage  de 
quelque  folle  maîtresse  ou  de  quelque  personne  plus  haut  placée, 
qui  venait  quelquefois  en  rendez-vous  mystérieux  chez  lui. 

Mais  pourquoi  diable  en  faisait- on  les  honneurs  à  un  pauvre  ca- 
botin mouillé  et  crotté  qui  se  fîit  contenté  d'un  lit  de  sangle  dans 
une  mansarde  sans  déroger  à  ses  habitudes  ?  —  Cela  me  semblait 
d'une  magnificence  ironique.  jN'avait-on  pas  de  plus  modeste  loge- 


PIERRE    QUI   ROULE.  77 

ment  à  oiïrir  à  un  modeste  passant  dans  cette  maison  princière  ? 
Était-ce  là  la  chambre  d'amis?  En  ce  cas,  Léon  devait  y  être,  et  je 
me  mis  à  chercher  une  seconde  chambre  à  coucher  sous  la  même  cié. 

Il  n'y  en  avait  pas.  Je  pris  le  parti  de  m'installer  gaîment,  sauf  à 
découvrir  le  lendemain  que  la  gouvernante  avait  perdu  l'esprit. 
C'était  son  aflaire  et  non  la  mienne;  j'étais  las,  j'avais  froid,  ma 
petite  blessure  me  faisait  un  peu  souffrir,  et,  le  premier  étonnemeut 
faisant  place  au  besoin  de  repos  et  de  sommeil,  je  m'assis  sur  la 
causeuse,  je  jetai  une  allumette  dans  l'édifice  de  fagots  dressé  dans 
la  cheminée,  et  je  commençai  à  me  débarrasser  de  ma  chaussure, 
dont  je  rougissais  de  promener  l'empreinte  blanchâtre  sur  le  tapis. 

En  regardant  l'image  du  lit  dans  la  glace  de  Venise  penchée  de- 
vant moi,  je  remarquai  que  la  courte-pointe  de  soie  n'avait  pas  été 
enlevée,  et  que  rien  n'annonçait  que  ce  beau  lit  ne  fût  pas  un 
meuble  de  parade.  J'allai  soulever  les  plis  du  damas,  et  je  vis  qu'il 
n'y  avait  ni  draps  ni  couvertures  sur  les  matelas  de  satin  blanc. 
Ceci  me  donna  derechef  à  réfléchir.  Évidemment  on  ne  m'avait  pas 
destiné  ce  gîte  luxueux,  ou  bien  il  y  avait  quelque  part  un  lit  plus 
modeste  à  la  portée  des  simples  mortels.  Je  le  cherchai  vainement. 
Rien  dans  les  cabinets  de  toilette,  aucune  alcôve  cachée  dans  la 
muraille;  rien  pour  s'étendre,  à  moins  que  l'occupant  normal  de 
la  chambre  bleue  ne  fût  une  toute  petite  dame  capable  de  se  blot- 
tir dans  la  causeuse  de  satin  de  Chine.  Pour  moi,  qui  avais  déjà 
mes  cinq  pieds  cinq  pouces  de  stature,  il  n'y  avait  point  d'espoir 
d'en  venir  à  bout,  et  je  me  résignai  d'abord  à  dormir  assis;  mais 
au  bout  de  cinq  minutes  j'eus  trop  chaud,  et  je  m'étendis  au  milieu 
de  la  chambre  sur  le  tapis;  cinq  minutes  plus  tard,  j'avais  trop 
froid.  Décidément  mon  égratignure  me  donnait  un  peu  de  fièvre; 
je  trouvai  que  l'hospitalité  offerte  par  Léon  était  une  mauvaise 
plaisanterie,  et  la  défense  de  sortir  de  l'appartement  me  parut  ètrâ 
le  cachet  transparent  d'une  mystification.  Pourtant  Léon  n'était 
pas  facétieux.  Un  silence  absolu  régnait  dans  la  maison,  à  ce  point 
qu'on  l'eût  crue  déserte.  Même  silence  dans  la  rue.  La  lune  éclai- 
rait maintenant  en  plein  cette  voie  en  pente,  qui  descendait  en 
lacets  bordés  de  murs  surmontés  d'arbres  touffus.  Les  jardins 
étaient  interrompus  çà  et  là  par  des  maisons  que  la  pente  faisait 
paraître  de  plus  en  plus  petites;  hôtels  anciens  ou  villas  modernes, 
il  n'y  avait  pas  moyen  dans  la  nuit  de  distinguer  la  différence, 
notre  siècle  n'ayant  pas  inventé  une  architecture  qui  le  caractérise. 

Je  n'osai  ouvrir  la  fenêtre,  je  pouvais  toujours  supposer  qu'il  y 
avait  un  précieux  sommeil  de  malade  à  respecter;  mais  je  voyais 
très  bien  à  travers  les  vitres  bleues,  et  le  tableau  que  je  contem- 
plais en  recevait  un  éclat  fantastique  comme  celui  d'un  clair  de 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lune  d'opéra.  11  n'y  avait  pas  de  contrevens,  les  fenêtres  renaissance 
étant  à  croisillons  prismatiques.  Les  tilleuls  en  fleur  élevaient 
leurs  grosses  têtes  rondes  sur  le  mur  d'en  face;  un  peu  plus  loin, 
des  pilastres  soutenaient  sur  une  terrasse  un  berceau  de  vigne;  à 
droite,  une  petite  fabrique  qui  pouvait  être  la  loge  d'un  concierge 
ressemblait  à  un  tombeau  antique.  Je  ne  sais  pourquoi  cette  rue 
vide  et  muette  avec  ses  constructions  basses,  ses  formes  élégantes 
et  sa  végétation  alignée  me  firent  songer  à  ce  que  devait  être  jadis 
un  faubourg  de  Pompéi  ou  un  quartier  de  Tusculum  vu  au  crépus- 
cule du  matin.  L'horloge  lointaine  sonnant  la  demie  après  une  heure, 
je  pris  le  parti  de  me  rouler  dans  ma  couverture  de  voyage  et  de 
m' étendre  sur  les  matelas  de  satin  en  ramenant  sur  moi  la  vaste 
courte-pointe  de  damas  bleu,  moyennant  quoi  je  me  trouvai  déli- 
cieusement couché,  et  tombai  promptement  dans  cette  agréable  di- 
vagation qui  précède  un  doux  sommeil. 

C'était  la  première  fois  de  ma  vie  que  je  m'étendais  sur  une 
couche  aussi  riche  et  aussi  moelleuse ,  ce  serait  probablement  la 
dernière,  je  n'étais  pas  fâché  de  savourer  le  parfum  de  cette  ri- 
chesse élégante  et  de  haut  goût.  Le  fagot  continuait  à  pétiller  et  à 
jeter  de  grandes  ondes  de  flamme  sur  les  tableaux,  sur  les  meubles 
et  sur  le  plafond,  qui  était  peint  en  nuages  clairs  sur  fond  de  ciel 
rosé.  Peu  à  peu  le  feu  pâlit  et  revêtit  l'ensemble  d'un  ton  lumineux 
et  doux  qui  devait  ressembler  à  la  fameuse  grotte  d'azur.  Je  me  de- 
mandai si  j'étais  tellement  bien  que  la  possession  d'une  telle  habi- 
tude pût  devenir  mon  rêve.  Je  me  rappelai  la  ferme  où  j'avais  été 
élevé,  la  grande  chambre  de  famille  à  plafond  de  solives  brutes, 
d'où  pendaient  des  grappes  d'oignons  dorés  et  de  tomates  ver- 
meilles en  guise  de  lustres,  les  murailles  chargées  de  casseroles  et 
de  bassines  au  ventre  de  cuivre  étincelant,  les  bruits  qui  traver- 
saient mon  premier  somme,  les  enfans  qu'on  berçait,  les  chiens  qui 
aboyaient  dans  la  cour  quand  les  bœufs  s'agitaient  dans  l'étable,  ou 
quand  passait  au  loin  le  roulier  dont  le  gros  char  écrasait  les  cail- 
loux en  cadence,  et  dont  les  chevaux  marchant  d'un  pas  égal  fai- 
saient chanter  aux  grelots  de  leurs  colliers  do,  fa,  do,  ré,  mi,  do.  — 
Je  revis  ma  mère  et  les  trois  pauvres  enfans  plus  jeunes  que  moi, 
morts  dans  la  même  année.  Mon  père,  encore  jeune,  me  couchant 
pendant  que  ma  mère  allaitait  le  dernier-né,  et  ramenant  sur  ma 
figure  le  gros  drap  de  toile  de  chanvre  qui  devait  préserver  mon  ré- 
veil des  mouches,  plus  matinales  que  moi. 

Ici,  pensais-je,  il  n'y  a  pas  de  mouches,  mais  il  n'y  a  pas  de 
draps,  et  je  me  demandai  naïvement  si  c'était  la  coutume  des  grands 
seigneurs  de  s'en  passer.  A  toutes  les  questions  que  je  m'adressais, 
je  sentis  l'engourdissement  du  sommeil  qui  répondait  avec  sa  su- 


PIERRE    QUI    ROULE.  79 

prême  insouciance  :  qu'importe?  Un  son  clairet  argentin  m'éveilla, 
c'était  la  voix  du  rossignol  logé  en  face  dans  les  jardins,  qui  péné- 
trait jusqu'à  moi  à  travers  les  vitres  et  les  rideaux  avec  un  mince 
rayon  de  lune.  Je  me  dis  que  l'oiseau,  artiste  éloquent  sans  se  don- 
ner de  peine  et  sans  craindre  de  fiasco,  amoureux  satisfait  et  pro- 
tecteur accepté,  était,  sur  sa  branche,  beaucoup  plus  heureux  que 
moi  sur  le  duvet  et  le  satin,  et  je  me  rendormis  profondément,  si 
profondément  que  je  n'entendis  pas  entrer  dans  la  pièce  voisine,  et 
ne  fus  réveillé  que  par  un  hrmt  de  pincettes  qui  tisonnaient  le  feu 
du  salon. 

Je  ne  sais  quelle  subite  lucidité  m'empêcha  de  crier  :  Léon,  est-ce 
toi?  Avais-je  dormi  longtemps?  Le  feu  de  ma  cheminée  était  con- 
sumé, la  lune  était  arrivée  en  face  de  la  fenêtre,  dont  j'avais  laissé 
un  des  rideaux  un  peu  relevé.  Je  mis  les  pieds  à  terre  et  mar- 
chai sans  bruit  jusqu'à  la  portière  de  la  tapisserie  qui  me  sépa- 
rait du  boudoir,  et  que  j'entr'ouvris  de  la  largeur  d'un  cheveu  pour 
regarder  avec  précaution.  Ce  que  j'avais  prévu  se  réalisait.  Une 
femme  élégante,  richement  vêtue  de  noir  et  voilée  de  dentelle,  pre- 
nait possession  de  l'appartement.  Était-ce  la  marquise  de  mon  com- 
mentaire? Il  m'était  impossible  de  voir  son  visage,  qui  était  tourné 
du  côté  de  la  cheminée  et  que  ne  me  renvoyait  pas  la  glace,  placée 
très  haut,  conformément  au  style  du  local;  mais  à  travers  la  den- 
telle noire  je  distinguais  une  splendide  chevelure  blonde  et  un  cou 
magnifique.  La  taille  était  souple,  élancée  sans  être  frêle,  les  mou- 
vemens  sûrs,  jeunes  et  gracieux.  Je  vis  tout  cela,  car  elle  éleva  les 
bras  pour  éteindre  les  bougies  des  candélabres  qui  brûlaient  en- 
core, elle  éloigna  de  la  cheminée  un  des  fauteuils,  rapprocha  l'autre 
et  mit  un  coussin  sous  ses  pieds.  Elle  ne  fut  plus  éclairée  que  par 
une  bougie  ombragée  d'un  petit  chapiteau  bleu,  s'assit  dans  une 
attitude  brisée  et  disparut  dans  le  grand  fauteuil,  ne  laissant  voir 
que  la  silhouette  de  son  pied  charmant  devant  la  flamme.  Un  pe- 
tit sac  de  cuir  de  Russie  et  un  grand  surtout  de  voyage  en  étoffe 
anglaise  imperméable  étaient  posés  sur  le  guéridon.  Aucun  autre 
paquet,  pas  de  femme  de  chambre,  aucune  personne  de  la  maison 
s' occupant  de  la  recevoir.  Évidemment  c'était  une  amie  intime  avec 
qui  l'on  ne  se  gênait  point,  à  qui  l'on  avait  dit  comme  à  moi  :  Ar- 
rivez quand  vous  voudrez,  vous  ne  dérangerez  personne,  et  per- 
sonne ne  se  dérangera.  —  Quelque  proche  parente  du  maître,  une 
sœur  peut-être?  —  Une  maîtresse,  certainement  non,  il  ne  l'eût 
pas  laissée  seule. 

Quoi  qu'il  en  fût,  elle  était  là,  elle  avait  froid,  elle  faisait  comme 
moi,  elle  se  chauffait  avant  de  chercher  à  se  coucher.  Que  pense- 
rait-elle de  ce  lit  sans  draps  et  sans  couvertures  qui  m'avait  tant 


80  REVUE    DES    DEUX   MONDES.    ' 

intrigué?  Cela  ne  me  regardait  pas;  mais  ce  qui  me  causa  une  bien 
grave  perplexité,  c'est  l'autre  surprise  qui  l'attendait,  celle  de  trou- 
ver un  premier  occupant  dans  cette  chambre  bleue  sur  laquelle  elle 
paraissait  compter  aveuglément,  puisqu'elle  ne  se  donnait  pas, 
comme  moi,  la  peine  de  l'explorer  d'avance. 

On  ne  pense  pas  à  profiter  d'une  situation  pareille  quand  on  a 
vingt  ans  et  qu'on  porte  en  soi  toutes  les  pudeurs  et  toutes  les  ti- 
midités d'un  amour  idéal.  Je  ne  sentis  que  l'effroi  de  la  scène  qui 
allait  se  passer,  les  cris  de  la  femme  croyant  à  un  guet-apens,  le 
ridicule  de  mon  apparente  audace,  le  réveil  de  mes  hôtes  accourant 
au  bruit,  les  rires  ou  les  reproches,  que  sais-je?  Une  situation  ab- 
surde pour  moi,  pénible  pour  la  femme,  embarrassante  pour  le 
maître  de  la  maison.  En  un  instant,  je  roulai  dans  ma  tête  pleine 
de  vertiges  tous  les  moyens  de  sortir  de  là  sans  éclat;  me  sauver 
par  la  fenêtre,  c'était  périlleux,  mais  possible  ;  seulement  il  fallait 
l'ouvrir,  cette  fenêtre,  et  la  dame  crierait  au  voleur.  Ce  serait  bien 
pis  si  je  me  cachais  sous  le  lit  ou  dans  les  rideaux.  J'avais  eu  le 
loisir  de  m'assurer  qu'il  n'y  avait  point  d'issue  au  cabinet  de  toi- 
lette. Il  n'y  avait  qu'un  parti  à  prendre,  qui  était  de  me  montrer 
tout  de  suite  et  de  tout  expliquer  du  premier  mot,  en  me  hâtant  de 
céder  la  place.  C'est  ce  que  j'allais  faire,  et  je  m'y  préparais  quand 
la  dame  tressaillit  à  un  bruit  de  pas  qui  venait  de  l'antichambre  et 
courut  à  la  rencontre  d'un  nouvel  arrivant.  Je  profitai  de  cette  di- 
version pour  aller  remettre  le  lit  en  ordre,  pour  prendre  mon  sac 
et  ma  couverture  et  pour  me  rechausser,  afin  de  n'être  pas  sur- 
pris en  flagrant  délit  d'usurpation  de  domicile. 

Je  n'avais  pas  encore  fini  ces  préparatifs  rapides,  et  j'étais  encore 
assis  sur  la  causeuse,  tirant  mes  bottines  d'une  main  convulsive, 
lorsque  j'entendis  résonner  dans  le  boudoir  une  voix  trop  particu- 
lière pour  me  laisser  un  instant  de  doute  :  c'était  la  voix  de  Bella- 
mare.  Tout  en  compliquant  le  problème,  cette  circonstance  inat- 
tendue me  rassura.  La  dame,  ne  se  trouvant  plus  en  tête-à-tête 
avec  moi,  n'aurait  pas  peur,  et  de  mon  côté  je  savais  que  Bella- 
mare  expliquerait  ma  présence  si  vite  et  si  bien  qu'il  n'y  aurait  pas 
un  moment  de  doute  sur  la  pureté  de  mes  intentions.  Qui  sait  d'ail- 
leurs si  cette  personne  avait  le  projet  de  rester  et  s'il  ne  s'agis- 
sait pas  d'un  rendez-vous  d'affaires?  Les  choses  de  théâtre  sont 
parfois  soumises  à  des  précautions  fort  secrètes.  Je  résolus  d'at- 
tendre la  fin  de  l'ouverture  et  de  ne  point  écouter;  mais  le  silence 
était  si  profond  autour  de  nous  et  le  boudoir  boisé  si  sonore  qu'en 
dépit  du  s-oin  que  prit  la  dame  de  prononcer  sans  faire  entendre  le 
timbre  de  sa  voix,  il  me  fut  impossible  de  perdre  un  mot  du  dia- 
logue que  je  vais  essayer  de  vous  dire  mot  pour  mot. 


PIERRE    QUI    ROULE.  81 

—  On  VOUS  a  ouvert  la  porte  sans  vous  faire  attendre,  n'est-ce 
pas,  monsieur  Bellamare? 

—  Et  sans  m'intenoger,  oui,  madame,  en  me  recommandant  de 
ne  pas  faire  de  bruit. 

—  Oui,  à  cause  de  la  maison  voisine,  le  n"  23,  qui  est  habité  en 
ce  moment. 

—  Je  le  sais.  Deux  de  mes  artistes  y  sont  descendus. 

—  Deux?  Ah!  mon  Dieu!  qui? 

—  Je  présume  qae  vous  ne  les  connaissez  ni  l'un  ni  l'autre? 

—  Je  les  connais  tous.  J'ai  suivi  vos  représentations  à  Orléans  et 
à  Beaugency.  Est-ce  que...  M.  Léon... 

—  Oui,  madame,  Léon  et  Laurence. 

—  Quel  singulier  hasard!  Me  voilà  tellement  troublée,...  je  ne 
sais  plus  si  j'aurai  le  courage  de  vous  dire...  Mon  Dieu!  que  ma 
conduite  doit  vous  sembler  extraordinaire!  quelle  opinion  vous 
devez  avoir  de  moi  ! 

—  Je  suis  un  homme  qui  a  tant  vu  de  choses  extraordinaires 
qu'il  ne  s'étonne  plus  de  rien,  et  quant  à  mon  opinion  elle  ne  doit 
pas  vous  inquiéter.  Je  n'ai  pas  l'honneur  de  vous  connaître,  je  ne 
sais  ni  votre  nom,  ni  votre  condition,  ni  votre  pays,  ni  votre  de- 
meure, puisque  vous  n'êtes  point  ici  chez  vous,  ni  votre  âge,  ni 
votre  figure,  puisque  vous  me  la  cachez  sous  un  voile.  Vous  m'avez 
écrit  que  je  pouvais  vous  rendre  le  repos  ou  vous  donner  le  bon- 
heur. J'ai  fort  bien  compris  qu'il  s'agissait  d'une  affaire  de  cœur, 
et  je  n'ai  pas  supposé  un  instant  que  vous  fussiez  éprise  de  mes 
quarante  ans  et  de  ma  figure  tannée.  Votre  lettre  était  pressante 
et  charmante.  Je  suis  humain  et  obligeant,  je  suis  venu.  Vous  m'a- 
vez demandé  le  secret,  je  me  fais  un  devoir  de  justifier  votre  con- 
fiance. Me  voici  donc  à  vos  ordres,  parlez,  allez  au  fait  sans  crainte. 
Les  nuits  sont  courtes  en  cette  saison,  ne  perdez  pas  de  temps, 
si  vous  craignez  qu'on  vous  voie  sortir  d'ici. 

—  Vous  me  paraissez  si  bon,  et  je  vous  sais  si  délicat  que  j'aurai 
du  courage.  J'aime  un  jeune  homme  qui  fait  partie  de  votre  troupe. 

—  Laurence  ou  Léon  ? 

—  Laurence. 

—  11  mérite  qu'on  l'aime,  c'est  un  brave  et  digne  garçon. 

—  Je  le  sais,  j'ai  pris  sur  lui  comme  sur  vous  tous  les  renseigne- 
mens  possibles.  Je  l'ai  vu  débuter;  il  m'a  plu.  Il  n'a  pas  beaucoup 
montré  son  talent  ce  soir-là,  il  était  troublé.  Sa  figure  m'a  été  sym- 
pathique, sa  voix  m'a  été  au  cœur.  Un  autre  soir  je  l'ai  revu,  il  a 
été  admirable,  il  m'a  fait  trembler  et  pleurer.  J'ai  senti  que  je  l'ai- 
mais follement;  mais  jamais  ce  secret  ne  fût  sorti  de  mon  cœur 
sans  les  événemens  qui  ont  suivi  cette  représentation. 

TOME  LXXXII.   —  1869.  G 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Le  duel  avec  le  capitaine  Vachard? 

—  Précisément.  Je  connais  ce  Vachard,  il  a  voulu  me  faire  la 
cour,  je  l'ai  mal  reçu,  il  me  déplaisait  souverainement.  Blessé  de  la 
brusquerie  de  mon  refus,  il  m'a  calomniée.  C'est  son  habitude, 
c'est  un  malhonnête  homme.  11  m'était  donc  devenu  odieux,  bien 
qu'il  ne  m'eût  fait  aucun  tort.  Ma  vie  est  sans  reproche,  je  pourrais 
même  dire  sans  émotion,  et  pas  une  des  personnes  qui  me  connais- 
sent n'a  cru  à  ses  mensonges;  mais  les  hommes  d'à  présent  n'ont 
pas  l'instinct  chevaleresque,  et  il  ne  s'en  est  pas  trouvé  un  seul, 
parmi  ceux  qui  étaient  mes  défenseurs  naturels,  qui  ait  osé  dire  à 
cet  homme  d'épée  :  Vous  en  avez  menti.  Il  a  fallu  qu'à  propos  d'une 
autre  femme  un  comédien,  un  tout  jeune  homme,  lui  donnât  la 
leçon  qu'il  méritait.  J'ai  été  dès  ce  moment  résolue  à  ne  plus  com- 
battre la  passion  que  l'artiste  m'avait  inspirée  et  à  faire  sa  fortune 
et  son  bonheur...  s'il  y  consent... 

—  Diable  !  fortune  et  bonheur  ;  quand  on  peut  allier  ces  deux  ex- 
trêmes, on  consent  toujours! 

—  Attendez  !  ce  n'est  pas  pour  moi  qu'il  s'est  battu.  Je  me  suis 
informée  de  tous  les  détails;  c'est  pour  une  camarade,  c'est  pour 
cette  charmante  Impéria  dont  je  serais  amoureux,  si  j'étais  homme, 
et  que  j'ai  applaudie  depuis  quand  même  et  de  tout  mon  cœur.  Je 
suis  bonne  et  je  sais  être  juste.  Si  ces  jeunes  gens  s'aiment,  ce  qui 
est  bien  possible  et  bien  naturel  à  supposer,  gardez-moi  le  secret, 
je  ne  vous  ai  rien  dit,  et  moi  je  me  résignerai,  je  me  vaincrai  :  je 
n'aurai  rien  espéré,  rien  senti;  mais  si,  comme  quelques-uns  le 
disent,  il  n'y  a  absolument  rien  entre  eux,  si  Laurence  a  voulu  seu- 
lement faire  respecter  en  lui  la  dignité  de  l'artiste,  vous  qui  devez 
savoir  la  vérité,  vous  dont  le  caractère  et  la  réputation  sont  du  plus 
grand  poids  à  mes  yeux,  vous  me  rassurerez,  et  vous  m'aiderez  à 
me  faire  connaître. 

—  La  dernière  version  est  la  vraie.  Impéria  est  une  personne 
parfaitement  pure,  et  même  assez  farouche.  Elle  a  confiance  en 
moi  comme  si  j'étais  son  père.  Si  Laurence  lui  eût  parlé  d'amour 
et  qu'elle  l'eût  aimé,  elle  m'eût  pris  pour  confident  et  pour  con- 
seil. S'il  lui  eût  parlé  d'amour  et  qu'elle  n'y  eût  pas  répondu,  elle 
me  l'eût  peut-être  caché  ;  mais  elle  l'eût  traité  avec  froideur  et 
méfiance,  tandis  que  je  vois  régner  entre  eux  une  amitié  paisible  et 
enjouée. 

—  Vous  êtes  sûr  alors  qu'il  n'est  pas  épris  d'elle? 

—  Je  crois  en  être  sûr.  Je  peux  m'en  assurer  en  l'observant  sans 
rien  dire,  ou  en  l'interrogeant  de  votre  part. 

—  De  ma  part?  Oh  !  non  certes,  pas  encore!  Il  faut  d'abord  que 
vous  me  connaissiez.  —  J'ai  vingt-quatre  ans,  je  suis  fille  d'un  ar- 


PIERRE    QUI    ROULE.  83 

tiste  qui  m'a  laissé  quelque  fortune,  j'ai  épousé  un  homme  titré 
qui  n'avait  rien,  qui  ne  m'a  pas  rendue  lieureuse  et  qui  m'a  laissée 
veuve  à  dix-neuf  ans.  J'ai  été  rejoindre  mon  père,  qui  est  mort  aussi 
l'an  dernier,  me  laissant  seule  au  monde,  et  depuis  lors  j'ai  vécu 
dans  la  retraite.  Je  suis  encore  en  deuil.  J'adorais  mon  père,  j'ai 
juré  que,  si  je  me  remariais,  j'épouserais  un  artiste,  et  que  je  ne 
me  marierais  que  par  amour.  J'ai  ce  droit-là;  j'en  ai  le  moyen, 
comme  on  dit  vulgairement;  j'ai  vingt  mille  livres  de  rente,  une 
maison,  et  tout  le  bien-être  élégant  que  mon  père  avait  su  se  créer. 
Mon  mari  n'a  pas  eu  le  temps  de  manger  ma  dot.  Je  peux  donc 
choisir,  et  j'ai  choisi.  C'est  à  vous  de  savoir  si  je  suis  digne  d'être 
heureuse  et  capable  d'être  aimée.  Informez-vous,  voici  sur  cette 
carte  mon  nom  et  mon  adresse.  Je  ne  crains  aucune  enquête. 
Quant  à  ma  personne,  il  faut  que  vous  la  jugiez  aussi;  j'ôte  mon 
voile. 

A  ce  mot,  sans  songer  à  ma  situation,  je  m'élançai  de  la  cau- 
seuse, qui  gémit  faiblement  et  qui  eût  trahi  ma  présence,  si  une 
vive  exclamation  de  Bellamare  n'eût  couvert  ce  léger  bruit. 

—  Ah!  madame  la  comtesse,  s'écriait- il  après  avoir  probable- 
ment jeté  les  yeux  sur  la  carte,  vous  êtes  aussi  belle  que  Laurence 
est  beau,  et  vous  auriez  grand  tort  de  douter  de  votre  toute-puis- 
sance. 

J'étais  derrière  la  portière,  j'essayai  de  l'entrouvrir  encore,  ma 
main  tremblait;  quand  j'eus  réussi  à  risquer  un  œil,  il  était  trop 
tard,  le  damné  voile  noir,  cruellement  opaque,  était  retombé  sur  le 
visage  et  sur  le  buste  de  ma  Galatée.  Je  restai  là,  n'osant  plus  re- 
garder, car  si  elle  me  tournait  le  dos,  Bellamare,  placé  dans  le  coin 
vis-à-vis  d'elle,  était  orienté  de  façon  à  voir  remuer  la  tapisserie. 
J'écoutai,  debout  et  pétrifié,  la  suite  du  dialogue. 

—  Je  suis  contente  que  ma  figure  vous  plaise ,  monsieur  Bella- 
mare; vous  lui  direz,  quand  il  en  sera  temps,  que  je  ne  suis  pas 
laide. 

—  Ah  !  fichtre,  reprit  naïvement  Bellamare,  sachant  bien  que  l'ex- 
pression spontanée  de  la  conviction  ne  blesse  jamais  une  femme, 
vous  êtes  belle  à  rendre  fou!  Allons!  je  ferai  ce  que  vous  voudrez. 
Je  m'informerai  prudemment. 

—  Oui,  très  prudemment,  mais  très  consciencieusement,  je 
l'exige,  et  quand  vous  serez  bien  sûr  que  je  suis  une  personne  sé- 
rieuse qui,  après  beaucoup  d'ennui,  de  raison  et  de  vertu,  a  donné 
accès  dans  son  cœur  et  dans  sa  tête  à  un  sentiment  vif  et  à  une 
noble  folie,  vous  m'aiderez  à  faire  accepter  ma  main  à  celui  que 
j'ai  choisi  pour  époux. 

—  Vous  savez  que  Laurence  a  tout  au  plus  vingt  et  un  ans? 


8A  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

—  Je  le  sais. 

—  Que  son  père  est  un  paysan? 

—  Je  le  sais. 

—  Qu'il  aime  le  théâtre  avec  passion? 

—  Je  le  sais. 

—  Très  bien.  Je  ne  peux  pas  vous  dire  que  votre  choix  soit  rai- 
sonnable selon  le  monde,  vous-même  l'avez  qualifié  et  jugé;  vous 
avez  dû  prévoir  tout  ce  quen  dira  le  monde? 

—  Parfaitement;  me  blâmez- vous? 

—  Moi,  blâmer  l'amour,  le  dévoûraent,  le  courage  et  le  désinté- 
ressement! J'ai  au  contraire  envie  de  m'agenouiller  devant  vous, 
madame  la  comtesse,  et  même  de  vous  dire  que  dans  mon  appré- 
ciation vous  avez  pris  le  chemin  de  la  sagesse.  J'ai  toujours  vu  ce 
que  l'on  est  convenu  d'appeler  ainsi  conduire  aux  déceptions  et 
aux  regrets;...  mais  je  crois  que  voici  le  jour  et  que  je  ferai  bien 
de  me  retirer. . . 

—  Non,  non!  monsieur  Bellamare,  c'est  moi  qui  dois  me  sauver 
bien  vite,  car  je  veux  reprendre  le  chemin  de  fer  qui  part  dans  une 
heure. 

—  Est-ce  que  vous  allez  à  Tours? 

—  jNon.  Je  ne  vous  suivrai  plus  dans  votre  tournée.  A  présent 
que  je  suis  tranquille,  j'irai  attendre  chez  moi,  à  la  campagne,  que 
vous  m'écriviez  et  que  vous  me  disiez  :  «  Je  suis  édifié  sur  votre 
compte,  Laurence  a  le  cœur  entièrement  libre,  il  est  temps  d'a- 
gir. »  Alors,  en  quelque  lieu  que  vous  soyez,  vous  me  verrez  arri- 
ver. Adieu  et  soyez  béni  pour  le  bien  que  vous  m'avez  fait.  Je  laisse 
entre  vos  mains  le  soin  de  mon  honneur  et  de  ma  fierté.  J'ai  votre 
parole,  Laurence  ne  saura  rien? 

—  Je  le  jure. 

—  Adieu  encore.  Je  m'en  vais  par  les  jardins  derrière  la  maison. 
Cette  maison  appartient  à  une  de  mes  amies  qui  est  en  voyage  et 
qui  ne  doit  rien  savoir.  Une  brave  femme  qui  était  dans  la  misère 
et  que  j'ai  fait  entrer  ici  comme  gardienne  viendra  tout  à  l'heure 
vous  aider  à  sortir  d'ici.  Elle  m'est  entièrement  dévouée  et  ne  me 
trahira  pas. 

Bellamare  reconduisit  la  comtesse  jusqu'à  la  porte  de  l'anti- 
chambre. Quand  il  rentra  dans  le  boudoir,  il  sauta  de  surprise  en 
m'y  trouvant  assis  à  la  place  qu'il  venait  de  quitter. 

George  Sand. 

{La  troisième  'partie  au  prochain  n".) 


LA 


SCIENCE  DES  RELIGIONS 


SA  MÉTHODE  ET   SES  LIMITES. 


VI. 

LES   ORTHODOXIES   (1). 


Toutes  les  religions  qui  ont  paru  sur  la  terre  jusqu'à  ce  jour  ont 
revêtu  la  forme  d'orthodoxies.  Un  ensemble  d'idées,  de  symboles 
et  de  rites  auquel  se  rattache  une  organisation  sacerdotale  plus  ou 
moins  complète,  voilà  bien  ce  que  l'on  entend  par  ce  mot;  mais  il 
implique  en  même  temps  l'exclusion  de  toute  doctrine,  de  tout 
culte  et  de  tout  sacerdoce  étranger  :  chaque  orthodoxie  a  pour  opi- 
nion qu'elle  est  la  seule  bonne  et  la  seule  vraie.  On  n'a  presque  pas 
vu  d'églises  pour  lesquelles  l'intolérance  ainsi  entendue  n'ait  été 
un  principe  fondamental  et  une  condition  d'existence.  Quelques 
églises  bouddhiques,  celle  de  Siam  par  exemple,  ont  professé  une 
certaine  tolérance  à  l'égard  des  communions  étrangères;  mais,  si  le 
sacerdoce  bouddhiste  a  pu  servir  de  type  et  de  modèle  à  d'autres 
organisations  cléricales,  les  doctrines  du  bouddhisme,  ses  rites  et 
ses  symboles  sont  si  philosophiques  et  sa  morale  est  si  humaine  que, 
seul  peut-être  de  toutes  les  religions,  il  n'apportait  dans  le  monde 
aucun  élément  idéal  d'hostilité.  Il  aurait  pu  en  être  de  même  du 
christianisme,  si,  demeurant  fidèle  à  son  origine  orientale  et  à  la 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  août  18G8. 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pensée  du  maître,  il  n'avait  pas  contracté  avec  les  élémens  mon- 
dains et  passionnés  de  la  société  gréco-latine  une  pernicieuse  al- 
liance. Devenu  dans  presque  toute  l'Europe  un  établissement  po- 
litique non  moins  qu'une  institution  religieuse,  il  a  entraîné,  au 
milieu  du  bien  qu'il  faisait,  des  maux  dont  nous  sommes  aujour- 
d'hui encore  les  victimes,  et  qui  ne  semblent  pas  près  de  finir.  Il 
est  donc  important  pour  la  théorie  des  religions  de  savoir  comment 
naissent  les  orthodoxies,  dans  quelles  conditions  elles  grandissent, 
par  quels  moyens  elles  se  propagent,  et  comment  la  force  des  choses 
les  conduit  fatalement  à  leur  fin. 

I. 

Il  est  démontré  que  la  religion  naît  d'un  phénomène  psycholo- 
gique, et  que  la  doctrine  fut  primitivement  individuelle.  En  cela, 
elle  n'a  différé  en  rien  des  opinions  que  les  hommes  peuvent  se  faire 
sur  quelque  sujet  que  ce  soit.  Ces  opinions  ne  se  laissent  ordinai- 
rement apercevoir  que  quand  elles  ont  conquis  des  prosélytes,  que 
les  suffrages  de  plusieurs  personnes  en  ont  fait  une  sorte  d'opinion 
commune;  mais,  si  toute  pensée  est  un  phénomène  individuel,  toute 
opinion  est  née  d'abord  dans  l'esprit  de  quelqu'un  avant  d'être 
l'opinion  d'un  plus  grand  nombre.  C'est  ce  qu'a  prouvé  cent  fois 
dans  ces  derniers  temps  la  marche  des  théories  scientifiques  :  pres- 
que toutes  sont  nées  dans  l'esprit  de  quelque  savant  obscur  à  la 
vue  des  faits  dont  il  cherchait  l'explication;  ce  premier  chercheur  a 
communiqué  son  idée  à  d'autres  qui  l'ont  accueillie,  modifiée, 
agrandie,  et  le  plus  souvent  elle  n'est  parvenue  à  une  certaine  no- 
toriété qu'après  avoir  cheminé  lentement,  après  avoir  été  patronée 
et  mise  en  lumière  par  quelque  savant  déjà  connu.  Cette  marche 
des  idées  est  clairement  démontrée  par  la  belle  étude  publiée  ré- 
cemment ici  par  M.  de  Quatrefages  sur  les  antécédens  de  la  théorie 
de  Darw^in.  Toutefois  ce  savant  ne  pouvait  pas  et  personne  ne 
pourra  jamais  découvrir  dans  l'esprit  de  quel  homme  inconnu  a 
germé  la  première  pensée  de  la  transformation  des  espèces.  On 
peut  seulement  affirmer  qu'il  y  a  eu  jadis  un  tel  homme,  et  que 
l'idée  ne  s'est  montrée  à  son  esprit  que  dans  un  état  tout  à  fait  ru- 
dimentaire;  puis  elle  a  grandi,  elle  a  eu  différentes  phases  marquées 
par  des  noms  plus  ou  moins  célèbres;  enfin  elle  s'est  formulée  en 
s'étendant  à  tout  l'ordre  des  êtres  vivans.  Aujourd'hui  elle  a  pris 
rang  dans  la  science,  et  à  travers  les  discussions  et  les  contradic- 
tions elle  ramène  tour  à  tour  à  elle  les  esprits  les  plus  divergens. 
On  ne  voit  aucune  raison  pour  qu'il  en  ait  été  autrement  des  re- 
ligions passées  à  l'état  d'orthodoxies.  Au  contraire,  si  la  religion, 
comme  nous  croyons  l'avoir  démontré,  est  une  forme  antique  de  la 


LA    SCIENCE    DES    RELIGIONS.  87 

science  et  si  elle  a  résumé  le  travail  scientifique  de  plusieurs  géné- 
rations, il  est  impossible  de  ne  pas  admettre  que  la  première  no- 
tion d'où  elle  est  sortie  a  été  individuelle;  de  plus,  elle  a  dû  être 
rudimentaire,  très  vague  et  incapable  d'être  représentée  par  aucune 
formule  précise.  D'un  autre  côté,  elle  a  dû  être  très  compréhensive, 
c'est-à-dire  receler  en  elle  une  force  de  développement  assez  grande 
pour  pouvoir  servir  d'aliment  à  plusieurs  générations.  Une  idée 
étroite  en  effet  est  bientôt  épuisée  :  quand  elle  a  cessé  de  produire 
et  qu'elle  est  devenue  inutile,  elle  cesse  de  se  transmettre  et  tombe 
dans  un  éternel  oubli.  L'idée  aryenne  que  j'ai  précédemment  expo- 
sée avait  une  puissance  de  développement  et  en  quelque  sorte  une 
plasticité  merveilleuse,  puisqu'elle  a  simultanément  produit  la  re- 
ligion de  l'Inde  et  celles  de  la  Perse,  de  la  Grèce,  de  l'Italie,  des 
Celtes,  des  Germains,  des  Scandinaves,  et  que,  dans  les  temps  qu'on 
peut  appeler  modernes,  elle  a  engendré  les  communions  boud- 
dhistes et  les  églises  chrétiennes. 

Si,  partant  de  ces  formes  dernières  et  de  plus  en  plus  variées,  on 
se  reporte  au  temps  où  elles  n'existaient  encore  qu'en  puissance 
dans  les  dogmes  aryens  des  vallées  de  l'Oxus,  on  approche  de  leur 
commune  origine,  mais  sans  pouvoir  atteindre  dans  sa  naissance 
la  notion  première  d'où  elles  sont  sorties.  Cette  notion  a  pu  être 
conçue  le  jour  où  le  feu  a  été  allumé  pour  la  première  fois  et  a  jeté 
une  première  intelligence  humaine  dans  la  perplexité.  La  théorie  du 
feu  est  déjà  très  développée  et  les  formules  en  sont  très  nettes  dans 
les  hymnes  du  Vêda,  dans  les  parties  les  plus  anciennes  des  livres 
de  Zoroastre.  Comme  ces  documens  sont  pour  la  race  aryenne  les 
plus  anciens  que  nous  possédions  et  que  nous  puissions  espérer  de 
posséder  jamais,  nous  devons  nous  résoudre  à  ne  remonter  que  par 
des  inductions  aux  époques  qui  les  ont  précédés. 

Ces  temps  antérieurs  ont  été  une  période  d'élaboration.  Le  tra- 
vail intellectuel  qui  s'y  est  accompli  n'a  pas  pu  s'opérer  suivant  des 
lois  différentes  de  celles  qui  ont  été  suivies  dans  les  âges  posté- 
rieurs, puisque  la  nature  ne  brûle  pas  son  code  à  un  moment  donné 
pour  s'en  créer  subitement  un  autre.  Les  inductions  qui  se  fondent 
sur  des  faits  subséquens  bien  constatés  peuvent  donc  s'appliquer 
avec  une  égale  certitude  à  ceux  qui  ont  eu  lieu  auparavant.  C'est  là 
un  principe  de  science  incontestable.  Or  les  hymnes  du  Vêda  nous 
font  toucher  du  doigt  le  dernier  acte  du  travail  intellectuel  d'où  est 
née  la  théorie  védique  du  feu,  de  la  vie  et  de  la  pensée;  on  y  voit 
l'effort  individuel  d'hommes  supérieurs  apportant  quelques  pierres 
au  commun  édifice.  Le  brahmanisme  nous  montre  le  même  phéno- 
mène, que  nous  retrouvons  encore  avec  des  proportions  plus  grandes 
et  des  caractères  plus  saillans  dans  les  conciles  bouddhiques,  dans 
ceux  des  églises  chrétiennes.  Il  n'est  donc  pas  douteux  que  la  même 


8»  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

marche  a  été  suivie  par  les  hommes  qui  ont  précédé  l'époque  du 
Yêda  et  de  l'Avesta.  D'ailleurs  il  est  à  peu  près  établi  que  les  migra- 
tions aryennes  venues  en  Europe  ont  quitté  le  centre  commun  de  la 
race  avant  les  époques  correspondant  à  ces  livres  sacrés;  la  com- 
paraison de  leurs  anciens  dogmes  avec  ceux  des  tribus  aryennes 
de  l'Asie  nous  reporte  donc  à  des  temps  fort  reculés;  l'élimination 
des  différences  qu'ils  présentent  les  ramène  à  une  croyance  com- 
mune plus  simple  que  chacun  d'eux  et  plus  proche  de  leur  origine. 
On  peut  donc  affirmer  que,  si  dans  la  suite  des  siècles  les  recherches 
individuelles  ont  été  le  point  de  départ  de  chacun  des  développe- 
mens  particuliers  de  la  religion  et  par  conséquent  la  cause  de  la 
diversité  de  ceux-ci,  des  recherches  individuelles  ont  de  même 
donné  naissance  au  dogme  primitif,  et  qu'enfin  il  y  a  eu  une  pre- 
mière idée  d'où  ce  dogme  lui-même  est  sorti. 

Quand  ce  premier  homme  apporta  sa  découverte  à  ceux  de  sa 
race,  elle  put  être  ou  acceptée  ou  combattue,  puisque  c'est  là  le 
sort  de  toute  idée.  Elle  eut  donc,  elle  aussi,  à  soutenir  la  lutte 
pour  l'existence.  Toutefois,  comme  elle  se  présentait  avec  une 
haute  supériorité,  ce  qui  suivit  démontre  qu'elle  attira  un  grand 
nombre  d'esprits,  car  elle  finit  par  devenir  le  dogme  commun  de 
toute  notre  race,  et  se  transmet  encore  à  des  hommes  de  races  in- 
férieures et  étrangères  à  la  nôtre.  Il  y  eut  donc  une  période,  dont 
la  durée  est  inconnue,  où,  d'individuelle  et  privée  qu'elle  était,  elle 
devint  commune  et  publique.  C'est  ce  que  nous  pourrions  appeler 
la  période  d'incubation  de  l'orthodoxie.  Si  l'on  admet  avec  quel- 
ques savans  que  la  doctrine  fut  révélée  tout  entière  et  explicitement 
à  ce  premier  homme,  on  admet  en  même  temps  que  tout  ce  qui  y 
a  été  ajouté  depuis  en  est  une  déviation,  procède  de  volontés  mau- 
vaises et  d'intelligences  dévoyées;  on  condamne  d'un  seul  mot  toutes 
les  religions  issues  de  la  souche  primitive;  enfin  on  se  jette  dans 
une  foule  de  contradictions  et  d'hypothèses  dont  aucune  n'est  com- 
patible avec  les  méthodes  scientifiques  les  plus  élémentaires.  Une 
pensée  beaucoup  plus  juste  avait  été  émise  déjà  par  plusieurs  poètes 
védiques,  et  paraît  avoir  été  celle  de  Jean  l'évangéliste  ainsi  que  de 
beaucoup  d'hommes  très  instruits  et  très  sincères  soit  de  l'antiquité, 
soit  des  temps  modernes.  Cette  pensée  est  celle-ci,  à  savoir  que  la 
révélation  s'opère  en  chacun  de  nous;  elle  ôte  l'apparente  contra- 
diction de  la  religion  et  de  la  science,  elle  rend  compte  de  tout  le 
passé  des  orthodoxies,  en  éclaire  l'état  présent,  et  permet  d'en  pré- 
voir l'avenir. 

Ainsi  l'ordre  de  la  nature,  qui  veut  que  toute  forme  ait  des  com- 
mencemens  très  petits,  s'applique  ici  comme  partout  ailleurs.  Du 
moment  où  un  homme  communique  sa  pensée  à  un  autre  homme,  il 
la  lui  livre  pour  qu'il  la  féconde  par  sa  propre  initiative.  Si  la  pen- 


LA    SCIENCE    DES    RELIGIONS.  89 

sée  est  juste,  loin  de  se  perdre  comme  un  embryon  mal  constitué, 
elle  grandit  par  voie  d'analyse;  chaque  fois  qu'une  intelligence 
d'élite  l'adopte  pour  la  faire  sienne  et  y  applique  ses  forces  indi- 
viduelles, l'idée  prend  un  accroissement  nouveau.  En  effet,  il  est  à 
peu  près  incontestable  que  la  théorie  du  feu  n'a  d'abord  embrassé 
que  les  phénomènes  matériels  les  plus  immédiatement  perceptibles, 
et  même  que  l'origine  solaire  du  feu  ne  fut  aperçue  que  plus  tard. 
Il  fallut  beaucoup  de  temps  et  de  réflexion  pour  que  l'on  vît  en  lui 
l'agent  psychologique  et  qu'on  lui  demandât  l'explication  des  phé- 
nomènes de  la  vie.  C'est  à  l'époque  védique  seulement  qu'il  fut 
identifié  avec  le  principe  de  la  pensée  :  on  peut  en  acquérir  la  cer- 
titude en  lisant  les  seuls  hymnes  attribués  aux  poètes  Yiçwâmitra 
et  Dîrghatamas.  Enfin  la  grande  théorie  métaphysique  concentrée 
autour  du  nom  neutre  de  Brahma  est  postérieure  à  la  période  des 
hymnes.  Le  même  travail  des  esprits  s'accomplissait  dans  l'Asie 
occidentale,  car  le  principe  absolu  des  Perses  connu  sous  le  nom 
^akarana  ou  «  l'être  inactif  »  est  postérieur  à  la  doctrine  presque 
dualiste  d'Ormuzd  et  Ahriman,  qui  l'est  elle-même  aux  parties  les 
plus  anciennes  du  Zend-Avesta;  celles-ci  renferment  une  doctrine 
à  peu  près  identique  à  celle  des  hymnes  indiens.  Ce  sont  là  des 
faits  élémentaires  connus  de  tous  les  orientalistes. 

Il  est  donc  historiquement  impossible  d'admettre  que  les  dogmes 
aryens  sur  lesquels  se  sont  fondées  successivement  les  orthodoxies 
soient  venus  au  monde  tout  formés.  On  voit  au  contraire  que  les 
faits  sont  ici  d'accord  avec  l'analyse,  et  que  l'action  individuelle 
dans  la  formation  des  dogmes  ne  peut  laisser  aucun  doute.  C'est 
par  des  découvertes  personnelles  dont  s'enrichissait  successivement 
la  communauté  que  se  sont  développées  les  croyances  publiques. 
Elles  portaient  d'abord  sur  des  phénomènes  naturels  produits  soit 
spontanément,  soit  par  des  procédés  humains  :  une  partie  des 
doctrines  les  plus  antiques  relatives  au  feu  ont  en  vue  les  feux  na- 
turels; mais  du  moment  où  l'homme  put  à  son  gré  faire  apparaître 
cet  agent  si  puissant,  il  vit  son  existence  soustraite  à  l'ancienne 
misère,  et  ce  feu  devint  le  principal  objet  de  sa  contemplation  et  de 
son  culte.  Je  ne  veux  pas  rappeler  ici  les  cris  d'enthousiasme  qui 
échappent  aux  vieux  poètes  quand  ils  célèbrent  la  puissance  mer- 
veilleuse du  feu.  Ces  cris,  chacun  peut  les  entendre  encore  :  il  suf- 
fit pour  cela  de  parcourir  nos  villages  aux  fêtes  de  la  Saint-Jean  et 
de  voir  au  tomber  du  jour  les  danses,  les  éclats  de  joie  de  nos 
campagnards  autour  de  leurs  bûchers  flamboyans.  Les  hymnes 
védiques  en  l'honneur  d'Agni  sont  beaucoup  plus  beaux  encore 
et  plus  instructifs  pour  nous. 

En  effet,  la  première  doctrine  naquit  des  réflexions  qui  furent 
faites  sur  l'extraction  du  feu,  sur  les  matières  dont  il  s'alimente 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  sur  les  effets  qu'il  produit.  La  faculté  qu'on  eut  de  le  renouveler 
chaque  jour  et  de  reproduire  dans  le  même  ordre  tous  les  phéno- 
mènes qu'il  engendre  permit  de  refaire  aussi  sans  cesse  les  mêmes 
remarques,  de  les  rendre  par  des  noms  expressifs  et  d'énoncer  des 
formules  qui  purent  être  répétées  par  les  fils  et  passer  aux  arrière- 
neveux.  Ces  formules  sans  les  phénomènes  prenaient  une  valeur 
abstraite  et  poétique,  mais  n'avaient  un  caractère  positivement  re- 
ligieux que  quand  elles  étaient  prononcées  en  face  du  foyer  sacré; 
sans  lui  en  effet,  elles  n'étaient  plus  qu'un  simple  souvenir.  Au  con- 
traire, quand  l'homme  supérieur  qui  dès  ces  anciens  temps  portait 
le  nom  de  prêtre  se  trouvait  en  présence  d'Agni  caché  dans  les 
aram  (1),  quand  par  le  frottement  il  le  faisait  apparaître,  quand  il 
le  déposait  sur  l'herbe  sèche  et  sur  les  fagots  de  l'autel,  lui  don- 
nait l'onction  du  beurre,  l'alimentait  de  liqueurs  spiritueuses  et  de 
gâteaux  sacrés,  le  voyait  lançant  des  flammes  vers  le  ciel,  illumi- 
nant toute  la  nature,  révélant  les  formes  des  objets  plongés  dans 
la  nuit,  les  réflexions  se  pressaient  en  foule  dans  son  intelligence, 
émouvaient  son  âme,  et  la  forçaient  à  se  répandre  en  actions  de 
grâces  et  en  chants  d'allégresse.  Ses  paroles,  entendues  des  assis- 
tans,  portaient  la  lumière  et  la  conviction  dans  leurs  cœurs;  ils 
u  s'unissaient  d'intention  »  avec  le  prêtre,  et  «  ne  faisaient  avec  lui 
qu'une  seule  pensée  »  dans  plusieurs  corps. 

Nous  extrayons  ce  tableau,  la  plupart  de  ces  expressions,  des 
hymnes  indiens  les  plus  antiques.  Les  auteurs  ne  faisaient,  comme 
ils  le  disent,  que  répéter  l'œuvre  que  leurs  ancêtres  avaient  fon- 
dée. On  en  peut  aisément  déduire  que  la  religion  se  présenta  dès 
l'origine  sous  la  double  forme  d'une  doctrine  et  d'un  culte;  mais, 
comme  le  feu  était  un  agent  nécesssaire  à  tous  les  hommes,  et  que 
chaque  père  de  famille  pouvait  l'allumer  chaque  jour  en  présence 
de  sa  femme,  de  ses  enfans,  de  ses  amis  et  de  ses  serviteurs,  il  dut 
se  former  des  centres  étroits  et  multipliés,  non  de  culte,  mais  d'in- 
terprétation et  de  théorie.  C'est  ce  que  prouve  la  diversité  des  noms 
par  lesquels  on  désigna  le  principe  actif  du  feu,  de  la  vie  et  de  la 
pensée.  Cette  diversité  est  grande  d'un  hymne  à  l'autre  dans  le 
Vêda;  mais  elle  est  bien  plus  saisissante  encore  d'un  peuple  à  l'autre 
dans  la  race  aryenne  :  on  en  trouvera  un  exemple  dans  le  mythe 
d'Agni  chez  les  Indiens,  mythe  dont  celui  de  Prométhée  forme  le 
pendant  chez  les  Hellènes.  La  formation  de  centres  religieux  isolés 
fut  puissamment  favorisée  par  l'état  inculte  où  se  trouvait  la  terre, 
par  l'absence  de  routes  et  par  la  vie  plus  ou  moins  nomade  de  po- 
pulations d'ailleurs  rares  et  dispersées.  Ainsi  les  doctrines  demeu- 

(1)  On  nommait  ainsi  les  deux  morceaux  de  bois  que  l'on  frottait  l'un  contre  l'autre 
pour  exciter  Tétincelle.  Ce  procédé  était  encore  en  usage  au  temps  de  Sénèque;  il  Test 
aujourd'hui  même  eu  Amérique. 


LA    SCIENCE    DES    RELIGIONS.  91 

rèrent  longtemps  confinées  dans  la  famille;  la  religion  eut  un  carac- 
tère domestique  ou  tout  au  plus  patriarcal  qu'elle  a  souvent  encore 
dans  le  Yêda. 

Il  n'en  fut  plus  de  même  lorsque  les  peuplades  errantes  se  fixè- 
rent dans  leurs  pays  respectifs,  et  y  formèrent  des  communautés 
sociales  et  politiques.  Les  chefs  religieux  commencèrent  presque 
partout  à  se  rapprocher  les  uns  des  autres  et  à  se  réunir  dans  des 
lieux  déterminés.  Dans  l'Inde,  ce  fut  principalement  au  bord  de 
certains  lacs  et  au  conduent  de  certaines  rivières;  en  Grèce,  des 
motifs  pour  la  plupart  inconnus  les  amenèrent  vers  quelques  lieux 
restés  célèbres,  à  Dodone,  à  Délos,  à  Delphes,  à  Olympie  et  ail- 
leurs. Là  où  les  causes  que  j'ai  précédemment  signalées  poussè- 
rent les  peuples  vers  l'unité  des  doctrines,  ces  centres  de  réunion 
virent  les  esprits  d'élite  mettre  leurs  théories  personnelles  en  face 
les  unes  des  autres,  les  discuter,  les  rectifier,  les  étendre,  et,  tom- 
bant enfin  d'accord^  constituer  des  dogmes  communs.  Comme  la 
base  du  culte  était  d'ailleurs  la  même  pour  tous  depuis  que  le  feu 
était  devenu  la  chose  sacrée,  les  deux  élémens  de  la  religion  se 
trouvèrent  également  adoptés  dans  chaque  peuple  par  toute  une 
communauté  d'hommes  :  le  dogme  et  le  culte  prirent  un  caractère 
public  et  national. 

Il  est  donc  hors  de  doute  que  les  orthodoxies  n'ont  pas  apparu 
subitement  sur  la  terre,  mais  qu'elles  ont  été  l'œuvre  du  temps. 
Lorsque  les  chefs  de  famille  se  rapprochèrent  et  s'entendirent  pour 
l'établissement  de  dogmes  communs,  c'est  alors  seulement  que  se 
forma  entre  eux  cette  communion  de  doctrines  et  de  culte  à  laquelle 
les  Latins  ont  donné  le  nom  de  religion.  Ce  mot  en  effet  signifie  non 
pas  le  lien  de  l'homme  avec  Dieu,  comme  on  se  plaît  à  le  dire  très 
faussement,  mais  le  lien  qui  réunit  plusieurs  hommes  dans  un  même 
système  de  dogmes  et  de  cérémonies  sacrées;  il  est  donc  en  ce  sens 
presque  synonyme  d'orthodoxie,  seulement  cette  dernière  expres- 
sion renferme  une  idée  d'exclusion  sur  laquelle  nous  devons  nous 
arrêter.  Quand  une  opinion  se  déclare  droite  et  vraie,  cela  signifie 
que  toute  opinion  différente  n'est  ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre  cas. 
Une  telle  déclaration  de  principes  embrasse  non-seulement  la  doc- 
trine fondamentale,  mais  encore  le  rite  sacré  d'où  elle  est  née  et 
les  symboles  qui  la  représentent.  L'orthodoxie  porte  alors  sur  tous 
les  élémens  de  la  religion.  Il  peut  y  avoir  des  religions  sans  ortho- 
dox'ie,  ou  dans  lesquelles  l'orthodoxie  est  moins  rigoureuse  que  dans 
d'autres  :  ce  sont  celles  où  une  certaine  latitude  est  laissée  aux  dé- 
vots dans  l'interprétation  des  théories  abstraites  et  métaphysiques; 
tel  fut  pendant  des  siècles  le  brahmanisme,  telle  a  été  la  religion  de 
l'ancienne  Grèce,  et  telles  sont  encore  à  beaucoup  d'égards  la  plu- 
part des  sectes  protestantes.  Quand  l'orthodoxie  porte  sur  les  prin- 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cipes  mêmes  de  la  doctrine ,  elle  embrasse  nécessairement  tout  ce 
qui  en  découle,  c'est-à-dire  les  rites,  les  symboles  et  bientôt  après 
la  morale  et  toutes  ses  applications  ;  quand  ce  phénomène  psycho- 
logique se  produit  dans  sa  plénitude,  la  religion  dispose  alors  de 
toutes  les  forces  humaines,  et  devient  pour  ainsi  dire  irrésistible  ; 
toutes  ces  forces  se  trouvent  dirigées  dans  le  même  sens,  comme 
les  gouttes  d'eau  d'un  fleuve  qui  tombe  en  cascade  ou  comme  les 
molécules  de  l'air  dans  un  ouragan. 

II. 

Telle  est  la  nature  première  des  orthodoxies  et  la  manière  dont 
elles  sont  nées.  Leur  point  de  départ  pour  la  race  aryenne  a  été 
l'Asie  centrale;  mais  elles  n'ont  pris  leur  forme  définitive  et  ne  sont 
arrivées  à  leur  développement  respectif  que  dans  divers  pays  et  à 
plusieurs  époques  :  leur  histoire  est  parallèle  à  celle  de  la  religion. 
Disons  maintenant  les  conditions  où  elles  se  sont  trouvées  dès  les 
premiers  temps  et  où  elles  se  trouvent  encore  aujourd'hui. 

Allumer  le  feu  et  exécuter  autour  de  lui  certains  mouvemens  dé- 
terminés n'a  rien  qui  ne  soit  accessible  à  tout  homme  jouissant  des 
facultés  physiques  et  morales  les  plus  communes;  mais  composer 
un  hymne  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde.  Si  cet  hymne  doit  être 
en  même  temps  une  description,  une  théorie  et  un  chant,  l'art  de 
le  composer  devient  nécessairement  le  partage  d'un  petit  nombre. 
A  l'incapacité  naturelle  de  la  plupart  des  hommes  se  joignent  les 
nécessités  de  la  vie  et  les  occupations  quotidiennes  sans  lesquelles 
l'existence  ne  peut  se  soutenir.  La  division  des  communautés  reli- 
gieuses en  deux  classes,  les  prêtres  et  ceux  qui  ne  l'étaient  pas,  est 
donc  un  fait  très  ancien  et  pour  ainsi  dire  primitif,  parce  qu'il  re- 
pose sur  la  nature  des  choses.  Aussi  la  trouvons-nous  établie  non- 
seulement  dans  les  plus  anciennes  légendes  dont  le  Yêda  fasse 
mention,  mais  dans  des  documens  égyptiens  historiques  qui  re- 
montent à  plus  de  cinq  mille  ans  avant  notre  ère.  Les  mots  qui 
désignent  la  classe  des  prêtres  ont  eu  des  significations  diverses 
selon  les  langues  et  les  pays  :  ils  furent  appelés  sacrificateurs  chez 
les  Latins  et  les  Grecs;  dans  l'Asie  centrale,  ils  portèrent  le  même 
nom  commun  que  les  dieux,  celui  de  dêvas  ou  d'êtres  brillans  à 
cause  de  leurs  ornemens  sacrés  et  de  l'éclat  dont  la  lumière  du  feu 
les  entourait.  Lorsque  les  sacrifices  publics  eurent  été  institués  et 
que  le  nombre  des  prêtres  officians  eut  été  porté  d'abord  à  quatre, 
puis  à  sept,  chacun  d'eux  prit  un  nom  approprié  à  la  fonction  qu'il 
remplissait  dans  l'enceinte  du  sacrifice.  A  partir  de  ce  moment,  il  y 
eut  une  sorte  de  clergé  organisé  autour  de  chaque  autel. 

Nous  avons  dans  le  Rig-Vêda,  dans  le  Sâma-Vêda  et  dans  les  au- 


LA   SCIENCE    DES   RELIGIONS.  93 

très  livres  védiques  tous  les  détails  de  cette  organisation,  qui  con- 
tient en  germe  celle  des  cérémonies  modernes.  Sans  entrer  là-dessus 
dans  des  détails  étrangers  à  notre  sujet,  nous  ferons  seulement  re- 
marquer qu'il  y  eut  une  enceinte  sacrée,  répondant  au  chœur  de 
nos  églises,  dans  laquelle  n'étaient  admis  que  les  prêtres  et  les  per- 
sonnages qui  faisaient  dans  des  circonstances  solennelles  les  frais 
de  la  cérémonie.  Les  a  portes  éternelles  »  s'ouvraient  pour  laisser 
entrer  «  le  roi  glorieux,  »  c'est-à-dire  le  feu  resplendissant,  puis 
elles  se  refermaient  et  laissaient  au  dehors  la  foule  a  profane  »  des 
assistans.  Ainsi  de  bonne  heure  chaque  communauté  dont  les  mem- 
bres étaient  unis  par  une  même  religion  se  trouva  partagée  en 
deux  classes  de  personnes,  les  prêtres  et  les  laïques  ou  gens  du 
peuple.  L'accomplissement  des  cérémonies  fut  le  lot  exclusif  des 
premiers.  Ils  eurent  par  conséquent  aussi,  à  l'exclusion  des  laïques, 
la  fonction  et  bientôt  le  droit  d'interpréter  les  cérémonies,  de  com- 
menter les  anciens  hymnes,  de  donner  les  nouvelles  formules  mé- 
taphysiques que  leur  science  découvrait,  enfin  de  tirer  les  con- 
séquences morales  et  politiques  qui  pouvaient  en  découler.  Les 
prêtres  furent  les  savans,  et  les  autres  hommes  furent  les  ignorans. 
Du  nombre  de  ces  derniers,  il  ne  faut  pas  même  excepter  les  rois, 
dont  la  richesse  et  le  métier  des  armes  étaient  l'apanage  et  relevaient 
assez  la  position.  Cet  état  d'ignorance  des  rois  et  des  princes  dura 
longtemps,  car  nous  le  retrouvons  chez  les  Grecs  dans  VOdyssée,  à 
Rome  jusqu'au  temps  des  Scipions,  et  chez  nous  durant  toute  la  pé- 
riode épique  du  moyen  âge;  aujourd'hui  même,  dans  l'Inde,  la  caste 
des  rajahs  est  très  ignorante,  et  s'est  récemment  encore  fait  avertir 
par  des  gouverneurs  anglais  qu'elle  perdrait  bientôt  sa  fortune  et 
son  prestige  au  milieu  de  sujets  qui  s'instruisent  et  s'enrichissent. 
L'exclusion  fut  donc  complète,  et  il  se  forma  sur  toute  la  terre 
une  classe  d'hommes  qui  dans  chaque  pays  eurent  le  privilège  de 
connaître  des  affaires  sacrées,  de  fixer  et  de  maintenir  l'orthodoxie. 
Leur  place  dans  les  sociétés  fut  avantageuse  :  outre  le  dépôt  de  la 
science  confié  à  leurs  mains,  ils  avaient  les  fonctions  les  plus  douces 
et  les  plus  considérées,  ils  jouissaient  d'une  grande  sécurité,  et  se 
voyaient  mis  par  la  protection  des  rois  et  les  labeurs  du  peuple  à 
l'abri  de  presque  toutes  les  misères  de  la  vie.  Lorsque  dans  le 
bouddhisme  d'abord  et  plus  tard  dans  le  catholicisme  on  voulut 
supprimer  à  jamais  toute  idée  de  caste  sacerdotale  et  livrer  le  sa- 
cerdoce au  peuple  entier  en  créant  le  célibat  des  prêtres,  la  condi- 
tion de  ces  derniers  se  trouva  encore  améliorée,  puisque,  sans  perdre 
aucun  de  leurs  autres  avantages,  ils  furent  par  là  soustraits  aux  obli- 
gations de  famille  et  aux  malheurs  domestiques. 

Quelles  qu'aient  été  son  organisation  et  la  distance  établie  entre 
lui  et  les  profanes,  le  sacerdoce  se  trouva  seul  chargé  du  soin  de 


9a  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

développer  et  de  défendre  l'orthodoxie,  c'est-à-dire  la  croyance 
commune  avec  ses  rites  et  son  symbolisme.  C'est  donc  au  sein  des 
petits  collèges  de  prêtres,  plus  tard  dans  les  grandes  réunions  sa- 
cerdotales et  dans  les  conciles,  que  les  formules  de  foi  furent  dis- 
cutées et  fixées.  Aucune  des  autres  classes  de  la  société  n'eût  été 
dans  aucun  temps  en  état  de  soutenir  de  pareilles  discussions, 
parce  que  la  tradition,  la  science  sacrée  et  les  méthodes  manquaient 
à  la  fois  aux  classes  laïques.  Elles  furent  donc,  par  leur  condition 
morale  et  par  la  nature  de  leurs  fonctions  sociales,  obligées  d'ac- 
cepter comme  des  vérités  indiscutables  les  formules  de  foi  émanant 
des  collèges  de  prêtres  et  des  conciles.  J'ajoute  qu'elles  y  trou- 
vaient leur  avantage. 

Ainsi  nous  savons  que  les  migrations  aryennes,  à  mesure  qu'elles 
s'éloignèrent  de  l'Asie  centrale,  perdirent  le  souvenir  de  leur  an- 
cienne patrie.  Établies  dans  des  contrées  séparées  les  unes  des  au- 
tres par  de  vastes  territoires,  par  des  fleuves,  des  montagnes  et 
des  mers,  elles  cessèrent  de  se  connaître.  Comme  elles  s'étaient 
quittées  dans  des  temps  où  la  foi  commune  ne  possédait  encore  que 
ses  formules  les  plus  générales,  et  n'avait  pas  même  une  langue  à 
elle  pour  exprimer  les  choses  sacrées  et  les  noms  de  la  Divinité,  il 
n'y  avait  point  encore  d'orthodoxie;  mais,  quand  elles  se  furent  or- 
ganisées politiquement  chacune  chez  elle,  les  principes  de  science 
sacrée  commencèrent  à  se  développer  dans  des  conditions  variées 
et  à  des  degrés  inégaux.  L'immense  compréhension  ou,  comme  nous 
disions  plus  haut,  la  plasticité  de  ces  principes  leur  permit  de  s'ap- 
proprier dans  leurs  conséquences  à  chacune  des  contrées  occupées 
par  des  Aryas.  Ainsi  se  formèrent  autant  de  langues  sacrées,  de  sys- 
tèmes de  rites,  d'organisations  sacerdotales,  enfin  d'orthodoxies, 
qu'il  y  eut  de  sociétés  aryennes  en  Asie,  en  Europe  et  plus  tard  en 
Afrique  et  dans  le  Nouveau-Monde.  Or  la  science  a  démontré  et 
constate  par  des  découvertes  toujours  nouvelles  que  ces  sociétés  se 
superposèrent  à  d'autres  qui  existaient  auparavant,  qu'elles  subju- 
guèrent, qu'elles  maintinrent  dans  un  état  d'abaissement,  et  avec 
lesquelles  elles  s'efforcèrent  de  ne  pas  se  mêler,  parce  qu'elles 
étaient  d'un  autre  sang.  Le  pays  sur  lequel  nous  avons  à  cet  égard 
le  plus  de  renseignemens  est  l'Inde.  Lorsque  les  Aryas  y  descendi- 
rent par  la  vallée  du  Caboul,  ils  étaient  peu  nombreux,  et  leurs  ad- 
versaires, de  race  inférieure,  l'étaient  beaucoup.  L'orthodoxie,  en 
s'y  fondant  sur  un  système  de  castes  d'une  solidité  merveilleuse, 
mit  le  sacerdoce  à  une  si  grande  distance  des  barbares  asservis,  que 
la  pureté  de  la  race  aryenne  dans  ses  castes  supérieures  fut  pré- 
servée et  n'a  pas  encore  disparu.  Toute  cette  dernière  trouva  donc 
un  avantage  à  défendre  un  système  protecteur  sans  lequel  elle  eût 
vu  bientôt  son  sang  se  mêler  et  se  perdre  dans  celui  des  «  dasyous 


LA.    SCIENCE    DES    RELIGIONS.  95 

impies  et  mangeurs  de  chair  crue.  »  Ce  qui  s'est  passé  sur  l'Indus 
dans  d'immenses  proportions  s'est  produit  partout  ailleurs  dans 
des  proportions  moindres  et  dans  des  conditions  différentes;  mais 
partout  l'orthodoxie  a  été  la  force  protectrice  et  l'élément  conser- 
vateur des  races.  N'en  avons-nous  pas  aujourd'hui  même  une  preuve 
vivante  dans  l'orient  de  l'Europe,  où  les  Hellènes,  après  avoir  adopté 
une  orthodoxie  chrétienne,  n'ont  pas  répugné  à  se  mêler  avec  des 
hommes  du  nord  et  même  avec  des  gens  de  race  touranienne,  comme 
les  Bulgares,  lesquels  avaient,  eux  aussi,  adopté  cette  orthodoxie, 
tandis  que  ces  mêmes  Hellènes  sont  restés  invinciblement  séparés 
des  hommes  de  cette  même  race  touranienne  qui ,  sous  le  nom  de 
Turcs,  avaient  adopté  l'islamisme?  Ce  ne  sont  donc  pas  les  races 
qui  séparent  les  orthodoxies,  ce  sont  les  orthodoxies  qui  maintien- 
nent la  séparation  des  races.  Si  au  temps  où  nous  vivons  il  était 
démontré  que  l'avenir  de  l'humanité  repose  sur  la  fusion  des  races, 
le  premier  intérêt  des  peuples  serait  de  renoncer  d'abord  à  leurs 
orthodoxies  privées.  La  civilisation  d'Occident  semble  marcher  dans 
ce  sens;  mais  les  habitans  du  reste  de  la  terre  sont  encore  bien 
loin  de  penser  ainsi. 

L'exemple  que  je  viens  de  citer  montre  que  l'orthodoxie  n'agit 
pas  seulement  dans  le  sein  d'une  société  pour  en  tenir,  comme 
dans  l'Inde,  les  élémens  séparés  et  subordonnés,  mais  qu'elle  agit 
de  même  de  peuple  à  peuple.  Il  y  a  eu  en  Orient  deux  systèmes 
orthodoxes  très  voisins  l'un  de  l'autre  et  liés  par  une  commune 
origine,  qui  pourtant  ont  poussé  l'antagonisme  de  deux  peuples 
frères  jusqu'à  la  guerre  :  ce  sont  ceux  de  l'Inde  et  de  la  Perse.  Y 
a-t-il  deux  orthodoxies  moins  divergentes  que  celles  des  Latins  et 
des  Grecs?  Cependant  les  croisades  les  ont  montrées  s'animant  l'une 
contre  l'autre  jusqu'à  la  fureur,  et  aujourd'hui  que  ces  temps  de 
délire  sont  loin  de  nous,  nous  venons  de  voir  repoussée  par  des 
raisons  sacerdotales  une  convocation  adressée  par  le  pape  des  La- 
tins à  des  évêques  d'Orient  qui  acceptent  de  rester  sujets  des  mu- 
sulmans. Les  histoires  sont  remplies  de  pareils  exemples;  elles  sont 
une  suite  de  luttes  d'orthodoxies  se  défendant  les  unes  contre  les 
autres  et  entraînant  les  nations  sous  leurs  drapeaux. 

Quand  une  orthodoxie  s'est  constituée  au  sein  d'une  société,  sa 
condition  inévitable  est  une  double  lutte,  lutte  intérieure  contre 
les  forces  sociales  qui  peuvent  lui  opposer  quelque  obstacle,  lutte 
extérieure  contre  les  orthodoxies  étrangères.  Il  y  a  des  peuples 
chez  qui  l'orthodoxie  ne  tend  pas  à  manifester  son  action  au  de- 
hors, parce  que  ce  sont  de  grandes  sociétés  fortement  établies ,  qui 
n'ont  guère  besoin  pour  vivre  et  pour  grandir  des  ressources  que 
d'autres  vont  chercher  à  l'étranger  :  ainsi  fut  l'Inde.  Lorsque  des 
conditions  sociales  toutes  différentes  font  naître  dans  une  ortho- 


96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doxie  l'esprit  de  prosélytisme,  non-seulement  elle  devient  agres- 
sive à  l'intérieur,  mais  elle  veut  montrer  chez  les  autres  peuples  la 
force  d'expansion  dont  elle  est  douée.  Quand  le  bouddhisme  comprit 
la  peine  qu'il  aurait  à  vaincre  dans  la  vallée  du  Gange,  où  il  était 
né,  ses  missionnaires  se  répandirent  au  dehors  dans  toutes  les  di- 
rections, et  allèrent  fonder  des  centres  d'orthodoxie  au  Népal,  au 
Tibet,  à  Samarcande,  en  Chine,  à  Siam,  à  Ceylan  et  dans  plu- 
sieurs autres  pays.  Leurs  églises  ne  conquirent  point  ces  contrées 
sans  coup  férir  malgré  la  charité  qui  les  animait;  mais,  comme  au- 
cun système  orthodoxe  de  quelque  valeur  n'existait  dans  ces  socié- 
tés, le  bouddhisme  mit  peu  de  temps  à  les  dominer.  11  en  fut  de 
même  en  Occident  pour  le  christianisme,  arrivant  dans  la  Grèce  et 
dans  Rome  en  pleine  civilisation,  mais  n'ayant  devant  lui  qu'un  po- 
lythéisme en  décadence  et  sans  cohésion.  Il  n'eut  peut-être  pas 
besoin  dans  l'orient  de  l'Europe  d'un  fort  esprit  de  prosélytisme 
pour  réussir;  par  le  fait,  l'église  grecque  compte  peu  de  martyrs  et 
n'a  plus  d'apôtres.  Chez  les  Latins  au  contraire,  les  saints,  les  mar- 
tyrs et  les  confesseurs  surabondent;  catholiques  et  protestans  ont  un 
système  de  missions  qui  embrasse  la  sphère  terrestre  tout  entière. 
—  Telles  sont  les  conditions  générales  qu'aucune  orthodoxie  ne  peut 
éviter  :  la  lutte  pour  exister  et  pour  s'étendre  est  une  double  loi 
qui  leur  est  imposée  par  leur  propre  nature  et  à  laquelle  les  com- 
munions religieuses  ne  peuvent  se  soustraire  qu'en  se  dissolvant  et 
en  cessant  d'être. 

Il  est  une  troisième  sorte  de  lutte,  plus  intime  et  plus  redou- 
table pour  elles  que  les  deux  autres ,  et  dont  il  me  reste  à  parler. 
Quand  les  deux  premiers  hommes  se  sont  abouchés  pour  discuter 
sur  une  théorie  religieuse,  ils  ont  pu  tomber  d'accord  sur  tous 
les  points  et  former  une  première  communauté  parfaitement  unie. 
Ils  ont  pu  de  même  être  en  désaccord  sur  quelque  point,  et  il 
est  évident  qu'aucun  des  deux  n'avait  ni  le  droit  ni  le  pouvoir 
d'imposer  à  l'autre  sa  propre  opinion.  L'accession  d'un  troisièm.e 
homme  ne  résolvait  pas  la  difficulté,  car  d'une  part  il  pouvait  avoir 
lui-même  son  opinion  personnelle,  et  d'autre  part  le  droit,  qui  n'é- 
tait pas  dans  les  deux  premiers,  ne  pouvait  leur  être  communiqué 
par  un  autre  qui  ne  le  possédait  pas  lui-même.  Au  fond,  la  pensée 
individuelle  est  inviolable  comme  elle  est  inaccessible.  11  n'y  a  rien 
dans  un  homme  qui  ne  soit  dans  un  autre,  toute  la  différence  est 
du  plus  au  moins  ;  mais  il  n'y  a  aucun  tribunal  qui  puisse  entrer 
dans  ces  profondeurs  des  âmes  et  en  dresser  la  liste  d'après  leurs 
capacités  respectives.  Le  droit  individuel  de  la  pensée  reste  entier  et 
absolument  indiscutable.  Comme  il  est  intransmissible,  il  est  éga- 
lement imprescriptible  et  inaliénable.  Ce  droit  est  d'autant  plus 
entier  qu'il  s'applique  à  des  matières  plus  abstraites  et  plus  meta- 


LA    SCIENCE    DES    RELIGIONS.  97 

physiques;  or  aucune  n'est  supérieure  aux  doctrines  religieuses.  En 
effet,  l'idée  de  Dieu  ne  se  transmet  pas  d'un  homme  à  l'autre  comme 
une  monnaie;  les  conceptions  de  l'esprit  sont  des  phénomènes  in- 
dividuels qui  se  produisent  en  nous  ou  quî  ne  s'y  produisent  pas, 
mais  qui  échappent  toujours  au  contrôle  et  à  l'action  d' autrui.  De 
plus,  comme  il  n'y  a  en  nous  que  la  volonté  seule,  dans  ses  actes, 
qui  semble  posséder  le  libre  arbitre,  le  reste  y  est  soumis  à  des  lois 
fatales  que  la  psychologie  ancienne  et  moderne  a  constatées  et  dé- 
finies. Aucune  force  humaine  ne  peut  changer  à  son  gré  la  pensée 
d'un  homme,  puisque  lui-même  ne  Je  peut  pas.  Toute  action  en  ce 
sens  ne  peut  être  qu'indirecte,  et  c'est  uniquement  en  changeant  les 
objets  et  les  points  de  vue  qu'on  peut  l'exercer;  mais,  comme  l'objet 
de  la  pensée  religieuse  échappe  à  notre  prise  et  agit  sur  notre  in- 
telligence d'une  manière  très  simple  et  immédiate,  l'opinion  qui  se 
forme  là-dessus  en  chacun  de  nous  est  absolument  indépendante  de 
celle  des  autres. 

La  naissance  d'une  communion  orthodoxe  suppose  chez  ceux  qui 
en  font  partie  une  unité  de  pensée  qu'il  est  bien  difficile  d'atteindre, 
et  qui  probablement  n'est  jamais  entièrement  réalisée.  En  suppo- 
sant qu'au  moment  où  leur  collège  se  forme  ils  soient  d'accord  sur 
tous  les  points  de  la  théorie,  leur  vie  s'écoule,  leur  intelligence 
grandit,  leurs  principes  se  développent  dans  des  conséquences  tou- 
jours nouvelles,  et,  si  quelque  divergence  naît  entre  eux,  elle  va  en 
croissant  comme  l'écartement  de  deux  rayons.  Si  ces  principes  sont 
assez  flexibles  pour  que  d'apparentes  contradictions  viennent  s'y 
concilier  et  que  la  communion  religieuse  prenne  de  la  durée,  on 
voit  apparaître  en  elle  et  grandir  rapidement  ce  que  l'on  désigne 
aujourd'hui  par  ces  deux  mots  contradictoires,  le  principe  d'auto- 
rité; en  d'autres  termes,  ceux  qui  font  partie  du  collège  font  abné- 
gation de  toute  volonté  privée,  prennent  le  parti  et  se  font  entre 
eux  la  promesse  de  se  soumettre  au  jugement  de  la  majorité  lors 
même  qu'elle  est  contraire  à  leurs  opinions  personnelles.  Il  n'est 
pas  possible  qu'une  orthodoxie  se  conserve  sans  cet  accord  exprès 
ou  tacite  :  toutes  les  assemblées  religieuses  anciennes  ou  modernes, 
bouddhiques  ou  chrétiennes,  où  des  dogmes  ont  été  discutés  et 
adoptés,  ont  admis  ce  principe  et  l'ont  pratiqué.  L'opinion  de  la 
majorité  est  devenue  article  de  foi,  et  ce  qu'on  nomme  «  la  volonté 
individuelle  »  y  a  fait  acte  de  soumission  et  de  renoncement.  Toute 
orthodoxie  repose  donc  sur  une  convention,  et  cette  convention  im- 
plique un  effort  presque  surhumain  dont  le  succès  a  toujours  fait 
supposer  une  grâce  divine. 

Dans  les  orthodoxies  organisées  et  les  grandes  églises,  le  même 
phénomène  se  produit  dans  de  plus  vastes  proportions.  Elles  repo- 

TOME   LXXXII.    —    18G9.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sent  en  effet  sur  l'existence  simultanée  d'un  clergé  et  d'un  peuple 
de  fidèles.  Il  est  même  arrivé  que  le  clergé,  descendant  au  rang 
des  fidèles  et  se  faisant  semblable  au  peuple,  s'est  déchargé  sur  un 
seul  du  soin  de  s'instruire,  de  discuter  les  questions  et  de  fixer  les 
formules  de  la  foi.  Dans  l'un  comme  dans  l'autre  cas,  les  laïques 
reçoivent  toutes  faites  ces  formules,  les  répètent  sans  qu'il  soit  be- 
soin pour  eux  d'en  comprendre  la  valeur  idéale,  et  les  prennent  seu- 
lement pour  règles  de  conduite  bien  ou  mal  interprétées.  C'est  ce 
qui  est  arrivé  dans  presque  toutes  les  religions,  à  des  degrés  divers, 
et  d'autant  plus  qu'elles  ont  revêtu  plus  complètement  la  forme 
d'orthodoxies.  Dans  l'Inde  brahmanique,  l'abnégation  des  laïques 
a  été  si  grande  que  les  différentes  castes  ont  consenti  à  ne  recevoir 
que  des  parts  inégales  de  la  doctrine  sacrée,  à  participer  aux  céré- 
monies du  culte  dans  des  mesures  diverses  et  même  à  y  demeurer 
étrangères.  Aussi  quand  le  bouddhisme,  œuvre  non  d'un  prêtre, 
mais  d'un  rajah,  vint  proclamer  l'égalité  religieuse  entre  les  hommes 
et  les  appeler  tous  au  sacerdoce,  il  vit  accourir  à  lui  les  castes  in- 
férieures, que  le  brahmanisme  avait  dépouillées  de  ce  droit  naturel. 
Il  en  fut  de  même  en  Occident,  car  le  sacerdoce  y  était  une  institu- 
tion aristocratique  et  de  caste,  non-seulement  chez  les  Perses,  les 
Égyptiens  et  les  Juifs,  mais  même  dans  le  monde  gréco-romain, 
lorsque  le  christianisme  s'efforça  de  les  rallier  tous. 

Plus  tard  ces  deux  religions,  qui  semblaient  devoir  rendre  à  l'in- 
dividu les  droits  qui  lui  appartiennent,  les  lui  retirèrent,  et  leurs 
églises  fondèrent  les  orthodoxies  les  plus  hostiles  à  la  pensée  indi- 
viduelle qui  eussent  encore  existé.  La  séparation  des  prêtres  et  des 
laï  jues  y  fut  rendue  si  profonde  que  le  mot  même  d'église  (le  san- 
gha  des  bouddhistes)  devint  dans  le  peuple  synonyme  du  mot 
clergé,  tandis  que  la  signification  première  et  légitime  est  celle 
d'assemblée  de  fidèles.  A  cet  égard,  il  n'y  a  aucune  différence  entre 
l'église  latine  et  celle  d'Orient,  quoique  celle-ci  prétende  mériter 
seule  le  titre  d'orthodoxe  :  les  orthodoxies  sont  ce  qu'on  les  fait; 
les  assemblées  du  clergé  latin  ont  eu  autant  de  droits  à  discuter  les 
doctrines  qu'en  ont  eu  celles  du  clergé  grec,  et  si  l'orthodoxie  fon- 
dée par  ces  dernières  est  demeurée  invariable  depuis  tant  de  siècles, 
cela  prouve  moins  la  justesse  de  leurs  idées  que  l'ignorance  et  la 
torpeur  où  prêtres  et  peuples  étaient  tombés.  Que  dans  ces  pays  les 
intelligences  renaissent  à  la  liberté  et  que  la  désastreuse  influence 
de  la  Russie  vienne  à  s'amoindrir,  on  verra  bientôt  ou  les  églises 
désertes  ou  les  idées  religieuses  agrandies  et  transformées. 

Bien  qu'une  sorte  de  convention  impose  silence  aux  opinions  di- 
vergentes dans  les  clergés  et  parmi  les  fidèles,  la  loi  fatale  qui  pré- 
side aux  opérations  de  notre  intelligence  n'est  pas  annulée  pour 


LA    SCIENCE    DES    RELIGIONS.  99 

cela.  Elle  subsiste,  quoi  qu'on  fasse,  non-seulemewt  chez  les  laïques, 
mais  dans  le  prêtre  lui-même,  et  se  manifeste  pour  ainsi  dire  sans 
inte'Fruption.  La  diversité  des  religions  issues  d'une  source  com- 
mune en  est  l'expression  la  plus  saisissante,  car  c'est  par  le  travail 
personnel  des  docteurs  de  chaque  communion  que  les  divergences 
ont  été  en  grandissant,  puis  ont  abouti  à  des  symboles  de  foi,  sou- 
vent même  à  des  morales  séparées.  Qu'on  suive  dans  les  actes  des 
conciles  le  développement  des  idées  chrétiennes,  et  l'on  verra  dans 
quelle  mesure  chacun  des  docteurs  grecs  et  latins  a  concouru  à  éta- 
blir le  schisme  des  deux  églises,  et  comment  les  dissentimens  sont 
nés  et  ont  grandi  par  l'apport  privé  des  évoques  dans  ces  réunions; 
on  saisira  l'instant  précis  des  ruptures,  décidées  par  des  influences 
personnelles,  et  l'on  restera  convaincu  que  dans  chaque  religion 
les  dogmes  indécis  des  premiers  temps  ne  se  précisent  et  ne  par- 
viennent à  l'état  d'orthodoxies  que  par  le  même  travail  d'esprit  qui 
engendre  les  hétérodoxies,  les  hérésies  et  les  doctrines  individuelles. 
Seulement  dans  les  communions  orthodoxes  le  nombre  des  esprits 
soumis  est  plus  grand  ;  il  est  moindre  dans  les  hérésies,  et  dans  les 
opinions  individuelles  il  se  réduit  à  l'unité. 

La  plupart  des  hérésies  sont  nées  dans  les  discussions  ou  à  l'oc- 
casion des  conciles;  elles  sont  l'œuvre  de  prêtres.  On  a  vu  des  assem- 
blées dogmatiques  se  diviser  en  deux  parts  presque  égales,  et  l'une 
des  deux  se  déclarer  seule  orthodoxe,  quoiqu'elle  ne  comptât  que 
quelques  voix  de  majorité.  On  a  vu  l'église  d'Orient  tout  entière  en- 
vahie par  l'arianisme  et  niant  la  divinité  de  Jésus-Christ,  et  Atha- 
nase  presque  à  lui  seul  ramenant  à  l'ancienne  orthodoxie  les  opi- 
nions individuelles  qui  s'en  étaient  séparées.  Plus  récemment,  les 
peuples  d'origine  germanique  ont  presque  tous  rompu  avec  l'église 
de  Rome,  n'alléguant  d'autre  droit  que  la  liberté  individuelle  de 
l'esprit.  Ce  droit  étant  naturel,  ils  n'avaient  point  à  le  démontrer; 
ils  avaient  seulement  à  le  reconquérir,  puisque  leurs  ancêtres  l'a- 
vaient aliéné. 

Quand  une  dissidence  se  manifeste  dans  le  commun  des  fidèles  et 
que  l'un  d'eux  réclame  ce  droit,  ce  n'est  presque  jamais  une  cause 
religieuse  qui  le  fait  agir.  En  eflet,  le  partage  des  communions  or- 
thodoxes en  deux  classes  d'hommes,  le  clergé  et  les  laïques,  fait 
que  ces  derniers  ne  possèdent  sur  les  dogmes  établis  que  des  con- 
naissances superficielles  et  juste  ce  qu'il  en  faut  pour  étayer  un 
ensemble  de  pratiques  et  un  système  de  morale.  L'enseignement 
brahmanique  était  complet  pour  les  brahmanes,  moins  développé 
pour  les  xattriyas,  très  réduit  pour  la  troisiènie  caste  et  nul  pour  la 
quatrième.  Chez  les  Grecs  et  les  Romains,  il  n'y  avait  rien  qui  res- 
semblât à  un  catéchisme:  la  révélation  des  mystères  pouvait  avoir 
des  conséquences  effroyables.  Le  bouddhisme  et  le  christianisme 


100  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

eurent  d'abord  un  enseignement  progressif  qui  pouvait  conduire 
tout  néophyte  jusqu'aux  dernières  profondeurs  de  la  théorie;  peu 
à  peu  la  séparation  des  prêtres  et  des  mondains  se  fit.  Aujourd'hui, 
dans  toute  l'Asie  bouddhique  et  dans  toute  l'Europe  chrétienne, 
l'enseignement  public  des  choses  de  la  foi  se  réduit  à  des  explica- 
tions données  aux  enfans  et  à  de  superficielles  prédications.  Piien 
là  n'invite  les  laïques  à  approfondir  les  questions  reUgieuses;  tout 
le  travail  des  esprits  sur  ces  matières  est  pi'ovoqué  par  des  causes 
étrangères  aux  orthodoxies. 

Ces  causes  se  résument  en  un  seul  mot,  la  science.  Comme  celle-ci 
refait  l'œuvre  des  religions,  mais  avec  des  ressources  nouvelles  et 
des  méthodes  progressives,  d'une  part  les  clergés  conservateurs  des 
orthodoxies  ne  peuvent  admettre  le  principe  de  la  science,  qui  est 
la  liberté  individuelle,  sans  détruire  la  base  de  la  foi,  et  ainsi  la 
science  s'éloigne  d'eux;  d'autre  part,  la  science  laïque  et  libre  ne 
peut  supprimer  ses  problèmes  naturels  sans  se  mettre  en  con- 
tradiction avec  elle-même  et  sans  se  frapper  de  mort.  C'est  donc 
elle,  sous  quelque  forme  qu'elle  se  présente,  qui  remet  en  question 
toutes  les  thèses  que  les  orthodoxies  avaient  résolues  ou  suppri- 
mées. De  là  naît  cet  antagonisme  inévitable  et  quelquefois  violent 
qui  a  régné  et  qui  règne  encore  dans  tous  les  pays  entre  l'ortho- 
doxie et  la  science,  l'une  affirmant  que  le  problème  est  résolu, 
l'autre  le  remettant  toujours  en  question.  Dans  les  communions  où 
les  fidèles  ont  remis  à  des  hiérarchies  sacerdotales  le  soin  de  for- 
muler la  foi  et  de  penser  pour  eux,  la  science  est  une  revendica- 
tion permanente  du  droit  individuel,  une  protestation  contre  l'or- 
thodoxie et  une  preuve  sans  cesse  renouvelée  que  non-seulement 
les  pères  ne  peuvent  enchaîner  les  fils  à  leur  foi,  mais  que  les  fils 
même  n'ont  pas  le  pouvoir  d'aliéner  leur  propre  raison. 

Si  le  lecteur  se  souvient  de  l'identité  que  nous  avons  établie  entre 
la  religion  et  la  science,  il  verra  par  ce  qui  précède  qu'une  diffé- 
rence notable  distingue  la  religion  de  toutes  les  orthodoxies  dans 
lesquelles  elle  s'est  fixée  tour  à  tour.  Autant  la  religion  s'accorde 
avec  la  science,  autant  les  orthodoxies  s'en  éloignent.  Il  y  a  par 
conséquent  autant  de  différence  entre  la  religion  et  une  orthodoxie 
qu'il  y  en  a  entre  la  liberté  de  la  pensée  et  la  soumission  à  un 
maître.  La  religion  à  son  origine  et  même  longtemps  après  sa  nais- 
sance appelait  les  hommes  à  la  liberté;  considérée  dans  son  es- 
sence, elle  les  y  appelle  encore.  Une  fois  arrêtée  dans  ses  formes  et 
fixée  par  une  loi  analogue  à  celle  que  les  physiologistes  appellent 
la  loi  d'ossification,  elle  a  perdu  pour  elle-même  sa  spontanéité  et 
sa  plasticité,  et  de  plus  elle  a,  comme  l'ambre,  saisi  et  enveloppé 
d'un  baume  conservateur  ceux  qui  se  sont  reposés  sur  son  sein. 


LA    SCIENCE    DES    RELIGIONS.  101 


III. 


Une  fois  déterminées  les  conditions  générales  où  se  trouvent  les 
orthodoxies,  nous  devons  examiner  de  quelle  manière  et  par  quels 
moyens  elles  se  propagent  et  parviennent  à  établir  leur  domination. 
L'histoire  comparée  des  nombreuses  églises  orthodoxes  de  l'anti- 
quité et  des  temps  modernes  permet  de  réduire  à  trois  ces  procé- 
dés :  ce  sont  l'enseignement,  les  rites  caractéristiques  et  les  al- 
liances. Là  où  l'enseignement  a  fait  défaut,  l'orthodoxie  a  manqué 
de  son  principal  point  d'appui,  la  classe  sacerdotale  n'a  pu  s'or- 
ganiser en  un  véritable  clergé.  C'est  ce  qui  a  eu  lieu  par  exemple 
chez  les  anciens  Hellènes  et  même  chez  les  Latins  :  les  collèges  sa- 
cerdotaux y  ont  toujours  été  très  multipliés  et  indépendans  les  uns 
des  autres,  même  lorsqu'il  y  eut  à  Rome  un  souverain  pontife  et 
que  le  prince  fut  devenu  une  sorte  de  pape,  de  tsar  ou  de  ministre 
des  cultes;  mais  lorsque  les  églises  chrétiennes  se  formèrent  et 
s'abouchèrent  entre  elles,  que  les  conciles  donnèrent  aux  articles 
de  foi  une  expression  décisive,  l'orthodoxie  s'accrut  rapidement. 
L'unité  de  croya^pce  fut  puissamment  soutenue  parle  mode  d'ensei- 
gnement religieux  qui  était  suivi,  et  qui  obligeait  les  néophytes  à 
passer  par  des  degrés  successifs  d'initiation  avant  d'être  déclarés 
chrétiens.  L'église  bouddhique  suivait  la  même  marche  depuis  plu- 
sieurs centaines  d'années  lorsque  Jésus  commença  sa  prédication, 
et  elle  la  suit  encore  dans  toutes  les  contrées  où  cette  religion  est  en 
vigueur.  Le  recueil  (1)  où  les  règles  de  l'enseignement  sont  énon- 
cées fut  traduit  dans  les  langues  de  tous  les  peuples  chez  qui  les 
missionnaires  bouddhistes  vinrent  s'établir,  et  comme  il  comprend 
aussi  les  lois  relatives  à  la  hiérarchie  ecclésiastique  et  les  formules 
développées  de  la  métaphysique  et  de  la  morale,  les  croyances  or- 
thodoxes furent  identiques  dans  toute  la  partie  du  monde  vouée  à 
la  religion  du  Bouddha.  Les  divergences  qui  se  produisirent  plus 
tard  dans  quelques  pays,  par  exemple  au  Tibet,  ne  furent  que  les 
conséquences  locales  de  certains  dogmes  dont  les  formules  primi- 
tives n'avaient  pas  été  suffisamment  développées. 

Nous  savons  aussi,  par  les  recherches  faites  dans  ces  dernières 
années,  que  les  dogmes  chrétiens  ne  furent  pas  tout  d'abord  aussi 
explicites  qu'ils  le  sont  aujourd'hui.  Par  conséquent  l'enseignement 
des  premiers  siècles  n'avait  pas  la  précision  qu'il  a  eue  plus  tard. 
Les  premiers  temps  du  christianisme  furent  les  plus  féconds  en  héré- 
sies; chaque  hérésie  aboutissait  à  quelque  formule  de  foi  qui  n'exis- 

(1)  Un  exemplaire  complet  de  ce  recueil,  connu  sous  le  nom  de  Tripitaka,  existe  de- 
puis peu  de  temps  à  la  Bibliothèque  impériale,  et  attend  un  traducteur  français. 


102  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tait  pas  auparavant.  11  est  bien  remarquable  que  le  dogme  ne  fut 
définitivement  arrêté  qu'à  l'époque  de  Constantin,  lorsque  rensei- 
gnement commença  de  se  donner  en  public,  en  présence  d'hommes 
pouvant  appartenir  à  quelque  religion  que  ce  fût.  Si  les  empereurs 
romains  avaient  toléré  la  religion  chrétienne  un  siècle  plus  tôt,  l'or- 
thodoxie aurait  eu  beaucoup  plus  de  peine  à  s'établir,  parce  que 
les  dogmes,  n'étant  pas  encore  arrêtés,  seraient  devenus  un  objet 
vulgaire  de  discussion  pour  les  païens  et  les  philosophes,  au  lieu 
d'être  uniquement  discutés  par  des  fidèles,  par  des  docteurs;  mais 
lorsque  Constantin  eut  reconnu  le  christianisme  pour  une  des  reli- 
gions de  l'état,  l'enseignement,  devenu  public,  fut  donné  dans  d'au- 
tres conditions  et  comme  une  orthodoxie  indiscutable.  Depuis  lors 
il  n'a  subi  d'autres  changemens  que  ceux  qui  ont  été  imposés  par 
les  conciles  et  admis  officiellement  par  les  églises.  A  présent  il  ne 
change  pour  ainsi  dire  plus,  et  il  est  porté  par  les  missionnaires 
chez  les  peuples  éloignés  tel  qu'il  est  donné  par  les  clergés  euro- 
péens. 

L'enseignement  est,  comme  on  le  voit,  le  moyen  ordinaire  de 
propagation  des  orthodoxies;  pourtant  il  ne  se  suffit  pas  à  lui-même. 
Non-seulement  il  peut  être  froidement  accueilli  ou  promptement 
oublié  de  ceux  qui  le  reçoivent,  mais  il  court  le  risque  de  se  heur- 
ter contre  des  doctrines  antérieures  qui  en  détruisent  tout  l'effet. 
Ce  choc  est  du  à  l'inflexibilité  des  formules  orthodoxes.  En  voici 
un  exemple  :  lorsque  les  missionnaires  catholiques  vinrent  en  Chine 
prêcher  leur  religion  parmi  des  bouddhistes,  ils  enseignèrent  le  Pa- 
ter et  désignèrent  Dieu  comme  «  le  roi  des  cieux;  »  ces  derniers 
mots  sont  précisément  ceux  par  lesquels  dans  toute  l'église  boud- 
dhique on  désigne  Indra,  qui  est  une  sorte  d'ange  de  beaucoup  in- 
férieur au  Bouddha  lui-même;  le  catholicisme  parut  une  idolâtrie, 
et  la  prédication  n'eut  point  de  succès.  Les  missions  protestantes, 
n'ayant  pas  commis  cette  faute,  réussirent  mieux.  L'enseignement 
peut  donc  non-seulement  rester  impuissant  devant  la  tiédeur  des 
hommes,  mais  s'écarter  par  la  rigidité  de  ses  formules  du  but  qu'il 
se  propose  d'atteindre. 

Les  rites  donnent  une  très  grande  énergie  à  son  action.  Je  ne 
parle  pas  seulement  de  ceux  qui  peignent  aux  yeux  les  formules  de 
la  foi,  et  qui,  s'accomplissant  autour  de  l'autel,  sont  comme  une 
langue  idéographique  intelligible  aux  initiés;  je  parle  des  cérémo- 
nies qui  s'adressent  à  l'homme  individuellement,  le  prennent  à  sa 
naissance,  le  marquent  d'un  certain  caractère  et  le  rangent  dans 
une  orthodoxie,  de  celles  qui  s'accomplissent  sur  lui  à  des  époques 
marquées  de  son  existence,  qui  l'accompagnent  à  ses  derniers  mo- 
niens,  le  suivent  même  après  qu'il  est  mort.  Chaque  orthodoxie 
a  les  siennes.  11  y  a  dans  les  hymnes  du  Yêda  des  rites  fort  beaux 


LA   SCIENCE    DES    RELIGIONS.  103 

et  fort  simples  pour  la  naissance,  pour  le  mariage  et  pour  la  morL 
Les  Grecs  suivaient  des  rites  analogues;  il  y  en  avait  aussi  chez  ks 
Latins,  les  Celtes,  les  Germains,  les  Scandinaves.  Nous  connaissons 
le  rituel  funéraire  des  Égyptiens  et  plusieurs  de  leurs  cérémonies 
personnelles.  L'orthodoxie  brahmanique  sut  en  organiser  pour  les 
différentes  castes  de  la  société  indienne;  le  bouddhisme  en  intrO" 
duisit  de  nouvelles.  Chez  les  chrétiens,  toute  la  vie  de  l'individu  fyit( 
comme  enlacée  dans  un  réseau  de  cérémonies  d'une  signification' 
idéale,  auxquelles  l'église  catholique  sut  ajouter  une  pompe  et  un^' 
majesté  inconnues  à  l'église  d'Orient.  La  plupart  de  ces  rites,  apperr- 
lés  sacremens,  n'appartiennent  pas  en  propre  au  christianisme,  et- 
lui  sont  de  beaucoup  antérieurs;  ils  sont  presque  tous  védiques  et 
contiennent  la  théorie  fondamentale  de  toutes  les  religions  âryennes>,>; 
Quant  aux  formes  qu'ils  ont  revêtues,  elles  sont  propres  à  chacune  des 
orthodoxies  :  ainsi  le  baptême  catholique  ressemble  très  peu  à  celui; 
des  Grecs,  quoiqu'il  ait  la  même  origine  et  le  même  sens;  il  en  est( 
de  même  de  la  communion,  du  mariage,  de  la  messe,  de  l'inhuma^*', 
tion.  Cependant  c'est  par  ces  rites,  quels  qu'ils  soient,  que  l'indirti 
vidu  est  à  chacun  des  actes  solennels  de  sa  vie  ramené  dans  le  gi-^) 
ron  de  sa  propre  église  et  comme  forcé  d'en  reconnaître  l'autoriiéu- 
Ces  liens  sont  ordinairement  très  doux,  et  n'imposent  pas  à  l'hommej 
de  grands  sacrifices  :  |:our  prix  de  quelques  privations  sensuelles,  ih 
recueille  une  somme  de  voluptés  idéales  et  pures  qui  lui  rendenti 
«  le  joug  très  léger;  »  ces  actes  où  il  lui  semble  que  sa  volonté  de-r. 
meure  absolument  libre,  parce  que  la  pente  où  elle  glisse  est  sans- 
aspérités,  sont  accompagnés  d'un  enseignement  de  plus  en  plus 
profond  qui  illumine  son  intelligence  et  conquiert  son  assentiment, i 
ses  promesses  et  ses  sermons.  Une  grâce  divine  pénètre  ses  sens  et 
sa  raison;  il  la  goûte,  il  la  proclame,  il  la  confesse;  son  âme  est  re^ 
nouvelée,  il  a  dépouillé  le  vieil  homme;  il  marche  dans  la  gloire 
de  son  église;  il  est  prêt  à  combattre  et  à  mourir  pour  elle,  jusqu'ài 
l'heure  où  les  misères  de  la  vie  et  la  lutte  pour  l'existence  le  ra-i 
mènent  à  la  triste  réalité. 

C'est  celle-ci  qui  use  et  souvent  brise  les  chaînes  adorables  de^ 
l'orthodoxie.  Le  manger  et  le  boire,  le  labour,  le  commerce,  les 
métiers,  les  professions  plus  nobles  de  l'homme  de  loi,  du  politique, 
chassent  loin  de  nous  le  bonheur  mystique  des  élus  et  des  saints. 
L'Inde,  qui  l'a  bien  compris,  a  trouvé  contre  ces  misérables  occu- 
pations des  hommes  un  remède  héroïque,  la  mendicité  :  le  vrai 
yôghi  renonce  à  toutes  choses;  il  n'a  point  de  domicile,  il  se  couvre 
d'un  lambeau  d'étoffe,  ramasse  dans  les  balayures  de  la  rue  une 
écuelle  brisée,  et  va  de  maison  en  maison  quêter  sa  vie.  Au  fond, 
c'est  un  oisif  qui  se  fait  nourrir  par  les  gens  de  labeur;  si  tout  le 


10/|  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

monde  l'imitait,  tout  le  monde  et  lui-même  mourraient  de  faim  en 
méditant  «  sur  les  perfections  du  yoga.  » 

Ce  sont  là  des  déviations  d'orthodoxie  dont  toutes  les  religions 
fournissent  des  exemples,  et  dont  la  folie  humaine  peut  seule  être 
responsable;  mais  comme  la  réalité,  à  laquelle  on  prétend  échapper 
par  cette  méthode,  pèse  sur  chacim  de  nous  et  nous  tire  bon  gré 
mal  gré  en  sens  contraire  de  la  religion,  qui  est  tout  idéale,  celle-ci, 
quand  elle  a  passé  à  l'état  d'orthodoxie,  a  toujours  été  conduite  à 
contracter  avec  la  réalité  des  alliances  avantageuses.  De  là  le  fait 
que  j'ai  signalé  dans  une  étude  précédente,  le  caractère  politique 
qu'ont  pris  tour  à  tour  la  plupart  des  religions.  Dès  l'époque  du 
Vêda,  sans  parler  de  l'Egypte,  dont  les  documens  sont  antérieurs  à 
ceux  de  l'Inde  et  de  la  Perse,  l'alliance  du  sacerdoce  et  de  la  royauté 
s'accomplissait  dans  l'Inde;  cependant  la  séparation  des  castes  est 
un  fait  postérieur  à  la  période  des  hymnes  ou  qui  en  marque  tout  au 
plus  les  derniers  temps  :  fait  bien  digne  de  remarque,  car  il  prouve 
que  l'institution  politique  du  brahmanisme  s'est  fondée  au  même 
moment  que  son  orthodoxie  religieuse.  Celle-ci  devint,  dans  les  lois 
de  Manou  que  nous  possédons,  le  plus  ferme  appui  du  système  so- 
cial et  politique,  et  ce  système  à  son  tour  assura  une  durée  pour 
ainsi  dire  illimitée  à  l'orthodoxie  indienne.  D'après  les  documens 
hiéroglyphiques,  les  croyances  de  l'Egypte  ne  semblent  pas  avoir  été 
fixées  et  systématisées  avant  la  fm  de  la  iv'=  dynastie;  elles  durèrent 
jusqu'à  la  conquête  de  ce  pays  par  Cambyse,  et  à  partir  de  ce  temps 
elles  tombèrent  dans  une  décadence  rapide.  jNous  savons  qu'en 
vertu  de  sa  constitution  cérébrale  le  peuple  égyptien  était  peu  apte 
à  s'élever  dans  l'ordre  des  idées  au-delà  du  terme  qu'il  avait  de 
bonne  heure  atteint  et  où  il  s'était  arrêté.  La  longue  durée  de  son 
orthodoxie,  qui  comprend  peut-être  quarante  siècles,  doit  être  at- 
tribuée au  système  politique  auquel  elle  s'était  inféodée.  Le  brah- 
manisme, quoique  chez  une  race  progressive  et  par  conséquent  plus 
mobile,  était  fondé  au  moins  douze  ou  quinze  siècles  avant  Jésus- 
Christ,  et  il  est  encore  plein  de  vie;  il  est  sous  nos  yeux,  c'est  comme 
une  antique  et  puissante  machine  d'un  mécanisme  très  régulier  au 
fonctionnement  de  laquelle  nous  assistons.  Or  à  quoi  s'attaquent  les 
propagateurs  de  la  civilisation  d'Occident  pour  préparer  dans  l'Inde 
l'acceptation  des  idées  chrétiennes?  Au  système  des  castes,  c'est- 
à-dire  à  une  institution  politique.  A  quoi  le  bouddhisme  a-t-il  dû 
les  rapides  succès  qu'il  a  remportés  dans  ses  premiers  siècles?  Aux 
coups  dont  il  frappait  cette  même  institution.  C'est  donc  elle  dont 
l'alliance  a  maintenu  l'orthodoxie  religieuse,  et  c'est  contre  cette 
alliance  que  les  forces  intérieures  comme  celles  du  dehors  sont 
venues  jusqu'à  présent  se  briser. 


LA    SCIENCE    DES    RELIGIONS.  105 

Nous  ne  pouvons  passer  en  revue  l'histoire  de  toutes  les  ortho- 
doxies.  Disons  seulement  quelques  mots  de  l'église  chrétienne.  Elle 
partage  elle-même  son  histoire  en  trois  périodes,  la  lutte,  la  souf- 
france, le  triomphe,  et  elle  fait  dater  celui-ci  de  Constantin.  Ce 
n'est  pas  que  cet  empereur  ait  proscrit  les  autres  religions;  mais, 
chrétien  lui-même,  il  fit  asseoir  la  nouvelle  religion  sur  le  trône, 
remplit  de  chrétiens  les  fonctions  politiques  et  civiles  dans  tout  son 
empire,  et  donna  à  sa  foi  une  liberté  d'action  et  de  propagande  dont 
elle  n'avait  pas  joui  auparavant.  Ce  prince  fut  pour  cela  vénéré 
dans  l'église,  quoiqu'il  ne  méritât,  comme  homme  et  même  comme 
empereur,  qu'une  médiocre  estime.  Le  bouddhisme  avait  de  même, 
six  siècles  auparavant,   trouvé  son  Constantin  dans  le  grand  roi 
converti,  Açôka.  L'alliance  de  l'orthodoxie  et  de  la  politique  con- 
sommée par  l'empereur  romain  n'a  plus  cessé,  ni  dans  l'église 
d'Orient  ni  dans  celle  d'Occident.  Nous  n'avons  pas  à  raconter  une 
histoire  que  tout  le  monde  connaît.  Remarquons  seulement  que  l'é- 
glise a  suivi  les  mouvemens  de  la  politique  et  s'y  est  accommodée, 
soit  que  la  société  fût  féodale,  soit  qu'elle  changeât  cet  ancien  état 
pour  s'organiser  en  monarchies.  Les  princes  de  l'église  trouvèrent 
à  ce  changement  quelque  avantage,  puisque  les  premiers  pairs  qui 
devinrent  rois  ne  pouvaient  réussir  qu'avec  l'appui  de  l'église,  déjà 
centralisée  dans  Rome.  L'orthodoxie  romaine  fut  quelque  temps  la 
puissance  politique  prépondérante,  et  jouit  d'une  autorité  que  l'u- 
nion des  pouvoirs  entre  les  mains  d'un  seul  étendait  également  sur 
les  rois,  sur  les  seigneurs  et  sur  les  peuples.  Depuis  lors,  l'alliance 
a  été  en  s'affaiblissant,  parce  que  les  rois,  pour  reconquérir  leur  in- 
dépendance, qu'ils  avaient  aliénée,  furent  obligés  de  s'appuyer  sur 
le  peuple,  c'est-à-dire  sur  cette  foule  des  profanes  qui  représente 
le  principe  de  la  liberté  individuelle.  La  réforme  lui  porta  un  second 
coup  en   détachant  d'elle  des  populations  entières.   Le  troisième 
coup  lui  fut  porté  par  la  révolution  française.  Qu'est-ce  aujour- 
d'hui que  l'orthodoxie  latine  eu  égard  à  son  passé?  Elle  est  en  pré- 
sence de  peuples  qui  ne  lui  doivent  rien  et  qu'elle  a  longtemps 
déprimés,  d'institutions  laïques  qui  la  contredisent,  de  sciences  qui 
tendent  à  la  refaire,  c'est-à-dire  à  la  défaire,  de  peuples  germa- 
niques qui  lui  sont  hostiles,  d'un  mouvement  général  de  civilisa- 
tion sur  lequel  la  barque  de  Pierre  est  portée  comme  une  nacelle 
sur  la  mer.  Le  clergé  romain  sent  néanmoins  que  la  possession  de 
quelque  pouvoir  politique  lui  est  nécessaire,  et  croit  que  le  salut  de 
son  orthodoxie  est  à  ce  prix.  En  réalité,  ce  n'est  pas  l'alliance  qui 
se  brise,  c'est  l'allié  qui  disparaît.  Les  peuples  ne  peuvent  pas  être 
les  alliés  de  Rome,  parce  que  Rome  est  dans  le  sanctuaire  et  que 
le  peuple  est  hors  du  temple;  il  cherche  ailleurs  la  lumière,  qui 
a  cessé  de  lui  venir  de  ce  côté.  Et  nous,  ne  prenant  parti  pour 


•106  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

-pferSonne  dans  cette  lutte  qui  se  passe  en  dehors  de  nous,  nous 
•t^yons  d'un  point  de  vue  libre  tomber  tour  à  tour  les  étais  qui  sou- 
têTi-aient  l'alliance  du  trône  et  de  l'autel.  Combien  en  reste-t-il 
■auj-ôurd'hui?  En  France,  la  royauté  n'est  plus;  l'empire  s'est  démo- 
cm€sé.  En  Italie,  le  peuple  demande  Rome  pour  sa  capitale.  L'Au- 
triche, sans  changer  de  roi,  a  changé  de  royauté.  L'Espagne  vient 
•àt  éhangerl'un  et  l'autre.  Ainsi  les  peuples  se  retirent  tour  à  tour, 
BVle  pire  est  qu'ils  ne  cessent  pas  pour  cela  d'être  chrétiens. 

^''alliance  de  la  religion  et  de  l'état,  en  prêtant  à  l'enseignement 
Sftefpé  et  aux  rites  une  force  prépondérante,  en  est  donc  venue  à 
rester  la  durée  des  orthodoxies;  mais  ces  trois  moyens  de  propa- 
'gati'(!>n  s€  sont  diversifiés  selon  les  races,  les  peuples  et  les  temps. 
-J'ai  déjà  rappelé  au  lecteur  que  dans  l'înde,  par  exemple,  les  par(s 
''de-fieligion  données  aux  hommes  étaient  inégales  :  les  dogmes  et 
l'es  rites  formaient  un  trésor  dont  les  brahmanes  seuls  avaient  la 
clé;  ils  en  distribuaient  à  la  caste  royale  une  mesure  assez  grande 
j>o«r  s'assurer  son  alliance  et  pour  la  maintenir  dans  son  devoir  vis- 
â-vis  d'eux  comme  dans  sa  supériorité  à  l'égard  des  autres  castes. 
De  "même  ce  que  la  caste  des  marchands  et  des  laboureurs  recevait 
dfe  religion  suffisait  pour  la  maintenir  au-dessus  des  malheureux 
^çûdras,  dont  le  rôle  était  de  servir,  mais  non  pour  l'égaler  à  ses 
^is-upérieurs;  quant  aux  çûdras,  ils  n'avaient  aucune  part  à  la  religion 
aryenne  et  demeuraient  dans  leurs  grossières  superstitions.  J'ai  'ex- 
p^îiqué  comment  la  conservation  de  l'orthodoxie  brahmanique  fut 
•H'ée'  à  ce  système  :  il  est  bien  curieux  que  la  morale  brahmanique 
'î?oit  d'une  beauté  admirable,  et  que  pourtant  elle  soit  jointe  à  une 
orthodoxie  politique  profondément  inhumaine.  La  science  n'a  au- 
jourd'hui aucune  peine  à  expliquer  cette  contradiction,  car  elle 
ï^pose  tout  entière  sur  la  différence  des  races.  Il  est  à  peu  près 
dêmeyntré  qu'à  leur  arrivée  sur  l'Indus  les  Aryas  formaient  déjà  une 
société  mêlée  où  les  classes  supérieures  seules  étaient  pures, 
tandis  que  la  troisième  contenait  une  proportion  peut-être  assez 
grandfe  de  sang  touranien:  mais  comme  celle-ci  était  pourtant  très 
•supél'îeure  aux  pauvres  barbares  [varvara]  qu'elle  trouva  devant 
elle,  tout  le  peuple  conquérant  n'eut  pas  de  peine  à  les  reléguer 
da*is  une  quatrième  caste  et  à  s'en  faire  des  esclaves.  Un  fait  ana- 
logiwse  passait  dans  l'Asie  centrale,  où  les  Mèdes,  peuple  mêlé, 
finirent  par  se  trouver  classés  au-dessous  des  Perses,  purs  Aryas, 
^ui  furent  les  prêtres  et  les  seigneurs  de  l'empire  de  Cyrus.  La 
même' chose  eut  lieu  dans  de  minimes  proportions  le  long  de  l'Eu- 
TOtas  après  le  retour  des  Doriens;  mais  l'absence  de  races  infimes 
"j  réduisit  les  castes  à  trois,  Spartiates,  Laconiens  et  hilotes. 
■■  L'église  latine  et  les  sociétés  modernes  se  trouvèrent,  quant  aux 
races,'  dans  des  conditions  beaucoup  plus  complexes  après  les  in- 


LA    SCILXCE    DES    RELIGIONS.  107 

vasions  et  la  conversion  de.;  barbares;  cependant  on  voit  que  Tor- 
thodoxie  romaine  fit  alliance  avec  les  conquérans  pour  assurer  sa 
prépondérance  sur  les  anciennes  populations.  Plus  tard  les  mésal- 
liances, le  progrès  de  la  puissance  populaire  et  le  principe  même 
du  christianisme,  qui  est  l'égalité  des  hommes  devant  Dieu,  tendi- 
rent à  confondre  les  races.  La  conquête  toute  récente  encore  du 
Nouveau-Monde  mit  les  races  mêlées  et  presque  unifiées  de  l'Eu- 
rope en  face  des  peaux-rouges  et  des  noirs,  et  il  fallut  ces  révo- 
lutions sanglantes  dont  nous  avons  été  les  témoins  pour  empêcher 
des  orthodoxies  oppressives  de  consacrer  dans  la  politique  et  dans 
la  religion  l'inégalité  naturelle  des  races  en  Amérique.  Aujourd'hui 
la  fusion  s'opère  et  ne  s'arrêtera  plus. 

Ainsi  la  propagation  des  orthodoxies  a  varié  suivant  les  races  :  ici 
elle  les  a  subordonnées  entre  elles  en  les  maintenant  séparées,  là 
elle  a  tendu  à  les  croiser  et  à  les  fondre  les  unes  dans  les  autres.  Des 
conséquences  analogues  sont  nées  de  la  différence  des  peuples  dans 
une  même  race.  L'église  chrétienne,  après  s'être  brisée  pour  s'ac- 
commoder aux  conditions  si  diiïêrentes  des  peuples  grecs  et  des 
peuples  d'Occident,  n'a  jamais  pu  contracter  chez  les  premiers 
une  union  complète  et  durable  avec  l'état.  Elle  n'a  donc  exercé 
sur  celui-ci  qu'une  action  en  quelque  sorte  latérale,  prenant  son 
point  d'appui  dans  la  famille  et  dans  sa  propre  organisation  pa- 
triarcale. L'explication  dé  ce  fait  n'est  pas  bien  difficile  à  décou- 
vrir, car  le  christianisme  grec  a  succédé  très  exactement  aux  cultes 
païens,  qui  ne  reconnaissaient  aucun  chef  suprême;  les  peuples 
chez  lesquels  il  s'établissait,  loin  d'arriver  à  la  vie  nationale  comme 
ceux  de  l'Occident,  étaient  des  peuples  vieillis  qu'il  avait  la  pré- 
tention de  rajeunir,  et  qui  n'avaient  jamais  eu,  politiquement  du 
moins,  une  unité,  une  cohésion  qui  pût  se  transmettre  à  l'organisa- 
tion sacerdotale.  La  conquête  musulmane  sauva  par  l'antagonisme 
de  religion  l'union  hellénique,  mais  elle  n'apportait  aucun  élément 
social  nouveau;  de  plus,  en  ôtant  aux  peuples  vaincus  leur  existence 
politique,  elle  forçait  l'orthodoxie  à  vivre  sur  son  propre  fonds,  c'est- 
à-dire  sur  son  enseignement  et  ses  rites.  Pendant  ce  temps,  l'église 
d'Orient  se  développait  au  nord  dans  des  conditions  toutes  diffé- 
rentes, et  produisait  chez  les  Touraniens  et  les  Slaves  une  ortho- 
doxie au  triomphe  de  laquelle  la  politique  des  tsars  était  intéres- 
sée; l'alliance  du  pouvoir  et  de  la  religion  y  devenait  aussi  étroite 
qu'elle  l'était  à  Rome;  le  tsar  était  comme  le  pape  de  cette  grande 
église,  et  concevait  l'espérance  de  l'être  un  jour  de  tous  les  chré- 
tiens d'Orient.  L'indépendance  qu'une  longue  guerre  et  l'appui  de 
l'Europe  n'ont  donnée  qu'à  ime  partie  des  Hellènes  rend  très  bonne 
à  cet  égard  la  situation  de  l'orthodoxie  russe,  car,  en  se  faisant  pro- 
tectrice effective  du  reste  des  Grecs,  elle  s'achemine  vers  leur  ab- 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sorption  politique  et  religieuse  à  la  fois.  Si  une  existence  nationale 
eût  été  donnée  à  temps  aux  populations  helléniques,  elles  eussent 
été  bientôt  aussi  ennemies  du  tsar  que  les  Allemands  ont  pu  l'être 
du  pape,  car  l'influence  du  tsar  n'eût  pu  être  que  nuisible  à  leur 
autonomie  politique  et  religieuse. 

Les  époques  chez  un  même  peuple  ne  sont  pas  non  plus  indiffé- 
rentes à  l'œuvre  et  au  succès  des  orthodoxies.  L'Inde  et  l'Occident 
fournissent  là-dessus  des  faits  décisifs.  Quand  les  Aryas  débouchè- 
rent dans  les  vallées  de  l'Indus,  il  n'avaient  pas  encore  les  élémens 
de  brahmanisme  qui  sont  dans  le  Vêda,  car  ces  hymnes  furent  en 
majeure  partie  composés  sur  ce  fleuve  et  sur  ses  aflluens.  Les  con- 
quérans  s'étendirent  sur  le  Caboul  et  jusqu'à  la  Saraswatî,  qui, 
entre  l'Indus  et  le  Gange,  va  du  sud  au  nord  et  perd  ses  eaux  dans 
le  désert.  Leur  établissement  orthodoxe  commença  donc  à  se  faire 
après  la  conquête,  naquit  avec  leur  puissance  territoriale,  grandit 
et  se  consolida  avec  elle.  11  ne  semble  pas  que  pendant  un  millier 
d'années  il  y  ait  eu  dans  la  société  brahmanique  aucune  lutte  sé- 
rieuse causée  par  l'orthodoxie  aryenne.  Celle-ci  au  contraire,  par 
la  netteté  de  ses  formules  et  des  prescriptions  énoncées  dans  ses 
codes,  fut  une  garantie  de  paix  intérieure  et  de  progrès  vers  le 
sud.  Ce  fut  seulement  à  l'époque  du  Bouddha  que  le  principe  de  la 
liberté  individuelle  et  de  l'égalité  religieuse  fut  proclamé  et  intro- 
duisit dans  une  société  pacifiée  à  la  manière  romaine  un  trouble 
auquel  le  bouddhisme  succomba.  Quand  une  orthodoxie  naît  avec 
une  civilisation  placée,  comme  le  fut  le  brahmanisme,  dans  des  con- 
ditions très  simples,  elle  en  devient  naturellement  et  sans  effort  la 
forme  principale  d'après  laquelle  toutes  les  autres  fonctions  so- 
ciales se  combinent  et  s'harmonisent.  Parvenue  à  son  âge  adulte, 
elle  est  l'expression  même  de  la  civilisation  d'un  peuple,  et  quand 
celle-ci  vient  à  déchoir,  elle  la  suit  dans  sa  décadence.  La  chute  du 
brahmanisme  a  commencé  depuis  longtemps,  précipitée  tour  à  tour 
par  le  bouddhisme  et  par  les  invasions  mongoles  et  arabes;  mais  sa 
dernière  période  n'a  commencé  qu'à  l'arrivée  des  Européens,  qui 
sont  armés  d'un  principe  supérieur  de  civilisation. 

Le  christianisme  survint  en  pleine  civilisation  gréco-romaine. 
Les  principes  qu'il  apportait,  en  contradiction  manifeste  avec  l'état 
social  et  rehgieux  de  l'empire,  jetaient  dans  la  société  un  ferment 
puissant  de  discorde  et  des  causes  de  dissolution.  Cette  société  était 
née  et  avait  grandi  dans  des  croyances  dont  l'origine  était  la  même 
que  celle  du  christianisme,  puisqu'elles  venaient,  comme  lui,  des 
premiers  dogmes  aryens;  mais  en  s'accommodant  au  reste  de  la  ci- 
vilisation pélasgique,  hellénique  et  latine,  elles  avaient  formé  une 
sorte  d'orthodoxie  polythéiste  que  la  doctrine  chrétienne  venait 
contredire.  Comme  ce  problème  se  présentait  en  pleine  civilisation, 


LA    SCIENCE    DES    RELIGIONS.  109 

il  n'était  pas  possible  qu'une  lutte  violente  ne  se  produisît  point. 
Aussi,  durant  les  premiers  siècles,  les  communautés  chrétiennes 
cachaient-elles  leur  enseignement  et  leurs  rites,  afin  de  les  sous- 
traire à  une  puissance  politique  qui  leur  était  hostile.  Il  leur  fallut 
une  grande  énergie  d'action  et  de  volonté,  une  confiance  singu- 
lière dans  l'avenir  pour  soutenir  un  pareil  combat  sans  autres  se- 
cours qu'un  enseignement  encore  vague  et  des  rites  sans  solennité. 
Il  est  juste  aussi  de  dire  que  dès  le  commencement  la  prédication 
chrétienne  trouva  des  points  d'appui  fort  utiles  chez  des  hommes 
riches  et  influens  de  l'empire  romain; "c'est  ce  que  prouvent  l'his- 
toire des  persécutions  et  la  qualité  des  martyrs.  Le  nombre  de  ces 
adhérens  de  bonne  famille  alla  en  croissant,  et  les  communions 
chrétiennes  en  étaient  remplies  lorsque  Constantin  adopta  la  foi 
nouvelle. 

Une  lutte  toute  semblable  fut  soutenue  dans  l'Inde  par  le  boud- 
dhisme, réaction  sans  causes  extérieures  que  nous  sachions,  et  qui 
venait  porter  le  trouble  dans  une  puissante  et  séculaire  organisa- 
tion politique  et  religieuse.  Quand  le  fils  de  Mâyâ,  Çâkya-Mouni 
surnommé  le  Bouddha,  fils  de  rajah  et  rajah  lui-même,  entraînait 
hors  des  cités  les  peuples  avides  de  l'entendre,  il  ne  leur  ensei- 
gnait qu'une  morale  très  pure  confirmée  par  des  miracles  étonnans; 
mais,  lorsqu'à  sa  mort  le  premier  concile  se  réunit  pour  fixer  les 
principaux  points  du  dogme  et  organiser  une  église,  on  vit  naître 
une  orthodoxie  qui,  en  appelant  au  sacerdoce  non-seulement  les 
castes  aryennes,  mais  les  castes  les  plus  infimes,  bouleversait  la 
société  et  la  sapait  dans  sa  base.  Le  bouddhisme  fut  donc,  lui  aussi, 
une  semence  de  discorde  jetée  au  sein  du  brahmanisme  :  on  ensei- 
gna au  milieu  des  persécutions;  on  eut  des  renégats  et  des  martyrs, 
des  confesseurs,  des  missionnaires  et  des  saints,  jusqu'à  ce  que  la 
vieille  orthodoxie,  plus  forte  que  l'orthodoxie  naissante,  l'expulsa 
de  son  sein  et  la  força  de  chercher  fortune  au  dehors.  Le  christia- 
nisme eut  plus  de  succès  dans  l'empire  :  il  conquit  tout  l'Occident 
et  s'étendit  fort  loin  en  Asie;  mais  comme  de  ce  côté  il  ne  sut  pas 
s'organiser  en  une  puissante  orthodoxie  soutenue  par  toutes  les 
forces  séculières,  les  populations  non  aryennes  de  ces  contrées  re- 
tournèrent sans  beaucoup  de  peine  à  des  dogmes  mieux  appropriés 
à  leur  race  quand  l'islamisme  vint  s'offrir  à  elles.  Aujourd'hui  il 
serait  plus  facile  d'ôter  toute  religion  aux  musulmans  que  de  leur 
faire  adopter  le  christianisme. 

lY. 

Il  nous  reste  à  exposer  comment  finissent  les  orthodoxies  et  à 
définir  les  lois  générales  de  leur  décadence  et  les  causes  de  leur 


110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chute.  Ces  causes  sont  moins  compliquées  qu'elles  ne  le  paraissent, 
et  peuvent  même  se  réduire  à  une  seule;  mais  leur  action  se  diver- 
sifie selon  les  temps  et  les  circonstances.  Quand  s'est  fondé  le  pre- 
mier dogme  admis  en  commun  par  deux  ou  plusieurs  hommes, 
leur  pensée,  qui  l'avait  conçu  librement,  conservait  nécessairement 
après  l'accord  la  liberté  dont  elle  avait  joui  et  qu'elle  ne  pouvait 
aliéner.  Il  en  résulte  que  dans  toutes  les  religions  il  y  a  deux  élé- 
mens  psychologiques,  dont  l'un  représente  le  consentement  et  en- 
gendre l'autorité  des  assemblées,  tandis  que  l'autre  représente  les 
dissentimens  et  donne  naissance  aux  opinions  individuelles.  On 
comprend  que  c'est  par  le  consentement  que  se  fondent  les  ortho- 
doxies,  et  qu'elles  ont  pour  point  d'appui  l'autorité. 

D'un  autre  côté,  puisque  les  religions  procèdent  d'une  source 
commune  et  reposent  sur  une  observation  juste,  quoique  vague,  des 
phénomènes  naturels,  il  y  a  entre  toutes  les  orthodoxies  de  la  terre 
une  somme  de  dogmes  communs  qui  représente  la  religion  primi- 
tive, et  c'est  par  les  développemens  ou  par  les  déviations  locales 
de  ces  premiers  dogmes  qu'elles  en  sont  venues  à  différer  entre 
elles  et  même  à  se  combattre.  Les  points  sur  lesquels  tout  le  monde 
est  d'accord  ne  tardent  pas  à  se  ranger  aux  arrière-plfins  et  en 
quelque  sorte  à  s'effacer;  les  discussions  portent  naturellement  sur 
les  points  de  dissidence.  Ainsi  l'Allah  des  Turcs  ne  diffère  pas  ab- 
solument du  Dieu  des  chrétiens,  celui  des  catholiques  est  à  peii 
près  le  même  que  celui  des  Grecs  ou  des  protestans;  mais  les  dé- 
veloppemens particuliers  de  chacune  de  ces  orthodoxies  ont  mis 
aux  prises  les  uns  avec  les  autres  les  hommes  qui  les  ont  adoptées. 
C'est  donc  l'élément  propre  de  chacune  d'elles  qui  les  constitue, 
comme  en  histoire  naturelle  c'est  la  différence  qui  constitue  l'es- 
pèce. 

L'élément  commun  des  religions,  étant  pur  de  tout  mélange 
étranger  et  d'ailleurs  n'étant  guère  soumis  aux  discussions,  se 
transmet  à  travers  l'humanité  et  se  conserve  indéfiniment;  il  n'est 
sujet  ni  à  l'accroissement  ni  à  la  diminution;  il  peut  seulement  à  de 
longues  périodes  recevoir  des  expressions  de  plus  en  plus  scienti- 
fiques. Au  contraire,  l'élément  propre  qui  constitue  les  orthodoxies 
est  soumis  aux  mêmes  lois  générales  de  développement  et  de  dé- 
cadence que  toutes  les  autres  formes  créées  par  la  nature;  il  par- 
court dans  chaque  pays  une  période  qui  peut  être  représentée  par 
une  courbe  géométrique.  A  mesure  en  effet  que  la  doctrine  fonda- 
mentale se  revêt  de  formules  orthodoxes  plus  précises  et  mieux  ap- 
propriées aux  conditions  locales,  la  réaction  de  la  liberté  individuelle 
se  manifeste  avec  une  énergie  croissante  par  la  contradiction;  les 
hérésies  se  produisent  pendant  toute  la  période  de  formation  d'une 
orthodoxie.  Quand  celle-ci  est  parvenue  à  son  développement  corn- 


LA    SCIENCE    DES    RELIGIONS.  111 

plet,  on  ne  voit  plus  naître  d'hérésies,  parce  que  les  sujets  de  dis- 
cussion sont  épuisés;  mais  le  principe  de  la  liberté  individuelle, 
étant  indestructible,  commence  dès  lors  à  se  manifester  d'une  autre 
manière,  c'est-à-dire  par  la  science.  J'ai  exposé  dans  une  précé- 
dente étude  comment  celle-ci  procède  par  périodes;  c'est  ici  le  lieu 
d'ajouter  que  ces  périodes  répondent  à  la  décadence  des  ortlio- 
doxies.  La  science  grecque  a  commencé  vers  l'époque  de  Solon  par 
une  raillerie  contre  l'anthropomorphisme,  quand  un  savant  vint 
dire  aux  Hellènes  que,  si  les  chevaux  se  créaient  des  dieux,  ils  leur 
donneraient  des  figures  de  cheval;  or  l'anthropomorphisme  était  la 
forme  spéciale  de  l'orthodoxie  des  Hellènes.  Quand  a  été  inaugurée 
la  science  occidentale,  sinon  à  l'époque  où  fut  achevée  l'évolution 
de  l'orthodoxie  romaine?  Galilée  ne  naquit-il  pas  l'année  qui  suivit 
le  concile  de  Trente?  Ces  dates  d'ailleurs  ne  sont  que  des  points  de 
repère  dans  un  mouvement  continu  dont  les  momens  sont  indiscer- 
nables, car  d'un  côté  les  derniers  progrès  d'une  orthodoxie  sont 
très  lents,  comme  ceux  d'un  animal  ou  d'une  plante  qui  vont  tou- 
cher à  leur  âge  adulte;  de  l'autre,  la  naissance  de  la  science  est  in- 
saisissable, ses  premiers  progrès  sont  très  lents;  elle  n'arrive  à  pré- 
cipiter sa  marche  qu'aux  temps  où  l'orthodoxie  elle-même  précipite 
sa  décadence. 

Or,  de  mênie  qu'en  se  formant  cette  dernière  a  peu  à  peu  coor- 
donné autour  de  son  principe  tous  les  élémens  sociaux,  qu'elle  les 
a  soumis  ou  a  fait  alliance  avec  eux,  de  même,  à  mesure  que  la 
science  grandit,  elle  tend  à  reprendre  tous  ces  élémens,  à  les  pé- 
nétrer de  son  esprit,  à  leur  communiquer  son  principe  de  liberté  et 
sa  mobilité.  Ainsi  peu  à  peu  la  société  se  transforme  dans  un  sens 
opposé  cà  l'orthodoxie,  de  sorte  que  la  science  profite  de  tout  ce 
que  perd  cette  dernière  et  contribue  elle-même  à  ces  pertes  suc- 
cessives. 11  est  donc  inutile  de  vouloir  le  nier,  le  pallier  ou  le  dis- 
simuler, science  et  orthodoxie  se  sont  exclues  dans  tous  les  temps 
et  chez  tous  les  peuples  où  elles  ont  coexisté.  Pendant  la  période 
plus  ou  moins  longue  d'une  décadence  sacerdotale-,  la  société  est 
livrée  à  une  lutte  dont  les  actes  offrent  les  personnages  et  les  scènes 
les  plus  variés,  quelquefois  comiques,  souvent  tragiques;  des  deux 
côtés,  on  crie  à  l'oppression,  à  l'injustice.  On  montre  aux  peuples 
l'abîme  de  l'incrédulité  où  ils  se  fourvoient,  on  leur  montre  les 
avantages  qu'ils  retirent  du  savoir  et  l'âge  heureux  où  la  science 
les  conduit.  Les  orthodoxes  font  voir  la  société  se  désorganisant,  les 
temples  désertés,  les  dieux  outragés,  l'iniquité  et  le  crime  établis- 
sant leur  règne  et  livrant  les  hommes  séduits  à  une  damnation 
éternelle.  Les  libres  penseurs,  les  sages,  comme  disaient  les  Grecs, 
les  hommes  de  science  enfin,  s'appliquent  à  dissiper  les  terreurs 
de  l'autre  monde,  ils  appellent  les  hommes  à  la  liberté,  à  l'eliort 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

personnel,  à  l'instruction,  qui  élève  l'intelligence,  au  travail,  qui 
adoucit  et  orne  la  vie,  à  l'économie,  qui  assure  l'avenir  de  la  fa- 
mille, à  l'exercice  des  droits  civils,  qui  améliorent  les  cités,  et  des 
droits  politiques,  qui  font  la  force  des  états,  à  la  paix  enfin,  bien 
suprême  de  l'humanité  que  les  orthodoxies  ont  toujours  empê- 
ché. Yoilà  ce  que  l'on  dit  de  part  et  d'autre  avec  des  apparences 
de  raison. 

A  ce  point  de  sa  durée,  une  orthodoxie  paraît  une  force  oppres- 
sive ou  du  moins  coercitive,  qui  retient  un  peuple  dans  l'ignorance 
pour  le  dominer,  la  science  paraît  une  force  impie,  un  principe  de 
dissolution  et  d'immoralité  tourné  contre  la  religion;  mais  si  l'on 
fait  attention  que  c'est  l'élément  commun  des  orthodoxies  qui  con- 
stitue cette  dernière  et  qu'il  n'est  jamais  en  cause,  un  esprit  sin- 
cère, exempt  de  terreurs  et  de  préjugés,  s'aperçoit  bientôt  que  la 
chute  des  orthodoxies  n'intéresse  pas  la  religion,  non  plus  que  la 
vague  qui  monte  et  s'abaisse  n'intéresse  l'existence  de  la  mer;  il  ne 
voit  dans  l'antagonisme  des  élémens  sociaux  que  cette  lutte  pour 
l'existence  à  laquelle  rien  n'échappe,  où  les  ressorts  de  la  nature 
viennent  incessamment  se  retremper.  Il  faut  donc  que  l'orthodoxie 
et  la  science  se  combattent;  mais  le  vrai  terrain  de  la  religion  reste 
neutre,  il  est  toujours  possible  aux  hommes  de  s'y  donner  la  main. 
L'obstacle  vient  de  la  première;  ainsi  les  Latins  et  les  Grecs  ont 
encore  prouvé  tout  récemment  qu'ils  ne  peuvent  s'accorder  sur  les 
questions  d'orthodoxie.  La  science  au  contraire  réunit  les  hommes 
d'un  même  pays  et  d'un  pays  à  l'autre,  car  d'une  part  elle  ne  pro- 
cède que  par  le  raisonnement  et  ne  fonde  la  conviction  que  sur  l'é- 
vidence personnellement  acquise,  de  l'autre  elle  n'a  aucune  forme 
arrêtée,  elle  modifie  sans  cesse  et  librement  ses  expressions.  La 
science  est  absolument  la  même  à  Athènes,  à  Berlin  et  à  Rome. 

Il  résulte  de  là  que,  partout  où  la  science  est  en  progrès,  l'or- 
thodoxie est  en  décadence;  elles  marchent  en  sens  contraire  d'un 
pas  égal.  S'il  venait  un  jour  où  la  science  eût  rallié  à  elle  tous  les 
élémens  d'une  société,  l'orthodoxie  locale  disparaîtrait  en  même 
temps.  C'est  ce  qui  est  arrivé  pour  le  polythéisme,  à  la  chute  du- 
quel la  science  grecque  a  plus  contribué  que  le  christianisme  nais- 
sant. De  nos  jours,  presque  toutes  les  orthodoxies  sont  en  décadence 
sans  qu'aucune  d'elle  soit  sur  le  point  de  s'anéantir;  le  brahma- 
nisme dans  l'Inde  perd  du  terrain  devant  le  progrès  de  la  science 
européenne  et  de  ses  applications;  il  en  est  de  même  de  l'ortho- 
doxie hellénique,  de  celle  des  Latins  et  même  des  demi-orthodoxies 
protestantes  des  peuples  germaniques;  les  églises  musulmanes, 
malgré  le  dédain  de  la  science  qu'elles  ont  inspiré  aux  populations, 
voient  leur  force  diminuer  à  Gonstantinople  et  au  Caire.  La  Piussie 
est  à  cet  égard  l'un  des  pays  du  monde  les  plus  arriérés,  grâce  à 


LA    SCIENCE    DES    RELIGIONS.  113 

l'origine  touranienne  de  ses  habitans  et  à  l'union  du  spirituel  et  du 
temporel  dans  la  personne  du  tsar;  mais  le  jour  ne  semble  pas  éloi- 
gné où  elle  sera  elle-même  entraînée  sans  retour  dans  le  mouve- 
ment général  du  monde. 

La  chute  des  orthodoxies  est  plus  ou  moins  accélérée  par  des 
causes  dont  l'action  varie  avec  les  milieux.  La  race  est  encore  une 
de  ces  causes.  Il  y  a  en  effet  des  races  humaines  sur  lesquelles  la 
science  a  peu  de  prise,  et  même  dont  les  idées  religieuses  ne  s'é- 
lèvent pas  bien  haut.  Dans  la  partie  nord-est  de  la  Russie,  le  chris- 
tianisme est  une  pure  idolâtrie;  la  science  non  plus  n'y  a  pas  encore 
pénétré.  Il  n'en  est  pas  de  même  dans  le  sud-ouest  de  cet  empire, 
et  cette  différence  n'est  pas  due  seulement  au  voisinage  des  peuples 
civilisés,  elle  est  due  surtout  à  la  différence  des  races,  l'est  étant 
habité  par  des  races  touraniennes  et  l'ouest  par  des  Aryas.  Les  fellahs 
d'Egypte  et  les  peuples  qui  habitent  au  sud  de  ce  royaume  appar- 
tiendront longtemps  à  des  orthodoxies,  parce  qu'ils  sont  peu  capa- 
bles de  science.  Il  en  sera  de  même  de  tout  le  sud  de  l'indoustan, 
occupé  par  des  races  éthiopiennes  ou  dravidiennes  qui  ne  sont  pas 
plus  aptes  à  comprendre  la  loi  de  la  gravitation  que  la  théorie  du 
Brahma  neutre  et  indiscernable.  Au  contraire  les  races  progressives 
et  surtout  celle  des  Aryas,  à  la  tête  desquelles  marchent  la  France, 
l'Angleterre  et  l'Allemagne,  tendent  à  s'affranchir  de  leurs  ortho- 
doxies respectives,  à  effacer  leurs  différences  par  l'abandon  du 
passé,  à  s'unir  dans  la  science  et  la  liberté,  aidées  par  les  applica- 
tions qu'elles  savent  en  faire.  Nous  les  voyons  suivies  dans  leur 
marche  par  une  foule  d'autres  nations  de  même  origine  ou  de  races 
mêlées,  et  le  mouvement  qu'elles  impriment  aux  idées  tend  à  se 
propager  par  toute  la  terre. 

Il  est  aisé  de  comprendre  que  l'abandon  des  orthodoxies  com- 
mence toujours  par  les  classes  élevées,  c'est-à-dire  instruites,  puis- 
que le  savoir,  qui  affranchit  un  homme  de  l'orthodoxie,  le  range  en 
même  temps  dans  ces  classes;  mais  la  science  possède,  elle  aussi, 
l'enseignement  comme  moyen  d'action,  et  aux  rites  sacrés  corres- 
pondent chez  elle  les  applications  qu'elle  fait  de  ses  théories  :  par 
ces  deux  voies,  elle  descend  des  hommes  supérieurs  à  ceux  que  leur 
capacité  ou  les  circonstances  de  la  vie  ont  élevés  moins  haut,  et  par 
degrés  elle  pénètre  jusqu'aux  derniers  rangs  du  peuple.  Telle  est 
la  marche  progressive  de  la  science;  la  retraite  des  idées  ortho- 
doxes s'opère  dans  la  même  proportion. 

La  fixité  des  formules  orthodoxes  est  pour  elles  une  troisième 
cause  d'abandon.  Cette  immobilité  les  empêche  de  suivre  les  trans- 
formations sociales  qui  s'opèrent  en  dehors  d'elles,  soit  dans  la 
théorie ,  soit  dans  la  morale  et  dans  les  applications  de  celle-ci. 

TOME   LXXXII.    —    18G9.  8 


114  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Par  exemple,  les  premiers  chapitres  de  la  Genèse  furent  donnés 
jadis  comme  fondement  à  la  doctrine  catholique;  on  répéta  et  l'on 
enseigna  dans  toute  l'église  que  Dieu  avait  crée  le  monde  en  six 
jours,  et  l'on  entendit  par  là  des  jours  solaires.  Quand  la  science 
eut  démontré  que  la  seule  formation  de  la  terre  avait  exigé  un 
temps  beaucoup  plus  long,  l'interprétation  dut  rétrograder.  On 
conserva  du  moins  Adam  comme  souche  primordiale  de  l'humanité 
et  l'on  assigna  une  certaine  antiquité  à  l'espèce  humaine,  mais  les 
inscriptions  de  l'Egypte  la  reculèrent  de  plusieurs  siècles;  les  dé- 
couvertes géologiques  la  reléguèrent  dans  un  passé  beaucoup  plus 
ancien,  et,  d'accord  avec  la  philologie,  firent  voir  dans  les  person- 
nages d'Adam  et  d'Eve  des  mythes  au  lieu  de  réalités.  La  Genèse, 
battue  en  brèche,  reste  comme  un  monument  fort  obscur,  et  qui, 
loin  d'éclairer  la  science,  en  requiert  lui-même  toutes  les  lumières. 
Autre  exemple  :  la  morale  a  cheminé  comme  la  science;  l'universa- 
lité des  lois  qui  en  découlent  a  été  démontrée,  elle  ne  reconnaît 
plus  de  lois  d'exception;  les  philosophes  pensent  en  général  que 
l'état  normal  de  l'homme  et  de  la  femme  est  de  s'unir,  parce  que 
leur  union  est  la  condition  de  la  durée  de  l'espèce;  on  considère 
comme  une  déviation  des  lois  de  la  nature  et  de  la  morale  la  mul- 
tiplication des  communautés  de  célibataires  bouddhistes  qui  for- 
ment des  villes  entières  dans  l'Asie  centrale  et  ont  envahi  la  société 
siamoise.  Cependant  le  concile  de  Trente  a  proclamé  le  célibat  su- 
périeur à  Tétat  de  mariage  et  déclaré  anathème  celui  qui  dirait  le 
contraire.  De  là  chez  nous  un  antagonisme  d'idées  au  sujet  des 
couvens  et  de  la  vie  religieuse  et  une  divergence  entre  les  protes- 
tans  et  les  catholiques.  Il  est  évident  que  l'article  du  concile  de 
Trente  sera  rapporté  ou  tombera  en  désuétude,  si  la  doctrine  phi- 
losophique vient  à  prévaloir.  Remarquons  que  ce  point  d'orthodoxie 
romaine  n'intéresse  pas  le  christianisme,  puisqu'il  n'existe  ni  chez 
les  protestans  ni  dans  l'église  d'Orient,  où  les  prêtres  sont  mariés. 
Il  démonti-e  donc  que  l'immobilité  des  dogmes  est  une  cause  de 
décadence  pour  les  églises  locales ,  et  comme  cette  fixité  règne 
dans  toutes  les  orthodoxies,  celles-ci  tendent  à  s'anéantir  faute 
de  se  pouvoir  transformer.  Si  elles  se  modifiaient  pour  suivre  le 
mouvement  des  esprits,  elles  tomberaient  en  contradiction  avec 
leur  propre  principe  et  périraient  plus  vite  encore. 

Au  contraire,  quand  une  formule  de  foi  est  passée  à  l'état  d'or- 
thodoxie, elle  devient  un  principe  qui  tend  comme  tout  autre  à  pro- 
duire ses  conséquences  extrêmes.  Celles-ci  se  produisent  toujours 
dans  un  sens  défini  et  créent  des  forces  nouvelles  ou  des  faits  so- 
ciaux parfois  extraordinaires.  On  en  pourrait  citer  des  exemples  à 
l'infini;  j'en  rappellerai  seulement  deux  ou  trois.  La  contemplation 
de  la  vérité  est  l'état  le  plus  parfait  de  l'âme  :  faites  de  cette  idée 


LA    SCIENCli    DES    RELIGIONS.  115 

fort  juste  un  principe  d'orthodoxie  et  donnez-lui  ses  conséquences, 
vous  engendrerez  des  sociétés  contemplatives  qui  détermineront  les 
conditions  les  pins  favorables  à  la  contemplation;  parmi  ces  der- 
nières sera  l'immobilité  du  corps,  et  vous  verrez  dans  l'Inde  des 
hommes  qui  pour  se  la  procurer  se  feront  attacher  par  les  pieds  et 
les  mains  à  des  troncs  d'arbres  et  y  passeront  leur  vie.  L'excès  du 
boire  et  du  manger  trouble  les  fonctions  de  l'intelligence  :  idée  fort 
juste  qui  conduit  à  la  formule  de  l'abstinence  et  du  détachement; 
celle-ci  à  son  tour,  considérée  comme  un  principe  et  appliquée  en 
toute  rigueur,  amène  des  ermites  sur  les  promontoires,  sur  les  pics 
escarpés,  sur  les  colonnes  isolées  d'édifices  en  ruine,  et  fait  tour- 
ner sur  un  pied,  dans  l'attitude  de  l'extase,  les  derviches  blancs  de 
Constantinople.  Ce  ne  sont  point  Là  des  aberrations,  ce  sont  des 
conséquences  très  logiquement  tirées  de  principes  fort  humains, 
mais  étroitement  formulés  par  des  orthodoxies;  s'il  en  était  autre- 
ment, ces  pénitens  seraient  repoussés  par  leurs  propres  églises, 
tandis  qu'elles  les  tolèrent,  souvent  les  louent,  quelquefois  en  font 
leurs  saints.  Voilà  pour  la  pratique. 

La  doctrine,  une  fois  devenue  orthodoxe,  suit  une  loi  semblable; 
en  voici  un  exemple.  Le  feu  avait  été  allumé  par  le  frottement  de 
deux  morceaux  de  bois  choisis  exprès  et  habilement  taillés,  l'un  en 
fossette,  l'autre  en  pointe.  L'homme  qui  les  avait  préparés  le  pre- 
mier fut  un  grand  artiste  qui  transmit  son  invention  à  ses  succes- 
seurs et  qui  fut  appelé,  ainsi  qu'eux,  par  excellence,  le  «  charpen- 
tier »  [tirashtri).  Quand  on  vint  à  réfléchir  que  l'opération  accomplie 
par  lui  une  première  fois  avait  engendré  le  feu,  il  en  fut  justement 
nommé  le  père.  Bientôt  la  théorie,  s'emparant  des  faits,  dégagea  le 
principe  igné  qui  vit  dans  le  végétal  et  constata  qu'il  a  son  origine 
dans  le  soleil.  Le  feu  de  l'autel  fut  dès  lors  conçu  comme  ayant 
deux  pères,  l'un  céleste  ou  divin,  l'autre  humain.  Quand  la  théorie 
aryenne  du  feu  fut  devenue  la  théorie  du  Christ,  c'est-à-dire  de 
l'oint  [ankta,  en  latin  iinrtus),  et  qu'après  avoir  longtemps  subsisté 
en  Asie  elle  se  transmit  à  l'Europe  par  l'orient  de  la  Méditerranée, 
l'antique  charpentier  prit  chez  des  Sémites  le  nom  de  lousouf  ou 
Joseph,  et  se  retrouva  dans  le  père  nourricier  du  fils  de  Marie. 
L'orthodoxie  catholique  ayant  consacré  ce  personnage,  qui  n'est 
presque  rien  chez  les  chrétiens  d'Orient,  Joseph  obtint  chez  elle 
des  honneurs  particuliers;  il  devint  comme  un  second  médiateur,  il 
eut  des  autels  à  lui  et  des  communautés  d'hommes  et  de  femmes 
spécialement  attachées  à  sa  personne. 

Il  arrive  donc  un  moment  où  les  dogmes  religieux,  en  passant  à 
l'état  d'orthodoxie,  commencent  à  perdre  la  valeur  théorique  qu'ils 
ont  eue  d'abord.  A  mesure  que  le  temps  s'écoule  et  que  se  dérou- 
lent les  conséquences  du  dogme  arrêté,  la  signification  primordiale 


1J6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'efface  de  plus  en  plus  et  finit  par  disparaître  entièrement.  On  se 
trouve  alors  en  face  de  conceptions  fantastiques  ou  d'êtres  idéaux 
auxquels  on  attribue  une  existence  surnaturelle  et  une  action  pré- 
pondérante dans  l'univers  et  dans  l'humanité.  C'est  là  l'histoire  de 
tout  le  paganisme  ancien  et  moderne.  Lorsque  la  science  a  grandi 
et  qu'elle  lève  les  yeux  vers  ces  figures  créées  par  les  ortho- 
doxies,  ne  pouvant  les  saisir  par  aucune  de  ses  méthodes,  elle  les 
nie  ou  les  néglige,  comme  des  fantômes  de  l'imagination  populaire. 
Elle  s'en  éloigne  d'autant  plus  qu'elle  part  elle-même  de  la  réa- 
lité, et  que,  sans  jamais  la  perdre  de  vue,  elle  marche  vers  des 
formules  de  plus  en  plus  abstraites  et  de  moins  en  moins  saisis- 
sables  à  l'imagination.  Si  l'on  vient  alors  à  rapprocher  ces  for- 
mules des  figures  sacrées  qui  en  sont  les  équivalens,  celles-ci  sont 
jugées  inutiles  par  les  hommes  de  science,  qui  à  leur  tour  sont  con- 
damnés par  les  orthodoxes  comme  des  impies.  Cependant  les 
figures  sacrées  ne  se  renouvellent  pas,  et  la  science  se  renouvelle 
toujours;  dans  sa  marche,  elle  les  repousse  devant  elle,  les  confine 
dans  l'adoration  d'un  groupe  de  croyans  qui  diminue  sans  cesse, 
et  il  vient  un  temps  où  l'on  peut  dire  que  les  dieux  s'en  vont  avec 
les  orthodoxies  qui  les  ont  créés. 

Je  viens  d'exposer,  d'après  les  faits  que  la  science  a  rassemblés 
dans  ces  derniers  temps,  les  lois  auxquelles  toutes  les  orthodoxies 
obéissent  depuis  leur  naissance  jusqu'à  leur  fin.  Ces  lois  ne  s'écar- 
tent en  rien  des  lois  générales  du  monde;  elles  n'en  sont  que  l'ap- 
plication à  un  ordre  particulier  de  phénomènes.  Il  n'y  a  ni  à  les 
louer,  ni  à  les  blâmer;  elles  sont  ce  qu'elles  sont,  et  l'humanité 
leur  obéit  d'instinct,  sans  le  vouloir  et  sans  pouvoir  s'y  soustraire. 
Quand  un  homme  ou  un  peuple  se  sépare  d'une  orthodoxie,  il  ac- 
complit également  sa  loi  :  s'il  y  restait  attaché  loreque  sa  raison  lui 
dit  qu'il  se  trompe,  il  mentirait  à  lui-même  et  aux  autres.  C'est 
pour  cela  que  les  persécutions  religieuses  sont  aussi  stériles  que 
criminelles  et  que  les  martyrs  ont  toujours  eu  raison  de  leurs  bour- 
reaux. Les  orthodoxies  sont  libres  de  s'établir  et,  si  elles  le  peuvent, 
de  s'étendre,  mais  non  de  s'imposer  par  la  violence.  Les  sciences 
ont  le  même  droit  et  le  même  devoir,  parce  que  leur  point  de  dé- 
part et  leur  raison  d'être  sont  les  mêmes.  D'ailleurs,  les  orthodoxies 
et  la  religion  étant  deux  choses  fort  différentes,  celle-ci  demeure 
toujours  un  fonds  commun  inépuisable  où  tout  le  monde  peut  vivre; 
elle  est  comme  la  grande  voie  de  l'humanité,  où  chacun  avance  se- 
lon ses  forces,  et  sur  laquelle  aucun  péage  ne  doit  être  établi.  Iden- 
tique à  celle  de  la  science,  cette  voie  doit  conduire  ceux  qui  la  par- 
courent à  la  possession  d'eux-mêmes,  à  la  paix  du  cœur  et  à  la 
liberté. 

Emile  Burnouf. 


LE 


PRINCE  31ICHEL  OBRENOVITCH 


ET 


L'AVENEMENT    DU   PRINCE   MILAN 


SOUVENIRS    D   UN    VOYAGE    EN    SERBIE. 


Le  5  septembre  1868,  je  débarquais  à  Belgrade.  J'avais  visité  la 
Slavonie,  essayant  de  me  faire  une  idée  des  difficultés  où  se  sont 
débattus  jusqu'ici  dans  l'empire  des  Habsbourg  les  Slaves  du  sud, 
serrés  comme  dans  un  étau  entre  le  tenace  pédantisme  de  la  bu- 
reaucratie allemande  et  l'ambitieux  orgueil  des  Magyars;  je  ve- 
nais voir  maintenant  ce  qu'était  la  Serbie,  et  quel  usage  les  Slaves 
y  avaient  fait  de  l'indépendance.  J'avais  lu  ce  que  l'on  a  traduit  des 
2)csmas,  ces  beaux  chants  naïfs  et  sincères  par  lesquels  s'est  révé- 
lée à  l'Occident  l'âme  môme  de  la  Serbie;  j'avais  parcouru  les  an- 
nales de  ce  peuple  vaillant  et  avisé  qui  avait  bravé  à  lui  seul,  sous 
Kara-George,  tout  l'effort  de  la  puissance  turque,  et  qui  plus  tard, 
sous  les  Obrenovitch,  avait  su,  grâce  à  son  esprit  de  conduite, 
poursuivre  sans  nouvelle  elTusion  de  sang  l'œuvre  commencée  par 
les  armes.  C'était  donc  avec  un  sentiment  de  respectueuse  sympa- 
thie que  je  m'apprêtais  à  toucher  enfin  le  sol  de  cette  terre  libre 
qui  était  le  but  et  le  terme  de  mon  voyage  ;  c'était  avec  joie  que, 
bien  avant  d'apercevoir  les  arbres  à  travers  les  maisons  basses  de 
Semlin,  j'avais,  depuis  deux  heures  déjà,  découvert  à  l'horizon, 
au-dessus  de  la  plaine  unie  et  du  large  fleuve  sinueux,  la  haute 
colline  qui  porte  Belgrade,  la  ceinture  de  tours  qui  la  couronne,  et 


118  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  minarets  qui  s'élèvent  encore  au-dessus  des  bâtimens,  comme 
pour  rappeler  à  ceux  qui  remontent  et  descendent  le  Danube  ce 
long  et  triste  chapitre  d'histoire  que  vient  de  clore  l'évacuation  des 
forteresses. 

Trois  mois  à  peine  s'étaient  écoulés  depuis  l'assassinat  du  prince 
Michel,  et  je  n'entrai  pas  en  Serbie  aussi  aisément  que  je  l'aurais  cru 
d'après  les  facilités  que  j'avais  trouvées  dans  cet  empire  d'Autriche, 
jadis  la  terre  classique  des  interrogatoires  indiscrets,  des  formalités 
minutieuses,  des  visas  et  des  permis  de  séjour.  Ici  comme  ailleurs, 
c'était  au  lendemain  de  l'attentat  que  l'on  avait  commencé  à  prendre 
des  précautions.  Ou  demandait  donc  les  passeports;  force  me  fut 
d'avouer  que  je  n'étais  pas  en  règle.  Il  me  fallut,  précédé  d'un 
gendarme,  comparaître  devant  le  comnnissaire  de  police.  Là  finirent 
mes  ennuis;  j'avais  affaire  non  plus  à  mon  gendarme  serbe,  dont 
l'allemand  était  pire  encore  que  le  mien,  mais  à  un  Grec  de  Macé- 
doine employé  depuis  quelques  années  à  Belgrade.  Il  connaissait  la 
Revue  des  Deux  Mondes^  t>,v  È7TiOewpr,ct,v  twv  ^uw  Rogi'.cjv,  comme 
on  dit  dans  le  patois  des  lettrés  d'Athènes;  il  me  savait  d'ailleurs 
si  bon  gré  de  lui  adresser  la  parole  dans  sa  langue,  qu'il  se  hâta  de 
m'ouvrir  l'a  xès  de  sa  patrie  adoptive. 

Au  bout  de  quelques  heures,  je  me  présentais  au  palais,  que 
l'on  appelle  encore,  comme  du  temps  des  Turcs,  le  konak  -,  je  vou- 
lais y  voir  un  compatriote,  l'hoanête  homme,  l'écrivain  distingué 
bien  connu  des  lecteurs  de  la  Revue  qui  a  consenti  à  s'exiler  pour 
continuer  à  Belgrade  l'œuvre  commencée  à  Paris,  pour  lutter  avec 
tout  l'ascendant  de  son  droit  sens  et  de  son  afl'ectueuse  fermeté 
contre  les  influences  qui  en  tout  temps  et  en  tout  pays  tendent  à 
corrompre  l'héritier  désigné  du  pouvoir.  Là,  ce  fut  bien  autre 
chose  ;  j'eus  beau  prononcer  et  répéter  le  nom  de  M.  Huet,  à  toutes 
les  portes  je  trouvais  des  sentinelles  qui  n'entendaient  rien  et  qui 
croisaient  la  baïonnette.  Il  fallut  faire  un  grand  détour,  passer  par 
le  ministère  des  afl'aires  étrangères,  la  chancellerie ,  qui  touche 
au  palais,  et  là  m'adresser  à  un  employé  supérieur,  qui  me  remit 
à  un  portier,  lequel  me  confia  à  un  autre  portier  jusqu'à  destina- 
tion. Dans  les  cours  spacieuses  que  nous  traversons  campe  toute 
une  petite  armée,  cavalerie,  artillerie,  fantassins;  on  se  croiiait 
dans  une  ville  assiégée;  partout  des  tentes  dressées,  des  chevaux 
qui  hennissent  attachés  au  piquet,  des  pièces  de  canon  prêtes  à 
rouler  sur  leurs  affûts.  Tout  était  resté  ainsi  depuis  le  10  juin, 
jour  de  l'assassinat  du  prince  Michel.  Le  procès  des  complices  du 
meurtre  n'étant  pas  encore  terminé,  l'état  de  siège  n'avait  pas  été 
levé. 

Quelque  petits  ennuis  que  ces  mesures  de  police  puissent  eau- 


SOUVENIRS    d'un    VOYAGE    EN    SEKI5IE.  119 

ser  au  voyageur,  on  cesse  de  les  trouver  puériles  quand  on  a  passé 
quelques  semaines  à  Belgrade,  que  l'on  y  a  étudié  les  événemens 
de  l'an  passé  dans  la  conversation  de  ceux  qui  en  ont  été  les  té- 
moins ou  les  acteurs,  dans  les  débats  du  procès  intenté  aux  meur- 
triers du  prince  Michel  Obrenovitch.  Sans  doute  il  était  désagréable, 
dans  la  saison  d'été,  pour  les  rares  habiians  de  Belgrade  qui  ne 
se  couchent  pas  avec  le  soleil,  de  ne  pouvoir,  le  soir  venu,  s'at- 
tarder chez  un  ami  sans  risquer  d'êti'e  arrêtés  par  une  patrouille  et 
conduits  au  poste;  ce  n'était  pourtant  pas  pour  le  plaisir  de  vexer 
les  honnêtes  gens  et  de  jouer  au  soldat  que  les  dépositaires  du 
pouvoir,  après  la  mort  du  prince,  avaient  cru  devoir  mettre  partout 
sur  pied  la  milice  nationale,  et  demander  au  moins  leur  nom  à  ceux 
qui  prétendaient  entrer  en  Serbie.  La  situation  avait  été  plus  grave 
qu'on  ne  le  croyait  en  Occident.  A  la  première  nouvelle  de  l'atten- 
tat, les  gens  qui  prétendent  tout  savoir  affirmèrent  chez  nous  qu'il 
y  avait  derrière  les  meurtriers  tout  un  parti,  qui  avait  voulu  punir 
le  prince  Michel  de  ne  pas  s'être  décidé  à  prendre  l'initiative  d'une 
coaluion  et  d'une  attaque  immédiate  contre  la  Turquie.  De  Bel- 
grade allait  partir,  disait-on,  un  cri  de  guerre  qui  retentirait  dans 
tout  l'Orient;  les  imaginations  hardies  voyaient  déjà  les  Slaves  in- 
surgés de  l'Adriatique  à  la  Mer-Noire.  Quelques  jours  plus  tard,  on 
était  rassuré  :  on  avait  appris  l'avènement  du  jeune  Milan  Obreno- 
vitch presque  en  même  temps  que  la  mort  de  son  cousin,  et  on 
était  trompé  par  l'apparente  facilité  avec  laquelle  s'était  opérée 
cette  transmission  du  pouvoir;  il  semblait  que  la  mort  du  prince 
Michel  fût  un  incident  sans  gravité  réelle,  qui  n'avait  jamais  fait 
courir  de  dangers  sérieux  au  repos  de  l'Europe.  On  cessa  bien  vite 
en  France  de  regarder  du  côté  de  la  Serbie;  à  peine  prêta- t-on 
l'oreille  au  lointain  écho  de  cette  fusillade  vengeresse  qui,  au  mi- 
lieu des  cris  d'exécration  de  la  foule,  frappait  à  la  fois  quatorze  des 
conjurés,  et  compromettait  les  prétendans  exilés,  les  Kara-Geor- 
gevitch. 

Nous  voudrions  montrer  quel  était  l'état  réel  de  la  principauté 
au  moment  où  Paul  Radovanovitch  et  ses  associés  conçuient  l'idée 
de  donner  par  un  meurtre  le  signal  d'une  révolution.  Tout  hardis 
et  violens  que  fussent  les  chefs  du  complot,  ils  n'auraient  certes 
point  tenté  cette  aventure,  s'il  n'y  avait  eu  dans  le  pays  un  sourd 
mécontentement  sur  lequel  ils  comptaient  pour  faire  acclamer  un 
nouveau  régime.  Après  avoir  retracé  les  détails  de  la  catastrophe, 
nous  dirons  de  quels  périls  a  triomphé  l'énergie  des  hommes  qui 
dans  cette  crise  ont  pris  |a  conduite  des  affaires,  maintenu  l'ordre 
et  ainsi  préservé  la  Serbie  de  luttes  et  de  déchiremens  où  se  seraient 
usées  ses  forces  et  éclipsé  son  prestige. 


120  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


I. 


D'Agram  ou  de  Pesth ,  laissez-vous  porter,  par  le  bateau  de  la 
Save  ou  celui  du  Danube,  jusqu'au  quai  de  Belgrade;  puis,  comme 
le  fait  tout  voyageur  qui  sait  son  métier,  parcourez  la  ville  seul, 
allant  devant  vous,  tournant  à  droite  ou  à  gauche  sans  autre  souci 
que  de  pousser  votre  pointe  en  tout  sens;  ce  sera  le  meilleur  moyen 
de  bien  saisir  dès  le  début  le  caractère  et  l'originalité  du  peuple  et 
de  la  cité.  Avant  la  fin  de  la  journée,  vous  aurez  déjà  deviné  quel  a 
été  le  passé  de  la  Serbie,  de  quelle  longue  lutte  elle  a  été  le  théâtre, 
quelle  transformation  s'y  opère  aujourd'hui;  vous  aurez  de  son  rôle 
historique  et  de  son  génie  une  idée  qu'il  ne  faudra  sans  doute  con- 
sidérer ni  comme  complète  ni  comme  définitive,  mais  qui  frappera 
plus  votre  imagination  et  y  laissera  une  plus  profonde  empreinte 
que  tous  les  récits  des  historiens.  Pour  Belgrade  surtout,  il  n'est 
livre  qui  vous  fasse  sentir  aussi  bien  qu'une  course  au  hasard  dans 
les  rues  et  les  environs  de  la  capitale  serbe  que  l'on  est  ici  sur  la 
frontière  de  deux  mondes,  l'Occident  et  l'Orient,  et  sur  la  limite 
encore  indécise  de  deux  époques,  celle  de  la  barbarie  poétique  qui 
s'achève,  celle  de  la  civilisation  qui  s'annonce. 

Belgrade,  qui  compte  aujourd'hui  environ  22,000  habitans,  est 
dans  ce  que  l'on  appelle  chez  les  jeunes  filles  l'âge  ingrat;  ce  ne 
sont  plus  les  grâces  de  l'enfance,  ce  n'est  pas  encore  la  noblesse  et 
la  beauté  de  la  femme;  le  langage,  les  attitudes,  les  gestes,  n'ont 
plus  le  laisser-aller  et  la  naïveté  charmante  d'autrefois.  Ici  de  même, 
tout  nous  avertit  que  la  Serbie  est  dans  une  période  de  transition; 
partout  nous  retrouvons  ce  manque  d'harmonie,  ce  je  ne  sais  quoi 
d'incertain  et  d'hésitant,  ces  tâtonnemens,  ces  mélanges,  ces  brus- 
ques contrastes  qui  caractérisent  de  semblables  évolutions.  L'ex- 
pulsion des  Turcs  a  ôté  à  Belgrade,  en  même  temps  que  la  garnison, 
une  population  civile  d'environ  sept  ou  huit  mille  âmes;  la  ville  y 
a  perdu  beaucoup  de  couleur  et  d'élégance  pittoresque.  On  ren- 
contre encore  ici  tous  les  inconvéniens,  tous  les  ennuis  d'une  ville 
turque  sans  en  admirer  le  cachet  étrange  et  l'amusante  variété;  le 
costume  européen,  mal  porté,  tend  à  prendre  le  dessus.  Les  rues 
sont  tortueuses;  on  y  trébuche  sur  ce  pavé  inégal,  pointu,  glissant, 
que  j'ai  tant  de  fois  maudit  à  Galata  et  en  Asie-Mineure  ou  en  Sy- 
rie; ce  sont  les  mêmes  pentes,  le  même  désordre  dans  les  construc- 
tions. Le  soir,  les  rues  sont  insuffisamment  éclairées  par  des  ré- 
verbères au  pétrole  placés  à  un  kilomètre  l'un  de  l'autre,  et  que 
l'on  n'allume  d'ailleurs  que  sept  ou  huit  jours  par  mois,  quand  la 
lune  est  tout  à  fait  en  vacances.  Il  n'y  a  pas  de  noms  aux  rues,  pas 


SOUVENIRS    D  UN    VOYAGE    EN    SERBIE.  121 

de  numéros  aux  maisons;  pour  trouver  une  adresse,  il  faut  entre- 
prendre toute  une  enquête  et  interroger  une  dizaine  de  voisins. 
Dans  le  seul  hôtel  à  l'européenne  de  la  ville,  les  chambres,  avec 
leurs  meubles  tout  récemment  apportés  de  Vienne,  étaient  propres 
et  commodes;  mais  la  table!  Impossible  d'imaginer  pareil  sup- 
plice. C'était  une  altération,  une  corruption  de  la  cuisine  alle- 
mande, et,  même  quand  elle  est  bonne,  la  cuisine  allemande  est  dé- 
testable. Le  chou  cru,  cuit,  fermenté,  le  chou  sous  toutes  les  formes, 
fait  le  fond  du  répertoire  de  ces  empoisonneurs;  il  y  en  avait  plus 
ou  moins  dans  tous  les  plats,  parfois  même  dans  les  plats  sucrés. 

Il  n'y  a  guère  à  Belgrade  qu'un  endroit  où,  pendant  une  partie 
tout  au  moins  de  la  journée,  les  amateurs  de  couleur  locale  et  les 
artistes  puissent  trouver  leur  compte.  C'est  un  grand  boulevard 
connu  dans  la  ville  sous  le  nom  de  Tcrrazza,  et  qui  conduit  au  pa- 
lais. Là  se  réunissent  dès  le  matin  par  centaines  les  femmes  de  la 
campagne;  c'est  le  marché  aux  fruits  et  aux  légumes.  Ces  femmes 
ont  toutes  un  costume  qui  rappelle  ce  que  l'on  est  accoutumé  à 
trouver  en  lîoumélie,  en  Asie-Mineure  ou  dans  les  îles  de  l'Archi- 
pel. Les  femmes  mariées  ont  sur  la  tête  une  sorte  de  coiffe  noire 
qui  se  termine  sur  l'occiput  par  un  disque  dressé  de  champ  qu'en- 
veloppe et  auquel  s'attache  un  fichu  de  couleur  voyante;  ce  fichu 
retombe  et  flotte  sur  les  épaules.  Les  jeunes  filles  ont  la  tête  nue 
et  les  cheveux  courts.  Chez  les  unes  et  chez  les  autres,  presque 
toujours  une  touffe  de  fleurs,  empruntée  au  jardinet  que  cultive 
chaque  paysan,  pend  sur  l'oreille  droite.  Une  chemise  de  grosse 
toile  brodée  aux  manches  laisse  le  col  à  découvert  et  s'attache  au- 
dessus  du  sein.  A  la  chemise,  les  femmes  n'ajoutent  l'été  qu'un 
gilet  et  une  jupe  d'étoffe  rayée;  par-dessus  la  jupe,  elles  ont  un 
tablier,  quelquefois  deux;  l'un  alors  se  porte  par  devant,  l'autre  par 
derrière.  Ces  tabliers,  œuvres  des  longues  soirées  d'hiver,  sont  ornés 
à  la  main  de  broderies  où  se  mêlent  la  laine  et  la  soie;  ils  rappellent 
par  le  style  du  dessin  et  l'harmonie  des  tons  les  tapis  de  Smyrne  et 
les  cachemires  de  l'Inde.  Malheureusement,  si  dans  cette  partie  du 
costume  on  retrouve  cet  instinct  décoratif  dont  la  tradition  s'était 
jusqu'à  ces  derniers  temps  conservée  en  Orient,  les  étoffes  qui  com- 
posent le  reste  de  l'habillement  sont  à  peu  près  toutes  de  fabrique 
allemande  ou  suisse;  les  couleurs  en  sont  dures  et  criardes.  D'ail- 
leurs, au  milieu  de  cette  foule  bariolée,  circulent,  vêtues  comme 
à  Vienne,  les  cuisinières  allemandes  que  l'on  a  ici  dans  presque 
toutes  les  familles  aisées  et  les  maîtres  d'hôtel  en  paletot  et  en  cha- 
peau de  feutre;  ce  sont  comme  autant  de  taches  grises  et  tristes 
qui  ternissent  cette  gaîté  et  cet  éclat.  Enfin  le  cadre  non  plus  ne 
répond  pas  au  tableau;  c'est  dans  la  ville  neuve  que  se  tient  ce 


122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

marché,  devant  des  maisons  dont  l'architecture  rappelle  celle  des 
faubourgs  de  Stuttgart  et  de  Munich. 

Dans  le  reste  de  la  cité,  même  mélange  d'apparences  contraires, 
même  latte  entre  ce  qui  fut  et  ce  qui  sera.  Au  bazar,  il  est  vrai, 
la  plupart  des  boutiques  sont  encore  installées  à  la  turque;  elles 
ont  le  banc  devant  la  porte,  et  à  l'intérieur  ces  espèces  d'établis 
sur  lesquels  s'assied,  les  jambes  croisées,  le  marchand  du  Caire 
ou  de  Stamboul;  mais  d'autres  magasins  prétendent  s'installer  à 
l'européenne  et  font  songer  à  ceux  de  nos  sous-préfectures.  Çà  et 
là,  on  apeiroit  devant  un  café  quelque  capitaine  de  l'intérieur  ou 
quelque  Bosniaque  qui  a  des  pistolets  et  un  couteau  passés  dans 
la  ceinture.  La  plupart  des  petits  marchands  portent  encore  le  fez, 
le  gilet  d'étoffe  rayée,  la  veste,  souvent  brodée  en  soutache  sur  les 
épaules,  aux  poignets  et  dans  le  dos,  le  pantalon  large,  fermé  au- 
dessus  du  genou  et  les  guêtres  de  même  couleur;  mais  les  étudians, 
les  employés,  les  riches  bourgeois,  s'habillent  chez  les  taiileurs 
allemands.  C'est  aussi  à  Vienne  que  commandent  leurs  chapeaux 
et  leurs  robes  les  femmes  qui  appartiennent  à  ce  que  nous  appelle- 
rions le  monde;  c[uant  aux  petites  bourgeoises,  leur  costume  est 
une  sorte  de  transaction  entre  les  habitudes  anciennes  et  les  modes 
nouvelles.  Ce  qui  les  distingue  surtout  de  nos  femmes,  c'est  qu'elles 
ne  portent  pas  de  chapeau  ni  de  bonnet;  elles  ont  sur  la  tête  un 
fichu  de  soie  tordu,  noué  en  diadème  et  retenant  les  cheveux;  sou- 
vent ce  fichu  est  orné  d'un  large  médaillon  doré  ou  de  quelque 
autre  bijou  piqué  dans  l'étoffe.  Une  veste  de  velours  brodée  d'or 
aux  manches  se  détache  sur  une  jupe  de  couleur  plus  claire;  des 
rubans  à  grands  ramages  forment  parfois  une  ceinture  dont  les  deux 
bouts,  décorés  de  longues  franges,  pendent  jusqu'à  terre.  Il  y  a 
donc  là,  sinon  des  formes  particulières  à  l'Orient  et  très  éloignées 
des  nôtres,  au  moins  un  goût  local  et  un  mode  d'ajustement  qui 
conservent  encore  une  pointe  d'originalité. 

Sortez  de  la  ville,  allez  chercher  un  peu  de  fraîcheur  dans  l'ai- 
mable vallon  de  Topchi-déré,  le  bois  de  Boulogne  de  Belgrade.  Sur 
la  route,  vous  croiserez  de  brillans  équipages;  parmi  les  parterres 
bien  fleuris,  vous  causerez  avec  des  femmes  élégantes,  avec  des 
hommes  qui  parlent  toutes  les  langues  de  l'Europe;  puis  quand, 
vers  le  coucher  du  soleil,  vous  remonterez  en  voiture  pour  retourner 
en  ville,  vous  tomberez  dans  des  escouades  de  forçats  qui  saluent 
au  passage  les  promeneurs.  Ce  sont  ces  forçats  dont  quelques-uns, 
l'été  dernier,  ont  aidé  à  assassiner  le  prince  Michel;  pendant  la 
journée,  un  certain  nombre  de  ces  galériens  vaguaient  dans  les  bois 
d'alentour  en  flâneurs  désœuvrés  sans  que  l'on  parût  autrement 
s'en  étonner,  et  le  soir  ils  allaient  en  camarades  causer,  fumer  et 


SOUVENIRS    d'un    VOYAGE    EN    SERBIE.  123 

boire  chez  le  directeur  du  bagne;  ce  fonctionnaire,  un  haut  person- 
nage, parent  des  Kara-Georgevitch,  rtcevait  ses  pensionnaires  à  dî- 
ner. Ces  contrastes,  on  pourrait  les  retrouver  et  les  signaler  ailleurs 
encore,  si  on  étudiait  d'une  manière  plus  complète  les  mœurs  et  la 
vie  de  la  principauté  serbe.  En  tout  cas,  ils  amusent  l'esprit  et 
piquent  la  curiosité;  mais  ils  cessent  de  surprendre  pour  peu  que 
l'on  ait  étudié  cette  histoire  de  la  Serbie  moderne  qui  vient  d'être  si 
bien  racontée  aux  lecteurs  de  la  Revue  (1).  Les  événemens  que  nous 
voulons  retiacer  aujourd'hui  laissent  une  impression  analogue  :  le 
règne  du  prince  Michel,  tout  court  qu'il  ait  été,  a  beaucoup  con- 
tribué à  rapprocher  la  Serbie  de  l'Occident,  à  en  préparer  la  trans- 
formation, et  il  a  été  brusquement  interrompu  par  un  retour  de 
l'ancienne  sauvagerie,  par  un  acte  de  violence  et  de  cruauté  qui 
rappelle  les  âges  de  barbarie  chantés  dans  les  pes??2as. 

C'était,  quant  à  lui,  un  homme  tout  moderne  d'esprit,  d'instincts 
et  de  goûts  que  ce  prince  qui  périssait  en  186S,  victime  de  haines 
féroces  qui  ne  peuvent  même  pas  invoquer  l'excuse  et  les  sophismes 
de  la  passion  politique.  Le  fils  de  Milosch  s'était  de  longue  main 
préparé  à  sa  tâche  en  homme  qui  compte  sur  l'avenir.  Pendant  que 
le  prince  déchu  vivait  en  vrai  boyard  dans  ses  terres  de  Yalacbie, 
Michel  Obrenovitch  avait  employé  les  années  d'exil  à  visiter  l'Europe 
et  à  en  apprendre  les  langues.  Il  s'était  assis,  simple  étudiant,  sur 
les  bancs  de  l'université  d'Heidelberg;  il  avait  beaucoup  écouté, 
beaucoup  lu,  beaucoup  réfléchi.  Les  dix-huit  mois  qu'il  passa  en 
Serbie  comme  héritier  présomptif  lui  servirent  à  refaire  connaissance 
avec  son  pays  et  son  peuple.  Il  se  tenait  d'ailleurs  à  l'écart,  dans 
une  attitude  d'abstention  respectueuse;  tout  un  siècle  séparait  cet 
homme  jeune,  doux  et  instruit,  qui  avait  appris  en  Europe  le  res- 
pect de  la  vie  humaine  et  la  puissance  de  l'opinion  publique,  de 
l'ancien  pâtre,  du  vieux  chef  de  partisans  qui  s'était  formé  à  l'école 
des  Jiaîdouks  de  la  montagne  et  des  pachas  turcs  de  Belgrade.  Quand 
la  mort  de  Milosch  appela  son  fils  à  lui  succéder,  celui-ci  avait 
trente-six  ans.  Ceux  qui  l'avaient  connu  en  Occident  et  en  Serbie 
avaient  conçu  pour  sa  personne  une  sérieuse  estime;  on  appréciait 
ses  qualités,  plus  solides  que  brillantes,  sa  bonté,  sa  dioiture,  son 
sens  juste  et  ferme,  sa  persévérante  volonté,  son  patriotisme. 

Le  jour  même  de  son  avènement,  le  nouveau  kniaz  signait  une 
proclamation  annonçant  que  désormais  «  la  loi  serait  la  seule  au- 
torité en  Serbie.  »  Si  ces  paroles  n'ont  été  jusqu'ici  qu'un  pro- 
gramme très  incomplètement  réalisé,  encore  faut-il  voir  là  le  désir 


(1)  Voyez  les  livraisons  du  1"  novembre  et  l'^''  décembre  18C8,  l"' janvier,  15  février^ 
1"  avril  et  15  mai  1869. 


124  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  la  promesse  d'une  réforme  que  la  Serbie  contemporaine  verra 
s'accomplir;  on  ne  prononce  pas  impunément  une  telle  parole.  C'é- 
tait ouvrir  ou  du  moins  faire  entrevoir  l'ère  du  régime  constitution- 
nel; c'était  condamner  en  principe  le  despotisme.  En  même  temps 
le  souverain  indiquait  quelle  serait  l'indépendance  de  son  attitude 
à  l'égard  de  la  Turquie.  C'était  comme  prince  héréditaire  qu'il 
prenait  le  pouvoir  sous  le  nom  de  Michel  Obrenovitch  III.  Or  quel- 
ques mois  auparavant  la  Porte  avait  refusé  de  renouveler  en  faveur 
des  Obrenovitch  le  hérat  impérial  de  1830,  qui  reconnaissait  le 
droit  héréditaire  de  cette  famille.  Le  firman  d'investiture  n'en  fut 
pas  moins  accordé  sans  difficulté.  On  a  appris  à  Constantinople  l'art, 
si  nécessaire  en  politique,  de  ne  point  paraître  entendre  les  choses 
désagréables.  Le  divan  affecta  seulement  de  considérer  l'avènement 
du  prince  non  comme  l'effet  de  l'hérédité,  mais  comme  le  résultat 
d'une  élection  à  laquelle  les  Serbes  auraient  procédé  avant  la  mort 
de  Milosch. 

Les  hommes  auxquels  le  prince  confia  la  direction  des  affaires 
n'étaient  pas  gens  à  s'inquiéter  de  ces  subtilités  diplomatiques.  Des 
nouveaux  ministres,  les  plus  importans  étaient  M.  Élie  Garachanine, 
ministre  des  affaires  étrangères  et  chef  du  cabinet,  et  M.  Marino- 
vitch,  président  du  sénat.  La  vie  politique  de  M.  Garachanine  sert 
en  quelque  sorte  de  transition  et  de  lien  entre  la  Serbie  du  vieux 
Milosch  et  celle  de  Michel  et  de  Milan.  Enfant,  comme  Milosch,  de 
la  Schoumadia,  ce  verdoyant  berceau  de  l'indépendance  serbe,  il 
naquit  vers  1807  dans  le  village  de  Garach,  d'où  lui  vint  le  nom 
sous  lequel  on  s'est  habitué  à  le  désigner.  Son  père,  Miloutine, 
faisait  partie  de  ce  conseil  qui  se  forma  autour  de  Kara-George 
par  la  réunion  des  principaux  chefs,  et  qui  fut  comme  la  première 
ébauche  du  sénat  actuel.  Au  moment  où  le  fils  de  Miloutine  attei- 
gnait l'adolescence,  l'avenir  était  encore  bien  incertain;  le  jeune 
homme  fut  placé,  pour  se  former  au  commerce,  chez  des  négocians 
de  Semlin.  Là  il  apprit  le  grec,  que  seuls  quelques  vieillards  par- 
lent encore  à  Belgrade.  Au  commencement  du  siècle,  avant  la  re- 
naissance littéraire  des  langues  magyare,  roumaine  et  serbe,  comme 
le  latin  était  la  langue  politique  de  la  Hongrie,  le  grec,  sur  tout 
le  Bas- Danube,  était  la  langue  du  commerce.  L'affermissement 
du  pouvoir  de  Milosch  rappela  en  Serbie  le  jeune  Garachanine. 
C'était  dans  une  petite  ville  des  Confins^  derrière  le  comptoir  d'un 
marchand,  qu'il  avait  appris  tout  ce  qu'il  savait  de  l'Europe,  l'al- 
lemand, qui  lui  servit  plus  tard  pour  s'instruire  par  la  lecture,  le 
grec,  qui  lui  fut  utile  pour  traiter  avec  la  Roumanie  et  avec  Con- 
stantinople; il  n'a  jamais  su  le  français,  ou  du  moins  ne  l'a  jamais 
parlé.  Malgré  ce  que  cette  éducation  avait  d'incomplet,  M.  Gara- 


SOUVENIRS    d'un    VOYAGE    EN    SERBIE.  125 

chanine  fut  à  la  hauteur  de  toutes  les  situations.  11  se  fit  remar- 
quer par  l'énergie  de  son  caractère  et  la  netteté  de  son  esprit;  dans 
les  luttes  qui  précédèrent  la  chute  des  Obrenovitch,  il  avait  été  au 
premier  rang  des  opposans  :  aussi,  dès  18/iZi,  devenait-il  ministre 
de  l'intérieur  et  en  1852  président  du  conseil  des  ministres.  Dans 
cette  position  élevée,  on  le  vit  deviner  tout  ce  qu'il  n'avait  pas  ap- 
pris; ce  fut  sous  son  impulsion  que  des  routes  furent  percées  à  tra- 
vers les  forêts  serbes,  et  que  l'instruction  primaire  commença  de  se 
répandre;  en  même  temps  il  donna  l'exemple  d'envoyer  étudier  en 
Occident  les  fils  des  familles  aisées.  En  fait  de  politique  étrangère, 
il  adopta  une  ligne  de  conduite  qui  demandait  beaucoup  de  tact  et 
de  fermeté  :  il  lutta  à  la  fois  contre  la  Russie,  qui  voulait  entraîner 
la  Serbie  dans  les  révoltes  des  Bulgares  et  des  Bosniaques,  et  contre 
l'Autriche ,  qui  prétendait  humilier  devant  la  Turquie  le  prince 
Alexandre.  Sans  illusions  sur  la  malveillance  de  l'Angleterre,  sur 
les  hésitations  et  les  ignorances  de  la  politique  française,  il  s'ap- 
puyait plus  volontiers  sur  les  puissances  occidentales;  avec  elles  du 
moins,  on  ne  risquait  pas  de  payer  trop  cher  les  services  rendus  et 
de  voir  la  protection  se  tourner  en  domination.  Lorsque  Kara-Geor- 
gevitch  se  fut  compromis  sans  retour,  M.  Garachanine  fut  nommé 
par  l'assemblée  président  du  gouvernement  provisoire  chargé  de 
transmettre  le  pouvoir  à  Milosch.  Ainsi  placé  en  dehors  des  ques- 
tions dynastiques,  estimé  des  Serbes  et  des  étrangers  pour  son  pa- 
triotisme et  son  désintéressement,  nul  ne  pouvait  apporter  au  prince 
un  plus  efficace  concours  et  plus  d'autorité  morale. 

Quant  à  M.  Marinovitch,  né  en  1821  à  Séraïewo,  en  Bosnie,  em- 
ployé à  la  chancellerie  de  Milosch,  il  était  allé  à  Paris  compléter 
son  éducation  aux  frais  du  prince,  puis  il  avait  été  directeur  aux 
affaires  étrangères,  et  en  1-856  ministre  des  finances.  Pendant  son 
passage  aux  relations  extérieures,  il  avait  rempli  en  185Zi  une  mis- 
sion politique  confidentielle  auprès  des  cabinets  de  Paris  et  de 
Londres,  et  contribué  ainsi  non-seulement  à  préserver  la  Serbie 
d'une  occupation  autrichienne,  mais  encore  à  faire  reconnaître  et 
consolider  son  autonomie  par  le  traité  de  Paris.  Ministre  des  finances, 
il  avait  fait  élaborer  un  projet  de  code  et  créé  à  Belgrade  un  tribu- 
nal de  commerce;  il  avait  amélioré  la  comptabilité  financière  et, 
par  un  ingénieux  système  d'amortissement,  fourni  aux  nombreux 
débiteurs  de  l'état  le  moyen  d'acquitter  peu  à  peu  des  dettes  déjà 
anciennes.  De  tous  les  hommes  politiques  de  la  Serbie,  M.  Marino- 
vitch est  peut-être  celui  qui,  par  l'incroyable  facilité  avec  laquelle 
il  parle  nos  langues  et  l'apparent  abandon  de  sa  conversation,  fait 
le  plus  l'effet  dun  Occidental. 

Aussitôt  après  son  avènement,  le  prince  songea  à  reprendre  une 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

négociation  déjà  entamée  par  Milosch,  et  qui  préoccupait  la  nation 
tout  entière.  Il  s'agissait  du  séjour  des  musulmans  dans  les  forte- 
resses serbes.  Le  firman  de  1830  avait  posé  en  principe  que  «  dé- 
fense était  faite  aux  musulmans  qui  n'appartenaient  pas  aux  garni- 
sons des  forteresses  d'habiter  en  Serbie;  »  mais  des  délais  successifs 
avaient  été  accordés  aux  Turcs  qui  possédaient  des  biens  hors  des 
forteresses,  et,  à  Belgrade  comme  dans  les  autres  villes  de  garnison, 
on  avait  laissé  se  maintenir  un  quartier  turc  en  dehors  de  la  cita- 
delle. A  Belgrade  même,  on  avait  eu  la  faiblesse  de  permettre  aux 
Turcs  d'établir  deux  corps  de  garde  dans  la  ville  et  d'y  avoir  leur 
police  avec  une  justice  mixte,  ce  qui  amenait  de  perpétuels  con- 
flits. Plus  la  Serbie  s'enrichissait  et  prenait  confiance  en  elle-même, 
et  plus  elle  supportait  impatiemment  cet  état  de  choses;  en  attendant 
qu'elle  exigeât  la  révision  des  traités,  elle  n'était  pas  disposée  à  les 
laisser  encore  violer  à  son  détriment.  C'était  surtout  pour  avoir  mé- 
connu cette  volonté  du  pays  que  le  prince  Alexandre  était  tombé;  les 
Obrenovitch.  en  rentrant  à  Belgrade,  avaient  compris  que,  s'ils  vou- 
laient compter  sur  l'avenir,  il  leur  fallait  à  tout  prix  ne  pas  trom- 
per ce  désir  du  peuple  serbe.  En  gens  sensés,  ils  commencèrent  par 
négocier.  Réputée  partie  intégrante  de  l'empire  ottoman,  la  Serbie 
ne  peut  avoir  de  représentant  officiel  qu'à  Stamboul.  M.  Marino- 
vitch  n'en  partit  pas  moins,  dès  la  fin  de  18(50,  pour  aller  solliciter 
le  concours  bienveillant  des  cabinets  de  Vienne,  Berlin,  Pétersbourg, 
Paris  et  Londres.  Ce  n'était  pas  seulement  la  question  des  forte- 
resses qu'il  était  chargé  d'exposer,  il  avait  aussi  à  faire  comprendre 
la  nécessité  où  se  trouverait  le  prince  Michel  de  modifier  dans  le 
sens  d'une  plus  énergique  concentration  du  pouvoir  le  règlement 
organique  octroyé  par  la  Porte  en  183y.  On  put  bientôt  juger  des 
heureux  résultats  de  cette  mission.  Au  printemps  de  1861,  M.  Ga- 
rachanine  alla  nettement  demander  à  Constantinople  que  les  traités 
relatifs  au  droit  de  garnison  fussent  enfin  exécutés,  et  ses  démarches 
furent  chaudement  appuyées  par  les  ambassades  de  France  et  de 
Russie,  ainsi  que  par  les  ministres  d'Italie  et  de  Prusse.  Au  mois 
d'août,  la  skoupchtina  votait  avec  enthousiasme  toute  une  série 
de  mesures  par  lesquelles  se  trouvait  tacitement  abrogée  la  charte 
de  'J839.  Le  sénat  fut  reconstitué  de  manière  à  ne  plus  être  un 
foyer  d'intrigues,  la  milice  nationale  fut  créée,  l'hérédité  du  trône 
dans  la  famille  Obrenovitch  fut  de  nouveau  proclamée.  La  Turquie 
voulut  entraîner  les  grandes  puissances  à  condamner  ces  change- 
mens;  mais  l'Angleterre  et  l'Autriche  étaient  seules  disposées  à  s'en- 
gager dans  cette  voie,  et  le  divan  dut  se  borner  à  une  protestation 
stérile. 

Nous  avons  tenu  à  montrer  quelle  avait  été  dès  le  début  la  pen- 


SOUVENIRS    d'un    VOYAGE    EN    SERBIE.  127 

sée  du  règne  ;  nous  insisterons  moins  sur  les  événemens  qui  sui- 
virent et  qui  sont  plus  connus.  Les  Turcs  se  chargèrent  de  faire 
avancer  la  question;  comme  l'a  dit  ici-même  M.  Ubicini,  a  le  pre- 
mier coup  de  canon  tiré  sur  Belgrade,  par  ordre  d'Achir-Pacha, 
dans  la  matinée  du  17  juin  1862,  a  tué  la  domination  ottomane  en 
Serbie  (1).  »  Sans  le  courage  de  M.  Garachanine,  sans  la  prompte 
et  hardie  intervention  des  consuls  de  France  et  d'Angleterre,  cette 
échaulTourée,  qu'avaient  annoncée  depuis  plusieurs  mois  de  nom- 
breuses rixes  entre  Turcs  et  Serbes,  aurait  fait  couler  bien  du  sang, 
Le  danger  de  la  situation  semblait  démontré  à  tous  les  yeux.  Pour- 
tant, par  suite  de  la  vive  résistance  de  l'orgueil  musulman,  ouver- 
tement encouragée  par  l'Angleterre  et  l'Autriche,  la  conférence  de 
Constantinople  n'adopta  que  des  demi-mesures.  Les  Serbes  étaient 
délivrés  des  forts  intérieurs  de  Sokol  et  d'Ouijitza,  les  musulmans  ne 
pouvaient  plus  habiter  que  dans  l'enceinte  des  forteresses;  mais  les 
canons  de  Belgrade  restaient  braqués  sur  la  cité,  comme  ceux  de 
Semendria  et  de  Schabatz  sur  ces  villes  commerçantes  (8  septembre 
18(52).  C'était  pourtant  un  progrès  que  de  ne  plus  rencontrer  aux 
portes  de  Belgrade  ces  corps  de  garde  turcs,  signe  humiliant  de 
vasselage,  que  de  n'avoir  plus  dans  toute  la  ville  qu'une  seule  po- 
lice, une  seule  juridiction;  c'était  surtout  un  avantage  pour  le  cabi- 
net serbe  de  pouvoir  sans  cesse  invoquer  dans  la  controverse  diplo- 
matique un  de  ces  griefs  auxquels  l'adversaire  ne  trouve  à  répondre 
que  par  de  mauvaises  raisons.  L'évacuation  complète  des  forteresses 
serbes  n'était  plus  désormais  qu'une  affaire  d'occasion  et  de  temps. 
Sous  la  pression  diplomatique  de  toute  l'Europe,  le  prince  Michel 
et  la  Serbie  avaient  accepté,  non  sans  des  protestations  plusieurs 
fois  répétées,  la  décision  de  la  conférence.  Les  années  1863  et  1864 
furent  employées  à  discuter  et  à  régler  les  détails  de  l'exécution. 
Les  faubourgs  de  Belgrade  et  des  autres  forteresses  furent  évacués; 
mais  la  question  des  indemnités  mutuelles  amena  de  longs  débats, 
et  il  y  eut  certaines  difficultés  sur  lesquelles  on  ne  put  arriver  à 
s'entendre.  Ainsi,  profitant  d'un  oubli  de  la  conférence,  les  Turcs 
refusèrent  d'abandonner  une  forteresse  appelée  le  Petit-Zvornik, 
sur  la  Drina,  et  l'ouvrage  situé  sur  la  rive  serbe  du  Danube,  vis-à- 
vis  de  la  forteresse  turque  d'Adah-Kalé.  Aussi,  dans  la  réponse 
qu'elle  fit  le  19  août  au  message  du  prince,  la  skoupchtina  tradui- 
sait-elle fidèlement  le  sentiment  national  en  disant  :  «  Tout  progrès 
réel  est  interdit  à  la  Serbie  aussi  longtemps  que  les  forteresses  tur- 
ques entretiendront  le  pays  dans  de  continuelles  appréhensions. 

(1)  Voyez,  dans  la  Pievue  du  15  mai  1804,  la  Principauté  de  Serbie  et  le  pays  serbe, 
par  M.  Cbicini.  On  trouvera,  dans  VAnnuaire  des  Deux  Mondes  de  18G2-18G3,  un  récit 
détaillé  du  bombardement  de  Belgrade  et  des  négociations  qui  le  suivirent. 


128  REVUE    DES    DEUX    MOJNDES. 

Les  liabitans  de  la  Serbie  ne  pourront  se  rassurer  tant  que,  sous 
ce  rapport  aussi,  pleine  satisfaction  n'aura  pas  été  donnée  aux  ré- 
clamations légitimes  de  votre  altesse  et  de  toute  la  nation.  »  Cette 
même  assemblée  ne  se  sépara  pas  sans  avoir  consenti  à  une  sage 
réforme  dans  le  système  de  l'impôt  direct  et  à  l'établissement  de 
quelques  taxes  indirectes,  mesures  qui  augmentaient  les  ressources 
du  pouvoir,  et  lui  permettaient  de  pousser  plus  activement  ses  pré- 
paratifs. L'armée  et  la  milice  nationale  s'organisaient  et  s'exer- 
çaient par  les  soins  d'un  officier  du  génie  français,  M.  Mondain, 
qui  a  rempli  en  Serbie  les  fonctions  de  ministre  de  la  guerre  et 
des  travaux  publics  jusqu'au  mois  de  mai  1865.  Comme  pour  ré- 
pondre par  une  éclatante  manifestation  à  la  mauvaise  volonté  de  la 
Porte  et  de  certains  cabinets  européens,  on  célébrait  à  Belgrade  par 
des  réjouissances  publiques  le  cinquantième  anniversaire  du  réveil 
de  la  nation,  alors  que  Milosch  Obrenovitch,  après  la  défaite  de 
Kara-George,  donna  le  signal  de  la  seconde  insurrection  qui  devait 
aboutir  à  l'affranchissement  définitif  de  la  Serbie. 

En  lb66,  l'agitation  continua.  Avant  et  après  Sadovva,  la  presse 
occidentale  discutait  avec  ardeur  des  plans  plus  ou  moins  chi- 
mériques d'après  lesquels  on  aurait  donné  à  l'Autriche,  expul- 
sée de  l'Italie  et  rejetée  vers  l'Orient,  des  compensations  territo- 
riales en  Bosnie  et  en  Herzégovine.  Or  les  Serbes  se  croient  des 
droits  sur  ces  provinces  toutes  slaves,  et  frémissaient  à  l'idée  de 
voir  s'y  établir,  au  lieu  de  la  Turquie,  malade  dont  ils  espèrent 
bientôt  hériter,  une  des  grandes  puissances  militaires  de  l'Europe. 
Ce  danger  une  fois  écarté  par  le  traité  de  Prague,  on  eut  l'idée  à 
Belgrade  de  profiter,  pour  agir  à  Constantinople,  des  embarras  que 
causaient  au  sultan  l'insurrection  Cretoise  et  l'attitude  hostile  de 
la  Grèce.  Pendant  que  le  prince  Michel  parcourait  la  Serbie  et  pas- 
sait à  Passarowitz  une  revue  de  10,000  miliciens  qui  fit  quelque 
bruit,  M.  xMarinovitch,  envoyé  à  Saint-Pétersbourg  pour  assister  au 
mariage  du  tsarévitch,  y  recevait  le  meilleur  accueil,  et  passait  à 
son  retour  par  Berlin  et  par  Vienne.  Au  mois  d'octobre  1867, 
M.  Ristitch,  agent  serbe  à  Constantinople,  demanda  formellement 
l'évacuation  complète  des  forteresses,  y  compris  Belgrade. 

Les  Serbes  laissaient  volontiers  croire  qu'un  refus  de  la  Porte 
entraînerait  entre  la  Serbie  et  la  Turquie  une  rupture  qui  amène- 
rait peut-être  le  soulèvement  de  toute  la  partie  européenne  de 
l'empire;  la  situation  de  l'Europe  était  en  même  temps  si  incer- 
taine que  le  cabinet  ottoman  pouvait  craindre  de  se  voir  enlever 
par  quelque  conflagration  générale  le  bénéfice  des  garanties  et  des 
alliances  sur  lesquelles  il  avait  le  plus  le  droit  de  compter.  Dans 
de  telles  circonstances,  aucun  ambassadeur  n'osa  conseiller  au  sul- 


SOUVENIRS    d'un    VOYAGE    EN   SERBIE.  129 

tan  la  résistance.  La  France  et  la  Russie,  que  suivaient  l'Italie  et  la 
Prusse,  avaient  déjà  poussé  en  1862  à  l'évacuation  des  forteresses. 
Quant  au  cabinet  de  Vienne,  qui  s'y  était  opposé  en  1862,  son  ac- 
tion fut  toute  contraire  en  1866  :  c'est  que  déjà  M.  de  Beust  rêvait 
de  réconcilier  entre  elles  et  avec  leur  souverain  les  diverses  races 
soumises  au  sceptre  des  Habsbourg.  Or  mécontenter  la  Serbie,  n'é- 
tait-ce point  alarmer  la  Croatie  et  faire  de  Belgrade,  à  deux  pas  de 
Neusatz  et  d'Agrani,  le  centre  de  la  propagande  panslaviste  chez 
les  Slaves  du  sud?  Pour  ce  qui  est  de  l'Angleterre,  les  idées  s'y 
sont  bien  modifiées  depuis  quelques  années  au  sujet  de  la  Turquie  : 
les  Anglais  commencent  à  comprendre  que  l'Orient,  quoi  qu'on 
fasse,  doit  se  transformer,  et  que  les  races  chrétiennes  y  sont  les 
héritières  nécessaires  des  Osmanlis.  Sans  donner  d'avis  formel,  lord 
Stanley  déclarait  volontiers  qu'à  son  avis  il  faudrait  «  que  les  Rou- 
mains et  les  Serbes  devinssent  plutôt  les  alliés  que  les  sujets  des 
Turcs.  » 

Habilement  conduites  par  M,  Ristitch,  les  négociations  abouti- 
rent; le  3  mars  1867,  le  grand-vizir  écrivit  au  prince  Michel  pour 
lui  annoncer  que  le  sultan  lui  faisait  remise  des  forteresses;  tout  ce 
qu'il  exigeait,  c'était  qu'à  côté  du  drapeau  serbe  le  drapeau  otto- 
man continuât  de  flotter  sur  la  citadelle  de  Belgrade.  Le  prince  ré- 
pondit en  exprimant  l'intention  de  se  rendre  à  Constantinople  dès 
qu'il  saurait  son  voyage  agréé;  il  y  fut  reçu  bientôt  après  avec 
beaucoup  de  distinction.  En  retournant  à  Belgrade,  il  passa  par  Bu- 
charest.  Sa  rentrée  à  Belgrade  fut  triomphale;  les  canons  turcs  et 
serbes  tonnaient,  la  population  poussait  des  zivio  enthousiastes. 
Le  18  avril,  après  une  lecture  solennelle  du  firman,  le  pavilloH  de 
la  principauté  fut  arboré  sur  la  forteresse  à  côté  de  celui  du  sul- 
tan. Les  Turcs  évacuèrent  tous  les  points  qu'ils  occupaient  encore. 

Depuis  leur  départ,  forteresse  et  quartier  turc  sont  restés  à  peu 
près  dans  l'état  où  ils  les  avaient  laissés.  La  vaste  citadelle,  avec 
tout  son  système  de  batteries  étagées  depuis  les  bords  du  Danube 
et  de  la  Save,  dont  elle  domine  le  confluent,  jusqu'au  sommet  du 
plateau  qui  porte  la  ville,  est  presque  vide.  La  mosquée  est  murée; 
quelques  officiers  habitent  le  spacieux  koiiak  du  pacha,  et  quelques 
soldats  les  grandes  casernes  neuves  élevées  il  y  a  quelques  années 
à  peine;  on  a  installé  les  forçats  dans  les  fossés,  et  de  l'esplanade 
intérieure  comme  des  glacis  ils  travaillent  à  faire  une  promenade. 
Un  café  s'est  établi  sur  un  rempart  d'où  Ton  voit  la  Save  errer  en 
longs  détours  dans  cette  plaine  basse  que  le  Danube  et  son  aflluent 
forment  en  face  de  Belgrade.  Il  faudrait  démolir  ces  bastions  ébré- 
chés  :  l'on  ferait  ainsi  de  ce  côté  place  à  la  ville,  et  des  maisons 
neuves  pourraient  s'élever  dans  une  magnifique  situation;  mais  ces 

TOME   I.XXMf.    —    1809.  9 


130  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

trava,ux  de  démolition  coûteraient  trop  cher.  On  laisse  donc  faire  le 
temps.  Muraille  après  muraille  croulera  dans  les  fossés,  qu'enva- 
hissent déjà  les  jardins,  et  où  l'on  voit  briller,  suspendues  par  pa- 
quets au  soleil,  les  gousses  rouges  et  pointues  du  piment. 

Quant  au  quartier  voisin  du  Danube,  il  présente  un  aspect  plus 
étrange  et  plus  morne  encore.  Au-dessus  des  mosquées  condam- 
nées, quelques  minarets  s'élèvent  blancs  et  droits;  on  s'attendrait, 
quand  le  soleil  s'abaisse  vers  l'occident  en  empourprant  la  Save,  à 
voir  le  muezzin  apparaître  au  petit  balcon  circulaire  et  à  l'entendre 
lancer  son  appel  sonore  vers  les  quatre  côtés  de  l'horizon.  D'autres 
au  contraire  sont  découronnés,  ont  perdu  leur  chapeau  de  métal  et 
leur  pointe  élancée.  Quant  aux  maisons,  le  gouvernement  en  est 
devenu  maître  par  les  indemnités  qu'il  a  payées  aux  Turcs  expro- 
priés; il  a  loué  bon  nombre  des  plus  petites  à  des  Juifs,  à  des  Tsi- 
ganes ou  à  des  émigrés  du  Banat.  Seuls  les  konaks  des  pachas  et 
des  eîTendis  n'ont  pas  trouvé  de  locataires;  ces  grandes  maisons 
restent  donc  là  toutes  délabrées;  bien  des  fenêtres  ont  perdu  leur 
châssis,  le  vent  et  la  pluie  entrent  librement  dans  les  vastes  salles 
désertes.  Ailleurs  l'enduit  qui  couvrait  les  briques  est  tombé,  et  la 
maison,  jadis  tout  ornée  de  ces  arabesques  peintes  qu'aiment  les 
Orientaux,  montre  partout  son  pauvre  squelette.  Tout  cela  fait  son- 
ger à  l'empire  turc,  qui  s'en  va  de  mên:e  lambeau  par  lambeau,  et 
que  l'on  replâtre  parfois,  que  l'on  ne  répare  jamais. 

II. 

Grâce  à  sa  patriotique  persévérance  et  à  l'habileté  de  ses  princi- 
paux collaborateurs,  MM.  Garachanine,  Marinovitch,  PJstitch,  grâce 
à  l'attitude  du  peuple  serbe  et  au  concours  de  l'Occident,  le  prince 
Michel  avait  réussi  à  compléter  l'œuvre  de  son  père  Milosch,  et  à 
délivrer  des  garnisons  étrangères  le  sol  de  la  Serbie.  La  diplomatie 
espérait  que  la  remise  des  forteresses  établirait  entre  le  sultan  et 
son  vassal  des  rapports  de  confiance  et  désintéresserait  pour  long- 
tem.ps  la  Serbie.  C'était  une  illusion  :  pour  être  plus  patiente  et 
moins  bruyante  que  celle  des  Hellènes,  l'ambition  des  Serbes  n'est 
pas  moins  vaste  et  moins  hardie.  Il  ne  convenait  ni  au  prince  ni  au 
peuple,  après  ce  succès,  d'en  paraître  trop  conteus,  de  laisser  croire 
à  l'Europe  qu'ils  n'avaient  plus  rien  à  désirer;  ils  acceptaient  la 
récente  concession  de  la  Porte  comme  un  à-compte  dont  ils  vou- 
laient bien  se  déclarer  provisoirement  satisfaits. 

Il  survint  bientôt  d'ailleurs  un  incident  qui  détruisit  tout  le  bon 
effet  qu'avait  pu  produire  l'évacuation  :  ce  fut  l'échauffourée  qui  eut 
lieu_le  20  août  1867,  devant  Routchouk,  à  bord  du  bateau  du  Lloyd 


SOUVENIRS    d'un   VOYAGE    EN    SERBIE.  131 

le  Germania.  L'orgueil  obstiné  de  Midhat-Pacha,  le  redouté  gou- 
verneur de  Bulgarie,  et  l'incapacité  ou  la  lâcheté  d'un  consul  autri- 
chien amenèrent  une  collision  où  périrent,  égorgés  par  les  soldats 
turcs,  le  Bulgare  Iwan  Yoïnof  et  le  Serbe  Zvetko  Pavlovitch,  porteur 
d'un  passeport  de  son  gouvernement.  L'émotion  fut  profonde  en 
Serbie.  Cet  incident  donna  lieu,  pendant  que  continuaient  toujours 
les  préparatifs  militaires,  à  un  échange  de  notes  assez  vives  entre 
M.  Garachanine  et  Fuad-Pacha.  Celui-ci  finit  par  désavouer  indi- 
rectement Midhat-Pacha  en  déclarant  que  le  sultan  accorderait  une 
indemnité  à  la  famille  de  Zvetko  Pavlovitch.  L'Autriche  blâma  et 
rappela  son  consul.  Cette  attitude  résolue  du  gouvernement  serbe 
n'était  pas  faite  pour  déplaire  au  pays  ;  malheureusement  la  po- 
litique suivie  à  l'intérieur  n'obtenait  pas  le  même  assentiment.  En 
dépit  de  la  proclamation  par  laquelle  le  prince  au  début  de  son 
règne  avait  annoncé  qu'il  voulait  inaugurer  le  règne  de  la  loi,  on 
n'avait  encore  que  le  gouvernement  personnel.  Souvent  violent  et 
cruel  avec  Milosch,  le  despotisme  avec  le  prince  Michel  était  plein 
de  bonnes  intentions  et  avait  horreur  du  sang;  mais  il  était  parfois 
un  peu  étroit  et  tracassier.  Milosch,  si  vous  l'inquiétiez,  vous  nom- 
mait à  quelque  haute  fonction;  vous  partiez  pour  vous  rendre  à 
votre  poste,  vous  n'y  arriviez  pas  :  à  la  traversée  de  quelque  obs- 
cure forêt,  l'ennemi  du  prince  disparaissait  sans  que  personne  eût 
l'indiscrétion  de  jamais  demander  de  ses  nouvelles.  Comme  un 
vrai  chef  de  tribu,  Milosch  se  mêlait  de  tout;  les  femmes  venaient 
se  plaindre  à  lui  de  leurs  maris,  les  maris  de  leurs  femmes,  et  il 
remettait  souvent  assez  brutalement  la  paix  dans  les  ménages.  On 
raconte  l'histoire  de  deux  couples  qui  ne  s'accordaient  pas,  et  qui 
étaient  venus  en  même  temps  lui  apporter  leurs  plaintes  ;  sans  ap- 
peler ni  juge  ni  pope,  il  ordonna  aux  deux  maris  de  permuter.  Les 
unions  ainsi  improvisées  furent,  ajoute  la  chronique,  aussi  fécondes 
qu'heureuses. 

Avec  le  prince  Michel,  on  n'avait  à  craindre  ni  sanguinaires  vio- 
lences, ni  bizarres  caprices;  mais,  très  sûr  de  vouloir  le  bien,  très 
convaincu  que  son  peuple,  jeune  encore  et  ignorant,  avait  besoin, 
pour  apprendre  à  marcher,  d'être  conduit  à  la  lisière,  il  s'alarmait 
un  peu  vite  en  voyant  s'éveiller  chez  la  bourgeoisie  des  villes  l'es- 
prit de  critique  et  de  discussion.  De  ce  que  l'on  a  si  bien  appelé  chez 
nous  les  libertés  nécessaires,  tout  ce  que  possédait  la  Serbie  en 
1867,  c'était  ce  principe  de  droit  public,  que  le  souverain  ne  peut 
lever  d'impôts  qui  n'aient  été  consentis  par  le  peuple,  ni  faire  sans 
son  concours  de  lois  organiques.  La  plénitude  du  pouvoir  consti- 
tuant résidait  bien  ainsi  en  théorie  dans  la  skoupchiina;  mais  cette 
assemblée  ne  se  réunissait  que  tous  les  trois  ans  et  pour  quelques 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jours.  Quand  elle  n'était  pas  poussée  par  un  de  ces  mouvemens  ir- 
résistibles de  l'opinion  qui  avaient  renversé  Milosch  et  Kara-Geor- 
gevitch,  elle  se  bornait  à  prendre  acte  par  une  adresse  des  décla- 
rations du  prince,  à  approuver  sa  politique,  à  voter  l'impôt  et  à 
sanctionner  les  lois  proposées.  Dans  l'intervalle  des  sessions,  c'est 
le  sénat,  composé  d'une  vingtaine  de  membres  révocables,  qui  était 
chargé  de  régler  l'application  des  lois  en  élaborant  tout  ce  que  l'on 
appelle  en  France  décrets,  ordonnances,  arrêtés.  Il  était  aisé,  sous 
prétexte  d'appliquer  la  loi,  d'arriver  souvent  à  la  modifier,  et  d'em- 
piéter ainsi  sur  le  pouvoir  législatif.  Le  jury  n'existait  pas;  la  jus- 
tice civile  et  criminelle  était  rendue  par  des  juges  amovibles.  Pas 
de  liberté  de  la  presse;  tout  article,  avant  d'être  publié  dans  un 
des  quatre  ou  cinq  journaux  que  possédait  Belgrade,  devait  être 
soumis  à  la  censure.  On  cite  un  jeune  homme,  un  des  employés  les 
plus  intelligens  et  les  plus  instruits  de  la  chancellerie,  qui  encourut 
une  sorte  de  disgrâce  pour  avoir  été  d'un  autre  avis  que  le  prince 
sur  la  question  du  théâtre  national  que  celui-ci  voulait  faire  con- 
struire à  Belgrade;  quant  au  malheureux  article  où  étaient  respec- 
tueusement exposées  ces  objections,  il  fut,  cela  va  sans  dire,  arrêté 
au  passage.  Les  observations  les  plus  modérées  sur  les  actes  du 
gouvernement  étaient  impitoyablement  barrées;  on  n'admettait  que 
l'éloge.  Les  journaux  étrangers,  surtout  les  journaux  slaves  d'Agram 
et  de  Neusatz,  étaient  sans  cesse  arrêtés. 

Sous  un  tel  régime,  la  voix  de  l'opinion  avait  quelque  peine  à 
se  faire  entendre;  pourtant  il  y  avait  dans  le  pays  un  certain  désir 
de  réformes  libérales.  Le  prince,  avec  son  esprit  modéré  et  son 
loyal  patriotisme,  aurait  écouté  ces  vœux  sans  la  fâcheuse  influence 
qu'avait  prise  sur  lui  M.  Nicolas  Christitch,  depuis  plusieurs  années 
ministre  de  l'intérieur.  M.  Christitch,  caractère  souple  et  tenace, 
esprit  médiocre,  appartenait  à  la  catégorie  de  ces  politiques  qui 
veulent  ériger  en  dogme  l'infaillibilité  de  l'administration;  c'était 
un  de  ces  officieux  qui  croient  que  tout  va  pour  le  mieux  tant  qu'ils 
sont  ministres,  tant  que  personne  n'a  le  droit  de  signaler  leurs  er- 
reurs et  de  relever  leurs  fautes.  Il  allait  sans  cesse  répétant  au 
prince  que  c'étaient  «  les  politiques  d'estaminet  qui  seuls  deman- 
daient des  réformes.  »  Dans  cette  résistance  à  toute  innovation  et  à 
tout  progrès,  il  avait  pour  soutien  M.  Baïko  Léchianine,  ministre  de 
la  justice;  celui-ci,  par  la  pression  qu'il  exerçait  sur  les  décisions 
des  magistrats,  provoquait  bien  des  haines  qui  ne  s'arrêtaient  pas  au 
ministre.  C'est  ce  dont  on  s'aperçoit  en  lisant  les  débats  du  procès 
intenté  aux  assassins  du  prince.  Trois  des  meurtriers  prétendirent 
que,  s'ils  étaient  entrés  dans  le  complot,  c'était  parce  qu'ils  avaient 
été  injustement  dépouillés  par  les  tribunaux.  S'il  y  avait  eu  une 


SOUVENIRS   d'un   VOYAGE    EN   SERBIE.  133 

magistrature  indépendante,  ou  tout  au  moins  un  ministre  judicieux 
et  discret,  n'engageant  pas  hors  de  propos  la  personne  du  souve- 
rain, ces  misérables  auraient-ils  pu  songer  à  faire  porter  au  prince 
la  peine  de  prétendues  iniquités  qu'il  avait  sans  doute  ignorées? 

11  y  avait  encore  une  autre  cause  de  mécontentement,  que  nous 
ne  saurions  nous  dispenser  d'indiquer.  Le  prince  avait  épousé  en 
1853  Julie,  fille  du  comte  hongrois  Huniady  de  Tékély.  Pendant 
plus  de  dix  ans,  malgré  le  vif  chagrin  qu'il  éprouvait  de  n'avoir 
pas  d'enfans  de  son  mariage,  cette  union  avait  paru  heureuse.  Très 
belle,  gracieuse  et  affable,  la  princesse  Julie  était  aimée  à  Belgrade; 
en  juin  1862,  lors  du  bombardement,  pendant  l'absence  de  son 
époux,  elle  avait  montré  une  présence  d'esprit  et  un  courage  dont 
on  lui  avait  su  beaucoup  de  gré.  Après  cette  alerte,  elle  partit  avec 
une  sorte  de  mission  officieuse  pour  les  principales  capitales  de  l'Eu- 
rope; mais  elle  resta  trop  longtemps  en  route.  A  son  retour,  elle 
trouva  son  époux  tout  changé;  il  avait  accueilli  de  mauvais  bruits 
qu'à  Belgrade  on  a  toujours  regardés  comme  des  calomnies.  Il  y 
eut,  au  bout  de  quelques  mois,  séparation  tacite  :  la  princesse 
Julie  alla  vivre  en  Autriche  et  en  Hongrie.  On  la  vit  partir  avec 
regret,  on  s'inquiétait  de  projets  auxquels  son  départ  laissait  le 
champ  libre.  Le  prince,  qui  avait  besoin  d'affections  domestiques, 
ne  quittait  plus  la  maison  de  sa  cousine  germaine,  M'"''  Anka  Gon- 
stantinievitch,  femme  énergique,  intelligente,  ambitieuse;  celle-ci 
avait  une  fille,  Catherine,  dont  sa  mère,  croyait-on,  voulait  faire  une 
princesse  de  Serbie.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  prince  parais- 
sait très  sensible  au  charme  de  ces  dix-neuf  ans,  de  cette  fraîcheur 
et  de  cette  grâce,  de  ces  yeux  étincelans  et  doux,  les  plus  beaux  que 
j'aie  vus  en  Serbie;  cependant  il  y  avait  bien  des  obstacles  à  vaincre. 
La  stérilité  de  l'union  actuelle  et  le  désir  qu'éprouvait  le  pays  d'a- 
voir un  héritier  direct  de  la  couronne  auraient  peut-être  pu  faire 
prononcer  le  divorce;  mais  M""  Catherine  était  cousine  du  prince 
au  second  degré,  et  l'église  grecque,  qui  prohibe  les  mariages  entre 
parens  même  très  éloignés,  aurait-elle  jamais  consenti  à  bénir  une 
alliance  que  d'ailleurs  le  préjugé  populaire  eût  réprouvée  comme 
une  sorte  d'inceste? 

Vers  la  fin  de  l'année  1867  survint  un  Incident  qui  contribua  en- 
core à  alarmer  l'opinion.  Sans  donner  d'explications,  M.  Garacha- 
nine  quitta  le  ministère;  or  c'était  l'homme  en  qui  le  pays  avait  le 
plus  de  confiance.  On  le  savait  hostile  aux  projets  que  l'on  prêtait 
à  M'"^  Anka,  qui  soutenait  de  son  côté  MM.  Christitch  et  Léchianine. 
Appelé  par  le  prince,  M.  Ristitch  demanda  l'éloignement  de  M.  Chri- 
stitch, et  ne  put  l'obtenir;  il  refusa  d'entrer  au  ministère.  11  y  avait 
donc,  au  printemps  de  1868,  un  certain  malaise  dans  les  esprits. 


13A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  prince  était  toujours  très  aimé,  presque  adoré  de  la  foule,  surtout 
dans  les  campagnes;  mais  on  en  voulait  à  ceux  qui  l'entouraient. 
Un  jeune  Genevois,  M.  Bétant,  homme  de  mérite  qui  s'est  attaché  à 
la  Serbie,  qui  en  a  appris  la  langue  et  qui  remplit  à  la  chancellerie 
des  fonctions  de  confiance,  accompagnait  souvent  le  prince  dans  ses 
excursions  et  ses  parties  de  chasse;  bien  des  fois,  dans  les  villages 
où  on  s'arrêtait  la  nuit,  il  a  entendu  les  paysans  se  dire  l'un  à 
l'autre  :  «  Pourquoi  prend-il  de  pareils  ministres?  Ce  ne  sont  pas  ses 
vrais  amis!  »  A  quoi  quelque  vieillard  répondait  :  «  Après  tout,  il 
les  connaît  mieux  que  nous,  il  est  plus  capable  de  juger;  peut-être 
a-t-il  ses  raisons,  que  nous  ne  savons  pas.  » 

Dans  les  villes,  la  mauvaise  humeur  était  plus  marquée;  mais  là 
aussi  on  distinguait  entre  le  souverain  et  ses  ministres.  On  ne  con- 
naissait pas  d'ennemis  au  prince;  il  n'avait  jamais  commis  aucun 
de  ces  actes  de  violence  qui  soulèvent  les  haines.  Pourtant,  dans 
les  premiers  jours  de  juin,  il  serait  arrivé,  dit-on,  certains  bruits 
de  conspiration  jusqu'aux  oreilles  des  ministres.  Ceux-ci  avaient 
trop  intérêt  à  nier  le  mécontentement  public  pour  accueillir  des  ru- 
meurs qui  auraient  donné  un  démenti  à  leurs  assurances  quoti- 
diennes. Aucune  précaution  ne  fut  donc  prise;  le  prince,  qui  détes- 
tait l'étiquette,  continua  de  sortir,  comme  il  en  avait  l'habitude, 
avec  ses  parentes,  qui  l'accompagnaient  presque  toujours,  sans  autre 
escorte  qu'un  aide-de-camp  et  deux  ou  trois  domestiques.  Sa  pro- 
menade favorite  était  un  bois  voisin  du  pavillon  de  Topchi-déré. 
Tout  près  de  cette  maison  de  plaisance,  sur  les  collines  qui  bordent 
la  vallée,  commencent  des  forêts  qui  se  prolongent  dans  la  direc- 
tion du  mont  Avala,  dont  le  sommet  forme  le  trait  saillant  du  pay- 
sage. Le  prince  avait  fait  entourer  de  murs  ou  de  hautes  palissades 
un  canton  de  forêt,  y  avait  dessiné  des  allées,  et  y  avait  mis  des 
cerfs  et  des  chevreuils,  qui  s'y  étaient  multipliés;  il  aimait  à  les 
voir  bondir  à  travers  un  sentier  ou,  vers  le  soir,  s'avancer  par 
bandes  dans  les  clairières,  tantôt  broutant  les  touffes  d'herbes  et 
les  buissons  ou  penchés  vers  les  sources,  tantôt  folâtrant  comme 
des  chiens,  ou  bien  s'arrêtant  tout  à  coup  et  flairant  de  tous  côtés. 
C'était  ce  qu'on  appelait  le  Jwchoiitmak  ou  «  parc  aux  cerfs.  » 

Le  10  juin,  vers  cinq  heures  du  soir,  le  prince,  laissant  sa  voi- 
ture dans  la  prairie,  s'engagea  dans  la  forêt  avec  les  compagnes  or- 
dinaires de  ses  promenades.  On  marchait  lentement,  jouissant  de 
l'ombre  et  de  la  fraîcheur,  sous  une  fatale  de  beaux  chênes.  A  cinq 
ou  six  cents  mètres  de  la  lisière,  on  quitta  le  grand  bois  pour  en- 
trer dans  un  fourré  à  travers  lequel  le  prince  avait  fait  récemment 
tracer  un  étroit  et  sinueux  sentier  qui  aboutissait  à  une  salle  de 
feuillage  et  à  un  banc  d'où  la  vue  était  charmante.  Tout  d'un  coup, 


SOUVENIUS    d'un   voyage    £N    SEllBÎE.  1S5 

au  détour  du  cliemin,  on  aperçut  trois  hommes  qui  barraient  le 
passage.  Le  prince  était  alors  en  avant  avec  ses  deux  cousines;  à 
trente  pas  en  arrière,  un  aide-de-camp,  M.  Svetozar  Garachanine, 
fils  de  l'ancien  ministre,  donnait  le  bras  à  M'""  Tomania,  la  mère  de 
M'"'  Anka;  un  peu  plus  loin  venait  un  valet  de  chambre.  Les  trois 
hommes  se  rangèrent  sur  les  côtés  au  moment  où  le  prince  appro- 
cha, et  le  saluèrent;  il  leur  rendit  leur  salut  et  venait  à  peine  de  les 
dépasser,  quand  retentirent  plusieurs  coups  de  feu;  atteint  dans 
le  dos,  le  prince  tombait  pour  ne  plus  se  relever.  M""^  Anka  se  re- 
tourne et  se  jette  sur  les  assassins;  elle  est  aussi  frappée  mortelle- 
ment. A  ce  bruit,  le  domestique  s'enfuit,  l'aide-de-camp  se  met  à 
courir  au  secours  du  prince  en  tirant  son  épée,  sa  seule  arme; 
mais  il  reçoit,  d'autres  complices  cachés  dans  le  taillis,  une  balle 
qui  lui  casse  le  bras  et  le  renverse.  Tout  était  d'ailleurs  déjà  fini; 
les  meurtriers,  après  avoir  abattu  le  prince,  s'étaient  jetés  sur  lui 
avec  leurs  poignards  et  leurs  sabres;  pris  de  je  ne  sais  quelle  folle 
rage,  ils  lui  avaient  percé  la  poitrine,  fendu  la  tête  et  tailladé  le 
visage  en  tout  sens. 

M"'"  Tomania,  une  femme  de  près  de  quatre-vingts  ans ,  restée 
seule,  de  son  pas  lent  et  chancelant,  avait  rebroussé  chemin  vers 
Topchi-déré  en  recommandant  son  âme  à  Dieu.  Quant  à  M"*"  Cathe- 
rine, elle  avait  au  contraire  couru  devant  elle;  deux  balles  l'avaient 
frappée  à  l'épaule;  sans  s'en  apercevoir,  elle  quitta  le  sentier,  elle 
traversa  un  fourré  de  broussailles,  descendit  une  pente  abrupte,  et 
atteignit  ainsi  la  palissade;  un  paysan,  qui  passait  avec  ses  bœufs 
sur  le  chemin,  l'aida  du  dehors  à  franchir  cet  obstacle.  Le  brave 
homme  la  coucha,  éperdue  et  sanglante,  sur  la  paille  au  fond  de 
son  chariot,  la  cacha  sous  des  couvertures  (  on  ne  savait  point  si 
d'autres  assassins  ne  tenaient  pas  la  campagne),  et  la  conduisit  à 
Belgrade.  Les  premières  personnes  qui,  au  bruit  de  cette  fusillade, 
étaient  arrivées  sur  la  scène  du  meurtre,  MM.  Longworth  et  Engel- 
hardt ,  consuls  d'Angleterre  et  de  France,  avaient  trouvé  au  milieu 
d'une  mare  de  sang  le  prince  sans  vie.  M""'  Anka  râlant  encore; 
elle  expira  deux  heures  après  sans  avoir  repris  connaissance. 

On  a  depuis  lors  élevé  une  sorte  de  monument  commémoratif  à  la 
place  où  est  tombé  le  prince.  Lorsque,  trois  mois  après  le  meurtre, 
je  visitai  Topchi-déré  et  le  Parc-aux-Gerfs,  nous  aperçûmes  auprès 
de  la  pierre  un  vieillard  qui  sanglotait.  C'était  un  Serbe  qui  habitait 
l'étranger  au  moment  de  l'attentat  et  qui,  rentrant  dans  son  pays, 
avait  voulu  faire  un  pèlerinage  au  lieu  où  était  tombée  la  victime. 
Là,  les  détails  qui  lui  avaient  été  donnés  sur  cette  sanglante  tra- 
gédie se  retracèrent  à  son  imagination  ayec  une  telle  vivacité,  il 
songea  avec  tant  de  force  au  prince  et  à  ce  que  celui-ci  avait  fait 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  son  peuple,  que  les  larmes  lui  montèrent  aux  yeux.  Deux  jours 
après,  une  autre  promenade  nous  conduisait  à  l'endroit  où  ont  été 
exécutés  les  meurtriers.  L'herbe  n'avait  pas  encore  repoussé  là  où 
ont  été  creusées  les  fosses,  et  on  en  distinguait  très  bien  la  place. 
Nous  vîmes  un  enfant  qui  passait  par  là  se  baisser,  ramasser  une 
pierre  et  la  jeter  avec  une  imprécation  sur  le  sol  qui  couvre  les  restes 
des  assassins.  Ce  contraste  me  frappa  vivement  :  je  ne  sais  pas  d'o- 
raison funèbre  qui  puisse  valoir,  pour  la  mémoire  du  prince  Michel 
Obrenovitch  III,  la  sincérité  de  ces  effusions  du  sentiment  popu- 
laire, ces  pleurs  accordés  à  la  victime,  cette  malédiction  lancée  aux 
meurtriers. 

III. 

M.  Élie  Garachanine,  l'ancien  ministre,  se  trouvait  avec  beaucoup 
d'autres  promeneurs  à  Topchi-déré  au  moment  où  le  crime  s'ac- 
complissait dans  la  forêt  voisine.  Il  fut  un  des  premiers  à  apprendre 
la  lugubre  nouvelle,  apportée  par  le  domestique  qui  s'était  enfui 
légèrement  blessé.  Aussitôt,  sans  s'arrêter  à  demander  si  son  fils 
était  mort  ou  s'il  vivait  encore,  M.  Garachanine  sauta  dans  sa  voi- 
ture et  se  fit  conduire  ventre  à  terre  jusqu'à  Belgrade.  En  route, 
il  dépassa  une  petite  carriole  dont  le  maître  faisait  effort  de  la 
voix  et  du  fouet  pour  exciter  son  cheval  et  le  maintenir  au  galop. 
Ainsi  que  le  gendarme  qui  le  précédait  de  quelques  minutes,  il  re- 
marqua ce  détail  sans  y  attacher  autrement  d'importance.  Arrivé  au 
palais,  il  se  hâta  de  faire  prévenir  les  ministres,  qui  y  furent  bientôt 
réunis;  avant  que  l'on  sût  en  ville  ce  qui  s'était  passé  à  Topchi- 
déré,  les  mesures  nécessaires  pour  sauvegarder  l'ordre  étaient  déjà 
prises  :  les  troupes  étaient  consignées  dans  leurs  casernes,  des  pa- 
trouilles parcouraient  la  ville,  les  ministères  et  le  télégraphe  étaient 
mis  à  l'abri  d'un  coup  de  main,  et  un  gouvernement  provisoire  s'in- 
stallait au  konak  sous  la  protection  de  forces  suffisantes.  Heureu- 
sement une  loi  votée  par  la  skoupchtina  de  1860  en  avait  d'avance 
réglé  la  composition  :  il  devait  être  formé  du  président  du  sénat,  du 
président  de  la  cour  de  cassation  et  du  ministre  de  la  justice.  Aussi- 
tôt constitué,  il  portait  à  la  connaissance  du  peuple  serbe  la  mort  de 
son  prince  et  les  mesures  de  sûreté  qui  avaient  été  prises.  Les  mi- 
nistres restaient  à  leur  poste. 

Le  danger,  c'était  qu'hormis  un  seul  ils  étaient  tous  impopu- 
laires :  au  premier  bruit  de  l'attentat,  un  même  cri  s'était  élevé 
contre  eux  dans  le  pays  ;  on  leur  reprochait  d'avoir  provoqué  le 
crime  par  leur  obstination,  de  l'avoir  par  leur  négligence  rendu 
possible.  Un  seul  des  membres  du  cabinet  avait  la  confiance  de  la 


SOUVENIRS    d'un    VOYAGE    F.N    SERBIE.  137 

nation;  c'était  le  colonel  Milivoïe  Blasnavatz,  ministre  de  la  guerre. 
Après  le  départ  de  M.  Mondain,  il  avait  poursuivi  avec  une  intelli- 
gente activité  l'organisation  des  forces  militaires  de  la  Serbie  :  l'ar- 
mée lui  était  très  dévouée.  Esprit  net,  M.  Blasnavatz  eut  le  mérite 
de  sentir  qu'il  fallait  sans  retard  faire  cesser  l'interrègne;  caractère 
résolu,  il  sut  rallier  à  son  opinion  tous  ceux  qui  l'entouraient. 

De  son  mariage  avec  Julie  Huniady,  le  seul  qu'il  eût  contracté,  le 
prince  Michel  ne  laissait  pas  d'enfans.  Le  nom  d'Obrenovitch  n'é- 
tait plus  porté  que  par  un  adolescent  de  quatorze  ans,  Milan,  petit- 
fils  d'Éphrem,  le  frère  du  vieux  Milosch.  L'enfant  avait  de  bonne 
heure  perdu  son  père,  un  autre  Milosch  ;  quand  il  avait  eu  neuf 
ans,  le  prince  Michel  l'avait  demandé  à  sa  mère,  qui  appartient 
à  la  femille  moldave  des  Katardji,  pour  l'envoyer  à  Paris;  il  l'y 
avait  placé  dans  une  de  ces  familles  où  l'on  reçoit  autant  de  bons 
exemples  que  de  bons  conseils.  Le  jeune  homme  suivait  avec  ré- 
gularité et  non  sans  succès  les  cours  du  lycée  Louis-le-Grand;  il 
était  alors  en  quatrième.  Le  soin  qu'avait  pris  le  prince  Michel 
d'assurer  à  son  cousin  le  bénéfice  d'une  sérieuse  éducation  fran- 
çaise indique  bien  qu'il  avait  prévu  le  cas  où  cet  enfant  hériterait 
de  la  dignité  princière;  mais  il  n'avait  que  quarante-cinq  ans  lors- 
qu'il mourut,  il  n'avait  pas  renoncé  à  tout  espoir  de  postérité;  sa 
santé  était  excellente,  et  rien  n'avait  pu  lui  faire  craindre  une  fin 
prochaine.  Il  n'avait  donc  jamais  encore  fait  part  ni  à  la  diète,  ni 
au  sénat  ou  même  à  ses  ministres  de  ses  intentions  au  sujet  de  la 
transmission  du  pouvoir;  après  qu'il  eut  succombé,  on  ne  trouva 
point  d'écrit  quelconque  indiquant  la  volonté  du  prince.  Légalement 
le  droit  du  jeune  Milan  ne  semblait  pas  contestable.  Le  20  octobre 
1859  avait  été  promulguée  une  loi  dont  le  premier  article  était 
ainsi  conçu  :  «...  D'après  les  anciennes  ordonnances  nationales 
antérieures  à  l'année  1839  et  d'après  celle  de  la  skoiqjchtina  de 
la  Saint-André  1858,  comme  aifx  termes  du  bérat  impérial  et  du 
haUi-scliérif  de  1830,  la  dignité  princière  est  héréditaire  dans  la 
famille  du  prince  régnant  actuel  Milosch  Obrenovitch  I",  à  savoir 
dans  sa  descendance  mâle  d'après  l'ordre  de  primogéniture,  et  en 
premier  lieu  en  ligne  directe.  A  défaut  seulement  de  personne  apte 
à  la  succession  dans  la  ligne  directe,  l'hérédité  de  la  dignité  prin- 
cière passera  à  une  branche  collatérale,  mais  toujours  en  conser- 
vant l'ordre  de  primogéniture.  » 

On  aurait  pu  répondre  que  cette  loi  n'avait  pas  été  confirmée  par 
la  Turquie;  tout  ce  qui  faisait  partie  du  droit  international  établi 
par  les  traités  entre  la  Porte  et  la  Serbie  et  garanti  par  les  puis- 
sances européennes,  c'était  l'hérédité  assurée  aux  Obrenovitch  dans 
la  ligne  directe  ;  encore  le  cabinet  ottoman,  après  la  restauration 


^38  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  1858,  avait-il  refusé  de  renouveler  d'une  manière  formelle  ses 
anciens  engagemens,  et,  comme  nous  l'avons  dit,  avait-il  affecté 
de  ne  voir  dans  le  prince  Michel  que  l'élu  du  peuple  serbe,  non  le 
successeur  à  titre  héréditaire  de  son  père  Milosch.  Ne  pouvait -on 
pas  craindre  que  les  cabinets  européens  et  la  Porte  ne  réclamas- 
sent contre  une  décision  du  gouvernement  provisoire  qui  aurait 
paru  méconnaître  les  droits  du  suzerain  et  les  conventions  approu- 
vées et  reconnues  par  les  puissances  garantes?  Ce  n'était  pas  tout; 
n'était-il  point  à  craindre  que  la  skoiipcktina,  se  souvenant  des  dés- 
ordres qu'avaient  entraînés,  de  1839  à  18A2,  les  règnes  éphé- 
mères des  deux  jeunes  fils  de  Milosch,  refusât,  dans  la  grave 
situation  où  se  trouvait  l'Orient,  d'exposer  le  pays'aux  chances  tou- 
jours incertaines  d'une  minorité  et  d'une  régence?  Quelque  obliga- 
tion que  l'on  eût  aux  Obrenovitch,  le  peuple  était  toujours  maître 
d'aviser,  comme  il  l'entendrait,  au  salut  de  la  Serbie.  En  1858, 
M.  Garachanine,  s'il  eût  été  plus  ambitieux,  eût  pu  peut-être  dis- 
puter le  premier  rang,  et  depuis  lors  il  avait  acquis  de  nouveaux 
titres  à  la  reconnaissance  des  Serbes;  des  exaltés  du  parti  pansla- 
viste  prononçaient  le  nom  de  Nicolas  Petrovitch,  prince  du  Monté- 
négro, que  l'on  savait  cher  à  la  Russie;  enfin,  ce  qui  était  plus  sé- 
rieux, le  nom  de  Kara-George  était  resté  populaire  dans  le  pays.  On 
ignorait  encore  quelle  part  les  exilés  avaient  prise  à  la  conspira- 
tion :  un  de  ces  mouvemens  d'opinion  comme  la  Serbie  en  avait 
déjà  vu  plusieurs  se  produire  dans  le  cours  des  cinquante  dernières 
années  ne  pouvait-il  ramener  au  pouvoir,  sinon  le  prince  Alexandre 
Kara-Georgevitch,  au  moins  son  fds  Pierre,  qui  était  dans  la  force 
de  l'âge,  qui  n'avait  pas  d'antécédens  politiques,  et  dont  on  disait 
du  bien? 

M.  Blasnavatz  n'hésita  pas  un  instant  en  présence  du  péril  que 
pouvaient  faire  courir  à  la  tranquillité  publique  la  prolongation  du 
provisoire  et  la  vacance  du  trône.  On  ne  savait  pas  s'il  n'y  avait 
point  dans  le  pays  une  vaste  conspiration,  dont  on  ne  tenait  encore, 
après  les  premières  arrestations  faites  le  soir  même  et  le  lende- 
main, que  les  obscurs  et  méprisables  instrumens.  Si  des  mécontens 
étaient  prêts  à  s'armer,  dès  qu'ils  verraient  hésiter  le  gouvernement, 
ils  agiraient;  le  plus  sage,  c'était  donc  de  payer  d'audace.  Dans 
la  nuit  môme  qui  suivit  le  crime,  M.  Blasnavatz  fît  venir  le  métro- 
politain de  Belgrade,  archevêque-primat  de  Serbie,  qui,  par  sa  si- 
tuation officielle  et  son  caractère  personnel,  jouit  d'une  grande  in- 
fluence. Il  ne  le  laissa  partir,  après  une  conversation  qui  fut  vive 
et  longue,  que  lorsqu'il  eut  obtenu  de  lui  la  promesse  d'un  con- 
cours ouvert  et  empressé.  Dès  que  le  gouvernement  provisoire  se 
fut  constitué  et  eut  convoqué  les  ministres,  M.  Blasnavatz  déclara 


SOUVENIRS    d'un   VOYAGE    EN   SERBIE.  139 

qu'il  fallait  sur  l'heure  proclamer  Milan;  il  le  déclara  avec  une  as- 
surance et  une  conviction  qui  entraînèrent  ceux  même  qui  éprou- 
vaient quelque  doute.  Avant  que  le  gouvernement  eût  fait  connaître 
ses  intentions,  dès  le  lendemain  du  meurtre,  il  adressait  à  l'armée 
une  proclamation  où  le  nom  de  Milan  était  mis  en  avant  et  que  les 
troupes  accueillaient  avec  enthousiasme;  la  municipalité  de  Bel- 
grade se  prononçait  aussitôt  dans  le  même  sens.  Quand,  deux  jours 
après  la  catastrophe,  le  gouvernement  provisoire  notifia  au  pays  et 
à  l'Europe  l'avènement  de  Milan  Obrenovitch  IV,  sauf  l'approbation 
d'une  skoupchtma  extraordinaire  qui  serait  prochainement  convo- 
quée, c'était  au  vœu  de  la  nation  qu'il  semblait  répondre.  En  même 
temps  M.  Ristitch,  qui  se  trouvait  alors  à  Berlin,  recevait  l'ordre  de 
se  rendre  en  toute  hâte  à  Paris  pour  y  prendre  le  jeune  prince  et 
l'amener  en  Serbie. 

Le  convoi  du  prince  eut  lieu  le  15.  Le  corps  avait  été  embaumé 
et  exposé  dans  une  galerie  du  palais  ;  il  était  couché  sur  une  es- 
trade qu'entouraient  des  soldats  de  la  garde.  Les  assassins  avaient 
haché  leur  victime;  elle  n'avait  pas  moins  de  dix-sept  blessures,  la 
plupart  à  la  tête  et  à  la  face.  Les  médecins  avaient  fait  de  leur  mieux 
pour  rapprocher  les  lèvres  de  toutes  ces  plaies  et  dissimuler  l'hor- 
reur de  ce  visage  décoloré,  sillonné  en  tout  sens  par  le  couteau. 
L'émotion  n'en  était  que  plus  poignante  chez  les  milliers  de  per- 
sonnes, habitans  de  Belgrade,  paysans  accourus  du  fond  même  de  la 
Schoumadia,  qui  pendant  deux  jours  défilèrent  devant  le  cadavre,  et, 
suivant  la  vieille  coutume  nationale,  vinrent  déposer  sur  sa  bouche 
le  baiser  d'adieu.  La  princesse  Julie  était  venue  de  Pesth  pour  con- 
duire le  deuil.  Le  ministère  hongrois  s'était  fait  représenter  par  le 
comte  E.  Zichy,  l'empereur  par  le  général  de  Gablenz,  commandant 
des  Confins  militaires,  la  Porte  par  Âli-Bey.  Derrière  le  char  funèbre 
marchaient  tout  le  corps  consulaire,  les  ministres  et  les  sénateurs. 
Partout,  sur  le  passage  du  cortège,  la  foule  pleurait;  on  entendait 
éclater  de  grands  cris  de  douleur.  Beaucoup  de  curieux  étaient 
venus  de  Hongrie;  quand  on  entra  dans  la  cathédrale,  on  ne  les 
eût  pas  distingués  des  Serbes;  la  contagion  des  larmes  avait 
gagné  même  les  étrangers,  même  les  indilTérens.  Pendant  que  l'ar- 
chevêque, après  les  chants  consacrés,  prononçait  l'éloge  du  prince, 
les  sanglots  des  assistans  couvraient  la  voix  de  l'orateur.  Ils  redou- 
blèrent quand,  l'office  terminé,  on  s'apprêta  à  descendre  le  cercueil 
dans  le  caveau  princier  où  reposent  déjà  Milosch  et  les  siens;  c'était 
à  qui  se  précipiterait  sur  la  bière  pour  la  baiser  encore  une  fois. 
Des  salves  de  mousqueterie  annoncèrent  à  la  ville  que  la  tombe 
s'était  refermée  sur  le  troisième  des  Obrenovitch.  Cinq  jours  après, 
son  successeur,  le  jeune  Milan,  débarquait  à  Belgrade  au  bruit  des 
vivat,  au  milieu  du  concours  d'une  foule  émue  et  curieuse. 


140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  gouvernement  provisoire,  d'après  la  loi,  aurait  pu  garder  le 
pouvoir  pendant  tout  un  mois;  il  résolut  d'abréger  le  plus  possible 
ce  délai.  Une  skoupchtùia,  composée  de  députés  en  nombre  qua- 
druple de  celui  qui  est  fixé  pour  les  diètes  ordinaires,  fut  convoquée 
pour  le  2  juillet.  Dans  l'intervalle,  il  fallait  s'entendre  sur  les  noms 
à  proposer  pour  la  régence,  qui  devait  être  composée  de  trois  Serbes 
élus  par  l'assemblée  nationale.  M.  Blasnavatz,  par  l'initiative  qu'il 
avait  prise  dans  le  premier  moment  de  trouble,  était  le  maître  de 
la  situation.  On  lui  laissa  le  choix  des  deux  collègues  qu'il  dési- 
rait. C'était  le  moyen  d'obtenir  l'unité  d'action.  Avec  un  louable 
patriotisme,  les  hommes  qui  avaient  dirigé  pendant  trente  ans  la 
politique  extérieure  du  pays  et  le  plus  contribué  à  fonder  son  in- 
dépendance, MM.  Garachanine  et  Marinovitch,  s'effacèrent  volon- 
tairement. M.  Blasnavatz  tenait  à  s'associer  M.  Ristitch.  Celui-ci, 
négociateur  heureux  de  l'évacuation  des  forteresses,  était  à  ce  titre 
agréable  au  pays  et  connu  de  la  diplomatie  européenne  ;  on  lui  sa- 
vait aussi  des  relations  avec  ce  que  l'on  appelle  Vomladùia  ou  «  la 
jeunesse  »  serbe.  Voniladina  est  une  sorte  d'association  qui  tient 
tous  les  ans  un  congrès  chez  l'un  ou  chez  l'autre  des  peuples  qui 
forment  le  groupe  des  Slaves  méridionaux  ;  dans  ces  réunions,  on 
parle  de  liberté  et  de  conquêtes,  on  surexcite  le  sentiment  natio- 
nal, on  adresse  à  l'opinion  publique  des  appels  que  pendant  tout 
le  reste  de  l'année  on  renouvelle  dans  les  journaux  de  Neusatz  et 
d'Agram.  M.  Christitch  avait  été  en  lutte  ouverte  avec  ce  parti;  il 
avait  dissous  le  congrès  qui  avait  voulu  se  réunir  à  Belgrade  en 
1867.  Sans  doute  Yomladina  compte  dans  ses  rangs  bien  des  ba- 
vards, bien  des  déclamateurs,  elle  n'a  ni  de  vrais  hommes  d'état, 
ni  un  programme  bien  défini  et  bien  pratique;  mais  il  y  avait  pour- 
tant là  une  influence  avec  laquelle  il  était  bon  de  compter,  tout  un 
groupe  bruyant  et  passionné  qui  accueillerait  avec  faveur  le  nom 
de  M.  Ristitch,  augure  et  gage  de  réformes  libérales.  M.  Garacha- 
nine, à  son  âge  et  avec  son  passé,  n'aurait  pu  entrer  dans  la  ré- 
gence que  pour  en  être  le  chef;  or  les  circonstances  avaient,  depuis 
la  mort  du  prince,  donné  à  M.  Blasnavatz  le  premier  rôle.  MM,  Blas- 
navatz et  Ristitch  étaient  d'ailleurs  brouillés  avec  l'ancien  premier 
ministre.  Quant  à  M.  Marinovitch,  à  qui  on  avait  fait  quelques  ou- 
vertures, il  ne  voulait  pas  rentrer  aux  affaires  sans  M.  Garacha- 
nine. MM.  Blasnavatz  et  Ristitch  conclurent  donc  entre  eux  un 
pacte  intime,  et  résolurent  de  proposer  pour  la  troisième  place  un 
honnête  homme  fort  estimé,  plus  connu  d'ailleurs  comme  écrivain 
et  comme  savant  que  comme  politique,  M.  Gavrilovitch. 

C'est  à  peu  de  chose  près  le  suffrage  universel  qui  nomme  les  dé- 
putés serbes.  Est  électeur  tout  Serbe  âgé  de  vingt  et  un  ans  qui  n'est 
pas  domestique  et  paie  l'impôt  direct.  Est  éligible  tout  Serbe  âgé  de 


SOUVENIRS    d'un    VOYAGE    EN    SERBIE,  l^l 

trente  ans  qui  remplit  ces  mômes  conditions,  et  qui  n'est  pas  employé 
salarié  du  gouvernement.  Regardés  comme  étrangers  et  nomades, 
les  Tsiganes  ne  sont  ni  électeurs  ni  éligibles.  D'après  le  journal 
serbe  le  Vidovdan,  l'assemblée  qui  se  réunit  près  de  Belgrade  le 
2  juillet  se  composait  de  /i22  députés;  sur  ce  nombre,  ZIS  membres 
appartenaient  au  clergé,  H  au  corps  d'officiers  de  la  milice  natio- 
nale, 20  au  commerce,  3  aux  arts  et  métiers.  On  comptait  193  fonc- 
tionnaires municipaux  et  ihi  paysans;  il  n'y  avait  qu'un  avocat. 

La  salle  des  séances  avait  été  préparée  dans  une  des  prairies 
voisines  de  Topchi-déré;  je  la  trouvai  encore  debout  en  septembre. 
Elle  ressemblait  assez  à  une  de  ces  constructions  de  planches  et 
de  toile  que  l'on  élève  parfois  dans  nos  villages  pour  un  bal  ou  un 
comice  agricole.  Sur  un  des  petits  côtés  de  ce  hangar,  on  montait 
par  quelques  marches  à  une  estrade  où  avaient  figuré  le  métropo- 
litain, le  gouvernement  provisoire  et  le  prince;  à  droite  et  à  gauche 
étaient  deux  plates-formes  pour  les  ministres,  les  sénateurs,  les 
consuls;  en  face,  quatre  rangées  de  bancs  de  bois,  sur  lesquels  s'é- 
taient serrés  les  députés.  Il  n'y  avait  d'autres  décorations  que  quel- 
ques drapeaux  aux  couleurs  nationales.  Du  seuil,  on  apercevait  le 
taillis  où  avait  été  frappé  le  prince. 

L'assemblée  commença  de  siéger  dès  sept  heures  du  matin.  En 
deux  heures,  elle  avait  vérifié  les  pouvoirs  de  tous  ses  membres  et 
constitué  son  bureau.  Vers  neuf  heures,  la  vraie  séance  s'ouvrit. 
M.  Marinovitch,  chef  du  gouvernement  provisoire,  souhaita  la  bien- 
venue aux  députés;  ils  avaient  été  convoqués,  leur  dit-il,  pour  élire 
un  nouveau  souverain,  pour  lui  donner  une  liste  civile,  et  pour 
choisir  les  membres  de  la  régence;  c'était  d'eux  qu'il  dépendait  de 
proclamer  le  jeune  prince  dont  le  gouvernement,  la  capitale  et 
l'armée  avaient  déjà  reconnu  les  titres,  Milan  Obrenovitch  IV.  De 
toutes  parts  on  répondit  :  «  C'est  sa  naissance  qui  l'a  fait  notre  sou- 
verain; nous  n'avons  qu'à  constater  son  avènement  et  à  lui  souhai- 
ter un  règne  heureux  et  long.  »  Aussitôt  de  toutes  les  bouches  sortit 
le  cri  national  zivio,  ordinaire  expression  de  l'allégresse  et  de  l'en- 
thousiasme slave.  On  pourra  s'étonner  de  voir  une  assemblée  refu- 
ser de  se  reconnaître  à  elle-même  un  pouvoir  que  lui  concèdent 
ceux  qui  parlent  au  nom  du  prince,  et  s'incliner  ainsi  devant  un 
droit  héréditaire  qu'elle  proclame  supérieur  au  sien  et  désormais 
indépendant  de  ses  votes.  L'anomalie  n'est  pourtant  qu'apparente  : 
les  Serbes  savent  que  le  jour  où  le  pays  tiendrait  à  se  débarrasser 
d'un  souverain  tyrannique  ou  incapable,  rien  n'empêcherait  la 
skoupchlina  d'agir  encore  comme  elle  l'a  fait  avec  Milosch  en  18^0 
et  avec  Kara-Georgevitch  en  1858.  En  attendant,  ils  tiennent  à  pro- 
clamer ce  principe  de  l'hérédité  dans  lequel  ils  voient  une  garantie 
d'ordre  et  de  stabilité;  ils  y  tiennent  d'autant  plus  que  la  Porte,  qui 


ihl  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

avait  autrefois  reconnu  le  droit  héréditaire  des  Obrenoviîch,  avait, 
depuis  leur  retour,  refusé  de  renouveler  ses  anciennes  déclarations 
à  cet  égard. 

Sans  discussion,  on  vota  pour  le  nouveau  prince  la  liste  civile  de 
son  prédécesseur;  puis  des  députés  qui  s'étaient  partagé  les  rôles 
prononcèrent  pour  la  régence  les  noms  de  MM.  Blasnavatz  et  Pas- 
titch;  nommés  par  acclamation,  ceux-ci  présentèrent  à  l'assemblée 
M.  Gavrilovitch.  S'il  avait  voulu  se  mettre  en  avant,  M.  Garacha- 
nine  aurait  eu  certainement  un  parti  puissant  dans  la  skoiipchtinaj 
mais  il  avait  préféré  s'abstenir  de  toute  démarche;  son  pays  le  con- 
naissait et  savait  où  le  prendre.  Cette  fière  réserve  eut  le  succès 
qu'on  en  pouvait  espérer;  la  foule ,  en  Serbie  comme  en  France, 
est  oublieuse  et  ingrate;  elle  n'a  de  mémoire  que  lorsqu'on  l'y  force; 
le  nom  de  M.  Garachanine  ne  fut  même  pas  prononcé. 

Après  avoir  prêté  serment,  les  régens  allèrent  au-devant  du  jeune 
prince,  qui  venait  à  cheval  de  Belgrade.  Le  prince  mit  pied  à  terre, 
baisa  la  main  de  deux  ou  trois  archimandrites  et  évêques  qui  le 
reçurent  au  seuil  de  la  tente,  puis  monta  sur  l'estrade.  Le  silence 
fut  long  à  s'établir;  dans  toute  la  salle  éclataient  et  se  renouvelaient 
sans  cesse  des  vivat  que  justifiait,  outre  les  souvenirs  attachés  à  ce 
nom  d'Obrenovitch,  la  mine  du  jeune  prince,  bel  adolescent  élancé 
et  vigoureux,  en  uniforme  de  colonel  d'artillerie  de  l'armée  serbe. 
Quand  le  calme  fut  un  peu  rétabli,  il  prononça  les  paroles  suivantes  : 
((  Je  suis  encore  jeune,  et  pourtant  déjà  prince  de  Serbie;  mais  je 
m'efforcerai  d'apprendre  tout  ce  qui  me  sera  nécessaire  pour  rendre 
heureuse  ma  nation  comme  se  proposait  de  le  faire  mon  oncle. 
J'ai  une  entière  confiance  dans  les  régens  que  vous  avez  élus.  »  De 
nouvelles  acclamations  lui  répondirent;  après  une  sorte  de  béné- 
diction donnée  par  le  métropolitain,  le  prince  passa  en  revi*e  les 
bataillons  de  la  milice  qui  formaient  la  garde  de  l'assemblée,  et  re- 
vint à  Belgrade.  Le  lendemain,  il  assistait  à  un  service  d'actions  de 
grâces,  et  toutes  les  troupes  lui  prêtaient  le  serment  de  fidélité. 

Depuis  la  mort  du  prince  Michel,  on  n'avait  pas  demandé  de  con- 
seils à  Constantinople.  Après  la  séance  de  la  skoupcldina,  la  ré- 
gence notifia  au  divan  l'avènement  de  Milan ,  et  sollicita  pour  lui 
l'investiture  du  suzerain.  On  était  d'assez  mauvaise  humeur  à  Stam- 
boul, on  trouvait  que  les  Serbes  auraient  pu  témoigner  plus  d'é- 
gards au  sultan;  mais  la  diplomatie ,  surtout  la  diplomatie  fran- 
çaise, intervint  :  on  prouva  à  Fuad  et  Aali-Pacha  que  le  plus  habile 
était  encore  de  faire  bon  visage  aux  Serbes.  La  Porte  répondit  donc 
à  la  communication  qui  lui  était  faite  par  de  cordiaux  compllmens 
de  condoléance,  par  une  entière  approbatioh  de  la  conduite  qui 
avait  été  tenue  et  par  des  souhaits  empressés  pour  le  bonheur  du 
jeune  prince.  Bientôt  après  arrivait  à  Belgrade  le  commissaire  im- 


SOUVENIRS    d'un    VOYAGE    EN    SERBIE.  l/lS 

périal  porteur  du  firman  d'investiture;  cette  fois  la  Porte,  mieux 
inspirée,  ne  faisait  pas  les  mêmes  réserves  qu'à  l'avènement  du 
prince  Michel  ;  elle  renouvelait  les  déclarations  du  hatti-schêrif  de 
1830;  elle  reconnaissait  au  prince  Milan  non  plus  une  dignité' élec- 
tive et  viagère,  mais  un  pouvoir  fondé  sur  l'hérédité.  En  même 
temps  arrivaient  à  Belgrade ,  de  la  part  de  tous  les  souverains  de 
l'Europe,  des  assurances  de  bon  vouloir  et  des  félicitations  pour  la 
sagesse  dont  avait  fait  preuve  le  peuple  serbe. 

La,  skoiipchn'na  s'était  séparée  au  bout  de  quelques  jours,  non 
sans  avoir  pris  une  série  de  résolutions.  Menacés  par  l'assemblée 
d'être  mis  en  accusation ,  MM.  Nicolas  Christitch  et  Raïko  Léchia- 
nine,  les  ministres  impopulaires  du  prince  Michel,  s'étaient  hâtés  de 
donner  leur  démission  avec  tous  leurs  collègues;  la  régence  les  avait 
remplacés,  et  la  liste  du  nouveau  cabinet  avait  été  soumise  aux  dé- 
putés. Ces  choix  n'avaient  d'ailleurs  qu'une  médiocre  importance; 
MM.  Blasnavatz  et  Ristitch  gardaient  naturellement  la  haute  main, 
l'un  sur  l'armée,  l'autre  sur  les  affaires  étrangères.  Ce  qui  mérite 
plus  d'attention,  ce  sont  les  vœux  qu'émit  la  skoupchtinaj  elle 
exprima  le  désir  que  désormais  les  représentans  du  pays  fussent 
annuellement  convoqués,  que  des  lois  fussent  présentées  pour 
établir  la  liberté  de  la  presse,  pour  introduire  le  jury  dans  les  tri- 
bunaux, et  régler  la  responsabilité  des  ministres. 

Par  ces  vœux,  dont  elle  avait  connu  d'avance  et  approuvé  l'ex- 
pression ,  la  régence  se  faisait  tracer  tout  un  programme  de  poli- 
tique intérieure;  en  même  temps  une  autre  résolution  de  la  diète, 
associait  le  pays  tout  entier  au  procès  déjà  commencé  contre  les 
meurtriers  du  prince.  Voici  en  quels  termes  cette  motion  fut  votée 
par  l'assemblée  :  «  Que  l'ex-prince  Kara-Georgevitch  soit  voué, 
lui  et  sa  famille,  à  la  malédiction  éternelle,  et  que  jamais  aucun  de 
ses  descendans  ne  puisse  monter  sur  le  trône  de  Serbie  !  Que  l'on 
réclame  son  extradition  du  pays  où  il  se  trouve ,  celle  de  son  fils 
Pierre  et  de  tous  ses  complices,  et  que,  si  on  ne  l'obtient  pas,  on 
les  exclue  de  la  protection  des  lois  du  pays  !  Que  leurs  biens  en 
Serbie  servent  à  couvrir  les  dépenses  occasionnées  par  leur  méfait! 
Que  l'on  recherche  et  l'on  punisse  avec  la  dernière  sévérité  les 
complices  du  crime,  et  que  leurs  biens  servent  également  à  couvrir 
les  dépenses  qu'ils  ont  occasionnées.  » 

Ceci  nous  ramène  au  procès  des  assassins;  commencé  dès  le  len- 
demain du  meurtre,  il  ne  devait  se  terminer  qu'en  novembre.  Si 
nous  avons  différé  jusqu'ici  d'en  parler,  c'est  que  nous  avons  voulu 
pouvoir  résumer  en  une  fois  les  résultats  que  fournirent  les  inter- 
rogatoires de  trois  séries  d'accusés  et  les  condamnations  qui  furent 
successivement  prononcées.  Le  domestique  de  M.  Garachanine  avait 
reconnu  deux  des  meurtriers;  grâce  aux  mesures  rapidement  prises 


llih  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

par  le  gouvernement,  on  avait  arrêté  dès  le  soir  même  ou  le  lende- 
main les  principaux  coupables.  Les  premiers  pris  dénonçaient  bien 
vite  leurs  complices,  et  dès  le  26  juin  un  premier  groupe  d'accusés 
comparaissait  devant  le  tribunal  de  Belgrade. 

Après  la  mort  du  prince  Michel,  plusieurs  journaux  avaient  pré- 
tendu savoir  que  les  meurtriers,  en  le  frappant,  avaient  voulu  ven- 
ger l'honneur  d'une  jeune  fille,  sœur  d'un  des  conjurés.  Ce  conte, 
qui  fit  le  tour  de  l'Europe,  n'avait  pas  trouvé  un  instant  de  créance 
à  Belgrade;  dans  ce  grand  village,  où  le  prince  ne  pouvait  faire  un 
pas  sans  que  ses  voisins  en  fussent  prévenus,  on  était  au  courant 
de  ses  habitudes,  et  l'on  savait  l'honnêteté  de  sa  vie.  L'interroga- 
toire des  accusés  ne  laissa  d'ailleurs  subsister  aucun  doute;  les  dé- 
négations embarrassées  dont  avaient  essayé  d'abord  quelques-uns 
des  coupables  ne  purent  tenir  devant  les  aveux  fanfarons  de  l'un 
d'entre  eux,  Lazar  Maritch,  et  tous  finirent  par  faire  une  confession 
complète.  Voici  ce  qui  résulta  des  débats.  Il  s'était  formé,  pour 
commettre  ce  crime,  une  coalition  des  pires  élémens  de  la  société 
serbe,  cerveaux  dérangés  par  des  études  mal  faites  et  des  ambi- 
tions troubles,  aventuriers  subalternes,  gens  déclassés  et  ruinés 
qui  n'avaient  plus  rien  à  attendre  que  d'un  bouleversement,  ban- 
dits prêts  à  tuer  pour  quelques  ducats  ou  même  gratis,  prétendans 
aigris  par  l'exil  et  le  regret  du  pouvoir  perdu,  trompés  par  les  faux 
rapports  d'agens  qui  les  exploitaient  et  les  méprisaient.  Le  chef  de 
la  conjuration  était  un  certain  Paul  Radovanovitch ,  avocat  sans 
causes,  qui  ne  manquait  ni  d'activité  et  d'énergie,  mais  qui  n'avait 
encore  pu  arriver  à  rien  et  qui  se  trouvait  à  court  d'argent.  Tête 
inquiète,  imagination  tourmentée,  il  s'était,  assure-t-on,  exalté  par 
la  lecture  des  historiens  de  notre  révolution;  il  en  avait  même,  pour 
son  usage  personnel  et  celui  de  ses  amis,  traduit  en  langue  serbe 
certains  épisodes. 

Paul  était  depuis  deux  ans  l'avocat  du  prince  Kara-Georgevitch; 
il  était  chargé  de  suivre  toutes  les  affaires  auxquelles  pouvaient 
donner  lieu  les  biens  assez  considérables  que  la  famille  déchue 
possédait  encore  dans  la  principauté.  Sous  ce  prétexte,  il  pouvait, 
sans  trop  éveiller  l'attention,  faire  de  fréquens  voyages  en  Hongrie, 
et  s'y  rencontrer  soit  avec  le  prince,  soit  avec  son  secrétaire  Tri- 
pkovitch;  il  correspondait  en  chiffres  avec  ce  dernier,  et,  —  le  fait 
a  été  prouvé  au  procès,  —  il  en  avait  reçu  en  diverses  fois  des 
sommes  d'argent  et  des  caisses  d'armes.  C'est  Paul  qui  était  l'âme 
du  complot;  il  y  avait  fait  entrer  ses  trois  frères,  Kosta,  George  et 
Lioubomir,  et  des  mécontens  recrutés  un  peu  partout.  Les  conspi- 
rateurs se  divisaient  en  trois  groupes  :  il  y  avait  des  officiers,  des 
bourgeois  et  des  forçats.  Ceux-ci  devaient  concourir  au  meurtre, 
puis  soulever  leurs  camarades,  les  jeter  sur  Belgrade  et  y  répandre 


SOUVENIRS    d'un    VOYAGE    EN    SERBIE.  l/j5 

la  terreur.  On  peut  s'étonner  de  voir  une  pareille  tâche  assignée  à 
des  hommes  qui  étaient  censés  soumis  à  une  surveillance  rigou- 
reuse; c'est  d'abord  que  ceux  de  ces  condamnés  qui  étaient  d'an- 
ciens fonctionnaires  ne  portaient  point  de  fers;  c'est  surtout  que 
le  directeur  du  bagne,  Svetozar  Nenadovitch,  parent  de  la  prin- 
cesse Kara-Georgevitch,  était  entré  dans  la  conspiration,  et  s'ar- 
rangeait pour  laisser  toute  liberté  de  mouvement  aux  instrumens 
désignés  de  l'assassinat.  Un  des  meurtriers,  Maritch,  raconta  devant 
le  tribunal  qu'il  était  souvent  resté  à  souper  jusqu'à  une  heme 
avancée  de  la  nuit  avec  Svetozar;  pendant  ces  veilles,  tout  en  fu- 
mant et  en  buvant  le  dibovùz,  l'eau-de-vie  de  prunes  chère  aux 
Serbes,  on  discutait  les  moyens  à  employer  pour  frapper  le  prince, 
et  on  escomptait  le  succès,  on  se  partageait  les  ministères.  Ma- 
ritch, ancien  président  d'un  tribunal  de  district,  qui  avait  été 
condamné  en  1867  à  vingt  années  de  réclusion  pour  avoir  tué  sa 
femme,  prenait  la  justice;  on  faisait  espérer  l'intérieur  à  Lioubomir 
Radovanovitch,  autrefois  avocat  à  Valievo,  qui,  pour  avoir  produit 
de  faux  documens,  avait  été  condamné  à  sept  années  de  la  même 
peine.  Ces  misérables  pouvaient-ils  espérer  que  le  pays,  après  le 
premier  instant  d'effroi,  tolérerait  de  pareils  choix,  ou  que  Pierre 
Kara-Geoigevitch,  dont  on  mettait  le  nom  en  avant,  pourrait  son- 
ger à  les  sanctionner?  En  réalité,  rien  n'était  moins  décidé  dans 
la  pensée  de  Paul  que  la  restauration  du  fils  ou  du  petit -fils  de 
Kara-George.  S'il  la  présentait  comme  certaine  aux  parens  et  aux 
créatures  de  la  famille,  il  tenait  un  tout  autre  langage  à  certains 
conjurés.  «  Si  j'en  fais  ainsi,  leur  disait-il,  ce  n'est  que  pour  extor- 
quer de  l'argent  aux  Kara-Georgevitch.  Mon  dessein  n'est  point  de 
rappeler  cette  dynastie,  car,  ajoutait-il,  le  prince  Alexandre  et  son 
fils  Pierre  sont  de  grands  imbéciles,  et  ni  l'un  ni  l'autre  ne  con- 
viennent pour  régner.  Mieux  vaut  la  république.  » 

On  avait  d'abord  songé  à  tuer  le  prince  aux  eaux;  puis,  encouragé 
par  la  complicité  du  directeur  de  la  prison,  on  s'était  décidé  pour 
le  IcotchoHtnlak,  Ceux  qui  s'étaient  chargés  du  meurtre  épiaient 
leur  victime  depuis  la  fin  d'avril  ;  ils  avaient  fait  à  la  palissade  un 
trou  par  lequel  ils  pénétraient  dans  le  bois  sans  être  vus,  et  dans 
l'épaisseur  du  fourré,  à  quelques  pas  du  sentier,  ils  s'étaient  mé- 
nagé une  sorte  de  repaire  où  ils  déposaient  une  partie  de  leurs 
armes.  Le  jour  où  serait  frappé  le  grand  coup,  Paul,  aussitôt  averti 
par  un  signal,  courrait  à  Belgrade  et  préviendrait  les  conjurés; 
l'un  irait  saisir  M.  Blasnavatz,  un  autre  M.  Christitch,  un  troisième 
M.  Marinovitch;  si  ces  personnages  faisaient  mine  de  résister,  on 
les  tuerait.  Soulevées  par  les  officiers  affiliés  au  complot,  les  troupes 
adhéreraient  au  mouvement.  On  nommerait  un  gouvernement  pro- 

TOME  Lxxxn.  —  1809.  10 


IhQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

visoire  dont  Paul  serait  le  chef,  et  on  convoquerait  une  skoiipcktina, 
((  qui,  disait  Paul,  ferait,  comme  les  autres,  tout  ce  qu'on  lui  or- 
donnerait. ))  Quel  que  dût  être  le  parti  ultérieur  auquel  on  s'arrête- 
rait, les  conjurés  et  ceux  des  détenus  qui  les  aideraient  seraient 
toujours,  en  attendant,  récompensés  par  le  pillage  des  maisons  des 
ministres  et  autres  ennemis  publics.  Le  peuple,  mécontent  comme 
il  l'était  du  prince  et  de  son  cabinet,  ne  pouvait  d'ailleurs  manquer 
d'acclamer  les  conjurés  comme  des  libérateurs. 

Pourtant  depuis  six  semaines  tout  était  prêt  et  rien  ne  se  fai- 
sait. Voyant  que  chaque  jour  on  laissait  passer  l'occasion,  Paul  ap- 
pela de  Chabatz  par  le  télégraphe  son  frère  Kosta,  dont  la  farouche 
énergie  lui  inspirait  toute  confiance.  Le  9  juin,  il  fut  convenu 
que,  si  le  prince  venait  le  lendemain,  il  ne  sortirait  pas  vivant  du 
bois.  Paul  devait  se  tenir  avec  Lioubomir  en  face  du  kotchoutniak, 
sur  la  côte  opposée.  Une  fois  le  prince  à  terre,  les  meurtriers  agi- 
teraient un  mouchoir  blanc  au-dessus  du  taillis;  ce  serait  alors  à 
Paul  de  faire  le  reste,  de  commencer  la  révolution.  Le  10,  Paul  et 
son  frère  étaient  à  leur  poste  pendant  que  derrière  ce  rideau  de 
feuillage  qu'interrogeaient  en  vain  leurs  yeux  ardens  s'accomplis- 
sait par  les  mains  de  Roguitch,  de  Maritch,  de  George  et  de  Kosta 
P»adovanovitch  le  massacre  que  nous  avons  raconté.  Paul  attendait, 
fou  d'impatience;  ce  ne  fut  guère  qu'une  demi-heure  après  l'assas- 
sinat, au  moment  où  la  nouvelle  était  apportée  à  Topchi-déré  par 
les  premiers  fuyards,  que  fut  hissé  le  mouchoir.  Paul  partit  aussi- 
tôt, mais  sans  bien  savoir  si  le  prince  était  tué  ou  seulement  blessé; 
il  ne  partit  que  quelques  minutes  avant  M.  Garachanine,  qui  le  dé- 
passa en  chemin.  Quand  il  entra  dans  Belgrade,  les  ministres  étaient 
déjà  prévenus;  ses  complices  qui,  groupés  sur  la  promenade, 
épiaient  son  arrivée,  le  virent  passer  au  galop  sans  en  recevoir 
un  signe;  il  alla  s'enfermer  chez  lui,  effaré,  hagard,  répondant  par 
des  malédictions  à  ceux  des  affiliés  qui  venaient  l'interroger,  les 
renvoyant,  cherchant  à  se  cacher. 

Le  procès  s'ouvrit  le  26  juin;  une  autre  série  d'accusés  fut  jugée 
à  la  fin  de  juillet,  et  un  troisième  groupe  ne  parut  devant  les  juges 
qu'en  novembre.  La  régence  avait  tout  fait  pour  que  la  sincérité  du 
verdict  ne  pût  être  contestée.  Malgré  l'état  de  siège,  c'était  devant 
le  tribunal  de  Belgrade  qu'avaient  été  renvoyés  les  prévenus;  il  n'y 
eut  de  traduits  devant  un  conseil  de  guerre  que  les  officiers.  Le  code 
serbe  n'accordait  pas  aux  accusés  dans  les  procès  criminels  le  secours 
des  avocats;  or,  cinq  jours  avant  sa  mort,  le  prince  avait  signé  une 
loi  qui  assurait  à  tout  prévenu  le  bénéfice  d'une  libre  défense.  La 
régence  se  hâta  de  promulguer  cette  loi,  et  chacun  des  accusés  des 
deux  derniers  procès  eut  son  défenseur.  Les  débats  furent  publics  et 
reproduits  parles  journaux.  Malheureusement  la  magistrature  serbe 


SOUVENIRS    d'un   VOYAGE    EN    SERBIE.  147 

ne  se  montra  point  à  la  hauteur  de  sa  tâche.  11  semble  que  pendant 
le  cours  de  l'instruction  le  juge  chargé  de  l'enquête  et  surtout  les 
subalternes  aient  eu  recours  à  ces  tortures  déguisées  dont  quelque 
chose  se  retrouve  encore  chez  nous  dans  le  supplice  du  secret.  Les 
accusés  se  plaignirent  de  mauvais  traitemens  auxquels  ils  auraient 
été  soumis.  Le  président  du  tribunal,  qui  dans  ces  débats  montra 
plus  de  zèle  que  de  sens  et  d'impartialité,  eut  le  tort  de  leur  fer- 
mer la  bouche.  Ce  qui  rendait  le  calme  difficile  aux  magistrats,  c'é- 
tait la  colère  dont  la  foule  était  animée  :  à  la  grande  surprise 
de  quelques-uns  des  meurtriers  qui  croyaient  que  le  prince  était 
abhorré,  le  peuple  avait  failli  les  déchirer  de  ses  mains.  Cette  émo- 
tion du  public  gêna  beaucoup  aussi  les  défenseurs;  leur  interven- 
tion en  pareille  matière  était  chose  toute  nouvelle  à  Belgrade  :  aussi 
plus  d'un  assistant  était-il  disposé  à  s'indigner  que  l'on  essayât 
d'atténuer  le  crime  de  ces  misérables  et  de  sauver  leurs  têtes.  Peu 
s'en  fallait  que  le  peuple  n'accusât  les  avocats  de  complicité.  Deux 
ou  trois  des  défenseurs  s'en  tirèrent  pourtant  avec  honneur,  et, 
surtout  dans  le  dernier  procès,  obtinrent  ou  des  circonstances  at- 
ténuantes ou  même  des  acquittemens. 

En  trois  fois,  quinze  condamnations  à  mort  furent  prononcées  par 
le  tribunal  civil  et  deux  par  le  conseil  de  guerre.  Les  officiers,  après 
avoir  été  dégradés,  furent  fusillés  sur  les  glacis  de  la  citadelle, 
sous  les  yeux  de  toute  la  garnison  et  de  la  milice.  Ce  qui  est  carac- 
téristique, c'est  la  proclamation  par  laquelle  le  ministre  de  la 
guerre  annonçait  à  l'armée  la  mort  de  celui  qui  avait  été  découvert 
et  puni  le  premier.  Ce  document  se  terminait  ainsi  :  «  C'est  aujour- 
d'hui que  le  misérable  Mirzaïlovitch  a  été  fusillé.  Braves  soldats, 
qu'il  aille  en  enfer!  »  Quant  aux  quatorze  condamnés  des  deux 
premières  séries  d'accusés  que  jugea  le  tribunal  de  Belgrade,  ils 
furent  tous  mis  à  mort  le  même  jour  sur  une  colline  nommée  Kara- 
boiinm,  «  la  pointe  noire,  »  qui  domine  le  Danube.  On  les  avait 
attachés  à  des  pieux  plantés  à  quelques  pas  les  uns  des  autres;  un 
peloton  de  gendarmes  défila  devant  cette  ligne,  abaissant  les  fusils 
et  tirant  chaque  fois  qu'il  se  trouvait  en  face  de  l'un  des  poteaux. 
Le  temps  de  lier  les  condamnés  au  bois  qui  soutenait  leurs  membres 
fléchissans,  puis  de  renouveler  le  feu  quatorze  fois,  tout  cela  dura 
bien  une  heure.  Quelques-uns  des  condamnés  étaient  d'avance  à 
demi-morts  de  peur;  d'autres  gardèrent  aux  lèvres  la  cigarette  jus- 
qu'au moment  où  le  peloton  s'arrêta  devant  eux  et  les  coucha  en 
joue.  La  foule,  que  l'on  avait  peine  à  contenir,  était  répandue  sur 
les  tertres  voisins;  elle  chargeait  d'injures  les  assassins;  elle  applau- 
dissait à  chaque  décharge.  Une  balle,  ricochant  contre  un  des  pieux, 
alla  frapper  au  front  un  officier  mêlé  aux  curieux  et  l' étendit  raide 
mort. 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  grand  nombre  de  condamnations  capitales  et  la  manière  dont 
elles  furent  exécutées,  cette  hécatombe  humaine,  ces  malheureux 
pour  qui  l'horreur  de  la  mort  est  encore  augmentée  par  l'obligation 
d'assister  au  supplice  les  uns  des  autres,  tout  cela,  on  ne  saurait 
le  dissimuler,  causa  quelque  surprise  en  Occident,  et  parut  un  peu 
sauvage.  Cette  impression,  sans  disparaître  complètement,  s'atténue 
quand  on  a  passé  quelque  temps  dans  ce  pays,  quand  on  a  causé 
avec  les  acteurs  et  les  témoins  de  ces  drames.  Tous  ceux  qui  ont  été 
exécutés,  vous  dit-on,  n'étaient-ils  pas  coupables  au  même  degré? 
A  qui  pardonner?  Était-ce  à  ceux  qui  avaient  eux-mêmes  massacré, 
mutilé  le  prince,  tué  et  blessé  des  femmes?  Était-ce  à  ce  directeur 
du  bagne  qui  avait  comploté  l'assassinat  et  abusé  de  la  confiance 
du  souverain  pour  lâcher  contre  lui  ses  forçats,  à  ceux  qui  n'atten- 
daient qu'un  signal  pour  égorger  les  ministres  et  déchaîner  le  pil- 
lage sur  Belgrade,  ou  bien  à  ces  officiers  qui  avaient  trempé  dans  un 
complot,  eux  aides-de-camp  du  prince,  quand  la  non-révélation 
suffît,  d'après  le  code  militaire,  pour  entraîner  la  mort  ?  Après  avoir 
eu  sous  les  yeux  tous  les  débats  du  procès,  on  ne  voit  que  deux 
des  condamnés  pour  qui  la  régence  aurait  pu  avec  quelque  raison 
user  du  droit  de  commuer  la  peine  :  Sima  Nenadovitch,  beau-frère 
du  prince  Kara-Georgevitch,  et  qui  avait  eu  un  rôle  bien  efTacé,  et 
ce  pauvre  intendant  André  Viloïevitch,  qui  avait  supplié  son  maître 
de  ne  pas  le  mêler  au  complot,  qui  n'avait  cédé  que  devant  la  me- 
nace d'être  renvoyé. 

Les  régens  eussent-ils  été  disposés  à  tenir  compte  de  ces  nuances, 
l'opinion  publique,  loin  de  les  y  encourager,  leur  en  aurait  su  mau- 
vais gré.  On  aurait  parlé  de  faiblesse  et  de  trahison.  C'est  ce  qui 
explique  aussi  le  mode  d'exécution  adopté.  En  Occident,  l'adoucis- 
sement des  mœurs  et  le  respect  chaque  jour  plus  répandu  de  la  vie 
humaine  ont  conduit  le  jury  à  ne  plus  prononcer  la  peine  capitale 
que  dans  de  très  rares  circonstances;  l'exécution,  quand  elle  a  lieu, 
est  déjà  presque  partout  soustraite  aux  regards  cruels  de  la  foule; 
jusqu'au  dernier  moment,  on  dissimule  au  condamné  le  sort  qui  l'at- 
tend, et  on  abrège  autant  que  possible  ses  angoisses.  Peut-on  de- 
mander aux  Serbes,  qui  ne  font  que  d'échapper  à  la  barbarie 
turque,  d'avoir  les  nerfs  aussi  sensibles  que  nos  vieilles  sociétés  ci- 
vilisées et  d'éprouver  les  mêmes  scrupules  de  conscience  devant 
l'effusion  du  sang?  Loin  d'être  choqué  d'un  spectacle  que  nous  eus- 
sions difficilement  supporté,  le  peuple  serbe  ne  crut  son  prince  vengé 
que  quand  il  eut  là,  devant  lui,  liés  au  poteau  fatal,  tous  les  agens 
et  les  complices  du  meurtre. 

L'arrêt  du  26  juillet,  en  même  temps  qu'il  atteignait  ceux  dont 
nous  venons  de  raconter  la  fin,  frappait  de  vingt  ans  de  travaux 
forcés  le  prince  Alexandi'e  Kara-Georgevitch,  jugé  par  contumace. 


SOUVENIRS    d'un    VOYACE    EN    SERBIE.  149 

On  s'est  étonné  qu'un  homme  présenté  par  la  justice  serbe  comme 
l'inspirateur  du  crime  ait  été  condamné  à  une  peine  moins  forte 
que  ses  complices.  C'est  que  l'on  ignorait  la  loi  serbe,  dont  une 
des  dispositions,  empruntée  au  code  autrichien,  ne  permet  de  con- 
damner à  mort  que  le  coupable  qui  fait  des  aveux,  ou  celui  que  deux 
témoins  ont  vu  commettre  le  crime.  Il  n'y  avait  ici  ni  aveu,  ni  flagrant 
délit  constaté.  Le  tribunal  prononça  donc  le  maximum  de  la  peine 
que  la  loi  autorise  dans  les  cas  où  la  culpabilité  n'est  démontrée  que 
par  des  preuves  morales.  L'extradition  du  prince  exilé  avait  été  de- 
mandée à  Pesth.  Le  ministère  hongrois,  se  fondant  sur  le  côté 
politique  du  procès,  l'avait  refusée;  mais  en  même  temps  le  procu- 
reur-général, jugeant,  sur  les  pièces  qui  lui  avaient  été  communi- 
quées, qu'il  y  avait  tout  au  moins  matière  à  de  graves  soupçons, 
avait  intenté  des  poursuites  au  nom  de  la  couronne.  S'il  était  prouvé 
qu'on  eût  abusé  de  l'hospitalité  de  la  Hongrie  pour  tramer  la  mort 
d'un  prince  et  pour  troubler  la  tranquillité  d'un  état  voisin,  la  jus- 
tice hongroise  saurait  punir.  Au  fond,  il  est  heureux  pour  la  régence 
que  les  choses  se  soient  passées  ainsi.  La  présence  à  Belgrade  du 
prince  déchu  n'aurait  pu  manquer  d'être  un  embarras  pour  ceux 
qui  l'avaient  servi  autrefois;  il  leur  eût  élé  pénible  de  voir  prison- 
nier et  condamné  celui  auquel  ils  avaient  dû  jadis  les  débuts  de 
leur  fortune.  D'ailleurs,  le  procès  s'instruisant  et  se  jugeant  à  Bel- 
grade au  lendemain  du  meurtre  d'un  Obrenovitch  et  sous  le  règne 
d'un  autre,  les  partisans  des  Kara-Georgevitch  auraient  toujours  pu 
mettre  en  suspicion  l'indépendance  des  juges  et  récuser  leur  arrêt. 
La  justice  hongroise  parut  d'abord  disposée  à  pousser  active- 
ment le  procès.  Au  mois  d'août,  le  prince  Alexandre,  qui  avait 
été  jusque-là  laissé  en  liberté,  fut  mis  en  état  d'arrestation;  en 
octobre,  il  fut  envoyé  à  Semlin  pour  y  être  confronté,  ainsi  que 
ses  secrétaires,  avec  ceux  des  conjurés  qu'avait  encore  entre  les 
mains  la  justice  serbe;  malheureusement  celle-ci,  en  faisant  exé- 
cuter l'arrêt  prononcé  contre  les  vrais  chefs  du  complot,  s'était 
enlevé  les  moyens  de  donner  à  cette  confrontation  tout  l'intérêt 
qu'elle  aurait  pu  avoir.  Depuis  lors,  le  procès  a  langui.  Vers  la  fin 
de  l'hiver,  on  avait  annoncé  que  le  procureur-général,  convaincu 
qu'il  résultait  de  l'instruction  des  charges  contre  le  prince  George- 
vitch,  le  traduisait  devant  le  tribunal  de  Pesth;  maintenant  au 
contraire  on  écrit  qu'il  vient  d'être  mis  en  liberté.  Nous  ignorons 
si  on  a  levé  en  même  temps  le  séquestre  qui,  sur  la  demande  du 
gouvernement  serbe,  avait  été  mis  sur  les  biens  du  prince  en  Plon- 
grie  et  en  Roumanie.  Quant  à  ceux  qu'il  possédait  en  Serbie,  le  tri- 
bunal de  Belgrade  et  la  skoiqjchtina ,  cédant  à  la  passion  du  mo- 
ment, avaient  décidé  qu'ils  seraient  vendus,  et  que  le  produit  en 
serait  appliqué  aux  frais  du  procès  et  des  mesures  militaires  pro- 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voquées  par  le  meurtre  du  prince  Michel.  La  loi  serbe  ne  reconnaît 
pas  la  confiscation  ;  il  est  fâcheux  que  la  régence  ait  permis  de  la 
rétablir  par  une  voie  indirecte  et  de  donner  ainsi  un  dangereux 
exemple. 

On  a  pu  voir  par  ce  qui  précède  que  pour  nous  la  participation 
du  prince  Alexandre  au  complot  n'est  pas  une  invention  de  la  haine. 
Nous  avons  eu  beau  faire  effort  aussi  longtemps  que  possible  pour 
le  croire  injustement  accusé,  la  conviction  que  nous  avons  déjà 
laissé  paraître  a  fini  par  s'imposer  à  notre  esprit.  Les  dépositions 
des  principaux  conjurés,  celle  même  de  ses  propres  parens,  de 
Sima  Nenadovitch ,  sont  accablantes  :  de  l'argent  avait  été  fourni 
à  Paul  Radovanovitch  ;  ce  chef  de  la  conspiration  était  en  corres- 
pondance confidentielle  avec  Tripkovitch,  le  secrétaire  du  prince; 
une  lettre  écrite  de  la  prison  et  saisie  pendant  l'enquête  constate 
une  fois  de  plus  leur  entente,  et  contient  l'offre  d'annuler  toutes 
les  preuves  qui  chargent  le  prince,  si  celui-ci  consent  à  envoyer 
30,000  florins  à  ce  qui  restera  de  la  famille  Radovanovitch.  11  n'est 
donc  pas  douteux  que  l'exilé  ait  accueilli  la  pensée  d'un  mouve- 
ment qui  devait  le  ramener  au  pouvoir,  et  qu'il  ait  fourni  les 
moyens  de  le  provoquer;  mais  il  est  probable  que  ses  agens  ne 
le  mirent  pas  dans  la  confidence  des  moyens  qu'ils  comptaient 
employer.  Lui-même  avait  abdiqué  en  1859;  le  prince  Michel  ne 
se  déciderait-il  pas,  devant  les  premières  menaces,  à  faire  de  même? 
On  avait  exagéré  aux  exilés  le  mécontentement  de  la  Serbie.  On  dit 
encore  moins  la  vérité  aux  princes  détrônés  qu'aux  princes  régnans. 
Si  le  meurtre  se  présenta  réellement  à  l'esprit  du  prétendant  comme 
un  moyen  auquel,  en  cas  de  résistance,  il  faudrait  peut-être  recou- 
rir, les  sophismes  ne  durent  pas  lui  manquer  pour  s'habituer  à 
cette  idée.  Kara-George  passe  pour  avoir  été  mis  à  mort  par  ordre 
de  Milosch;  son  héritier,  quand  il  n'écoutait  que  son  ambition,  put 
se  persuader  qu'il  remplissait  un  devoir  filial  ;  la  vendetta  est  en- 
core en  honneur  chez  plusieurs  peuples  slaves.  Il  faut,  pour  être 
juste,  tenir  compte  de  toutes  ces  circonstances  ;  mais  on  ne  peut 
nier  qu'en  employant  de  pareils  instrumens  les  Kara-Georgevitch 
n'aient  autorisé  toutes  les  suppositions. 

Le  11  novembre,  le  lendemain  du  jour  où  avait  été  jugée  la  der- 
nière série  d'accusés,  une  proclamation  de  la  régence  annonçait  la 
levée  de  l'état  de  siège  ;  avec  de  violentes  paroles  contre  les  Kara- 
Georgevitch,  elle  résumait  les  événemens  récens  et  les  résultats  du 
procès;  désormais,  disait-elle,  le  peuple  serbe,  rendu  à  lui-même 
et  serré  autour  du  trône  dé  son  jeune  prince,  travaillerait  tout  en- 
semble à  développer  ses  institutions  et  à  réaliser  la  grande  idée 
nationale  à  laquelle  s'était  voué  le  patriote  qu'elle  pleurait.  C'est 
bien  là  en  effet  la  double  tâche  que  paraissent  s'être  proposée  les 


SOUVliNIRS    d'un   voyage    EN    SERBIE.  151 

régens;  le  temps  n'est  pas  encore  venu  d'examiner,  comme  nous 
essaierons  peut-être  de  le  faire  un  jour,  ce  qu'ils  ont  eu  d'habileté 
et  de  succès.  Leur  situation  est  moins  difficile  qu'on  ne  le  croirait 
au  premier  abord.  Tant  que  l'accord  ne  se  rompra  pas  entre  les 
deux  hommes  distingués  qui  portent  le  principal  poids  des  affaires, 
la  régence  n'a  guère  de  compétitions  à  craindre;  ici  le  personnel 
politique  est  très  restreint;  MM.  Garachanine  et  Marinovitch,  les 
seuls  qui  pussent  faire  échec  à  la  régence,  ne  sortiront  pas  sans  de 
graves  motifs  de  la  retraite  que  leur  ont  conseillée  les  circonstances 
et  le  soin  de  leur  dignité.  Quant  à  des  partis,  maintenant  surtout 
que  les  Kara-Georgevitch  ont  été  frappés  par  un  verdict  que  semble 
avoir  ratifié  l'opinion  publique,  il  n'y  en  a  point  en  Serbie.  Tous 
ceux  qui  connaissent  ce  pays  sont  unanimes  à  dire  qu'une  de  ses 
grandes  forces,  c'est  sa  cohésion.  Les  Serbes  paraissent  bien  plus 
froids  que  les  Hellènes,  ils  n'ont  pas  leur  ardeur  de  propagande, 
leur  enthousiasme  inquiet  et  bruyant;  mais,  pour  être  plus  conte- 
nue, la  passion  nationale  n'est  pas  chez  eux  moins  vive,  et  ils  sa- 
vent mieux  s'organiser,  ils  sacrifient  plus  volontiers  leurs  rivalités 
personnelles.  On  ne  retrouve  pas  chez  le  Serbe  cette  vanité  égoïste, 
intraitable,  cette  ambition  individuelle  qui,  dès  l'âge  héroïque  et 
dans  l'antiquité,  empêcha  toujours  les  Grecs  de  s'unir  dans  un  ef- 
fort commun ,  qui  les  aurait  perdus  au  commencement  de  ce  siècle 
sans  l'intervention  de  l'Occident.  Le  peuple  serbe,  dès  qu'il  a  con- 
fiance dans  ses  chefs,  se  serre  autour  d'eux,  et  obéit  docilement  à 
l'impulsion  qu'ils  lui  donnent;  c'est  là  un  trait  du  caractère  natio- 
nal dont  témoigne  toute  l'histoire  de  la  Serbie  moderne. 

En  ce  moment,  la  question  intérieure  paraît  surtout  occuper  les 
Serbes;  une  skoupchtina  qui  se  réunit  pendant  que  nous  écrivons 
ces  pages  va  être  conviée  à  modifier  dans  un  sens  libéral  la  consti- 
tution du  pays.  Quant  à  ces  projets  d'agrandissement  territorial 
que  caressent  tous  les  Serbes,  c'est  aux  événemens  extérieurs  de 
faire  naître  une  de  ces  occasions  dont  leurs  hommes  d'état  ont  su 
jusqu'ici  profiter  avec  un  tact  et  un  bonheur  singuliers.  On  ne  se 
fait  pas  faute  sur  les  rives  de  la  Save  de  dire  que  la  question  d'Orient 
est  surtout  une  question  serbe,  que  le  nœud  n'en  est  ni  à  Constan- 
tinople  ni  à  Athènes,  qu'il  est  à  Belgrade.  Quoi  qu'on  puisse  penser 
de  ces  idées  et  de  ces  espérances,  ce  qui  est  certain,  c'est  que  la 
Serbie,  avec  sa  remarquable  organisation  militaire  et  les  approvi- 
sionnemens  amassés  à  Kragoujevatz,  dans  sa  place  d'armes,  est 
prête  à  profiter  de  toutes  les  chances  favorables  que  l'avenir  peut 
lui  présenter;  elle  ne  se  trouvera  dans  aucun  cas  prise  au  dépourvu, 
elle  ne  s'exposera  jamais  à  se  jeter  étourdiment  en  avant  pour  re- 
culer ensuite  à  la  première  menace  sérieuse. 

George  Perrot. 


LA 


PRÉFECTURE  DE  POLICE 


ET 


LA  SUBEÎÉ  PUBLIOUE  A  PARIS 


La  répression  des  crimes  et  délits,  la  surveillance  et  l'arrestation 
des  malfaiteurs,  incombent  à  la  première  division  de  la  préfecture 
de  police,  division  qui  se  sépare  en  deux  portions  distinctes,  la 
partie  administrative  et  la  partie  active.  Cette  dernière  porte  le 
nom  générique  de  police  municipale-,  c'est  celle  que  nous  connais- 
sons tous,  qui  frappe  nos  yeux  à  chaque  instant,  qui  est  en  rap- 
ports permanens  et  directs  avec  la  population  par  son  armée  de 
sergens  de  ville.  Ce  n'est  là,  pour  ainsi  dire,  que  l'enseigne  de  la 
police.  Ces  agens  vêtus  d'uniforme,  cantonnés  dans  des  postes  ap- 
parens,  arrêtent  les  malfaiteurs  saisis  en  flagrant  délit  et  ramas- 
sent les  vagabonds;  mais  leur  principale  fonction  est  d'assurer  la 
sécurité  des  quartiers  par  des  rondes  perpétuelles,  de  faire  obser- 
ver les  ordonnances,  de  porter  aide  et  secours  où  ils  sont  appelés, 
et  en  toute  circonstance  d'avoir  recours  à  la  conciliation  avant 
d'employer  la  rigueur.  Les  services  qu'ils  rendent  à  Paris  sont  très 
divers;  leur  présence  dans  les  rues  est  seule  déjà  un  bienfait,  et 
plus  d'un  filou,  à  la  vue  du  tricorne  bien  connu,  a  pris  la  fuite 
sans  mettre  ses  mauvais  desseins  à  exécution.  La  vraie  police  est 
moins  visible,  elle  n'a  point  d'insignes  brodés  au  collet,  ni  d'épée 
au  côté.  Ses  agens,  qui  alors  prennent  le  nom  d'inspecteurs,  sont 
vêtus  en  bourgeois,  et  leurs  brigades,  dont  les  attributions  sont  sé- 
vèrement limitées,  exercent  leur  surveillance  sur  les  malfaiteurs, 


LA    PRÉFECTURE   DE    POLICE.  15â 

les  garnis  et  les  mœurs.  La  police  municipale  et  la  police  adminis- 
trative sont  en  relations  constantes;  elles  s'entr' aident,  se  rensei- 
gnent, s'éclairent  mutuellement,  se  côtoient  sans  se  mêler,  et  fonc- 
tionnent de  telle  sorte  que  chaque  section  du  service  actif  a  son 
analogue  et  son  correspondant  au  service  sédentaire.  Ce  système 
est  appliqué  à  l'extérieur  même  de  la  préfecture,  dans  les  divers 
quartiers  de  Paris,  où  le  commissaire  représente  la  partie  adminis- 
trative, tandis  que  roiïîcier  de  paix  est  l'agent  direct  de  la  police 
active.  Tous  les  ordres  de  recherches  sont  transmis  par  le  service 
administratif,  tous  les  renseignemens  spéciaux  sont  recueillis  par 
le  service  actif;  le  premier  donne  l'impulsion,  le  second  la  suit;  en 
un  mot,  l'un  est  la  tête  et  l'autre  est  le  bras.  Le  but  poursuivi  est 
le  même  :  le  respect  de  la  loi  qui  sauvegarde  la  vie,  la  propriété  et 
la  moralité. 

L 

Un  décret  du  17  septembre  185Zi,  réorganisant  la  police  urbaine 
de  Paris,  a  donné  une  grande  extension  aux  sergens  de  ville,  qui, 
jadis  assez  rares,  étaient  devenus  insulTisans  en  présence  de  l'ac- 
croissement de  la  population.  On  les  a  distribués  dans  Paris  tout 
entier,  et  ils  ont  pris  la  place  de  ces  détachemens  de  soldats  qui 
s'étageaient  jadis  de  quartier  en  quartier.  Chacun  des  vingt  arron- 
dissemens  est  gardé  par  trois  brigades  de  sergens  de  ville  compo- 
sant une  division  qui  obéit  à  un  officier  de  paix.  Tous  les  jours,  ce 
dernier  va  réglementairement  à  V ordre  auprès  du  chef  de  la  police 
municipale;  de  quatre  heures  en  quatre  heures,  il  expédie  à  la  pré- 
fecture un  rapport  obligatoire,  qui  le  plus  souvent  se  compose  des 
trois  mots  si  connus  dans  les  administrations  :  rien  de  nouveau;  de 
plus,  lorsqu'un  fait  anormal  se  produit,  —  assassinat,  vol  impor- 
tant, incendie,  rupture  de  conduite  d'eau,  effondrement  d'égout, 
écroulement  de  maison,  —  un  exprès  est  envoyé  à  toute  vitesse  rue 
de  Jérusalem.  Cette  mesure  est  bonne  et  permet  d'être  renseigné 
sans  délai  sur  tous  les  accidens  graves  qui  se  manifestent  incessam- 
ment dans  une  ville  aussi  populeuse  que  Paris;  néanmoins  elle  pour- 
rait être  plus  complète  encore  et  plus  radicale.  Qui  empêche  de 
relier  les  postes  de  police  à  la  préfecture  par  des  fils  télégraphiques 
directs  et  absolument  indépendans  du  bureau  central  de  la  rue  de 
Grenelle,  où  toute  dépêche  doit  passer  avant  d'être  transmise  au 
destinataire?  En  fait  de  sécurité  publique,  les  moyens  d'informa- 
ti(>n  ne  sont  jamais  assez  précis,  assez  rapides,  assez  puissans.  Un 
meurtre  est  commis  à  Levallois  ou  à  La  Glacière;  avant  que  les  in- 
specteurs spéciaux  de  la  sûreté  en  aient  reçu  avis  à  la  préfecture 


154  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  police  et  se  soient  transportés  sur  les  lieux,  cinq  ou  six  heures 
se  sont  écoulées.  Or,  si  le  coupable  est  un  homme  intelligent  et 
alerte,  s'il  est  servi  par  des  circonstances  favorables,  il  ne  lui  faut 
pas  plus  de  temps  pour  être  au  Havre  et  peut-être  à  bord  d'un  na- 
vire en  partance. 

Qui  ne  connaît  les  sergens  de  ville?  Qui  ne  les  a  vus  stationner 
sur  les  boulevards  pour  mettre  un  peu  d'ordre  dans  le  défilé  des 
voitures,  se  promener  lentement  dans  nos  rues,  monter  la  garde 
devant  leur  poste?  Qui  n'a  remarqué  leur  uniforme,  composé  en 
hiver  d'une  longue  capote  et  en  été  d'un  frac  disgracieux,  au  collet 
duquel  apparaissent  en  broderies  d'argent  le  numéro  de  leur  di- 
vision, la  lettre  de  la  brigade  et  un  chiffre  qui,  leur  étant  par- 
ticulier, permet  de  faire  remonter  jusqu'à  eux  la  responsabilité  de 
leurs  actes.  Tous,  ou  peu  s'en  faut,  sont  d'anciens  sous-officiers, 
sortis  de  l'armée  avec  des  états  de  service  irréprochables.  Il  n'y 
a  pas  de  corps  qui  se  recrute,  je  crois,  avec  plus  de  précautions 
minutieuses.  jNuI  n'en  peut  faire  partie,  s'il  n'a  donné  des  preuves 
de  sa  moralité  et  de  sa  sobriété.  La  discipline,  malgré  une  forme 
extérieure  assez  large,  est  très  sévère.  Deux  infractions  aux  règle- 
mens  dans  la  même  année,  deux  cas  d'ivresse  par  exemple,  entraî- 
nent l'expulsion.  Cette  rigueur  peut  sembler  excessive;  elle  n'est 
que  légitime,  et  elle  doit  servir  de  frein  à  des  hommes  qui  sont 
dépositaires  d'une  autorité  limitée,  mais  encore  considérable.  L'in- 
dice apparent  de  leur  mission  et  du  pouvoir  qu'ils  représentent  est 
une  épée  à  poignée  de  cuivre  marquée  aux  armes  de  la  ville  de 
Paris.  Bien  des  gens  s'élèvent  avec  une  certaine  chaleur  contre 
cette  arme  confiée  aux  sergens  de  ville,  et  qui  le  plus  souvent  de- 
meure inoffensive  au  fourreau.  Le  jour  où  ils  seront  désarmés,  les 
malfaiteurs  deviendront  leurs  maîtres,  et  nos  rues  verront  d'igno- 
bles luttes  à  coups  de  poing  et  à  coups  de  pied.  La  vue  seule  de 
l'épée  est  un  réfrigérant  pour  bien  des  colères  et  a  paralysé  plus 
d'une  velléité  de  résistance.  On  a  souvent  proposé  de  leur  donner 
le  bâton  des  policemen  anglais,  qui,  dit-on,  n'est  qu'un  emblème 
d'autorité  :  emblème  à  tête  de  plomb  qui  tue  un  homme  aussi  sû- 
rement qu'un  coup  de  feu,  casse-tête  orné,  il  est  vrai,  du  chiffre 
de  la  reine  et  de  la  devise  «  honni  soit  qui  mal  y  pense;  »  mais 
casse-tête  redoutable  qui  dans  les  bagarres  donne  lieu  à  des  con- 
tusions infailliblement  mortelles. 

On  n'entre  pas  d'emblée  dans  ce  corps  d'élite  mi-parti  civil  et 
militaire;  il  faut  un  apprentissage  qui  dure  près  d'une  année,  pen- 
dant laquelle  on  est  admis  à  titre  d'auxiliaire  avec  une  paie  fixe  de 
3  francs  par  jour.  Si  au  bout  de  ce  temps  d'épreuves  nul  reproche 
n'a  été  adressé  au  candidat,  il  est  nommé  sergent  de  ville,  et  il 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE.  155 

peut  aspirer  légitimement  aux  grades  de  sous-brigadier  et  de  bri- 
gadier; après  vingt -cinq  ans  de  service  consécutifs,  il  obtiendra 
sa  retraite  et  une  pension  de  750  francs.  Bien  peu  y  atteignent, 
un  sur  dix  tout  au  plus.  Au  premier  abord,  l'existence  de  ces 
hommes  paraît  assez  douce;  ils  sont  bien  vêtus,  ils  ont  des  abris 
convenablement  chauffés,  et  leur  promenade  régulière  ne  semble 
pas  trop  fatigante.  L'apparence  est  trompeuse;  il  n'y  a  pas  de  mé- 
tier plus  pénible.  En  temps  normal,  le  service  est  réglé  de  façon  à 
occuper  les  agens  huit  heures  par  jour.  L'irrégularité  forcée  des 
heures  de  repas,  les  brusques  transitions  de  température,  lorsque 
pendant  l'hiver  on  rentre  au  poste  après  la  faction,  la  nécessité  de 
rester  dans  des  vêtemens  mouillés  les  jours  de  pluie,  les  longues  et 
énervantes  stations  sur  les  ponts,  au  coin  des  rues,  à  l'angle  des 
carrefours,  par  le  vent,  le  soleil,  la  grêle  ou  la  neige,  finissent  par 
ébranler  les  tempéramens  les  plus  solides,  et  par  jeter  sur  des  lits 
d'hôpital  des  hommes  qui  semblaient  destinés  à  vivre  centenaires. 
Aussi  les  vacances  sont  fréquentes,  et  le  corps  se  renouvelle  inces- 
samment. Gela  est  extrêmement  fâcheux,  car  l'éducation  d'un  tel 
service  ne  s'acquiert  que  par  une  longae  pratique.  Le  soldat  qui 
sort  de  son  régiment  arrive  avec  des  principes  d'autorité  excessifs; 
par  cela  même  qu'il  a  été  forcé  d'obéir  sans  pouvoir  raisonner,  il 
est  enclin  à  contraindre  les  autres  à  l'obéissance' passive.  A  moins 
d'aptitudes  exceptionnelles,  il  faut  trois  années  et  plus  pour  faire 
avec  un  excellent  soldat  un  sergent  de  ville  passable,  qui  ne  durera 
guère  que  douze  ou  quinze  ans.  Leur  devoir,  —  et  chacun  des  or- 
dres du  jour  qui  leur  sont  adressés  le  leur  répète  sous  toutes  les 
formes,  —  est  de  faire  respecter  les  règlemens  sans  jamais  mécon- 
tenter la  population,  tâche  spécialement  difficile  avec  un  peuple 
aussi  nerveux  que  celui  de  Paris,  et  dont  cependant  on  doit  recon- 
naître qu'ils  ne  se  tirent  pas  trop  mal.  A  force  de  vivre  dans  les 
mêmes  quartiers,  —  et  c'est  en  cela  que  la  mesure  inaugurée  après 
le  décret  de  1854  est  excellente,  —  ils  en  connaissent  tous  les 
habitans,  peuvent  faire  plusieurs  observations  aux  délinquans  avant 
de  leur  déclarer  contravention.  Aux  habitudes  agressives  d'autre- 
fois, excusables  jusqu'à  un  certain  point  chez  des  agens  clair- 
semés, se  hâtant  trop  parce  que  le  temps  leur  manquait  toujours 
pour  prévenir  et  qu'ils  avaient  à  peine  celui  de  réprimer,  a  suc- 
cédé, grâce  au  grand  nombre  et  à  la  diffusion  raisonnée  des  sergens 
de  ville,  une  sorte  de  gronderie  familière  qui  avertit  plutôt  qu'elle 
ne  menace.  Pour  les  ivrognes,  ils  sont  admirables;  ils  les  traitent 
avec  une  sorte  de  douceur  indulgente  qui  n'est  peut-être  pas  dé- 
nuée d'une  certaine  jalousie  naturelle  chez  des  hommes  à  qui  l'é- 
briété  même  est  sévèrement  défendue;  ils  les  arrêtent,  ceci  n'est 


156  REVCE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  douteux,  mais  en  vertu  d'instructions  secrètes  dans  lesquelles 
il  est  dit  :  «  IN'oubliez  pas  que  vous  ne  devez  arrêter  les  ivrognes 
que  pour  assurer  leur  propre  sécurité  et  pour  éviter  les  accidens 
qui  pourraient  les  atteindre  dans  nos  rues  encombrées.  Aussitôt  que 
leur  ivresse  sera  dissipée,  vous  les  mettrez  en  liberté,  à  moins  qu'ils 
n'aient  commis  quelque  délit.  »  En  somme,  ils  vivent  en  bons  termes 
avec  la  population.  Ils  doivent  veiller  à  la  sûreté  de  la  voie  publi- 
que, ils  n'y  manquent  guère;  combien  en  a-t-on  vus  se  jeter  à  la 
tête  des  chevaux  emportés,  poursuivre  les  chiens  enragés,  secourir 
les  blessés,  contraindre  les  débitans  à  ne  pas  vendre  à  faux  poids 
et  détourner  les  yeux  afin  de  ne  pas  apercevoir  une  marchande  des 
quatre  saisons  fatiguée  qui  arrête  sa  charrette  pour  prendre  un  peu 
de  repos!  Leur  honnêteté  est  proverbiale,  et  tout  objet  trouvé  par 
eux  est  remis  entre  les  mains  du  commissaire  de  police;  ces  traits 
de  probité  sont  si  fréquens  qu'on  ne  les  signale  même  plus  dans  les 
ordres  du  jour.  La  correspondance  secrète  sur  la  fin  du  règne  de 
Louis  XVI,  publiée  par  M.  de  Lescure,  raconte  qu'un  joueur  chargé 
d'or  se  mit  pour  rentrer  chez  lui  sous  la  protection  d'une  patrouille 
qui  le  dévalisa.  Ces  temps-là  ne  sont  plus,  et  l'on  peut  se  confier 
aux  sergens  de  ville.  Parfois  cependant,  et  en  dehors  des  motifs 
politiques  qui  surexcitent  tous  les  esprits,  on  est  injuste  pour  eux. 
On  exige  qu'ils  soient  infaillibles;  c'est  là  le  côté  vraiment  doulou- 
reux de  leur  situation ,  ils  ne  peuvent  se  tromper.  S'ils  n'arrêtent 
pas  un  coupable,  on  les  accuse  de  négligence;  si  par  malheur  ils 
arrêtent  un  innocent,  on  crie  à  l'arbitraire.  Lorsqu'on  les  voit  saisir 
et  entraîner  un  malfaiteur  vers  le  poste,  il  se  produit  presque  tou- 
jours dans  la  foule  témoin  du  fait  un  sentiment  de  réprobation  et 
comme  une  envie  instinctive  de  délivrer  celui  que  l'on  emmène. 
Cette  impression  est  tellement  naturelle  au  Français  qu'il  n'est 
peut-être  pas  un  de  nous  qui  ne  l'ait  ressentie.  Gela  se  comprend; 
notre  histoire  pèse  sur  nous,  elle  nous  a  pénétrés,  imprégnés  si 
profondément  que,  malgré  bien  des  révolutions,  bien  des  change- 
mens  radicaux  apportés  à  nos  lois,  nous  vivons  toujours  sous  l'em- 
pire des  vieilles  traditions.  Pendant  les  temps  qui  ont  précédé  la 
nuit  du  h  août,  tant  d'arrestations  illicites  ont  été  faites,  tant  de 
lettres  de  cachet  ont  été  distribuées  par  le  bon  plaisir,  tant  d'enlè- 
vemens  monstrueux  ont  été  commis  par  la  force,  tant  d'honnêtes 
filles  ont  été  jetées  à  l'hôpital,  tant  de  braves  garçons  ont  été  dé- 
portés aux  îles,  qu'il  nous  est  resté  au  cœur  je  ne  sais  quelle  co- 
lère chevaleresque  qui  nous  pousse  à  donner  aide  aux  prisonniers 
avant  même  de  savoir  pourquoi  on  les  arrête.  Comme  don  Quichotte^ 
nous  sommes  toujours  prêts  à  rompre  une  lance  en  faveur  de  Gine- 
sille  de  Parapilla  :  vieille  habitude  de  générosité  irréfléchie  qui  se 


LA    PIIHFECTURE    DE    POLICE.  157 

perdra  le  jour  où  la  France  aura  compris  que  la  première  vertu 
d'une  nation  qui  veut  être  grande  est  de  savoir  respecter  la  loi. 

Les  quatre-vingts  postes  de  sergens  de  ville  sont  intéressans  à 
visiter;  au  premier  abord  pourtant,  ils  ne  révèlent  rien  de  curieux. 
C'est  dans  la  plupart  des  cas  une  grande  chambre  grisâtre,  mal  pa- 
vée, munie  de  lits  de  camp  oi^i  s'étalent  des  matelas  sans  oreiller;  une 
table  de  bois  noirci ,  un  ou  deux  becs  de  gaz  et  un  poêle  de  fonte 
complètent  l'ameublement.  Un  examen  moins  superficiel  montre 
bien  vite  l'utilité  multiple  des  hommes  qui  habitent  là  et  se  délas- 
sent de  leurs  fatigues  en  fumant  leur  pipe,  en  lisant  le  journal  ou 
en  jouant  aux  dames.  Une  civière  à  sangles  est  accrochée  dans  un 
coin,  prête  à  se  déplier  pour  recevoir  le  maçon  tombé  de  son  écha- 
faudage, l'homme  écrasé  par  une  voiture,  l'enfant  qui  s'est  brisé 
la  jambe.  Cette  précaution  n'est  point  nouvelle,  et  Mercier  raconte 
que  c'est  de  son  temps  qu'on  mit  des  civières  dans  les  postes  afin 
de  remplacer  les  échelles  dont  on  se  servait  auparavant,  en  guise 
de  brancards,  pour  transporter  les  malades  ou  les  blessés  dans  les 
hôpitaux.  Sur  une  planche  sont  symétriquement  rangés  des  seaux 
de  toile,  des  lampions  et  des  torches;  contre  la  muraille  sont  ap- 
pendus,  côte  à  côte  avec  les  proclamations,  les  règlemens  impri- 
més et  les  ordres  du  jour  manuscrits,  des  tableaux  qui  contiennent 
l'adresse  des  médecins,  des  pharmaciens,  des  sages-femmes,  des 
vétérinaires,  des  commissionnaires,  des  postes  de  pompiers  et  des 
porteurs  d'eau  du  quartier.  On  y  lit  aussi  celle  des  agens  fontai- 
niers,  qui  seuls  ont  le  droit  d'ouvrir  les  bornes-fontaines.  La  sé- 
paration des  pouvoirs  est  un  excellent  principe,  mais  à  la  condition 
qu'il  ne  soit  pas  poussé  à  l'excès;  puisqu'en  prévision  de  l'incendie 
on  a  armé  les  postes  de  police  de  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  le 
combattre,  pourquoi  la  clé  des  fontaines  publiques  n'y  est-elle 
lK)int  déposée?  Le  feu  a  le  temps  de  faire  l3ien  des  ravages  pen- 
dant que  l'on  court  réveiller  l'homme  indispensable,  pendant  que 
celui-ci  s'habille  et  vient  lâcher  les  robinets;  n'était-il  pas  plus 
simple,  puisque  les  sergens  de  ville,  qui  veillent  nuit  et  jour,  sont 
les  premiers  le  plus  souvent  à  signaler  un  sinistre,  de  leur  donner 
la  possibilité  d'ouvrir  sans  délai,  sans  déplacement  inutile,  toutes 
les  fontaines  d'un  quartier,  et  de  permettre  ainsi  à  une  chaîne,  à 
des  secours,  de  s'organiser  efiicacement? 

A  presque  tous  les  postes  sont  annexés  des  violons^  sortes  de 
prisons  provisoires  destinées  à  gaxder  momentanément  les  malfai- 
teurs, et  qui  sont  au  nombre  de  deux,  l'un  pour  les  femmes  et 
l'autre  pour  les  hommes.  C'est  un  cachot  plus  ou  moins  grand, 
garni  de  bancs  de  bois  scellés  dans  la  muraille ,  éclairé  par  une 
lucarne  placée  très  haut,  de  manière  qu'on  ne  puisse  se  pendre  aux 
barreaux  de  fer  qui  la  protègent,  et  muni  d'un  immonde  baquet 


158  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

destiné  à  toute  sorte  d'usages.  Ces  prisons  sont  infectes,  de  plus 
elles  sont  tellement  glaciales  qu'il  est  cruel  d'y  laisser  séjourner 
quelqu'un  pendant  les  nuits  d'hiver.  Les  terrains  coûtent  cher  à 
Paris;  il  est  donc  bien  difficile  de  donner  aux  postes  de  police  l'es- 
pace qui  leur  serait  nécessaire  pour  répondre  aux  besoins  qu'ils 
sont  destinés  à  satisfaire;  néanmoins,  et  fût-ce  au  prix  d'un  sacri- 
fice, il  y  a  lieu  de  modifier  ces  geôles,  de  supprimer  le  vase  sans 
nom  qui  en  empeste  l'atmosphère  et  d'y  ouvrir  une  bouche  de  cha- 
leur qui  leur  ferait  une  température  supportable.  Les  êtres  qu'on 
y  renferme,  malandrins,  filous,  filles  publiques  et  voleurs,  ne  sont 
point  fort  intéressans,  on  peut  en  convenir;  mais,  si  ce  n'est  par 
commisération,  que  ce  soit  du  moins  au  nom  de  la  civilisation  dont 
nous  sommes  les  représentans,  et  dont  tous  nos  actes,  envers  qui 
que  ce  soit  qu'ils  se  manifestent,  doivent  porter  l'empreinte.  Aussi 
qu'arrive-t-il?  Les  sergens  de  ville,  à  moins  qu'ils  ne  soient  en  pré- 
sence d'énergumènes-  exaspérés,  font  venir  les  prisonniers  dans  le 
poste  pendant  les  heures  de  grand  froid,  et  les  laissent  se  réchauf- 
fer autour  du  poêle.  Lorsqu'ils  ont  affaire  à  des  enfans  égarés, 
abandonnés  ou  même  coupables,  le  côté  sentimental  des  vieux 
troupiers  ne  tarde  point  à  se  montrer.  Le  pauvre  petit  diable  est 
roulé  dans  un  manteau,  couché  sur  un  matelas,  et  souvent  il  passe 
là  une  bonne  nuit  tiède  et  réconfortante,  comme  il  n'en  a  pas  eu 
depuis  longtemps.  En  tout  cas,  jamais,  sous  aucun  prétexte,  on  ne 
réunit  dans  le  même  cachot  les  enfans  et  les  hommes. 

Le  nombre  des  vagabonds,  des  mauvais  sujets  incorrigii^les  que 
les  sergens  de  ville  ramassent  tous  les  soirs  et  consignent  dans 
leurs  postes  est  considérable,  car  les  rondes  qu'ils  sont  obligés  de 
faire  sont  combinées  d'une  façon  très  ingénieuse.  Le  quartier  dé- 
volu à  leur  surveillance  est  divisé  en  zones  déterminées  qui  doi- 
vent être  incessamment  visitées  par  eux.  Ils  vont  deux  à  deux, 
marchant  sur  les  trottoirs  et  parfois  s' enfonçant  tout  à  coup  dans 
une  ombre  portée  où  ils  restent  immobiles,  guettant  autour  d'eux 
et  prêts  à  courir  où  leur  présence  est  nécessaire  ;  dans  les  endroits 
mal  habités ,  fréquentés  par  les  vide-goussets  et  les  coupeurs  de 
bourse,  dans  les  parages  des  maisons  en  construction ,  des  terrains 
vagues  qui  offrent  de  faciles  abris  aux  chercheurs  d'aventures,  la 
petite  patrouille  des  deux  hommes  est  ordinairement  précédée  par 
deux  agens  vêtus  en  bourgeois,  dont  le  costume  ne  donne  pas  l'é- 
veil ;  ce  système  produit  de  bons  résultats  et  permet  parfois  de 
faire  des  captures  importantes.  Tout  fait  anormal  remarqué  par  les 
hommes  de  ronde  est  inscrit  au  livre  des  rapports.  La  collection  de 
ces  documens  doit  être  une  lecture  des  plus  curieuses;  c'est  l'his- 
toire de  Paris  heure  par  heure,  minute  par  minute. 

Indépendamment  des  3,86Zi  sergens  de  ville  répandus  dans  Paris, 


LA   PRÉï'ECTURE    DE    POLICE.  159 

il  existe  à  la  préfecture  même  une  réserve  formée  de  5  brigades 
dites  centrales,  composées  de  50  hommes  chacune,  et  qu'on  a  sur- 
nommées les  vaisseaux,  parce  que  ceux  qui  en  font  partie,  au  lieu 
des  numéros  et  des  lettres  d'ordre,  portent  les  armes  de  la  ville  bro- 
dées au  collet.  Ces  agens  sont  employés  à  certains  services  spéciaux; 
ils  occupent  le  poste  des  halles,  sont  envoyés  aux  Champs-Elysées, 
au  bois  de  Boulogne,  aux  expositions,  aux  théâtres,  aux  fêtes  pu- 
bliques, aux  revues,  et  sont  mis  en  mouvement  aussitôt  qu'un  cas 
exceptionnel  se  présente.  Ce  sont  eux  qui  donnent  dans  les  grands 
momens  et  font  les  grosses  besognes;  aussi  n'entretiennent- ils  pas 
des  relations  empreintes  d'une  cordialité  irréprochable  avec  la  po- 
pulation, qui  les  appelle  volontiers  les  cognes.  Une  brigade  égale- 
ment désignée  par  le  vaisseau  est  exclusivement  chargée  du  service 
des  voitures  publiques  et  d'appliquer  les  punitions  administratives 
prononcées  pour  contraventions.  La  présence  de  tous  ces  agens  dans 
les  milieux  encombrés  par  la  foule  procure  une  sérieuse  sécurité 
relative  à  la  ville  de  Paris,  où  tous  les  jours  plus  de  1,800,000  per- 
sonnes sont  en  action.  Leur  aspect  seul  paralyse  bien  des  malfai- 
teurs. On  en  a  une  preuve  convaincante  par  ce  qui  s'est  passé  à 
l'exposition  universelle  de  1867.  On  se  rappelle  la  cohue  qui  s'y 
entassait,  les  tentations  de  toute  sorte  qui  semblaient  attirer  la  main 
des  filous;  grâce  à  la  vigilance  et  à  l'uniforme  protecteur  des  ser- 
gens  de  ville  qu'on  apercevait  dans  chaque  travée,  dans  chaque 
salle,  presque  devant  chaque  boutique,  les  vols  ont  été  fort  rares. 
Les  déclarations  reçues  du  A  avril  au  3  novembre  inclusivement, 
c'est-à-dire  pendant  une  période  de  sept  mois,  se  sont  élevées  au 
chiffre  de  169;  une  seule  avait  de  l'importance,  et  constatait  un  vol 
de  36,800  francs  commis  dans  la  vitrine  de  M.  Froment-Meurice  le 
lendemain  de  la  clôture  définitive  de  l'exposition. 

Ce  n'est  pas  tout  de  surveiller  la  voie  publique  et  d'assurer  l'exé- 
cution des  règlemens  de  police;  il  faut  connaître  cette  population 
flottante,  sans  domicile  fixe  et  avoué,  qui  se  déplace  avec  une  fa- 
cilité extrême  et  offre  presque  invariablement  les  élémens  les  plus 
nombreux  aux  statistiques  criminelles.  Le  service  spécial  des  garnis 
est  chargé  de  cette  besogne,  qui  parfois  est  assez  délicate,  et  dont 
l'expérience  a  constaté  l'utilité.  Une  ordonnance  du  15  juillet  1832 
contraint  les  logeurs,  sous  peine  d'encourir  l'application  des  ar- 
ticles A75  et  /i78  du  code  pénal,  à  tenir  un  registre  sur  lequel  ils 
inscrivent  le  nom  et  la  profession  de  tous  les  individus  qui  prennent 
demeure  dans  leur  maison.  Chaque  jour,  156  agens  parcourent, 
selon  un  itinéraire  indiqué,  les  quatre-vingts  quartiers  de  Paris,  et 
relèvent  chez  tous  les  logeurs  le  nom  des  personnes  mentionnées 
sur  le  livre  de  police,  qu'ils  frappent  d'un  visa  indicatif.  Il  n'y  a 
point  d'exception  à  cette  règle.  Les  agens  visitent  aussi  bien  les 


160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maisons  meublées  de  la  rue  de  Rivoli  que  les  taudis  de  la  rue  de 
Venise.  On  connaît  ainsi  les  entrées  et  les  sorties  quotidiennes,  et 
l'on  a  une  idée  très  nette  de  cet  énorme  mouvement  de  va-et-vient 
qui  se  fait  dans  les  auberges  parisiennes.  Chaque  nom,  inscrit  sur 
une  fiche  séparée,  est  adressé  à  un  bureau  administratif,  qui,  ca- 
taloguant ces  bulletins  et  les  rangeant  par  ordre  alphabétique,  est 
toujours  prêt  à  dire  si  tel  individu  recherché  figure  sur  la  liste  des 
garnis.  Une  vieille  habitude  monarchique  assez  puérile  subsiste  en- 
core :  on  dresse  une  feuille  des  notabilités  arrivées  dans  la  journée, 
comtes,  marquis,  hobereaux  français  et  étrangers,  généraux,  ma- 
gistrats, et  on  l'envoie  au  préfet  de  police,  qui  la  fait  remettre  au 
chef  de  l'état.  On  a  même  établi  en  J867  une  statistique  de  toutes 
les  personnes  venues  à  Paris  pour  voir  l'exposition  universelle; 
on  sait  entre  autres  qu'il  y  eut  59,367  Anglais,  li  Gochinchinois, 
/io,885  Allemands,  16  Océaniens,  27,386  Belges,  33  Géorgiens, 
A, 750  personnages  titrés,  50,335  propriétaires,  A, 289  prêtres  ca- 
tholiques, 320  journalistes,  115  directeurs  de  postes,  222  arma- 
teurs, 501  hommes  de  lettres  et  23  rabbins.  Le  total,  moins 
élevé  qu'on  ne  le  suppose  généralement,  a  été  de  582,20Zi,  dont 
200,3/j6  étrangers  (1).  Ce  simple  aperçu  montre  avec  quel  soin 
méticuleux  cette  singulière  comptabilité  est  tenue  et  quel  secours 
elle  peut  offrir  aux  investigations  de  la  justice.  C'est  le  service  des 
garnis  qui  est  également  chargé  de  la  surveillance  des  maisons  de 
jeu  clandestines.  Ici  la  mission  est  parfois  plus  périlleuse;  ces  sortes 
d'expéditions  sont  peu  agréables,  et  il  est  rare  qu'on  n'y  reçoive 
quelque  horion,  car  il  n'y  a  pas  d'être  plus  récalcitrant  qu'un  joueur 
surpris  et  arrêté  en  flagrant  délit.  Cette  double  inspection  donne 
lieu  à  plus  de  20,000  rapports  par  an.  On  le  comprendra  sans  peine 
lorsqu'on  saura  que  la  seule  surveillance  des  garnis,  au  mois  de  mai 
dernier,  s'exerçait  sur  12,628  maisons  qui  logeaient  160,370  Fran- 
çais et  33,127  étrangers.  Le  chef  de  ce  service  est,  par  fonction, 
muni  des  renseignemens  qui  concernent  les  étrangers,  et  l'on  peut 
croire  que,  s'il  n'était  discret,  il  en  dirait  de  belles  sur  les  princes, 
barons,  marquis  et  autres  personnages  plaqués  de  faux  titres  qui 
viennent  tâter  les  chances  du  monde  parisien. 

Le  service  des  mœurs,  dont  je  ne  parle  que  pour  mémoiie,  fait 
respecter  les  règlemens  en  matière  de  morale  publique.  Ses  attri- 
butions sont  complexes  et  s'attaquent  aux  objets  aussi  bien  qu'aux 
individus.  Il  met  hardiment  la  main  au  fond  des  plaies  les  plus 
honteuses,  et  force  la  prostitution  à  rester  dans  l'ornière  que  les 
ordonnances  lui  ont  creusée,  mais  dont  elle  tâche  sans  cesse  de 


(1)  Dans  ce  chiiïre  ne  figurent  pas  les  voyageurs  que  logèrent  les  particuliers,  et  dont 
Ikî  nonil)re  fut  très  considèrabk". 


LA    PRÉFECTUUE    DE    POLICE.  1()1 

sortir;  c'est  lui  qui  balaie  les  rues  et  les  boulevards  de  tous  ces  im- 
mondices féminins  à  face  provocante  et  hardie  qui  les  encombrent 
et  les  souillent;  c'est  lui  qui  sans  pitié  comme  sans  ménagement,  — 
on  l'a  vu  dans  plus  d'une  circonstance  outrageusement  scandaleuse, 
—  pourchasse  ces  êtres  hybrides  qui  semblent  avoir  échappé  par 
miracle  au  feu  du  ciel.  S'il  ne  recherche  pas  directement  les  uial- 
faiteurs,  il  les  atteint  parfois  et  les  signale,  car  il  connaît  leurs  al- 
liées, qu'il  suit,  surveille  et  domine.  Tout  ce  qui  touche  à  la  pro- 
stitution, depuis  la  fille  soumise  traînant  dans  la  lie  des  cabarets 
borgnes  ses  guenilles  dépenaillées  jusqu'à  la  grande  demi-dame 
éhontée  que  les  souverains  fréquentent  et  qui  va  aux  courses  en  voi- 
ture à  quatre  chevaux,  tout  cela  lui  appartient,  et  l'on  peut  croire 
qu'il  en  rend  bon  compte.  Au  point  de  vue  de  l'arrestation  des 
criminels,  son  action  peut  être  considérable.  Il  est  rare  que  le  vo- 
leur n'ait  point  pour  maîtresse  une  de  ces  créatures  sans  nom  qui 
se  traînent  autour  des  ruisseaux.  Par  leur  métier,  par  insouciance 
de  caractère,  par  faiblesse  intellectuelle,  elles  commettent  bien 
des  contraventions  que  la  police  réprime  et  punit  adm.inistrative- 
ment.  Souvent,  pour  échapper  à  la  dure  discipline  de  leur  prison 
spéciale,  pour  reprendre  cette  chaîne  d'ivresse,  d'annihilation  de 
soi-même  et  de  débauche  qu'elles  nomment  la  liberté,  elles  livrent 
les  secrets  qu'en  une  minute  d'émotion  malsaine  on  leur  a  con- 
fiés. On  doit  les  écouter  alors.  Pour  manier  ces  âmes  molles, 
affaissées,  il  faut  user  d'une  extrême  douceur;  la  moindre  dureté 
extérieure  les  épouvante,  la  brutalité  les  ferme  pour  toujours; 
comme  des  enfans  chétifs  et  mal  venus,  ces  pauvres  êtres  sont  su- 
jets à  des  saisissemens  subits,  à  des  terreurs  inexplicables.  Telle 
fille  s'attendrira  sous  l'influence  d'une  douce  parole  ou  d'un  bon 
procédé,  mais  restera  impassible,  apathique,  muette  devant  des  in- 
jures et  de  mauvais  traitemens.  Autant  par  un  sentiment  naturel  de 
pitié  pour  une  telle  déchéance  que  par  besoin  de  pénétrer  la  vérité, 
on  n'est  point  sans  commisération  à  leur  égard,  et  dans  bien  des 
cas  elles  ont  pu  reconnaître  l'indulgence  dont  on  avait  fait  preuve 
envers  elles  en  faisant  des  révélations  très  précieuses,  car  lorsqu'un 
crime  est  commis  à  Paris,  il  est  rare  qu'elles  n'en  sachent  pas  le 
dernier  mot. 

II. 

Le  personnel  de  ces  différentes  branches  du  service  actif  s'occupe 
incidemment  des  malfaiteurs;  mais  la  recherche  et  l'arrestation  de 
ces  derniers  appartiennent  d'une  façon  spéciale  à  une  brigade  com- 
posée d'hommes  d'un  dévoûment  à  toute  épreuve  et  qu'on  appelle 

TOME  LXXXII.  —  1869.  11 


162  REVUE    DES    DEUX    MOIvDES. 

exclusivement  le  service  de  sûreté,  ou  simplement  la  sûreté.  Ce  ser- 
vice, qui  est  la  vraie  sauvegarde  de  Paris,  est  d'institution  relati- 
vement récente,  mais  depuis  sa  création  il  a  subi  des  modifications 
morales  importantes.  Autrefois  le  soin  de  s'emparer  des  criminels 
appartenait  à  la  gendarmerie,  à  la  troupe,  à  des  agens  de  police 
dont  les  fonctions  mal  définies  étaient  utilisées  au  hasard  des  circon- 
stances. Ce  système  était  déplorable  et  laissait  circuler  publiquement 
bien  des  malfaiteurs  impunis.  Ce  fut  Vidocq  qui  le  premier,  en  1817, 
sous  la  préfecture  de  M.  d'Angles,  organisa  la  brigade  de  sûreté; 
mais  on  obéit  alors  et  pendant  longtemps  à  cette  idée  fausse,  que, 
pour  bien  connaître  les  criminels,  il  était  nécessaire  de  l'avoir 
été  soi-même.  Malgré  sa  jactance,  son  insupportable  vanité  et  ses 
antécédens  désastreux,  Vidocq  obtint  des  résultats  considérables, 
et  mit  entre  les  mains  de  la  justice  bien  des  bandits  qu'on  cher- 
chait en  vain  depuis  de  longues  années.  Ce  qui  souffrait  le  plus 
de  cet  état  de  choses,  c'était  l'action  môme  de  la  justice.  Vidocq 
était  un  galérien  gracié,  il  faisait  sa  police  à  l'aide  de  forçats  tolé- 
rés en  liberté;  quand  ses  agens  déposaient  en  cour  d'assises,  les 
accusés  les  interpellaient  et  leur  rappelaient  qu'ils  avaient  fauché 
au  pré  ensemble  ou  huté  un  homme  dans  telle  occasion.  Les  té- 
moins ne  valant  pas  mieux  que  les  malfaiteurs,  le  jury  hésitait,  et 
les  avocats  avaient  beau  jeu.  Vidocq  n'était  même  pas  installé  à  la 
préfecture  de  police;  il  avait  établi  son  repaire,  c'en  était  un,  dans 
la  petite  rue  Sainte-Anne,  à  laquelle  a  succédé  la  rue  Boileau.  Ou- 
verte comme  aujourd'hui  sur  le  quai  des  Orfèvres,  elle  aboutissait 
alors  par  un  passage  vitré  dans  la  cour  de  la  Sainte-Chapelle.  A 
Vidocq,  remercié  en  1827,  succéda  Goco-Lacour,  un  chevalier  grim- 
pant (voleur  au  bonjour),  qui  s'était  fait  une  certaine  célébrité  par 
sa  hardiesse.  Les  mêmes  erremens  continuèrent,  et  des  voleurs 
éhontés  furent  chargés  de  surveiller  leurs  acolytes.  Les  mauvais 
côtés,  l'immoralité  révoltante  d'un  pareil  système,  frappèrent  M.  Gis- 
quet,  et  ce  fut  lui  qui,  rompant  avec  une  tradition  absurde,  pro- 
nonça la  dissolution  de  la  fameuse  brigade  par  arrêté  du  15  no- 
vembre 1832,  et  la  reconstitua  immédiatement  sur  d'autres  bases, 
spécifiant  que  nui  individu  ayant  subi  une  condamnation,  si  faible 
qu'elle  fût,  ne  pourrait  en  faire  partie.  De  là  un  grand  émoi  chez  les 
agens,  qui,  ne  sachant  trop  que  devenir,  se  refirent  probablement 
voleurs  de  plus  belle.  L'impulsion  donnée  a  été  suivie,  l'idée  pre- 
mière a  pris  un  corps,  et  aujourd'hui  les  inspecteurs  du  service  de 
sûreté  ne  sont  pas  seulement  pris  parmi  des  individus  purs  de  toute 
condamnation,  ils  sont  choisis  avec  un  soin  extrême,  après  enquête 
sérieuse,  parmi  les  sous-officiers  qui,  sortant  de  l'armée,  deman- 
dent à  entrer  dans  la  police.  Partant  d'un  principe  diamétralement 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE.  163 

opposé  à  celui  qui  avait  guidé  M.  d'Angles,  on  est  arrivé  à  cette 
honorable  conclusion,  que  des  hommes  exposés  par  métier  à  toutes 
les  tentations  de  l'irresse,  du  plaisir,  de  la  débauche,  devaient  être 
d'une  moralité  de  premier  titre.  11  fout  qu'ils  puissent  traverser  les 
bals,  les  cabarets,  les  mauvais  lieux  sans  même  sourciller,  et  que, 
comme  Ulysse,  ils  aient  les  oreilles  bouchées.  Ce  n'est  pas  en  un 
jour  qu'on  a  pu  réunir,  pour  cette  œuvre  pleine  de  périls  et  de  dif- 
ficultés, un  personnel  impeccable;. mais  on  y  est  parvenu,  et  depuis 
bien  des  années  déjà.  Presque  tous  les  hommes  de  la  sûretc  sont 
mariés,  pères  de  famille,  et  la  régularité  de  leurs  mœurs  jure  sin- 
gulièrement avec  la  vie  qu'ils  sont  obligés  de  mener.  Il  faut  du 
temps,  lorsqu'on  les  étudie  de  près,  pour  comprendre  ce  double 
caractère  et  pour  en  saisir  les  dissonances  voulues,  qui  ne  sont 
qu'extérieures  et  superficielles.  La  sûretc  se  compose  aujourd'hui 
de  1  officier  de  paix,  chef  de  service,  de  4  commis  de  ^bureau,  de 
h  inspecteurs  principaux,  de  6  brigadiers,  de  6  sous-brigadiers,  de 
117  inspecteurs  et  de  7  auxiliaires  :  total  145  personnes.  Tel  est  le 
chiffre  de  l'armée  qui  tient  en  échec  les  malfaiteurs  de  Paris;  c'est 
à  ne  pas  y  croire  (1). 

On  s'est  beaucoup  préoccupé  du  service  de  sûreté;  on  a  lu  avi- 
dement les  mémoires  de  Ganler  et  même  ceux  de  Vidocq,  quoique 
ceux-ci  ne  méritent  guère  qu'on  s'y  arrête,  lorsqu'on  sait  comment 
ils  ont  été  compilés;  les  romans,  les  drames,,  ont  usé  et  abusé  de 
l'agent  de  police,  et  n'ont  prouvé  que  la  féconde  imagination  de 
nos  écrivains.  L'agent  de  la  sûreté  ne  vit  pas,  comme  on  semble 
le  croire,  dans  un  perpétuel  mystère;  mais,  pour  être  assez  simples 
et  dénués  de  romanesque,  ses  moyens  d'action  n'en  sont  pas  moins 
puissans.  Le  premier  soin  des  inspecteurs  est  de  bien  connaître  ce 
personnel  de  mauvais  sujets  qui  rôdent  sans  cesse  dans  Paris  comme 
autour  d'une  proie,  et  de  savoir  la  spécialité  de  chacun  d'eux,  afin 
de  catégoriser,  dès  qu'ils  ont  vent  d'un  crime,  le  nombre  de  ceux  qui 
ont  été  capables  de  le  commettre.  Us  doivent  tout  voir,  tout  entendre 
et  ne  jamais  être  remarqués;  ils  doivent  avoir  fait  une  étude  des 
mœurs  particulières  des  voleurs  de  façon  à  pouvoir  les  retrouver,  les 
suivre  et  les  arrêter.  A  cet  égard,  ils  sont  extraordinaires,  et  bien 
souvent  sur  la  simple  déclaration  d'un  vol,  ils  disent  :  C'est  le  fait 
d'un  tel,  nous  le  pincerons  ce  soir,  à  tel  endroit,  —  et  ils  le  font 
comme  ils  l'ont  dit.  «  On  n'est  pas  policier  comme  on  est  soldat,  écrit 
Ganler,  par  la  force  des  choses  et  par  les  chances  d'un  tirage  au 
sort;  il  faut  pour  cela  des  dispositions  naturelles  que  bien  des  ser- 

(1)  Je  rappelle  que  le  nombre  des  individus  arrêtés  à  Paris  en  1868  a  été  de  35,751, 
dont  31,879  ont  été  traduits  devant  les  tribunaux;  voyez  la  Revue  du  l*""  juin  1869. 


I6â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gens  de  ville  de  nos  jours  ne  possèdent  pas  et  ne  posséderont  ja- 
mais. »  Il  a  raison;  avant  tout,  il  faut  l'instinct,  il  faut  le  goût  du 
métier;  le  reste  ne  vient  qu'en  seconde  ligne  et  peut  s'acquérir  avec 
un  peu  d'expérience.  Ces  hommes-là  sont  des  chasseurs,  on  l'a  dit 
souvent;  ils  en  ont  les  joies,  les  ruses,  les  déceptions.  Quand  ils  ont 
réussi,  ils  se  transfigurent  et  ne  sont  plus  reconnaissables;  leurs  yeux 
brillent,  ils  parlent  avec  volubilité,  ils  rougissent  de  plaisir.  J'en  ai 
vu  au  moment  où  ils  venaient  de  terminer  une  affaire  délicate  qui 
ne  donnait  prise  que  par  un  point  très  douteux;  ils  étaient  d'une  ex- 
pansion folle ,  et  ressemblaient  à  un  chasseur  qui  vient  de  faire  un 
coup  double  de  gelinotte.  Ils  ont  un  courage  sans  pareil,  le  vrai,  le 
grand  courage,  celui  qu'un  homme  qui  s'y  connaissait  appelait  le 
courage  de  deux  heures  du  matin,  le  courage  la  nuit,  en  présence 
d'un  danger  certain,  mais  dont  la  forme  est  toujours  inconnue,  le 
courage  en  bourgeois,  sans  l'uniforme  qui  excite  l'esprit  de  corps 
et  exalte  la  vanité,  le  courage  pour  une  œuvre  obscure,  sans  gloire 
et  qui  toujours  restera  ignorée.  Le  2  mars  1848,  au  lendemain  de 
la  révolution,  M.  de  Nicolaï  reçoit  une  lettre  dans  laquelle  on  lui  dit 
que,  s'il  veut  éviter  de  voir  mettre  le  feu  à  son  hôtel,  il  doit  déposer 
une  somme  de  3,500  francs  à  un  endroit  désigné.  La  police  préve- 
nue envoie  des  agens  en  surveillance.  Bientôt  arrive  un  homme  qui, 
après  s'être  assuré  que  personne  ne  passait  dans  la  rue,  se  dirige 
vers  le  lieu  où  un  simulacre  de  dépôt  avait  été  fait.  Un  agent  se 
précipite  sur  lui,  le  voleur  esquive  l'étreinte  et  se  sauve.  L'agent 
le  poursuit,  l'atteint  et  le  saisit  au  collet.  A  ce  moment  et  avant  que 
ses  camarades  aient  pu  le  rejoindre,  il  sent  que  le  voleur  lui  ap- 
plique sur  le  visage  un  objet  creux,  circulaire  et  froid  qu'il  prend 
pour  le  canon  d'un  pistolet.  Il  ne  lâche  pas  son  homme  et  lui  dit  : 
Tire  donc,  imbécile;  mes  camarades  te  rattraperont  bien.  L'homme 
qui  parlait  ainsi  était  persuadé  qu'il  allait  mourir.  Ce  qu'il  avait 
cru  être  la  gueule  d'un  pistolet  était  simplement  le  goulot  d'une 
bouteille  pleine  de  chloroforme,  à  l'aide  de  laquelle  le  bandit,  peu 
versé  dans  les  mystères  de  l'anesthésie,  espérait  endormir  instan- 
tanément celui  qui  l'arrêtait.  Cet  agent  était  destiné  à  finir  de  mort 
violente;  il  fut  tué  raide  d'un  coup  de  feu  à  Bruxelles  au  moment 
où  il  cherchait  à  s'emparer  d'un  assassin. 

Ces  faits  ne  sont  pas  rares,  on  pourrait  en  citer  à  la  douzaine;  un 
ou  deux  surnagent  dans  le  souvenir  des  vieux  employés,  les  autres 
disparaissent,  s'éteignent,  et  l'on  n'en  retrouve  plus  la  trace.  Cela 
est  regrettable.  Paris,  indifférent,  banal  et  présomptueux,  ignore 
avec  quel  dévoûment  il  est  servi.  Dans  les  livres  de  Fenimore  Coo- 
per,  nous  avons  tous  admiré  la  sagacité  des  Indiens  suivant  la  piste 
de  guerre;  nous  nous  sommes  étonnés  de  leurs  ruses,  de  leur 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE.  165 

adresse,  et  bien  souvent  nous  avons  dit  :  De  tels  hommes  peuvent- 
ils  exister?  Les  inspecteurs  du  service  de  sûreté  ne  sont  pas  moins 
extraordinaires  et  ne  dépensent  pas  moins  de  génie  naturel.  Atta- 
quer un  homme  même  à  forces  inégales,  c'est  peu  de  chose;  mais 
le  guetter,  abrité  derrière  un  pan  de  mur,  courbé  sous  un  banc, 
accroupi  à  l'angle  d'une  maison,  rester  là  immobile  sous  la  pluie 
qui  tombe,  sous  le  givre  des  nuits  d'hiver,  non  pas  pendant  une 
heure  ou  deux,  mais  parfois  pendant  dix  ou  douze  heures  de  suite, 
résister  à  l'ennui,  à  l'engourdissement,  au  sommeil,  ne  point  parler 
à  son  camarade  pour  ne  pas  attirer  l'attention,  ne  correspondre 
avec  lui  que  par  des  gestes  insaisissables  ou  par  des  clignemens 
d'yeux,  cela  paraît  tellement  en  dehors  de  nos  habitudes  remuantes 
et  civilisées  que  je  n'y  croirais  pas,  si  je  n'en  étais  certain.  Il  y  en  a 
qui,  vêtus  en  commissionnaires,  restent  toute  une  journée  à  regar- 
der une  fenêtre.  Lorsqu'on  a  lu  les  rapports  de  la  surveillance  éta- 
blie pour  s'assurer  si  Jude  ne  se  rendait  pas  dans  une  maison  signa- 
lée, on  reste  confondu  que  des  hommes,  des  Français,  aient  pu  en- 
durer un  pareil  supplice  sans  sécher  sur  place.  Dernièrement  une 
des  barrières  les  plus  populeuses  de  Paris  était  trop  visitée  par  des 
voleurs  au  poivrier,  qui  dévalisaient  les  ivrognes.  Des  agens  se 
sont,  le  soir  venu,  embusqués  dans  l'ombre;  deux  ou  trois  autres, 
étendus  sur  des  bancs,  ont  feint  de  dormir.  Il  tombait  une  de  ces 
petites  pluies  fines  et  serrées  qui  en  vingt  minutes  ont  trempé 
un  homme  des  pieds  à  la  tète.  On  était  là  depuis  sept  heures  du 
soir.  Vers  minuit,  nul  incident  ne  s'était  produit;  personne  n'avait 
dé;-erté  son  poste;  à  deux  heures  du  matin,  une  bande  de  filous 
vint  à  passer;  quelques-uns  s'approchèrent  des  faux  jjoivriers,  et 
déjà  commençaient  à  faire  le  barbot,  lorsqu'on  se  jeta  dessus; 
on  en  arrêta  dix-sept;  la  capture  en  valait  la  peine.  La  persistance 
dont  les  agens  font  preuve  est  égale  à  leur  patience.  Qu'un  cou- 
teau soit  trouvé  sur  le  lieu  où  un  crime  a  été  commis,  ils  iront  sans 
se  décourager  chez  tous  les  couteliers  de  Paris,  afin  de  savoir  quel 
est  celui  d'entre  eux  qui  a  vendu  ce  couteau  et  à  qui  il  l'a  vendu. 
Ganler  raconte  dans  ses  mémoires  qu'un  chiffon  de  papier  sur  lequel 
étaient  écrits  ces  quatre  mots,  deux  livres  de  beurre,  le  mit  sur  la 
trace  d'un  voleur  dangereux  qu'il  put  arrêter. 

La  vue  d'un  objet  oublié  par  les  malfaiteurs  leur  fait  parfois  de- 
viner immédiatement  à  qui  il  appartient.  Lors  du  fameux  vol  des 
médailles  de  la  Bibliothèque  royale,  dans  lequel  se  trouva  compro- 
mise une  certaine  vicomtesse  qui  allait  parfois  faire  des  visites  an 
préfet  de  police,  il  suffit  aux  agens  de  la  sûreté  d'examiner  la  scie, 
la  lanterne  et  la  corde  abandonnées  par  les  voleurs  dans  le  cabinet 
même  où  le  méfait  avait  été  commis,  pour  nommer  immédiatement 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Etienne  Fossard  et  Drouillet,  qui  en  effet  étaient  les  auteurs  du 
crime.  Une  telle  pénétration  est  le  fruit  d'observations  perpétuelle- 
ment renouvelées,  d'une  expérience  que  chaque  jour  fortifie,  et 
d'une  tension  d'esprit  que  rien  ne  fait  flécliir.  Il  en  est  des  facultés 
intellectuelles  comme  des  muscles  du  corps;  à; force  de  les  exercer, 
on  les  développe  outi-e  mesure.  C'est  ainsi  que  les  agens  de  la  sû- 
reté acquièrent  une  mémoire  surprenante,  et  qu'il  leur  suffit  par- 
fois d'avoir- aperçu  un  visage  pour  le  reconnaître  malgré  les  modi- 
fications qu'on  a  pu  lui  faire  subir.  Un  jour,  un  inspecteur  du 
service  de  la  sûreté,  passant  sur  le  qaai  aux  Fleurs,  avise  un  indi- 
vidu dont  la  figure  éveille  en  lui  un  souvenir  confus.  A  tout  hasard, 
il  se  met  à  suivre  l'homme,  qui,  se  voyant  filé,  monte  dans  un  om- 
nibus. L'agent  en  fait  autant,  s'installe  en  face  de  lui  et  se  met  à 
le  regarder  fixement.  Le  pauvre  diable  se  trouble  et  dit  à  voix 
basse  :  Ne  m'arrêtez  pas  devant  tout  le  monde.  Lorsque  l'omnibus, 
continuant  sa  route,  fut  arrivé  sur  le  quai  de  l'Horloge,  devant  la 
rue  de  Harlay,  l'inspecteur  descendit  avec  sa  capture,  qu'il  réinté- 
gra au  dépôt.  C'était  un  voleur  qui,  le  matin  même,  avait  trouvé 
moyen  de  s'évader  d'un  des  bureaux  de  la  préfecture  où  l'agent 
l'avait  aperçu  en  traversant  un  couloir.  Le  hasard  y  est  pour  beau- 
coup, soit;  mais  il  faut  être  attentif  à  toutes  les  révélations  inat- 
tendues des  circonstances  fortuites.  A  force  de  ne  penser  qu'à  l'ob- 
jet de  leur  mission,  ils  semblent  n'avoir  plus  d'autre  sentiment 
que  celui  d'une  investigation  perpétuelle.  S'ils  pénètrent  dans  une 
chambre  encore  pleine  de  sang  et  dont  les  corps  assassinés  n'ont 
point  été  enlevés,  ils  ne  s'attendrissent  pas,  ils  ne  perdent  pas  leur 
temps  en  lamentations  superflues;  avant  tout  autre  soin,  ils  re- 
gardent par  où  le  meurtrier  est  entré,  par  où  il  a  pu  fuir,  de  quelle 
façon  il  a  accompli  le  crime,  quel  vol  il  a  commis.  Lorsque  le  chef 
du  service  de  sûreté,  qui  à  cette  époque  était  M.  Allard,  eut  vu  le 
cadavre  de  la  duchesse  de  Praslin  effroyablement  mutilé,  il  dit  à 
M.  Gabriel  Delessert,  anéanti  d'émotion  :  «  Ça,  monsieur  le  préfet, 
c'est  un  coup  d'amateur.  »  Ce  seul  mot  contenait  toute  la  révéla- 
tion du  drame. 

Pour  aller  à  ces  expéditions,  où  leur  vie  est  à  la  merci  de  gens 
violens,  n'ayant  plus  rien  à  craindre,  souvent  exaspérés,  on  pourrait 
croire  que  les  inspecteurs  sont  armés;  on  se  tromperait.  Les  cri- 
minels qu'ils  doivent  arrêter  appartiennent  à  la  justice,  et  ils  met- 
tent un  certain  point  d'honneur  à  les  lui  livrer  intacts,  sains  et 
saufs.  Il  y  a  des  horions  de  temps  à  autre,  ceci  n'est  point  douteux; 
mais  les  agens  ont  une  telle  halDÏleté  pour  saisir  un  individu,  para- 
lyser ses  moyens  d'action,  pour  Y  emballer,  comme  ils  disent,  qu'il 
est  bien  rare  qu'ils  aient  à  déployer  leur  force.  Ils  ne  portent  ni 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE.  167 

canne,  ni  bâton,  qui  ne  serviraient  qu'à  les  embarrasser,  chacun 
d'eux  a  seulement  dans  sa  poche  un  cabriolet  et  une  llgotic.  Le 
cabriolet  est  une  corde  longue  environ  de  25  centimètres,  faite  de 
cette  corde  spéciale  qu'on  appelle  le  septain,  parce  qu'elle  est  com- 
posée de  sept  brins  tordus;  il  est  muni  de  trois  nœuds,  et  chacune 
des  extrémités  est  fixée  à  un  bout  de  bois  qui  a  exactement  la  forme 
d'un  manche  de  vrille.  On  entoure  le  poignet  droit  de  l'individu 
arrêté  et  l'on  tient  à  la  main  les  deux  manches  de  manière  à  pou- 
voir serrer  à  volonté  et  à  faire  cabrioler  tout  récalcitrant  trop  rétif. 
La  ligotte  est  également  une  corde  très  solide,  mais  sans  nœuds  et 
assez  longue  pour  pouvoir  ficeler  les  bras  et  les  jambes  d'un  homme 
qui  résisterait  violemment.  Les  agens  n'ont  point  d'autre  arsenal 
quand  ils  vont  à  la  bataille.  Du  reste  je  dois  dire  que  la  carrare 
des  épaules  et  la  large  poigne  de  tous  ceux  que  j'ai  vus  sont  fort 
rassurantes,  et  laissent  penser  qu'on  n'en  aurait  pas  facilement  rai- 
son. Se  déguisent-ils?  Ils  n'aiment  guère  à  en  convenir,  mais  le 
fait  me  paraît  d'autant  moins  niable  qu'ils  ont  dans  leur  vocabulaire 
particulier  un  mot,  iie  camoufler^  qui  n'a  pas  d'autre  signification. 
Chateaubriand,  arrêté  en  juin  1832,  raconte  dans  ses  Mémoires 
que,  pendant  qu'il  attendait  son  ordre  d'écrou  dans  la  cour  de  la 
préfecture  de  police,  il  vit  entrer  des  agens  vêtus  en  charbonniers, 
en  forts  de  la  halle,  en  invalides,  en  joueurs  d'orgue,  en  crieurs 
des  rues.  J'ai  vu  moi-même,  il  y  a  une  vingtaine  d'années,  le  même 
individu  couvert  d'une  blouse,  coiffé  d'une  méchante  casquette,  dis- 
tribuer le  matin  des  bulletins  de  vote  à  l'entrée  d'une  mairie  et  le 
soir  apparaître  au  bal  des  artistes  à  l' Opéra-Comique  en  habit  noir, 
fort  élégant,  portant  une  plaque  au  côté  et  affectant  tous  les  de- 
hors d'un  diplomate  étranger.  Quoique  cette  habitude  de  dégui- 
sement qui  était  une  tradition  de  la  vieille  police  soit  passée  de 
mode  aujourd'hui,  elle  n'est  pas  encore  tout  à  fait  abandonnée. 
Il  a  existé  autrefois  un  vestiaire  spécial  où  les  agens  trouvaient 
les  costumes  dont  ils  avaient  besoin;  mais  peu  à  peu  ces  loques 
ont  été  m.angées  par  les  vers  et  jetées  à  la  borne.  Actuellement  on 
n'a  recours  au  travestissement  que  par  exception  ;  il  serait  aussi 
inexact  de  dire  que  les  agens  ne  se  déguisent  jamais  que  de  dire 
qu'ils  se  déguisent  toujours.  On  les  laisse  libres,  et,  pourvu  qu'ils 
remplissent  bien  leur  mission,  il  importe  peu  que  ce  soit  sous  un 
vêtement  ou  sous  un  autre.  11  n'y  a  pas  fort  longtemps  que  deux 
inspecteurs  furent  chargés  de  faire  une  surveillance  très  impor- 
tante dans  un  des  hôiels  de  Paris,  exclusivement  fréquenté  par 
les  étrangers  de  distinction.  L'affaire  était  scabreuse  et  exigeait  de 
l'habileté.  Un  des  agens  se  donna  pour. ancien  ambassadeur,  et 
son  compagnon,  vêtu  en  domestique,   prit  le   rôle  de  valet  de 


168  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chambre.  Bien  ne  les  démentit  pendant  un  séjour  de  deux  semaines; 
l'un  était  d'une  fierté  bienveillante  et  recevait  de  l'excellence  sans 
sourciller,  comme  un  homme  ronjpu  à  toutes  les  grandeurs  de  la 
terre;  l'autre,  humble,  empressé,  parlait  volontiers  de  son  «  bon 
maître,  »  et  faisait  son  service  dans  la  perfection.  Une  fois  la  mission 
terminée  à  leur  plus  grande  gloire,  ils  retournèrent  à  leur  poste; 
mais  le  grand  seigneur  s'était  si  bien  identifié  à  son  personnage, 
que,  s'entendant  tutoyer  par  son  domestique  redevenu  son  égal  et 
son  collègue,  il  se  retourna,  saisi  d'une  indignation  réelle,  et  s'écria  : 
Qu'est-ce  à  dire?  et  d'où  vient  un  tel  excès  de  familiarité? 

Lorsqu'un  agent  reçoit  un  ordre,  on  s'en  rapporte  à  lui  pour 
l'exécution  ;  il  doit  trouver  dans  les  ressources  de  son  esprit  les 
moyens  de  réussir,  inventer  les  prétextes  qui  lui  permettront  d'en- 
tamer une  conversation  dont  il  pourra  tirer  parti,  qui  lui  facilite- 
ront l'accès  d'une  maison  close,  qui  lui  donneront  la  facilité  d'isoler 
un  malfaiteur  entouré  d'amis,  qui  l'empêcheront  de  s'exposer  à  un 
danger  inutile.  Il  faut  une  fertilité  d'imagination  sans  pareille.  Du 
reste  les  filous  semblent  les  aider;  malgré  la  finesse  et  les  roueries 
que  l'on  se  plaît  trop  gratuitement  à  prêter  aux  voleurs,  ils  sont  en 
général  d'une  bêtise  peu  croyable.  Ils  ressemblent  presque  tous  à 
l'autruche  qui,  la  tète  cachée  sous  une  feuille,  s'imagine  qu'elle 
n'est  pas  vue  parce  qu'elle  ne  voit  pas.  Il  suffit  parfois  de  faire  dire 
à  un  malfaiteur  qu'il  est  attendu  chez  un  marchand  de  vin  pour 
qu'il  s'y  rende  immédiatement.  Il  y  a  quelques  semaines,  on  apprit 
avec  certitude  qu'un  forçat  évadé  de  Gayenne  travaillait  au  fau- 
bourg Saint-Antoine  chez  un  menuisier.  Des  agens  se  rendirent  près 
de  l'atelier,  un  d'eux  entra,  et,  s'adressant  à  l'homme  recherché, 
le  pria  de  venir  tout  de  suite  faire  une  réparation  urgente  dans  une 
maison  voisine.  Sans  défiance,  le  condamné  en  rupture  de  ban  sor- 
tit, fut  immédiatement  appréhendé  au  corps,  ligotté  et  jeté  dans 
un  fiacre  qui  l'attendait.  Il  protestait  et  disait  :  Je  suis  un  bon  ou- 
vrier, je  me  nomme  Florent;  les  agens  lui  répondirent  :  Vous  vous 
justifierez  à  la  préfecture.  —  Il  répéta  toutes  ses  explications  de- 
vant le  chef  du  service,  qui  lui  répliqua  :  «  Vous  ne  vous  appelez 
pas  Florent,  vous  vous  nommez  B...;  vous  avez  été  condamné  par 
telle  cour  d'assises  à  dix  ans  de  travaux  forcés;  vous  vous  êtes 
échappé  par  les  possessions  hollandaises,  vous  vous  êtes  rendu  à 
Londres,  où  vous  avez  logé  à  tel  endroit;  vous  êtes  rentré  en 
France  par  Calais;  vous  portez  au  bras  gauche  un  tatouage,  le 
voilà;  vous  avez  une  cicatrice  de  petite  vérole  à  la  narine  droite, 
la  voici;  ne  niez  donc  pas  l'évidence,  et  avouez  franchement  la  vé- 
rité. ))  L'homme  atterré  contemplait  son  impassible  interlocuteur  et 
gardait  le  silence;  la  précision  des  paroles  qu'il  entendait  le  rem- 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE.  .  169 

plissait  d'une  sorte  de  stupéfaction  mêlée  d'épouvante;  il  se  décida 
enfin  à  parler  et  dit  :  «  Je  ne  sais  pas  où  vous  avez  appris  tout  cela, 
mais  c'est  vrai;  je  suis  un  évadé.  » 

Où  donc  ont-ils  «  appris  tout  cela?  »  C'est  en  effet  la  question 
que  chacun  peut  se  poser.  Il  est  facile  d'y  répondre.  Si  actif,  si  in- 
telligent, si  dévoué  qu'il  soit,  le  service  de  sûreté  serait  prompte- 
ment  débordé  par  la  masse  des  malfaiteurs,  si  parmi  eux  il  n'avait 
des  alliés  obscurs  et  inconnus  qui,  en  échange  de  quelques  tolé- 
rances administratives,  apportent  un  contingent  de  renseignemens 
très  précieux.  Ce  sont  le  plus  souvent  des  repris  de  justice  dont  on 
souffre  la  présence  à  Paris  à  la  condition  qu'ils  mettront  sur  la  piste 
des  crimes  commis  et  faciliteront  par  toute  sorte  de  moyens  l'arres- 
tation des  coupables.  On  les  appelle  les  indicateurs,  et  les  services 
fori  importans  qu'ils  rendent  ne  ruinent  pas  l'administration,  car  ils 
ne  coûtent  guère  plus  de  500  ou  600  francs  par  mois.  Qu'on  n'aille 
pas  croire  qu'ils  reçoivent  une  paie  régulière,  non  pas;  ils  ont  des 
gratifications  proportionnelles  à  Y  affaire  :  5  fr.  pour  un  vol  simple, 
25  francs  pour  un  vol  qualifié,  50  francs  pour  un  assassinat.  Il  est 
difiiciie  de  s'en  tirer  à  meilleur  compte.  Les  indicateurs  en  corres- 
pondance avec  la  sûreté  sont-ils  tous  à  Paris?  Je  l'ignore,  mais  je 
ne  répondrais  pas  qu'il  n'y  en  eût  à  Londres,  à  Bruxelles  et  dans 
d'autres  grandes  villes.  On  se  fait  une  très  fausse  idée  des  voleurs; 
on  s'imagine  volontiers  qu'ils  se  gardent  entre  eux  la  foi  jurée,  et 
l'on  parle  avec  quelque  complaisance  de  «  la  probité  du  forçat.  » 
Rien  n'est  moins  vrai.  Les  plus  hardis,  les  plus  énergiques,  ne  ré- 
sistent pas  à  quelques  améliorations  insignifiantes  apportées  pour 
eux  au  régime  de  la  prison;  Lacenaire  lui-même,  malgré  sa  for- 
fanterie, vendit  la  mèclie,  comme  il  disait  lui-même,  et  livra  ses 
complices.  Par-dessus  tous  les  autres,  le  voleur  parisien  dénonce 
sans  scrupule  ses  camarades.  Pourquoi?  D'abord  «  parce  qu'il  est 
voUairien  et  ne  croit  pas  à  la  vertu,  »  —  j'ai  entendu  le  mot,  — 
et  puis  parce  qu'il  redoute  singulièrement  d'être  envoyé  dans  les 
maisons  centrales  et  qu'à  tout  prix  il  veut  faire  son  temps  dans  les 
prisons  du  département  de  la  Seine;  il  a  beau  être  claquemuré,  clos 
de  grilles,  être  surveillé  par  des  gardiens  peu  faciles  à  attendrir,  ne 
pas  même  entendre  les  bruits  de  la  ville,  n'apercevoir  le  ciel  qu'entre 
les  hautes  murailles  d'un  préau,  il  sent  qu'il  est  encore  à  Paris, 
et,  pour  jouir  d'une  félicité  si  grande,  il  dit  volontiers  ce  qu'il  sait. 
Aussi  on  a  dans  les  prisons  parisiennes,  au  dépôt  de  la  préfecture 
de  police,  des  révélateurs  auxquels  on  donne  quelques  sous  de 
temps  en  temps  et  qu'on  appelle  la  musique.  Ils  racontent  les  con- 
fidences qu'ils  ont  reçues,  indiquent  le  vrai  nom  des  individus  qui 
cachent  leur  identité,  et  mettent  bien  souvent  l'administration  à 


170  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  de  marcher  à  coup  sûr  dans  des  circonstances  où  la  sagacité 
seule  des  agens  pourrait  être  mise  en  défaut.  A  cet  égard,  on  laisse 
une  certaine  latitude  au  chef  du  service  de  sûreté  pour  apporter 
quelques  adoucissemens  compatibles  avec  le  règlement  intérieur 
des  prisons,  et  l'on  fait  bien;  c'est  de  la  bienveillance  placée  à  gros 
intérêts. 

Il  y  a  des  cas  subits,  isolés,  qui  échappent  à  l'action  des  indica- 
teurs. Les  inspecteurs  restent  livrés  à  leur  seule  induction,  et  par- 
fois ils  ont  accompli  de  véritables  tours  de  force.  Le  6  octobre  1865, 
on  trouva  dans  le  bois  d'Orgetnont,  près  d'Argenteuil,  le  cadavre 
d'un  vieillard  assassiné  qui  est  reconnu  pour  être  M.  Lavergne.  La 
veille,  il  a  été  rencontré  en  compagnie  d'un  homme  de  mauvaise 
mine,  coiffé  d'une  casquette  rabattue  sur  les  yeiLx,  chaussé  de  bro- 
dequins à  bouts-  larges  et  portant  au-dessous  du  pouce  de  la  main 
gauche  une  sorte  de  tache  bleuâtre  qui  pouvait  bien  être  un  ta- 
touage. Muni  de  renseignemens  aussi  vagues,  on  se  met  en  chasse. 
Dès  le  8,  on  est  sur  la  piste  de  l'assassin;  d'autres  indications  re- 
cueillies çà  et  là  permettent  de  compléter  son  signalement.  Le  9, 
on  sait  dans  quelle  mauvaise  maison  il  a  passé  la  nuit  du  6  au  7  et 
qu'il  se  nomme  Gabriel.  Le  10,  on  le  suit  de  plus  près;  on  a  re- 
trouvé l'emploi  de  son  temps  depuis  le  crime  :  les  recherches  con- 
tinuent avec  un  ensemble  admirable,  on  reconstitue  sa  vie  heure 
par  heure.  Le  11,  on  apprend,  à  n'en  pouvoir  douter,  que  c'est  un 
forçat  en  rupture  de  ban;  le  1"2,  on  découvre  le  marchand  d'habits 
chez  lequel  il  a  acheté  des  vêtemens  neufs;  le  13,  au  petit  jour,  on 
arrive  clans  le  garni  où  il  a  dormi,  mais  dont  il  vient  de  sortir;  le 
1/i,  il  est  arrêté  à  sept  heures  du  matin  au  moment  où  il  entre  dans 
une  auberge  de  la  rue  Saint-Honoré.  Amené  au  dépôt,  on  le  fait  voir 
sans  éveiller  ses  soupçons  par  les  hommes  de  la  musique,  qui  le  re- 
connaissent pour  le  nommé  Barthélémy  Poncet,  frappé  de  huit  ans 
de  travaux  forcés,  évadé  de  Gayenne. 

Autant  que  possible,  et  à  moins  qu'ils  n'y  soient  contraints  par 
des  ch'constances  spéciales-,  les  inspecteurs  de  la  sûreté  n'arrêtent 
jamais  personne  dans  un  lieu  public,  bal,  café,  cabaret,  théâtre; 
ils  filent  l'individu  recherché  lorsqu'il  sort  et  s'en  emparent  au  coin 
de  quelque  rue  déserte,  ou  quand  il  passe  devant  un  poste  de  po- 
lice dans  lequel  ils.  peuvent  le  faire  entrer  immédiatement.  Lors- 
qu'ils partent  pour  une  de  leurs  aventures  familières,  le  chef  de 
service  leur  recommande  toujours  à'éeiler  le  coton,  c'est-à-dire  de 
procéder  d'une  manière  très  circonspecte,  d'empêcher  qu'il  y  ait 
rixes  ou  batailles,  et  de  ne  compromettre  en  rien  les  établissemens 
où  ils  vont  rechercher  les  voleurs. 

Parfois  un  enchaînement  très  naturel  de  circonstances  amène  un 


lA    PRÉFECTURE    DE    POLICE.  171 

résultat  qui  au  premier  abord  semble  tenir  du  miracle.  Il  y  a  quatre 
ans  environ,  trois  Anglais  entrent  chez  le  chef  da  service  de  sûreté; 
ils  déclinent  leurs  noms,  l'un  est  un  des  principaux  agens  de  la 
police  de  Londres,  les  deux  autres  sont  de  riches  bijoutiers  de  la 
Cité.  Ils  disent  que,  quatre  jours  auparavant,  un  commis  a  dévalisé 
complètement  la  boutique  de  ses  patrons,  a  eiilevé  pour  /iiOO,000  fr. 
de  bijouterie,  que  le  voleur  est  sans  doute  à  Paiis,  et  qu'il  serait 
urgent  de  le  faire  rechercher.  Au  signalement  donné,  le  chef  de 
service  répond  :  «  Je  connais  votre  affaire;  »  puis  il  fait  extraire  du 
dépôt  un  détenu  qui  était  bien  le  coupable,  et  montre  aux  Anglais 
stupéfaits  trois  caisses  qui  contenaient  les  bijoux  réclamés.  L'émo- 
tion fut  si  forte  qu'un  des  bijoutiers  s'évanouit.  On  crut  à  un  pro- 
dige, rien  n'était  plus  simple.  Le  service  de  sûreté  avait  été  pré- 
venu qu'un  jeune  homme  descendu  au  meilleur  hôtel  de  Paris 
avait,  le  jour  même  de  son  arrivée,  fait  cinq  engagemens  au  raont- 
de-piété;  ou  avait  été  faire  une  visite  chez  ce  voyageur  si  fort  au 
courant  du  prêt  sur  gage,  on  avait  trouvé  des  malles  où  des  bijoux 
étaient  littéralement  jetés  en  tas,  et,  flairant  un  crime,  on  avait 
arrêté  l'un  et  saisi  les  autres  (1). 

Le  service  de  sûreté  n'a  pas  pour  seule  mission  la  recherche  des 
coupables  en  vertu  des  arrêts,  jugemens  ou  maiidats  de  justice;  il 
prévient  la  perpétration  autant  que  cela  est  possible ,  il  arrête  en 
cas  de  flagrant  délit,  aide  le  parquet  dans  les  cas  d'investigations 
urgentes  et  de  renseignemens  à  recueillir  sur  place;  c'est  lui  qui 
démêle  d'abord  les  affaires  embrouillées,  afin  que  la  justice  y  voie 
clair  et  puisse  marcher  vers  son  but  avec  quelque  certitude.  Il  as- 
siste les  commissaires  de  police  dans  leurs  perquisitions  ;  de  plus 
il  reiid  compte  de  la  conduite  des  repris  de  justice  et  des  libérés  en 
surveillance.  Les  ruptures  de  ban  lui  valent  un  surcroît  de  travail 
excessif.  Grâce  aux  chemins  de  fer,  tout  individu  interné  en  pro- 
vince a  bien  vite  fait  de  rentrer  à  Paris,  dans  cette  ville  de  son 
rêve  perpétuel  où  il  y  a  tant  de  cabarets,  tant  de  filles,  tant  d'abris, 
tant  de  bons  coups  à  faire;  on  n'arrive  pas  seulement  des  départe- 
mens,  on  revient  de  plus  loin,  de  Cayenne  et  de  la  Nouvelle-Calé- 
donie; depuis  1852  jusqu'au  i*"'  décembre  1867,  1,005  forçats  se 
sont  évadés  de  ces  deux  colonies  pénitentiaires.  Quelques-uns, 
comme  Giraud  de  Gatebourse,  ont  été,  il  est  vrai,  mangés  par  les 
crabes  dans  les  vases  où  ils  s'étaient  englués  en  fuyant;  mais  d'au- 
tres sont  revenus  :  l'assassinat  d'Argenteuil  est  là  pour  le  prouver. 

(1)  Le  plus  curieux,  c'est  que  la  police  anglaise,  selon  son  usage,  réclama  le  tiers  de 
la  valeur  comme  prime  de  capture,  c'est-à-dire  133,000  francs.  Les  tribunaux  anglais 
la  déboutèrent.  Les  négocians  envoyèrent  30,000  francs  à  M.  Claude,  chef  du  service 
de  sûreté,  qui  naturellement  les  refusa. 


172  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

La  surveillance  de  ces  bandits  n'est  pas  toujours  commode  à  exer- 
cer, d'autant  plus  que,  mûris  par  l'expérience,  ils  sont  fertiles  en 
ruses,  comme  le  fils  du  divin  Laërte.  En  1852,  la  sûreté  arrêta 
un  forçat  redoutable  échappé  du  bagne  et  nommé  Pernot  ;  on  le 
remit  à  la  gendarmerie  pour  qu'il  fût  réintégré  à  Toulon.  Pen- 
dant le  trajet  de  Châlon  à  Lyon,  et  bien  qu'il  eût  des  menottes,  il 
s'élance  du  bateau  à  vapeur,  et  se  jette  dans  la  Saône,  où  il  dispa- 
raît. Grande  rumeur;  on  fait  stopper,  les  gendarmes,  fort  penauds, 
descendent  à  terre  et  se  livrent  à  de  minutieuses  recherches  qui 
restent  infructueuses.  Le  procès-verbal  constatant  «  le  décès  par 
immersion  »  du  forçat  arrive  à  la  préfecture,  où  Pernot  était  déjà 
depuis  deux  jours.  Précédant  à  Paris  l'annonce  de  sa  mort  et  re- 
connu par  un  inspecteur  dans  un  cabaret,  il  avait  été  arrêté  immé- 
diatement. 

On  se  passionne  pour  ce  métier,  et  cela  se  comprend,  car  au  dire 
de  ceux  qui  l'ont  pratiquée,  la  chasse  à  l'homme  est  le  plus  émou- 
vant de  tous  les  plaisirs.  Et  puis  n'y  a-t-il  pas  un  attrait  supérieur 
à  déjouer  les  ruses,  à  arracher  les  masques  et  à  mettre  à  nu  la 
vérité,  si  hideuse  qu'elle  soit?  C'est  à  cela  qu'ils  excellent,  ces 
hommes  auxquels  nulle  illusion  ne  doit  plus  rester.  Une  oscillation 
des  traits  du  visage,  une  contraction  involontaire  des  muscles  de  la 
bouche,  un  mouvement  des  yeux,  leur  suffisent  parfois  et  leur  indi- 
quent sur  quelle  corde  ils  doivent  spécialement  appuyer  pour  ame- 
ner le  criminel  à  se  confesser.  Chose  étrange,  comme  pour  ces 
créatures  perdues  dont  j'ai  parlé  plus  haut,  tout  mauvais  traitement 
les  trouve  insensibles;  la  rigueur  s'émousse  sur  des  êtres  dont  la 
vie  n'a  été  qu'une  longue  et  terrible  lutte  contre  la  faim,  le  froid  et 
la  meute  des  mauvaises  passions.  Une  bonne  parole  au  contraire  les 
adoucit  autant  qu'elle  les  étonne.  Dans  ces  tristes  bureaux,  qui  ont 
vu  passer  plus  de  crimes  qu'il  n'y  a  de  tourmens  dans  l'enfer  de 
Dante,  on  ne  désespère  jamais,  car  on  sait  par  expérience  qu'il 
n'est  si  farouche  criminel  qui  ne  garde  au  fond  de  son  cœur  un 
point  vulnérable.  Il  ne  s'agit  que  de  le  découvrir.  Ces  malheureux 
échappés  des  tapis-francs,  attendus  par  les  bagnes,  ressemblent 
à  ces  vieilles  épinettes  qu'on  rencontre  dans  les  auberges  des  vil- 
lages allemands;  toutes  les  touches  sont  brisées,  sauf  une  seule  qui 
résonne  encore  lorsqu'on  met  le  doigt  dessus.  J'ai  vu  des  hommes 
tout  pétris  de  vices  éclater  en  sanglots  lorsqu'on  leur  parlait  de  leur 
mère  ou  de  leur  pays. 

Le  service  de  sûreté  est  peut-être  le  plus  important  de  tous  les 
services;  il  est  l'organe  même  de  la  sécurité  de  Paris.  Son  chef  ac- 
tuel a  la  vertu  principale  qui  convient  à  de  si  considérables  fonc- 
tions :  il  est  modeste.  C'est  surtout  dans  ces  délicates  et  redouta- 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE.  175 

bles  matières  qu'il  ne  faut  ni  jactance  ni  forfanterie,  que  tout  zèle 
inutile  est  coupable  et  compromettant.  Dans  sa  jeunesse,  il  a  côtoyé 
la  magistrature,  et  de  ce  contact  il  a  gardé  quelque  chose  de  froid 
et  de  réservé  qui  tromperait  singulièrement,  si  l'on  se  laissait 
prendre  aux  apparences,  car  il  a  pour  son  œuvre  une  ardeur  de 
dévoùment  dont  il  a  donné  des  preuves  nombreuses.  C'est  par  lui 
que  la  justice  veille,  et  il  l'aide  à  remplir  son  mandat  de  protection. 
Petit,  trapu,  grisonnant,  ayant  le  visage  soigneusement  rasé,  il 
a  l'air  au  premier  aspect  d'un  paisible  notaire  de  province.  Lors- 
qu'on a  regardé  attentivement  ses  petits  yeux  bleus,  qui  ont  des 
étincelles  qu'il  ne  parvient  pas  toujours  à  éteindre,  quand  on  l'a  vu 
manier  un  criminel,  multipliant  les  nuances  de  l'interrogatoire, 
fuyant,  revenant,  faisant  des  feintes  de  dialectique  comme  on  fait 
des  feintes  dans  un  assaut  d'armes,  on  comprend  qu'on  est  en  pré- 
sence d'un  homme  dont  l'énergie,  la  pénétration  et  le  sentiment  du 
devoir  ne  peuvent  être  mis  en  défaut.  Il  procède  à  l'égard  des  cri- 
minels avec  une  probité  imperturbable,  et,  quand  il  leur  a  fait  une 
promesse,  il  la  tient  toujours,  à  quelque  prix  que  ce  soit.  Si  c'est 
habileté,  on  ne  peut  que  l'approuver,  car  la  confiance  qu'il  leur 
inspire  a  souvent  amené  des  révélations  inespérées.  Je  ne  serais 
pas  surpris  que  le  souvenir  de  quelque  bonté  témoignée  jadis  à  des 
forçats  qui  depuis  se  sont  évadés  et  vivent  hors  de  France  lui  ait 
valu  des  lettres  pleines  d'indications  précieuses.  C'est  là  du  reste 
le  secret  professionnel,  et  l'on  peut  croire  qu'il  ne  me  l'a  pas  livré- 
II  mène  sa  petite  troupe  d'inspecteurs  avec  l'aplomb  d'un  vieux 
capitaine  accoutumé  au  feu.  Sa  brigade  est  fort  redoutée;  les  mal- 
faiteurs en  savent  quelque  chose,  et  la  haine  qu'ils  portent  à  ces 
hommes  toujours  en  action  pour  notre  repos  doit  valoir  à  ceux-ci 
l'estime  des  honnêtes  gens. 

III. 

Je  ne  me  suis  occupé  jusqu'à  présent  que  du  service  actif,  il  est 
temps  de  parler  du  service  exclusivement  administratif  et  de  dire 
dans  quelles  larges  proportions  il  concourt  à  l'œuvre  commune. 
La  préfecture  de  police  est  une  personne  fort  soigneuse,  elle  aime 
l'ordre  par  goût,  et  l'expérience  lui  en  a  démontré  la  nécessité; 
aussi  elle  ne  perd  rien,  elle  enregistre  tout,  et  il  n'est  si  mince  chif- 
fon de  papier  qu'elle  ne  conserve  précieusement,  et  dont  elle 
ne  sache  tirer  bon  parti  à  un  moment  donné.  Les  bulletins  levés 
par  les  inspecteurs  des  garnis  sont,  je  l'ai  indiqué  plus  haut,  col- 
la tionnés  et  divisés  alphabétiquement ,  de  manière  que  les  re- 
cherches y  soient  sûres,  rapides  et  faciles.  Tous  les  cochers  de  vol- 


17h  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tures  publiques,  fiacres,  omnibus,  coupés,  sont  connus;  on  sait  le 
numéro  qui  leur  a  été  assigné,  la  compagnie  qu'ils  servent,  la  re- 
mise qu'ils  occupent.  Il  en  est  de  même  des  commissionnaires;  ils 
ne  peuvent  exercer  leurs  multiples  fonctions  qu'après  avoir  obtenu 
l'autorisation  de  la  préfecture,  qui  leur  indique  un  lieu  habituel  de 
stationnement  et  leur  délivre  une  médaille  qu'ils  doivent  toujours 
porter  d'une  manière  apparente.  A  la  fin  de  décembre  1868,  il  exis- 
tait à  Paris  2,02/i  commissionnaires;  ils  ont  avec  la  préfecture  une 
relation  fort  lointaine,  il  est  vrai,  mais  qui  permet  cependant  de 
les  retrouver  avec  certitude.  Les  passeports,  qui  aujourd'hui  sont 
devenus  facultatifs,  étaient  un  puissant  moyen  d'investigation  ;  les 
livrets,  qui  vont,  dit-on,  bientôt  disparaître,  aident  singulièrement 
aussi  à  la  surveillance  des  filous.  Si  la  mesure  qui  doit  les  suppri- 
mer est  adoptée,  c'est  qu'elle  était  probablement  devenue  nçces- 
saire;  mais  en  la  proposant  on  ne  paraît  pas  avoir  réfléchi  à  ce  fait 
très  simple,  que  la  préfecture  ne  peut  jamais  refuser  un  livret  à 
un  ouvrier  et  qu'un  patron  peut  toujours  refuser  un  certificat.  Les 
hommes  qui  sont  chargés  de  veiller  au  maintien  de  la  propriété  et 
de  l'existence  de  Paris,  qui  pourchassent  les  malfaiteurs  jusque 
dans  leurs  repaires  les  mieux  cachés,  gémissent  et  s'indignent 
toutes  les  fois  qu'on  leur  enlève  nn  de  ces  instrumens  de  re- 
cherches qui,  entre  leurs  mains,  sont  les  organes  du  salut  commun. 
Lorsque  j'ai  fait  une  étude  sur  les  voitures  publiques  à  Paris, 
j'ai  parlé  en  détail  du  dépôt,  vastes  docks  où  l'on  garde  pendant 
un  an  et  un  jour  les  objets  trouvés  dans  les  rues,  dans  les  fiacres, 
les  omnibus,  les  wagons,  les  garnis,  les  théâtres,  les  cabarets  et 
les  cafés.  Ce  pandémonium  où  tout  se  côtoie,  le  collier  de  perles 
oublié  dans  une  loge  d'opéra  et  le  vieux  parapluie  laissé  contre  un 
comptoir  de  cabaret,  donne  de  précieux  renseignemens,  lorsqu'on 
sait  y  regarder  avec  méthode.  Bien  des  objets  qu'on  croit  perdus 
ont  été  volés  et  bien  des  objets  qu'on  croit  volés  ont  été  perdus. 
Aussi ,  dès  qu'une  déclaration  de  vol  est  transmise  à  la  préfecture, 
on  va  au  dépôt,  et  souvent  on  y  retrouve  l'objet  signalé;  de  même 
lorsqu'on  vient  réclamer  un  objet  égaré,  si  on  ne  le  rencontre  pas 
au  dépôt  et  si  les  circonstances  recueillies  donnent  lieu  à  quelques 
doutes,  on  commence  une  enquête,  et  bien  souvent  on  arrive  à 
la  constatation  d'un  vol,  constatation  qui  permet  de  suivre  régu- 
lièrement l'affaire  et  fréquemment  de  livrer  des  coupables  à  la 
justice.  Pour  ne  point  trop  s'égarer  dans  ces  dédales  du  crime  où 
la  diversité  des  espèces  et  la  quantité  des  individus  créent  des  dif- 
ficultés qui  parfois  semblent  insurmontables,  il  faut  connaître  d'une 
manière  absolument  précise  les  antécédens  de  tous  les  malfaiteurs. 
C'est  à  quoi  la  préfecture  de  police  parvient  avec  une  sûreté  vrai- 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE.  175 

ment  diabolique  grâce  à  l'organisation  des  ^sommiers  judiciaires, 
organisation  si  complète,  si  régulièrement  alimentée,  si  bien  rensei- 
gnée, qu'elle  est  absolument  unique  au  monde,  qae  les  polices  des 
autres  pays  l'admirent,  y  ont  souvent  recours  et  n'ont  jamais  pu 
l'imiter.  Qu'on  se  figure  trois  oii  quatre  grandes  salles  ternes  et 
poudreuses,  si  obscures  dans  certains  recoins  que  le  gaz  y  est  allumé 
à  midi  ;  çà  et  là  quelque  chat  qui  dort  en  attendant  que  la  nuit  lui 
donne  droit  de  chasse ,  partout  des  tables  en  bois  noires  sur  les- 
quelles sont  penchés  des  commis  qui  écrivent,  puis  du  plafond  au 
plancher  des  corridors  formés  par  d'énormes  casiers  remplis  de 
boîtes  sans  couvercles  où  sont  entassées  des  fiches  de  papier.  C'est 
là  que  sont  les  grandes  archives,  les  titres  de  noblesse  de  la  crimi- 
nalité. Tout  délit  commis  dans  l'empire  français,  à  Paris,  à  Mahé,  à 
JNouméa,  à  Laghouat,  trouve  là  sa  trace  et  sa  preuve. 

Dès  qu'un  individu  est  traduit  devant  les  tribunaux,  son  nom, 
son  âge,  son  lieu  de  naissance,  son  signalement  très  détaillé,  sont 
portés  sur  un  bulletin  :  chaque  condamnation  subie  par  lui  est  in- 
scrite avec  la  date,  les  motifs  du  jugement  et  la  peine  infligée.  Si 
l'individu  a,  pour  dérouter  les  recherches,  pris  un  pseudonyme,  un 
bulletin  pareil  est  fait  à  chacun  des  faux  noms  derrière  lesquels  il 
s'est  caché  :  complication  fort  encombrante,  mais  qui  seule  amène 
de  sérieuses  constatations  d'identité;  quelques  criminels  ont  subi 
des  condamnations  sous  quinze  ou  vingt  noms  différens;  Lacenaire 
eut  jusqu'à  trente  et  un  pseudonymes.  Ce  service  fonctionne  avec 
une  activité  fébrile,  car  si  d'une  part  les  documens  lui  arrivent  en 
foule,  de  l'autre  les  demandes  de  recherches  sont  incessantes,  et 
douze  commis  suffisent  à  peine  aux  besognes  journalières.  Les  ca- 
siers renferment  actuellement  â,610  boîtes  qui,  à  750  fiches  au  mi- 
nimum par  boîte,  contiennent  3,/i57,500  bulletins.  S'il  n'y  avait 
là  des  merveilles  d'ordre,  ce  serait  le  chaos,  et  chaque  année 
160  boîtes  et  120,000  bulletins  viennent  s'ajouter  à  l'encombre- 
ment du  passé.  Il  y  a  plus  d'un  âne  à  la  foire  qui  s'appelle  Martin, 
dit  le  proverbe;  on  en  trouve  la  preuve  aux  casiers  judiciaires.  Les 
Martin  rempilassent  20  boites;  les  Lefebvre,  16;  les  Bernard,  lu;  les 
Leroy,  13;  les  Durand,  12;  les  Leroux  et  Renaud,  11  ;  les  Gérard, 
Marie,  Dubois,  Petit,  Laurent,  10;  c'est  à  s'y  perdre.  Lorsqu'une 
recherche  d'antécédens  est  demandée  à  l'un  de  ces  noms,  il  faut 
parfois  feuilleter  quelques  milliers  de  fiches  et  dépenser  plusieurs 
heures  avant  de  rencontrer  l'indication  réclamée.  Les  plus  anciennes 
pièces  remontent  à  1756.  L'usage  d'écrire  les  condamnations  sur 
les  registres  n'était  alors  que  facultatif,  il  se  régularisa  vers  1792; 
mais  dans  ces  gros  livres  qui  nécessitaient  un  repère,  les  re- 
cherches, devenant  de  plus  en  plus  difficiles,  risquaient  de  rester 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

infructueuses.  En  1832,  on  employa  une  méthode  plus  expéditive, 
et  l'on  confectionna  les  premiers  bulletins;  avant  de  déposer  les 
registres  aux  archives  de  la  préfecture,  on  copia  sur  fiches  et  on 
rangea  aux  lettres  d'ordre  toutes  les  notices  inscrites,  de  telle  sorte 
qu'aujourd'hui  on  possède  le  relevé  exact  de  chacune  des  con- 
damnations prononcées  en  France  et  aux  possessions  françaises 
d'outre- mer  depuis  soixante -dix- sept  ans.  C'est  là,  mieux  que 
partout  ailleurs,  qu'on  découvre  combien  certaines  âmes  perverses 
.sont"  réfractaires  à  tout  repentir.  Joseph  Guyot,  du  2'2  décembre 
185ii  au  1/t  novembre  1868,  subit  2à  condamnations;  Antonin  Gro- 
zat,  de  1833  à  1868,  est  frappé  71  fois;  Jean  Hébrar,  depuis  le 
h  décembre  1818,  a  été  condamné  à  27  ans  et  5  mois  de  prison,  à 
25  ans  de  réclusion,  et  successivement  à  235  ans  de  travaux  for- 
cés; total  287  années;  il  a  été  transporté  à  Gayenne  et  s'est  évadé. 
Les  documens  sont  nombreux  sur  lesquels  on  recueille  les  ren- 
seignemens  indispensables  à  la  rédaction  de  ces  bulletins  indica- 
tifs, et  le  bureau  des  sommiers  judiciaires  reçoit  annuellement 
Zi,933  états,  qui  lui  sont  expédiés  par  les  tribunaux,  les  directeurs 
de  prisons  et  de  bagnes  (1).  Quant  aux  recherches  demandées  sur 
des  individus  signalés,  elles  viennent  de  tous  les  points  de  l'em- 
pire, de  tous  les  tribunaux,  de  toutes  les  cours,  de  beaucoup  d'ad- 
ministrations publiques,  qui  ont  le  devoir  de  s'éclairer  sur  leur 
personnel,  de  tous  les  services  de  la  préfecture  même,  qui  n'accor- 
dent jamais  d'autorisation  aux  marchands  de  vin,  aux  cochers,  aux 
commissionnaires,  aux  meneurs  de  nourrices,  aux  logeurs,  aux 
porteurs  des  balles  et  marchés,  aux  sages-femmes,  sans  savoir  à 
quoi  s'en  tenir  sur  leur  moralité.  Gette  organisation  est  excellente, 
et  lorsqu'on  l'a  étudiée,  qu'on  l'a  vue  fonctionner,  on  comprend 
qu'un  magistrat  éniinent,  AI.  Berriat  Saint-Prix,  ait  dit  :  a  11  n'y  a 
pas  de  procédure  criminelle  complète,  si  elle  ne  s'appuie  sur  les 
sommiers  judiciaires.  »  Dans  les  signalemens  que  porte  chaque 
bulletin,  on  donne  un  soin  minutieux  à  la  description  des  ta- 
touages, qui  sont  un  indice  trop  précieux,  un  moyen  de  reconnais- 
sance trop  certain  pour  qu'il  n'en  soit  point  parlé  ici.  On  dirait  que 

(1)  États  quotidiens  des  prisons  de  la  Seine  (7  prisons),  2,555  états;  cahiers  men- 
suels des  notices  des  détenus  des  maisons  centrales  (au  nombre  de  29),  348.  —  États 
tii.T.estriels  des  condamnations  correctionnelles  ou  criminelles  (282  tribunaux, 
29  cours),  1,644;  —  états  mensuels  des  faillis  du  département  de  la  Seine,  12;  —  rôles 
]>:-:nensuels  de  la  cour  d'assises  de  la  Seine,  24;  —  rôles  trimestriels  des  forçats  libé- 
rables, 4;  —  états  signalétiques  des  individus  recherchés,  10;  —  états  signalétiques 
des  îtrangers  expulsés  de  France  administrativement,  12;  —  feuilles  quotidiennes  des 
au;Uv'aces  du  tribunal  correctionnel  de  la  Seine,  300.  —  A  cela  il  faut  ajouter  les  notes 
individuelles  relatives  aux  grâces  ou  commutations  de  peine,  les  notices  concernant  les 
individus  condamnés  par  les  tribunaux  militaires  ou  maritimes. 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE.  177 

par  une  sorte  de  bravade  contre  la  police,  de  défi  jeté  à  la  société, 
les  voleurs  s'ingénient  à  se  timbrer  de  marques  indélébiles  qui, 
pour  celui  qui  les  traque,  équivalent  le  plus  souvent  à  une  con- 
statation d'identité.  Chez  la  plupart  d'entre  eux,  c'est  de  la  forfan- 
terie, mais  pour  plusieurs  c'est  le  résultat  de  l'ennui  et  du  désœu- 
vrement. Dans  les  préaux  des  prisons,  ne  sachant  que  faire,  ils 
s'abandonnent  à  ce  passe-temps  au  moins  inutile,  quand  il  n'est 
pas  dangereux.  Il  en  est  de  même  dans  les  casernes  et  à  bord  des 
navires  pendant  les  longues  heures  mélancoliques  que  la  discipline 
laisse  inoccupées.  L'imagination  des  tatoueurs  va  souvent  plus  loin 
qu'on  ne  pourrait  le  croire,  et  l'on  cite  un  matelot  marseillais  qui 
s'était  fait  tatouer,  des  pieds  aux  épaules,  d'un  costume  d'amiral; 
rien  n'y  manquait,  ni  les  boutons,  ni  les  épaulettes,  ni  l'épée,  ni 
même  la  plaque  et  le  grand  cordon  de  la  Légion  d'honneur.  L'opé- 
ration est  fort  simple.  A  l'aide  d'un  poncifs  on  estampe  sur  telle 
partie  du  corps  indiquée  un  dessin  quelconque,  puis  avec  quatre 
aiguilles  enfoncées  par  la  tête  dans  un  bouchon  qui  sert  de  manche 
et  réunies  par  la  pointe  à  angle  aigu,  on  pique  les  contours  de 
l'image  assez  profondément  pour  pénétrer  dans  le  derme;  selon 
qu'on  veut  donner  au  tatouage  une  teinte  bleue,  jaune  ou  rouge,  on 
tiempe  les  aiguilles  dans  de  l'encre  de  Chine,  de  l'ocre  ou  du  ci- 
nabre. Le  premier  procédé  seul  laisse  une  trace  indélébile;  l'ocre 
pâlit  peu  à  peu  et  finit  par  devenir  indistincte;  quant  au  cinabre, 
qui  est,  comme  chacun  sait,  composé  de  soufre  et  de  mercure,  il 
semble  attiré  par  les  ganglions  lyniphatiques,  car  il  est  absorbé  par 
eux  et  ne  laisse  plus  de  traces  perceptibles. 

On  peut  jusqu'à  un  certain  point,  en  examinant  le  tatouage  d'un 
individu,  savoir  s'il  est  du  nord  ou  du  midi  de  la  France,  ou  tout 
au  moins  s'il  a  été  tatoué  sur  les  bords  de  l'Océan  ou  sur  ceux  de 
la  Méditerranée.  En  effet,  dans  ces  dernières  contrées,  l'influence 
musulmane  a  persisté;  le  Koran  prohibe  la  représentation  plastique 
des  êtres  vivans,  et  l'on  dirait  que,  fidèles  à  ce  précepte,  les  ta- 
toueurs méridionaux  évitent  avec  soin  de  figurer  des  animaux,  des 
hommes  ou  des  femmes;  ils  se  contentent  de  dessiner  des  em- 
blèmes :  pots  de  fleurs,  soleils,  armes  et  drapeaux  entre-croisés; 
les  gens  du  nord  au  contraire  affectent  des  sujets  humains,  essaient 
les  portraits,  font  parfois  un  tableau  complet.  J'ai  vu  Adam  et  Eve 
dans  le  paradis,  devant  l'arbre  de  la  science,  autour  duquel  le  ser- 
pent déroulait  ses  anneaux.  Les  inscriptions  ne  manquent  pas  : 
sermons  d'amour,  noms  chéris,  obscénités,  parfois  un  mot  vif  qui 
résume  toute  une  existence.  A  l'Môtel-Dieu  de  Rouen,  on  a  soigné 
un  ancien  forçat  qui  sur  le  front  portait  une  étoile  et  la  phrase  ca- 
ractéristique :  pas  de  chance!  Beaucoup  d'entre  eux  ne  se  doutent 

TOME  LXXXII.  —  1869.  12 


178  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

guère  qu'ils  remplacent  ainsi  la  marque,  abolie  en  1832.  Quelques- 
uns  ont  dû  supporter  un  véritable  martyre  et  rendraient  des  points 
aux  naturels  de  la  Nouvelle-Zélande.  Un  forçat  évadé  de  Gayenne 
eût  gagné  quelque  argent  à  se  montrer  à  la  foire  :  on  le  lisait 
comme  une  affiche;  sur  le  front  :  Toujours  le  même^  sans  chagrin; 
sur  la  poitrine  :  Vive  les  enfans  de  Paris;  sur  le  bras  droit,  un 
mousquetaire  et  ces  mots  :  A  moi;  sur  le  bras  gauche  :  Pas  de  ca- 
marades à  la  pêche;  un  buste  de  femme  :  Ambrosine;  sur  la  main 
gauche  :  Sans  pitié  pour  les  parches,  mort  à  la  société;  sur  le  sein 
gauche,  un  poignard;  à  l'aîne,  un  chevron;  sur  les  reins,  une  figure 
inachevée.  Ceux  qui  ont  quelque  prétention  à  être  des  malins  ne  se 
tatouent  jamais  :  il  est  sans  exemple  qu'un  escroc  ait  sur  le  corps 
un  signe  factice  quelconque.  Un  jour  qu'on  déshabillait  un  faiseur 
habile  pour  prendre  son  signalement,  il  dit  en  hochant  la  tête  : 
«  Des  tatouages,  moi?  pas  si  bête!  »  Quelques  vieux  voleurs,  de 
ceux  qu'on  appelle  des  chevaux  de  retour,  ayant  été  reconnus  plu- 
sieurs fois  à  certains  tatouages,  arrivent  sans  trop  de  peine  à  les 
décomposer  :  d'un  vase  de  fleurs  ils  font  un  bouquet  de  feu  d'ar- 
tifice, d'une  femme  nue  un  artilleur  ou  un  grenadier;  mais  il  est 
rare  que  ces  ruses  parviennent  à  tromper  l'œil  très  pénétrant  de  la 
police,  qui  est  accoutumé  à  regarder  de  près  et  à  bien  voir. 

Toutes  ces  investigations,  que  l'on  consigne  sur  des  bulletins  no- 
minatifs de  façon  à  toujours  pouvoir  les  consulter  en  temps  oppor- 
tun, ne  donnent  isolément  qu'un  nombre  de  renseignemens  assez 
restreint:  éparses,  elles  ne  sont  pas  d'une  nécessité  absolue;  mais 
lorsqu'on  les  groupe,  qu'on  les  consulte  toutes,  qu'on  les  complète 
l'une  par  l'autre,  il  est  rare  qu'on  n'en  fasse  pas  jaillir  la  vérité. 
C'est  là  en  somme  tout  le  mystère  de  la  police  :  bien  connaître  son 
instrument  et  savoir  en  jouer.  Pour  cela,  que  faut-il?  Une  tradition 
qui  s'acquiert  par  l'habitude  et  une  persistance  que  rien  ne  doit 
lasser.  Le  service  administratif,  où  l'on  enregistre  les  sommiers  ju- 
diciaires, les  locataires  des  garnis,  le  nom  des  commissionnaires  et 
celui  des  cochers,  peut  sembler  à  des  gens  superficiels  établi  en 
vertu  de  cette  manie  paperassière  qui  est  le  type  même  de  l'admi- 
nistration française.  Une  telle  opinion  serait  absolument  erronée. 
Sans  les  documens  fournis  par  le  service  sédentaire,  les  recherches 
du  service  actif  seraient  le  plus  souvent  infructueuses.  Un  exemple 
fera  saisir  à  la  fois  le  mécanisme  et  l'utilité  de  cette  organisation. 
M.  Poirier-Desfontaines,  marchand  de  bronzes,  rue  Saint-Honoré, 
Zi22,  vieillard  assez  taciturne,  vivait  très  sédentaire  avec  un  seul 
domestique.  Le  5  janvier  1851 ,  les  voisins  apprennent  qu'il  est 
parti  pour  la  campagne;  le  lendemain,  son  domestique  va  le  re- 
joindre, disant  que  tous  deux  reviendront  avant  huit  jours.  Trois 


LA   PRÉFECTURE    DE    POLICE.  179 

semaines  se  passent;  on  s'inquiète,  on  prévient  le  commissaire  de 
police,  qui,  faisant  ouvrir  les  portes  et  visitant  l'appartement,  con- 
state sur  le  parquet  des  taches  de  sang  et  trouve  un  merlin  ensan- 
glanté. Un  crime  avait  été  commis,  et  il  était  fort  probable  que  le 
domestique  en  était  l'auteur;  mais  quel  était  ce  domestique?  On  ne 
connaissait  même  pas  son  nom,  il  n'était  au  service  de  la  victime 
que  depuis  peu,  nul  n'avait  pensé  à  s'enquérir  de  son  origine,  et 
les  renseignemens  fournis  sur  son  signalement  concordaient  mal 
entre  eux.  On  savait  seulement  qu'il  avait  fait  déplacer  une  lourde 
malle  par  un  commissionnaire.  Tel  était  le  seul  point  de  départ 
pour  arriver  à  découvrir  la  vérité.  Immédiatement  on  se  mit  en  quête 
du  commissionnaire.  On  le  retrouve,  ses  souvenirs  sont  confus; 
cependant  il  croit  se  rappeler  que  sur  la  malle  il  a  lu  le  nom  de 
Châteauroux  et  qu'il  y  avait  sur  l'escalier  de  la  maison  deux  autres 
caisses.  On  dirige  immédiatement  des  recherches  dans  la  ville  indi- 
quée. M.  Poirier-Desfontaines  y  est  iaconnu;  mais  une  malle  adres- 
sée bureau  restant  à  un  sieur  Moreau,  bijoutier,  est  encore  en  gare, 
car  il  n'existe  pas  à  Châteauroux  de  bijoutier  de  ce  nom.  La  malle 
est  ouverte,  l'on  y  trouve  le  cadavre  de  M.  Poirier-Desfontaines 
coupé  en  morceaux  et  du  linge  démarqué.  On  fait  une  enquête  au 
chemin  de  fer  d'Orléans,  elle  reste  sans  résultats.  Se  rappelant  que 
deux  autres  caisses  avaient  été  vues  dans  la  maison  de  la  victime  et 
pensant  que  peut-être  elles  avaient  été  transportées  à  quelque 
gare,  on  interroge  tous  les  commissionnaires  médaillés,  et  à  force 
de  préciser  les  questions,  on  en  découvre  deux  qui  se  souviennent 
avoir,  le  6  janvier,  porté  deux  colis  de  la  rue  Saint-Honoré,  n°  Zi2"2, 
aux  messageries  de  la  rue  Groix-des-Petits-Gharnps,  ri°  10;  il  leur 
.semble  que  le  jeune  homme  qui  accompagnait  son  bagage  a  parlé 
de  Marseille.  On  vérifie  aussitôt  le  livre  de  police  des  messageries, 
et  l'on  y  voit  qu'un  nommé  Viou  a  retenu  en  effet  une  place  pour 
cette  ville;  mais  il  a  perdu  ses  arrhes,  a  retiré  ses  effets  et  n'est 
point  parti.  \^iou  était-il  un  pseudonyme  ou  un  vrai  nom?  On  inter- 
roge les  sommiers  judiciaires,  et  on  y  acquiert  la  certitude  qu'un 
condamné  de  ce  nom  est  en  détention  à  la  maison  centrale  de 
Melun.  On  le  questionne,  et  l'on  apprend  qu'il  est  le  père  du  do- 
mestique assassin.  Une  recherche  analogue  est  faite  sans  désem- 
parer dans  les  bulletins  des  garnis;  le  nom  de  Viou  y  est  inscrit. 
On  se  transporte  à  l'hôtel  désigné,  rue  du  Pont- Louis-Philippe,  le 
meurtrier  doit  venir  y  coucher  le  soir;  on  établit  une  surveillance, 
et  on  s'empare  de  lui  au  moment  oîi  il  rentrait.  Les  commission- 
naires médaillés,  les  registres  des  messageries,  les  sommiers  judi- 
ciaires, les  bulletins  des  garnis,  en  aidant  à  reconstruire  l'indi- 
vidualité, ont  mis  sur  les  traces  du  criminel,  et  l'ont,  pour  ainsi 


180  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dire,  livré  au  service  de  sûreté;  celui-ci,  abandonné  à  ses  propres 
ressources,  se  serait  fort  probablement  égaré  en  recherches  vaines, 
et  le  crime  fût  resté  impuni. 

A  la  masse  de  renseignemens  qu'elle  a  toujours  sous  la  main,  à 
ceux  que  ses  agens  recueillent,  il  faut  ajouter  ceux  qui  lui  sont 
transmis  par  voie  indirecte  ou  inconnue.  Le  fait  est  à  peine  croyable, 
et  cependant  il  est  hors  de  doute.  La  préfecture  reçoit  quotidien- 
nement une  quantité  énorme  de  lettres  qui  lui  donnent  des  avis 
vrais  ou  supposés.  Les  secrétaires  spéciaux,  ceux  que  l'on  appelle 
assez  spirituellement  les  écosseurs,  n'ont  point  assez  de  leur  ma- 
tinée pour  décacheter  tous  les  plis  qui  leur  parviennent  et  les  diri- 
ger vers  les  services  qu'ils  intéressent.  Il  existe  à  Paris  des  personnes 
qui  ne  se  coucheraient  pas  sans  avoir  écrit  au  préfet  de  police  tout 
ce  qu'ils  ont  entendu,  vu,  remarqué  dans  la  journée.  On  ignore 
quels  sont  ces  indicateurs  officieux,  et  l'on  ne  cherche  même  pas  à 
le  savoir.  Dès  qu'un  crime  est  commis,  il  se  trouve  de  bonnes  gens 
inoccupés  qui  se  mettent  l'esprit  à  la  torture  pour  découvrir  quel 
peut  en  être  l'auteur,  et  les  lettres  pleuvent  dru  comme  grêle.  Pour 
vingt  qui  sont  ineptes,  il  s'en  trouve  parfois  une  qui  donne  un  ren- 
seignement utile.  On  tient  compte  de  tout,  et  il  n'y  a  billevesée  si 
folle  qui  ne  soit  l'objet  d'un  commencement  d'enquête.  La  plupart 
de  ces  missives  ne  sont  point  signées,  et  émanent  évidemment 
d'hommes  désœuvrés  qui  veulent  avoir  quelque  importance  à  leurs 
propres  yeux,  ou  qui  de  bonne  foi  pensent  rendre  service  à  la  so- 
ciété. 

Non-seulement  la  préfecture  a  tous  les  sommiers  judiciaires,  qui 
ne  sont  de  fait  que  le  relevé  des  condamnations  prononcées,  mais 
elle  garde  avec  soin  le  dossier  particulier  de  tout  individu  qui, 
pour  une  cause  ou  pour  une  autre,  lui  a  passé  par  les  mains.  Lne 
simple  contravention  donne  lieu  à  la  formation  d'un  dossier  et  à  un 
numéro  matricule  aussi  bien  qu'un  vol  à  main  armée.  La  police  est 
le  vestibule  de  la  justice;  nul  individu  ne  comparaît  devant  les  tri- 
bunaux sans  avoir  été  examiné  par  elle  et  sans  avoir  vu  vérifier 
ses  antécédens.  J'ai  entendu  un  mot  caractéristique  :  nous  n'en- 
voyons au  procureur  impérial  que  des  criminels  complets,  c'est-à- 
dire  accompagnés  de  toutes  les  pièces,  de  quelque  nature  qu'elles 
soient,  qui  peuvent  éclairer  la  justice  sur  leur  compte.  Ce  travail  est 
énorme  ;  il  implique  une  correspondance  très  détaillée  avec  tous 
les  parquets  de  l'empire,  des  communications  incessantes  avec  les 
tribunaux  du  département  de  la  Seine.  Dans  des  archives  tellement 
considérables  qu'une  section  composée  de  plusieurs  employés  est 
chargée  uniquement  de  les  ranger  dans  un  ordre  déterminé,  on 
possède  l'état  civil  et  la  biographie  criminelle  de  tous  les  malfaiteurs 


LA   PRÉFECTURE    DE    POLICE.  181 

dont  la  justice  et  la  police  ont  eu  à  s'occuper,  de  telle  sorte  que,  si 
un  homme  de  cinquante  ans  ayant  commis  un  vol  a  été  jadis,  à 
l'âge  de  huit  ans,  arrêté  en  vagabondage,  il  arrivera  devant  les 
juges  avec  la  preuve  et  le  procès-verbal  de  ce  premier  délit.  Les 
dossiers  sont  catalogués  par  cartes,  selon  l'usage  adopté;  mais  il  y 
a  autant  de  cartes  qu'il  y  a  de  plaignans,  d'inculpés  et  de  com- 
plices, de  façon  qu'un  seul  nom  suffît  parfois  pour  remettre  sur  la 
trace  de  méfaits  oubliés.  Toute  plainte  formulée  à  Paris  pour  un 
crime  ou  pour  un  délit  quelconque  est  dirigée  sur  la  préfecture, 
et  selon  qu'elle  énonce  un  fait  acquis  ou  seulement  un  soupçon, 
qu'elle  désigne  une  personne  connue  ou  inconnue,  elle  donne  lieu 
à  des  mesures  différentes.  Quand  un  vol  est  dénoncé  purement  et 
simplement,  sans  qu'on  puisse  en  nommer  les  auteurs,  on  examine 
les  circonstances  extérieures  du  crime,  on  en  détermine  l'espèce,  et 
l'on  prévient  le  service  de  sûreté  afin  que,  mettant  ses  inspecteurs 
en  campagne  et  interrogeant  ses  indicateurs,  il  puisse  apporter 
quelque  jour  dans  cette  obscurité.  Si  les  auteurs  du  vol  ne  sont  que 
soupçonnés,  on  les  enveloppe  à  leur  insu  d'une  surveillance  se- 
crète; ils  sont  en  filature ^  c'est-à-dire  qu'ils  ne  font  ni  un  pas  ni 
une  démarche  sans  être  suivis  de  près;  on  s'attache  surtout  à  étu- 
dier s'ils  ne  se  livrent  point  à  des  dépenses  anormales,  si  rien  n'est 
changé  à  leur  genre  de  vie  ordinaire;  lorsque  leur  existence,  ou  in- 
certaine ou  modifiée,  semble  corroborer  les  soupçons,  ils  sont  arrêtés 
et  remis  à  la  justice,  qui  décidera  de  leur  sort.  Lorsque  les  auteurs 
sont  connus  et  qu'ils  avouent,  tout  est  simplifié,  et  les  tribunaux 
sont  saisis;  lorsqu'ils  persistent  à  nier,  on  fait  une  enquête  qui  serre 
lavérité  le  plus  près  possible;  on  réunit  tous  les  élémens  de  proba- 
bilité, on  ordonne  des  recherches  dans  les  lieux  que  les  inculpés  ont 
habités,  et  l'on  assemble  ainsi  un  faisceau  de  preuves.  Cette  partie 
de  l'administration  est  considérable,  et  quoiqu'elle  ne  soit  en  rap- 
port avec  les  malfaiteurs  que  par  les  quinze  ou  vingt  mille  pièces, 
—  procès-verbaux,  commissions  rogatoires,  —  qu'elle  reçoit  an- 
nuellement, elle  n'a  pas  moins  sur  leur  sort  une  influence  très  im- 
portante. Si  elle  n'accomplit  pas  l'œuvre  suprême  de  la  justice,  elle 
la  prépare,  et  lui  fournit  tous  les  matériaux  sur  lesquels  elle  peut, 
en  toute  sécurité  de  conscience,  appuyer  ses  décisions. 

Les  renseignemens  donnés  par  la  préfecture  de  police  relative- 
ment au  personnel  détenu  dans  les  prisons,  par  le  ministère  de  la 
marine  en  ce  qui  concerne  les  bagnes  et  les  colonies  pénitentiaires, 
par  le  ministère  de  la  justice  pour  ce  qui  regarde  les  condamna- 
tions par  défaut,  sont  centralisés  au  ministère  de  l'intérieur,  et  ser- 
ventà  composer  un  document  qui  facilit.e  singalièrement  l'arrestation 
des  coupables.  C'est  un  cahier  d'une  soixantaine  de  pages  environ 


182  iREVUE    DES   DEUX   MONDES. 

et  qui  contient  le  nom  et  le  signalement  précis  de  tout  individu 
contumace  ou  évadé.  Ces  feuilles  signalétiques  qui,  selon  les  cii^- 
constances,  paraissent  dix  ou  douze  fois  par  an,  sont  envoyées,  non- 
seulement  aux  chefs  des  différentes  sections  de  la  police,  mais  à 
tous  les  trilnmaux,  à  toutes  les  préfectures,  à  toutes  les  mairies,  à 
toutes  les  gendarmeries  de  l'empire.  Elles  indiquent  aussi,  dans 
une  annexe  très  détaillée ,  les  recherches  qui  doivent  être  opérées 
et  les  renseigaemens  qui  doivent  être  pris  dans  l'intérêt  des  fa- 
milles :  enfans  égarés,  jeunes  filles  enlevées,  individus  éloignés  du 
pays  natal,  dont  on  ignore  la  demeure  et  dont  la  présence  est  utile 
sur  tel  ou  tel  point  pour  prendre  possession  d'un  héritage  ;  par  la 
même  voie,  on  demande  la  constatation  de  l'identité  de  cadavres 
inconnus  trouvés  sur  les  routes  ou  dans  les  champs,  on  réclame 
certains  papiers  indispejisabks  à  des  liquidations  ou  à  des  contrats. 
La  plus  grande  partie  des  découvertes  de  ce  genre  sont  encore  faites 
par  la  préfecture,  qui,  grâce  à  son  double  mécanisme  actif  et  admi- 
nistratif, a  souvent  retrouvé  dans  les  taudis  parisiens  un  pauvre 
diable  qu'une  petite  fortune  attendait  chez  le  notaire  de  son  village. 

IV. 

Lorsqu'un  malfaiteur  est  arrêté,  il  est  provisoirement  enfermé  au 
violon:,  on  le  conduit  devant  le  commissaire  de  police,  qui  le  rend 
immédiatement  à  la  liberté,  si  le  cas  n'offre  aucune  gravité  ou  si 
l'arrestation  est  le  fait  d'une  erreur;  si  au  contraire  le  délit  ou  le 
crime  reproché  ne  laisse  point  de  doute,  il  dresse  procès- verbal,  et 
l'inculpé  est  dirigé  sur  la  préfecture  de  police  dans  une  de  ces  voi- 
tures cellulaires  qui,  au  nombre  de  six,  visitent  trois  fois  par  jour 
les  postes  et  y  récoltent  les  prisonniers  :  mesure  très  humaine  in- 
troduite dans  l'administration  depuis  1856,  et  qui  nous  évite  le 
spectacle,  dont  nous  avons  été  si  fréquemment  témoins  jadis,  d'un 
malfaiteur  luttant  au  milieu  des  rues  avec  les  quatre  soldats  char- 
gés de  l'amener.  Les  voitures  entrent  successivement  dans  la  rue 
de  Harlay,  et  les  sergens  de  ville  de  la  brigade  centrale  font  la  haie 
tout  autour  afin  de  mettre  bon  ordre  aux  tentatives  d'évasion.  Les 
individus  arrêtés  sont  conduits  un  à  un  dans  un  bureau  spécial  qui 
fonctionne  jour  et  nuit,  et  qu'à  cause  de  cela  on  appelle  la  perma- 
nence. Là  on  inscrit  sur  une  feuille  le  nom  de  l'inculpé,  son  état 
civil,  la  cause  de  son  arrestation,  le  titre  du  fonctionnaire  qui  a 
libellé  l'ordre  d'envoi  et  le  nombre  de  pièces  (papiers,  objets,  etc.) 
qui  sont  jointes  au  procès-verbal.  Cette  première  formalité  étant 
accomplie,  chaque  individu  est  conduit  au  dépôt,  vaste  prison  ré- 
cemment reconstruite  et  dont  les  fenêtres  s'ouvrent  dans  le  sou- 


LA   PRÉFECTURE    DE    POLICE.  183 

bassement  de  la  nouvelle  façade  du  Palais  de  Justice.  A  son  entrée 
au  dépôt,  le  détenu  reçoit  un  pain,  car  il  est  de  principe  à  la  pré- 
fecture que  tout  individu  auquel  on  reproche  un  fait  délictueux  a 
pu  être  amené  à  le  commettre  excité  par  la  misère  et  la  faim.  Là 
aussi,  dans  un  greffe  qui  ne  chôme  guère,  on  relève  les  noms  et 
signalemens  de  chaque  personne  arrêtée;  puis  cette  dernière  est 
enfermée  dans  les  salles  communes,  s'il  n'y  a  pas  d'inconvénient  à 
la  laisser  communiquer  avec  les  autres  détenus,  dans  une  cellule,  si 
le  secret  est  nécessaire.  Il  y  a  des  salles  et  des  préaux  sévèrement 
séparés  pour  les  hommes,  les  femmes,  les  filles  publiques  et  les  en- 
fans.  Le  service  des  hommes  est  fait  par  des  gardiens,  celui  des 
femmes  par  des  sœurs  de  Marie-Joseph.  C'est  là  que  les  inspec- 
tours  de  la  sûreté  viennent  chaque  matin,  dans  une  petite  chambre 
isolée,  interroger  un  à  un  les  gens  accusés  de  crimes;  c'est  là  qu'on 
les  frime,  c'est-à-dire  qu'on  les  dévisage,  qu'on  les  morgue,  ainsi 
qu'on  disait  jadis,  afin  de  voir  dès  l'abord  s'ils  ne  sont  point  repris 
de  justice.  On  essaie  d'obtenir  d'eux  l'aveu  du  méfait  reproché,  et, 
lorsqu'il  y  a  nécessité  d'en  questionner  deux  à  la  fois  pour  les  ame- 
ner à  des  contradictions  utiles  à  la  vérité,  on  a  grand  soin  de  les 
placer  loin  l'un  de  l'autre,  quelquefois  dos  à  dos,  de  façon  qu'il 
leur  soit  impossible  de  communiquer  entre  eux,  ou  de  se  faire  le 
moindre  signe.  On  n'a  point  l'air  de  s'ennuyer  au  dépôt;  dans  les 
grandes  salles,  on  chante  et  l'on  rit.  Les  poètes  qui  ont  fait  de 
la  prison  «  le  séjour  des  remords  »  me  semblent  avoir  poussé  la 
fiction  un  peu  loin.  La  nuit,  on  dispose  des  matelas  le  long  des 
murs,  et  tout  ce  gibier  de  police  correctionnelle  et  de  cours  d'as- 
sises dort  un  peu  pêle-mêle,  beaucoup  trop  même,  et  la  présence 
de  quelques  gardiens  est  impaissante  à  empêcher  certains  désor- 
dres de  se  produire.  Il  eût  été  vivement  à  désirer  que  l'emplace- 
ment réservé  au  dépôt  eût  permis  de  multiplier  assez  les  cellules 
pour  que  chaque  détenu  fût  isolé.  La  réunion  des  malfaiteurs  dans 
le  même  local,  malgré  la  surveillance  dont  ils  sont  l'objet,  est  dan- 
gereuse d'abord  au  point  de  vue  de  la  morale,  qu'ils  outragent  avec 
un  cynisme  incompréhensible,  ensuite  à  cause  de  la  facilité  qu'ils 
rencontrent  à  communiquer  avec  leurs  camarades,  souvent  leurs 
complices,  à  préparer  des  alibi,  à  faire  disparaître  des  preuves  et  à 
organiser  des  moyens  de  défense  qui  sont  de  nature  à  dérouter 
l'action  de  la  justice.  Il  y  a  non-seulement  des  malfaiteurs  au  dé- 
pôt, mais  on  y  trouve  toutes  les  épaves  humaines  ramassées  sur  le 
pavé  de  Paris  :  vieillards  en  enfance  oubliés  sur  un  banc,  enfans 
égarés,  étrangers  perdus  ne  sachant  pas  un  mot  de  français,  suici- 
dés sauvés  qui  refusent  de  s'engager  à  ne  point  recommencer,  fous 
furieux  qui  couraient  dans  les  rues,  orphelins  abandonnés  à  la  cha- 


J8â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rite  publique,  qui  les  repousse.  Le  dépôt,  comme  le  nom  l'indique, 
n'est  qu'une  prison  essentiellement  transitoire;  on  y  passe,  on  n'y 
séjourne  pas;  aussi  le  mouvement  y  est-il  incessant,  le  va-et-vient 
perpétuel. 

Toutes  les  pièces  concernant  les  gens  arrêtés  sont  réunies  en  dos- 
siers et  portées  immédiatement  à  la  préfecture  de  police.  Celle-ci 
les  examine,  les  complète,  comme  on  l'a  vu  plus  haut,  et  les  trans- 
met à  la  justice  avec  l'individu  qu'elles  concernent;  mais  il  faut 
pour  cela  que  le  délit  soit  bien  constaté.  Lorsqu'il  n'y  a  qu'un  fait 
de  vagabondage  ou  de  mendicité,  la  préfecture  s'enquiert  des 
causes,  des  circonstances,  et  dans  ce  cas  interroge  l'inculpé.  Elle 
est  envers  les  pauvres  gens  très  miséricordieuse;  je  dirai  plus,  elle 
est  très  maternelle;  elle  a  reçu  tant  d'aveux  pénibles,  elle  a  sondé 
tant  de  misères  sociales,  elle  sait  si  bien  que  l'homme  est  un  être 
essentiellement  faillible,  elle  est  tellement  résolue,  quoiqu'il  ne  lui 
reste  plus  l'ombre  d'une  illusion,  à  ne  désespérer  jamais,  qu'elle  a 
une  commisération  infinie  qu'on  ne  soupçonne  guère  lorsqu'on  ne 
Ta  pas  approchée  et  regardée  de  très  près.  Quand  elle  a  affaire  à 
des  incorrigibles,  elle  ne  les  ménage  pas,  et  elle  les  traduit  devant 
les  tribunaux.  11  y  a  actuellement  sous  les  verrous  un  homme  de 
vingt  ans,  nommé  Victor  Tuleu,  qui  n'a  jamais  commis  aucun  crime, 
mais  qui  est  un  vagabond  épique  que  rien  ne  peut  corriger.  Arrêté 
la  première  fois  en  août  1859  à  l'âge  de  onze  ans,  arrêté  la  seconde 
fois  en  novembre  1863,  il  était  arrêté  le  17  juillet  1868  pour  la  cin- 
quante-troisième fois.  Il  a  été  interrogé,  morigéné,  sermonné  plus 
de  trente  fois  :  il  promet  tout  ce  qu'on  veut,  et  dès  qu'il  est  en  li- 
berté, il  reprend  la  vie  nomade;  s'il  pleut  pendant  la  nuit  ou  s'il  fait 
froid,  il  va  droit  au  poste  le  plus  voisin,  s'assoit  auprès  du  poêle  et 
dit  :  ((  C'est  moi,  je  suis  Tuleu,  je  n'ai  ni  ressources  ni  domicile, 
arrêtez-moi.  »  Les  tribunaux  le  condamnent,  il  fait  son  temps  et 
recommence.  Ces  natures-là,  rebelles  au  travail  et  à  toute  discipline 
sociale,  ne  sont  pas  très  rares.  Le  vol  finit  toujours  par  les  tenter  et 
le  bagne  par  les  saisir;  aussi  est-il  à  regretter  que  la  France  n'ait 
point  de  colonies  pénitentiaires  spécialement  destinées  à  ces  enfans 
perdus,  avant-garde  des  criminels,  qui  trouveraient  dans  les  libres 
espaces  d'outre-mer  une  vie  d'aventures  qu'ils  ne  peuvent  sans 
danger  mener  au  milieu  de  nous. 

Un  chef  de  service  consacre  exclusivement  son  temps  à  l'interro- 
gatoire des  vagabonds,  des  égarés,  des  défaillans  de  toute  sorte. 
11  ne  peut  rien  pour  la  répression,  puisque  en  France  la  loi  seule 
peut  punir;  mais  il  a  un  pouvoir  discrétionnaire  considérable  lors- 
qu'il s'agit  de  prendre  des  mesures  de  bienfaisance.  C'est  dans  son 
bureau  que  passent  toutes  les  misères  errantes  de  Paris,  les  en- 


LA    rn  'r-.î-.CïURE    DE    POLICE.  185 

fans  d'abord  et  qu'on  appelle  1  s  premiers,  pour  les  enlèvera  la 
captivité  du  dépôt.  Tous  ceux  qui  ont  fui  la  maison  paternelle  dans 
un  moment  de  dépit,  ou  poussés  par  un  de  ces  besoins  subits  d'in- 
dépendance comme  les  jeunes  cervelles  en  éprouvent  parfois,  et 
qu'une  nuit  au  poste  a  singulièrement  refroidis  pour  cette  liberté 
malsaine,  arrivent  fort  penauds,  se  grattant  la  tête  à  deux  mains 
et  pleurant  à  chaudes  larmes.  Il  n'est  pas  difficile  de  les  consoler, 
mais  parfois  il  n'est  point  aisé  de  calmer  le  père,  qu'on  a  fait  venir, 
qui  déclare  qu'il  ne  veut  plus  d'un  bandit  pareil  et  qui  brutalement 
dit  :  Qu'il  aille  se  faire  pendre  ailleurs!  On  y  parvient  cependant  en 
faisant  vibrer  les  cordes  qui  ne  se  détendent  jamais  complètement 
dans  les  cœurs  paternels.  Souvent  c'est  un  enfant  égaré  que  les  ser- 
gens  de  ville  ont  recueilli  pour  sa  propre  sûreté.  D'autres  fois,  — 
trop  souvent,  —  l'enfant  n'est  pas  seulement  égaré,  il  a  été  perdu 
intentionnellement  par  des  parens  mauvais  ou  trop  pauvres,  qui 
se  débarrassent  ainsi  d'une  bouche  à  nourrir.  C'est  ordinairement 
le  jour  même  du  déménagement  que  ces  abandons  criminels  se 
commettent.  On  va  à  la  demeure  indiquée  par  l'enfant,  il  n'y  a  plus 
personne,  et  nul  ne  sait  ce  que  le  père  est  devenu.  Alors  le  pauvre 
petit  est  dirigé  sur  l'hospice  des  enfans  assistés,  où  il  trouve  un 
abri  et  des  soins  quotidiens  qu'il  ne  connaissait  peut-être  pas  en- 
core. Lorsqu'au  lieu  d' enfans  ce  sont  des  gens  âgés  que  les  années 
doublées  par  les  infirmités  rendent  incapables  d'un  travail  qui  pour- 
rait leur  assurer  le  pain  quotidien,  on  cherche  dans  leur  famille, 
dans  leurs  amis,  s'il  n'existe  pas  quelque  bonne  âme  qui  consente 
à  s'en  charger,  on  fait  appel  aux  sociétés  charitables,  avec  lesquelles 
la  police  entretient  des  rapports  constans,  et,  si  toutes  les  démar- 
ches sont  infructueuses,  le  vieillard  est  conduit  à  la  maison  hospi- 
talière de  Saint-Denis,  où  du  moins  il  attendra  la  mort  sans  souffrir 
de  la  faim.  Lorsqu'un  détenu  du  dépôt,  vagabond  ou  criminel,  est 
atteint  d'une  maladie  qui  exige  des  soins  immédiats,  il  est  envoyé 
d'urgence  et  consigné  dans  un  des  hôpitaux  de  Paris,  au  vif  dos- 
agrément  de  Y  assistance  publique,  qui  ne  paraît  pas  avoir  un  goût 
excessif  pour  ce  genre  de  pensionnaires.  Quant  aux  vagabonds  pro- 
prement dits,  ils  ne  sont  pas  tous  Parisiens  ou  Français;  il  en  vient 
de  chaque  partie  du  monde,  et  le  cabinet  du  chef  de  service  a  vu 
successivement  défiler  non-seulement  des  Belges,  des  Anglais,  des 
Allemands,  mais  aussi  des  Persans,  des  Chinois  et  des  Tatares  de 
Bockarie. 

Le  délit  parfois  a  pour  cause  première  l'ivresse,  et  ne  mérite 
autre  chose  qu'une  semonce;  à  quoi  bon  en  effet  déshonorer  un 
homme,  lui  nuire  auprès  de  son  patron,  le  mettre  peut-être,  à  cause 
d'une  condamnation  éventuelle,  dans  l'impossibilité  de  trouver  du 


186  REVUE    DES    DEUX    .AlONDES. 

travail,  et  frapper  du  même  coup  sur  une  femme  et  des  enfans  qui 
n'ont  rien  à  se  reproctier?  On  examine  les  circonstances,  et  si  elles 
plaident  en  faveur  de  l'inculpé,  on  le  renvoie  en  l'engageant  à  ne 
pas  recommencer.  Il  y  a  des  mots  qui  dénouent  immédiatement  une 
situation.  Une  fille  ivre  avait  proféré  des  cris  séditieux.  Lorsqu'une 
nuit  passée  au  dépôt  lui  eut  rendu  la  raison,  on  l'interrogea. —  Vou- 
lez-vous donc  détruire  le  gouvernement?  —  Ah!  répondit-elle,  j'ai 
bien  assez  de  me  détruire  moi-même  !  —  Elle  fut  relaxée  sans  plus 
ample  informé.  C'est  là  la  besogne  quotidienne;  elle  est  fatigante 
parce  qu'elle  est  incessante,  mais  elle  devient  singulièrement  pé- 
nible lorsqu'on  se  trouve  en  présence  d'un  individu  qui,  pour  des 
causes  ignorées,  ne  veut  pas  dire  son  nom.  Alors  commence  une 
lutte  de  finesse  et  d'arguties  qui  parfois  prend  les  proportions  d'un 
roman.  En  règle  générale,  à  tout  inculpé  qui,  interrogé,  répond 
qu'il  se  nomme  Durand,  Dubois,  Legrand,  on  dit  :  C'est  bien,  mais 
comment  vous  appelez-vous?  Quatre-vingt-dix-neuf  fois  sur  cent, 
on  ne  se  trompe  pas;  il  y  a  des  noms  tellement  communs  qu'ils  sont 
presque  toujours  un  pseudonyme.  Il  est  bien  rare  qu'on  n'arrive 
pas  à  mettre  bas  les  uns  après  les  autres  tous  les  masques  derrière 
lesquels  les  criminels  dissimulent  leur  identité  avec  une  persévé- 
rance extraordinaire.  Il  n'est  recherches  qu'on  épargne  pour  cela, 
car  il  est  légitime  de  penser  que  tout  individu  qui  a  un  intérêt 
puissant  à  taire  son  vrai  nom  est  un  homme  dangereux.  Il  y  a  telles 
de  ces  constatations  qui  n'ont  abouti  qu'après  plus  d'une  année  de 
demandes,  de  correspondances  avec  les  ministres  des  nations  voi- 
sines, et  qui,  par  le  fait,  ont  sauvé  celui  qui  en  était  l'objet,  car  le 
pauvre  diable  cachait  son  état  civil  avec  tant  de  persistance  parce 
qu'il  était  déserteur  d'une  armée  étrangère,  crime  pour  lequel  l'ex- 
tradition n'est  pas  accordée  et  n'est  même  jamais  réclamée.  Quel- 
quefois on  peut  se  demander  si  l'on  est  en  présence  d'un  farceur 
déterminé  ou  d'un  fou.  Un  homme  est  arrêté  au  moment  où  il  veut 
forcer  l'entrée  du  palais  de  Saint-Cloud  et  parler  à  l'empereur.  On 
le  conduit  à  la  préfecture  de  police,  il  prétend  qu'il  se  nomme  Sidi- 
Sahel  et  qu'il  est  envoyé  près  de  Napoléon  III  par  Nana-Sahib.  Il 
est  né  dans  l'Inde  anglaise.  On  l'interroge  en  anglais,  il  ne  com- 
prend pas;  on  lui  parle  hindostani,  il  n'en  sait  pas  un  mot.  Le  mé- 
decin du  dépôt  l'examine  et  reconnaît  qu'il  est  atteint  de  délire 
partiel;  on  l'envoie  à  Bicètre.  Le  médecin  de  Bicêtre  déclare  qu'il  est 
parfaitement  sain  d'esprit,  on  le  ramène  au  dépôt.  Le  médecin  du 
dépôt  persiste  dans  sa  première  opinion,  on  le  reconduit  à  Bicêtre; 
le  médecin  de  Bicêtre  dit  de  nouveau  qu'il  n'est  pas  fou,  on  le  réin- 
tègre au  dépôt.  Pendant  ce  va-et-vient  qui  se  renouvelle  plusieurs 
fois,  Sidi-Sahel  est  très  calme,  se  plaît  au  dépôt  et  ne  s'ennuie  pas 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE.  187 

à  Bicêtre.  Il  faut  prendre  un  parti  cependant,  et  ce  transvasement 
perpétuel  d'un  homme  qui  est  fou  ici  et  qui  là  n'est  plus  fou  ne 
peut  se  prolonger.  Comme  il  est  étranger,  on  lui  applique  la  loi  du 
3  décembre  18ii9,  et,  sur  sa  demande,  on  le  reconduit  à  la  fron- 
tière belge.  Quatre  jours  après,  il  se  rend  à  un  poste  de  police  de 
Paris  parce  qu'il  est  sans  asile.  C'est  un  cas  de  rupture  de  ban;  il 
passe  en  police  correctionnelle  et  est  frappé  de  trois  mois  de  pri- 
son. Sa  peine  faite,  sur  sa  demande  encore  on  le  transporte  à  la 
même  frontière.  Six  jours  après,  on  arrête  un  nommé  Reybaud  en 
flagrant  délit  de  vol.  On  l'envoie  au  dépôt,  où  il  est  reconnu.  C'est 
Sidi-Sahel.  Une  nouvelle  condamnation  l'envoie  en  prison,  où  il  est 
encore.  Il  ne  s'appelle  ni  Sidi-Sahel,  ni  Reybaud;  quel  est  son  nom, 
est-ce  un  criminel,  un  maniaque?  Nul  ne  le  sait. 

Parfois  on  se  heurte  contre  une  loi  formelle  et  des  circonstances 
si  particulièrement  exceptionnelles  qu'on  hésite  devant  une  déci- 
sion définitive.  Il  y  a  deux  ou  trois  ans,  un  vieillard  est  arrêté  au 
moment  où,  dans  une  rue  très  fréquentée  de  Paris,  il  demandait 
l'aumône.  Interrogé,  il  répond  avec  une  extrême  douceur  et  un  ac- 
cent de  vérité  qui  commande  l'attention.  On  fait  prendre  des  ren- 
seignemens  sur  son  compte,  ils  ne  sont  point  défavorables;  mais  en 
poursuivant  les  recherches  pour  savoir  s'il  est  vraiment  digne  de 
l'intérêt  de  l'administration,  on  s'aperçoit  qu'on  est  en  présence 
d'un  forçat  évadé  qui  a  été  condamné  en  1825  aux  travaux  fo''cés 
à  perpétuité  pour  vol  à  main  armée  sur  une  grande  route.  On  le 
fait  déshabiller,  il  porte  la  marque  T.  F.  Le  doute  n'est  pas  pos- 
sible; du  reste  le  malheureux  avoue.  En  18/j5,  il  s'est  échappé  du 
bagne,  il  s'est  caché  à  Paris,  y  a  établi,  dans  un  quartier  popu- 
leux, un  petit  commerce  de  bimbeloterie  qui  a  réussi  et  lui  a  per- 
mis de  vivre  honorablement.  Il  s'est  marié  et  a  un  fils.  En  I8/48,  il 
a  été  lieutenant  de  la  garde  nationale,  a  fait  son  devoir  dans  les 
momens  difficiles  et  s'est  toujours  bien  conduit;  puis  les  mauvaises 
heures  sont  venues,  la  faillite  a  emporté  le  petit  commerce,  la  mi- 
sère et  la  faim  ont  frappé  à  la  porte;  il  est  bien  las,  il  voudrait  ne 
pas  aller  aux  galères  finir  les  jours  qui  lui  restent  à  vivre.  Que 
faire?  Rejeter  cet  homme  sous  la  chiourme  des  bagnes,  continuer 
à  le  punir  en  1865  d'un  crime  qu'il  a  commis  il  y  a  quarante  ans, 
oublier  qu'après  vingt  années  de  bagne,  évadé,  il  s'est  tenu  avec 
fermeté  hors  de  la  mauvaise  voie,  et  que  c'est  la  misère  seule  qui 
l'a  remis  entre  les  mains  de  la  police,  alors  que  celle-ci  le  croyait 
mort  depuis  longtemps?  C'est  ce  que  la  loi  exigeait,  mais  il  est 
telle  occurrence  où  les  devoirs  d'humanité  parlent  plus  haut  qu'elle. 
Quant  à  le  mettre  en  liberté,  c'était  impossible.  On  prit  un  moyen 
terme  :  l'homme  fut  maintenu  au  dépôt;  on  n'y  était  pas  bien  se- 


188  REVUE  DES  DEUX  MOXDES. 

vère  pour  lui,  car  il  pouvait  chaque  jour  y  voir  sa  femme  et  son 
enfant.  On  libella  au  plus  vite  une  demande  en  grâce  qu'on  lui  fit 
signer,  et  qu'on  adressa  au  garde  des  sceaux  avec  pièces  à  l'appui. 
La  remise  entière  de  la  peine  à  courir  fut  accordée  sans  délai,  et 
le  vieux  forçat  converti  au  bien  est  aujourd'hui  en  liberté  à  l'abri 
du  besoin,  grâce  à  des  âmes  charitables  qui  en  ont  eu  pitié.  C'est 
là  une  des  mille  espèces  que  la  préfecture  doit  résoudre,  et  dans 
lesquelles  l'intelligence,  l'élévation  de  sentimens  d'un  simple  chef 
de  bureau  font  plus  que  toutes  les  prescriptions  de  nos  codes. 

La  loi  du  3  décembre  18Zi9,  à  laquelle  j'ai  déjà  fait  allusion,  auto- 
rise l'expulsion  par  voie  d'arrêté  ministériel  de  tout  individu  étran- 
ger dont  la  présence  sur  notre  territoire  est  une  cause  de  trouble. 
Cette  loi  a  été  votée  sous  l'empire  de  préoccupations  politiques  dont 
on  se  souvient  encore,  mais  elle  a  été  interprétée  dans  un  sens  beau- 
coup plus  large,  et  elle  sert  à  nous  débarrasser  de  jjîck-jwckets,  de 
filous,  d'escrocs,  de  grecs,  qui  viennent  chez  nous  quand  leurs  mé- 
faits les  ont  si  bien  signalés  dans  leur  pays  qu'ils  ne  peuvent  plus 
éviter  la  prison.  Lorsqu'un  étranger  a  subi  devant  l'une  de  nos  cours 
d'assises  ou  l'une  de  nos  chambres  correctionnelles  une  condamna- 
tion pour  ciime  ou  délit,  lorsque  sa  conduite  est  notoirement  mau- 
vaise et  exige  l'intervention  de  la  police,  il  est  administrativement 
mis  en  wagon  et  simplement  reconduit  à  la  frontière  comme  un 
colis  de  qualité  défectueuse  qu'on  retourne  à  un  expéditeur.  Une 
autre  loi,  celle  du  9  juillet  1852,  permet  d'interdire  le  séjour  de 
Paris  à  tout  individu  qui,  né  dans  les  départemens,  a  subi  certaines 
condamnations  ou  vit  dans  le  vagabondage  et  la  mendicité.  Cette 
loi  est  peu  appliquée;  mais  ceux  qu'elle  frappe  ne  s'en  vont  que 
bien  rarement  sans  avoir  obtenu  de  la  préfecture  une  paire  de  sou- 
liers et  les  frais  de  route,  singulièrement  minimes,  surtout  au- 
jourd'hui, spécifiés  par  l'article  7  de  la  loi  des  3  mai  et  10  juin 
1790  (1).  C'est  aussi  la  préfecture  qui  désigne  la  ville  où  doivent  se 
retirer  et  séjourner  les  individus  soumis  à  la  surveillance;  mais  son 
choix,  sauf  des  cas  extrêmement  rares,  est  toujours  déterminé  par 
celui  du  condamné.  Elle  est  libre,  sous  sa  responsabilité,  de  per- 
mettre à  certains  repris  de  justice  de  rester  à  Paris,  lorsqu'elle  a 
la  certitude  qu'ici  plus  aisément  qu'ailleurs  ils  trouveront  du  tra- 
vail et  des  moyens  d'existence.  Seulement  l'autorisation  n'est  jamais 
que  temporaire,  elle  doit  être  fréquemment  renouvelée,  et  peut  être 
retirée  à  la  moindre  plainte  portée  contre  celui  qui  l'a  obtenue. 

Ainsi  qu'on  l'a  vu,  les  rapports  de  la  préfecture  de  police  avec  les 

(1)  <c  II  est  accordé  3  sous  par  lieue  à  tout  individu  porteur  d'un  passeport  d'indi- 
gent. i> 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE.  189 

malfaiteurs  sont  nombreux,  incessans,  et  si  bien  de  toutes  les  heures 
qu'il  n'y  a  ni  fête  ni  dimanche  pour  les  employés  qui  en  sont  char- 
gés. Je  ne  sais  pourquoi  il  existe  rue  de  Harlay  un  poste  qui  s'ap- 
pelle la  pcnnanencc,  car  la  préfecture  de  police  est  la  permanence 
même.  Jour  et  nuit  on  crie  au  secours  de  son  côté,  et  elle  se  porte 
partout  où  l'on  réclame  son  assistance;  son  action  publique  est  con- 
sidérable, elle  touche  aux  intérêts  les  plus  chers  de  la  société  et  de 
la  justice;  elle  est  à  la  fois  une  arme  offensive  et  défensive,  elle  at- 
taque et  protège;  c'est  ce  double  et  spécial  caractère  qui  la  fait  si 
puissante  et  si  redoutable.  Elle  a  aussi  une  action  occulte  très  im- 
portante et  que  je  dois  indiquer,  car  par  son  intervention  officieuse 
elle  rend  des  services  qui,  pour  être  presque  toujours  ignorés, 
n'en  sont  pas  moins  singulièrement  précieux.  Dans  ce  cas,  elle  agit, 
pour  ainsi  dire,  comme  chef  de  famille,  et  dénoue  les  différends 
secrets.  Chaque  jour,  on  l'invoque  pour  des  faits  qui  ne  tombent 
pas  sous  l'application  de  la  loi  pénale,  ou  que  celle-ci  ne  pour- 
rait empêcher  de  se  produire.  Parfois,  et  sous  une  forme  terrible, 
il  est  un  danger  qu'il  faut  conjurer  sans  retard,  à  tout  prix.  Où 
courir,  à  qui  s'adresser?  A  la  justice?  mais  ses  façons  de  procéder, 
sagement  lentes,  ne  permettent  pas  d'avoir  recours  à  elle  :  avant 
qu'elle  ait  libellé  ses  paperasses,  compulsé  son  code,  coiffé  sa 
toque  et  revêtu  sa  toge,  avant  qu'elle  se  soit  entourée  de  l'appareil 
qui  l'environne  toujours,  un  mal  irréparable  aura  été  commis.  On 
vient  à  la  police  et  on  lui  dit  :  Sauvez-moi  !  A  moins  de  difficultés 
insurmontables,  elle  sauve  toujours,  fût-ce  son  plus  mortel  ennemi, 
car  il  est  quelque  chose  qu'elle  poursuit  plus  encore  que  ses  adver- 
saires, c'est  le  scandale;  elle  n'en  veut  à  aucun  prix,  et  partout  où 
elle  peut  l'atteindre,  elle  l'étouffé.  Un  jeune  homme  a  été  l'amant 
d'une  femme,  mère  de  deux  enfans  et  mariée  à  un  assez  haut  per- 
sonnage fort  jaloux.  Après  l'avoir  quittée,  il  s'est  lié  avec  une  fille 
entretenue  qui  vit  conjugalement  chez  lui.  Un  jour  qu'il  est  absent, 
la  fille  trouve  dans  un  secrétaire  toutes  les  lettres  de  l'ancienne 
maîtresse,  imprudemment  conservées,  et  immédiatement  elle  écrit 
à  celle-ci  :  «  Si  demain  à  deux  heures  vous  ne  m'avez  pas  envoyé 
50,000  francs,  à  trois  heures  vos  lettres  seront  remises  à  votre 
mari.  !>  La  femme  mariée  reçoit  cette  sommation,  ne  peut  rejoindre 
son  ancien  amant  que  le  lendemain,  lui  fait  part  avec  épouvante  du 
coup  qui  la  menace.  Elle  n'a  pas  les  50,000  francs  exigés,  l'amant 
ne  les  a  pas  non  plus,  ou  ne  se  soucie  guère  de  les  donner.  Il  court 
à  la  police.  Le  temps  pressait,  il  était  midi.  Une  heure  après,  toutes 
les  lettres  étaient  détruites,  la  femme  était  rassurée,  un  mari  con- 
tinuait à  vivre  en  paix,  et  deux  enfans  pouvaient  grandir  sans  voir 
rejaillir  sur  eux  le  déshonneur  de  leur  mère. 


190  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

C'est  dans  des  œuvres  pareilles,  équitables  et  bienfaisantes  au 
premier  chef,  qu'il  faut  déployer  toutes  les  qualités  d'un  homme  de 
police,  la  sagacité,  la  fermeté,  la  douceur.  Il  est  fort  rare  que  ces 
sortes  de  missions  préventives  ne  réussissent  pas.  L'habileté  des 
agens  est  pour  beaucoup  dans  le  résultat  obtenu;  il  faut  dire  ce- 
pendant que  leur  tâche  est  singulièrement  facilitée  par  l'espèce  de 
terreur  qu'inspire  le  seul  mot  de  police.  Lorsqu'un  individu  est 
mandé  dans  ces  lieux  redoutables,  quelque  pure  que  soit  sa  con- 
science, quelque  nette  que  soit  sa  conduite,  il  arrive  sentant  peser 
sur  ses  épaules  une  lourde  tradition  où  se  mêlent  confusément  le 
souvenir  de  la  Bastille,  des  lettres  de  cachet,  du  For-l'Évêque,  des 
romans  qu'il  a  lus,  des  histoires  invraisemblables  qu'il  a  entendu 
raconter.  Il  croit  pénétrer  dans  l'antre  du  mystère;  il  vient  déjà 
ébranlé,  troublé,  oscillant  entre  mille  craintes  diverses  et  prêt  à 
toutes:  concessions,  qui  du  reste  lui  seront  faciles,  car  on  ne  lui  en. 
demandera  aucune  qui  ne  soit  honorable.  Ces  sortes  d'affaires  où  la 
police  intervient  officieusement  sont  nombreuses  et  multiples.  La 
vie  occulte  de  Paris  est  pleine  d'aventures  lugubres,  parfois  profon- 
dément comiques,  qui  trouvent  un  dénoûment  souvent  inespéré  à 
la  préfecture,  dans  un  cabinet,  sourd  et  muet,  muni  de  doubles,  de 
triples  portes,  gardé  par  des  garçons  vigilans,  et  dont  les  murs  ont 
entendu  plus  d'é.tranges  confidences  que  tous  les  confessionnaux 
des  églises  de  Paris.  Fait  déplorable  à  constater,  sur  mille  affaires 
de  cette  nature,  il  y  en  a  bien  près  de  huit  cents  qui  ont  trait  à  des 
chantages  (menaces  sous  conditions)  en  matière  de  mœurs.  On  peut 
dire  sans  exagération  que  le  secret  même  de  Paris  est  au  pouvoir 
des  hommes  de  la  préfecture,  et  ce  secret  est  bien  gardé.  Que  des 
chefs  de  service,  hommes  instruits  et  bien  élevés,  cachent  à  l'abri 
de  toute  indiscrétion  ces  misères  sociales,  cela  se  comprend;  mais 
que  penser  d'agens  inférieurs  qu'on  est  forcément  obligé  d'employer 
comme  intermédiaires,  qui  sont  mal  rétribués,  qui  n'auront  plus 
tard  sur  leurs  vieux  jours  qu'une  retraite  dérisoire,  et  qui  jamais 
n'ont  abusé  des  secrets  qu'ils  avaient  pénétrés,  secrets  parfois  ter- 
ribles et  dont  la  divulgation  serait  payée  d'une  fortune?  Le  devoir 
professionnel  appuyé  sur  la  probité  native  les  maintient  toujours 
dans  la  ligne  droite.  Le  personnel  de  la  division  de  la  sûreté  publi- 
que et  des  services  qui  s'y  rattachent  est  de  6,561  agens;  eh  bien! 
depuis  dix  années,  un  seul  a  essayé  de  faire  du  chautage  à  l'aide 
d'une  aventure  à  laquelle  il  avait  été  mêlé.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
dire  qu'il  a  été  chassé;  mais,  comme  on  a  laissé  à  ses  camarades  le 
soin  de  le  mettre  à  la  porte,  il  a,  je  le  crains  bien,  descendu  les  es- 
caliers plus  vite  qu'il  n'aurait  voulu.  Il  ne  faut  pas  croire  que  l'on 
garde  à  ces  hommes  une  vive  reconnaissance,  loin  de  là;  lorsqu'on 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE.  191 

a  eu  affaire  à  eux,  qu'ils  vous  ont  tiré  d'un  mauvais  pas,  on  s'en 
détourne,  on  les  hait  presque  comme  des  témoins  importuns.  Plus 
on  a  de  torts,  moins  on  pardonne:  aussi  l'on  en  veut  toujours  à 
ceux  devant  qui  l'on  a  découvert  ses  hontes  et  vomi  son  péché. 

J'ai  bien  souvent  entendu  faire  l'éloge  de  la  police  anglaise,  et 
dans  le  parallèle  qu'on  établissait  entre  celle-ci  et  la  police  fran- 
çaise l'avantage  ne  restait  point  à  la  nôtre.  C'est  une  plaisanterie 
et  rien  de  plus.  Cela  tient  à  notre  manie  de  toujours  nous  dénigrer 
lorsque  nous  nous  comparons  aux  autres,  comme  si  nous  nous  sen- 
tions naturellement  assez  forts  pour  pouvoir  faire  parade  de  nos 
défauts  et  exagérer  nos  faiblesses.  La  police  anglaise,  dont  les  ser- 
vices ne  sont  même  pas  gratuits,  reconnaît  implicitement  son  infé- 
riorité, car  bien  souvent  elle  nous  demande  des  conseils;  elle  écrit 
à  la  préfecture  :  en  tel  cas,  que  faites-vous?  et  elle  pousse  la  naïveté 
jusqu'à  s'informer  si  nous  ne  marquons  pas  les  repris  de  justice 
surveillés  sur  une  partie  apparente  du  corps,  afin  de  toujours  être  à 
même  de  les  reconnaître.  Soyons  plus  justes,  et  sachons  dire  qu'au- 
cune autre  nation  n'offre  l'exemple  d'une  institution  protectrice  si 
homogène  dans  son  principe  et  si  multiple  par  ses  moyens  d'ac- 
tion. Dans  les  conflits  politiques,  elle  peut  nous  irriter  et  nous  exas- 
pérer, parce  que  le  droit  en  vertu  duquel  elle  agit  se  heurte  contre 
un  droit  que  nous  estimons  supérieur;  mais  dans  la  répression  des 
crimes  et  délits,  dans  les  investigations  qui  assurent  notre  sécu- 
rité, dans  la  surveillance  qui  sauvegarde  nos  propriétés  et  notre 
existence,  elle  est  bien  près  d'être  irréprochable.  Si  cetie  autorité, 
très  limitée  par  les  lois,  méconnue,  sinon  calomniée  par  la  popula- 
tion, s'endormait  un  seul  jour,  Paris,  comme  une  ville  mise  à  sac, 
serait  livré  à  tous  les  épouvantemens  du  vol,  de  l'incendie  et  du 
meurtre.  Contre  ce  torrent  toujours  prêt  à  se  précipiter  sur  nous, 
il  faut  une  vanne  solide  manœuvrée  par  une  main  énergique;  en 
présence  de  ces  causes  de  dissolution  permanentes,  il  faut  une  sen- 
tinelle alerte  et  qui  ne  sommeille  jamais.  Dans  l'état  de  nos  mœurs, 
au  milieu  d'une  ville  aussi  populeuse  que  Paris,  la  mission  de  la 
police  est  la  plus  utile  et  en  même  temps  la  plus  ingrate  qu'il 
puisse  être  donné  à  des  hommes  de  remplir  à  travers  les  obsta- 
cles de  toute  sorte  dont  elle  est  environnée. 

Maxime  Du  Camp. 


LA 


SCIENCE  ET  LA  CONSCIENCE 


II. 

LES    HISTOP.IENS. 

t.  Histoire  grecque  (MM.  Thirlwall,  Grote).  —  II.  La  Cité  antique,  par  M.  Fustel  de  Coulanges. 
—  m.  Histoire  romaine  (Niebuhr,  Michelet,  Mommsen).  —  IV.  Histoire  de  France  H  de  la 
Révolution  (Augustin  Thierry,  Guizot,  Henri  Martin,  Michelet,  Louis  Blanc,  Quinet,  Lanfrey). 


On  a  vu  dans  un  précédent  travail  (1)  comment  la  physiologie 
et  une  certaine  psychologie  expérimentale  en  venaient  soit  à  sup- 
primer les  caractères  essentiels  des  phénomènes  psychiques,  soit 
à  les  altérer  en  ramenant  ces  phénomènes  à  leurs  conditions  orga- 
niques et  à  leurs  lois  morales.  C'est  ainsi  que  ces  études,  dites 
positives,  changeaient  la  face  de  la  vie  humaine,  et  faisaient  dis- 
paraître avec  le  libre  arbitre  la  moralité  qui  la  constitue.  Tout  en 
reconnaissant  les  résultats  acquis  de  l'expérience,  nous  avons  es- 
sayé de  les  séparer  des  conclusions  contestables  que  nombre  de 
physiologistes  en  tirent,  et  de  fixer  les  limites  précises  où  finit  la 
compétence  [de  l'expérience  physiologique,  où  commence  celle  de 
la  conscience.  Nous  voudrions  développer  une  thèse  semblable  à 
propos  de  l'histoire,  et  faire  voir  comment,  par  une  méthode  ana- 
logue à  celle  des  sciences  naturelles,  certaines  écoles  historiques 
ne  laissent  guère  plus  de  place  au  libre  jeu  des  facultés  et  des  vo- 
lontés humaines  que  telles  écoles  de  physiologie  et  de  philosophie 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  mai. 


LA.    SCIENCE    ET    LA.    CONSCIENCE.  193 

positive.  Nous  voudrions  également  montrer  comment  il  est  pos- 
sible de  maintenir  à  l'histoire  son  haut  caractère  d'enseignement 
moral  avec  la  nouvelle  méthode  qui  en  a  fait  une  œuvre  éminem- 
ment scientifique  depuis  le  début  de  notre  siècle. 

Il  en  est  de  l'histoire  comme  de  la  psycliologie.  Tant  que  celle-ci 
s'est  bornée  à  des  études  abstraites  sur  l'âme  humaine,  sur  ses  fa- 
cultés considérées  à  part  de  l'organisme,  tant  qu'elle  a  traité  de  la 
volonté,  de  la  liberté,  des  passions,  des  penchans,  des  idées,  en 
isolant  ces  divers  phénomènes  psychiques  soit  des  conditions  orga- 
niques, soit  des  influences  extérieures  sous  lesquelles  ils  se  sont 
produits,  la  véritable  science  de  l'homme  est  restée  à  faire.  D'une 
pareille  méthode,  on  a  pu  tirer  une  belle  ou  forte  doctrine  morale, 
quelque  chose  qui,  comme  le  platonisme  ou  le  stoïcisme,  soit  propre 
à  })uririer  ou  à  retremper  les  âmes;  on  n'en  a  point  fait  sortir  une 
véritable  théorie  scientifique.  Cette  science  est  née  le  jour  oîi  la 
psychologie  a  embrassé  l'homme  tout  entier  dans  ses  observations 
et  ses  expériences,  où,  comprenant  enfin  que  la  vie  humaine  est 
une  résultante  fort  complexe,  elle  a  cherché  les  rapports  de  l'être 
sentant,  pensant,  voulant,  avec  l'organisme,  avec  la  nature  exté- 
rieure, avec  la  société  dont  il  fait  partie.  Alors  seulement  elle  a  pu 
découvrir  les  lois  de  son  développement.  Même  méthode  pour  l'his- 
toire. On  peut  étudier  une  époque,  une  race,  un  peuple,  une  classe, 
uniquement  dans  les  manifestations  extérieures  de  leur  activité  po- 
litique ou  littéraire,  en  ne  s'attachant  qu'aux  faits  et  gestes  des 
grands  acteurs  historiques.  C'est  là  surtout  qu'on  peut  contempler 
l'humanité  dans  sa  liberté,  dans  sa  personnalité,  dans  sa  vie  vrai- 
ment humaine  :  beau  et  dramatique  spectacle  d'un  effet  esthétique 
et  d'un  enseignement  moral  admirables.  Si  l'on  en  vient  à  com- 
prendre que  tout  se  tient,  se  lie,  se  correspond  dans  la  vie  des  so- 
ciétés comme  dans  celle  des  individus,  on  peut  considérer  ce  qui  fait 
l'objet  propre  des  études  historiques,  les  événemens  politiques  et 
sociaux,  tels  que  guerres,  traités,  institutions,  lois  de  toute  espèce, 
dans  leurs  rapports  avec  les  conditions,  les  causes,  les  influences 
économiques,  géographiques,  ethnographiques,  qui  ont  concouru  à 
l'avènement  et  à  la  durée  de  ces  faits.  Alors,  derrière  l'exhibition 
toute  superficielle  et  toute  diamatique  de  la  scène  extérieure,  se 
laisse  apercevoir  au  fond  du  théâtre  une  action  moins  animée, 
moins  brillante,  moins  intéressante  pour  un  simple  public  de  spec- 
tateurs, mais  bien  plus  propre  à  fixer  les  regards  de  l'observateur 
curieux  de  savoir  le  mystère  des  choses.  C'est  l'histoire  élevée  à  la 
dignité  d'une  science. 

Or,  de  même  que  cette  méthode  tend  à  réduire  la  psychologie  à 
une  sorte  de  physiologie  cérébrale  où  la  personnalité  individuelle 

TO-ME   LXXXII.   —   1869.  13 


194  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  confond  avec  l'organe,  elle  tend  aussi  à  ramener  l'histoire  à  une 
sorte  de  physiologie  sociale  où  la  personnalité  nationale  s'efface 
sous  l'action  sourde,  incessante  et  irrésistible  des  causes  économi- 
ques et  naturelles.  L'âme  des  peuples,  comme  l'ânîe  des  grands 
individus  qui  les  représentent  dans  le  drame  historique,  disparaît 
de  la  scène  pour  faire  place  à  cette  force  des  choses  que  les  uns 
nomment  fatalité,  les  autres  providence.  A  voir  alors  comment  tout 
s'enchaîne  dans  toute  histoire  particulière  et  dans  l'histoire  uni- 
verselle, combien  peu  pèsent  les  forces  morales  des  individus  et 
des  peuples  eux-mêmes  dans  la  balance  des  destinées  humaines, 
combien  l'induence  des  idées,  des  volontés,  des  vertus  individuelles, 
est  faible  sur  la  direction  des  masses  et  des  foules  livrées  à  leurs 
instincts,  à  leurs  imaginations,  à  leurs  passions  aveugles,  comment 
ces  passions  elles-mêmes  tiennent  au  sang,  au  sol,  à  la  tempéra- 
ture, on  se  demande  où  est  le  rôle  de  la  volonté,  de  l'intelligence, 
dans  ce  mouvement  qui  entraîne  tout  vers  un  dénoûment  le  plus 
souvent  contraire  aux  desseins  des  sages  ou  aux  efforts  des  héros, 
et  on  conclut,  au  nom  de  la  science,  à  une  philosophie  de  l'his- 
toire qui  ne  compte  plus  ni  avec  la  liberté  ni  avec  la  conscience 
des  hommes.  Ici  encore  y  aurait-il  entre  la  science  et  la  conscience 
une  de  ces  contradictions  qui  feraient  craindre  que  les  droits  de 
celle-ci  n'eussent  à  souffrir  des  progrès  de  celle-là?  C'est  ce  qu'il 
nous  faut  examiner. 

I. 

L'histoire,  telle  que  la  traitent  les  écrivains  de  l'antiquité,  est 
une  œuvre  de  littérature  et  de  morale  bien  plus  qu'une  œuvre  de 
science.  Ce  n'est  pas  que  les  historiens  anciens  ne  se  proposassent 
un  but  très  sérieux.  Instruire  en  charmant,  enseigner  la  politique 
et  la  morale  par  des  tableaux  où  l'épopée,  le  drame,  l'éloquence, 
ont  la  plus  large  part,  ce  fut  la  tâche  accomplie  avec  tant  d'éclat 
par  les  écrivains  dont  les  livres  nous  ont  été  conservés.  Ce  qu'ils 
voient  et  reproduisent  surtout,  c'est  le  jeu  des  acteurs  en  scène, 
sans  s'inquiéter  ni  même  se  douter  du  travail  qui  s'opère  par  la 
force  des  choses  ou  la  force  des  idées.  Alors  on  a  le  spectacle  de 
ces  héros,  de  ces  sages,  de  ces  tyrans,  de  ces  grands  hommes  de 
la  guerre,  de  la  politique,  de  l'art,  de  la  philosophie,  agissant  dans 
toute  la  liberté  de  leur  caractère,  de  leurs  passions,  de  leur  génie 
personnel.  Voilà  pourquoi  l'histoire  ancienne,  écrite  par  un  Hé- 
rodote, un  Tite-Live,  un  Tacite  et  même  un  Thucydide,  a  une  no- 
blesse, une  beauté,  une  moralité  qui  lui  est  propre.  C'est  que  là 
on  voit  l'homme  agir  de  lui-même  et  par  lui-même,  sûr  de  sa 
force,  comme  le  héros  d'une  véritable  épopée.  On  voit  qu'il  ne 


LA    SCIENCE    ET   LA    CONSCIENCE.  195 

sent  point  le  poids  de  cette  force  des  choses  dont  la  science  mo- 
derne nous  montrera  si  bien  l'action  toujours  dominante  et  parfois 
écrasante.  Les  personnages  historiques  de  l'antiquité  ne  comptent 
qu'avec  leurs  dieux  ,  si  l'on  peut  dire  qu'ils  comptent  réellement 
avec  des  puissances  qui  ne  leur  font  jamais  obstacle,  n'étant  que 
des  personnifications  de  leurs  propres  volontés.  La  seule  puissance 
qui  domine  les  héros  de  l'histoire  comme  ceux  du  drame  an- 
tique, c'est  le  destin,  ce  mystérieux  acteur  qui  conçoit,  compose, 
exécute  son  drame  à  lui,  sans  se  soucier  aucunement  du  drame 
bruyant  et  superficiel  que  joue  l'humanité;  mais  cette  puissance 
n'a  pas  plus  de  rapport  avec  l'activité  humaine  que  n'en  a  ce  que 
nous  appelons  le  hasard,  et  si  les  personnages  de  l'histoire  s'en 
eiTraient,  ils  ne  comptent  avec  elle  ni  pour  s'y  appuyer  ni  pour  lui 
résister.  Ils  lui  abandonnent  leur  destinée  avec  autant  de  résigna- 
tion que  de  terreur,  gardant  devant  elle  toute  l'indépendance, 
toute  l'énergie,  toute  l'initiative  de  leur  action  individuelle. 

Ce  n'est  point  à  dire  que  la  réalité  historique  soit  autre  dans  les 
temps  anciens  que  dans  les  temps  modernes.  Partout  et  toujours  la 
force  des  choses  est  la  vraie  cause  des  grands  événemens.  Seule- 
ment l'historien,  qui  ne  s'en  doute  pas,  fait  mouvoir  ses  personnages 
comme  si  cette  force  n'existait  point.  Ils  savent  parfaitement  qu'ils 
agissent  en  bons  ou  mauvais  citoyens,  en  braves  ou  lâches  soldats, 
en  libérateurs  ou  en  tyrans  de  leur  patrie,  et  ne  songent  point  à 
reporter  une  part  de  responsabilité  à  des  puissances  supérieures 
dont  ils  ne  seraient  que  les  instrumens.  En  un  mot,  c'est  la  respon- 
sabilité non  de  leur  œuvre  personnelle,  mais  du  résultat  final  de 
cette  œuvre  qu'ils  renvoient  au  destin.  Voyez  la  manière  dont  Héro- 
dote raconte  et  explique  les  grands  événemens  qui  font  la  matière 
de  son  histoire.  Le  récit  des  guerres  médiques  n'est-il  pas  une  sorte 
de  poème  non-seulement  pour  le  langage,  qui  rappelle  Homère, 
mais  surtout  pour  le  fond  des  choses?  C'est  la  valeur,  l'intelligence, 
l'héroïque  personnalité  grecque  qui,  dans  cette  lutte  mémorable,  a 
vaincu  la  lâcheté,  l'ineptie,  la  mollesse  des  Perses.  Miltiade,  Léo- 
nidas,  Aristide,  Thémistocle,  Pausanias,  Gimon,  voilà  les  acteurs 
qui  ont  tout  conçu,  tout  préparé,  tout  dirigé,  tout  exécuté  avec 
cette  poignée  de  héros  qu'on  voit  se  ruer  sur  les  m.ultitudes  de 
l'Orient.  Ceux-là  ont  tout  sauvé,  comme  Xerxès  et  ses  généraux  ont 
tout  perdu.  On  reconnaît  dans  les  chefs  et  les  soldats  des  guerres 
médiques  les  fils  des  héros  de  Vlliade;  c'est  une  histoire  tout 
épique,  une  chronique  héroïque  mêlée  d'anecdotes  qui  en  redou- 
blent l'effet  moral.  Toute  la  philosophie  de  l'historien  sur  ce  grand 
drame  militaire  se  résume  en  deux  mots,  il  est  vrai,  décisifs  :  u  c'est 
un  combat  d'hommes  libres  contre  des  esclaves.  » 

11  n'y  a  plus  trace  de  poésie  dans  l'histoire  de  la  guerre  du  Pé- 


196  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

loponèse.  Thucydide  a  introduit  le  langage  d'une  prose  sévère  aussi 
bien  dans  ses  harangues  que  dans  ses  récits.  C'est  un  politique  ex- 
pliquant tous  les  faits  qu'il  raconte  par  la  nature  des  institutions, 
par  le  rôle  des  partis,  par  le  conflit  des  intérêts  et  le  jeu  des  pas- 
sions, par  l'éloquence  des  hommes  d'état  et  la  tactique  des  hommes 
de  guerre.  Pourtant  ici  encore  la  personnalité  humaine,  individuelle 
ou  collective,  est  seule  en  scène;  elle  y  paraît  avec  la  gravité  que 
l'impassible  génie  de  l'historien  sait  communiquer  à  tout  ce  qu'il 
touche,  tandis  que  la  naïve  sensibilité  et  la  vive  imagination  d'Hé- 
rodote répandent  leur  charme  sur  les  choses  et  les  hommes  dont  il 
parle.  Au  lieu  de  volontés  individuelles,  ce  sont  des  volontés  géné- 
rales qui  occupent  la  scène;  l'historien  n'a  pas  plus  qu'Hérodote 
l'idée  de  remonter  jusqu'aux  causes  plus  profondes,  naturelles  ou 
économiques,  qui  expliquent  les  causes  politiques  elles-mêmes  des 
faits  racontés.  H  est  bien  vrai  qu'il  ouvre  son  récit  par  une  fort 
belle  description  géographique  et  ethnographique  du  pays  qui  fait 
le  sujet  de  son  histoire.  Cependant,  si  intéressant  et  si  instructif 
que  soit  ce  tableau,  Thucydide  ne  songe  point  dans  la  suite  de  son 
livre  à  rapprocher  des  faits  et  des  institutions  politiques  ces  cir- 
constances de  race,  de  position  géographique,  de  constitution  éco- 
nomique, qu'il  a  résumées  dans  les  premières  pages. 
■  Xénophun  n'est  pas  un  historien  aussi  profond  ni  aussi  sévère 
que  Thucydide;  il  mêle  à  chaque  instant  la  morale  à  l'histoire,  la 
leçon  au  récit,  à  tc4  point  que  Quintilien  croit  devoir  le  classer 
parmi  les  philosophes  plutôt  que  parmi  les  historiens.  Il  se  montre 
en  effet  partout  philosophe  dans  ses  divers  traités  plus  ou  moins 
historiques,  en  ce  sens  qu'il  fait  constamment  tourner  son  récit  à 
l'enseignement  moral.  Cela  n'est  pas  seulement  visible  dans  cette 
espèce  de  roman  historique  qui  se  nomme  la  Cyrojjédie;  on  le  re- 
connaît également  dans  les  Helléniques,  dans  la  Uelraite  des  dix 
mille,  dans  les  Républiques  de  Sparte  et  d'Athènes.  Ici  plus  de  ré- 
cits pour  l'imagination  et  la  curiosité,  comme  chez  Hérodote;  plus 
de  tableaux  et  de  harangues  ayant  pour  but  l'explication  toute  po- 
litique des  événemens,  comme  chez  Thucydide.  C'est  pour  ensei- 
gner la  vertu  à  tous,  chefs  et  soldats,  citoyens  et  cités,  sujets  et 
princes,  que  Xénophon  écrit  l'histoire.  En  le  classant  parmi  les 
philosophes,  c'est-à-dire  parmi  les  moralistes,  Quintilien  n'a  raison 
qu'à  moitié;  c'est  encore  un  historien  dans  le  sens  antique  du  mot, 
mais  un  historien  qui  a  exagéré  la  méthode  de  l'antiquité  au  point 
de  faire  de  l'histoire  un  véritable  traité  de  morale. 

Les  historiens  latins  n'ont  point  à  cet  égard  une  autre  méthode 
que  les  Grecs.  Sans  parler  des  récits  fabuleux  sur  les  origines  de 
Rome,  auxquels  il  n'a  manqué,  pour  en  faire  un  véritable  poème  à 
la  façon  de  V Iliade,  que  le  génie,  la  langue  et  les  chants  de  la  Grèce 


LA    SCIENCE    ET    LA    COiNSClENCE.  197 

primitive,  il  faut  voir  Tite-Live  raconter  les  guerres  de  Rome  contre 
les  cités  latines  et  les  peuples  italiens  ou  étrangers,  les  luttes  entre 
les  classes  et  les  partis  sur  le  forum  ou  au  sénat.  Assurément  c'est 
bien  là  une  histoire  sérieuse  où  la  pensée  politique  de  l'auteur  se 
fait  jour  sous  les  ornemens  de  la  plus  belle  rhétorique;  mais  dans 
cette  grande  œuvre  encore  plus  oratoire  qu'historique  le  but  que 
se  propose  Tite-Live  est  tout  patriotique.  Refaire  une  âme  romaine 
à  ce  peuple  qui  s'énerve  et  ne  conserve  de  romain  que  le  nom, 
la  refaire  par  l'histoire,  alors  que  la  tribune  ne  peut  plus  lui  faire 
entendre  ses  leçons,  telle  est  la  noble  tâche  qu'il  poursuit  à  travers 
tous  les  développemens  de  son  œuvre,  a  Le  principal  et  le  plus  sa- 
lutaire avantage  de  l'histoire,  c'est  d'exposer  à  vos  regards,  dans  un 
cadre  lumineux,  des  enseignemens  de  toute  nature  qui  semblent  vous 
dire  :  Voici  ce  que  tu  dois  faire  dans  ton  intérêt,  dans  celui  de  la 
république;  voici  ce  que  tu  dois  éviter,  car  il  y  a  honte  à  le  conce- 
voir, honte  à  l'accomplir.  Au  reste,  ou  je  m'abuse  sur  mon  ouvrage, 
ou  jamais  république  ne  fut  plus  grande,  plus  sainte,  plus  féconde 
en  bons  exemples  (1).  »  Tite-Live  nous  montre  on  ne  peut  mieux 
comment  pensent,  parlent,  agissent  et  combattent  ces  sénateurs,  ces 
tribuns,  ces  généraux,  ces  partis,  ces  légions;  mais  la  nécessité  in- 
térieure qui  domine  ce  conflit  des  intérêts  et  des  passions,  la  né- 
cessité extérieure  qui  régit  le  développement  de  cette  ambition 
incessamment  conquérante,  le  génie  de  la  formule  religieuse  ou  ju- 
ridique qui  préside  à  tous  les  faits  intérieurs  ou  extérieurs  de  cette 
histoire,  en  un  mot  le  véritable  secret  de  l'explication  des  choses 
romaines,  Tite-Live  ne  le  livre  point  à  ses  lecteurs,  parce  qu'il  ne 
le  possède  pas  bien  lui-même.  IN'y  a-t-il  point,  par  exemple,  de 
quoi  faire  sourire  un  historien  moderne,  tel  que  Montesquieu,  quand 
il  voit  le  grave  Tite-Live  terminer  l'histoire  de  la  seconde  guerre 
punique  par  un  parallèle  entre  Alexandre,  Annibal  et  Scipion, 
comme  si  l'issue  de  cette  terrible  lutte  avait  été  simplement  une 
question  de  supériorité  militaire  entre  les  chefs? 
.  Polybe  montre  un  tout  autre  sens  historique,  quand  il  cherche 
l'explication  de  la  supériorité  politique  et  militaire  de  Rome  dans 
la  comparaison  de  ses  institutions  avec  celles  des  autres  grands  peu- 
ples de  l'antiquité.  Polybe  toutefois  n'est  encore  qu'un  historien 
politique  plus  profond  que  les  autres.  Pourquoi  Rome  a-t-elle  con- 
quis le  monde,  pourquoi  l'empire  a-t-il  succédé  à  la  république, 
quelles  sont  les  vraies  causes,  les  causes  premières  de  la  grandeur 
et  de  la  décadence  romaine?  Tous  les  historiens  latins,  Salluste  et 
Tacite  comme  Tite-Live,  n'ont  qu'un  mot  pour  l'expliquer  :  la  vertu 
républicaine  perdue  dans  le  luxe. 

(1)  Histoire  romaine,  —  Préface. 


198  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Après  ces  grands  historiens  de  l'antiquité,  il  est  à  peine  né- 
cessaire de  nommer  un  rhéteur  comme  Quinte-Gurce,  qui  a  voulu 
faire  de  l'histoire  d'Alexandre  une  sorte  de  poème  épique  en  prose 
fleurie  et  déclamatoire.  Il  est  trop  clair  que  dans  un  tel  livre  il  ne 
faut  chercher  aucun  enseignement  sérieux.  L'héroïsme  d'un  homme 
a  tout  fait  dans  cette  merveilleuse  conquête  de  l'Asie.  Avec  infini- 
ment plus  de  naturel  et  de  charme,  Froissard  n'a  pas  compris  ni 
écrit  autrement  l'histoire  des  temps  chevaleresques.  A  qui  veut  voir 
dans  leur  intime  personnalité  tous  ces  acteurs  de  l'histoire  ancienne, 
un  grand  et  beau  livre  est  ouvert,  ni  histoire  ni  roman,  dans  lequel 
se  résume  toute  la  pensée  des  historiens  de  l'antiquité.  Les  Vies  des 
hontmes  illustres  sont  un  véritable  livre  de  psychologie  historique. 
Là  on  assiste  aux  pensées,  aux  sentimens,  aux  passions,  qui  ont  dé- 
terminé les  actes  extérieurs  des  personnages.  Partout  on  les  retrouve 
en  pleine  possession  d'eux-mêmes,  en  pleine  conscience  de  leur 
liberté,  en  parfaite  confiance  dans  la  puissance  de  leurs  facultés  et 
dans  l'efficacité  de  leurs  œuvres.  Périclès,  Démosthène,  Alexandre, 
Gaton,  Gésar,  ne  doutent  point,  dans  leur  action  politique  ou  mili- 
taire, des  effets  de  leur  éloquence,  de  leur  courage,  de  le;  r  vertu, 
de  leur  génie.  Ghacun  a  le  sentiment  de  sa  force  propre,  rarement 
de  la  force  des  choses  qui  le  favorise  ou  l'entrave  réellement.  La 
volonté  des  individus  ou  des  partis,  voilà  les  obstacles  ou  les  auxi- 
liaires dont  se  préoccupe  la  prudence  de  ces  personnages.  Tous  au- 
raient dit  volontiers  comme  l'un  d'eux  :  quid  timcs?  Cœsarem  i^c- 
his.  C'est  par  le  caractère  tout  personnel  de  ses  récits  que  le  livre 
de  Plutarque  peut  être  considéré  comme  l'expression  idéale  de  cet 
esprit  historique  de  l'antiquité,  dont  Hérodote,  Thucydide,  Xéno- 
phon,  Tite-Live,  Salluste,  Tacite,  sont  les  plus  éclatans  organes.  Bien- 
que  très  curieux  des  choses  du  dehors,  c'est  à  la  partie  individuelle 
et  personnelle  des  événemens  historiques  que  s'attache  Plutarque, 
et  il  est  facile  de  voir  que  les  choses  extérieures  l'intéressent  sur- 
tout par  l'impression  qu'elles  produisent  sur  l'âme  de  ses  héros.  Or 
c'est  là  précisément  le  côté  mis  en  relief  par  tous  les  écrivains  de 
l'antiquité,  qu'il  s'agisse  des  individus  ou  des  nations. 

L'histoire  littéraire  et  esthétique,  telle  que  la  comprennent  les 
anciens,  se  traite  dans  le  même  esprit  et  par  la  même  méthode 
que  l'histoire  politique.  Inspiration  d'un  génie  divin  ou  œuvre  d'un 
génie  tout  personnel,  voilà  à  quoi  se  résume  toute  leur  critique; 
nulle  idée  de  rapport  avec  la  nature  extérieure,  la  race  ou  la  société 
à  laquelle  appartiennent  les  artistes.  On  sait  comment  cette  critique 
explique  Homère ,  Hésiode  et  les  vieux  poètes  des  temps  primitifs. 
Platon  définit  le  poète  et  la  poésie  en  vrai  théologien;  le  poète 
est  un  être  léger,  ailé,  qui  ne  touche  point  à  la  terre  et  doit  tout 
à  une  communication  d'en  haut.  Son  chant  n'a  rien  de  commun 


LA    SCIENCE    ET   LA    CONSCIENCE.  199 

avec  les  sentimens  et  les  pensées  des  hommes;  il  ne  se  ressent  pas 
davantage  des  impressions  de  la  nature.  Les  poètes  qui  se  succè- 
dent à  travers  les  âges  forment  entre  eux  une  chaîne  mystérieuse 
parfaitement  isolée  des  influences  terrestres,  et  dont  le  premier 
anneau  touche  au  ciel.  Aristote,  qui  comprend  tout  autrement  l'o- 
rigine de  la  poésie,  fait  d'Homère  un  génie  aussi  libre,  aussi  per- 
sonnel, que  les  poètes  des  époques  postérieures,  tels  que  Pindare, 
Eschyle,  Sophocle  ou  Euripide,  génie  critique  autant  que  créateur, 
ayant  pleine  conscience  de  ce  qu'il  fait,  possédant  son  art  aussi 
complètement  que  Virgile  ou  tel  poète  des  époques  de  réflexion. 
C'est  aussi  le  jugement  d'Horace,  qui  ne  voit  dans  les  beautés  de 
cette  poésie  naïve  et  toute  primitive  que  les  produits  d'une  véritable 
œuvre  d'art,  et  dans  les  répétitions  et  les  longueurs  qui  s'y  ren- 
contrent que  les  défaillances  d'un  génie  fatigué.  H  faut  lire  Quinti- 
lien  sur  Homère  pour  juger  d'une  pareille  méthode  critique.  Nul 
ne  se  doute,  parmi  les  anciens,  des  vraies  sources  et  des  caractères 
propres  de  la  poésie  homérique. 

Dans  les  temps  modernes  jusqu'à  notre  siècle,  l'histoire  n'a 
guère  été  comprise ,  composée ,  écrite  autrement  que  dans  l'anti- 
quité. A  côté  des  chroniqueurs  et  des  historiens  purement  nova- 
teurs, il  y  a  eu  sans  doute  des  historiens  éloquens  ou  profonds  à  la 
manière  de  Thucydide,  comme  Machiavel  et  Guichardin;  mais  entre 
les  mains  des  uns  comme  des  autres  l'histoire  est  restée  un  genre 
littéraire,  la  représentation  toute  personnelle  et  toute  dramatique  des 
événemens.  Machiavel  est  peut-être  l'historien  qui  a  poussé  le  plus 
loin  la  corfiance  dans  les  ressources  du  génie  humain,  lui  qui  en- 
seigne si  bien  l'art  de  réussir  à  tout  prix  et  par  l'emploi  des  plus 
détestables  moyens.  Sous  ce  rapport,  ses  livres  sont  encore  une 
école  de  politique,  sinon  de  morale ,  comme  les  livres  des  histo- 
riens antiques. 

Voilà  l'histoire  dans  l'antiquité.  Ce  qui  en  fait  l'immortelle  beauté, 
ce  n'est  pas  seulement  la  langue,  le  style,  l'art  de  la  composition; 
c'est  la  pensée,  l'esprit  dans  lequel  elle  est  écrite.  Toujours  plus  ou 
moins  épique  et  dramatique,  elle  est  une  source  inépuisable  d'é- 
motion et  de  plaisir;  elle  est  l'école  de  toutes  les  grandes  et  fortes 
vertus,  un  enseignement  vivant  d'héroïsme,  de  patriotisme,  de  ci- 
visme, de  stoïcisme.  Ce  qu'elle  n'est  jamais,  c'est  une  science  qui 
ramène  les  faits  à  leurs  lois,  une  philosophie  qui  remonte  aux  véri- 
tables causes.  Pourquoi  l'histoire  a-t-elle  été  ainsi  traitée  par  les 
historiens  romains  et  grecs?  Cela  tient  avant  tout  au  génie  même 
de  l'antiquité,  génie  essentiellement  pratique  et  politique  qui  fai- 
sait de  toute  chose,  science,  art,  religion,  poésie,  histoire,  une  in- 
stitution d'état,  n  n'est  pas  douteux  cependant  que  la  constitution 
géographique  des  peuples  n'y  soit  pour  quelque  chose.  Les  peu- 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pies  dont  les  écrivains  anciens  racontent  l'histoire  se  réduisent, 
pour  la  plupart,  à  des  cités  fort  petites  par  l'étendue  du  territoire 
et  le  nombre  des  citoyens.  La  vie  politique  de  ces  cités  était  con- 
centrée sur  la  place  publique,  où  l'éloquence  décidait  de  tout,  au 
moins  dans  les  jours  de  liberté.  Les  orateurs,  les  hommes  d'état, 
les  hommes  de  guerre,  avaient  donc  une  action  très  grande  sur  les 
destinées  de  la  république.  Il  suffisait  d'un  discours,  d'une  émeute, 
d'une  conspiration  pour  changer  ces  destinées,  pour  lui  imposer  la 
tyrannie  ou  lui  rendre  la  liberté,  pour  amener  le  triomphe  d'un 
parti.  On  comprend  dès  lors  comment  la  conscience  de  la  puissance 
individuelle  devait  contribuer  à  donner  aux  personnages  historiques 
de  l'antiquité  cette  liberté  d'allure,  cette  audace  d'initiative,  cette 
confiance  dans  le  succès  de  leurs  efforts  personnels,  qui  manquent 
généralement  aux  personnages  historiques  des  temps  modernes. 
Jamais  l'individu  n'est  écrasé  par  la  masse  dans  ces  petites  socié- 
tés. Voilà  aussi,  entre  autres  raisons,  ce  qui  explique  comment  la 
méthode  des  historiens  des  républiques  italiennes  se  rapproche  au- 
tant de  celle  des  historiens  antiques.  Si  elle  en  est  l'image  assez 
fidèle,  c'est  que  les  cités  italiennes  étaient  à  beaucoup  d'égards  la 
copie  des  anciennes  cités. 

II. 

La  pensée  d'élever  l'histoire  au  rang  d'une  science  appartient  au 
siècle  dernier.  On  a  fait  à  tort  à  Bossuet  l'honneur  de  le  considérer 
comme  le  créateur  de  la  philosophie  de  l'histoire  dans  ce  grand 
Discours  sur  V histoire  universelle,  qui  ne  serait  que  le  magnifique 
développement  d'un  lieu-commun  de  théologie,  si  la  science  histo- 
rique de  l'antiquité  ne  s'y  retrouvait  souvent  avec  cette  haute  ma- 
nière de  dire  les  choses  qui  n'appartient  qu'à  Bossuet.  Dans  ce  ta- 
bleau des  événemens  tracé  à  si  grands  traits,  où  il  veut  montrer 
comment  l'homme  s'agite  tandis  que  Dieu  le  mène  selon  le  mot  d'un 
autre  théologien,  il  n'explique  rien  d'une  façon  instructive  en  vou- 
lant tout  rapporter  à  un  dessein  de  la  Providence.  S'il  existe  une 
conception  spéculative  à  laquelle  on  puisse  rattacher  la  philosophie 
de  l'histoire  telle  que  l'ont  entendue  les  modernes,  ce  n'est  pas 
dans  la  théologie  de  Bossuet,  c'est  dans  la  métaphysique  de  Leibniz 
qu'il  faut  la  chercher.  En  soumettant  l'ordre  des  choses  physiques 
et  morales  au  principe  de  la  raison  suffisante,  Leibniz  a  ouvert  la 
voie  à  la  doctrine  du  déterminisme  universel,  doctrine  qui  est  d'ail- 
leurs la  sienne,  et  dont  il  a  donné  la  formule.  En  professant  que 
tout  se  tient  et  se  lie  dans  la  succession  des  choses,  que  le  présent 
est  gros  de  l'avenir,  comme  le  passé  était  gros  du  présent,  il  a  posé 
le  principe  de  la  théorie  de  l'évolution  fatale  et  traditionnelle. 


LA    SCIENCE    ET    LA   CONSCIENCE.  201 

A  vrai  dire,  ni  la  philosophie  de  l'histoire  ni  la  science  de  l'his- 
toire ne  commencent  avant  le  xviti*  siècle,  où  se  fait  jour  l'idée  de 
la  perfectibilité  et  du  progrès  universel.  C'est  des  promoteurs  de 
cette  idée,  c'est  de  Lessing,  Herder,  Turgot,  Condorcet,  que  date 
la  conception  d'une  histoire  universelle  dans  laquelle  cette  loi  du 
progrès  trouverait  son  application  sur  la  plus  grande  échelle  pos- 
sible. Dans  son  livre  des  Idhs  sur  lldsloire  de  llmmanité,  Herder 
a  des  définitions  fécondes  et  des  images  heureuses  qui  ont  inspiré 
bien  des  écoles  de  philosophie  historique.  «  L'histoire,  nous  dit-il, 
est  la  science  des  lois  du  progrès  dans  les  sociétés  humaines;  elle 
est  l'épanouissement  de  la  fleur  de  l'humanité.  »  Et  l'explication 
de  ces  formules  n'est  pas  moins  remarquable.  «  Comme  l'homme, 
dans  l'ordre  des  choses  naturelles,  ne  s'enfante  pas  lui-même,  il 
est  tout  aussi  loin  de  se  donner  l'être  quand  il  s'agit  de  ses  facultés 
intellectuelles...  Chacun  de  nos  développemens  est  ce  que  l'ont  fait 
être  le  temps,  le  lieu,  l'occasion,  toutes  les  circonstances  de  la  vie. 
C'est  sur  ce  principe  que  repose  l'histoire  de  l'humanité.  C'est  lui 
qui  fait  que  l'histoire  du  genre  humain  est  nécessairement  un  tout, 
c'est-à-dire  une  chaîne  de  traditions  depuis  le  premier  anneau  jus- 
qu'au dernier.  »  Nul  n'a  exprimé  avec  plus  de  force  que  Herder 
cette  fatalité  naturelle  qui  serait  la  loi  du  développement  des  indi- 
vidus, des  sociétés  et  de  l'humanité  tout  entière.  «  Quel  que  tu  aies 
été  à  ta  naissance,  tu  es  ce  que  tu  devais  être  et  là  où  tu  devais 
être.  N'abandonne  pas  ta  chaîne,  ne  t'éleve  pas  au-dessus,  mais 
restes-y  fermement  attaché.  »  Assurément  ni  Turgot,  ni  Condorcet, 
ni  Montesquieu,  ni  Yico,  n'eussent  accepté  une  pareille  formule  de 
fatalisme  dans  un  siècle  où  l'on  avait  une  foi  si  entière  à  l'influence 
des  idées  et  à  l'action  des  volontés,  et  qui  a  fini  par  un  drame  révo- 
lutionnaire bien  différent  de  l'espèce  d'évolution  végétative  dont 
parle  Herder;  mais  il  suffit  d'ouvrir  tel  livre  de  philosophie  histo- 
rique contemporaine  pour  se  convaincre  que  les  idées  de  Herder 
ont  fait  école  parmi  les  historiens  de  notre  temps. 

C'est  à  Montesquieu  et  à  Vico  que  commence  véritablement  la 
science  de  l'histoire;  nous  disons  la  science  et  non  la  philosophie, 
parce  que  la  science  proprement  dite  ne  dépend  d'aucune  des 
hautes  spéculations  qui  constituent  en  réalité  la  philosophie  de  l'his- 
toire, telles  que  les  idées  de  perfectibilité  humaine,  de  progrès 
universel,  d'évolution  graduelle  et  nécessaire.  La  science  de  l'his- 
toire, comme  la  science  de  la  nature,  se  reconnaît  à  une  tendance 
certaine  et  précise,  la  préoccupation  de  la  recherche  des  lois  qui  ré- 
gissent la  succession  ou  la  combinaison  des  faits.  La  méthode  est 
donc  la  même  pour  les  deux  ordres  de  sciences,  naturelles  et  histo- 
riques, et  cette  méthode  n'est  autre  que  l'induction,  dont  Bacon  a  été 
l'inventeur.  Aussi  retrouve -t-on  dans  les  œuvres  historiques  vrai- 


202  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  dignes  du  nom  de  science  les  procédés  principaux  de  la  mé- 
thode des  sciences  physiques.  Comme  dans  ces  dernières,  il  s'agit 
de  lois  à  découvrir,  de  séries  croissantes  ou  décroissantes  à  établir, 
de  statistiques  à  former.  Que  les  premiers  historiens  qui  ont  essayé 
de  faire  de  l'histoire  une  science  n'aient  pas  songé  au  iSoviim  Orga- 
nw?î,  cela  est  fort  probable;  il  n'en  est  pas  moins  certain  que  les 
progrès  des  sciences  naturelles,  dus  principalement  à  l'excellence 
de  leur  méthode,  ont  été  pour  eux  un  puissant  encouragement  à 
appliquer  les  mêmes  procédés  aux  sciences  morales,  et  particulière- 
ment à  l'histoire,  au  moins  dans  la  mesure  où  cette  application  est 
possible.  Fidèles  à  cette  méthode,  Montesquieu  et  Yico  ont  cherché 
les  lois  et  les  véritables  causes  des  faits  politiques,  soit  dans  l'his- 
toire particulière  de  tel  peuple,  soit  dans  l'histoire  générale  de  l'hu- 
manité, sans  se  préoccuper  des  idées  de  perfectibilité  et  de  progrès. 
En  cela,  ils  sont  les  pères  de  la  science  historique.  Toute  la  mé- 
thode de  cette  science  est  dans  une  défmition  de  VEsjjrît  des  lois, 
«  les  lois  sont  les  rapports  nécessaires  qui  dérivent  de  la  nature 
des  choses.  »  Toute  la  science  des  deux  grands  livres  de  Montes- 
quieu est  dans  l'application  de  cette  définition  aux  réalités  de  l'his- 
toire. Chercher  les  rapports  qui  existent  entre  les  divers  ordres  de 
faits  historiques,  dégager  par  l'observation  comparée  et  l'induction 
les  rapports  constans  et  par  suite  nécessaires  qui  dérivent  de  la  na- 
ture même  de  ces  faits,  telle  est  la  véritable  méthode  scientifique 
de  l'histoire,  qui  ne  devait  être  complètement  pratiquée  que  dans 
notre  siècle,  mais  dont  Montesquieu  a  donné  le  précepte  et  parfois 
l'exemple.  Science  nouvelle  est  bien  le  titre  qui  convient  au  grand 
ouvrage  de  Vico  (1),  car  nul  n'a  mieux  compris  le  but,  l'objet  et 
la  méthode  de  l'histoire,  ainsi  que  l'ont  traitée  les  historiens  mo- 
dernes. Retrouver  l'immuable  dan  le  variable,  l'uniié  dans  la  di- 
versité, en  un  mot  la  loi  dans  le  lait,  saisir  les  mêmes  traits,  les 
mêmes  caractères  dans  cette  variété  d'actions,  de  pensées,  d'insti- 
tutions, de  mœurs,  de  langues,  que  nous  présentent  les  annales 
du  monde,  telle  est  l'idée  fixe  de  Vico,  C'est  en  appliquant  la  mé- 
thode si  féconde  de  l'observation  comparée  aux  diverses  sociétés 
anciennes  et  modernes  qu'il  arrive  à  découvrir  la  loi  des  trois  âges 
de  l'humanité,  âge  divin,  âge  héroïque,  âge  humain,  et  qu'il  a 
compris  que  certains  personnages  fabuleux  ou  même  historiques, 
comme  Hercule,  Homère,  Romulus,  ne  sont  qu'une  personnification 
des  sentimens  et  des  actions  de  leur  époque  ou  de  leur  nation, 
chose  dont  l'antiquité  ne  s'était  jamais  doutée.  Si  cette  science 
nouvelle  en  est  restée  avec  Vico  à  des  vues  fort  incomplètes,  comme 
par  exemple  la  loi  des  ricorsi,  qui  fait  tourner  l'humanité  dans 

(1)  Principes  d'une  science  nouvelle  relative  à  la  nature  commune  des  nations. 


LA    SCIENCE    ET    LA.    CONSCIENCE.  203 

un  même  cercle  au  lieu  d'en  montrer  le  développement  progressif 
à  travers  la  série  de  cercles  analogues  qu'elle  parcourt,  c'est  que 
son  érudition  n'est  encore  ni  assez  étendue  ni  assez  exacte. 

A  notre  siècle  seul  appartiennent  les  œuvres  de  véritable  science 
historique.  Ici  la  méthode  scientifique  est  pratiquée  avec  suite, 
avec  ensemble,  appuyée  sur  une  connaissance  complète,  exacte, 
approfondie  des  textes  et  des  monumens.  Géographie,  ethnogra- 
phie, philologie  et  grammaire  comparée,  épigraphie,  archéologie, 
tous  les  élémens  se  sont  trouvés  sous  la  main  des  historiens  au 
service  de  la  méthode  nouvelle.  L'histoire  n'avait  guère  été  précé- 
demment qu'une  sorte  de  psychologie  sociale,  ayant  pour  unique 
objet  l'âme  des  individus  et  des  peuples.  Elle  est  devenue  une 
étude  analogue  à  l'histoire  naturelle,  une  véritable  physiologie  so- 
ciale ,  où  l'influence  des  causes  économiques  et  physiques  se  com- 
bine avec  l'action  des  causes  morales  et  personnelles  pour  pro- 
duire ce  résultat  concret  et  complexe  qu'on  appelle  l'histoire  d'une 
nation  ou  d'une  époque.  L'homme  reste  toujours  le  héros  du  drame 
historique;  mais  il  n'en  est  plus  le  seul  acteur.  La  nature  y  joue 
aussi  son  rôle  par  l'influence  extérieure  des  climats  et  des  situations 
géographiques,  et  aussi  par  le  travail  interne  des  causes  ethno- 
graphiques et  économiques,  double  action  qui  concourt,  avec  les 
causes  politiques  et  morales,  à  former  les  instincts,  les  tempéra- 
raens,  les  mœurs  les  aptitudes  des  races  et  des  nations.  Le  génie 
des  individus,  l'âme  des  peuples,  font  toujours,  celle-ci  par  ses  sen- 
timens  collectifs,  celui-là  par  ses  œuvres  personnelles,  le  principal 
intérêt  du  drame  ;  les  personnages  y  conservent  la  conscience  et  la 
liberté  de  leurs  actes.  Seulement  ils  ont  également  la  conscience 
des  nécessités  qui  pèsent  sur  leur  volonté,  des  idées  communes  qui 
dominent  leur  pensée,  des  forces  générales  qui  contrarient  ou  favo- 
risent l'accomplissement  de  leurs  desseins.  Tandis  que  les  histo- 
riens anciens  ne  les  voyaient  et  ne  les  représentaient  que  dans 
l'indépendance  de  leur  action  politique,  ou  bien  que  dans  l'origi- 
nalité de  leur  œuvre  esthétique  ou  scientifique,  les  historiens  mo- 
dernes les  voient  et  les  représentent  sous  l'influence  et  la  pression 
des  idées  et  des  choses  de  leur  temps  et  de  leur  pays;  ils  nous  les 
montrent  comme  ne  faisant  qu'exprimer  et  personnifier  les  senti- 
mens,  les  passions,  les  idées,  les  intérêts  des  peuples,  des  classes, 
des  partis  qui  les  inspirent,  les  poussent  et  les  soutiennent  sur  la 
scène   qu'ils  occupent.   Qu'il  s'agisse   d'événemens  politiques  ou 
d'œuvres  d'art  et  de  littérature,  l'historien  de  nos  jours  ne  dé- 
tache jamais  ses  personnages  du  milieu  dans  lequel  ils  ont  agi  ou 
créé;  il  ne  manque  pas  de  les  étudier  dans  leurs  rapports  avec 
tout  ce  qui  les  précède  et  les  entoure  dans  la  manifestation  de  leurs 
actes  ou  la  création  de  leurs  œuvres,  afin  qu'on  voie  bien  que  tels 


204  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

personnages  politiques  ne  sont  que  les  ministres  d'une  nécessité 
sociale,  et  que  tels  auteurs  ne  sont  que  les  organes  d'idées  et  de 
sentimens  généraux.  Voilà  ce  qui  explique  pourquoi  les  grands 
hommes  font  tout  autre  figure  sur  la  scène  selon  le  point  de  vue 
antique  ou  selon  le  point  de  vue  moderne.  Tandis  que  là  ils  sem- 
blent, à  part  le  destin,  en  être  les  rois  absolus,  ici  ils  n'en  sont  plus 
que  les  ministres,  obéissant  à  un  souverain  qui  leur  dicte  ses  vo- 
lontés du  fond  du  théâtre  où  l'historien  les  montre  aux  spectateurs. 
Pour  bien  juger  de  la  différence  des  deux  méthodes  historiques, 
ancienne  et  moderne,  il  faut  comparer  les  œuvres  des  historiens  sur 
le  même  sujet,  l'antiquité.  Qu'on  lise  les  histoires  grecques  et  ro- 
maines d'OtfriedMuller,  deThiiiwall,  de  Grote,  deNiebuhr,  de  Mi- 
chelet,  de  Mommsen,  de  Fustel  de  Goulanges,  après  les  classiques 
compositions  des  écrivaiïiS  antiques;  on  sera  tout  surpris  du  nouvel 
aspect  que  prennent  les  choses  dans  l'exposition  des  historiens 
modernes.  Derrière  les  acteurs  apparaissent  les  causes.  Où  Héro- 
dote n'avait  vu  que  l'action  des  hommes  dans  la  lutte  entre  la 
Grèce  et  l'Orient,  nos  historiens  reconnaissent  surtout  l'effet  des  in- 
stitutions; ils  montrent  comment  cette  poignée  de  braves  est  sortie 
des  gymnases  de  la  Grèce  pour  combattre  à  Marathon,  auxThermo- 
pyles,  à  Salamine,  à  Platée,  des  multitudes  sans  exercice,  sans  dis- 
cipline et  sans  armes  suffisantes.  Où  Thucydide  avait  mis  en  jeu  les 
partis  et  les  institutions  politiques,  nos  historiens  font  intervenir 
les  causes  géographiques,  économiques,  ethnographiques,  qui  expli- 
quent l'avènement  et  la  durée  de  ces  institutions  et  de  ces  partis. 
Pourquoi  ici  une  démocratie ,  là  une  aristocratie,  ailleurs  une  con- 
stitution mixte?  Les  historiens  modernes  répondent  à  ces  questions 
par  une  formule  qui  explique  tout.  C'est  par  une  nécessité  ethno- 
graphique et  géographique  que  Sparte  est  une  aristocratie  mili- 
taire; c'est  par  une  autre  nécessité  géographique  et  économique 
qu'Athènes  est  une  démocratie.  Si  Sparte  n'est  et  ne  peut  être  qu'un 
camp,  Athènes  est  et  doit  être  tout  à  la  fois  un  camp,  un  comp- 
toir, un  atelier,  un  théâtre,  une  académie,  une  tribune,  en  un  mot 
le  vrai  sanctuaire  de  cette  civilisation  hellénique  dont  un  héros 
encore  barbare,  mais  fils  de  Philippe  et  élève  d'Aristote,  n'a  été 
que  le  missionnaire  par  la  conquête.  Où  Quînte-Gurce  et  Plu- 
tarque  ne  voient  guère  qu'une  épopée  militaire,  la  science  moderne 
admire  une  des  plus  grandes  œuvres  de  la  civilisation  du  monde. 
Il  en  est  de  même  pour  l'histoire  romaine.  Pourquoi  les  grandes 
destinées  de  Rome,  pourquoi  les  luttes  de  son  aristocratie  et  de  sa 
démocratie,  pourquoi  la  république  d'abord  et  ensuite  l'empire? 
C'est  à  Niebuhr,  à  Michelet,  à  Mommsen,  qu'il  faut  demander  la  vé- 
ritable et  définitive  explication  que  ni  Cicéron,  ni  Salluste,  ni  Tite- 
Live,  n'ont  donnée.  C'est  la  science  historique  de  notre  temps  qui  a 


LA    SCIENCE    ET    LA.    CONSCIENCE.  205 

fait  comprendre  coinment  Rome  légiste,  militaire  et  conquérante  a 
dû  commencer  par  une  monarchie,  puis  se  développer  en  une  ré- 
publique aristocratique  pour  finir  par  l'empire  des  césars,  tout  cela 
en  vertu  de  nécessités  supérieures  qui  ont  dominé  l'action  des  indi- 
vidus et  des  partis.  Ceci  n'empêche  point  nos  historiens  d'admirer 
la  vertu  de  Caton  et  de  juger  l'ambition  de  César;  mais  il  faudrait, 
après  leurs  démonstrations,  que  l'ardeur  des  sentimens  républicains 
fût  bien  forte  pour  faire  illusion  sur  une  réalité  que  Gicéron  et  Bru- 
tu  ■  lui-même  ont  fini  par  entrevoir.  Il  n'y  avait  plus  de  république 
après  les  Gracques.  Le  duel  atroce  de  Marins  et  de  Sylla,  le  trium- 
virat de  Grassus,  de  Pompée  et  de  Gésar,  avaient  détruit  le  prestige 
de  la  loi,  sans  lequel  nul  gouvernement  républicain  ne  peut  vivre. 
Si  Gésar  eût  manqué  à  la  servitude  romaine,  un  autre  maître  se  fût 
rencontré.  Ni  le  poignard  d'un  Brutus  ni  le  glaive  d'un  Ghéréa  ne 
pouvaient  rien  pour  la  résurrection  de  l'antique  liberté.  Voilà  ce 
que  la  science  historique  a  mis  hors  de  doute.  L'ouvrage  le  plus 
curieux  peut-être  qui  ait  paru  récemment  comme  spécimen  de  la 
méthode  moderne,  c'est  un  livre  ingénieux  et  souvent  profond  où 
M.  Fustel  de  Goulanges  trouve  moyen  d'enfermer  dans  une  formule 
unique,  le  culte  des  morts,  tout  le  système  des  institutions  reli- 
gieuses, domestiques,  civiles,  qui  constituent  la  cité  antique. 

Gette  fatalité  intérieure  ou  extérieure  à  laquelle  la  philosophie 
de  l'histoire  donne  le  nom  de  force  des  choses,  réelle  dans  les  temps 
anciens  comme  dans  les  temps  modernes,  est  d'autant  plus  difficile 
à  reconnaître  au  milieu  des  faits  politiques  racontés  par  les  histo- 
riens de  l'antiquité,  que,  la  soupçonnant  à  peine,  ils  l'ont  laissé  de- 
viner aux  historiens  de  nos  jours  sur  des  indications  vagues  et  in- 
complètes. Il  en  est  tout  autrement  dans  l'histoire  moderne,  où 
cette  fatalité  éclate  dans  des  proportions  en  rapport  avec  la  gran- 
deur des  théâtres  sur  lesquels  elle  joue  son  rôle  à  côté  de  la  volonté 
et  de  l'intelligence  humaines.  Dans  ces  grands  états  qui  se  nom- 
ment l'Espagne,  la  France,  l'Angleterre,  l'Allemagne,  la  force  des 
choses,  résultante  de  causes  très  diverses,  mais  toutes  également 
fatales,  fait  sentir  toujours  et  partout  son  immense  et  irrésistible 
impulsion  avec  une  évidence  qui  a  frappé  les  historiens  de  notre 
temps.  Voilà,  ce  qui  fait  qu'ils  ont  cherché  à  peu  près  tous  à  étu- 
dier, à  analyser,  à  classer  les  élémens  dont  se  compose  cette  résul- 
tante, et  à  en  déterminer  les  lois. 

Pour  s'en  assurer,  il  n'est  pas  nécessaire  de  passer  en  revue 
tous  les  noms  et  toutes  les  œuvres  de  la  science  historique  des 
temps  modernes.  Il  suffît  de  rappeler  quelques  grands  sujets  tirés 
de  l'histoire  de  France,  où  la  nouvelle  méthode  a  été  pratiquée  avec 
le  plus  de  succès.  L'histoire  de  notre  pays  avait  été,  jusqu'à  notre 
siècle,  à  peu  près  réduite  à  l'histoire  de  la  monarchie  française, 


206  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avec  sa  cour  et  sa  noblesse;  le  peuple  y  était  oublié,  n'ayant  aucun 
rôle,  pas  même  celui  du  chœur  antique  qui  pouvait  au  moins  mêler 
ses  plaintes  à  l'action  des  personnages.  En  historien  économiste,  Sis- 
mondi  a  tenu  compte  de  cet  acteur  muet,  dont  les  souiTrances  mé- 
connues, les  intérêts  foulés  aux  pieds,  éclatent  de  temps  en  temps 
en  émeutes,  en  jacqueries,  en  révolutions  avortées  comme  celle  que 
tentaient  les  communes  de  Paris  et  de  France  sous  la  direction  d'É- 
tienne  Marcel.  De  là  un  nouveau  point  de  vue  qui  domine  toute 
l'Histoire  des  Français,  et  qui  tend  à  la  ramener  aux  lois  de  l'éco- 
nomie politique.  Jusqu'à  notre  siècle,  les  historiens,  fidèles  en  cela 
à  la  méthode  de  l'antiquité,  n'avaient  vu  dans  l'avènement  de  la 
nation  française  que  l'œuvre  toute  personnelle  de  quelques  indivi- 
dualités militaires,  comme  Glovis,  Charlemagne,  Hugues  Gapet, 
Philippe-Auguste.  En  historien  curieux  et  érudit,  Augustin  Thierry 
a  cherché  et  découvert  les  vraies  origines  des  choses;  sous  les  faits 
politiques  des  premiers  temps  de  l'histoire  d'Angleterre  ou  de  l'his- 
toire de  France,  il  a  vu  les  nécessités  ethnographiques  qui  dominent 
et  expliquent  ces  faits;  il  a  vu  les  traces  de  la  longue  lutte  des  races 
entre  les  Normands  et  les  Saxons,  les  traces  de  la  conquête  franque 
sous  les  dynasties  mérovingienne  et  carlovingienne,  et  dans  toute  la 
période  du  régime  féodal  (1).  Jusqu'à  notre  siècle,  on  n'avait  guère 
procédé  en  histoire  que  par  narrations,  par  tableaux  ou  par  por- 
traits; on  parlait  des  grands  hommes  et  de  leurs  œuvres  politiques 
comme  dans  l'antiquité,  plutôt  que  des  institutions  religieuses,  so- 
ciales, juridiques,  économiques,  qui  sont  l'œuvre  de  causes  natu- 
relles ou  traditionnelles  plus  ou  moins  indépendantes  des  faits  po- 
litiques. En  historien  philosophe,  M.  Guizot  a  embrassé  dans  une 
savante  analyse  la  race  conquise  et  la  race  conquérante,  le  droit  bar- 
bare et  le  droit  romain,  l'église,  la  monarchie,  la  noblesse,  les  com- 
munes, la  littérature  et  la  philosophie,  enfin  tous  les  élémens  de  la 
réalité  historique,  montrant  le  rôle  de  chacun  dans  l'économie  gé- 
nérale des  sociétés  modernes,  et  particulièrement  de  la  nôtre.  11  a 
su  ainsi  faire  de  l'histoire  une  véritable  science,  analogue  à  cette 
physiologie  naturelle  qui  explique  la  vie  animale  par  la  constitu- 
tion et  la  fonction  des  divers  organes.  Cette  méthode  d'analyse  et 
de  synthèse  tout  ensemble,  dans  laquelle  excelle  l'esprit  philo- 
sophique de  M.  Guizot,  n'est  propre  ni  à  l'historien  ni  à  sa  manière 
d'expliquer  plutôt  que  de  raconter  l'histoire.  L'histoire  narrative 
elle-même  l'emploie  dans  ses  récits  et  ses  tableaux.  L'ouvrage 
de  M.  Henri  Martin,  sous  forme  de  composition  tout  historique, 
n'en  contient  pas  moins  l'analyse  et  la  synthèse  des  élémens  de 

(1)  M.  Amédt'e  Thierry  a  suivi  la  même  méthode  dans  ses  excellentes  études  sur  le 
Bas-Empire. 


LA    SCIENCE    ET   LA    CONSCIENCE.  207 

la  réalité  historique  qui  font  l'objet  du  méthodique  enseignement 
de  M.  Guizot;  seulement  ils  y  sont  fondus,  comme  il  convient  au 
genre,  dans  la  trame  du  récit  et  dans  l'unité  de  la  composition. 
Et  cette  même  réalité,  avec  tous  ses  élémens  si  bien  délinis  par 
M.  Guizot,  si  exactement  décrits  par  M.  Henri  Martin,  n'est-elle 
pas  aussi  tout  entière  dans  la  vive  et  brillante  histoire  de  France 
de  M.  Michelet?  Parce  qu'elle  y  éclate  en  traits  de  feu,  parce 
qu'on  y  retrouve  le  mouvement,  la  couleur,  l'accent,  la  passion, 
tous  les  caractères  de  la  vie,  en  est- elle  moins  féconde  en  ex- 
plications, en  révélations  sur  le  fond  des  choses?  C'est  assuré- 
ment un  grand  mérite  pour  l'historien  d'être  complet  dans  ses  ana- 
lyses, ses  descriptions,  ses  narrations;  mais  serait-ce  un  moindre 
mérite  que  de  faire  revivre  devant  le  lecteur  cette  même  réalité  que 
d'autres  ont  si  bien  fait  voir  et  comprendre?  Histoire  matérielle- 
ment incomplète,  de  brusque  allure,  d'accent  passionné,  tant  qu'on 
voudra,  mais  histoire  vivante,  s'il  en  fut!  Cette  force  des  choses, 
ce  génie  des  peuples,  cette  âme  des  multitudes  que  les  historiens 
antiques  n'ont  pas  devinée,  que  nos  historiens  modernes  ont  démon- 
trée, tout  cela  s'agite,  souffre,  parle  dans  les  livres  de  M.  Michelet. 
C'est  bien  lui  qui  peut  dire  après  Virgile  :  siint  lacrymœ  rerum! 

Si  l'on  veut  un  exemple  saisissant  de  la  méthode  historique  des 
modernes,  on  peut  prendre  le  grand  événement  de  notre  révolu- 
tion. Pour  un  observateur  superficiel,  qu'y  a-t-il  dans  ce  drame 
glorieux  et  sanglant?  Qui  voit-on  se  mouvoir  sur  cette  scène  si  agi- 
tée? Des  acteurs  qui  paraissent  très  libres,  très  absolus,  très  per- 
sonnels, les  uns  dans  leurs  fureurs,  les  autres  dans  leur  résignation 
ou  leur  fermeté  stoïque.  De  là  une  double  légende  pour  le  vul- 
gaire, celle  qui  fait  des  grands  personnages  révolutionnaires  des 
tigres  altérés  de  sang,  et  celle  qui  en  fait  des  héros  du  devoir  et 
du  dévoûment  civique.  Un  historiea  de  l'antiquité,  comme  Tite- 
Live  ou  Tacite,  n'eût  pas  vu  autrement  les  choses.  Aucun  des  his- 
toriens de  cette  époque,  ni  M.  Thiers,  ni  M.  Mignet,  ni  M.  Miche- 
let, ne  s'en  est  tenu  à  cette  vue  superficielle  de  la  réalité.  Tous  ont 
compris,  tous  ont  plus  ou  moins  fortement  exprimé  cette  vérité, 
que  les  acteurs  d'un  pareil  drame  n'ont  jamais  eu  leur  pleine  liberté 
d'action,  soit  pour  le  mal,  soit  pour  le  bien,  dans  le  fort  de  la  crise, 
que  l'âme  de  la  France  révolutionnaire  est  en  eux  avec  ses  idées, 
ses  sentimens  généreux  et  enthousiastes,  ses  passions  mobiles  et 
violentes,  surexcitées  par  le  danger,  aigries  par  la  défiance,  exas- 
pérées par  la  peur. 

Est  deus  in  nobis;  agitante  calescimus  illo. 

Oui,  un  dieu  les  remplit  et  les  agite,  un  dieu  qui  se  change  par- 
fois en  démon,  et  qui  leur  laisse  à  peine  le  sentiment  du  droit  et 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  libre  possession  d'eux-rnèmes.  Ces  hommes  qui  se  provoquent 
et  s'accusent,  qui  s'étreignent  au  pied  de  l'échafaud,  n'ont  rien  des 
héros  de  Plutarque;  ils  ne  conservent  dans  leur  éloquence  passion- 
née ou  dans  leur  action  furieuse  que  tout  juste  ce  qu'il  faut  de 
conscience  et  de  volonté  pour  rester  responsables  devant  la  posté- 
rité. Voilà  le  secret  de  leur  force  et  de  leur  faiblesse,  de  leurs  vertus 
et  de  leurs  crimes.  Un  seul  personnage  peut-être  apparut  sur  la 
scène  vers  la  fm  de  la  tempête,  qui  a  été  vraiment  libre  et  fort 
dans  son  orgueil  solitaire ,  d'autant  plus  maître  de  lui  qu'il  n'a 
jamais  été  eu  coamiunication  avec  les  grands  courans  de  la  patrie 
ou  de  l'humanité  :  c'est  Napoléon,  digne  par  son  indomptable  per- 
sonnalité de  prendre  place  parmi  les  héros  de  Plutarque,  si  son 
âme  eût  été  à  la  hauteur  de  son  intelligence.  La  vraie  grandeur  des 
personnages  historiques  n'est  ni  dans  l'égoïsme  qui  fait  les  tyrans, 
ni  dans  l'entraînement  qui  fait  les  tribuns  :  elle  est  dans  la  force  de 
la  pensée,  dans  l'énergie  du  caractère,  mises  au  service  des  idées 
justes,  des  sentimens  généreux,  des  intérêts  légitimes  des  sociétés 
que  représentent  ces  individus.  Être  aussi  personnel  dans  l'exécu- 
tion qu'impersonnel  dans  le  but,  être  aussi  sympathique  aux  idées 
et  aux  sentimens  d'un  peuple  qu'étranger  ou  résistant  à  ses  pas- 
sions, voilà  le  véritable  héros  révolutionnaire,  dont  aucun  d'entre 
nos  plus  célèbres  personnages  ne  nous  semble  olfrir  le  type.  Com- 
bien en  est-il  qui  aient  su  faire  de  grandes  choses  sans  qu'il  en 
coûtât  rien  à  leur  conscience? 

Le  mérite  des  histoi-iens  de  notre  révolution  n'est  point  d'avoir 
compris  les  nécessités  politiques  ou  économiques  évidentes  qui  pè- 
sent sur  le  développement  de  ce  grand  drame,  telles  que  la  guerre 
étrangère,  la  guerre  civile,  la  disette,  la  détresse  des  populations 
de  Paris  et  des  grandes  villes;  c'est  surtout  d'avoir  senti  l'âme  de 
cette  révolution,  avec  ses  passions  bonnes  et  mauvaises,  palpiter 
dans  le  cœur  de  tous  les  hommes  qui  ont  été  chargés  de  la  diriger 
ou  de  la  déchaîner.  Ce  n'est  pas  seulement  la  force  des  événemens, 
c'est  aussi  la  force  des  sentimens  et  des  impressions  populaires 
qui  a  fait  lafatalité  sous  laquelle  la  volonté  et  la  conscience  de  ces 
chefs  ont  trop  souvent  fléchi.  Telle  est  la  véritable  philosophie  de 
cette  histoire;  elle  n'a  rien  de  commun  avec  les  classiques  récits 
de  l'antiquité.  On  le  voit  bien  dans  le  récit  que  nous  a  fait  M.  Mi- 
chelet  de  la  nuit  du  li  août.  Dans  ce  magnifique  concert  de  sacri- 
fices, quelles  voix  dominent?  Celles  de  la  France  et  de  la  révolu- 
tion. «  Jamais  le  caractère  français  n'éclata  d'une  manière  plus 
touchante  dans  sa  sensibilité  facile,  sa  vivacité,  son  entraînement 
généreux.  Ces  hommes  qui  mettaient  tant  de  temps,  tant  de  pesan- 
teur à  discuter  la  déclaration  des  droits,  à  compter,  peser  les  syl- 
labes, dès  qu'on  fît  appel  à  leur  désintéressement,  répondirent  sans 


LA    SCIENCE    ET   LA   CONSCIENCE.  209 

hésitation;  ils  mirent  l'argent  sous  les  pieds,  les  droits  honorifiques, 
qu'ils  aimaient  plus  que  l'argent...  Les  étrangers  présens  à  la  séance 
étaient  muets  d'étonnement;  pour  la  première  fois  ils  avaient  vu 
la  France,  toute  sa  richesse  de  cœur.  Ce  que  des  siècles  d'efforts 
n'avaient  pas  fait  chez  eux,  elle  venait  de  le  faire  en  peu  d'heures 
par  le  désintéressement  et  le  sacrifice.  » 

Où  la  méthode  moderne  tranche  le  plus  visiblement  avec  la  mé- 
thode antique,  c'est  dans  l'histoire  de  la  littérature  et  des  arts.  Le 
mot  de  Charles  Nodier,  attribué  à  M""*"  de  Staël,  est  devenu  de  plus 
en  plus  par  les  études  de  la  critique  esthétique  la  formule  de  cette 
méthode  :  «  la  littérature  est  l'expression  de  la  société.  »  Là  sur- 
tout la  réalité  esthétique,  art,  éloquence,  poésie,  roman,  n'est  plus 
considérée  seulement  comme  une  œuvre  libre  et  toute  personnelle 
du  génie  d'un  homme,  ainsi  que  l'avaient  compris  Platon,  Aristote, 
Horace,  Quintilien,  dans  l'antiquité.  La  critique  moderne  y  voit  à 
côté  du  génie  propre  de  l'individu  le  génie  de  la  race,  du  peuple, 
de  l'époque  où  est  né  l'orateur,  le  poète,  l'artiste,  le  romancier; 
elle  montre  l'individu  se  nourrissant  de  la  substance,  s'inspirant  de 
l'àme  de^ce  génie,  recueillant  et  méditant  ses  traditions,  ses  mœurs, 
ses  idées,  ses  sentimens,  tous  les  élémens  de  sa  vie  passée  ou  pré- 
sente, pour  les  reproduire  par  une  création  véritable  de  son  génie 
personnel.  Ainsi  a  été  refaite  la  critique  des  littératures  de  l'anti- 
quité, ainsi  a  été  fondée  la  critique  des  littératures  modernes  :  sous 
l'empire  d'une  pareille  méthode,  l'histoire  littéraire  est  devenue 
une  science,  de  même  que  l'histoire  politique. 

IIL 

On  peut  renouveler  ici  pour  l'histoire  la  distinction  déjà  faite  à 
propos  de  la  physiologie.  La  science  historique  se  compose  d'obser- 
vations et  de  conclusions.  Tant  qu'elle  s'en  tient  à  la  partie  expé- 
rimentale et  analytique  de  sa  tâche,  elle  est  dans  le  vrai,  et  la  cri- 
tique n'a  qu'à  enregistrer  et  admirer  des  résultats  incontestables. 
Les  rapports  qu'elle  constate,  les  influences  qu'elle  signale,  les 
conditions  et  les  causes  qu'elle  détermine,  sont  des  faits  dont  il 
n'est  pas  plus  permis  de  douter  que  de  la  réalité  des  événemens 
politiques  ou  des  œuvres  esthétiques  elles-mêmes.  Sans  être  fata- 
liste le  moins  du  monde,  on  ne  peut  méconnaître  la  part  de  fatalité 
que  la  nature  même  des  choses  introduit  dans  l'activité  politique  ou 
esthétique  des  sociétés  humaines.  C'est  une  vérité  acquise  que  rien 
ne  naît,  ne  se|for'me,  ne  se  développe,  ne  vit  et  ne  dure  à  l'état 
d'isolement  et  d'abstraction,  pas  plus  dans  la  vie  des  peuples  que 
dans  celle  des  individus.  Il  n'y  a  donc  qu'une  méthode  vraiment 

TOME  LSXXII.  —   1869.  14 


210  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

féconde  pour  les  études  historiques  et  esthétiques,  aussi  bien  que 
pour  les  études  psychologiques  :  c'est  la  méthode  qui  voit  les  choses 
d'ensemble  et  en  embrasse  les  rapports. 

Ces  résultats  d'observation  et  d'analyse  ne  portent  nullement 
atteinte  à  l'ordre  des  vérités  morales  établies  par  le  témoignage  de 
la  conscience.  Si  la  science  insiste  sur  la  part  de  fatalité  des  choses 
humaines,  si  elle  montre  partout  la  loi  sous  le  fait,  la  nécessité 
sous  la  contingence,  la  nature  sous  la  volonté,  elle  laisse  aux  ac- 
teurs du  drame  historique,  individus  ou  peuples,  la  liberté  de  leurs 
actes,  la  moralité  de  leur  caractère,  la  responsabilité  de  leurs  vertus 
ou  de  leurs  vices,  de  leur  sagesse  ou  de  leur  imprévoyance.  Il  est 
vrai  qu'elle  tend  à  diminuer  l'orgueil  de  la  personnalité  humaine, 
ainsi  que  sa  confiance  dans  les  résultats  de  ses  calculs  et  de  ses 
efforts.  Elle  fait  voir  en  effet  comment  cette  sagesse  de  conception 
et  cette  vigueur  d'initiative  ne  peuvent  réussir  sans  la  faveur  des 
circonstances,  comment  surtout  elles  ne  peuvent  rien  fonder,  rien 
organiser  de  fort  et  de  durable  sans  le  concours  de  ces  grandes 
forces  dont  l'action  sourde  et  invisible  n'en  est  pas  moins  souve- 
raine. Cela  est  bien  propre  à  faire  réfléchir  sur  le  danger  des  entre- 
prises trop  personnelles,  sur  la  fragilité  des  révolutions  prématu- 
rées, à  décourager  bien  des  initiatives  téméraires,  bien  des  utopies 
ardentes,  en  apprenant  à  compter  avec  la  nature  des  choses,  c'est- 
à-dire  avec  les  nécessités  économiques,  avec  les  sentimens,  les  in- 
stincts, les  préjugés  des  sociétés  et  des  classes  qui  les  composent. 
Les  écoles  politiques  idéalistes  s'instruisent,  les  tempéramens  révo- 
lutionnaires se  calment  à  un  tel  spectacle  présenté  par  la  science 
moderne.  Que  de  leçons  de  politique  pratique  l'histoire  ainsi  faite 
n'offre-t-elle  point  aux  méditations  des  hommes  d'état! 

Malheureusement  la  science,  et  surtout  la  philosophie  de  l'his- 
toire, ne  s'arrête  pas  toujours  à  ces  sages  conclusions.  11  y  a  parmi 
les  historiens  et  les  philosophes,  comme  parmi  les  physiologistes, 
des  esprits  qui  veulent  l'absolu  en  toute  chose,  ne  regardant  pas 
comme  une  science  véritable  toute  étude  morale  qui  n'aboutit  point 
à  un  déterminisme  complet.  Il  s'est  donc  trouvé  des  écrivains  qui 
ont  tout  ramené  à  la  loi  de  la  nécessité ,  les  forces  morales  aussi 
bien  que  les  forces  naturelles  de  la  réalité  historique,  les  actes  po- 
litiques, les  créations  esthétiques,  de  même  que  les  impressions 
des  climats  et  les  passions  des  tempéramens.  Pour  cette  école 
d'historiens  et  de  critiques,  tout  ce  qui  est  doit  être  ainsi  qu'il  est. 
La  nécessité  de  la  chose,  une  fois  démontrée,  répond  à  toutes  les 
questions  que  peut  poser  la  science.  Le  savant  constate,  décrit,  ex- 
plique, sans  s'attacher  à  qualifier  les  personnes  et  les  choses,  les 
actes  et  les  œuvres,  ainsi  que  l'avaient  fait  les  historiens  moralistes 
de  l'antiquité.  Telle  est  la  méthode  dont  M.  Taine  nous  donne  la 


LA    SCIENCE    ET    LA    CONSCIENCE.  211 

formule  avec  cette  netteté  et  cette  force  d'expression  qui  lui  sont 
propres.  «  Que  les  faits  soient  physiques  ou  moraux ,  il  n'importe, 
ils  ont  toujours  des  causes;  il  y  en  a  pour  l'ambition,  pour  le  cou- 
rage, pour  la  véracité,  comme  pour  la  digestion,  pour  le  mouve- 
ment musculaire,  pour  la  chaleur  animale.  Le  vice  et  la  vertu  sont 
des  produits  comme  le  vitriol  et  le  sucre,  et  toute  donnée  com- 
plexe naît  par  la  rencontre  d'autres  données  plus  simples  dont 
elle  dépend.  Cherchons  donc  les  données  simples  pour  les  qualités 
morales,  comme  on  les  cherche  pour  les  qualités  physiques  (1).  »  Et 
M.  Taine  explique  par  un  exemple,  la  musique  religieuse  protes- 
tante, sa  formule,  fort  mal  interprétée  d'ailleurs  par  une  critique 
prévenue.  La  vertu  et  le  vice,  dans  sa  pensée,  se  produisent  non 
par  une  sorte  de  combinaison  chimique ,  mais  par  un  concours  de 
causes  morales,  d'idées,  qui  ont  leur  loi  de  composition  et  de  suc- 
cession comme  les  phénomènes  purement  physiques.  En  un  mot, 
M.  Taine  ne  confond  point  l'ordre  moral  avec  l'ordre  physique, 
comme  on  le  lui  a  si  durement  reproché;  il  le  soumet  à  des  lois 
analogues ,  et  y  applique  la  méthode  des  sciences  de  la  nature. 
Toute  œuvre  esthétique,  comme  toute  institution  politique,  est  l'ex- 
pression d'une  idée,  laquelle  vient  elle-même  d'une  autre  idée  plus 
générale,  et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  ce  qu'on  arrive  à  l'idée  première, 
kY élément  simple,  comme  diraient  les  chimistes,  qui  constitue  le 
fond  de  l'être  historique. 

Ce  déterminisme  absolu,  déjà  enseigné  par  Spinoza,  explique  les 
choses,  avons-nous  dit,  sans  les  qualifier.  Une  certaine  école  his- 
torique va  plus  loin  encore  ;  elle  croit  pouvoir  les  qualifier  en  les 
expliquant  par  la  même  méthode.  C'est  le  génie  de  l'Allemagne,  il 
faut  lui  rendre  cette  justice,  qui  a  conçu,  développé  dans  toutes 
ses  conséquences,  suivi  dans  toutes  ses  applications  la  théorie  dont 
le  plus  allemand  de  tous  les  philosophes  de  ce  pays  a  donné  la 
formule  métaphysique  (2).  Toute  réalité  est  idée;  donc  tout  ce  qui 
est  réel  est  rationnel  :  l'histoire  n'est  qu'une  logique  concrète  et 
vivante  qui  va  d'idée  en  idée,  d'évolution  en  évolution,  passant  par 
toutes  les  phases  du  procès  dialectique ,  sans  trouver  d'obstacle  à 
son  développement  nécessaire  dans  l'initiative  plus  apparente  que 
réelle  des  volontés  et  des  passions  individuelles.  C'est  dans  cette 
logique  des  idées  que  consiste  le  mouvement  historique  vraiment 
libre,  vraiment  beau,  vraiment  bon,  que  le  philosophe  sait  recon- 
naître sous  les  apparences  auxquelles  s'attachent  l'historien  pro- 
prement dit  et  le  moraliste.  Républiques,  empires,  monarchies, 
aristocraties,   démocraties,  liberté  et  despotisme,  civilisation   et 

(1)  Histoire  de  la  littérature  anglaise,  préface. 

(2)  Hegel,  Philosophie  de  Vhistoire. 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

barbarie,  ordre  et  anarchie,  vertus  et  vices ,  la  dialectique  vivante 
de  l'idée  fait  son  chemin  à  travers  toutes  les  ruines  où  disparaissent 
successivement  ces  choses,  au  grand  profit  de  la  civilisation  uni- 
verselle (1).  Cette  doctrine  est  si  bien  dans  le  génie  de  la  pensée 
allemande,  qu'elle  a  survécu  en  Allemagne  au  discrédit  de  la  phi- 
losophie hégélienne,  et  qu'elle  inspire  encore  aujourd'hui  les  his- 
toriens les  plus  connus  de  ce  pays.  Mommsen,  pour  n'en  citer 
qu'un,  ne  fait  que  l'appliquer  à  l'histoire  romaine  quand  il  explique 
tout  de  manière  atout  justifier,  donnant  partout  raison  à  la  victoire 
et  tort  à  la  défaite,  exaltant  César  aux  dépens  de  Caton  et  de  Cicé- 
ron,  trouvant  la  république  belle  et  glorieuse,  mais  voyant  dans 
l'empire  le  triomphe  de  la  démocratie  et  de  la  civilisation. 

Chose  curieuse  et  qui  a  l'air  d'un  paradoxe,  cette  apothéose  du 
succès,  cette  philosophie  du  droit  de  la  force  tant  goûtée  de  la 
noble  et  poétique  Allemagne  n'a  jamais  pu  s'acclimater  en  France, 
ce  pays  des  plus  grands  triomphes  de  la  force.  C'est  que,  tandis 
que  le  génie  allemand  est  réaliste  avec  toute  sa  poésie  métaphy- 
sique et  sentimentale,  le  génie  de  notre  France  est  essentiellement 
idéaliste.  Le  prétendu  idéalisme  allemand  n'est  que  le  goût  des 
spéculations  abstraites  et  la  passion  des  systèmes.  En  tout  ce  qui 
concerne  l'ordre  des  choses  morales,  l'esprit  allemand  se  complaît 
dans  la  réalité,  aime  la  tradition,  cède  facilement  à  l'empire  des 
faits  accomplis.  Chez  nous  au  contraire,  le  sentiment  de  l'idéal  est 
inné;  la  fidélité  au  droit  est  invincible.  Ceux  qui  violent  le  droit  ne 
l'avouent  jamais;  ceux  qui  subissent  la  violence  protestent  par  leur 
silence,  quand  ils  ne  le  peuvent  autrement.  Si  l'on  y  trouve  des 
fatalistes  comme  M.  Taine  ou  des  contemplatifs  comme  M.  Renan, 
on  n'y  rencontre  guère  d'adorateurs  du  succès,  du  moins  dans  les 
hautes  régions  de  la  pensée.  11  faut  dire  pourtant  que  la  théorie  du 
succès  a  passé  le  Rhin,  et  qu'elle  a  trouvé  pour  organe  en  pleine 
Sorbonne  la  voix  la  plus  éclatante  de  l'enseignement  universitaire. 
«  J'ai  absous  la  victoire,  a  dit  Victor  Cousin,  comme  nécessaire  et 
utile;  j'entreprends  maintenant  de  l'absoudre  comme  juste  dans 
le  sens  le  plus  étroit  du  mot;  j'entreprends  de  démontrer  la  mora- 
lité du  succès...  Il  faut  prouver  que  le  vainqueur  non-seulement 
sert  la  civilisation,  mais  qu'il  est  meilleur,  plus  moral,  et  que  c'est 
pour  cela  qu'il  est  vainqueur,  »  Hegel  avait  poussé  l'impartialité 
philosophique  de  son  système  jusqu'à  expliquer,  devant  les  com- 
patriotes de  Fichte  et  de  Rlûcher,  comment  les  victoires  de  Napo- 
léon avaient  servi  la  cause  de  la  civilisation  moderne  en  propa- 
geant à  la  suite  de  ses  armées  les  idées  de  la  révolution  française. 
Il  semble  que  ce  soit  pour  répondre  à  cette  haute  leçon  d'histoire 

(t)  Hegel,  Philosop'ue  de  Vhiatoire. 


LA    SCIENCE    ET    LA    CONSCIENCE.  213 

que  Victor  Cousin  s'écrie  dans  un  accès  de  désintéressement  natio- 
nal et  de  libéralisme  constitutionnel  :  «  Qai  a  été  le  vainqueur?  qui 
a  été  le  vaincu  à  Waterloo?  11  n'y  a  pas  eu  de  vaincus;  les  seuls 
vainqueurs  ont  été  la  civilisation  européenne  et  la  charte.  »  Notre 
génération  applaudit  toute  cette  philosophie  de  l'histoire  au  milieu 
d'un  auditoire  dont  les  sympathies  allaient  jusqu'à  l'enthousiasme. 
Les  jeunes  maîtres  eux-mêmes  qui  déjà  nous  enseignaient  de  leur 
parole  et  de  leur  plume,  M^I.  Michelet  et  Qalnet,  admiraient  avec 
nous  l'organe  puissant  et  inspiré  des  nouvelles  idées  sur  l'histoire 
et  sur  la  philosophie,  tant  on  était  rassasié  alors  des  lieux  com- 
muns des  historiens  moralistes. 

Ce  ne  fat  qu'an  moment.  Avec  tous  nos  grands  historiens,  le  sen- 
timent da  droit  reprit  son  empire  dans  l'histoire  comme  dans  la 
politique.  On  garda  de  la  nouvelle  méthode  historique  ce  qu'elle  a 
de  bon  et  de  fécond;  on  continua  d'expliquer  les  faits  en  faisant  la 
part  des  causes  indépendantes  de  la  volonté  et  de  la  personnalité 
humaine,  mais  sans  vouloir  les  justifier  en  leur  appliquant  la  me- 
sure du  succès.  La  philosophie  de  l'histoire  eut  encore  ses  théori- 
ciens absolus,  comme  Bûchez  et  Louis  Blanc,  qui  parent  croire,  par 
une  illusion  logique,  à  la  nécessité  et  à  la  moralité  supérieure  de 
certains  actes  réprouvés  par  la  conscience  publique.  Ainsi  on  a  pu 
trouver  que  ce  dernier  écrivain  professe  une  admiration  excessive 
pour  tels  acteurs  du  drame  révolutionnaire  qu'il  identifie  presque 
avec  les  idées  d'égalité  et  de  fraternité  qui  lui  sont  chères  à  juste 
titre;  mais  qui  l'accusera  de  professer  le  culte  du  succès  quand  on 
le  voit  rester  si  fidèle  aux  causes  vaincues?  Si  bien  instruit  qu'il 
soit  des  faits,  on  peut  lui  reprocher  de  juger  les  personnes  et  les 
choses  en  homme  d'école  plutôt  qu'en  historien;  mais  on  lui  rendra 
cette  justice  que  sa  mesure  de  jugement  n'a  rien  de  commun  ni 
avec  la  morale  du  succès,  ni  môme  avec  la  morale  de  l'utile. 

La  doctrine  de  la  moralité  du  succès  n'est  pas  française,  on  peut 
le  dire,  malgré  de  très  rares  exceptions.  Nous  ne  lui  savons  que 
deux  adeptes  bien  connus  qui  l'aient  professée,  non  dans  une 
improvisation  rapide,  mais  dans  des  œuvres  laborieusement  médi- 
tées, l'éminent  jurisconsulte  que  la  mort  vient  d'enlever  à  la  pré- 
sidence du  sénat,  et  le  prince  auteur  d'une  récente  Histoire  de 
César.  Se  seraient-ils  souvenus  que  \'ictor  Cousin  avait  eu  le  mal- 
heur de  dire  un  jour,  à  propos  de  César,  que  toute  démocratie  veut 
un  maître,  n'est-ce  point  plutôt  de  la  science  allemande  que  leur  est 
venue  la  théorie  des  hommes  providentiels?  En  y  regardant  de  près 
pourtant,  si  la  doctrine  de  la  moralité  de  la  victoire  a  trouvé  si  peu 
d'échos  chez  nous,  il  n'en  est  pas  tout  à  fait  de  même  d'un  certain 
optimisme  qui,  sans  aller  aussi  loin,  accepte  et  justifie  généralement 
les  grands  événemens  et  les  cfL-raides  institutions  du  passé  avec  la 


214  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

très  louable  intention  de  rattacher  toute  chose  à  la  loi  clti  progrès. 
C'est  la  tendance  constante  de  deux  écoles  dont  l'une  a  occupé,  et 
dont  l'autre  occupe  encore  une  certaine  place  dans  le  mouvement 
philosophique  et  historique  de  notre  siècle.  Saint-Simon  et  Auguste 
Comte  ont  ceci  de  commun  que  la  science  abstraite  de  l'homme 
qui  se  nomme  la  psychologie  est  médiocrement  de  leur  goût  et  de 
leur  compétence.  Avec  leur  loi  de  l'évolution  progressive  d'une 
part,  de  l'autre  avec  leur  méthode  tout  expérimentale  de  procéder, 
il  leur  était  difficile  de  ne  point  arriver  à  faire  de  l'expérience  his- 
torique la  mesure  de  la  nécessité,  trop  souvent  même  de  la  légiti- 
mité de  tous  les  faits  qui  ont  pour  caractère  propre  la  puissance  et 
la  durée.  C'est  ainsi  que  Saint-Simon  embrasse  dans  une  égale  ad- 
miration et  une  égale  sympathie  l'antiquité,  le  moyen  âge  et  les 
temps  modernes,  la  théocratie  et  la  démocratie,  ne  réservant  ses 
sévérités  que  pour  le  libéralisme  parlementaire.  Auguste  Comte 
n'est  pas  loin  de  penser  de  même.  Il  n'est  pas  jusqu'au  judicieux 
M.  Littré  qu'on  ne  trouve  parfois  trop  enclin  à  reconnaître  l'auto- 
rité des  faits  en  dépit  des  réclamations  de  sa  raison  si  ferme  et  de 
sa  conscience  si  difficile. 

C'est  au  nom  de  cette  dernière  autorité  que  protestent  contre 
toutes  les  doctrines  qui  lui  portent  atteinte  MM.  Michelet,  Quinet  et 
Lanfrey,  l'un  avec  son  sens  historique  si  sûr,  éclairé  pai"  l'intime 
commerce  avec  les  choses  et  les  hommes  du  passé,  l'autre  avec  sa 
magistrale  gravité  de  philosophe  moraliste,  le  troisième  avec  ce 
sentiment  du  droit  qui  ne  l'abandonne  jamais  dans  ses  jugemens  et 
ses  portraits.  L'histoire  de  France  de  M.  Michelet  est  un  vivant  en- 
seignement de  la  justice.  Il  faut  voir  M.  Lanfrey  briser  les  idoles  de 
la  terreur,  et  surtout  la  grande  idole  de  l'empire;  il  faut  l'entendre 
revendiquer  les  droits  de  la  liberté  et  de  l'humanité  en  face  de  ces 
triomphans  ministres  de  la  fatalité.  César,  Napoléon,  de  même  que 
Danton  et  Robespierre,  sont  renvoyés  devant  le  tribunal  de  la  con- 
science publique,  trop  longtemps  dominée  par  le  spectacle  des  jeux 
de  la  force  et  des  miracles  du  génie.  Quant  au  beau  livre  de 
M.  Quinet  sur  la  révolution,  c'est  une  protestation  perpétuelle, 
toujours  éloquente,  parfois  admirable,  contre  les  abus  de  la  mé- 
thode qui  tend  à  étouffer  dans  l'étreinte  des  formules  la  vie  réelle 
des  individus  et  des  peuples,  au  grand  mépris  de  la  liberté  et  de 
l'humanité.  «  Que  nous  jouons  légèrement  avec  la  mort  dans  nos 
systèmes!  11  nous  faut  aujourd'hui  l'échafaud  de  celui-ci,  demain 
nous  aurons  besoin  de  cet  autre,  et  dans  cette  voie,  sans  chercher 
l'excuse  de  la  passion,  notre  fatalisme  historique  nous  pousse  à  une 
cruauté  qui  serait  risible,  si  elle  n'offensait  à  ce  point  la  nature  hu- 
maine. «  Cette  tuerie  fut  un  grand  mal,  »  disent  les  montagnards, 
instruits  plus  tard  par  leurs  propres  calamités.  Et  nous,  plus  terro- 


LA    SCIENCE    ET    LA    CONSCIENCE.  215 

listes  que  les  terroristes,  nous  alignons  impitoyablement  les  sup- 
plices dans  nos  formules  d'histoire.  Ce  qu'était  la  passion  pour  les 
hommes  de  la  révolution,  les  formules  le  deviennent  pour  nous, 
des  causes  d'aveuglement  et  d'égarement.  Sur  quoi  m'orienterai-je 
dans  ce  chaos?  Sur  deux  choses,  la  liberté  et  l'humanité.  Il  n'est  pas 
d'autre  étoile  polaire.  Qui  y  renonce  marche  dans  les  ténèbres  (1).» 

Fatalisme  absolu,  optimisme  sans  réserve,  tels  sont  les  deux  excès 
de  la  nouvelle  méthode  historique.  La  première  doctrine  n'est  pas 
moins  contredite  en  histoire  qu'en  psychologie  par  la  conscience  du 
genre  humain.  Non,  il  n'est  pas  vrai  que  l'homme  ne  reste  point 
libre  dans  toutes  les  vicissitudes,  dans  toutes  les  crises  de  la  vie 
publique.  Fatalité  des  passions  ou  fatalité  des  idées,  l'histoire  perd 
son  véritable  caractère  du  moment  que  la  liberté  en  a  disparu; 
elle  devient  une  sorte  de  physique  sociale.  C'est  l'élément  personnel 
de  l'histoire  qui  en  fait  la  réalité.  C'est  ce  même  élément  qui  en 
fait  aussi  la  beauté  et  le  charme.  Le  mouvement  des  forces  de  la 
nature  ou  des  idées  de  la  logique  a  certes  son  intérêt  pour  la  curio- 
sité du  savant  et  du  philosophe;  il  n'en  a  pas  pour  Tâme,  qui  cherche 
un  drame  dans  l'histoire,  et  qui  ne  l'y  trouve  plus,  si  la  liberté  en 
est  absente.  11  en  est  de  l'histoire  comme  de  la  vie;  elle  n'est  vrai- 
ment humaine  que  par  la  libre  personnalité  de  ses  acteurs,  et  elle 
n'est  belle  qu'autant  qu'elle  est  humaine.  A  la  place  des  âmes,  met- 
tez des  forces;  au  lieu  des  personnes,  introduisez  des  machines, 
vous  pouvez  obtenir  encore  de  puissans  effets  et  un  grand  spec- 
tacle; mais  ce  spectacle  n'est  rien  en  comparaison  de  celui  que  pré- 
sente la  lutte  de  l'âme  humaine  contre  la  fatalité  intérieure  des 
passions  ou  la  fatalité  extérieure  des  forces  naturelles,  lutte  admi- 
rable, parfois  sublime,  qui  a  fait  dire  à  un  sage  de  l'antiquité  qu'il 
n'est  rien  de  plus  beau  sous  le  soleil. 

Ce  n'est  pas  seulement  tout  intérêt  esthétique  que  le  fatalisme 
enlève  à  l'histoire,  c'est  encore  toute  vertu  morale.  La  doctrine  de 
la  nécessité  a  pour  effet  d'énerver  le  sens  moral  et  l'initiative  per- 
sonnelle aussi  bien  dans  la  vie  publique  que  dans  la  vie  privée.  Il 
ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  cette  école  ne  répond  que  trop  aujour- 
d'hui à  un  sentiment  profond  et  général  de  nos  sociétés  actuelles, 
où  l'expérience  de  tant  d'événemens  historiques  contraires  à  la  sa- 
gesse et  à  la  conscience  a  glissé  le  doute  dans  les  esprits  et  l'apathie 
dans  les  cœurs.  Quand  on  voit,  selon  le  mot  vulgaire,  le  chapitre  des 
incidens  occuper  une  si  grande  place  dans  l'ordre  des  choses  hu- 
maines, quand  on  voit  l'imprévu  venir  à  chaque  instant  déjouer  les 
calculs  de  la  raison  ou  tromper  les  espérances  de  la  vertu,  on  est 
tout  disposé  à  prêter  l'oreille  aux  enseignemens  qui  ne  font  qu'ériger 

(1)  La  Révolution,  par  Edgar  Quiaet,  t.  II,  p.  79  et  80. 


216  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cette  triste  expérience  en  théorie,  en  expliquant  comment  l'homme, 
peuples  et  individus,  est,  non  le  véritable  acteur,  mais  simplement 
l'agent  toujours  subordonné  d'une  puissance  supérieure,  s'il  n'en  est 
pas  le  jouet.  Voilà  ce  qui  fait  la  popularité  et  le  danger  de  la  doc- 
trine de  la  nécessité.  Elle  n'est  pas  nouvelle,  de  tout  temps  il  y  a  eu 
des  esprits  qui,  par  besoin  de  mettre  l'ordre  simple,  l'ordre  méca- 
nique en  toutes  choses,  se  sont  évertués  à  éliminer  du  problème 
scientifique  tout  ce  qui  n'était  pas  susceptible  d'une  détermination 
précise,  tout  ce  qui  n'étsit  pas  réductible  à  une  loi,  à  une  formule; 
mais  de  nos  jours  seulement  une  pareille  conception  est  descendue 
des  hautes  régions  de  la  métaphysique  dans  les  théories  et  les  ap- 
plications de  la  science  positive.  Nous  avons  vu  comment  l'expé- 
rience physiologique  tend  à  en  faire  une  doctrine  scientifique.  On 
essaie  de  nous  montrer  également  comment  l'expérience  historique 
tend  à  en  faire  une  doctrine  qui  ait  la  rigueur  et  la  précision  d'une 
science.  On  n'y  parviendra  pas  plus  sans  doute  dans  un  cas  que  dans 
l'autre,  parce  que  la  conscience  humaine  est  toujours  là  pour  récla- 
mer la  part  de  la  liberté.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'ici  encore  le 
divorce  apparaît  entre  la  conscience  et  la  science,  et  que  celle-ci, 
en  histoire  comme  en  physiologie,  prétend  opposer  ses  révélations 
positives  à  ce  qu'elle  appelle  les  illusions  du  sens  intime.  Cette  crise 
intellectuelle  et  morale  fait  comprendre  l'heureuse  opportunité  des 
livres  qui,  comme  ceux  de  MM.  Michelet,  Quinet,  Lanfrey,  protes- 
tent, non-seulement  au  nom  de  la  conscience,  mais  aussi  au  nom  de 
la  science,  contre  les  principes  et  les  conséquences  du  fatalisme. 

11  faut  bien  l'avouer,  même  en  écartant  la  doctrine  de  la  néces- 
sité, qui  lui  ôte  tout  son  relief  dramatique  et  tout  son  intérêt  moral, 
il  semble  que  l'histoire,  traitée  par  les  méthodes  nouvelles,  ne  laisse 
plus  à  la  personnalité  humaine  le  rôle  que  lui  assignait  l'antiquité 
dans  la  destinée  des  sociétés.  L'action  de  cette  fatalité,  connue  sous 
le  nom  de  force  des  choses,  est  trop  considérable,  trop  manifeste, 
pour  ne  pas  inspirer  au  spectateur  d'un  tel  drame  plus  de  curiosité 
d'observation  que  de  désir  d'action  personnelle.  Un  éminent  critique 
de  notre  temps,  M.  Renan,  Ta  dit  avec  cette  sérénité  d'esprit  qui  lui 
est  propre,  «  le  gouvernement  des  choses  d'ici-bas  appartient  en 
fait  à  de  tout  autres  forces  qu'à  la  science  et  à  la  raison  ;  le  penseur 
ne  se  croit  qu'un  bien  faible  droit  à  la  direction  des  affaires  de  sa 
planète,  et,  satisfait  de  la  portion  qui  lui  est  échue,  il  accepte  l'im- 
puissance sans  regret.  Spectateur  dans  l'univers,  il  sait  que  le 
monde  ne  lui  appartient  que  comme  sujet  d'étude,  et  lors  même 
qu'il  pourrait  le  réformer,  peut-être  le  trouve-t-il  si  curieux  tel 
qu'il  est,  qu'il  n'en  aurait  pas  le  courage.  »  Tel  est  l'effet  sur  les 
âmes  de  toute  spéculation  qui  prend  un  caractère  plus  ou  moins 
scientifique.  Il  en  est  un  peu  de  l'historien  et  du  philosophe  comme 


LA    SCIENCE    ET    LA.    CONSCIENCE.  217 

du  savant  proprement  dit.  Si  ce  n'est  point  en  étudiant  les  lois  de 
la  nature  et  en  contemplant  l'infinie  grandeur,  l'universelle  har- 
monie du  cosmos,  que  l'on  contracte  le  goût  des  choses  morales  et 
politiques,  la  connaissance  des  lois  historiques  et  la  contemplation 
philosophique  de  l'histoire  universelle  ne  sont  pas  non  plus  très 
propres  à  nous  intéresser,  comme  acteurs,  aux  événemens.  Il  est 
certain  que,  sur  les  grands  théâtres  où  se  fait  l'histoire  moderne, 
l'homme  semble  bien  petit,  bien  faible,  bien  impuissant,  devant 
ces  forces  de  toute  espèce,  physiques,  physiologiques,  économi- 
ques, sociales,  qui  ont  une  action  si  générale,  si  irrésistible  par 
leur  permanence  et  leur  continuité  même.  Et  alors  pourquoi  s'a- 
giter, quand  c'est  la  force  des  choses  qui  mène  tout?  Pourquoi 
venir  jeter  sa  destinée  individuelle  dans  le  courant  de  passions, 
de  préjugés,  d'instincts,  de  nécessités,  qui  doivent  tout  entraîner? 
N'est-ce  pas  se  mettre  ridiculement  en  travers  d'un  torrent,  à  la 
manière  d'un  don  Quichotte?  La  conscience  est  là,  dira-t-on,  pour 
vous  commander  l'action.  «  Fais  ce  que  dois,  advienne  que  pourra.  » 
Sans  doute  cela  suffit  pour  décider  l'homme  qui  a  une  conscience  à 
faire  son  devoir  partout  et  toujours,  dans  les  affaires  de  la  vie  pu- 
blique comme  dans  celles  de  la  vie  privée;  mais  quelle  ardeur, 
quelle  passion  conservera- t-il  dans  ce  rôle  de  pure  protestation?  Pour 
aimer  l'action,  pour  s'y  mettre  tout  entier,  l'homme  a  besoin  de 
croire  à  un  résultat  de  cette  action  ;  il  entend  faire  une  œuvre  effi- 
cace dans  la  mesure  de  ses  facultés  et  de  ses  forces.  Il  lui  répugne 
d'imiter  ces  moines  du  désert  qui,  travaillant  pour  obéir  à  la  règle, 
arrosaient  tout  le  jour  un  bâton  planté  dans  le  sable. 

Tout  autre  est  notre  conclusion  sur  ce  point.  La  science,  en  mon- 
trant l'empire  de  la  fatalité  dans  le  développement  historique  de 
l'humanité,  fait  voir  aussi  le  progrès  qui  tend  à  substituer  de  plus 
en  plus  l'action  des  forces  vraiment  morales,  des  sentimens  et  des 
idées,  à  l'action  de  ces  forces  aveugles  qu'on  nomme  les  instincts 
de  la  race,  les  appétits  et  les  besoins  de  la  classe.  Tout  peuple  a 
commencé  par  être  une  société  naturelle,  dans  le  sens  matériel 
du  mot,  pour  devenir  une  société  politique,  dont  les  membres 
fussent  de  plus  en  plus  de  vrais  citoyens,  ayant  des  idées  et  des 
volontés  au  lieu  d'instincts  et  de  passions.  Dans  ces  nouvelles  con- 
ditions de  la  vie  nationale,  chaque  individu  trouve  sa  place  et 
son  rôle.  Au  lieu  de  forces  brutales  qui  l'écrasent  de  leur  poids,  il 
rencontre  des  volontés,  des  intelligences  comme  la  sienne,  avec 
lesquelles  il  lui  faut  compter,  il  est  vrai,  mais  sur  lesquelles  il  peut 
toujours  agir  par  la  parole,  par  l'exemple,  tantôt  pour  les  retenir, 
tantôt  pour  les  entraîner.  Avec  cette  vaste  démocratie  de  plus  en 
plus  libérale  et  intelligente,  toujours  accessible,  même  dans  les 
jours  de  crise,  à  l'action  des  sentimens  et  des  idées,  la  dictature. 


218  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nous  en  convenons,  devient  de  plus  en  plus  difficile  à  saisi  ret  à 
manier.  Pour  le  rôle  d'un  Alexandre,  d'un  César,  d'un  Charlemagne, 
d'un  Gromwell,  d'un  Pierre  le  Grand,  d'un  Napoléon,  il  faut  des 
peuples  chez  lesquels  rimagination  domine  l'intelligence,  et  qui 
aient  plus  d'instincts,  de  besoins,  de  préjugés,  que  de  sentimens  et 
de  principes,  car  c'est  en  mettant  en  jeu  des  forces  sans  conscience 
et  sans  liberté  que  tous  ces  maîtres  des  peuples  ont  gouverné  leur 
troupeau  humain.  De  pareils  personnages  n'auront  plus,  dans  un 
avenir  plus  ou  moins  prochain,  d'occasions  de  jouer  leur  rôle  glo- 
rieux ou  sanglant,  mais  toujours  mortel  pour  la  vie  morale  des 
peuples  qu'ils  mènent.  Se  gouverner  soi-même  dans  les  temps  or- 
dinaires, se  sauver  soi-même  dans  les  jours  de  crise,  et  cela  par 
le  concours  de  toutes  les  volontés  individuelles,  voilà  le  rôle  d'une 
démocratie  où  chaque  effort  a  son  résultat,  où  chaque  dévoûment 
a  son  utilité,  où  le  citoyen  le  plus  modeste  peut  se  rendre  la  jus- 
tice d'avoir  non-seulement  fait  son  devoir,  mais  accompli  le  bien 
dans  sa  sphère  d'action.  A  chacun  sa  tâche  :  aux  grands  hommes, 
aux  Périclès,  aux  Washington  de  cette  démocratie,  l'honneur  d'être 
les  ministres  de  la  volonté  générale  ou  les  organes  de  la  pensée 
commune;  à  tout  le  reste,  le  mérite  de  contribuer,  chacun  pour  sa 
part  proportionnelle  à  ses  talens,  à  l'œuvre  de  progrès  ou  de  salut 
de  la  patrie.  Au  lieu  donc  de  nous  laisser  aller  à  des  pensées  de  dé- 
couragement ou  à  des  résolutions  de  sagesse  contemplative,  nous 
trouvons  que  jamais  il  n'y  a  eu  plus  de  raisons  d'espérer  dans  le 
triomphe  des  forces  morales,  dans  la  puissance  politique  et  pratique 
de  ceux  qui  les  comprennent  le  mieux,  c'est-à-dire  des  philosophes 
et  des  savans.  En  un  mot,  si  l'histoire  humaine  de  la  planète  a  été 
jusqu'ici  surtout  le  règne  de  la  fatalité,  i' avènement  d'une  démo- 
cratie éclairée  tend  à  en  faire  de  plus  en  plus  le  règne  de  la  liberté. 
Si  contraire  au  sens  commun  que  soit  la  thèse  du  fatalisme  ab- 
solu, celle  de  l'optimisme  sans  réserve  a  quelque  chose  de  plus  ré- 
voltant encore  pour  la  conscience  humaine.  C'est  le  mérite  de  la 
méthode  moderne  d'avoir  soumis  la  succession  des  faits  historiques 
à  une  sorte  de  déterminisme  compatible  avec  la  liberté  des  indivi- 
dus et  des  peuples,  en  montrant  que  l'ordre  moral  a  ses  lois  de 
même  que  l'ordre  physique.  Il  y  a  donc  une  large  part  à  faire  à  la 
fatalité  dans  le  drame  de  l'histoire;  mais,  quand  l'historien  l'a  re- 
connue et  constatée,  doit-il  la  saluer  avec  admiration  et  la  proposer 
à  l'estime  et  à  la  sympathie  de  la  conscience  ?  Yoilà  le  point  sur 
lequel  il  importe  de  s'expliquer  clairement.  Quelques  exemples  fe- 
ront mieux  comprendre  la  question  que  des  généralités  philoso- 
phiques. La  Grèce  civilisée  et  républicaine  passe,  malgré  l'éloquence 
de  Démosthène,  sous  la  domination  de  la  Macédoine,  barbare  encore 
et  monarchique.  Tandis  que  l'ancienne  école  historique  se  borne  à 


LA   SCIENCE    ET   LA.   CONSCIENCE.  219 

déplorer  le  fait  au  nom  de  la  dignité  humaine,  la  nouvelle  l'explique 
de  manière  à  faire  voir  que,  l'état  de  la  Grèce  étant  donné  au  temps 
de  Philippe  et  d'Alexandre,  les  choses  ne  pouvaient  se  passer  au- 
trement, quels  que  fussent  le  talent  et  le  patriotisme  de  quelques 
bons  citoyens.  Fatalité!  mais  qui  osera  dire  que  cette  transition  de 
la  liberté  républicaine  au  despotisme  monarchique  fût  autre  chose 
qu'un  mal  inévitable  ?  A  qui  objecterait  qu'Alexandre  n'a  pu  con- 
quérir l'Orient  qu'avec  la  Grèce  asservie,  ne  peut-on  pas  répondre 
que  cette  conquête  eût  été  autrement  féconde,  si  elle  eût  pu  être 
faite  par  une  Grèce  libre  et  glorieuse?  Malgré  Gicéron,  Caton  et 
Brutus,  la  république  romaine  tombe  entre  les  mains  des  maîtres 
qui  en  font  l'empire.  Voilà  encore  une  fatalité  que  nos  historiens 
excellent  à  expliquer  en  montrant  comment  Rome  ne  pouvait  ni 
conserver  les  mœurs  de  la  république  avec  les  dépouilles  du  monde 
soumis,  ni  gouverner  et  administrer  sa  conquête  par  un  sénat  libre 
devant  l'institution  militaire  qui  avait  fait  cette  conquête  et  deve- 
nait de  plus  en  plus  nécessaire  pour  la  maintenir;  mais  qu'est-ce 
que  cette  fatalité  a  de  commun  avec  l'avènement  de  la  véritable 
démocratie?  L'histoire  de  l'empire  est  là  pour  le  dire.  Le  moraliste 
qui  voit  par  quels  moyens  un  roi  comme  Louis  XI  travaille  à  l'éta- 
blissement de  la  monarchie  et  à  la  constitution  de  la  patrie  fran- 
çaise ne  peut  être  que  saisi  d'horreur  et  de  dégoût.  Le  savant  qui 
se  rend  compte  des  nécessités  de  l'époque  remarque  judicieuse- 
ment que  la  politique  de  Louis  XI  était  celle  de  tous  les  princes  de 
son  temps.  Encore  la  fatalité;  mais  cela  fait-il  qu'une  telle  politique 
ne  soit  point  en  complète  contradiction  avec  l'ordre  moral?  Dans 
l'histoire  des  guerres  de  religion  qui  ont  désolé  la  France  au  xvi"  siè- 
cle, si  Ton  se  rend  bien  compte  du  fanatisme  des  sectes  religieuses, 
des  passions  populaires,  des  intérêts  politiques  engagés  dans  la  lutte, 
on  parvient  à  comprendre  comment  la  Saint-Barthélémy  n'est  point 
sortie  tout  entière  du  cabinet  d'une  Catherine  de  Médicis,  abusant  de 
la  signature  d'un  Charles  IX.  Il  y  a  là  évidemment  un  concours  de 
causes  supérieures  à  la  volonté  des  bourreaux  et  des  victimes.  Ce- 
pendant, quand  il  serait  vrai  que  cette  fatale  journée  a  été  un  mal 
inévitable,  en  est-elle  moins  un  des  plus  affreux  attentats  qui  aient 
jamais  été  commis  contre  l'humanité?  Enfin  où  trouver  autre  part  que 
dans  l'histoire  de  notre  grande  révolution  un  plus  décisif  exemple 
de  fatalité?  Tout  y  commence  par  les  plus  nobles  sentimens,  les 
plus  saines  idées,  les  plus  justes  espérances,  les  plus  sages  réso- 
lutions; puis  les  obstacles  se  multiplient,  les  dangers  de  la  pa- 
trie deviennent  de  plus  en  plus  menaçans,  les  passions  s'exaltent, 
la  foi  naïve  se  change  en  une  sombre  défiance,  l'enthousiasme 
tourne  à  la  fureur;  bref,  la  révolution  en. arrive  à  une  de  ces  crises 
suprêmes  qui  commandent  les  mesures  violentes  de  salut  public  à 


220  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  chefs  n'ayant  plus  la  conscience  nette  ni  l'entière  liberté  d'ac- 
tion. Aux  hommes  qui  voulaient  diriger  le  mouvement  révolution- 
naire succèdent  ceux  qu'il  entraîne  aux  dernières  extrémités.  Alors 
on  jette  pêle-mêle  sous  la  hache  du  bourreau  les  ennemis  malgré 
leur  faiblesse,  les  amis  malgré  leur  dévoûment,  Yergniaud,  Condor- 
cet,  Camille  Desmoulins,  Danton,  M'""  Roland,  après  Louis  XVI  et 
Marie-Antoinette.  Encore  et  toujours  la  fatalité,  que  l'historien  doit 
comprendre  et  expliquer;  mais  cela  le  dispense-t-il  de  la  déplorer, 
de  regretter  amèrement  que  les  passions  aient  à  ce  point  triomphé 
des  idées  et  des  volontés?  La  fatalité,  quand  elle  n'est  pas  contraire 
à  l'ordre  moral,  peut  être  saluée  comme  une  bonne  fortune  pour  le 
triomphe  de  la  justice.  Toute  fatalité  qui  blesse  au  contraire  les  lois 
de  la  conscience  a  ceci  de  désastreux,  qu'elle  énerve  la  vertu  de  la 
révolution  la  plus  légitime  en  principe,  et  en  compromet  les  résul- 
tats. On  l'a  bien  vu  quand  la  nôtre,  perdant  dans  les  excès  de  la 
terreur  le  meilleur  de  son  génie,  son  humanité,  sa  conscience  du 
droit,  son  profond  désintéressement  national,  est  tombée,  de  vio- 
lences en  violences,  sous  les  pieds  d'une  dictature  militaire.  Est-ce 
là  une  œuvre  bien  faite  et  de  tout  point  admirable? 

L'histoire  universelle  abonde  en  fatalités  de  cette  espèce  ;  mais, 
si  tout  cela  s'appelle  la  nécessité,  rien  de  tout  cela  ne  mérite  le 
beau  nom  d'ordre.  L'ordre  se  reconnaît  à  de  tout  autres  caractères, 
à  la  vérité  des  principes,  à  la  justice  des  actes,  à  la  beauté  et  à  la 
bonté  des  œuvres.  Les  œuvres  de  la  nécessité  n'ont  rien  de  cette 
pureté  et  de  cette  noblesse,  alors  même  qu'elles  ont  un  effet  bien- 
faisant. L'ordre,  l'ordre  moral  s'entend,  est  la  parfaite  harmonie 
des  moyens  et  de  la  fin.  Quand  la  fatalité  historique  poursuit  une 
fin  heureuse  et  bonne,  c'est  en  aveugle,  comme  la  nature  elle-même, 
dont  elle  fait  partie.  Non,  la  nécesshé  n'est  pas  l'ordre,  pas  plus 
que  le  destin  n'est  la  Providence.  Le  vers  de  Lucain  : 

Victrix  causa  diis  placuit,  sed  victa  Catoni, 

restera  éternellement  vrai,  parce  qu'il  est  au  fond  l'expression  de 
l'antithèse  de  la  nécessité  et  de  la  conscience.  Les  deux  puissances 
de  l'histoire,  la  fatalité  et  la  liberté,  font  chacune  leur  œuvre  sui- 
vant leurs  lois  propres.  La  première  obéit  aux  lois  de  la  force,  la 
seconde  à  celles  de  la  conscience  et  de  la  raison.  Aussi  le  droit  et 
le  fait  ne  peuvent-ils  avoir  une  commune  mesure.  On  peut  admirer 
le^génie  triomphant  par  la  force;  heureuse  ou  malheureuse,  la  vertu 
au  service  de  la  justice  a  toujours  droit  à  la  même  estime.  Voilà  ce 
que  l'optimisme  absolu  confond,  et  ce  qu'il  faut  distinguer,  si  l'on 
veut  rétablir  l'entente  entre  la  science  et  la  conscience,  en  histoire 
et  dans  tout  le  domaine  des  sciences  morales. 

Ë.  Vacherot. 


LE    BUDGET 


DES  ÉTATS-UNIS 


DEPUIS    LA    PAIX 


La  dernière  élection  présidentielle  a  eu  un  double  caractère,  politique 
et  financier.  Le  peuple  américain,  en  adhérant  au  programme  présenté 
par  le  parti  républicain  et  en  désignant  le  général  Grant  pour  succéder 
à  M.  Johnson,  n'a  pas  eu  seulement  en  vue  de  reconstituer  l'unité  fédé- 
rale ébranlée  par  la  rébellion;  il  a  en  même  temps  affirmé  sa  résolution 
de  consolider  son  crédit  sur  les  divers  marchés  du  monde,  il  a  voulu 
mettre  le  congrès  en  demeure  de  s'entendre  avec  un  pouvoir  exécutif  re- 
nouvelé sur  la  meilleure  marche  à  suivre  pour  rétablir  la  prospérité 
financière  de  l'Union.  Les  mesures  prises  durant  la  dernière  année  fis- 
cale indiquent  chez  les  législateurs  des  États-Unis  le  ferme  dessein  d'é- 
teindre rapidement  les  dettes  contractées  pendant  la  guerre;  cette  œuvre 
colossale  a  été  entreprise  dès  le  lendemain  même  de  la  prise  de  Rich- 
mond.  Au  nombre  des  obstacles  que  l'Amérique  a  rencontrés  sur  sa 
route  pour  la  réaliser,  il  faut  placer  les  effets  qui  résultent,  pour  les 
États-Unis,  de  la  situation  de  leur  commerce  international,  ainsi  que  la 
dépréciation  de  la  monnaie  courante  et  des  obligations  de  la  dette. 

Pendant  le  cours  de  l'année  fiscale  qui  s'est  terminée  au  30  juin  1868, 
le  commerce  extérieur  des  États-Unis  a  présenté  les  chiffres  de  1,8/42  mil- 
lions de  francs  pour  les  importations,  déduction  faite  des  marchandises 


222  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

étrangères  réexportées,  et  de  1,^26  millions  pour  les  exportations.  La 
balance  commerciale  aurait  donc  été  de  /il6  millions  au  détriment  de 
l'Amérique.  Cet  écart  est  compensé  par  une  exportation  de  métaux  pré- 
cieux qui  s'est  élevée  à  h'^k  millions.  En  1869,  il  est  notoire  que  l'écart 
commercial  s'est  accru  au  détriment  de  l'Amérique,  et  le  chiffre  de  l'ex- 
portation des  métaux  précieux  a  en  même  temps  diminué.  Ceci  tient  à 
ce  que  le  plus  souvent,  au  lieu  de  s'acquitter  vis-à-vis  de  l'étranger  en 
espèces  métalliques,  l'Amérique  a  pris  l'habitude  de  solder  l'écart  de  la 
balance  commerciale  en  obligations  de  la  dette,  qui,  par  suite  de  la 
consolidation  du  crédit  et  surtout  en  raison  du  chiffre  élevé  de  l'intérêt 
qu'elles  rapportent,  trouvent  sur  nos  marchés  un  placement  assez  facile. 
Néanmoins,  ces  titres  étant  encore  cotés  au-dessous  du  pair,  l'exporta- 
tion de  ces  valeurs  constitue  pour  les  débiteurs  américains  une  perte 
sensible,  puisqu'ils  livrent  en  ce  moment  à  leurs  créanciers  étrangers 
pour  80  fr.  environ  des  effets  destinés  à  un  remboursement  de  100  fr. 
Ce  mode  de  paiement  est  d'ailleurs  exposé  â  des  chances  diverses.  Telle 
complication  inattendue,  même  une  inquiétude  passagère  sur  les  places 
européennes,  peuvent  aggraver  la  situation  des  vendeurs  américains 
vis-à-vis  des  acheteurs  étrangers,  et  amener  une  baisse  subite  dans  la 
valeur  commerciale  des  titres.  Nous  en  avons  vu  un  récent  exemple. 
Le  congrès  a  sans  doute  consolidé  la  situation  des  obligations  fédérales 
par  la  loi  qui  en  a  régularisé  le  mode  de  remboursement,  il  n'a  pas 
entièrement  fait  disparaître  pour  cela  ces  fluctuations  subites. 

A  ces  causes  d'appauvrissement  du  marché  monétaire  aux  États-Unis, 
viennent  s'ajouter  celles  qui  résultent  de  la  situation  faite  aux  billets  du 
trésor  par  le  cours  forcé.  La  dépréciation  qui  en  résulte  pour  la  monnaie 
fiduciaire  expulse  les  métaux  précieux  de  la  circulation.  La  reprise  des 
paiemens  en  espèces  ne  pourrait  manquer  d'ailleurs  de  provoquer  une 
diminution  dans  le  prix  de  la  main-d'œuvre,  et  faciliterait  le  développe- 
ment des  forces  productives  du  pays.  Or,  du  moment  que  les  produits  in- 
digènes seront  à  même  de  soutenir  avec  moins  de  désavantage  la  con- 
currence du  dehors,  l'écart  entre  les  importations  et  les  exportations  se 
modiûera  dans  un  sens  favorable  aux  intérêts  de  l'Union.  Cette  seconde 
question  est  encore  pendante;  mais  le  principe  en  est  nettement  posé, 
et  les  représentans  du  pays  ne  sauraient  tarder  à  la  résoudre.  Régula- 
risation du  mode  de  remboursement  des  titres,  reprise  des  paiemens  en 
espèces,  ce  sont  les  deux  problèmes  dont  la  solution  importe  avant  tout 
au  rétablissement  de  l'équilibre  dans  les  finances  américaines ,  et  que 
nous  allons  examiner. 

Dans  son  rapport  de  1867,  M.  Mac-Culloch,  secrétaire  de  la  trésorerie, 
avait  estimé  les  dépenses  de  l'année  fiscale,  qui  se  terminait  le  1"  juillet 
1868,  à  2  milliards  82  millions,  les  recettes  à  2  milliards  210.  Les  dé- 
penses s'élevèrent  à  2  milliards,  et  l'excédant  des  recettes  laissa  dispo- 


LE    BUDGET    DES    ETATS-UNIS.  223 

nible  un  boni  de  150  millions  (1).  Le  trésor  fédéral  ne  percevant  pas 
l'impôt  foncier,  qui  est  attribué  aux  états  et  aux  corporations  munici- 
pales, les  doux  principales  sources  de  revenu  sont  les  douanes  et  les  im- 
pôts intérieurs.  Bien  que  le  budget  se  fût  soldé  en  excédant,  grâce  à 
des  économies  sur  les  dépenses  prévues,  le  chiffre  des  recettes  avait  été 
inférieur  à  celui  sur  lequel  on  avait  compté.  C'était  là  un  symptôme 
grave.  Les  douanes  notamment  avaient  donné  plus  de  100  millions  de 
moins  que  les  années  précédentes.  Ce  résultat  a  mis  une  arme  puissante 
aux  mains  des  partisans  du  libre  échange.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  s'é- 
tendre sur  ce  sujet  :  une  pareille  discussion  est  regardée  en  Europe  comme 
épuisée.  Il  suffit  de  dire  que  les  Américains  considèrent  en  ce  moment 
la  qiiesîion  de  la  liberté  commerciale  moins  peut-être  au  point  de  vue 
de  la  protection  à  donner  à  leurs  industries  naissantes  qu'à  celui  des 
intérêts  du  trésor.  Si  l'expérience  montre  que  le  système  adopté  lui  rap- 
porte peu  et  n'avance  guère  l'heure  tant  désirée  de  l'extinction  de  la 
dette,  les  Américains  ne  s'entêteront  pas  longtemps  dans  ce  rôle  de 
champions  des  principes  protectionistes. 

Le  rendement  des  impôts  intérieurs  a  aussi  accusé  depuis  1866  une 
diminution  importante,  puisque  les  recettes  ont  suivi  dans  les  trois  der- 
niers exercices  une  progression  décroissante  indiquée  par  les  chiffres  de 
l,6/i8,  1,^09  et  1,102  millions.  Il  faut  dire  en  revanche  que  depuis  la  fin 
de  la  guerre  le  congrès  a  chaque  année  dégrevé  une  partie  considérable 
des  articles  soumis  à  l'impôt.  Le  dernier  i^apport  du  commissaire  du  re- 
venu intérieur  calcule  que  ces  dégrèvemens  successifs  équivalent  au- 
jourd'hui à  une  diminution  de  recettes  de  917  millions;  les  impôts  qui 
frappaient  les  manufactures  ont  presque  entièrement  disparu.  C'est  là 
une  réduction  dont  il  y  a  lieu  de  tenir  compte,  si  l'on  veut  se  faire  une 
idée  exacte  des  ressources  du  pays. 

Parmi  les  articles  sur  lesquels  porte  encore  l'impôt,  le  droit  perçu  sur 
les  recettes  des  maisons  de  banque,  caisses  d'épargne,  chemins  de  fer, 
compagnies  d'assurance,  messageries,  télégraphes,  qui  est  généralement 
de  3  pour  100,  a  fourni  78  millions,  le  timbre  sur  les  documens  judiciaires 
et  actes  notariés  79  millions.  Le  rendement  de  l'impôt  sur  le  revenu  a 
été  de  170  millions,  il  avait  été  de  320  millions  en  1866;  mais  il  ne  faut 
pas  perdre  de  vue  que  le  chiffre  du  revenu  libre  d'impôt  a  été  élevé  de 
3,000  à  5,000  francs  :  notons  en  passant  que  le  revenu  provenant  des 
coupons  de  la  dette  publique  n'est  pas  soumis  à  la  taxe.  Les  patentes  ont 
fourni  85  millions,  les  cotons  ont  donné  119  millions,  les  cigares  et  ci- 


(1)  Recettes  prévues. 

Douanes 865  millions. 

Terres 0 

Impôt  intérieur.  ...     1,108 
Divers 228 

Total 2,210 


Recettes  réelles. 

Douanes 871  millions. 

Terres 16 

Impôt  intérieur.  ...     1,012 
Divers 248 

Total 2,150 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

garettes  16,  le  tabac  79;  la  taxe  a  été  appliquée  à  590  millions  de  cigares 
et  /jl  millions  de  livres  de  tabac.  Le  droit  perçu  sur  les  esprits  et  liqueurs 
a  été  de  71  millions.  Les  frais  de  perception  se  sont  élevés  à  49  millions, 
soit  environ  Zi,88  pour  100  du  revenu  de  l'impôt.  Il  est  d'ailleurs  ques- 
tion de  remanier  les  circonscriptions,  afin  de  réduire  le  personnel  et  de 
diminuer  par  conséquent  la  somme  des  traitemens  affectés  à  ce  service. 

Le  budget  des  dépenses  se  subdivise  en  six  chapitres.  Le  premier  com- 
prend la  ((  liste  civile,  »  c'est-à-dire  les  traitemens  payés  aux  membres 
du  congrès,  du  pouvoir  exécutif,  des  tribunaux  fédéraux  et  des  gouverne- 
mens  des  territoires.  Le  total  de  ce  chapitre  ne  dépasse  pas  63  millions. 
Le  président  reçoit  un  traitement  annuel  de  130,000  francs,  le  vice-pré- 
sident, le  président  de  la  chambre,  les  chefs  des  divers  départemens, 
ont  /|2,000  francs;  les  membres  du  congrès  touchent  26,000  francs,  plus 
au  commencement  et  à  la  fin  de  chaque  session  une  indemnité  de  voyage 
calculée  d'après  la  distance  entre  leur  lieu  de  résidence  et  la  capitale 
fédérale. 

Les  dépenses  résultant  des  relations  internationales  forment  le  second 
chapitre;  elles  s'élèvent  à  7  millions,  sur  lesquels  le  traitement  des  agens 
diplomatiques  et  consulaires  figure  pour  un  peu  plus  de  5  millions.  Les 
deux  autres  millions  représentent  les  frais  de  rapatriement,  subventions 
aux  lignes  de  steamers,  dépenses  de  l'exposition  universelle  de  Paris,  se- 
cours et  indemnités  de  toute  sorte. 

Sous  le  titre  de  dépenses  diverses  sont  classées  celles  qui  correspon- 
dent à  notre  budget  extraordinaire.  Pour  chacune,  des  demandes  de  cré- 
dit spéciales  et  nominatives  doivent  être  présentées  au  congrès.  Le  total 
s'en  élève  à  211  millions. 

Le  département  de  l'intérieur  a  son  budget  classé  dans  un  chapitre  à 
part.  Ce  département  n'a  aucun  rapport  avec  ce  que  nous  appelons  du 
même  nom  dans  nos  royaumes  fortement  unifiés  et  centralisés.  Le  gou- 
vernement fédéral  n'a  en  effet  rien  à  voir  dans  l'administration  intérieure 
et  les  dépenses  spéciales  de  chacun  des  états.  Les  dépenses  affectées  au 
gouvernement  des  territoires  qu'administre  directement  le  congrès  sont, 
ainsi  que  nous  l'avons  vu,  comprises  dans  la  liste  civile  et  soldées  par 
le  déparLement  d'état.  Le  budget  de  l'intérieur  ne  comprend  donc  que 
les  subsides  accordés  aux  tribus  indiennes  (21  millions),  et  les  pensions 
servies  aux  anciens  soldats  et  matelots  que  leurs  blessures  ont  mis  hors 
d'état  de  suffire  à  leurs  besoins,  ainsi  qu'aux  veuves  et  enfans  de  ceux 
qui  sont  morts  au  service  de  leur  pays;  le  chiffre  de  ces  pensions  est  de 
127  millions,  et  le  chapitre  de  l'intérieur  figure  dans  l'ensemble  du  bud- 
get pour  un  total  de  l/(8  millions. 

Le  département  de  la  guerre,  du  30  juin  1867  au  1"  juillet  1868,  a 
dépensé  653  millions.  C'est  un  chiffre  considérable  sans  doute  pour  une 
armée  réduite  aujourd'hui  à  moins  de  50,000  hommes.  Il  faut  se  souve- 
nir que  dans  ce  chapitre  figurent  les  frais  de  la  campngne  soutenue  contre 


LE    BUDGET    DES    ÉTATS-UNIS.  225 

les  Indiens  dans  le  Kansas  occidental  et  une  somme  de  339  millions  re- 
présentant une  partie  des  primes  d'engagement  payées  par  les  états  pen- 
dant la  guerre  et  remboursées  par  le  trésor  fédéral.  La  totalité  des  primes 
d'engagement  se  trouvant  remboursées  à  l'heure  qu'il  est,  le  budget  de 
la  guerre  pour  l'année  courante  présentera  une  diminution  notable.  Il  est 
estimé  à  /t95  millions. 

A  la  marine  enfin,  qui  fait  l'objet  du  dernier  chapitre,  ont  été  affectés 
137  millions,  ce  qui  porte  les  dépenses  proprement  dites  du  trésor  à 
1,219  millions.  La  somme  de  2  milliards,  montant  total  du  budget,  est 
complétée  par  les  intérêts  de  la  dette,  Ihk  millions,  et  par  37  millions 
consacrés  à  racheter  des  titres  avant  l'échéance. 

Les  débuts  de  l'exercice  1868-1869  ont  été  mauvais.  Durant  le  pre- 
mier trimestre  de  l'année  budgétaire,  les  recettes  ont  été  de  503  millions 
et  les  dépenses  se  sont  élevées  à  557.  Le  déficit  a  donc  été  pour  cette 
période  de  5k  millions.  M.  Mac-Culloch,  qui  estimait  les  recettes  à 
1  milliard  805  millions  et  les  dépenses  à  1  milliard  782  millions,  avait 
compté  sur  un  excédant  de  27  millions.  Les  faits  ont  semblé  un  moment 
donner  tort  à  ses  calculs;  on  a  même  pu  craindre,  pendant  quelques 
mois,  que  les  recettes  ne  devinssent  impuissantes  à  faire  face  aux  dé- 
penses, quoique  le  chiffre  de  ces  dernières  eût  été  considérablement  ré- 
duit. Heureusement  cette  crainte  a  été  passagère.  La  situation  s'est  mo- 
difiée du  tout  au  tout  depuis  l'avènement  au  pouvoir  de  l'administration 
nouvelle.  Les  résultats  obtenus  ont  dépassé  les  espérances  conçues  par 
le  chef  du  département  de  la  trésorerie,  et,  autant  qu'on  peut  le  cal- 
culer approximativement,  il  est  probable  que  l'exercice  qui  s'est  clos  le 
30  juin  1869  se  sera  soldé  par  un  excédant  de  160  millions. 

Au  1^'"  juillet  1868,  la  dette  fédérale  s'élevait  au  chiffre  de  13  milliards 
972  millions  (1).  L'encaisse  du  trésor  étant  à  cette  époque  de  665  mil- 
lions, le  chiffre  net  de  la  dette  était  de  13  milliards  277  millions,  et  la 
réduction  opérée  du  l^'"  septembre  1865,  époque  où  la  dette  atteignit  son 
maximum,  au  1"  juillet  1868  avait  été  de  1,338  millions.  Du  l'^'"  juillet 
au  1"  novembre  1868,  la  dette  a  augmenté  de  116  millions,  ce  qui  ra- 
mène la  réduction  obtenue  jusqu'à  cette  date  à  1,222  millions. 

Il  a  été  payé  toutefois  aux  divers  états,  pour  remboursement  de  primes 
d'engagement  aux  volontaires,  des  sommes  qui  s'élevaient  au  l'^'''  no- 
vembre 1868  à  3  milliards  3/il  millions.  Ces  versemens  ont  été  portés 
au  budget  ordinaire  de  la  guerre.  Ils  auraient  pu  très  légitimement,  sinon 
figurer  au  chapitre  des  dépenses  extraordinaires,  puisque  ces  sortes  de 
dépenses  sont  soigneusement  bannies  de  la  comptabilité  américaine,  au 

(1)  Sur  cette  somme,  i\  milliards  40  millions  formaient  la  dette  dont  les  intérêts 
sont  payables  en  or,  669  millions  celle  dont  les  coupons  ne  sont  exigibles  qu'en  pa- 
pier, 109  le  montant  des  titres  échus  et  non  réclamés,  2  milliards  C3  millions  la  cir- 
culation fiduciaire,  et  91  millions  les  dépôts  de  métaux  précieux  remboursables  à  vue. 

TOMK   LXXXII.   —  1869.  15 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moins  être  considérés  comme  accroissant  d'autant  le  chiffre  de  Tamor- 
tissement  déjà  réalisé.  Une  autre  dépense  qu'on  pourrait  également  dé- 
falquer de  la  dette  et  qui  depuis  peu  est  regardée  comme  formant  un 
chapitre  spécial,  ce  sont  les  obligations  trentenaires  émises  par  le  gou- 
vernement pour  hâter  la  construction  des  lignes  ferrées  du  Pacifique. 
Le  total  de  ces  subventions  aux  compagnies  s'élevait  à  301  millions  le 
l'^''  avril  1869.  L'année  fiscale  qui  nous  occupe  a  donc  été  grevée  de  dé- 
boursés exceptionnels.  Du  1'=''  novembre  1867  au  l^'' novembre  1868, — et 
cette  période  a  été  signalée  dans  le  rapport  de  M.  Mac-Culloch  comme  la 
plus  pénible  pour  les  intérêts  du  trésor  fédéral,  —  celui-ci  a  fourni  sur 
ses  ressources  ordinaires  128  millions  aux  chemins  de  fer  qui  traversent 
le  continent  américain,  38  millions  d'indemnité  payés  à  la  Russie  pour 
l'acquisition  du  territoire  d'AIiaska,  223  millions  en  remboursement  de 
primes  d'enrôlement,  et  21  millions  pour  intérêts  de  titres  échus  avant 
le  1^'"  novembre  1867,  mais  payés  postérieurement  à  cette  date,  soit  en 
tout  ZilO  millions.  Si  le  département  financier  n'avait  eu  à  faire  face 
qu'aux  dépenses  normales,  celles-ci,  au  lieu  d'excéder  les  recettes,  se- 
raient restées  de  222  millions  au-dessous.  Du  l*"^'  novembre  1868  au 
l""''  juin  1869,  la  dette  a  encore  diminué  de  27  millions,  si  l'on  tient 
compte  des  obligations  émises  en  faveur  des  lignes  du  Pacifique  pendant 
cette  période,  et  de  83  millions,  si  on  les  néglige.  Avec  cette  dernière  ma- 
nière de  calculer,  la  diminution  totale  depuis  le  l"^"'  septembre  1865  est 
de  1,545  millions. 

Notons  en  môme  temps  que  l'année  1868  a  été  une  période  de  trans- 
formation politique  et  financière,  que  l'antagonisme  entre  les  deux 
branches  du  gouvernement  a  paralysé  le  développement  de  la  prospérité 
du  pays.  Le  régime  militaire  maintenu  dans  les  états  du  sud  jusqu'à 
l'époque  où  ceux-ci  ont  accepté  les  conditions  mises  à  leur  réadmission 
dans  l'association  fédérale,  la  campagne  dirigée  contre  les  Indiens,  ont 
été  une  source  considérable  de  dépenses  et  ont  empêché  jusqu'à  présent 
de  remettre  complètement  l'armée  sur  le  pied  de  paix. 

Dès  l'année  1868,  le  décroissement  continu  des  revenus  du  trésor  avait 
éveillé  les  préoccupations  publiques.  Le  budget  des  recettes  avait  subi 
depuis  1866  une  diminution  de  30  pour  100.  Ce  chiffre  correspondait 
sans  doute  dans  une  certaine  mesure  à  celui  des  réductions  opérées  sur 
les  impôts  intérieurs.  Toutefois  les  résultats  obtenus  indiquaient  un 
affaiblissement  des  forces  productives  du  pays;  il  fallait  y  porter  prorap- 
tement  remède.  Qu'allait-on  faire?  Les  impôts  écrasaient-ils  la  produc- 
tion? Pouvait-on  espérer  que  par  une  diminution  des  taxes  on  obtien- 
drait une  augmentation  de  recettes?  Le  malaise  tenait-il  à  l'insuffisance 
de  la  circulation  ou  à  la  dépréciation  du  papier-monnaie?  Était-il  vrai, 
comme  le  prétendaient  quelques-uns,  que  la  mission  de  percevoir  l'impôt 
fût  confiée  à  des  mains  infidèles?  Si  l'on  ne  pouvait  obtenir  un  accrois- 
sement de  revenu,  chercherait-on  pour  le  moins  à  y  suppléer  par  une  di- 


LE   BUDGET    DES    ÉTATS-UJN'IS.  227 

minulion  des  dépenses,  et  les  e'conomies  purement  administratives  suffi- 
raient-elles à  rétablir  la  situation  respective  des  deux  budgets  telle  qu'elle 
s'était  présentée  deux  ans  auparavant?  C'est  alors  que  deux  moyens  de 
parer  au  mal  furent  soumis  à  l'appréciation  du  pays.  La  solution  pro- 
posée devait  produire  à  la  fois  une  augmentation  des  recettes  par  l'assu- 
jettissement des  titres  de  la  dette  à  l'impôt  sur  le  revenu  et  une  dimi- 
nution des  dépenses  par  le  remboursement  en  papier  des  obligations 
fédérales  connues  sous  le  nom  de  5-20  (1). 

Les  5-20  sont  les  seuls  titres  pour  le  paiement  desquels  la  loi  ne  se 
soit  pas  expliquée  d'une  manière  catégorique.  Elle  a  spécifié  que  les  10- 
kO  seraient  remboursés  en  monnaie  métallique.  Elle  a  indiqué  le  paie- 
ment en  papier  pour  les  anciens  7-30  et  le  petit  nombre  de  certificats 
encore  en  circulation.  Quant  aux  5-20,  l'acte  du  25  février  1862,  qui  a 
autorisé  la  première  émission  de  ces  titres,  ne  dit  pas  explicitement  s'ils 
seront  payés  en  or  ou  en  billets  ;  il  porte  simplement  qu'ils  seront  «  ra- 
chetables  cinq  ans  et  remboursables  vingt  ans  après  l'émission,  déplus 
échangeables  contre  des  billets  de  la  trésorerie.  »  Cependant  l'émission 
de  la  première  série  de  5-20  était  antérieure  à  l'établissement  du  cours 
forcé  des  billets.  Ceux-ci  avaient  donc  à  ce  moment  la  valeur  de  l'or,  et 
le  législateur  ne  se  trouvait  point  dans  la  nécessité  de  stipuler  expressé- 
ment le  remboursement  en  monnaie  métallique.  On  ne  saurait  donc  in- 
férer du  silence  de  la  loi  que  le  paiement  en  or  des  5-20  fût  facultatif. 

L'assimilation  des  titres  de  la  dette  aux  autres  valeurs  soumises  à 
l'impôt  sur  le  revenu  ne  s'appuyait  pas  sur  des  motifs  beaucoup  plus 
valables.  Comment!  disaient  ceux  qui  la  proposaient,  les  agriculteurs, 
les  industriels,  les  commerçans,  dont  la  fortune  est  toujours  plus  ou 
moins  aléatoire,  sont  contraints  de  remettre  à  l'état  une  part  de  leurs 
profits  annuels,  et  les  capitalistes,  dont  le  revenu,  placé  en  titres  de  la 
rente,  se  trouve  à  l'abri  des  risques  et  des  incertitudes  commerciales, 
auraient  l'avantage  d'être  dispensés  de  contribuer  aux  charges  publiques! 
Le  raisonnement  peut  être  spécieux;  il  fut  loin  de  convaincre  le  congrès, 
qui  n'accorda  pas  même  à  ces  théories  l'honneur  d'une  discussion  sé- 
rieuse. C'est  aux  États-Unis  du  reste  qu'une  semblable  doctrine  avait 
le  moins  de  chances  de  faire  fortune.  Les  titres  de  la  dette  fédérale  ne 
sont  point,  comme  les  consolidés  anglais  ou  la  rente  française,  un  place- 
ment dans  lequel  les  porteurs  de  titres  n'ont  en  vue  que  le  paiement  à 
perpétuité  d'annuités  fixes  en  échange  desquelles  ils  abandonnent  tout 
droit  au  remboursement  du  capital.  Aux  États-Unis,  le  gouvernement 
s'engage  à  rembourser  la  valeur  des  obligations  souscrites  dans  un  délai 

(î)  Nous  rappellerons  que  les  noms  adoptés  pour  désigner  ces  titres  indiquent  le 
nombre  d'années  au  bout  desquelles  ils  avaient  été  déclarés  remboursables  lors  de  l'é- 
mission :  ainsi  les  5-20  {five-tioenties)  sont  des  obligations  remboursables  en  cinq  ans 
au  moins,  vingt  ans  au  plus.  Les  7-30  tirent  leur  nom  du  taux  d'intérêt  auquel  ils 
furent  émis.  Voyez  la  Revue  du  15  septembre  1808. 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Stipulé,  et  à  servir  jusqu'à  remboursement  un  intérêt  déterminé.  C'est 
un  contrat  absolument  semblable  à  celui  qui  intervient  entre  prêteur  et 
emprunteur  ordinaires.  L'une  des  parties  n'a  pas  le  droit  à  elle  seule 
d'en  modiOer  les  termes.  D'ailleurs  il  pouvait  se  présenter  des  éventua- 
lités telles  que  les  États-Unis  se  trouveraient  dans  la  nécessité  de  faire 
un  nouvel  appel  aux  capitaux  étrangers.  Ils  se  seraient  placés  dans  une 
situation  désastreuse,  si,  pour  alléger  momentanément  leurs  charges 
budgétaires,  ils  s'étaient  exposés  à  ne  pouvoir  plus  placer  leurs  emprunts 
futurs  dans  les  autres  pays. 

Sur  les  deux  questions  ainsi  posées  devant  l'opinion  publique,  le  parti 
républicain,  fort  d'avoir  réussi  à  consolider  l'Union  en  réglant  la  situa- 
tion si  longtemps  indécise  des  anciens  états  confédérés,  abordait  fran- 
chement la  défense  des  principes  qui  sont  la  base  du  crédit.  11  repoussait 
le  remboursement  des  5-20  en  papier  et  l'établissement  d'une  taxe  sur 
le  revenu  provenant  des  titres  de  la  dette.  Un  groupe  peu  nombreux 
dans  lequel  figuraient  entre  autres  les  noms  de  Thaddeus  Stevens  et 
du  général  Butler,  s'inspirant  d'une  affection  respectable  pour  la  mon- 
naie nationale  plutôt  que  des  véritables  principes  de  la  science  écono- 
mique, se  séparait  seul  sur  ce  point  du  reste  des  républicains.  Les  dé- 
mocrates se  divisèrent  sur  la  question  financière  comme  sur  la  question 
politique.  Une  fraction  du  parti  à  la  tête  de  laquelle  se  trouvait  le  pré- 
sident de  la  cour  suprême,  M.  Chase,  ancien  ministre  des  finances,  se 
plaça  sur  le  terrain  adopté  par  la  majorité  des  républicains;  mais  elle  ne 
tarda  pas  à  se  perdre  dans  la  masse  des  démocrates  qui  crurent  devoir 
prendre  une  position  opposée. 

Tandis  que  la  question  était  ainsi  débattue  avec  une  égale  vivacité  par 
les  deux  partis,  le  congrès ,  réuni  en  permanence  à  Washington ,  cher- 
chait le  moyen  d'arriver  à  une  solution  qui  allégeât  les  charges  du  tré- 
sor, comme  le  demandaient  les  démocrates,  tout  en  respectant  l'inté- 
grité de  la  loi,  ainsi  que  le  réclamait  l'intérêt  bien  compris  du  crédit 
de  la  nation.  On  se  demanda  si  le  résultat  cherché  ne  pourrait  être  ob- 
tenu en  substituant  aux  titres  en  circulation  des  titres  passibles  d'un 
intérêt  annuel  moins  élevé.  Cette  opération  ne  pouvait  se  faire  qu'en 
employant  à  racheter  les  5-20  le  produit  d'un  grand  emprunt  nouveau 
dont  l'intérêt  serait  moindre  que  l'intérêt  dû  aux  porteurs  des  5-20.  On 
resterait  ainsi  dans  la  légalité,  on  s'en  tiendrait  aux  engagemens  pris  à 
l'époque  de  l'émission  des  5-20,  et  en  même  temps  on  fournirait  au  gou- 
vernement tous  les  moyens  d'équilibrer  son  budget.  M.  Sherman,  prési- 
dent du  comité  financier  au  sénat,  présenta  dans  ce  sens  au  congrès 
un  projet  de  loi  qui,  après  une  longue  discussion  dans  les  deux  cham- 
bres, fut  voté  le  25  juillet  1868.  «  Le  secrétaire  de  la  trésorerie,  y  était- 
il  dit,  est  autorisé  à  émettre  des  titres  de  la  valeur  de  100  dollars,  ou 
des  multiples  de  cette  somme,  remboursables  en  monnaie  métallique  au 
gré  des  Éiats-Unis  dans  un  délai  de  trente  et  de  quarante  ans,  et  dont 


LE    BUDGET   DES    ÉTATS-UNIS.  229 

les  intérêts  seront  payables  par  semestre  en  monnaie  métallique.  Les 
titres  remboursables  en  quarante  années  porteront  un  intérêt  de  h  V- 
pour  100,  et  les  titres  remboursables  en  trente  années  un  intérêt  de 
h  pour  100.  Ces  titres  et  l'intérêt  dont  ils  sont  passibles  seront  exemptés 
du  paiement  de  tout  impôt  ou  contribution  envers  les  États-Unis,  sauf 
l'impôt  sur  le  revenu,  ainsi  que  de  toute  autre  forme  d'impôts  établis 
par  des  autorités  locales,  municipales  ou  d'état.  Ces  titres  seront  ex- 
clusivement employés  à  racheter  ou  à  remplacer  une  égale  somme  des 
titres  des  États-Unis  connus  sous  le  nom  de  5-20  actuellement  en  circula- 
tion; il  en  sera  émis  une  somme  suffisante  pour  couvrir  le  capital  de  ces 
titres  et  non  au-delà.  » 

De  plus  une  somme  ùxe  de  710  millions  de  francs  provenant  du  pro- 
duit des  douanes  devait  être  affectée,  pendant  le  cours  de  chaque  année 
fiscale,  à  solder  les  intérêts  et  à  réduire  le  capital  de  la  dette  publique. 
11  ne  devait  être  prélevé  aucune  commission  par  les  agens  du  gouver- 
nement pour  le  paiement  à  l'étranger  des  coupons  semestriels  des  titres 
du  nouvel  emprunt.  Ce  bill  ne  fut  pas  signé  par  M.  Johnson.  Le  con- 
grès s'y  attendait;  il  s'était  même  ajourné  avant  l'expiration  du  terme 
de  dix  jours  accordé  au  président  par  la  constitution  pour  examiner  les 
projets  de  loi  soumis  à  son  appréciation.  Les  auteurs  de  la  loi  du  reste 
avaient  l'air  eux-mêmes  de  ne  la  mettre  en  avant  que  pour  tâter  l'opinion. 
11  fallait  établir  le  crédit  du  pays  sur  une  base  solide  avant  de  songer  à 
une  opération  aussi  considérable.  Du  moment  d'ailleurs  que  la  conver- 
sion en  titres  nouveaux  des  titres  alors  en  circulation  était  toute  volon- 
taire, évidemment  les  porteurs  de  titres  5-20,  qui  donnaient  un  intérêt 
de  9  1/2  à  10  pour  100,  se  garderaient  bien  d'échanger  les  valeurs  qu'ils 
avaient  entre  les  mains  contre  des  obligations  ne  rapportant  que  4  et 
k  1/2  pour  100.  D'autre  part,  les  capitalistes  qui  éprouvaient  le  désir 
d'acquérir  des  fonds  des  États-Unis  devaient  préférer  acheter  des  bons 
5-20,  cotés  alors  à  68,  et  offrant  un  revenu  bien  supérieur  à  celui  que 
promettait  le  nouvel  emprunt.  L'assurance  d'un  remboursement  en  mon- 
naie métallique,  énoncé  dans  le  bill  de  .M.  Sherman,  avait  perdu  toute 
importance  depuis  que  le  parti  républicain  avait  inséré  le  paiement  en 
or  des  5-20  dans  son  programme  électoral. 

Les  délégués  du  parti  républicain,  réunis  en  convention  à  Chicago  le 
20  mai  1868,  avaient,  au  point  de  vue  politique,  sanctionné  la  marche 
suivie  par  le  congrès  dans  l'œuvre  de  reconstitution  des  états  du  sud,  et 
au  point  de  vue  financier  ils  avaient  «  condamné  la  répudiation  sous  toutes 
les  formes  comme  un  crime  national.  »  Conformément  à  la  tactique  ordi- 
naire et  à  l'organisation  vigoureuse  du  parti  républicain,  les  divergences 
d'une  fraction  honorable,  mais  minime,  de  ses  membres,  s'étaient  effa- 
cées devant  la  nécessité  de  présenter  au  pays  un  programme  net,  défini, 
uniforme.  Le  parti  républicain  n'était  pas  muet  dans  cette  manifestation 
solennelle  sur  la  question  de  conversion.  Il  l'envisageait  au  point  de  vue 


220  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  plus  honnête  et  le  plus  pratique.  «  La  période  fixe'e  pour  le  paiement 
de  la  dette  nationale,  disait  la  plate-forme  de  Chicago,  doit  être  éten- 
due d'une  manière  équitable;  il  est  du  devoir  du  congrès  de  réduire  le 
taux  d'intérêt  de  cette  dette  dès  qu'on  pourra  le  faire  honnêtement.  La 
meilleure  politique  à  suivre  pour  diminuer  le  fardeau  de  notre  dette  est 
d'améliorer  notre  crédit  de  manière  que  les  capitalistes  soient  disposés. 
à  nous  prêter  de  l'argent  à  un  taux  moindre  que  celui  que  nous  payons 
actuellement,  et  que  nous  devrons  payer  aussi  longtemps  que  l'on  par- 
lera de  la  répudiation  partielle  ou  totale,  ouverte  ou  déguisée  de  la 
dette.  » 

La  convention  démocratique  se  réunit  à  son  tour  dans  la  ville  de  New- 
York  le  h  juillet,  jour  anniversaire  de  la  proclamation  de  l'indépendance. 
Le  parti,  moins  bien  discipliné  que  son  adversaire,  finit  néanmoins  par 
s'org-aniser,  et  s'efforça  d'obtenir  par  la  solennité  de  la  forme  ce  que  chez 
lui  le  fond  avait  de  défectueux.  Obligé  de  passer  un  peu  condamnation 
sur  ses  visées  politiques,  il  voulut  du  moins  faire  étalage  de  plans  finan- 
ciers en  désaccord  complet  avec  ceux  des  républicains,  et  il  se  donna  le 
tort  de  risquer  un  dangereux  appel  aux  passions  de  la  partie  la  moins 
éclairée  de  la  population  américaine,  «  Paiement  de  la  dette  publique  des 
États-Unis  aussi  rapidement  que  possible,  tout  l'argent  pris  au  peuple 
par  l'im.pôt,  sauf  ce  qui  est  nécessaire  aux  dépenses  gouvernementales, 
devant  être  économiquement  administré  et  appliqué  à  cet  amortisse- 
ment,)) tel  était  le  programme  adopté.  Quant  aux  moyens,  Vd  plate-forme 
démocratique  continuait  ainsi  :  «  Toutes  les  fois  que  les  titres  ne  porte- 
ront pas  expressément  ou  bien  que  la  loi  autorisant  l'émission  ne  stipu- 
lera pas  qu'ils  devront  être  remboursés  en  monnaie  métallique,  ils  doi- 
vent en  droit  et  en  justice  être  remboursés  en  monnaie  légale  des  États- 
Unis.  Une  même  taxe  pour  toutes  les  formes  de  la  propriété  basée  sur 
la  valeur  réelle,  y  compris  les  titres  du  gouvernement  et  autres  fonds 
publics!  Une  seule  monnaie  pour  le  gouvernement  et  le  peuple,  le  tra- 
vailleur et  le  fonctionnaire,  le  pensionné  et  le  soldat,  le  producteur  et 
le  porteur  de  titres!  )>  En  échange  de  cette  interprétation  partiale  du 
contrat  entre  le  trésor  et  ses  créanciers,  les  démocrates  promettaient  une 
diminution  des  impôts  intérieurs  et  une  modification  du  tarif  douanier 
dans  le  sens  de  la  liberté  commerciale. 

Dès  l'ouverture  de  la  campagne,  la  situation  se  présentait  dans  des 
conditions  favorables  aux  républicains.  Ceux-ci  pouvaient  en  effet,  vis-à- 
vis  de  leurs  adversaires,  opposer  les  actes  accomplis  dans  le  passé  aux 
vagues  promesses  d'un  avenir  douteux,  le  respect  des  engagemens  à  une 
banqueroute  mal  déguisée.  Pour  tous  ceux  qui  connaissaient  les  États- 
Unis,  il  n'y  avait  pas  de  doute  que  le  corps  électoral  ne  ferait  bonne  justice 
des  erreurs  qu'on  lui  présentait  sous  la  forme  séduisante  d'une  réduction 
prochaine  des  charges  supportées  par  le  pays.  Ce  fut  en  effet  ce  qui  ar- 
riva. Le  3  novembre  1868,  le  candidat  républicain,  le  général  Grant, 


LE    BUDGET    DES    ÉTATS-UMIS.  '231 

fut  élu  président.  Vingt-six  états,  réunissant  217  voix  présidentielles, 
lui  accordèrent  leurs  suffrages.  M.  Seymour,  le  candidat  des  démocrates, 
obtenait  80  voix,  et  la  majorité  d'ans  8  états  seulement,  notamment  dans 
celui  de  New-York,  grâce  au  vote  des  électeurs  irlandais  de  la  métropole 
commerciale  de  l'Union. 

Le  scrutin  du  3  novembre  réglait  en  principe  la  question  financière 
soumise  à  l'appréciation  du  pays;  il  ne  restait  qu'à  la  formuler  en  termes 
légaux,  et  le  congrès  n'allait  pas  tarder  à  s'acquitter  de  ce  devoir.  iNéan- 
moins,  dans  le  message  qu'il  adressa  au  congrès  le  8  décembre,  M.  John- 
son ne  put  résister  au  plaisir  de  jeter  un  dernier  défi  à  ses  vainqueurs. 
(c  Divers  plans,  disait-il,  ont  été  proposés  pour  le  paiement  de  la  dette 
publique.  Quelles  que  soient  les  différences  quant  au  temps  et  au  modo 
de  rachat,  ils  semblent  être  d'accord  sur  ce  point  qu'il  est  juste  et  con- 
venable de  réduire  l'intérêt.  Le  secrétaire  du  trésor,  dans  son  rapport, 
recommande  le  taux  de  5  pour  100;  le  congrès,  dans  un  bill  passé  avant 
l'ajournement  du  27  juillet  dernier,  demandait  ceux  de  4  et  de  4  1/2 
pour  100;  aux  yeux  de  beaucoup  de  personnes,  3  pour  100  constitue- 
raient un  intérêt  complètement  suflisant...  Ce  serait  offrir  aux  créanciers 
publics  une  libérale  rémunération  de  l'emploi  de  leur  capital,  et  ils  au- 
raient lieu  de  s'en  tenir  pour  satisfaits.  »  M.  Johnson  terminait  cette 
partie  de  son  message  par  une  phrase  très  significative.  «  Les  leçons  du 
passé,  ne  craignait-il  pas  d'écrire,  avertissent  les  prêteurs  qu'il  ne  fau^ 
pas  exiger  de  l'emprunteur  une  trop  rigoureuse  observation  de  la  lettre 
du  contrat.  » 

Ce  langage  était  une  insulte  à  l'assemblée,  dont  les  principes  en  matière 
économique  venaient  de  recevoir  la  sanction  solennelle  du  suffrage  popu- 
laire. Le  congrès  et  le  sénat  auraient  pu  renvoyer  purement  et  simple- 
ment le  message  à  celui  qui  l'avait  écrit,  la  proposition  en  fut  faite;  ils  se 
contentèrent  d'en  ordonner  le  dépôt  sur  les  bureaux  de  leurs  présidens 
respectifs,  afm  qu'il  n'en  fût  plus  question.  Toutefois  ces  paroles,  trans- 
mises par  le  télégraphe,  produisirent  une  grande  émotion  sur  les  mar- 
chés européens,  par  contre-coup  aux  États-Unis,  et  amenèrent  une  forte 
baisse  sur  la  cote  des  titres.  Le  congrès  comprit  qu'il  fallait  arrêter  cette 
panique,  et  dès  le  lendemain  furent  votées  des  déclarations  par  lesquelles 
il  déclinait  toute  solidarité  avec  les  opinions  présidentielles.  «  La  répu- 
diation de  la  dette  nationale,  disait  la  résolution  adoptée  par  la  chambre 
des  représentans,  sous  quelque  forme  et  à  quelque  degré  que  ce  soit, 
est  odieuse  au  peuple  américain,  et  dans  aucun  cas  ses  délégués  ne  con- 
sentiront à  offrir  aux  créanciers  publics,  comme  remboursement  intégral, 
une  somme  inférieure  à  celle  que  le  gouvernement  s'est  engagé  à  leur 
solder.  »  La  résolution  votée  par  lQ,sénat  était  plus  explicite  encore.  «  La 
dette  publique  des  États-Unis  (sauf  dans  les  cas  oi^i  la  loi  qui  en  autorise 
l'émission  a  fait  une  déclaration  contraire)  est  due  en  monnaie  métal- 
lique ou  son  équivalent,  et  les  États-Unis  par  les  présentes  s'engagent 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

solennellement  sur  leur  bonne  foi  à  ce  que  le  remboursement  en  soit 
ainsi  effectué.  » 

La  majorité  des  deux  chambres  n'avait  plus  qu'à  transformer  en  loi 
l'expression  de  ses  volontés.  Tel  fut  l'objet  du  bill  présenté  par  M.  Schenck 
et  adopté  le  1'''  mars  1869.  La  déclaration  du  sénat  que  nous  venons  de 
citer  y  était  reproduite  en  termes  presque  identiques.  Quant  à  la  circula- 
tion fiduciaire,  le  congrès  s'engageait  à  lui  donner  toute  son  attention  dans 
un  délai  prochain,  car  il  était  stipulé  «  qu'aucun  des  titres  portant  inté- 
rêt ne  pourrait  être  racheté  ou  remboursé  avant  l'échéance,  à  moins  qu'à 
cette  époque  les  billets  des  États-Unis  ne  fussent  conversibles  en  mon- 
naie métallique  au  choix  du  porteur,  ou  que  des  titres  des  États-Unis 
portant  un  taux  d'intérêt  moins  élevé  que  les  titres  à  racheter  ne  pussent 
être  vendus  au  pair  en  monnaie  métallique.  »  Les  pouvoirs  du  quaran- 
tième congrès  ayant  cessé  le  h  mars  1869,  c'est-à-dire  avant  l'expiration 
du  délai  accordé  au  président  pour  examiner  la  loi,  le  bill  financier  de 
M.  Schenck  resta  sans  effet.  Aussi  l'un  des  premiers  actes  des  nouveaux 
représentons  du  pays  fut-il  de  confirmer  le  bill  voté  par  leurs  prédéces- 
seurs, et  la  loi,  soumise  cette  fois  à  la  ratification  du  président  Grant, 
fut  immédiatement  revêtue  de  sa  signature. 

Relativement  au  papier-monnaie,  voici  quel  est  en  ce  moment  l'état  de 
la  question.  Depuis  l'établissement  du  cours  forcé,  la  dépréciation  de  la 
monnaie  légale  a  subi  de  brusques  et  désastreuses  oscillations.  La  prime 
de  l'or  s'est  élevée  parfois  durant  la  guerre  jusqu'à  180  pour  100,  de  sorte 
que  280  dollars  en  papier  représentaient  100  dollars  en  or.  Cette  diminu- 
tion de  la  valeur  commerciale  des  greenbacks  ne  tenait  pas  sans  doute  à 
un  manque  de  confiance  dans  les  destinées  futures  de  l'Union;  ceux  qui 
la  défendaient  ne  doutèrent  jamais  du  triomphe  définitif  de  la  cause  fé- 
dérale. Elle  était  due  à  l'incertitude  où  l'on  se  trouvait  quant  à  la  somme 
des  sacrifices  auxquels  le  pays  pouvait  être  contraint  de  se  soumettre. 
Lorsque  la  guerre  fut  terminée,  que  les  arriérés  eurent  été  soldés  et  la 
dette  flottante  définitivement  éteinte  par  l'émission  du  grand  emprunt 
des  scvcn-thirlies  (7-30),  lorsque  le  pays  fut  assuré  que  la  somme  de  pa- 
pier-monnaie en  circulation  ne  serait  pas  augmentée,  l'agio  sur  l'or  se 
maintint  vers  un  taux  moyen  de  /lO  pour  100,  tout  en  restant  soumis  à  des 
sauts  brusques.  Au  moment  de  la  guerre  d'Allemagne  de  1866,  il  passa 
brusquement  de  25  à  55  pour  100;  chaque  paiement  des  intérêts  de  la 
dette,  selon  qu'il  s'effectuait  en  or  ou  en  greenbacks,  le  faisait  aussi  va- 
rier dans  un  sens  ou  dans  l'autre.  Il  fallait  évidemment  donner  à  l'éta- 
lon monétaire  une  fixité  plus  grande. 

Pour  atteindre  ce  but,  il  n'y  avait  qu'un  seul  moyen  efilcace  :  c'était  la 
reprise  des  paiemens  en  espèces.  On» proposa  d'appliquer  au  rachat  des 
greenbacks  une  partie  de  l'encaisse  métallique  du  trésor.  Cet  encaisse  va- 
rie, d'après  les  états  publiés  chaque  mois,  entre  ZjOO  et  600  millions.  Les 
besoins  courans,  disaient  les  partisans  du  projet,  n'absorbent  pas  la  to- 


LE    BUDGET   DES    ETATS-UNIS.  233 

talité  de  cette  somme,  et  on  pourrait  consacrer  la  partie  disponible  à 
rembourser  en  or  les  billets  qui  seraient  présentés  à  la  trésorerie.  On 
comptait,  par  cette  mesure,  relever  tout  de  suite  le  cours  des  green- 
backs  et  les  ramener  au  pair  en  peu  de  temps.  M.  Mac-Culloch  répondait 
fort  justement  que  cette  manière  d'agir  constituerait  une  imprudence 
grave,  tant  que  la  conversion  de  7-30  en  5-20  ne  serait  pas  achevée. 
«  Dans  l'incertitude  où  je  suis,  ajoutait-il,  de  savoir  s'il  sera  plus  avan- 
tageux, suivant  la  situation  du  marché,  de  rembourser  les  7-30  en  pa- 
pier ou  de  les  échanger  contre  les  5-20  que  le  congrès  m'a  autorisé  à 
émettre,  il  est  indispensable  de  conserver  un  encaisse  qui  me  permette 
de  prévoir  avec  une  égale  confiance  cette  double  alternative.  »  Cet  en- 
caisse constituait  d'ailleurs  la  réserve  à  l'aide  de  laquelle  il  était  toujours 
certain  de  pouvoir  faire  face  aux  intérêts  de  la  dette.  Pour  que  le  crédit 
des  États-Unis  n'eût  pas  à  redouter  les  suites  d'une  diminution  éventuelle 
des  recettes,  il  fallait  que  le  ministre  des  finances  gardât  entre  ses  mains 
une  avance  assez  considérable  pour  assurer  le  service  régulier  des  cou- 
pons. Le  système  proposé  n'était  donc  praticable  qu'à  la  condition  de 
pouvoir  compter  avec  certitude  sur  un  excédant  de  recettes,  et  la  situation 
n'était  point  assez  assurée  pour  cela  en  ce  moment.  Afin  de  satisfaire 
pourtant  ceux  qui  attribuaient  la  gêne  du  marché  à  rinsuffisance  des 
agens  d'échange,  le  congrès  abrogea  la  loi  qui  enjoignait  au  chef  du 
département  financier  de  racheter  21  millions  de  francs  de  billets  par 
mois.  Cette  loi  avait  eu  pour  effet  d'amener  une  réduction  de  279  mil- 
lions dans  la  circulation  fiduciaire.  Depuis  qu'elle  a  été  abrogée,  le  chiffre 
de  la  dette  sans  intérêts  est  resté  à  peu  près  stationnaire,  puisqu'entre 
le  1'"''  novembre  1867  et  le  1^''  juin  18G9  il  ne  s'est  élevé  que  de  2,050  à 
2,06^  millions,  soit  un  accroissement  de  8  millions  en  dix-neuf  mois. 

Ce  qui  complique  surtout  la  question  de  la  reprise  des  paiemens  en 
espèces,  c'est  la  présence  dans  la  circulation  des  billets  émis  par  les 
banques  nationales.  D'après  la  loi,  chaque  association  de  banque  est 
obligée  de  déposer  au  moment  oi^i  elle  se  constitue  un  certain  nombre 
de  titres  des  rentes  fédérales,  en  échange  desquels  elle  est  autorisée 
à  émettre  une  somme  de  billets  égale  à  90  pour  100  de  la  valeur  de 
ces  titres.  Les  billets  ainsi  émis  doivent  être  reçus  en  paiement  des 
impôts,  droits  d'excisé,  terres  de  l'état  et  de  toutes  les  autres  dettes 
envers  les  États-Unis,  à  l'exception  des  droits  d'importation.  Récipro- 
quement ils  doivent  être  acceptés  en  paiement  de  toutes  les  dettes  des 
États-Unis,  à  l'exception  des  intérêts  de  la  dette  fédérale  et  du  rachat 
des  billets  de  la  trésorerie,  qui  ont  cours  forcé  {légal  tendcrs).  La  mon- 
naie légale  des  États-Unis  se  compose  donc,  outre  les  billets  de  la  tréso- 
rerie, des  billets  émis  par  les  banques  nationales.  La  circulation  de  ces 
derniers,  au  mois  d'octobre  1868,  représentait  une  somme  de  1  milliard 
559  millions,  garantis  par  le  dépôt  de  titres  de  la  dette  ayant  une  valeur 
de  1  milliard  813  millions.  Supposons  que  le  gouvernement  se  trouve  un 


23/il  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jour  en  présence  d'un  excédant  de  recettes,  et  qu'il  conserve  continuelle- 
ment un  encnisse  métallique  suffisant  pour  permettre  à  tout  individu 
porteur  d'un  billet  de  la  trésorerie  de  recevoir  à  présentation  une  somme 
égale  en  or,  la  valeur  des  billets  s'élèvera  au  pair,  et  la  circulation 
s'augmentera  de  tout  le  numéraire  aujourd'hui  inactif.  Cette  opération, 
il  est  probable  que  le  gouvernement  pourrait  la  commencer  avant  long- 
temps; reste  à  savoir  si  les  banques  nationales  seraient  en  mesure  de  re- 
prendre les  paiemens  en  espèces  aussi  facilement  que  le  gouvernement 
le  ferait  à  l'égard  de  ses  propres  billets.  Là  est  le  principal  obstacle  à  la 
prompte  solution  du  problème.  Jamais  en  effet  le  congrès  ne  prendra 
une  mesure  qui  léserait  les  intérêts  des  banques;  ce  serait  porter  atteinte 
à  des  intérêts  considérables  et  commettre  une  imprudence  en  même 
temps  qu'une  injustice. 

Il  faut  éviter  d'ailleurs  de  modifier  subitement  la  situation  respective 
des  débiteurs  et  des  créanciers  d'une  manière  trop  considérable.  M.  Mac- 
Culloch  a  donc  proposé  par  son  dernier  rapport  un  ensemble  de  disposi- 
tions propres  à  conduire  vers  une  réforme  graduelle.  D'abord  on  rendrait 
légale  dans  les  transactions  entre  particuliers  la  stipulation  que  le  con- 
trat devra  être  exécuté  en  espèces  métalliques.  Après  le  l^'"  janvier  1870, 
les  billets  de  la  trésorerie  cesseraient  d'avoir  cours  forcé  dans  les  tran- 
sactions privées;  après  le  1^'"  janvier  1871,  ces  billets  cesseraient  d'avoir 
cours  forcé  dans  les  transactions,  de  quelque  nature  qu'elles  soient, 
sauf  en  ce  qui  touche  certains  paiemens  à  opérer  par  le  gouvernement; 
on  autoriserait  l'échange  facultatif  de  ces  billets  contre  des  obligations 
de  la  dette  fédérale;  enfin  un  délai  serait  accordé  aux  banques  natio- 
nales pour  reprendre  le  paiement  en  espèces  de  leurs  propres  billets. 

Il  est  dans  les  habitudes  du  pouvoir  législatif  aux  États-Unis  de  ne 
point  régler  de  question  grave,  soit  politique,  soit  financière,  avant 
qu'elle  n'ait  été  profondément  mûrie  par  la  discussion  du  pays.  Le  con- 
grès s'est  contenté  jusqu'ici  de  prendre  en  considération  la  plupart  des 
propositions  qui  lui  ont  été  présentées.  Celle  de  M.  Mac-Culioch  en  pro- 
voquera évidemment  beaucoup  d'autres.  Oi^^Ique  mesure  que  prenne 
d'ailleurs  le  congrès  pour  hâter  l'accomplissement  du  vœu  qui  tient  le 
plus  au  cœur  de  tous  les  Américains,  c'est-à-dire  le  prompt  amortisse- 
ment de  la  dette,  le  succès  en  dépendra  de  la  prospérité  industrielle  et 
commerciale  de  la  jeune  et  énergique  nation  des  États-Unis.  Sous  ce  rap- 
port, les  progrès  sont  rapides.  Sous  l'égide  d'une  administration  homo- 
gène et  appuyée  par  la  majorité  du  pays,  l'édifice  ébranlé  par  la  guerre 
se  reconstitue  plus  solide  qu'il  ne  l'a  jamais  été.  Les  résultats  fournis  par 
le  rendement  des  taxes  intérieures  témoignent  que  l'industrie  se  déve- 
loppe dans  des  proportions  gigantesques  en  dépit  des  charges  qui  la  grè- 
vent. Autant  qu'on  en  peut  juger  par  les  chiiïres  obtenus  depuis  le  com- 
mencement de  l'année,  le  produit  des  douanes  sera  d'environ  1  milliard 
100  millions;  c'est  le  revenu  le  plus  élevé  qu'elles  aient  encore  donné. 


LE   BUDGET    DES    ÉTATS-UNIS.  235 

Les  richesses  agricoles  du  territoire  fédéral  se  présentent  dans  des  con- 
ditions également  favorables.  La  récolte  du  maïs  dans  le  bassin  du  Mis- 
sissipi  a  été  en  18G8  de  329  millions  d'hectolitres,  soit  une  augmenta- 
tion de  50  millions  sur  l'année  précédente.  Pour  1869,  on  espère  qu'elle 
atteindra  facilement  3G0  millions  d'hectolitres.  Dans  le  sud,  le  travail  libre 
s'organise  de  plus  en  plus.  La  récolte  du  coton  semble  devoir  dépasser  là 
dernière,  qui  a  été  de  2,380,000  balles;  elle  atteindra  probablement  celles 
des  années  antérieures  à  la  guerre.  La  vente  de  la  récolte  de  1868,  esti- 
mée à  environ  1  milliard  200  millions,  a  contribué  à  rétablir  la  ri- 
chesse du  sud.  Les  sucreries  même,  dont  le  travail  est  très  pénible,  ont 
donné  l'année  dernière  un  produit  de  250  à  300,000  barriques. 

La  marche  que  le  cabinet  de  Washington  est  appelé  à  suivre  est  d'ail- 
leurs nettement  tracée  par  le  résultat  des  dernières  élections  ;  la  crise 
ministérielle  que  viennent  de  traverser  les  États-Unis  n'entraîne  point 
une  modification  des  principes  sur  lesquels  repose  le  gouvernement  du 
pays,  et  au  point  de  vue  financier  le  nouveau  secrétaire  de  la  trésorerie 
s'écartera  sans  doute  fort  peu  de  la  route  suivie  par  son  prédécesseur. 
Pour  remplacer  M.  Mac-Gulloch,  qui,  en  adoptant  les  vues  politiques 
de  M.  Johnson,  s'est  aliéné  la  confiance  du  congrès,  le  président  Grant 
avait  d'abord  appelé  au  département  de  la  trésorerie  M.  Stewart,  riche 
négociant  de  New-York.  M.  Stewart  ayant  dû  se  retirer  en  présence  d'une 
loi  votée  en  1789,  et  qui  interdit  aux  fonctionnaires  du  département 
financier  de  se  livrer  à  des  opérations  commerciales,  le  président  a  confié 
ce  portefeuille  à  M.  Boutwell,  membre  de  la  chambre  des  représentans. 
Le  nouveau  secrétaire  de  la  trésorerie  appartient  au  Massachussetts,  ber- 
ceau de  la  liberté  religieuse  et  politique  des  États-Unis  et  l'un  des  rares 
états  qui,  au  lieu  de  se  prévaloir  de  la  loi  établissant  le  cours  forcé  du 
papier,  ont  refusé  jusqu'ici  de  solder  l'intérêt  de  leur  dette  particulière 
autrement  qu'en  espèces  métalliques. 

Les  titres.de  la  dette,  qui,  à  l'époque  des  élections  présidentielles, 
étaient  cotés  à  70  fr.,  se  sont  rapidement  élevés  à  83  fr.  Depuis  que  le 
coupon  de  mai  en  a  été  détaché,  ils  ont  naturellement  fléchi  ;  mais  le 
prix  en  est  aujourd'hui  de  80  fr.,  ce  qui  équivaut  à  une  amélioration 
de  10  pour  100  depuis  le  mois  de  novembre.  Quand  le  congrès  aura 
pris  une  décision  relativement  au  papier-monnaie,  il  y  a  tout  lieu  de 
croire  qu'une  amélioration  analogue  se  produira  dans  la  valeur  com- 
merciale des  grecnbacks,  et  que  la  prime  sur  l'or  s'abaissera  graduelle- 
ment jusqu'au  pair.  L'énergie  avec  laquelle  ce  peuple,  adonné  jusque-là 
aux  arts  de  la  paix,  s'est  levé  pour  défendre  son  intégrité  et  sa  con- 
stitution menacées,  l'étendue  des  sacrifices  qu'il  a  subis  pour  affirmer 
et  maintenir  son  unité,  sont  un  gage  certain  qu'il  ne  faiblira  devant  au- 
cune mesure  à  prendre  pour  consolider  son  crédit  et  effacer  au  plus  vite 
toutes  les  traces  d'une  guerre  de  géans.  ■ 

George  Odilon-Barrot. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  juin  1869. 

La  France  ne  s'est  pas  trouvée  souvent  dans  une  situation  aussi  étrange 
et  aussi  perplexe  que  celle  où  l'ont  placée  les  dernières  élections.  Elle 
marche  à  tâtons  à  travers  une  obscurité  qui  pèse  à  son  esprit  amoureux 
de  la  clarté  du  jour  et  de  la  décision.  A  les  prendre  en  elles-mêmes  et  au 
point  de  vue  le  plus  strict,  que  devaient  être  ces  élections  dont  le  reten- 
tissement dure  encore?  Elles  n'étaient  qu'un  acte  naturel  et  prévu  de 
notre  vie  publique,  le  renouvellement  légal  d'une  assemblée  délibérante 
dont  le  rôle  constitutionnel  est  tracé  d'avance.  Qu'ont-elles  été  réelle- 
ment? Elles  sont  devenues  une  mêlée  ardente,  un  réveil,  la  manifesta- 
tion d'une  vitalité  politique  qu'on  pressentait  assurément,  mais  dont  on 
ne  pouvait  évaluer  l'énergie.  Observées  dans  leur  ensemble,  sans  pas- 
sion et  sans  parti-pris,  indépendamment  surtout  d'un  résultat  matériel 
facile  à  prévoir,  elles  ont  été  une  révélation  véritable  sur  laquelle  comp- 
taient à  peine  ceux  qui  avaient  le  plus  d'illusions,  et  d'un  seul  coup  la 
France  s'est  trouvée  portée  à  ce  point  dangereux  où  l'on  s'attend  à  de 
l'imprévu,  où  l'opinion  sent  le  besoin  de  voir  clair  et  de  chercher  la  lu- 
mière dans  les  moindres  actions,  dans  les  moindres  paroles,  où  l'on  s'ir- 
rite enfin  du  silence,  de  l'indécision,  des  explications  insuffisantes. 

C'est  ce  qui  explique  le  mieux  peut-être  l'impatience  avec  laquelle  on 
a  suivi  cette  sorte  d'intermède  de  discours  et  de  lettres  qui  a  rempli  la 
scène  pendant  quelques  jours  en  attendant  la  grande  pièce.  Ce  n'est  pas 
que  ces  lettres  eussent  moins  de  mérite  que  bien  d'autres  et  qu'elles  ne 
fussent  dictées  parle  sentiment  le  plus  simple,  le  plus  naturel  :  elles  ne 
suffisaient  plus,  voilà  tout.  Elles  ne  disaient  pas  le  mot  d'une  situation 
sur  laquelle  on  tenait  à  être  renseigné,  et  la  surprise  qu'elles  pouvaient 
réveiller  ne  compensait  plus  ce  qu'elles  avaient  d'insuffisant.  Le  procédé 
était  désormais  en  disproportion  avec  les  choses.  Lettre  à  M.  de  Mackau, 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  237 

lettre  à  M.  Schneider,  discours  de  Châlons,  discours  de  Beauvais,  et  au 
milieu  de  tout  cela  M.  de  Persigny  s'agitant  de  son  mieux,  ayant,  lai 
aussi,  son  commerce  épistolaire,  se  laissant  entrevoir  en  se  dérobant 
dans  sa  retraite,  ce  n'était  pas  assez  ou  c'était  trop.  Qu'entendait  l'em- 
pereur en  parlant  à  M.  Schneider  de  la  conciliation  «  d'un  pouvoir  fort 
avec  des  institutions  sincèrement  libérales?  »  Quelle  était  sa  pensée 
lorsque  récemment,  au  camp  de  Châlons,  il  saisissait  l'occasion  de  l'an- 
niversaire de  la  bataille  de  Solferino  pour  réchauffer  chez  nos  soldats 
les  ardeurs  de  l'esprit  militaire,  pour  leur  parler  de  nos  guerres  comme 
du  triomphe  de  la  civilisation?  On  aurait  pu  longtemps  remuer  ces  ques- 
tions, passer  d'un  discours  à  une  lettre  sans  être  plus  avancé.  Enfin  l'ou- 
verture du  corps  législatif  est  venue,  et  nous  commençons  à  sortir  des 
nuages,  nous  abordons  un  terrain  plus  solide.  M.  Rouher  lui-même,  en 
constatant  la  récente  manifestation  électorale,  en  observant  toutefois  que 
l'étude  des  résultats  politiques  de  cette  manifestation  ne  pouvait  être 
précipitée,  M.  Rouher  a  ajouté  ces  mots  qui  sont  un  engagement  :  «  A 
la  session  ordinaire,  le  gouvernement  soumettra  à  la  haute  appréciation 
des  pouvoirs  publics  les  résultats  et  les  projets  qui  lui  auront  paru  les 
plus  propres  à  réaliser  les  vœux  du  pays.  » 

Voilà  donc  qui  est  bien  clair  et  officiellement  constaté  :  les  élections 
récentes  sont  une  manifestation  sérieuse  dont  le  caractère  n'est  point 
méconnu.  On  veut  éviter  les  précipitations  compromettantes,  mais  on  se 
tient  prêt  à  mûrir  les  résolutions  qui  doivent  répondre  aux  vœux  du  pays. 
C'est  le  gouvernement  lui-même,  on  le  voit,  qui  précise  la  question  dans 
des  termes  tels  qu'ils  deviennent  une  obligation  publiquement  contrac- 
tée. «  Réaliser  les  vœux  du  pays,  »  nous  le  savons  bien,  c'est  justement 
ce  qu'il  n'est  jamais  aisé  de  définir,  ce  qui  est  un  champ  de  bataille  tou- 
jours ouvert  entre  le  gouvernement  et  l'opposition.  Ce  qui  est  certain 
dans  tous  les  cas,  ce  qui  ressort  de  toute  une, situation  créée  non-seule- 
ment par  le  dernier  mouvement  électoral,  mais  par  un  travail  continu 
depuis  plusieurs  années,  par  une  série  d'incidens  publics,  c'est  la  néces- 
sité de  régulariser  cette  renaissance  de  l'opinion,  de  lui  tracer  un  cours, 
c'est  l'impossibilité  de  prolonger  une  apathique  et  énigmatique  indéci- 
sion dont  le  gouvernement  au  reste  serait  le  premier  à  souffrir.  De  toute 
façon  maintenant  il  faut  serrer  cette  situation  de  près,  et  c'est  le  mo- 
ment plus  que  jamais  de  se  souvenir  de  ce  mot,  qu'il  est  plus  sûr  de 
marcher  à  la  tête  des  idées  de  son  temps  que  de  leur  résister  ou  de  se 
laisser  traîner  à  leur  suite.  Sans  doute,  encore  une  fois,  ce  n'est  point 
chose  facile  de  dégager  un  système  de  conduite,  une  politique  précise, 
d'une  manifestation  vague  par  elle-même,  qui  se  compose  d'instincts 
indéfinis,  de  malaises,  d'aspirations  confuses;  qu'on  interroge  cepen- 
dant d'un  esprit  sincère  les  faits  saillans,  les  courans  d'opinion,  les 
signes  les  plus  sensibles,  on  sera  tout  au  moins  mis  sur  la  voie  de  ces 


238  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

actes  et  de  ces  résolutions  qui  peuvent  désintéresser  le  pays  dans  ses 
vœux  ou  dans  ses  volontés  légitimes.  Ainsi  il  est  bien  clair  aujourd'hui 
que  le  vœu  essentiel  du  pays ,  c'est  de  reprendre  possession  de  lui- 
même, de  rentrer  d'une  façon  plus  active  et  à  tous  les  degrés  de  la  hié- 
rarchie politique  dans  l'administration  de  ses  affaires.  Les  élections  der- 
nières n'ont  aucun  sens,  ou  elles  signifient  que  le  pays  veut  désormais 
de  l'indépendance  dans  ses  représentans,  des  garanties  dans  le  jeu  de 
ses  institutions,  de  la  sévérité  dans  le  maniement  de  ses  intérêts  et  de 
ses  finances,  de  l'efficacité  dans  le  contrôle.  Il  tient  à  ne  point  rester 
étranger  aux  inspirations  et  aux  démarches  qui  peuvent  décider  de  ses 
destinées  en  l'engageant  dans  toutes  les  entreprises. 

Ce  que  le  pays,  en  un  mot,  désire  visiblement  aujourd'hui,  c'est  la 
substitution  graduelle,  régulière,  d'un  régime  de  libre  et  sérieuse  déli- 
bération aux  conseils  solitaires  et  omnipotens  d'un  pouvoir  discrétion- 
naire absorbant  en  lui  toutes  les  forces  publiques.  Sans  doute,  les  évé- 
nemens  contemporains  le  montrent  assez,  ce  pouvoir  discrétionnaire  ou 
personnel,  comme  on  voudra  l'appeler,  qui  est  toujours  plus  ou  moins 
la  dictature,  peut  se  produire  par  accident  dans  certains  moraens  de  fa- 
tigue et  d'atonie  sociale;  il  n'est  point  une  institution  normale  et  per- 
manente. Il  peut  se  faire  illusion  à  lui-même  et  faire  illusion  aux  autres 
tant  qu'il  a  des  succès,  tant  que  le  vent  souffle  dans  ses  voiles;  le  jour 
où  les  succès  diminuent,  où  les  fautes  se  succèdent,  où  les  erreurs  ac- 
cumulées attirent  l'attention,  ce  jour-là  le  déclin  inévitable  a  commencé 
pour  lui.  Dès  qu'il  est  mis  en  question,  il  n'a  plus  sa  raison  d'être;  le 
pays,  réveillé  en  sursaut,  s'inquiète  de  ses  fautes,  et  lui-même,  malgré 
tous  les  dehors  d'une  confiance  tranquille,  il  se  sent  ébranlé.  Il  arrive 
bien  vite  à  cette  condition  étrange  où  il  se  démoralise  parce  que  rien  ne 
lui  réussit  plus,  comme  on  dit,  où  il  a  tous  les  inconvéniens  de  son  om- 
nipotence sans  en  avoir  les  avantages  :  il  a  toutes  les  responsabilités,  et  il 
n'a  plus  les  mêmes  moyens  d'action;  il  garde  encore  l'apparence  de  l'u- 
nité, et  au  fond  il  est  divisé,  tiraillé  dans  ses  conseils  ;  il  hésite  sur  le 
choix  des  hommes  et  sur  la  direction  des  choses;  il  est  livré  aux  in- 
fluences contraires,  et  il  finit  en  vérité  par  recevoir  le  dernier  coup  de 
M.  de  Persigny,  qui  lui  reproche  d'être  irrésolu  et  inactif.  Gela  veut  dire 
simplement  qu'il  se  sent  dépaysé  dans  une  situation  nouvelle. 

Cette  nécessité  de  la  transformation  du  pouvoir  personnel,  les  es- 
prits clairvoyans  la  pressentaient  sans  doute  depuis  bien  des  années,  et 
le  gouvernement  lui-même,  pour  parler  avec  justice,  semblait  la  com- 
prendre, puisqu'il  se  dessaisissait  de  quelques-unes  de  ses  prérogatives 
en  élargissant  le  cadre  des  discussions  publiques  ;  seulement  il  croyait 
peut-être  avoir  encore  du  temps  devant  lui,  il  procédait  avec  lenteur.  Les 
élections  sont  venues  précipiter  les  choses.  Si  le  gouvernement,  sans 
attendre  le  scrutin  qui  allait  s'ouvrir,  eût  parlé  au  pays  et  eût  tracé  de- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  239 

vant  lui  le  programme  des  réformes  qa'il  entendait  réaliser,  il  serait 
resté  sans  doute  plus  complètement  maître  du  mouvement  qui  se  dé- 
roule aujourd'hui.  Accomplies  dans  le  vague,  ces  élections  sont  allées 
nécessairement  droit  au  nœud  de  la  question ,  au  principe  même  du 
pouvoir  discrétionnaire,  de  l'omnipotence  administrative,  et  elles  en- 
traînent inévitablement  désormais  un  retour  plus  ou  moins  gradué  à  un 
régime  d'institutions  sincèrement  libérales.  Or  ce  régime  a  ses  conditions 
naturelles,  il  implique  des  garanties  connues,  des  responsabilités  éche- 
lonnées, des  droits  indépendans  qui  se  pondèrent  et  s'enchaînent,  et  au 
point  où  en  sont  venues  les  choses,  le  mieux  est  certainement  de  ne  pas 
chercher  à  scinder  un  système  qui  n'a  une  sérieuse  efTicacité  que  pris 
dans  son  ensemble. 

La  plus  dangereuse  des  combinaisons  serait  de  faire  un  amalgame  qui 
réunirait  les  inconvéniens  de  tous  les  régimes,  qui  ne  pourrait  que  pro- 
longer une  crise  d'agitation  morale  et  d'attente.  Le  gouvernement  n'en 
est  plus  sans  doute  à  se  faire  illusion,  le  langage  de  M.  Rouher  prouve 
que,  s'il  n'a  pas  parlé  au  pays  avant  les  élections,  il  ne  méconnaît  pas  la 
puissance  de  cette  manifestation,  la  légitimité  de  ces  «  vœux  »  qu'il  se 
propose  de  «  réaliser.  »  Il  peut  se  donner  quelque  temps,  et  au  besoin 
le  prochain  centenaire  de  Napoléon  peut  devenir  la  date  de  sérieuses 
initiatives  libérales;  mais  dans  tous  les  cas  c'est  pour  le  gouvernement 
une  obligation  d'agir,  de  ne  pas  laisser  l'opinion  dans  l'incertitude,  de 
reconstituer  une  situation  normale  et  dégagée  de  toutes  les  obscurités. 
Quels  seront  les  hommes  qui  seront  chargés  d'inaugurer  et  d'appliquer 
une  politique  nouvelle?  La  question  n'est  point  évidemment  sans  impor- 
tance; elle  s'agite  déjà  vivement  dans  les  conversations;  on  invente  des 
combinaisons,  on  crée  des  ministères.  L'essentiel  pour  le  moment  est  de 
décider  ce  qui  ?era  fait,  et  comment  cela  sera  fait. 

C'est  une  nécessité  pour  le  gouvernement  de  marcher  en  avant,  tout 
comme  c'est  une  nécessité  pour  l'opposition  elle-même  de  savoir  ce 
qu'elle  veut,  de  préciser  son  action.  Jusqu'ici  on  s'est  tenu  dans  le  vague, 
dans  les  généralités  qui  prêtent  à  tous  les  développemens;  on  parlait  dans 
les  réunions,  on  faisait  des  circulaires,  on  était  de  plus  dans  l'excitation 
d'une  lutte  passionnée;  l'heure  est  venue  de  retrouver  le  sang-froid  et  de 
formuler  une  politique  nette,  inspirée  du  sentiment  pratique  des  choses, 
car,  il  ne  faut  pas  s'y  tromper,  une  des  raisons  de  l'incohérence  qui  ap- 
paraît presque  partout  aujourd'hui ,  c'est  que,  si  on  voit  d'un  côté  un 
gouvernement  surpris  et  déconcerté,  qui  met  parfois  le  public  dans  la 
confidence  de  ses  tâtonnemens  et  de  ses  contradictions,  on  ne  voit  pas 
bien  clairement  en  face  de  lui  ce  qui  se  prépare  et  ce  qui  se  recompose. 
Il  y  a  pour  sûr  en  ce  moment  des  choses  qui  se  défont,  on  ne  voit  pas 
aussi  distinctement  celles  qui  se  refont.  C'est  tout  simple  peut-être,  au 
moins  dans  ce  premier  instant.  L'opposition  est  un  peu  la  fille  d'une  si- 
tuation troublée,  elle  porte  la  marque  de  son  origine;  elle  est  assez  con- 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fuse,  assez  bariolée;  elle  vient  de  tous  les  camps  et  a  toute  sorte  de  dra- 
peaux; elle  compte  des  hommes  nouveaux  assez  inconnus  encore  à  côté 
de  ceux  qui  ont  déjà  donné  la  mesure  de  leurs  opinions  ou  de  leur 
talent.  Il  s'agit  maintenant  de  mettre  de  l'ordre  dans  cette  armée.  Si 
l'opposition  nouvelle  du  corps  législatif  borne  son  ambition  à  jouer  un 
rôle  tout  négatif,  à  faire  la  guerre  pour  la  guerre,  à  harceler  des  mi- 
nistres ou  le  régime  lui-même,  rien  n'est  plus  facile,  comme  aussi  rien 
ne  serait  plus  stérile  et  peut-être  plus  dangereux,  puisque  ce  serait 
donner  un  prétexte  aux  temporisations  du  gouvernement.  On  multi- 
pliera les  discours,  on  fera  des  protestations,  on  agitera  des  programmes 
indéfinis,  on  lèvera  le  drapeau  des  irréconciliables,  on  soulèvera  des 
orages,  et  à  quoi  cela  conduira-t-il?  Qu'auront  gagné  en  définitive  les 
libertés  publiques?  quelle  satisfaction,  quel  progrès  trouvera  le  pays 
dans  ces  tumultes  de  parole?  Si  l'opposition  a  la  juste  et  patriotique 
ambition  déjouer  un  rôle  actif  dans  les  affaires,  d'exercer  une  influence 
pratique,  il  faut  de  toute  nécessité  qu'elle  en  prenne  les  moyens,  et  la 
première  condition  pour  agir  efllcacement,  c'est  de  combiner  les  efforts, 
de  se  rapprocher  de  la  réalité,  de  concentrer  la  lutte  en  un  mot  sur  ce 
qui  est  possible.  Ce  qui  est  possible  aujourd'hui,  ce  qui  est  essentiel, 
c'est  de  diriger  et  d'éclairer  sans  cesse  ce  sentiment  vague  d'une  vie 
nouvelle  qui  se  réveille  avec  une  si  énergique  puissance,  c'est  moins  d'a- 
giter des  questions  d'histoire  ou  de  gouvernement  que  de  soutenir  le 
pays  dans  le  pacifique  apprentissage  de  ces  mœurs  libres  dont  il  a  l'ins- 
tinct sans  faire  toujours  ce  qu'il  faut  pour  se  les  approprier. 

Qu'on  y  prenne  bien  garde,  le  suffrage  universel,  en  élargissant  le 
cadre  politique,  en  y  faisant  entrer  soudainement  10  millions  d'hommes, 
a  singulièrement  changé  toutes  les  conditions  de  notre  existence,  et  il  a 
créé  des  problèmes  bien  autrement  graves  que  de  simples  questions  de 
forme  gouvernementale  ou  de  mécanisme  constitutionnel.  Il  fait  notam- 
ment une  nécessité  impérieuse  de  l'éducation,  sans  laquelle  la  liberté 
n'est  qu'une  fiction  exploitée  par  tous  ceux  qui  sauront  jouer  de  cet 
instrument.  On  vient  de  le  voir  par  l'étrange  procès  de  ce  brave  in- 
stituteur d'un  petit  village  de  Saône-et-Loire,  qui  supprimait  tout  bon- 
nement dans  l'urne  confiée  à  ses  soins  les  bulletins  du  candidat  de  l'op- 
position, et  mettait  à  la  place  les  bulletins  du  candidat  officiel.  Il  croyait 
bien  faire,  cet  homme  simple,  il  se  figurait  que  sa  commune  serait  dés- 
honorée, si  elle  ne  donnait  pas  l'unanimité  au  protégé  du  gouverne- 
ment. Qu'il  ait  été  acquitté,  ce  n'est  pas  un  grand  mal.  On  a  vu  dans  cet 
incident  un  abus  de  la  pression  administrative  s'exerçant  en  faveur  des 
candidatures  officielles,  et  certainement  l'abus  est  grave.  Nous  nous  éle- 
vons un  peu  plus  haut,  et  nous  nous  disons  que  dans  plus  de  vingt  mille 
communes  de  France  les  choses  se  passent  à  peu  près  ainsi  ou  pourraient 
se  passer  ainsi.  Et  qu'on  ne  dise  pas  que  c'est  pour  l'empire  que  ce  mal- 
heureux instituteur  a  violé  l'urne  électorale;  il  la  violerait  tout  aussi  bien 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  241 

évidemment  pour  la  république,  si  la  république  était  le  gouvernement. 
11  croyait  bien  faire,  le  maire  n'en  savait  pas  beaucoup  plus,  et  les  vo- 
tans  (le  l'opposition  n'y  mettaient  eux-mêmes  guère  plus  de  finesse.  ((  Je 
n'en  savais  pas  plus  là-dessus  que  mes  moutons,  dit  bravement  l'un 
d'eux,  mes  deux  bulletins  étaient  dans  ma  poche...  Pas  d'opinion;  j'au- 
rais mis  dans  l'urne  celui  qui  me  serait  venu  sous  le  pouce...  »  — Voilà 
des  suffrages  bien  libres,  bien  éclairés,  pour  l'opposition  aussi  bien  que 
pour  le  gouvernement!  —  Et  d'un  autre  côté  voyez  ce  qui  se  passe  dans 
le  bassin  populeux  de  Saint-Étienne  parmi  ces  ouvriers  agités  par  une 
question  de  salaire,  livrés  depuis  quelques  jours  à  la  grève. 

Ici  l'épisode  est  navrant  sans  doute.  Un  conflit  sanglant  est  venu  as- 
sombrir cette  agitation  ouvrière.  Des  troupes  ont  été  envoyées;  au  mo- 
ment où  elles  conduisaient  un  convoi  de  prisonniers,  elles  ont  eu  à  re- 
pousser l'agression  d'une  multitude  violente,  et  une  décharge  meurtrière 
a  jeté  à  terre  une  douzaine  de  victimes;  des  femmes  et  des  enfans  ont 
péri  dans  cette  bataille  de  hasard  au  coin  d'un  chemin.  C'est  le  côté  fu- 
nèbre de  cette  grève  de  Saint-Étienne.  Nous  ne  recherchons  en  ce  moment 
ni  si  toutes  les  précautions  avaient  été  prises,  ni  si  les  griefs  des  ouvriers 
étaient  justes  ou  exagérés.  Il  y  a,  ce  nous  semble,  dans  les  faits  qui  ont 
préludé  à  cette  sombre  aventure  de  Ricamarie  un  détail  plus  caractéris- 
tique. Que  les  ouvriers  eussent  tort  ou  raison,  ils  avaient,  pour  défendre 
leurs  droits,  la  loi  sur  les  coalitions,  qui  a  été  faite  justement  en  leur  fa- 
veur; ils  pouvaient  se  réunir,  exposer  leurs  plaintes,  discuter,  et  en  fm 
de  compte  recourir  à  la  grève,  s'ils  le  voulaient,  comme  à  une  arme  ex- 
trême. Ont-ils  agi  ainsi?  Nullement,  ils  ne  semblent  pas  même  avoir  eu 
l'idée  de  se  servir  de  leur  droit  de  coalition.  Un  jour  des  meneurs  se  sont 
répandus  dans  le  bassin  de  Saint-Étienne,  ils  ont  donné  un  mot  d'ordre; 
les  ouvriers  qui  voulaient  continuer  à  travailler,  on  les  a  contraints  à 
quitter  les  mines.  Les  propriétés  ont  été  attaquées.  C'est  par  un  acte 
mystérieux  d'autocratie  et  par  des  menaces  de  violence  qu'on  a  engagé 
cette  grève,  de  sorte  que  voilà  des  hommes  qui  ne  songent  pas  même  à 
se  servir  de  la  liberté  qu'ils  ont,  qui  prétendent  gouverner  sommai- 
rement les  lois  du  travail  et  du  salaire!  C'est  là  le  fait  grave.  Ce  que  nous 
en  voulons  conclure,  c'est  que  tout  ne  réside  pas  dans  des  questions  de 
politique  abstraite,  et  que  pour  un  parti  véritablement  libéral,  en  dehors 
des  vaines  querelles,  il  y  a  beaucoup  à  faire  encore,  si  on  veut  accoutu- 
mer les  masses  à  l'exercice  intelligent  et  viril  des  droits  qu'elles  ont 
reçus. 

Au  moment  oi!i  s'ouvre  pour  quelques  jours  le  corps  législatif  de 
France,  ce  corps  législatif  né  dans  l'émotion  de  ces  deux  derniers  mois, 
l'Allemagne  voit  se  clore  ses  principales  assemblées,  le  parlement  de 
la  confédération  du  nord,  le  parlement  douanier,  où  le  sud  et  le  nord 
se  retrouvent  ensemble;  mais  avant  de  laisser  partir  de  sa  bonne  ville 

TOME  f,XXXII.  —  18G9.  IG 


2A'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  Berlin  tous  ces  représentanS  de  l'Allemagne  un  instant  confondus  à 
l'ombre  du  drapeau  prussien,  le  roi  Guillaume  vient  de  faire  un  brillant 
voyage;  il  est  allé  à  Brème,  à  Oldenbourg,  en  Hanovre,  dans  la  Frise  orien- 
tale, à  Emden,  à  Osnabrûck;  il  a  visité  les  côtes  prussiennes,  ces  côtes 
qui  s'étendent  maintenant,  comme  on  le  dit  avec  un  complaisant  orgueil, 
de  Borkum  à  Memel;  il  a  inauguré  le  port  de  Heppens,  qui,  sous  le  nom 
de  Wilhemshafcn,  devient  le  premier  port  militaire  de  l'Allemagne  nou- 
velle, et  ce  n'est  qu'au  retour  de  ce  voyage  que  le  souverain  prussien 
a  congédié  le  parlement  fédéral  et  le  parlement  douanier  par  deux  dis- 
cours qui  évitent  de  réveiller  les  grandes  questions  politiques.  Il  a  trouvé 
partout  un  réjouissant  accueil,  le  bon  roi  Guillaume,  partout,  excepté 
dans  le  Hanovre,  qui  n'est  pas, encore  prussien,  à  ce  qu'il  paraît;  les  pa- 
roles qu'il  a  semées  sur  son  passage  sont  des  plus  pacifiques,  on  y  sent 
la  satisfaction  des  conquêtes  accomplies  et  l'envie  de  les  garder  bien  plus 
que  la  passion  d'aller  en  avant  et  le  besoin  de  remonter  à  cheval  pour 
tenter  un  autre  Sadowa.  «  Tout  n'est  point  encore  terminé,  a  dit  le  roi 
au  bourgmestre  de  Brème,  tous  les  désirs  ne  sont  pas  satisfaits  ;  mais  la 
génération  future  recueillera  les  fruits  qui  ont  été  semés,  et  achèvera  l'é- 
difice dont  nous  avons  posé  les  fondemens...  »  Bref,  le  roi  trouve  qu'il  a 
fait  assez  de  chemin,  et  il  n'est  pas  pressé  de  pousser  plus  loin  l'aven- 
ture ;  il  voudrait  s'en  tenir  là,  réserver  l'avenir,  ne  rien  risquer  du  pré- 
sent, contenter  tout  le  monde,  et  on  ne  peut  certes  mettre  en  doute  la 
sincérité  de  ses  sentimens  de  conciliation.  Malheureusement  on  ne  reste 
pas  toujours  maître,  comme  on  le  voudrait,  de  ces  situations  violentes 
créées  par  un  coup  d'état  de  la  conquête.  Le  souverain  prussien  le  di- 
sait lui-même  dans  une  de  ses  harangues-, de  voyage,  «  les  membres 
qu'unit  la  nouvelle  confédération  auront  plus  d'une  fois  à  souffrir  de  la 
transition.  »  Joignez  à  ces  embarras  intimes  de  la  nouvelle  confédération 
la  difTiculté  de  combiner  les  rapports  du  nord  avec  le  sud,  les  complica- 
tions extérieures  toujours  prêtes  à  naître.  La  vérité  est  qu'à  travers  tout, 
aujourd'hui  comme  hier  et  après  comme  avant  les  déclarations  royales, 
l'Allemagne  se  trouve  suspendue  entre  l'impossibilité  de  rester  dans  l'é- 
tat où  elle  est  et  le  danger  de  se  heurter  contre  de  redoutables  obstacles, 
si  elle  va  plus  loin. 

On  se  figure  à  Berlin  que  nous  mettons  de  l'animosité  et  de  l'aigreur 
dans  ce  que  nous  disons  quelquefois  des  affaires  allemandes.  C'est  une 
étrange  confusion;  nous  tenons  l'Allemagne  pour  une  grande  nation,  le 
roi  Guillaume  pour  un  souverain  patriote  dont  un  sourire  dj  la  fortune 
a  illuminé  les  vieux  jours,  et  M.  de  Bismarck  lui-même  pour  un  ministre 
hardi  qui  a  été  assez  heureux  ou  assez  habile  pour  «  saisir  l'occasion 
aux  cheveux,  »  comme  le  lui  conseillait  du  fond  des  caveaux  de  Potsdam 
l'ombre  de  Frédéric  II.  Nous  ne  contestons  nullement  aux  populations 
germaniques  le  droit  de  se  constituer  selon  leurs  aspirations  et  leurs 
vœux.  Il  n'est  pas  moins  certain  que  la  politique  prussienne,  par  l'âpreté 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  243 

de  ses  ambitions  et  de  ses  procédés,  a  fait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  com- 
pliquer cette  entreprise  de  la  rénovation  allemande,  pour  provoquer  les 
résistances  intérieures,  pour  susciter  les  ombrages  au  dehors,  si  bien 
que,  malgré  toutes  les  apparences  triomphantes,  l'œuvre  est  peut-être 
moins  avancée  aujourd'hui  qu'elle  ne  l'était  il  y  a  un  an.  Tout  le  monde 
à  Berlin  considère  l'état  actuel  comme  un  provisoire  qui  ne  saurait  du- 
rer, et  cependant  on  craint  très  fort  qu'il  ne  dure;  il  est  même  des  es- 
prits qui  vont  jusqu'à  croire  que  tout  cela  pourrait  bien  finir  parle  dua- 
lisme. (1  On  est  beaucoup  plus  loin  de  l'unité  qu'il  y  a  un  an,  nous 
écrivait-on  récemment  d'une  des  villes  prussiennes;  on  n'a  pas  osé  souf- 
fler mot  de  la  question  nationale  dans  le  parlement  douanier,  de  peur  de 
soulever  des  tempêtes...  »  C'est  tout  simple;  on  se  heurte  contre  les  dif- 
ficultés mêmes  qu'on  s'est  créées.  S'il  y  a  une  chance  favorable  pour  que 
l'unité  allemande  se  réalise  et  triomphe  de  tous  les  obstacles,  cette 
chance  est  dans  la  liberté.  Qu'a  fait  au  contraire  la  Prusse?  Elle  a  pro- 
cédé par  la  conquête,  par  l'absorption,  par  une  sorte  de  prise  de  posses- 
sion autocratique.  Elle  a  tenu  à  mettre  partout  le  cachet  d'une  puissance 
victorieuse  et  dominatrice.  On  se  souvient  de  cette  dépêche  secrète  in- 
discrètement divulguée,  il  y  a  quelques  mois,  par  Tétat-major  autri- 
chien, et  dans  laquelle  le  négociateur  de  Nikolsbourg,  M.  de  Bismarck,  à 
la  veille  de  la  paix  de  Prague,  laissait  si  bien  voir  que  le  roi  n'était  pas 
outre  mesure  préoccupé  de  l'Allemagne,  mais  qu'il  ne  rentrerait  pas  à 
Berlin  sans  des  annexions.  La  Prusse  a  annexé  effectivement,  elle  est 
toujours  prête  à  annexer,  et,  pour  faire  aimer  l'annexion,  elle  prodigue 
les  nouveaux  impôts  avec  les  séductions  de  sa  bureaucratie.  11  est  clair 
que  ce  genre  de  propagande  n'est  pas  des  plus  contagieux,  et  le  glacial 
accueil  qu'a  trouvé  le  roi  dans  le  Hanovre  en  est  la  preuve  la  plus  ré- 
cente et  la  plus  significative.  Les  résistances  que  le  cabinet  prussien  a 
rencontrées  pour  ses  projets  financiers  dans  le  parlement  fédéral  et  dans 
le  parlement  douanier  démontrent  assez  que  tout  ne  marche  pas  le  plus 
aisément  du  monde. 

Les  difficultés  sont  bien  plus  sérieuses  encore  dès  qu'il  s'agit  des  rap- 
ports du  nord  avec  le  sud;  elles  se  compliquent  de  questions  internatio- 
nales, d'antagonismes  extérieurs  qui  ressemblent  toujours  à  une  plaie 
vive.  C'est  ici  surtout  qu'apparaît  ce  qu'il  y  a  de  précaire  dans  une  situa- 
tion où  il  est  tout  aussi  difficile  de  marcher  que  de  s'arrêter,  où  il  s'agit 
sans  cesse  de  se  tenir  en  équilibre  sur  la  paix  de  Prague,  sur  la  ligne  du 
Mein,  faisant  assez  pour  ne  décourager  aucune  espérance  sans  aller  jus- 
qu'à provoquer  quelque  redoutable  orage  extérieur.  La  Prusse  joue  ce 
jeu  depuis  deux  ans  avec  une  dextérité  singulière.  Elle  est  pour  le  mo- 
ment très  disposée  à  la  paix,  nous  n'en  doutons  pas;  elle  sent  bien  que 
le  plus  grand  des  périls  pour  elle  serait  de  donner  un  prétexte,  qu'elle  a 
tout  intérêt  à  ne  prendre  aucune  initiative  ostensible  de  provocation;  elle 
reste  officiellement  sur  le  terrain  de  la  paix  de  Prague,  et  elle  renvoie 


2hh  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

aux  «  générations  futures  »  l'achèvement  de  l'œuvre.  Soit,  c'est  un  ter- 
rain accepté;  mais  franchement,  si  à  Berlin  on  se  préoccupe  du  traité 
de  Prague,  c'est  pour  s'en  assurer  les  avantages  bien  plus  que  pour  en 
remplir  les  obligations  vis-à-vis  du  Danemark,  qui  en  est  toujours  à  sa- 
voir ce  que  deviendront  les  districts  réservés  du  Slesvig.  Si  on  ne  passe 
pas  le  Mein  bannières  déployées,  on  fait  assurément  plus  d'une  prome- 
nade au-delà  de  la  rivière.  Ce  que  la  politique  prussienne  craindrait  de 
faire  avec  éclat  et  d'un  seul  coup,  elle  l'essaie  peu  à  peu  par  des  actes 
partiels  qui  au  premier  abord  semblent  tout  simples,  tout  naturels  et 
dénués  de  grande  signification.  Un  jour,  c'est  la  convention  qui  autorise 
les  Badois  à  faire  leur  service  dans  l'armée  prussienne.  Tout  récemment, 
c'est  un  tribunal  supérieur  de  commerce  qu'on  établit  à  Leipzig  et  dont 
la  juridiction  s'étendrait  à  l'Allemagne  tout  entière.  Maintenant  c'est  la 
commission  des  anciennes  forteresses  fédérales  qui  proposerait,  dit-on, 
de  laisser  les  forteresses  indivises  entre  le  sud  et  le  nord,  et  voici  des 
habitans  de  Mayence  qui  demandent  au  grand-duc  de  Hesse  de  faire  en- 
trer cette  grande  place  d'armes  dans  la  confédération  du  nord.  Nous  ne 
méconnaissons  pas  ce  qu'il  y  a  d'habileté  dans  cette  tactique  qui  prépare 
si  bien  l'œuvre  des  «  générations  futures,  »  et  qui  peut  tout  simplement 
conduire  au  but  sans  qu'on  y  prenne  garde,  tandis  que  le  jeune  roi  de 
Bavière  est  occupé  à  nouer  et  à  dénouer  ses  mariages  ou  à  faire  organiser 
pour  lui  seul  des  représentations  du  Lohengrin  de  M.  Wagner.  La  ques- 
tion est  cependant  de  savoir  si  un  jour  ou  l'autre  tous  ces  actes,  qui  sont 
peut-être  enregistrés  quelque  part  avec  soin  comme  les  élémens  d'un 
dossier,  ne  finiront  point  par  constituer  un  ensemble  suffisant  pour  pro- 
voquer quelque  éclat,  et  c'est  ainsi  que,  malgré  toutes  les  apparences  de 
paix,  la  situation  reste  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  hier,  c'est-à-dire  aussi 
peu  rassurante  que  possible. 

M.  de  Bismarck  lui-même  n'en  est  point  à  se  méprendre  sur  les  diffi- 
cultés au  sein  desquelles  il  se  débat,  diflicultés  intérieures,  difficultés  ex- 
térieures, et  c'est  l'explication  la  plus  simple  des  impatiences  nerveuses 
qu'il  porte  dans  les  affaires.  «  Vous  ne  savez  pas  où  vous  pouvez  me 
frapper,  disait-il  un  jour  devant  la  chambre;  vous  ne  connaissez  ni  mes 
luttes  ni  la  situation  politique  générale.  »  Aujourd'hui  comme  à  l'époque 
où  il  parlait  ainsi,  M.  de  Bismarck  sent  bien  que  tout  tient  à  un  fil; 
en  bataillant  avec  le  parlement  pour  les  impôts  qu'on  lui  dispute,  il 
tourne  plus  d'une  fois  ses  regards  vers  la  France.  Au  premier  bruit  des 
troubles  récens  de  Paris,  le  cabinet  de  Berlin  n'aurait  pu  se  défendre, 
à  ce  qu'il  paraît,  d'un  malicieux  plaisir.  Il  ne  pensait  pas  sans  doute 
comme  les  radicaux  d'outre-Rhin,  qui  voyaient  déjà  dans  les  scènes  du 
boulevard  Montmartre  le  commencement  d'une  révolution  prê-te  à  em- 
braser l'Allemagne  elle-même;  mais  il  voyait  dans  cette  agitation  un  prin- 
cipe d'embarras  intérieur  assez  sérieux  pour  occuper  le  gouvernement 
français  et  le  détourner  de  toute  action  extérieure.  Ce  que  le  gouverne- 


REVUE.    CHRONIQUE.  2^5 

ment  prussien  redouterait  aujourd'hui  par-dessus  tout,  dit-on,  serait  de 
voir  la  France  revenir  régulièrement,  pacifiquement,  à  un  régime  libéral, 
à  une  sérieuse  pratique  des  institutions  parlementaires.  Cela  dérangerait 
ses  plans  et  gâterait  son  jeu  ;  il  y  verrait  son  plus  grave  embarras.  Si  les 
hommes  d'état  de  Berlin  en  sont  là,  ils  commettent  une  singulière  mé- 
prise :  ils  ne  voient  pas  que  la  liberté,  se  développant  simultanément  en 
Allemagne  et  en  France,  est  peut-être  la  seule  solution  pacifique  possible 
des  questions  qui  pèsent  aujourd'hui  sur  l'Europe. 

La  liberté,  c'est  le  grand  but  où  tend  le  monde  européen  dans  ses 
guerres  comme  dans  ses  révolutions.  11  esta  la  recherche  de  cet  heu- 
reux et  toujours  insaisissable  équilibre  entre  les  instincts  nouveaux  des 
peuples  et  leurs  institutions.  L'Espagne,  pour  sa  part,  est  occupée  une 
fois  de  plus  à  faire  cette  aventureuse  expérience.  Elle  n'est  pas  au  bout, 
on  peut  en  être  certain.  On  pourrait  dire  cependant  qu'elle  vient  de 
faire  un  pas  jusqu'à  un  certain  point  décisif;  elle  a  franchi  une  étape  de 
sa  dernière  révolution,  en  ce  sens  qu'il  y  a  aujourd'hui  au-delà  des  Py- 
rénées une  nouvelle  constitution  définitivement  promulguée  avec  toutes 
les  cérémonies  usitées  en  pareil  cas;  il  y  a  toutes  les  apparences  d'un 
gouvernement  régulier  à  Madrid.  On  y  a  mis  le  temps,  et  le  parti  répu- 
blicain, comme  il  en  avait  le  droit,  a  fait  ce  qu'il  a  pu  pour  prolonger 
la  discussion  de  la  loi  constitutionnelle.  11  avait  visiblement  une  arrière- 
pensée,  il  attendait  les  événemens,  il  voulait  laisser  les  élections  fran- 
çaises s'accomplir.  Quand  ces  élections  ont  été  faites  sans  avoir  réalisé 
tout  ce  qu'on  en  espérait  peut-être  à  Madrid,  il  n'y  avait  plus  de  raison  de 
prolonger  des  débats  inutiles,  d'autant  plus  que  les  grandes  questions 
étaient  tranchées.  Les  certes  en  ont  donc  fini  avec  la  période  irrégulière, 
provisoire  de  la  révolution  de  septembre,  en  votant  la  constitution  nou- 
velle, qui  est  d'ailleurs  la  consécration  de  tous  les  droits,  de  toutes  les 
libertés  possibles;  mais  c'est  ici  que  reparaît  ce  qu'il  y  a  toujours  d'é- 
trange dans  les  affaires  espagnoles.  Cette  constitution  qui  vient  d'être 
votée,  promulguée,  jurée  comme  toutes  celles  qui  l'ont  précédée,  cette 
constitution  consacre  la  forme  monarchique  ;  elle  crée  une  royauté  qui 
ne  sera  pas  à  son  aise  dans  les  liens  étroits  où  on  l'enchaîne,  mais  qui 
reste  encore  après  tout  une  royauté,  et  il  n'y  a  toujours  pas  de  roi  à 
Madrid;  on  n'a  pas  réussi  à  trouver  le  prince  Charmant  qui  voudra  bien 
se  laisser  couronner.  La  situation  ne  laissait  pas  d'être  bizarre.  On  y 
a  pourvu  en  créant  une  régence  ,  et  le  général  Prim  a  démontré  de  la 
façon  la  plus  catégorique  la  nécessité  de  cette  institution  temporaire  ; 
il  a  tenu  aux  certes  un  discours  qui  pourrait  se  résumer  ainsi  ou  à  peu 
près  :  Notre  position  n'est  pas  facile.  Nous  aurions  voulu  pour  roi  dom 
Fernando  de  Portugal;  mais  ce  prince  peu  reconnaissant  refuse,  il  pré- 
fère se  marier  selon  son  goût  et  vivre  en  famille.  Il  est  bien  certain 
d'ailleurs  qu'un  prince  européen  peut  n'être  pas  tenté  d'accepter  la  cou- 
ronne dans  les  conditions  actuelles,  qui  ne  sont  pas  des  plus  commodes. 


246  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Une  régence  consolidera  les  conquêtes  de  notre  révolution,  préparera  la 
transition  en  rétablissant  un  état  régulier,  et  alors  nous  trouverons  le 
prince  que  nous  voudrons,  il  est  même  déjà  tout  trouvé,  —  Et  de  fait  on 
a  créé  une  régence.  L'heureux  Espagnol  chargé  de  ménager  cette  a  tran- 
sition »  est  le  général  Serrano,  qui  a  été  décoré  du  titre  d'altesse,  et  qui 
n'en  a  pas  pour  cela  plus  d'autorité. 

Au  fond  d'ailleurs,  le  gouvernement  reste  à  peu  près  ce  qu'il  était, 
avec  ses  élémens  essentiels,  car,  si  le  général  Serrano  est  régent,  le  géné- 
ral Prim  devient  le  président  du  ministère  reconstitué,  l'amiral  Topete  est 
toujours  ministre  de  la  marine;  c'est  le  triumvirat  primitif  de  la  révolu- 
tion qui  s'est  adjoint  quelques  membres  de  l'union  libérale,  notamment 
un  homme  distingué,  M.  Silvela,  qui  est  aujourd'hui  aux  affaires  étran- 
gères. Il  fallait  bien  naturellement  mettre  des  royalistes  dans  le  cabinet 
d'une  monarchie,  et  au  surplus  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  Sagasta,  a 
signifié  aux  républicains  que  désormais  les  acclamations  à  la  république 
étaient  séditieuses.  La  royauté  existe  donc  en  principe  au-delà  des  Py- 
rénées, elle  existe  provisoirement  sous  la  figure  d'un  régent;  reste  tou- 
jours à  savoir  quel  sera  le  roi.  S'il  est  déjà  tout  trouvé,  comme  le  disait 
le  général  Prim,  il  faut  convenir  que  le  secret  est  bien  gardé.  On  peut 
tout  au .  plus  tirer  quelques  inductions  de  certains  faits  récens.  A  ce 
point  de  vue,  il  y  a  un  incident  qui  n'est  point  évidemment  sans  impor- 
tance. Le  duc  de  Montpensier  vient  de  rentrer  en  Espagne,  il  a  porté 
son  serment  de  capitaine-général  à  la  constitution,  et  pour  le  moment  il 
est  en  Andalousie,  à  San-Lucar  de  Barrameda.  On  a  essayé  de  faire  du 
bruit  d'abord,  le  général  Prim  a  couvert  le  duc  de  son  autorité,  et  tout  a 
été  dit.  11  ne  faut  pas  oublier  d'ailleurs  que  le  duc  de  Montpensier  a  dans  le 
gouvernement  même  des  partisans  décidés,  énergiques ,  notamment  l'a- 
miral Topete,  qui,  pressé  par  une  interpellation,  n'a  pas  hésité  à  déclarer 
que  c'était,  selon  lui,  le  meilleur  choix  qu'on  pût  faire.  Il  semblerait  donc 
y  avoir  aujourd'hui  des  présomptions  pour  cette  candidature,  à  moins 
qu'on  ne  revienne  à  la  royauté  du  prince  des  Asturies,  qui  paraît  avoir 
décidément  trouvé  le  patronage  puissant  de  l'empereur  Napoléon  ÎII.  Du 
reste  la  question  n'est  pas  près  d'être  résolue,  puisque  les  cortès,  fati- 
guées de  tant  de  travail,  vont  s'ajourner  jusqu'au  mois  d'octobre.  A 
cette  époque  seulement,  on  verra  ce  qu'on  peut  faire  de  cette  couronne 
qui  n'est  point  en  vérité  facile  à  placer.  Malheureusement,  que  le  roi 
soit  nommé  en  octobre  ou  en  juillet,  l'Espagne  a  besoin  de  bien  d'autres 
choses,  et  le  souverain  nouveau  qui  viendra  s'asseoir  sur  le  trône  aura 
devant  lui  une  œuvre  laborieuse,  sans  parler  de  la  guerre  civile,  qui 
l'attend  peut-être  à  son  premier  jour  de  royauté. 

Il  y  a  de  singulières  alternatives  dans  la  vie  de  certains  peuples.  On 
dirait  qu'ils  ne  retrouvent  la  sagesse  et  un  véritable  esprit  de  conduite 
que  sous  le  coup  d'un  danger  pressant;  aussitôt  que  le  péril  est  passé,  ils 
reviennent  à  leurs  divisions  et  s'occupent  à  gâter  leurs  affaires.  Ils  ont 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  2/Î7 

triomphé  des  grands  obstacles,  ils  se  perdent  dans  les  petites  difficultés. 
L'Italie  vient  d'entrer  dans  une  des  phases  les  plus  ingrates  qu'elle  ait 
traversées  depuis  longtemps,  et,  par  une  bizarrerie  de  plus,  cette  crise 
sans  nom,  d'un  caractère  insaisissable,  s'est  déclarée  le  jour  où  le  minis- 
tère de  Florence  paraissait  s'être  fortifié  et  raffermi,  oi!i  un  rapprochement 
d'opinions  semblait  s'être  accompli  par  l'entrée  de  quelques  dissidens 
piémontais  et  de  quelques  membres  du  tiers-parti  dans  le  gouvernement. 
Cette  réconciliation,  désirée  par  tous  les  esprits  clairvoyans  et  sérieuse- 
ment politiques,  a-t-elle  été  mal  faite,  mal  préparée?  En  terminant 
d'une  part  des  divisions  malheureuses,  a-t-elle  provoqué  des  méconten- 
temens  d'un  autre  côté  dans  l'ancienne  fraction  ministérielle  et  conser- 
vatrice? Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  jour  oi!i  l'on  croyait  que  tout  allait 
s'arranger,  tout  s'est  gâté  au  contraire  plus  que  jamais.  La  crise  a  com- 
mencé de  se  révéler  par  la  résistance  que  les  projets  financiers  de 
M.  Cambray-Digny  ont  rencontrée  dans  la  chambre,  et  qui  ne  se  serait 
point  évidemment  manifestée  au  même  degré,  si  certains  membres  de  la 
droite  n'avaient  pas  porté  dans  l'examen  de  ces  questions  un  esprit  aigri 
et  froissé;  elle  a  continué  et  elle  s'est  développée  par  un  incident  assez 
inattendu,  la  demande  d'une  enquête  parlementaire  sur  des  faits  de  cor- 
ruption reprochés  à  quelques  députés;  elle  s'est  tout  à  fait  envenimée 
enfin  par  un  événement  encore  plus  imprévu,  une  tentative  nocturne 
d'assassinat  dirigée  contre  un  député,  i\L  Lobbia,  qui  avait  décidé  la  no- 
mination de  la  commission  d'enquête  parlementaire  en  déposant  sur 
le  bureau  de  la  chambre  un  pli  cacheté  contenant,  disait-on,  de  graves 
révélations.  Quelles  sont  ces  révélations?  On  ne  le  sait  pas  trop  encore, 
et  on  doute  même  qu'elles  vaillent  tout  le  bruit  qu'on  en  fait.  Tout  cela 
se  complique  d'ailleurs  d'un  vol  de  lettres  qui  ternit  singulièrement 
l'origine  de  ces  accusations.  Quels  étaient  d'un  autre  côté  ces  assassins 
embusqués  la  nuit  dans  une  petite  rue  de  Florence  pour  poignarder 
M.  Lobbia?  On  l'ignore;  la  police  n'a  pas  pu  jusqu'ici  mettre  la  main 
sur  ces  mystérieux  sicaires,  qui  s'étaient,  bien  entendu,  déguisés  et  mas- 
qués pour  commettre  le  crime,  et  là-dessus  les  fables  n'ont  pas  man- 
qué; elles  n'ont  épargné  en  vérité  ni  le  gouvernement  ni  ceux  qu'on 
croyait  compromis  par  les  révélations  remises  à  la  chambre.  En  somme, 
cette  curieuse  aventure,  dramatisée  par  les  imaginations  soupçonneuses, 
ressemble  moins  à  une  histoire  de  l'Italie  actuelle  vivant  au  grand  air  de 
la  liberté  qu'à  un  vieux  levain  des  passions  et  des  mœurs  de  l'Italie  d'au- 
trefois. Garibaldi  n'assurait-il  pas  récemment,  dans  une  de  ces  lettres 
précieuses  qui  partent  de  temps  à  autre  de  Caprera,  que  nous  en  étions 
encore  à  l'époque  des  Borgia? 

Toujours  est-il  que  cette  tentative  de  meurtre  dont  M.  Lobbia  a  failli 
être  la  victime  est  devenue  l'occasion  ou  le  prétexte  d'une  émotion  ex- 
traordinaire. Le  blessé  a  été  entouré  de  témoignages  exceptionnels  d'in- 
térêt. Les  esprits  se  sont  montés,  l'irritation  a  pénétré  dans  le  parlement, 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

si  bien  qu'en  peu  de  jours  on  ne  savait  plus  trop  ce  qu'on  faisait,  et  le 
gouvernement  s'est  cru  obligé  de  proroger  la  chambre,  soit  pour  laisser 
tomber  tout  ce  feu  imprévu,  soit  pour  se  donner  à  lui-même  le  temps 
de  modifier  ses  projets  financiers,  qui  étaient  menacés  d'une  mauvaise 
fortune,  s'ils  étaient  discutés  immédiatement.  Cependant  ce  n'est  pas 
tout  :  des  sphères  politiques,  le  trouble  est  instantanément  passé  dans  le 
pays,  ou  du  moins  dans  une  partie  du  pays.  Certaines  villes,  Turin,  Vé- 
rone, Naples,  Parme  et  surtout  Milan  ont  eu  leurs  soirées  tumultueuses. 
Le  nom  de  M.  Lobbia,  le  blessé  de  Florence,  est  devenu  un  mot  d'ordre 
d'agitation.  On  s'est  attroupé  d.ins  les  quartiers  les  plus  riches  de  Milan, 
on  a  crié,  on  s'est  colleté  avec  la  police  et  avec  les  carabiniers,  on  s'est 
fait  arrêter;  bref,  il  y  a  eu  une  reproduction  à  peu  près  complète 
de  nos  scènes  du  boulevard  Montmartre,  tant  les  bons  exemples  sont 
contagieux!  Que  signifient  en  réalité  ces  agitations  italiennes?  L'acci- 
dent malheureux  de  M.  Lobbia  a  pu  en  être  le  prétexte,  mais  ce  n'est 
pas  suffisant  pour  expliquer  ces  mouvemens  tumultueux  éclatant  sur 
plusieurs  points  à  la  fois.  Que  l'influence  de  nos  émotions  parisiennes  se 
soit  fait  sentir  au-deLà  des  Alpes,  c'est  possible  encore,  quoiqu'on  défi- 
nitive il  n'y  ait  aucun  lien  apparent  entre  les  scènes  de  Paris  et  celles  de 
Milan.  Au  fond,  ce  n'est  rien  de  plus,  rien  de  moins  peut-être  que  l'ex- 
plosion décousue  et  assez  impuissante  d'un  travail  républicain  qui  a 
recommencé  depuis  peu  en  Italie.  On  se  souvient  qu'une  conspiration 
était  découverte  à  Milan  il  y  a  quelques  mois,  et  cette  conspiration, 
qui  avait  ses  complices  à  la  frontière  suisse,  devait  bien  avoir  quelque 
fondement,  puisque  le  conseil  fédéral  helvétique  a  cru  devoir  inter- 
dire le  séjour  de  Lugano  à  Mazzini.  C'est  le  même  mouvement  qui  con- 
tinue, et  on  a  même  aujourd'hui  une  preuve  directe,  significative,  de 
cette  action  persévérante  du  terrible  agitateur  dans  une  lettre  de  lui 
que  publie  un  journal  de  Gênes.  Cette  lettre  est  curieuse  comme  révéla- 
tion d'une  âme  solitaire  accoutumée  aux  machinations  mystérieuses. 
C'est  l'aveu  d'un  conspirateur  qui  s'érige  lui-même  en  arbitre  des  des- 
tinées de  sa  nation. 

Ainsi  voilà  un  pays  qui  en  quelques  années  a  gagné  en  inde'pendance 
et  en  liberté  ce  que  d'autres  peuples  ont  mis  des  siècles  à  conquérir. 
L'unité  nationale  est  désormais  incontestée  ;  la  presse  a  les  franchises  les 
plus  étendues,  le  parlement  exerce  librement  ses  prérogatives.  Tout  est 
possible  par  la  propagande  légale  et  pacifique.  N'importe,  cela  ne  suffit 
pas-,  il  se  trouve  un  homme  doué  d'assez  d'orgueil  pour  tenter  d'imposer 
la  dictature  de  ses  rêves.  Il  pourrait  aller  au  parlement  et  soutenir  ses 
idées;  il  n'aurait  qu'à  vouloir  pour  vivre  dans  sa  patrie,  et  il  préfère 
rester  au  dehors;  il  dédaigne  de  se  mêler  à  la  vie  de  tout  le  monde,  de 
se  servir  de  la  liberté,  et  du  sein  de  sa  solitude  il  agite  clandestinement 
le  pays,  il  cherche  à  ébranler  une  armée  qui  est  le  bouclier  de  l'indé- 
pendance nationale;  de  temps  à  autre,  il  vient  dire  gravement  dans  une 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  2à9 

lettre  :  a  Le  pays  est  mûr  pour  un  changement;  le  moment  de  Faction 
est  venu.  »  Mazzini  a  pu  avoir  de  l'influence  dans  d'autres  temps,  lors- 
qu'on ne  pouvait  être  Italien  que  dans  les  conjurations  secrètes;  son  as- 
cendant est  singulièrement  atténué  aujourd'hui  par  cette  liberté  même 
dont  jouit  l'Italie,  et  ce  n'est  pas  là  sûrement  ce  qui  menace  le  plus  le 
ministère  actuel.  Le  gouvernement  n'a  pas  eu  un  grand  effort  à  faire 
pour  avoir  raison  de  cette  effervescence  de  quelques  soirées;  mais  il  se 
trouve  d'un  autre  côté  en  face  d'une  situation  parlementaire  dont  il  ne 
peut  se  dissimuler  la  gravité,  s'il  ne  parvient  pas  à  l'apaiser  dans  ces 
quelques  mois  de  trêve  qu'il  a  devant  lui.  Tout  est  là,  et  la  question  est 
de  savoir  si  cette  crise,  qui  apparaît  à  travers  des  incidens  éphémères, 
se  dénouera  par  la  reconstitution  d'une  majorité  compacte  ou  par  ime 
dissolution  nouvelle  de  la  chambre.  L'essentiel  pour  l'Italie  est  qu'il  y 
ait  un  ministère  doué  d'une  force  morale  suffisante,  non-seulement  pour 
faire  face  aux  complications  extérieures  qui  peuvent  survenir,  mais  en- 
core pour  conduire  jusqu'au  bout  l'œuvre  de  réforme  administrative  et 
financière  qui  est  le  premier,  le  plus  pressant  de  tous  les  problèmes 
pour  le  pays.  ch.  de  mazade. 


REVUE   MUSICALE. 


On  sait  quelles  préoccupations  agitaient,  tourmentaient  Meyerbeer  à 
l'endroit  de  l'interprétation  de  ses  ouvrages.  Il  commençait  à  composer 
selon  un  certain  idéal  qu'il  se  formait  d'après  le  chanteur  ou  la  can- 
tatrice en  renom  au  moment  où  sa  première  inspiration  lui  venait;  puis, 
sa  pensée  s'écartant  insensiblement  du  modèle  d'abord  choisi,  son  libre 
essor  l'entraînant  au-delà,  il  se  trouvait  presque  toujours,  quand  l'œuvre 
était  terminée,  que  les  virtuoses  en  vue  desquels  le  maître  avait  écrit 
ou  cru  écrire  ne  suffisaient  plus  au  type,  et  qu'il  fallait  se  mettre  en 
campagne  pour  aller  en  chercher  de  nouveaux.  Ajoutons  que,  durant 
ces  éternels  retards  qu'il  s'imposait  à  lui-même,  les  voix  avaient  le 
temps  de  passer  fleur,  les  chanteurs  de  vieillir.  Meyerbeer  savait  cela, 
se  le  disait,  et  n'en  continuait  pas  moins  à  différer.  Avec  l'impertur- 
bable confiance  du  génie,  qui,  se  sentant  immortel,  oublie  les  condi- 
tions ordinaires  de  l'existence,  il  eût  volontiers  attendu  cent  ans  pour 
assister  à  l'épanouissement  séculaire  de  quelqu'un  de  ces  cactus  phé- 
noménaux qu'on  nomme  des  ténors;  il  attendait  un  autre  Nourrit,  une 
autre  Falcon.  Insoucieux  du  cours  des  âges  et  des  choses,  à  soixante- 
douze  ans  il  eût  entrepris  le  dressage  d'un  ténor  comme  cet  homme  qui 
achetait  des  perroquets  pour  voir  par  lui-môme  s'il  était  vrai  que  ces 
oiseaux-là  vivent  cent  ans.  Que  de  fois  n'a-t-on  pas  raillé  cette  manie  du 
grand  maître!  Henri  Heine,  sur  ce  chapitre,  ne  tarissait  point;  Hoffmann 


250  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

eût  fait  de  ces  superstitions  le  thème  d'une  de  ses  fantaisies  à  la  ma- 
nière de  Callot.  A  défaut  du  conteur  berlinois,  d'autres  en  ont  eu  l'idée,  et 
la  boutade  fantastique  existe;  je  me  souviens  de  l'avoir  lue  quelque  part 
sous  forme  d'une  lettre  écrite  par  Mozart  de  l'ar.tre  monde  et  rendant 
compte  d'une  représentation  du  Prophhle,  représentation  à  coup  sûr  fort 
extraordinaire  et  de  nature  à  réjouir  une  âme  aussi  passionnément  éprise 
d'idéal  que  le  fut  Meyerbeer  à  l'égard  de  l'exécution  de  ses  propres 
œuvres.  —  Jugez  plutôt  :  la  Malibran  chantait  Fidès,  la  Faustina  liasse 
Bertha  ;  du  rôle  de  Jean,  devinez  qui  s'était  chargé?  Alexandre  Stradella, 
celui  dont  les  accens  incomparables  tiraient  jadis  aux  brigands  des 
larmes  de  compassion,  Stradella,  dont  la  voix,  à  ce  qu'il  paraît,  n'a  rien 
perdu,  et  qui  charme  aujourd'hui  les  diables  d'enfer  en  leur  chantant 
Picla,  signore,  comme  elle  charmait  autrefois  les  détrousseurs  de  grand 
chemin,  a  Pour  que  vous  puissiez  avoir  une  idée  du  soin  apporté  dans  la 
distribution  des  moindres  rôles-,  poursuivait  le  correspondant  d'outre- 
tombe,  apprenez  que  le  Rubini  de  mon  temps,  Raaf,  ce  ténor  par  excel- 
lence, qui  créa  mon  Idoménée,  avait  dû  se  contenter  de  l'humble  partie 
de  ce  paysan  auquel  est  échu  pour  tout  emploi  d'apprendre  en  quatre 
mois  au  public  que  Jean  sait  par  cœur  toute  la  Bible. 

Il  est  dévot  et  sait  par  cœur  toute  la  Bible. 

«  Quant  à  l'orchestre,  savez-vous  qui  le  dirigeait?  Gluck  en  personne. 
La  mise  en  scène  répondait  à  la  distribution.  Au  troisième  acte,  les  pa- 
tineurs avaient  pour  s'escrimer  tout  un  lac  de  vraie  glace,  ce  qui  nous 
a  permis  de  jouir  à  notre  aise  de  ce  chœur  délicieux  qui  sert  d'accom- 
pagnement au  ballet,  et  qui,  pour  les  auditeurs  de  la  terre,  est  tou- 
jours resté  un  secret,  grâce  aux  roulettes  des  patins  qui  vous  assour- 
dissent d'un  bruit  de  crécelle.  De  même  qu'on  avait  de  la  vraie  glace, 
on  eut  aussi  un  vrai  soleil  pour  le  lever  de  l'aurore  qui  termine  l'acte. 
Je  me  tais  sur  les  merveilles  de  la  scène  du  couronnement,  et  me  borne 
à  vous  informer  que,  dans  l'incendie  qui  éclate  si  tragiquement  au 
milieu  de  la  bacchanale  de  la  fin,  un  vieux  reste  du  feu  céleste  qui 
dévora  Sodome  et  Goraorrhe  trouva  son  emploi.  »  La  lettre  continuait 
sur  ce  ton,  mêlant  à  la  plaisanterie  des  critiques  où  le  trait  acéré  ne 
manque  pas,  et  qui  portent  surtout,  si  l'on  se  rappelle  que  c'est  Mozart 
qui  parle.  «  Peut-être  dans  le  monde  que  vous  habitez  trouvera- t-on 
quelque  intérêt  à  la  correspondance  que  je  vous  adresse,  car  moi  aussi 
de  mon  temps  je  passai  aux  yeux  d'un  certain  nombre  d'honnêtes  gens 
pour  un  compositeur  dramatique  sachant  assez  bien  son  affaire,  et,  à 
vrai  dire,  l'homme  qui  a  écrit  le  Prophcle  n'est  point,  tant  s'en  faut,  un 
génie  ordinaire.  Le  quatrième  acte  des  Huguenots  jouit  parmi  nous 
d'une  très  haute  estime,  et  le  premier  acte  de  ce  Prophète  au  point  de 
vue  du  théâtre  est  excellent.  Inclinons-nous  aussi  devant  la  scène  de  la 
cathédrale  de  Munster,  et  goûtons  au  passage  avec  délice  l'adorable  chant 


REVUE.    —    CÎIRONIQUE.  251 

des  enfans  de  chœur.  C'est  cependant,  comme  étude  géographique  et 
ethnographique,  une  chose  assez  curieuse  à  noter  de  voir  deux  bergers 
de  rObcrland  s'appeler  et  se  répondre  sur  la  clarinette  au  début  d'une 
pièce  qui  se  joue  en  Hollande,  c'est-à-dire  dans  un  pays  où  les  moulins 
à  vent  composent  à  eux  seuls  tout  le  pittoresque  du  tableau.  On  se  croi- 
rait en  Arcadie,  et  nous  sommes  à  Leyde,  Harlem,  Utrecht  et  autres  lieux. 
Chez  un  homme  aussi  préoccupé  que  Meyerbeer  de  la  couleur  locale, 
l'anomalie  a  paru  étrange;  Peter  Breughel  le  vieux,  Ostade  et  les  deux 
Téniers  en  ont  beaucoup  ri,  je  dois  le  dire.  » 

A  l'entrée  des  trois  anabaptistes  s'arrêtent  les  interprétations  drola- 
tiques. Mozart  ici  n'a  plus  de  sarcasme;  devant  ce  sinistre  choral  où  les 
masses  fanatiques  se  ruent  à  l'unisson,  ses  applaudissemens  éclatent  et 
en  même  temps  ceux  de  l'auguste  assemblée,  où  figure  C.-M.  de  Weber, 
qui  s'écrie  en  se  frottant  les  mains  :  «Bravo!  mon  ancien  condisciple 
chez  l'abbé  Vogler.  Décidément  ce  Meyerbeer  était  un  homme,  »  Il  est 
vrai  que  l'immortel  épistolier  ne  tarde  pas  d'ajouter  en  manière  de  res- 
triction :  «  Quel  dommage  que  ce  personnage  de  Jean  vienne  tout  gâter! 
Comment  le  compositeur  a-t-il,  d'un  pareil  maladroit,  rêvé  de  jamais 
pouvoir  faire  rien  qui  vaille?  Nulle  conséquence,  nul  caractère,  toujours 
irrésolu,  à  deux  masques,  bon  et  mauvais  fils,  pitoyable  amoureux,  re- 
ligionnaire  exalté  et  acceptant  sans  se  révolter  le  moins  du  monde 
l'emploi  de  faux  prophète,  se  donnant  pour  le  fils  de  Dieu,  passant  au 
cinquième  acte  de  la  plus  bucolique  des  églogues  en  l'honneur  de  la  vie 
des  champs  à  cette  bacchanale  effrénée  qu'il  chante  au  milieu  de  ses 
hétaïres  et  de  ses  bayadères  sur  l'air  de  la  ci  darem  la  mano.  Le  récit 
de  son  prophétique  songe  m'a  ravi.  Comme  instrumentation,  c'est  splen- 
dide,  et  quelle  hauteur,  quelle  poésie  dans  la  pensée!  Je  n'hésite  pas  à 
placer  cet  épisode  à  côté  du  sublime  récit  du  songe  dans  VIphigénie  en. 
Tauride  de  Gluck.  L'effet  d'orchestre  imitant  le  galop  des  chevaux  lan- 
cés à  la  poursuite  de  Bertha  ne  laissa  pas  non  plus  de  nous  intéresser. 
Ce  quadrupcdante  putretn  exprimé  par  les  bassons  mit  en  belle  humeur  le 
papa  Haydn,  et  M.  de  Buffon,  qui  se  trouvait  placé  à  côté  de  moi,  nous  fit 
remarquer  que  ce  passage  indiquait  chez  le  maître  un  très  fin  observateur 
de  la  nature  du  cheval  et  de  certaines  habitudes  qu'il  a  dans  ses  courses 
forcées.  Le  trio  d'Oberthal  et  des  deux  anabaptistes,  bien  qu'un  peu  long, 
nous  parut  un  morceau  de  genre  très  réussi.  Nous  goûtâmes  également 
au  début  du  quatrième  acte  le  duo  entre  Fidès  et  Bertha,  expression 
vraie,  style  admirable.  Sur  Vallegro  de  la  fin,  la  Faustina  bondit  comme 
une  tigresse;  vous  eussiez  cru  voir  Charlotte  Corday,  Nous  applaudîmes 
encore  la  piquante  instrumentation  du  brindi.n,  et  tout  finit  à  la  plus 
grande  gloire  du  compositeur,  dont  le  nom  fut  triomphalement  ac- 
clamé. » 

La  perfection  n'étant  pas  de  ce  monde,  il  ne  fallait  point  s'attendre  à 
voir  l'Opéra  réaliser  les  merveilles  de  la  Jérusalem  céleste,  et  cependant 


252  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

cette  reprise  a  bien  son  intérêt.  La  preuve,  c'est  que  le  public  s'en  émeut, 
accourt,  et  que  la  partition  du  Prophète,  jusqu'ici  classée  sous  le  rap- 
port des  recettes  au  dernier  rang  parmi  les  chefs-d'œuvre  du  maître, 
semble  pour  la  première  fois  voir  la  fortune  lui  venir.  Les  vrais  chefs- 
d'œuvre  finissent  toujours  par  réussir;  il  ne  s'agit  que  de  savoir  s'y 
prendre  et  les  ramener  avec  tous  leurs  avantages  sous  les  yeux  de  qui 
les  a  d'abord  méconnus.  A  ce  compte,  l'heure  du  Propheie  pourrait  bien 
être  arrivée.  Une  mise  en  scène  remarquable,  une  pompe  musicale  (dans 
ce  fameux  quatrième  acte  surtout)  telle  que  nul  théâtre  au  monde  n'en 
pourrait  fournir  de  pareille,  voilà  pour  les  avantages.  La  distribution  des 
personnages  est  restée  à  peu  près  la  même  qu'il  y  a  deux  ans.  M.  Guey- 
mard  seul  a  disparu,  et  c'est  M.  Villaret  (qu'aurait  dit  Meyerbeer?)  qui 
lui  succède  dans  ce  rôle  de  Jean,  le  plus  laborieux,  le  plus  écrasant  qu'il 
ait  jamais  écrit  pour  un  ténor.  Le  rôle  a  cependant  de  beaux  côtés.  S'il 
n'est  ni  passionné  ni  sympathique,  il  est  théâtral,  grandiose;  les  situa- 
tions dramatiques  abondent,  les  phrases  haut-sonnantes  s'y  succèdent, 
et  pourvu  qu'on  ait  le  souffle  nécessaire,  on  peut  compter  sur  des  oc- 
casions de  succès.  Malheureusement  ces  triomphes-là  sont  de  ceux  dans 
lesquels  on  s'ensevelit.  M.  Roger  tout  le  premier  y  succomba,  et  depuis 
combien  de  victimes  n'a-t-il  pas  faites!  C'est  que  cette  musique  parfois 
sublime  vous  a  des  sévérités  inexorables,  et  les  batailles  qu'elle  gagne 
coûtent  cher  à  ceux  qui  servent  sous  ses  ordres  :  morituri  te  salutant. 
On  y  va  comme  à  l'assaut.  Ce  qu'on  peut  dire  de  mieux  de  M.  Villaret 
dans  ce  rôle,  c'est  qu'il  le  mène  jusqu'au  bout;  il  s'en  tire  tant  bien  que 
mal,  une  fois  même  assez  bien  :  je  veux  parler  du  finale  du  troisième 
acte  chanté  sous  les  murs  de  Munster,  où  sa  voix  s'élève,  dominant  les 
masses,  et  porte  aux  étoiles,  non  sans  un  rude  effort  pourtant,  l'hymne 
du  roi  David.  Cette  période  sacrée  et  triomphale  est  de  celles  qu'on  en- 
tend avec  ravissement.  Quand  les  harpes  l'annoncent,  la  salle  entière 
frémit  d'aise.  Nous  aussi  nous  l'écoutions  avec  délice,  et  le  charme  ne 
nous  a  cependant  pas  empêché  de  saisir  au  volune  ressemblance.  Avez- 
vous  présent  à  la  pensée  l'hymne  national  autrichien  :  Gott  erhalte  den 
Kaiser?  C'est  étrange  comme  ici  l'inspiration  de  Meyerbeer  a  rencontré 
celle  du  grand  Haydn.  Du  reste,  sur  ce  chapitre  des  réminiscences, 
la  partition  du  Prophète,  si  l'on  voulait  y  regarder  de  bien  près,  encour- 
rait plus  d'un  reproche,  et  la  romance  de  Jean  au  second  acte  aurait 
bien  quelque  analogie  avec  certaine  cantilène   trop  connue  d'Hérold 
dans  Marie,  de  même  que  le  dernier  brindisi  sur  le  bûcher  rappelle, 
comme  on  l'a  vu  plus  haut,  la  phrase  de  Mozart.  Le  motif,  dans  le  Pro- 
phète, manque  généralement  d'originalité;  il  sort  inquiet,  tourmenté, 
surtout  dans  les  morceaux  de  demi-caractère,  le  trio  sous  la  tente  par 
exemple,  où  ce  rhythme  qui  s'évertue  à  battre  le  briquet  vous  agace  à  la 
longue.  En  outre  et  pour  épuiser  la  somme  des  critiques,  je  dois  dire  que 
le  récitatif,  une  des  qualités  prédominantes  de  l'art  de  Meyerbeer,  se 


REVUE.    —    CHRONIQUE. 


•253 


montre  ici  moins  soutenu  que  d'ordinaire,  et,  sauf  quelques  momens 
exceptionnels  où  l'inspiration  touche  à  des  hauteurs  inusitées,  la  langue 
affecte  je  ne  sais  quelle  âpreté  qui  vous  fait  regretter  l'abondance  et  le 
style  des  beaux  dialogues  si  dramatiques  de  Robert  et  des  Huguenots. 
Un  de  ces  points  culminans  dont  je  parle,  celui  que  notre  admiration  ne 
se  lassera  jamais  de  signaler,  est  la  scène  de  la  cathédrale.  Devant  cette 
puissance  de  combinaison,  devant  cette  prodigieuse  habileté  à  coordon- 
ner, à  conduire  dans  la  plus  magnifique  harmonie  d'un  ensemble  archi- 
tectural tous  ces  élémens  qui  se  juxtaposent  sans  se  heurter,  devant  cet 
amoncellement  systématique  de  difficultés  colossales  aussitôt  résolues, 
l'esprit  s'arrête  émerveillé;  on  pense  à  l'art  des  Michel-Ange,  des  Goethe, 
et  puisque  j'ai  prononcé  ce  nom,  revenons  à  Faust  pour  un  instant  en 
manière  de  simple  parenthèse.  Loin  de  moi  l'idée  de  vouloir  agiter 
à  plaisir  les  comparaisons.  Il  est  cependant  bien  difficile,  quand  on 
passe  sa  vie  au  milieu  des  choses  de  l'imagination,  de  ne  point  céder  à 
l'invite.  Le  parallèle  ici  s'établit  malgré  vous,  et  forcément  cette  scène 
d'église  à  laquelle  vous  assistez  ce  soir  vous  donne  à  réfléchir  sur  celle 
que  vous  avez  entendue  avant-hier  et  qu'après-demain  encore  vous  enten- 
drez. Le  hasard  a  parfois  de  ces  malices  dont  ne  se  serait  jamais  avisé  votre 
plus  cruel  ennemi.  Il  fallait  donner  au  public  de  l'Opéra  le  spectacle  de 
cet  immense  quatrième  acte  du  Prophète  alternant  avec  la  représentation 
de  l'acte  de  l'église  dans  Faust  pour  que  ce  public,  qui  n'a  que  faire  de 
notre  esthétique  et  ne  raisonne  point  ses  sensations,  comprît  enfin  d'où 
lui  venait  ce  vide  qui  succède  pour  lui  aux  émotions  énervantes  de  l'acte 
du  jardin.  «  Ceci  tuera  cela,  »  disait  Victor  Hugo;  ce  plein  tuera  ce 
vide,  et  ce  ne  sera  point  en  vérité  grand  dommage,  car,  s'il  y  a  dans  la 
partition  de  Faust  de  charmans  passages  que  l'admirable  diction  de 
M"«  Carvalho,  reprenant  son  rôle  de  Marguerite,  a  récemment  de  nouveau 
mis  en  toute  lumière,  on  peut  reconnaître  que  cet  intermède  de  la  ca- 
thédrale de  Faust  était  tout  entier  à  refaire,  et  qu'il  n'était  même  pas 
besoin  du  voisinage  du  quatrième  acte  du  Prophète  pour  réduire  à  sa 
valeur  dramatique  et  musicale  cette  scène  prétendue  fantastique  où  le 
diable  emboîte  tout  le  temps  le  pas  de  l'orgue  ni  plus  ni  moins  que  s'i 
faisait  sa  petite  partie  de  baryton  dans  un  cantique  du  mois  de  Marie. 
Tous  ceux  qui  jadis  ont  vu  M.  Roger  dans  ce  quatrième  acte  du  Pro- 
phète se  souviendront  de  l'effet  qu'il  y  produisait  par  son  jeu  de  physiono- 
mie. Lui  et  M"*  Viardot,  la  mère  indignée  et  menaçante  et  le  fils  qui  la 
force  à  s'agenouiller  par  son  magnétisme  à  la  fois  sévère  et  suppliant, 
formaient  un  groupe  que  les  amateurs  de  curiosités  dramatiques  conser- 
veront toujours  dans  quelque  coin  de  leur  musée.  J'ai  connu  depuis  bien 
des  Fidès  et  bien  des  Jean  de  Leyde,  et  j'avoue  qu'à  l'exception  de  Jo- 
hanna  Wagner  et  du  ténor  viennois  Ander  aucun  ne  m'a  laissé  d'impres- 
sion particulière.  Ander  avait  des  momens  admirables.  Il  récitait  le 


25Z|  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

songe  comme  jamais  je  ne  l'ai  entendu  dire,  enlevait  à  pleine  voix  la  ca- 
dence dans  l'apaisement  de  la  révolte,  et,  s'il  n'avait  pas  dans  la  scène 
de  l'église  tout  le  fini  de  Roger,  qui,  selon  moi,  détaillait  trop,  il  en 
rendait  le  grand  dessin  d'un  trait  irréprochable.  Pour  le  jeu,  M.  Villa- 
ret  se  rattache  à  la  tradition  de  Roger,  qu'il  s'efforce  de  suivre  du  plus 
près  qu'il  peut  sans  y  rien  ajouter;  comme  chant,  il  fait  de  son  mieux, 
et  s'il  voulait  ne  point  tant  retarder  le  mouvement  dans  le  quatuor  du 
second  acte,  dire  sa  pastorale  plus  piano,  plus  sotto  voce,  ne  pas  tou- 
jours et  partout  employer  la  voix  de  poitrine,  on  pourrait  l'encourager, 
car  en  somme  il  arrive  au  dénoûment  sans  encombre-,  il  est  vrai  qu'il 
n'y  a  plus  d'encombre  à  l'Opéra. 

M""'  Gueymard  mène  vivement  le  rôle  de  Fidès,  personnage  taillé  sur 
le  patron  exceptionnel  de  M'"«  Viardot  et  qui  offre  à  la  cantatrice  ce 
double  agrément  d'avoir  à  se  partager  toute  une  soirée  entre  les  notes 
aiguës  du  soprano  et  les  cordes  les  plus  graves  du  contralto.  Toute  l'intel- 
ligence dramatique  de  M""^  Gueymard  et  toute  la  bonne  volonté  qu'elle 
y  apporte  ne  sauraient  cependant  faire  d'elle  la  femme  de  ce  rôle.  Un 
mezso  soprano  qui  se  corse  en  mûrissant  n'est  point  un  contralto,  et 
c'est  un  contralto  genuine,  un  contralto  capable  de  donner  des  sol  en 
pleine  résonnance  qu'il  faut  avoir  pour  réussir  dans  la  malédiction  du 
quatrième  acte.  En  outre  le  côté  typique  de  cette  figure  lui  échappe.  Son 
interprétation  ne  va  jamais  au-delà  du  demi-caractère,  ce  qui  ne  l'em- 
pêche pas  de  dire  avec  un  parfait  sentiment  et  d'une  voix  superbe  le 
pathétique  arioso  du  second  acte.  Si  cette  partie  de  Fidès  est  déjà  un  si 
terrible  casse-cou,  que  penser  de  celle  de  Bertha?  On  a  écrit  plaisam- 
ment que  c'était  là  plus  qu'un  mauvais  rôle,  que  c'était  une  mauvaise 
action.  A  l'Opéra,  c'est  à  qui  fuira  ce  rôle  comme  la  peste.  M'»«  Carvalho 
a  stipulé  dans  son  engagement  qu'on  ne  le  lui  ferait  jamais  chanter, 
et  cependant  Bertha  conduit  la  pièce.  Entre  ces  deux  figures  abstraites 
et  passives  de  la  mère  et  du  fils,  elle  est  le  trait  d'union  vivant;  le  lien 
dramatique.  Musicalement,  elle  est  de  presque  tous  les  beaux  mor- 
ceaux, et  ce  rôle  ingrat,  redoutable  à  tant  de  points  de  vue,  peut  de- 
venir une  occasion  de  triomphe  pour  qui  s'y  jette  vaillamment  les  yeux 
fermés  et  comme  dans  un  gouffre,  en  se  dévouant.  Ceux  qui  ont  en- 
tendu M"®  Mauduit  presque  à  ses  débuts  chanter  le  Prophète  il  y  a  deux 
ans  ont  pu  l'autre  soir  juger  des  progrès  de  la  jeune  artiste.  Le  public, 
qui  se  souvenait  du  charmant  Siebel  de  Faust,  s'est  montré  dès  l'abord 
très  sympathique  à  la  farouche  Bertha  fuyant  devant  les  cavaliers  d'Ober- 
thal,  et  son  allegro,  jeté  d'une  voix  vibrante  et  sûre,  puis  repris  par  le 
comte  et  Jean,  a  produit  le  meilleur  effet.  Je  passe  sur  le  beau  duo  avec 
Fidès,  que  tout  le  monde  a  hâte  de  voir  finir,  parce  qu'il  a  le  tort  de 
retarder  de  quelques  minutes  l'épisode  si  attendu  de  la  cathédrale,  et 
préfère  n'insister  que  sur  la  scène  du  souterrain  au  cinquième  acte, 


REVUE,    —    CHROMQUE.  '255 

jouée  et  chantée  par  M"**  Mauduit  en  tragédienne  assez  sûre  de  son  talent 
de  cantatrice  pour  maintenir  l'autorité  du  personnage  à  travers  les  inex- 
tricables difficultés  de  la  notation. 

La  dernière  reprise  du  Prophète,  tentée  à  l'Opéra  il  y  a  deux  ans, 
échoua  par  l'insuffisance  du  ténor.  M.  Gueymard  y  livra  sa  dernière  ba- 
taille et  la  perdit.  Le  chef-d'œuvre  aujourd'hui  reparaît  dans  des  condi- 
tions sinon  parfaites,  du  moins  un  peu  meilleures.  Quant  aux  grands  en- 
sembles, qui  tiennent,  on  le  sait,  ici  la  plus  large  place,  ils  sont  ce  qu'on 
les  trouve  à  l'Opéra  lorsque  l'Opéra  se  met  en  peine  d'user  de  toutes 
ses  ressources,  ce  qu'on  a  fait  cette  fois,  et  du  plus  bel  entrain.  Le  seul 
acte  de  la  cathédrale  suffirait  à  la  fortune  de  cette  reprise.  Aux  magnifi- 
cences de  la  mise  en  scène  se  joint  ce  luxe  d'un  immense  personnel  con- 
certant qu'on  chercherait  en  vain,  même  à  l'Opéra  de  Vienne.  Ce  dernier, 
pour  la  fameuse  attaque  des  instrumens  de  cuivre  dans  la  marche  triom- 
phale, garde  encore  l'avantage;  mais  il  ignore  cette  innombrable  phalange 
d'enfans  de  chœur  à  l'aube  de  guipure  sur  leur  soutane  de  pourpre,  en- 
capuchonnés de  la  mosette  cardinalesque,  et  rehaussant,  l'encensoir  d'or 
à  la  main,  de  leurs  voix  argentines  les  idéales  sonorités  de  ce  divin  mor- 
ceau. J'aime  aussi  beaucoup  ce  ballet  de  patineurs,  et  pour  sa  musique, 
la  meilleure  en  ce  genre  que  Meyerbeer  ait  composée,  et  pour  ses  jolies 
patineuses,  dont  le  nombre  s'est  augmenté  de  deux  virtuoses  britanni- 
ques, le  frère  et  la  sœur,  dit-on,  recrutés  à  VAlcazar.  A  ce  propos,  j'en- 
tends se  faire  un  certain  bruit  :  les  puritains  reprochent  à  l'Académie  im- 
périale d'aller  chercher  son  bien  jusque  sur  les  tréteaux,  ce  qui  ne  serait 
point  assez  académique.  J'avoue  ne  pas  comprendre  un  pareil  grief  et  me 
l'explique  d'autant  moins  qu'on  ne  s'en  était  encore  jamais  avisé,  que  je 
sache,  au  sujet  de  M'""'  Marie  Sasse,  sortie,  elle  aussi,  d'un  Alcazar  quel- 
conque, et  dont  personne  n'a  songé  à  incriminer  l'origine.  M'"''  Sasse 
quitte  aujourd'hui  l'Opéra,  qui  sans  déroger  se  l'était  jadis  attachée,  et 
qui,  après  avoir  très  généreusement  rémunéré  ses  services,  peut  sans  re- 
proche la  laisser  s'éloigner.  Si  la  charité  est  un  plaisir  dont  il  faut  par- 
fois savoir  se  priver,  il  y  a  pour  une  administration  de  théâtre  de  ces 
dépenses  que  nul  entraînement  ne  doit  faire  encourir.  Payer  un  chanteur 
60  et  70,000  fr.  par  an  est  déjà  un  luxe  fort  magnifique;  le  payer  100 
et  120,000  serait  la  dernière  des  folies.  A  l'Opéra  surtout,  de  pareilles 
conditions  ne  sauraient  être  admises,  car  à  l'Opéra  c'est  l'ensemble  de 
la  troupe  qui  fait  la  recette.  En  dehors  du  nom  étoile  de  Christine  Nils- 
son,  qui  seul  exerce  du  prestige  sur  l'affiche,  l'Opéra  s'appelle  légion, 
et  l'on  a  pu  voir  ces  jours-ci,  dans  Faust,  M.  Castelmary  remplacer 
M.  Faure  sans  que  cet  incident,  appréciable  des  seuls  habitués,  ait  eu  de 
quoi  émouvoir  le  public.  Cela  ne  veut  pas  dire  qu'un  théâtre  comme 
l'Académie  impériale  ne  doive  point  faire  une  part  très  large  aux  grands 
sujets;  il  convient  cependant  que  ceux-ci  à  leur  tour  s'humanisent,  et 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  étoiles  sachent  une  fois  pour  toutes  qu'au  besoin  on  les  laissera 
filer,  car  dans  une  administration  bien  ordonnée,  si  tout  le  monde  est 
nécessaire,  personne  n'est  indispensable.  f.  de  lagenevais. 


DE  l'état  civil  des  hkformes  de   FRANCE,  par  m.  L.  Anquez;  Paris  18G9. 

Ce  livre,  dont  les  élémens  ont  été  puisés  dans  les  archives  des  anciens 
parlemens  et  dans  un  grand  nombre  de  documens  peu  connus,  forme 
avec  les  deux  ouvrages  du  même  auteur  sur  l'histoire  des  assemblées  po- 
litiques des  réformés  de  France  un  ensemble  presque  complet.  Jusqu'ici, 
M.  Anquez  avait  raconté  les  divers  incidens  des  réunions  où  les  prolestans 
délibéraient  sur  leurs  intérêts  communs,  et  les  conséquences  produites 
par  ces  sortes  d'élats-généraux  de  la  religion.  Cette  histoire  parlemen- 
taire du  protestantisme  pratiquant  la  liberté  politique  au  milieu  d'un 
pays  oij  elle  était  inconnue  et  même  proscrite  présentait  un  tableau 
instructif  et  curieux.  Elle  s'arrête  à  la  date  de  1621,  qui  est  l'époque  de 
l'assemblée  de  La  Rochelle.  A  partir  de  ce  moment  commence  le  mouve- 
ment rétrograde  qui  aboutit  à  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  :  c'est  la 
partie  la  plus  connue  des  annales  du  protestantisme  dans  notre  pays. 
Le  nouvel  ouvrage  de  M.  Anquez  reprend  la  suite  des  destinées  des  calvi- 
nistes français  depuis  le  jour  où  un  roi  trop  puissant  pour  laisser  arriver 
à  lui  parmi  d'innombrables  flatteries  un  seul  bon  conseil  décida,  contre 
le  sens  moral,  que  ses  sujets  feraient  une  profession  de  foi  imposée  par 
la  force,  —  contre  l'intérêt  du  pays,  que  des  milliers  de  bons  citoyens, 
d'hommes  industrieux  et  intelligens  cesseraient  d'être  Français,  — contre 
la  vérité  manifeste,  qu'il  n'y  avait  plus,  parce  que  c'était  son  bon  plaisir, 
un  seul  protestant  dans  la  France  de  son  aïeul  Henri  IV.  A  quelles  con- 
ditions pouvaient  vivre  et  durer  les  familles  protestantes  dans  un  pays 
d'où  il  était  défendu  à  leurs  membres  de  sortir,  et  où  ils  ne  pouvaient 
exercer  aucun  droit  civil  sans  faire  acte  de  catholiques?  Quelle  était 
cette  existence  toujours  menacée  d'époux  que  la  loi  regardait  comme 
vivant  en  concubinage,  d'enfans  qu'elle  condamnait  à  la  bâtardise,  d'hon- 
nêtes gens  qui  pouvaient  à  chaque  instant  être  ruinés  par  des  procès  que 
leur  intentaient  des  collatéraux  malhonnêtes?  —  C'est  le  tableau  de  cette 
malheureuse  société  réformée  que  présente  sans  déclamation,  avec  l'élo- 
quence des  faits,  le  livre  nouveau  de  M.  Anquez.  Au  mérite  de  l'exac- 
titude et  de  la  solidité  qui  distingue  cet  ouvrage,  il  faut  ajouter  la  sym- 
pathie pour  des  victimes  dont  le  sort  était  d'autant  plus  pénible  que  leur 
conscience  était  plus  délicate,  le  juste  blâme  infligé  à  des  lois  contradic- 
toires et  barbares  qui  de  temps  en  temps,  dans  un  siècle  sceptique  et 
irréligieux,  renouvelaient  les  persécutions  religieuses,  enfin  une  grande 
modération  qui  honore  l'historien  et  commande  la  confiance,   l.  éiiexne. 

L.  BuLoz. 


JïL^ 


TROISIÈME    PARTIE    (1). 


—  Je  VOUS  demande  la  permission,  dit  Lam-ence,  d'interrompre 
un  peu  mon  récit.  S'il  ne  vous  a  pas  ennuyé,  je  veux  pouvou' le 
continuer  avec  autant  d'exactitude  et  de  sincérité  que  j'ai  réussi  à 
le  faire  jusqu'cà  présent.  Mes  souvenirs  étaient  très  nets,  parce  qu'ils 
étaient  très  simples  et  se  reportaient  sur  une  préoccupation  exclu- 
sive. A  partir  de  l'aventure  de  la  chambre  bleue,  cette  préoccupa- 
tion se  dédouble,  et  j'ai  besoin  de  ressaisir  le  fil  du  labyrinthe  où 
je  me  suis  senti  longtemps  perdu. 

—  C'est-à-dire,  fis-je  observer  à  Laurence,  que  vous  avez  aimé 
à  la  fois  la  belle  comtesse  et  la  charmante  actrice  ? 

—  Oui  et  non,  non  et  oui;  peut-être,  que  sais-je?  vous  m'aide- 
rez à  voir  clair  en  moi-môme.  Voulez-vous  que  nous  marchions  un 
peu?  Je  n'ai  pas  l'habitude  de  rester  ainsi  en  place  et  de  m'occuper 
aussi  longtemps  de  moi. 

—  Rentrons  à  la  ville,  lui  dis-je;  acceptez  mon  dîner,  et  nous 
reprendrons  ce  soir  ou  demain,  comme  il  vous  plaira. 

Il  accepta,  mais  à  la  condition  que  j'irais  avec  lui  chez  son  père, 
qu'il  n'avait  pas  vu  de  la  journée,  et  qui  pouvait  être  inquiet  de 
lui.  Nous  descendîmes  lestement  la  montagne,  et,  suivant  le  cours 
rapide  de  la  Volpie,  nous  fûmes  bientôt  en  plaine.  Laurence  me 
conduisit  à  vol  d'oiseau  à  travers  de  magnifiques  prairies  jusqu'au 
faubourg  de  la  ville,  qui  n'était  pas  beaucoup  plus  laid  et  plus 
malpropre  que  la  ville  elle-même.  Entre  deux  pompeuses  murailles 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  l"  juillet. 

TOME   LXXXII.   —  15   JUILLET   1869.  ^^ 


258  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  fumier,  nous  gagnâmes  la  maison  et  le  clos  du  père  Laurence, 
qui  n'avait  rien  de  poétique,  je  vous  assure.  L'absence  de  femme  se 
faisait  sentir  dans  tous  les  détails  de  la  cour  et  de  l'intérieur,  car 
on  ne  pouvait  qualifier  de  femme  la  vieille  virago  qui  transportait 
le  purin  dans  un  arrosoir  tout  en  allant  donner  un  coup  d'œil, 
voire  un  coup  de  main,  au  pot-au-feu  de  temps  à  autre.  Le  jardin 
seul  était  bien  tenu,  et  nous  y  trouvâmes  le  vieux  Laurence  occupé 
à  bêcher  un  carré.  C'était  un  homme  de  soixante-dix  ans,  bien 
conservé  et  d'une  beauté  remarquable,  mais  sans  expression  et 
sourd  à  ne  pas  entendre  le  canon.  Il  ne  pouvait  échanger  le  peu 
d'idées  qu'il  paraissait  avoir  qu'avec  son  fils,  qui,  sans  élever  la 
voix  et  en  s'accompagnant  d'une  pantomime  assez  mystérieuse  con- 
venue entre  eux,  répondait  à  toutes  ses  questions.  Il  comprit  que 
j'étais  un  visiteur  bienveillant,  et  pensa  que  je  prendrais  beaucoup 
d'intérêt  à  ses  légumes,  car  il  ne  me  fit  pas  grâce  d'un  navet,  et  me 
raconta  avec  détail  dans  un  patois  peu  compréhensible  l'histoire  de 
tous  ses  essais  horticoles.  Ne  pouvant  lui  communiquer  mes  im- 
pressions, je  pris  mon  mal  en  patience  en  voyant  Laurence  s'em- 
parer de  la  bêche  et  retourner  lestement  le  reste  du  carré  entamé 
par  son  père.  Quand  il  eut  fini,  il  revint  me  délivrer.  —  Il  faut  me 
pardonner,  dit-il,  je  n'avais  pas  fait  ma  tâche  aujourd'hui,  et  mon 
pauvre  vieux  en  eût  trop  fait,  car  il  ne  se  plaint  jamais  et  me  punit 
seulement  en  travaillant  double. 

Je  lui  demandai  si  c'était  une  nécessité  de  position. 

—  Non,  répondit-il,  nous  avons  de  quoi  vivre  sans  nous  fatiguer; 
mais  mon  père  a  la  passion  de  la  terre,  et,  s'il  lui  laissait  un  instant 
de  repos,  il  croirait  avoir  commis  un  crime  envers  elle.  C'est  un  vrai 
paysan,  comme  vous  voyez,  et  en  dehors  de  son  jardin  le  monde 
n'existe  pas.  Le  fumier  que  nous  entassons  autour  de  nous  est  l'ho- 
rizon où  sa  pensée  s'arrête,  et  il  enferme  là  des  trésors  d'activité, 
de  patience,  d'intelligence  pratique,  de  prévoyance  et  de  résigna- 
tion. Si  vous  passiez  un  jour  avec  lui,  vous  l'aimeriez  malgré  vous. 
Il  a  toutes  les  vertus  :  douceur,  chasteté,  charité,  sacrifice  de  soi- 
même.  Il  ne  comprend  pas  celui  que  je  lui  ai  fait  en  revenant 
m'associer  à  son  existence;  mais  s'il  fallait  m'en  faire  un  plus  grand, 
il  n'hésiterait  pas.  Enfin,  monsieur,  je  le  respecte  et  je  l'aime  de 
toute  mon  âme.  J'étais  bien  aise  de  vous  montrer  sa  belle  figure  et 
de  vous  dire  ce  que  je  pense  de  lui  avant  de  reprendre  mon  his- 
toire. Nous  avons  encore  une  bonne  heure  avant  celle  de  votre  dî- 
ner. Nous  serons  tranquilles  ici,  c'est  un  lendemain  de  noces,  tous 
mes  camarades  sont  fatigués.  Je  vais  vous  conduire  dans  mon  oasis 
microscopique,  car  j'en  ai  une,  qui  me  console  du  prosaïsme  de 
mes  habitudes  et  de  mon  habitation. 


PIERRE    QUI    ROULE.  259 

Il  me  conduisit  au  fond  de  l'enclos,  qui  s'étendait  en  pente  douce 
au  flanc  de  la  colline  et  qui  était  entouré  de  murs  assez  élevés  pour 
intercepter  la  vue.  —  Autrefois  notre  enclos  était  charmant,  me 
dit  Laurence,  on  dominait  un  admirable  paysage,  et  quand  au  re- 
tour de  ma  dernière  absence  mon  père  m'a  montré  avec  orgueil  ce 
rempart  qui  en  fait  un  tombeau  en  me  disant  :  «  J'espère  qu'à  pré- 
sent tu  te  plairas  ici!  »  j'ai  été  pris  d'un  chagrin  affreux;  mais  il 
était  si  fier  de  son  enceinte  et  de  ses  jeunes  espaliers  que  je  n'ai 
rien  dit,  seulement  je  me  suis  réservé  la  partie  que  vous  allez  voir, 
un  bout  de  terrain  grand  comme  un  mouchoir  de  poche,  et  qui  fait 
mes  délices  parce  qu'on  n'y  a  rien  touché  et  rien  gâté. 

Il  ouvrit  une  petite  porte  dont  il  avait  la  clé  sur  lui,  et  nous  nous 
trouvâmes  sur  une  étroite  langue  de  terre  inculte  que  supportait 
un  banc  de  grosses  roches.  —  Ceci  n'est  que  le  dessus,  me  dit-il, 
quand  j'eus  admiré  la  vue;  je  possède  aussi  le  dessous.  Descen- 
dez avec  un  peu  de  précaution.  —  Il  disparut  entre  deux  blocs;  je 
le  suivis,  et  nous  descendîmes  à  pic,  de  ressaut  en  ressaut,  jusqu'à 
un  petit  torrent  qui  fuyait  sans  autre  bruit  qu'un  clapotement 
mystérieux  dans  une  coupure  de  laves.  Nous  étions  dans  une  sorte 
de  puits  naturel  ovale,  car  aux  deux  issues  la  roche  se  resserrait 
au  point  de  faire  voûte  sur  l'eau  courante,  et  une  végétation  admi- 
rable remplissait  les  marges  de  l'excavation.  Les  engrais  du  jardin 
maraîcher  suintaient  probablement  dans  ses  parois,  et  les  pluies  y 
entraînaient,  en  dépit  du  mur,  le  meilleur  de  son  terreau  et  de  ses 
graines,  car  les  plantes  d'ornement  s'y  mariaient  à  la  flore  sauvage, 
qui  avait  pris  des  proportions  inusitées.  Dans  le  fond,  des  arums 
embaumés,  des  papyrus  élégans,  des  cotoneasters  d'une  grâce  infi- 
nie, embrassaient  ou  coudoyaient  des  plantains  d'eau,  des  nénu- 
phars, des  macres  et  des  alimas,  qui  s'étaient  installés  d'eux-mêmes 
dans  une  mare  limpide,  espèce  de  source  ou  d'égout  de  terres  posé 
comme  un  diamant  immobile  un  peu  au-dessus  du  lit  de  l'eau  cou- 
rante. 

Tout  cela  était  extrêmement  resserré,  mais  assez  profond,  et  l'or- 
nementation naturelle  s'arrangeait  avec  tant  d'élégance  et  de  luxe 
que  j'en  fus  charmé. 

—  J'appelle  ceci  mon  oubliette,  me  dit  Laurence,  c'est  un  goufî're 
de  fleurs,  de  roches,  de  mousse  et  d'herbes  folles,  où  je  viens  ou- 
blier le  passé  quand  il  me  tourmente  trop.  Je  m'abîme  dans  la 
contemplation  d'une  guirlande  de  roses  sauvages  ou  d'une  touffe 
de  graminées,  et  je  me  figure  que  je  n'ai  jamais  vécu  autrement 
que  les 'pierres  et  les  feuilles;  elles  sont  heureuses  autant  qu'elles 
peuvent  l'être,  vivant  dans  leur  milieu  naturel  et  point  tourmentées 
dans  leur  passive  existence.  Pourquoi  lïe  serais-je  pas  aussi  con- 


260  KEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tent  qu'elles,  moi  qui,  par-dessus  le  marché,  ai  la  faculté  de  sentir 
mon  bonheur?  Mais  je  ne  puis  rester  longtemps  ainsi,  je  sens  quel- 
quefois que,  pendant  que  ma  volonté  dit  oui,  des  larmes  qui  tom- 
bent lâchement  sur  mes  mains  oisives  disent  nonl 

—  Alors  ne  restons  pas  ici.  Ne  m'y  racontez  pas  vos  chagrins, 
ils  détruiraient  peut-être  à  jamais  la  vertu  de  votre  oubliette. 

—  Qai  sait?  ce  sera  peut-être  le  contraire!  les  pensées  que  l'on 
repousse  reviennent  avec  plus  d'obstination.  Tenez,  je  n'aurais 
peut-être  pas  demain  le  courage  de  continuer  mon  récit,  et  je  sais 
que  vous  devez  partir  au  premier  jour.  Avalons  d'un  trait  l'amer 
breuvage  ! 

Et  le  fils  du  jardinier,  ayant  lavé  ses  mains  terreuses  dans  le 
ruisseau,  reprit  ainsi  l'historique  de  sa  vie  d'artiste. 

SUITE    DE    L'HISTOIRE    DU    BEAU    LAURENCE. 

LE     NAUFRAGE. 

Je  vous  ai  laissé  dans  le  boudoir  qui  attenait  à  la  chambre  bleue, 
Bellamare  rentrant  pour  y  reprendre  son  chapeau,  moi  sortant  de 
derrière  la  porte  en  tapisserie  et  lui  apparaissant  comme  la  statue 
du  commandeur. 

Il  fut  surpris,  inquiet,  contrarié;  ces  émotions  passèrent  rapide- 
ment sur  son  masque  expressif  et  se  résolurent  irrésistiblement  en 
un  immense  éclat  de  rire. 

—  Vous  comprenez,  lui  dis-je,  que  je  suis  venu  ici  croyant  fer- 
mement entrer  au  n°  23;  on  m'a  emprisonné;  je  n'ai  rien  compris, 
j'ai  dormi... 

—  Et  tu  n'as  rien  entendu? 

—  J'ai  entendu  tout.  J'ai  vu  la  personne,  mais  avec  le  voile;  j'ai 
deviné  la  taille,  je  n'ai  pas  aperçu  la  figure. 

—  Tant  pis  pour  toi,  une  merveille  !  la  Fornarina  blonde! 

—  Vous  êtes  amoureux  d'elle,  cher  directeur? 

—  Amoureux  désintéressé. 

—  Vous  ne  l'épouseriez  pas? 

—  INon  certes. 

—  Pourquoi? 

—  Tu  ne  sais  donc  pas  que  je  suis  marié? 

—  Ma  foi  non. 

—  Je  le  suis  et  charmé  de  l'être,  parce  que,  si  je  ne  l'étais  pas, 
j'aurais  peut-être  la  fantaisie  du  mariage,  et  que  je  pourrais  tom- 
ber encore  plus  mal. 

—  Votre  femme... 


PIERRE    QUI    ROULE.  261 

—  Est  au  diable,  je  ne  sais  où;  mais  il  ne  s'agit  pas  d'elle.  Je 
suis  chargé  de  te  tâter  prudemment.  La  destinée  se  rit  des  pré- 
cautions de  l'adorable  comtesse.  Je  n'ai  plus  qu'à  t'interroger, 
mais  pas  ici,  où  nous  ne  sommes  ni  chez  nous,  ni  chez  elle.  Je  te 
sais  honnête  homme,  je  n'ai  pas  besoin  de  te  recommander  le  si- 
lence. Sortons  prudemment,  et  ne  va  pas  maintenant  chez  le  voisin. 
Yiens  à  mon  hôtel;  chemin  faisant,  nous  causerons. 

La  vieille  femme  qui  nous  fit  sortir  ne  marqua  aucune  curiosité, 
ne  nous  dit  pas  un  mot,  et  referma  la  porte  sans  aucun  bruit.  Quand 
nous  fûmes  assez  loin  pour  ne  pas  troubler  le  silence  de  cette  rue 
mystérieuse  où  le  jour  commençait  à  se  glisser  :  —  Eh  bien!  me 
dit  Cellamare,  voilà  un  joli  début  dans  la  carrière  des  amours  !  Je 
n'ai  rien  à  t'apprendre;  puisque  tu  sais  tout,  ma  commission  est 
faite.  C'est  à  toi  de  réfléchir  et  de  te  demander  si  tu  consens  à  ce 
que  cette  première  aventure  soit  la  dernière  de  ta  vie,  car  la  dame 
l'entend  ainsi,  et  son  droit  est  de  l'exiger.  Que  lui  répondrai-je? 

—  Vous  feriez  mieux  de  me  conseiller  que  de  me  questionner, 
lui  dis-je;  je  ne  peux  pas  être  épris  d'une  femme  que  je  n'ai  pas 
vue,  et  je  suis  si  surpris  et  si  troublé  que  je  n'ai  pas  une  idée  dans 
la  tête.  Que  penseriez-vous  à  ma  place? 

—  Veux-tu  que  je  te  dise  comment  je  me  suis  raisonné  dans  une 
circonstance  analogue? 

—  Oui,  je  vous  en  prie. 

—  J'étais  jeune  et  pas  plus  beau  que  je  ne  le  suis,  mais  très 
passionné  pour  les  femmes,  et  les  femmes  prisent  beaucoup  ces 
natures  émues.  J'avais  donc  des  succès  autant  qu'un  autre,  mais  des 
succès  bizarres  comme  ma  figure  et  mon  esprit.  Une  Anglaise  riche 
à  millions  dont  j'avais  repêché  la  nièce  tombée  à  l'eau  dans  une  tra- 
versée du  lac  de  Genève  s'imagina  de  m'aimer  et  de  vouloir  être  ai- 
mée. Je  ne  demandais  pas  mieux,  bien  que  j'eusse  préféré  la  nièce; 
mais  la  nièce  me  trouvait  fort  laid  avec  ses  yeux  de  quinze  ans,  et  la 
tante,  qui  avait  passé  quelque  peu  la  trentaine,  voulait  m'enchaîner 
et  m'enrichir  en  m'épousant.  J'éloignai  la  question  le  plus  possible; 
mais  quand  je  vis  qu'elle  y  tenait  avec  l'obstination  que  ces  insu- 
laires portent  dans  leurs  excentricités,  je  fis  mon  portemanteau  et 
me  glissai,  à  l'aube  naissante,  hors  des  jardins  d'Armide.  Je  n'ai 
plus  entendu  parler  de  milady,  qui  était  pourtant  une  belle  et  bonne 
créature,  —  et  je  préférai  épouser  une  petite  Colombine  dont  j'é- 
tais amoureux,  laquelle  me  quitta  pour  un  Lindor  toulousain  qui 
disait  à  l'habilleur  au  moment  d'entrer  en  scène:  Dônez-moi  mes 
hôtes  môles.  J'eus  grand  tort  d'épouser  cette  baladine,  mais  j'eus 
grand'raison  de  la  préférer  à  la  vertueuse  et  romanesque  Anglaise. 
Colombine,  en  reprenant  sa  liberté,  n'a  pas  emporté  la  mienne.  En 


262  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

me  préférant  un  âne,  elle  ne  m'a  pas  ôté  mon  esprit;  enfin,  en 
n'appréciant  ni  mon  talent  ni  mon  cœur,  elle  a  laissé  intacts  mon 
cœur  et  mon  talent. 

—  J'entends,  lui  clis-je;  une  femme  qui  vous  eût  donné  la  for- 
tune et  la  considération  aurait  eu  moralement  sur  vous  droit  de  vie 
et  de  mort. 

—  Et  plus  elle  eût  mis  de  douceur  à  m' accaparer  et  à  me  sou- 
mettre, plus  je  me  serais  senti  enchaîné  et  dompté,  parce  que  je 
suis  comme  toi,  bon  et  loyal;  mais  que  j'eusse  été  malheureux  dans 
la  cage  ouatée  des  convenances  sociales!  Un  artiste  comique  qui 
n'est  pas  fou  dans  sa  vie  privée  comme  sur  les  planches  tourne  vite 
à  la  mélancolie  et  au  suicide.  Enfin  j'ai  repoussé  la  richesse,  et  plus 
d'une  fois,  sous  d'autres  formes  que  celle  du  mariage.  Je  n'ai  ja- 
mais voulu  de  chaînes,  tout  le  monde  pense  que  j'ai  eu  tort;  mais 
moi,  je  me  donne  raison,  parce  que  je  me  sens  toujours  jeune  et  vi- 
vant. Ne  me  dis  pas  ton  opinion  sur  mon  compte,  c'est  inutile, 
pense  à  ton  cas  particulier.  ïu  es  beau  et  pas  comique.  La  personne 
à  qui  tu  plais  paraît  aussi  sérieuse  qu'on  peut  l'être  en  amour;  tu 
n'es  pas  encore  assez  lancé  dans  la  vie  de  théâtre  pour  qu'il  t'en 
reste  des  regrets  ineffaçables.  Tu  es  peut-être  ambitieux  sans  le  sa- 
voir, et  capable  de  jouer  ton  rôle  sur  la  scène  du  monde  réel.  S'il 
en  est  ainsi,  épouse,  mon  cher  enfant,  épouse!  La  vie  est  une  pente, 
les  uns  ont  pour  destinée  de  descendre  dans  les  plaines  où  pous- 
sent l'or  et  le  blé,  les  autres  de  monter  jusqu'aux  rocs  stériles  où 
l'on  ne  récolte  que  le  vent  et  les  nuages.  Fais  faire  à  ton  moral 
quelques  entrechats,  tu  verras  bien  s'il  est  lourd  ou  léger,  s'il  tend 
à  rouler  dans  le  positif  ou  à  se  laisser  emporter  par  la  folle  brise. 
Et  sur  ce  allons  faire  un  somme. 

Je  le  suivis  sans  lui  répondre,  incertain  et  fatigué.  Je  me  jetai 
sur  un  lit  et  ne  trouvai  aucune  issue  à  mes  perplexités. 

Bellamare  dormit  quelques  heures  et  se  prépara  à  partir  avec 
Impéria  et  Anna,  qui  était  tout  à  fait  rétablie. 

—  Je  te  laisse  libre  ici  jusqu'à  demain,  me  dit-il;  va  trouver  Léon 
et  vois  avec  lui  les  monumens  de  la  ville.  Et  même  tu  peux  lui  de- 
mander conseil  sans  lui  parler  du  n°  25  et  sans  lui  donner  aucun 
détail,  aucun  renseignement  qui  puisse  le  conduire  par  hasard  à 
deviner  plus  tard  la  personne.  Du  reste,  Léon  est  aussi  sûr  que 
moi-même,  c'est  un  jeune  homme  sérieux,  un  esprit  de  haute 
trempe.  Son  avis  doit  avoir  pour  toi  plus  de  poids  que  le  mien. 

—  Ne  me  direz-vous  pas,  à  moi,  le  nom  de  la  comtesse? 

—  Jamais,  à  moins  qu'elle  ne  m'y  autorise.  A  propos,  je  suis 
chargé,  si  tu  t'en  souviens,  de  savoir  si  ton  cœur  est  libre.  L'est- 
11,  oui  ou  non? 


PIERRE    QUI    ROL'LE.  263 

En  ce  moment,  Impéria  sortait  de  sa  chambre,  portant  son  petit 
sac  de  nuit  en  moquette  fanée  et  usée,  et  rassemblant  les  plis  de 
son  mince  manteau  de  voyage  pour  dissimuler  sa  robe  craquée  aux 
entournures.  Le  contraste  de  cette  pudique  misère  avec  l'opulence 
de  la  dame  entrevue  à  travers  les  riches  dentelles  me  saisit  comme 
une  révélation  de  mon  propre  instinct.  Étais-je  ambitieux?  étais-je 
sensible  au  prestige  du  luxe,  si  chatoyant  aux  yeux  qui  n'y  sont 
pas  habitués?  La  pauvreté  me  répugnait-elle?  Pouvais-je  entrevoir 
par  l'imagination  une  jouissance  de  la  richesse  capable  de  me  faire 
oublier  l'image  chérie  de  ma  petite  camarade?  Mon  âme  me  cria 
non  de  toutes  ses  forces  et  avec  toute  sa  spontanéité. 

—  Eh  bien  !  reprit  à  voix  basse  Bellamare,  je  te  demande  si  ton 
cœur  est  libre?  Es-tu  sourd? 

—  Ma  foi,  répondis-je  tout  bas,  M"'"  la  comtesse  est  trop  curieuse. 
Bellamare  me  prit  par  le  bras,  m'éloigna  d'Impéria  de  deux  ou 

trois  pas,  et  me  dit  :  —  Si  tu  songes  à  celle-ci,  tune  peux  pas  son- 
ger à  l'autre? 

Je  n'osai  livrer  mon  secret  à  Bellamare.  J'avais  trop  peur  qu'il  ne 
me  fût  contraire.  Je  répondis  que  j'étais  libre  de  toutes  les  m.a- 
nières,  et  que  j'y  regarderais  à  deux  fois  avant  de  renoncer  à  un  si 
grand  avantage. 

—  Vous  viendrez  nous  rejoindre  demain  à  Tours?  me  dit  Impé- 
ria au  moment  de  monter  en  wagon  :  songez  que  sans  Léon  et  sans 
vous  nous  n'oserons  faire  un  pas. 

—  N'avez-vous  point  les  auires  et  le  cher  directeur? 

—  Le  cher  directeur  va  être  trop  occupé  de  l'installation  géné- 
rale, et  les  autres  sont  bien  gentils,  mais  ce  n'est  pas  vous.  Adieu! 
Amusez-vous  bien,  et  ne  nous  oubliez  pas. 

Elle  partit  en  me  regardant  d'un  air  si  chastement  affectueux, 
que  l'émotion  de  la  chambre  bleue  me  parut  un  vain  songe.  On  eut 
dit  qu'ïmpéria  devinait  ma  situation,  et  je  me  persuadai  que  ses 
yeux  me  disaient  :  «  N'en  aimez  pas  une  autre  que  moi.  » 

Je  ne  parlai  point  de  ces  choses  à  Léon.  Du  moment  que  je  n'é- 
tais pas  incertain,  je  n'avais  pas  à  le  consulter.  Je  ne  lui  parlai 
que  de  lui.  Son  ami  du  n°  23  était  un  fils  de  famille  assez  instruit 
et  assez  sérieux  pour  un  homme  de  loisir.  Kous  vîmes  ensemble  le 
château  de  Blois,  dont  il  nous  fit  l'historique  détaillé  d'une  façon 
intéressante.  Le  soir,  il  nous  proposa  de  rester  chez  lui  et  de  causer 
tout  simplement  en  prenant  du  punch  et  en  fumant  d'excellens  ci- 
gares. C'est  dans  cette  tranquille  causerie  que  je  compris  pour  la 
première  fois  les  préoccupations  mj^stérieuses  de  Léon. 

Léon  n'était  plus  un  enfant,  il  avait  ti'ente-deux  ans,  il  avait 
beaucoup  vécu  et  il  s'était  beaucoup  instruit  en  vivant.  Sa  passion 


264  REVUE  DES  DEUX  MOMDES. 

dominante  avait  toujours  été  le  théâtre.  Il  en  aimait  toutes  les  fic- 
tions et  n'en  acceptait  aucune  réalité.  C'était  l'esprit  et  non  la  lettre 
qui  le  soutenait.  Il  aimait  tous  ses  rôles,  en  ce  sens  qu'il  les  com- 
plétait dans  sa  pensée  et  que,  soignant  beaucoup  son  aspect  exté- 
rieur, maquillage  et  costume,  il  entrait  toujours  en  scène  en  se 
persuadant  qu'il  était  le  personnage  de  son  interprétation;  mais  en 
même  temps  il  détestait  tous  ses  rôles,  parce  qu'il  ne  les  trouvait 
pas  tracés  et  écrits  dans  son  sentiment.  Enfin  il  était  trop  maître 
pour  être  virtuose,  trop  lettré  pour  être  interprète,  et  il  regimbait 
sans  cesse  intérieurement  contre  sa  tâche,  sans  vouloir  pourtant  y 
renoncer,  et  sans  pouvoir  penser  à  autre  chose  qu'à  son  cher  et 
odieux  métier. 

Il  écrivait,  je  vous  l'ai  dit,  et  je  me  suis  toujours  persuadé,  je  me 
persuade  encore  qu'il  avait  du  génie,  mais  le  génie  le  plus  malheu- 
reux qu'on  puisse  avoir  en  partage,  le  génie  sans  talent.  Ses  pièces 
étaient  remplies  d'originalité,  d'élans  vigoureux,  de  situations 
fortes  et  simples  ;  elles  avaient  ce  cachet  de  grandeur  et  cette  aus- 
térité de  moyens  qu'on  trouve  chez  les  grands  maîtres  du  temps 
passé.  Malgré  ces  qualités  supérieures,  elles  étaient  impossibles 
pour  la  plupart;  il  eût  fallu  les  refondre  eniièrement  et  les  traduire 
en  partie  pour  les  faire  comprendre  au  public.  Jouées  devant  dix  ou 
douze  personnes  lettrées,  elles  les  eussent  charmées;  mais  tout  nom- 
breux auditoire  représente  une  majorité  d'ignorans  ou  d'esprits 
paresseux  qui  ne  peut  ni  chercher,  ni  comparer,  ni  se  souvenir,  ni 
deviner.  En  province  surtout,  il  faut  ne  rien  laisser  à  l'interpréta- 
tion du  vulgaire,  elle  va  trop  loin  quand  elle  s'en  mêle,  et  se  scan- 
dalise horriblement  de  ce  qui  ne  choquerait  pas  des  esprits  sérieux 
et  cultivés. 

Léon  en  voulait  un  peu  à  Bellamare  de  ce  qu'il  n'avait  encore 
voulu  jouer  qu'un  ou  deux  de  ses  ouvrages,  et  de  ce  qu'il  avait 
exigé  des  remaniemens  et  des  sacrifices  considérables.  Il  disait  que 
le  devoir  d'un  homme  d'intelligence,  d'un  véritable  artiste  comme 
notre  directeur,  était  d'essayer  d'instruire  et  de  former  le  public, 
d'en  créer  un  au  besoin,  n'importe  où,  au  lieu  de  subir  le  mauvais 
goût  et  de  s'asservir  à  l'ignorance  du  public  tout  fait  de  tous  les 
pays.  Bellamare  avait  répondu  à  ces  reproches  :  —  Donne-moi  une 
salle  et  cent  mille  francs  de  subvention,  je  te  jure  de  faire  jouer  tes 
pièces  et  toutes  celles  des  auteurs  inconnus  qui  feront  preuve  de 
génie  ou  de  talent,  ces  pièces  fussent-elles  destinées  à  n'avoir  au- 
cun succès.  Je  ne  mettrai  pas  un  sou  dans  ma  poche,  et  je  serai 
très  heureux  de  faire  de  l'art;  mais  avec  rien  on  ne  peut  rien. 
Léon  avait  baissé  la  tête.  11  n'accusait  pas  Bellamare,  il  l'estimait 
et  l'aim.ait;  mais  il  accusait  le  temps  et  les  hommes,  il  dédaignait 


PIERRE    QUI   ROULE.  265 

son  siècle,  il  s'y  trouvait  à  l'étroit  et  s'y  traînait  comme  un  con- 
damné qui  n'a  pas  mérité  son  sort.  Il  ne  voulait  faire  au  vulgaire 
aucune  concession,  et  son  ami  de  Elois  l'encourageait  à  garder 
l'orgueil  de  son  génie.  Moi,  je  sentais  que  ce  génie  était  trop  in- 
complet pour  se  montrer  si  intolérant;  mais  je  n'osai  le  lui  dire,  car 
il  le  disait  lui-même,  il  le  sentait,  et  c'était  la  véritable  cause  de  sa 
tristesse.  Il  avait  soif  du  beau  et  ne  savait  pas  trouver  en  lui  la 
source  où  l'homme  vraiment  doué  se  désaltère  sans  avoir  besoin  du 
contrôle  des  autres. 

Quant  à  moi,  je  ne  fus  pas  meilleur  k  Tours  qu'à  Beaugency,  et 
Vendôme  ne  vit  pas  éclore  mon  talent  d'artiste.  Les  autres  villes  où 
Bellamare  gagna  et  perdit  de  l'argent  ne  firent  pas  grande  attention 
à  moi.  J'étais  tout  au  plus  passable.  Je  ne  faisais  pas  tache  dans 
l'ensemble,  mais  je  n'y  jetais  aucun  éclat,  et  mes  camarades  ne  se 
faisaient  plus  d'illusion  sur  mon  compte.  Bellamare,  toujours  pa- 
ternel, assurait  que  je  lui  étais  utile.  Pourtant  je  ne  pouvais  rem- 
placer Lambesc,  qui  lui  était  insupportable,  et  il  ne  put  le  congé- 
dier qu'à  la  fin  de  notre  tournée.  Elle  s'acheva  sans  que  rien  eût 
justifié  l'espoir  que  j'avais  eu  de  devenir  l'appui  et  l'époux  d'Im- 
péria.  Elle  allait  rentrer  à  l'Odéon,  et  je  ne  pouvais  songer  à  solli- 
citer un  engagement  à  ce  théâtre.  Il  y  avait  bien  des  sujets  aussi 
pâles  que  moi,  mais  ils  sortaient  du  Conservatoire.  Bocage  ne  les 
aimait  pas.  Il  disait  qu'à  moins  d'être  doués  d'un  génie  spécial 
ils  étaient  tous  marqués  du  même  gaufrier  et  incapables  d'as- 
souplir leurs  lignes  raides  à  son  enseignement;  mais  ces  élèves 
avaient  des  droits,  et  je  n'en  avais  pas.  Je  ne  voulus  pas  faire  de 
démarche  inutile.  Je  n'aspirais  qu'à  garder  mes  entrées  pour  me 
retrouver  auprès  d'Impéria.  D'ailleurs  les  vacances  arrivaient,  et 
mon  père  comptait  sur  moi.  Je  me  séparai  de  mes  camarades  à  Li- 
moges, et  là  Bellamare  me  proposa  de  m'engager  pour  l'hiver, 
qu'il  comptait  passer  dans  le  nord  de  la  France,  ou  de  me  faire 
engager  dans  quelque  troupe  fixée  dans  une  grande  ville.  Je  le  re- 
merciai. Je  voulais  reprendre  mes  études  à  Paris  jusqu'à  nouve. 
ordre  et  ne  pas  ra'éloigner  d'Impéria.  Son  amitié,  à  défaut  de  son 
amour,  était  toute  ma  joie,  et  j'espérais  toujours,  sans  savoir  par 
quel  chemin  j'arriverais  à  pouvoir  lui  offrir  ma  vie. 

Je  donnai  pour  prétexte  qu'avant  de  me  jeter  définitivement 
dans  la  carrière  dramatique,  je  voulais  consulter  ma  famille.  Bel- 
lamare m'approuva.  —  Voici,  me  dit-il,  une  afiaire  réglée  pour  le 
moment.  Si  tu  changes  d'avis,  viens  me  rejoindre.  En  écrivant  à 
l'Odéon,  tu  sauras  toujours  où  je  suis.  Il  suffirait  d'ailleurs  d'adres- 
ser tes  lettres  à  Constant,  il  me  les  fera  parvenir;  mais  nous  avons 
à  apurer  un  autre  compte.  Je  ne  t'ai  pas  reparlé  de  la  comtesse,  tu 


266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  m'as  pas  fait  de  questions  sur  elle  :  c'était  notre  devoir  à  tous 
deux.  J'attendais  ton  initiative,  tu  attendais  peut-être  la  mienne, 
tant  il  y  a  qu'au  moment  de  nous  séparer  il  faut  nous  expliquer 
sur  son  compte. 

—  N'avez-vous  pas  encore  écrit  à  cette  dame  ? 

—  Si  fait,  je  lui  ai  écrit  la  vérité.  Je  lui  ai  dit  que  tu  avais  en- 
tendu ,  bien  malgré  toi ,  ses  confidences ,  et  que  tu  ne  connaissais 
pourtant  ni  son  nom  ni  sa  figure.  J'ai  ajouté  que  tu  m'avais  semblé 
irrésolu,  que  je  t'avais  conseillé  de  réfléchir,  et  que  je  ne  te  quitte- 
rais pas  sans  t' avoir  demandé  le  résultat  de  tes  réflexions.  Parle, 
le  moment  est  venu. 

—  Dites-lui,  répondis-je,  que  je  suis  touché,  reconnaissant;  que 
sa  grâce  m'a  frappé,  bien  que  ce  fût  à  travers  des  draperies  impé- 
nétrables; que  j'ai  aperçu  le  bout  d'un  pied  divin  et  l'or  d'une 
royale  chevelure...  Ne  lui  dites  pas  que  ces  cheveux  pouvaient  être 
faux,  et  qu'il  est  difficile  d'être  amoureux  d'une  femme  qui  cache 
son  visage  et  jusqu'au  son  de  sa  voix;  mais  vous  pouvez  bien  lui 
dire  que  la  bonne  foi  de  son  langage  m'a  rempli  de  confiance  et  de 
respect.  Oui,  dites-lui  cela,  car  c'est  la  vérité,  et  plus  j'y  ai  songé, 
plus  je  me  suis  senti  d'estime  pour  elle.  Vous  n'avez  pas  besoin 
d'ajouter  que  si  elle  n'avait  pas  parlé  de  mariage...  Mais  cette 
chose  sérieuse  m'a  rendu  sérieux,  et  vous  pouvez  conclure  en  di- 
sant que  je  suis  trop  jeune  pour  accepter  une  si  haute  destinée  sans 
terreur.  11  faudrait  avoir  une  grande  outrecuidance  pour  s'en  croire 
digne  et  pour  être  sûr  de  la  mériter  toujours. 

—  Très  bien,  s'écria  Bellamare,  c'est  rédigé  de  façon  que  je  n'y 
veuille  rien  changer;  mais  n'as-tu  pas  dans  le  cœur  un  petit  post- 
scriptum  de  regret  qui  adoucirait  la  solennité  du  refus  ?  car  c'est 
un  refus,  il  n'y  a  pas  à  dire,  et  qui  sait  si,  dans  deux  ou  trois  ans 
d'ici,  tu  ne  t'en  repentiras  pas? 

—  Mon  cher  directeur,  j'ai  attendu  votre  conseil  dans  un  état  de 
perplexité  dont  vous  ne  devinez  pas  la  vraie  cause,  et  la  voici  :  si 
vous  me  trouviez  réellement  du  talent,  vous  m'eussiez  dit  sans  hé- 
siter :  «  Ne  songe  pas  aux  comtesses,  étudie  tes  rôles!  »  Votre 
silence  m'a  prouvé  le  peu  de  foi  que  vous  avez  dans  mon  avenir  d'ar- 
tiste. Il  est  donc  possible  que  je  fasse  une  grande  sottise  en  termi- 
nant par  un  refus  ma  charmante  aventure;  mais,  sans  avoir  beau- 
coup médité,  je  crois  qu'il  faut  s'y  résoudre,  ou  jouer  le  rôle  d'un 
précieux  ridicule  et  de  mauvaise  foi.  Je  suis  trop  jeune  pour  être 
un  don  Juan;  je  voudrais  en  vain  abuser  des  avantages  que  le  ha- 
sard m'a  donnés  sur  cette  femme  pour  la  tromper,  je  ne  saurais 
pas.  J'aime  mieux  confesser  mon  ingénuité  et  m'en  consoler  avec 
son  estime. 


PIERRE    QUI   ROULE.  267 

—  Très  bien,  reprit  Bellaniare;  c'est  toujours  très  bien  !  Tu  es 
vraiment  un  cœur  d'or,  et  j'espère  toujours  que  tu  seras  un  artiste. 
Consulte  ta  famille,  tu  le  dois,  et,  si  elle  te  laisse  libre,  attends  le 
moment  où,  vers  la  fermeture  de  i'Odéon,  j'irai  passer,  comme  de 
coutume,  quelques  semaines  à  Paris.  Nous  reprendrons  nos  études 
seul  à  seul,  et  j'ai  dans  l'idée  que  je  ferai  sortir  de  toi,  par  le  geste, 
la  physionomie  et  l'accent,  tout  ce  que  ton  être  renferme  de  beau 
et  de  bon. 

Je  le  quittai  en  pleurant.  Tous  mes  camarades  me  serrèrent  dans 
leurs  bras,  Moranbois  seul  me  tourna  le  dos  en  levant  les  épaules 
quand  je  voulus  l'embrasser  aussi. — C'est  donc  que  j'ai  fait  quelque 
mauvaise  action?  lui  dis-je;  vous  ne  m'estimez  plus? 

—  Tu  en  as  menti ,  répliqua-t-il  de  son  ton  le  plus  méprisant. 
Je  suis  assez  crétin  pour  t' aimer;  mais  tu  es  un  pourceau  de  nous 
quitter  au  moment  où  l'on  s'attache  à  toi!  Voilà  les  jeunes  gens! 
toujours  ingrats! 

—  Je  ne  suis  pas  Léonce,  lui  dis-je  en  l'embrassant  malgré  lui, 
et  si  je  lui  ressemble  jamais,  je  vous  permets  de  me  mépriser. 

Quant  à  Impéria,  elle  me  parut  beaucoup  plus  occupée  d'un  nou- 
veau rôle  qu'elle  étudiait  que  de  mon  départ,  et  j'en  fus  si  doulou- 
reusement blessé  que  je  résolus  de  partir  sans  aller  lui  dire  adieu. 
Elle  était  au  théâtre  avec  Anna,  répétant  une  scène  avec  acharne- 
ment; mais,  au  moment  où  je  montais  en  diligence,  je  la  vis  accourir 
tout  essoufflée  avec  sa  compagne.  Elles  m'apportaient  un  joli  sou- 
venir qu'elles  avaient  brodé  pour  moi  dans  les  coulisses  pendant 
les  répétitions,  et  impéria  me  fit  ses  adieux  avec  un  sourire  mouillé 
de  larmes  qui  me  remit  en  sa  possession  corps  et  âme. 

Mon  père  me  revit  avec  joie  et  me  questionna  à  peine  sur  l'em- 
ploi de  mon  temps.  En  me  voyant  studieux  et  content  de  mon  sort 
en  apparence,  il  ne  chercha  pas  à  comprendre  pourquoi  j'avais 
voyagé  tout  l'été. 

Je  me  sentais  pourtant  comme  désespéré,  et  pour  la  première 
fois  je  trouvai  ma  ville,  ma  maison,  mon  existence  intolérables.  Je 
mesurai  l'abhne  qui  me  séparait  de  mes  compagnons  d'enfance,  et 
la  grossièreté  de  mon  milieu  normal  me  blessa  comme  une  injus- 
tice de  la  destinée.  En  y  réfléchissant,  je  reconnus  vite  que  ce  n'était 
ni  la  faute  de  ce  milieu,  si  je  ne  l'acceptais  plus,  ni  la  mienne,  s'il 
ne  pouvait  plus  me  satisfaire.  Tout  le  mal  venait  de  la  naïve  ambi- 
tion que  mon  père  avait  eue  de  m' élever  au-dessus  de  son  état. 
Pour  en  sortir  véritablement,  il  me  fallait  non-seulement  des  an- 
nées de  travail  assidu  et  de  courage  à  toute  épreuve,  —  et  je  m'en 
sentais  capable,  —  mais  encore  une  certaine  supériorité  d'intelli- 
gence, et  mon  médiocre  essai  dramatique  m'avait  jeté  dans  un 


26S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grand  doute  de  moi-même.  Yous  me  direz  que  cela  n'était  pas  rai- 
sonnable, que,  le  théâtre  étant  une  spécialité  bien  tranchée,  ma 
gaucherie  et  ma  timidité  ne  devaient  pas  me  décourager  du  bar- 
reau, qui  est  une  tout  autre  spécialité.  Je  me  persuadai,  je  m'ima- 
gine encore  que  les  deux  ne  font  qu'une,  et  que  je  serais  encore 
plus  mauvais  orateur  que  je  n'étais  mauvais  comédien. 

En  me  tourmentant  de  cette  crainte,  j'achevai  de  me  rendre  in- 
capable de  la  vaincre,  et  je  tombai  dans  un  profond  dégoût  de  mes 
études  de  droit.  Je  n'avais  pas  de  quoi  acheter  une  étude  d'avoué 
ou  de  notaire,  j'aimais  autant  être  jardinier  que  maître  clerc  à  per- 
pétuité. Je  ne  voulais  pas  songer  à  la  magistrature,  nous  étions 
dès  lors  dans  un  courant  politique  qui  préparait  la  dictature;  j'avais 
les  opinions  de  mon  âge  et  toute  mon  ardeur  d'étudiant.  Je  ne  vou- 
lais recourir  ni  à  la  protection  de  mon  oncle,  le  baron  député,  ni  à 
celle  d'aucun  des  gros  bonnets  de  mon  département;  pour  obtenir 
leur  appui,  il  eût  fallu  m' engager  à  servir  une  réaction  que  ma  tête 
bouillante  n'acceptait  pas,  et  à  la  durée  de  laquelle  la  jeunesse 
d'alors  ne  croyait  pas. 

Nous  ne  sommes  pas  ici  pour  parler  politique.  J'ignore  vos  opi- 
tions,  et  je  n'ai  pas  à  vous  exhiber  les  miennes;  mais  je  dois  vous 
dire  que  mon  caractère  est  resté  sauvage  d'indépendance  morale,  et 
que  sous  ce  rapport  je  ne  m'étais  pas  trompé  de  chemin  en  me 
jetant  dans  la  vie  d'artiste;  seulement  il  eût  fallu  légitimer  cette 
ambition  de  liberté  par  un  vrai  talent,  et  je  n'avais  peut-être  pas 
de  talent  du  tout!  Qu'y  faire?  C'était  tant  pis  pour  moi! 

L'ennui  me  dévorait,  car,  de  toutes  les  causes  d'ennui,  l'irréso- 
lution est  la  plus  pesante.  J'étais  navré  de  ne  pas  trouver  un  but  à 
ma  destinée  et  de  ne  plus  savoir  à  quoi  employer  mon  activité, 
mon  intelligence,  ma  facilité  à  apprendre,  ma  mémoire,  les  forces 
de  mon  tempérament,  de  mon  cœur  et  de  mon  cerveau.  J'avais  cru 
sentir  que  j'étais  quelqu'un,  que  je  pouvais  devenir  quelque  chose, 
et  tout  à  coup  je  ne  trouvais  en  moi  qu'impuissance  et  décourage- 
ment, autour  de.moi  qu'obstacles-ou  précipices.  La  maladie  de  Léon 
me  gagnait,  et  j'en  ressentais  l'épouvante. 

Il  y  a  des  milliers  de  jeunes  gens  dans  cette  position,  car  l'hiOmme 
du  peuple,  sitôt  qu'il  est  un  peu  au-dessus  du  besoin,  aspire  à 
pousser  ses  enfans  plus  haut  que  lui.  Les  fils  de  famille,  dont  la 
position  est  toute  faite  d'avance,  ne  savent  pas  ce  que  nous  souf- 
frons à  l'âge  triomphal  où  l'on  en  finit  avec  l'esclavage  abhorré  du 
collège,  pour  s'emparer  d'une  liberté  qui  ne  conduit  qu'au  mal- 
heur, à  moins  d'un  suprême  effort  ou  d'une  chance  invraisemblable. 
Celui  de  nous  qui  parvient  ne  fait  que  son  devoir  aux  yeux  des  pa- 
ïens qui  se  sont  sacrifiés  pour  lui;  celui  qui ,  faute  d'intelligence  et 


PIERRE    QUI    ROULE.  269 

d'énergie,  succombe  est  durement  condamné.  On  fait  trop  et  trop 
peu  pour  nous.  11  vaudrait  mieux  donner  moins  et  moins  exiger. 

Mon  père  n'était  pas  homme  à  me  condamner  ainsi  ;  mais  je  sa- 
vais ce  qu'il  souiïVirait  en  me  voyant  échouer,  et  je  me  demandai  si 
je  ne  ferais  pas  mon  devoir  en  le  dissuadant  de  sa  chimère  de  dé- 
classement avant  que  ses  espérances  fassent  plus  enracinées.  Il 
était  temps  encore  de  lui  dire  que  je  ne  me  sentais  pas  la  vocation 
qu'il  m'avait  gratuitement  attribuée,  que  j'avais  essayé  de  parler 
en  public  et  que  je  parlais  mal,  enfin  que  je  préférais  l'aider  dans 
son  travail  et  apprendre  son  état  sous  sa  direction.  Certes  j'aurais 
dû  agir  ainsi  dès  cette  époque;  mais  d'une  part  l'amour  me  tenait, 
et  avec  lui  le  désir  de  suivre  les  pas  de  mon  idole,  de  l'autre  le 
travail  manuel,  auquel  je  n'avais  pas  été  habitué,  me  remplit  d'ef- 
froi, et  je  ne  pus  vaincre  le  dégoût  que  m'inspirait  cette  sorte  d'a- 
brutissement où  je  devais  plonger  ma  pensée.  Je  me  sentais  capable 
de  ne  rien  faire  de  ma  volonté  plutôt  que  de  l'asservir  ainsi.  J'avais 
grand  tort,  monsieur;  je  me  trompais  absolument  :  l'acceptation  de 
la  paresse  est  la  plus  funeste  pensée  qui  puisse  traverser  une  tète 
humaine.  Je  ne  me  doutais  pas  de  ce  que  l'âme  conserve  de  forces 
quand  elle  est  résolue  cà  se  défendre;  mais,  que  voulez-vous?  j'étais 
trop  jeune  pour  savoir  cela! 

Au  milieu  de  ces  angoisses  secrètes,  je  reçus  —  le  même  jour, 
ceci  est  à  noter,  —  deux  lettres  que  j'ai  été  prendre  tout  à  l'heure 
dans  ma  chambre  et  que  je  vais  vous  lire. 

La  première  est  d'Impéria. 

La  Haye,  l''"'  octobre  1850. 

«  Mon  cher  camarade,  vous  aviez  promis  de  nous  écrire,  et  nous 
commençons  à  être  inquiets  de  votre  silence.  M.  Bellamare  me 
charge  de  vous  le  dire,  et  je  joins  mes  reproches  aux  siens.  Avez- 
vous  si  tôt  oublié  vos  compagnons,  vos  amis,  votre  paternel  direc- 
teur et  votre  petite  sœur  Impéria,  qui  n'en  saurait  prendre  son  parti 
sans  regret?  Non,  c'est  impossible.  Ou  vous  êtes  trop  heureux  dans 
votre  famille  pour  lui  voler  une  heure  et  nous  la  consacrer,  ou  vous 
y  avez  quelque  préoccupation  fâcheuse  dont  vous  ne  voulez  nous 
parler  qu'après  coup  :  peut-être  un  parent  malade,  peut-être  votre 
père,  que  vous  aimez  tant  et  dont  vous  m'avez  si  bien  parlé?  Enfin 
prenez  une  minute  pour  nous  rassurer  tous,  et  si  c'est  le  plaisir,  les 
vacances,  la  chasse,  les  excursions,  les  amusemens  du  pays  et  de 
la  famille  qui  vous  accaparent,  nous  serons  contens  de  le  savoir,  et 
n'exigerons  pas  une  longue  lettre. 

«  Au  risque  de  vous  arriver  dans  un  moment  où  vous  n'y  pren- 
drez pas  grand  intérêt,  il  faut  que  la  mienne  vous  donne  certains 


270  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

détails  sur  nous  autres.  Je  commencerai  par  moi,  car  vous  devez 
être  surpris  de  voir,  au  timbre  de  l'adresse,  que  je  ne  suis  pas  à 
Paris. 

«  C'est  que  j'ai  pris  tout  d'un  coup,  cette  année,  une  grande  ré- 
solution. L'Odéon  avait  accepté  les  conditions  de  mon  rengage- 
ment, et  peu  de  jours  après  que  nous  eûmes  reçu  vos  adieux  à 
Limoges,  M.  Bellamare  reçut  ledit  engagement  signé  de  M.- Bocage, 
et  n'attendant  plus  que  ma  propre  signature.  J'avais  réfléchi,  je 
sentais  bien  qu'en  augmentant  mes  petits  appointemens  on  allait 
exiger  de  moi  des  progrès  que  je  n'avais  pas  faits;  puis  je  me  rap- 
pelai combien  la  vie  de  Paris  est  coûteuse  et  triste  quand  on  est 
seule  au  monde!  Mon  cœur  se  brisait  à  l'idée  de  quitter,  pour  les 
trois  quarts  de  l'année,  la  troupe  qui  est  devenue  ma  famille  et  où 
je  suis  si  heureuse,  pour  aller  m'enfermer  dans  ma  petite  chambre 
humide  et  noire  de  Paris,  où  ma  santé  a  tant  souflert  l'hiver  der- 
nier, et  où  une  maladie  plus  longue  me  réduirait  à  recevoir  l'au- 
mône de  mes  camarades  ou  celle  de  ma  concierge,  ou  à  mourir 
seule  dans  mon  coin  comme  un  oiseau  tombé  du  nid.  Enfin  Paris 
m'a  fait  peur  pour  le  présent  et  pour  l'avenir.  Si  je  dois  avoir  du 
talent,  ce  n'esi  pas  là  que  j'en  acquerrai,  n'ayant  pas  le  moyen  de 
payer  un  bon  professeur  et  ne  voulant  pas  devoir  mon  succès  à  sa 
charité.  Je  suis  méfiante,  vous  le  savez,  quand  je  ne  connais  pas 
les  gens,  et  je  me  réfugie  sous  les  ailes  où  je  sais  pouvoir  être  tran- 
quille. J'ai  donc  supplié  M.  Bellamare  de  me  garder  pour  élève  et 
pour  pensionnaire,  et,  après  avoir  usé  toute  sa  généreuse  éloquence 
à  vouloir  me  prouver  que  j'agissais  contrairement  à  mes  intérêts,  il 
a  bien  voulu  céder.  Vous  ne  me  reverrez  donc  pas  à  Paris  cet  hiver 
ni  peut-être  l'hiver  prochain,  car  je  ne  me  sens  pas  l'ambition 
qu'on  m'attribuait  d'y  chercher  fortune  et  d'y  attirer  les  yeux.  Je 
me  trouve  plus  à  mon  plan  dans  ces  villes  de  province  où  on  n'en 
demande  pas  tant,  et  où  nous  ne  restons  pas  assez  pour  qu'on  ait 
le  temps  de  se  dégoûter  de  nous.  Je  me  sens  très  bohémienne,  je 
vous  l'ai  dit.  C'est  affaire  de  modestie  et  de  raison  autant  qu'affaire 
de  goût. 

«  Yous  voilà  renseigné  sur  mon  compte.  Je  passe  aux  autres 
personnages  de  notre  roman  comique.  Anna  est  toujours  avec  nous 
et  toujours  charmante  comme  artiste,  excellente  comme  amie  et 
comme  pensionnaire,  bien  que  Moranbois  soit  toujours  impitoyable 
pour  ses  migraines.  Ledit  Moranbois  n'a  pas  atténué  la  couleur 
étincelante  de  son  style,  mais  il  a  cessé  de  me  croire  avide  et  per- 
sonnelle, et  au  fond  c'est  le  meilleur  des  hommes.  Léon  a  terminé 
un  drame  que  je  trouve  très  beau  à  la  lecture,  mais  qui  est  aussi 
injouable  que  les  autres.  Je  crois  pourtant  qu'on  pourrait  le  ris- 


PIERRE    QUI    ROULE.  271 

quer  ici.  Les  impassibles  Balaves  qui  nous  écoutent  religieusement 
sans  paraître  comprendre  un  mot  de  ce  que  nous  disons  accepte- 
raient tout  aussi  bien  les  plus  grandes  excentricités  que  les  autres 
nouveautés  de  notre  répertoire.  Tout  passerait  chez  eux  comme  de 
l'eau  à  travers  une  claie;  je  crois  que  le  sifflet  est  un  instrument 
dont  ils  n'ont  jamais  entendu  parler.  Il  est  vrai  qu'ils  ignorent 
également  l'usage  d'applaudir,  et  que,  si  l'on  n'avait  sous  les  yeux 
toutes  ces  grosses  faces  luisantes  de  santé,  on  croirait  jouer  dans 
le  désert.  Il  y  a  des  momens,  je  vous  assure,  où  leur  immobilité, 
la  fixité  de  leurs  yeux  d'émail,  l'indifférence  absolue  de  leurs 
figures  coloriées  toutes  de  même,  font  l'effet  d'une  assemblée  de 
figures  de  cire  sortant  toutes  du  même  moule,  dont  on  aurait  meu- 
blé une  salle  vide  pour  simuler  un  public.  Gela  a  quelque  chose 
d'effrayant  qui  glace  et  qui  coupe  la  voix;  aussi  je  suis  mauvaise 
ici  plus  que  je  ne  l'ai  jamais  été. 

«  Lambesc  est  remplacé  par  Mercœur,  un  guirlandeiw,  comme 
nous  disons,  qui  imite  Frederick  Lemaître...  à  ne  s'y  pas  tromper; 
mais  c'est  un  brave  homme  qui  a  femme  et  enfans,  qui  travaille 
comme  un  cheval  et  rugit  comme  un  lion  enrhumé.  Le  petit  Marco 
gagne  tous  les  jours.  C'est  le  plus  heureux  de  nous  devant  le  pu- 
blic, qui  partout  chérit  le  bouffon.  Lui,  c'est  un  brave  enfant,  qui 
vous  aime  et  vous  regrette  beaucoup. 

«  Lucinde  est  en  quartier  d'hiver  chez  son  marchand  de  vin,  qui 
est  devenu  veuf  et  qu'elle  prétend  épouser.  Qu'importe?  A  sa  place, 
nous  avons  Camille,  qui  fut  belle  et  qui  a  encore  du  talent.  Pur- 
purino  n'a  plus  guère  d'emploi  depuis  que  Marco  joue  ses  rôles.  11 
en  maigrit  de  jalousie;  pour  le  consoler,  Bellamare  lui  promet  de 
lui  faire  dire  le  récit  de  ïhéramène  dans  le  plus  prochain  bénéfice,, 
Voilà  tout,  je  crois.  Je  finis  en  vous  serrant  les  deux  mains,  et  je  ne 
vous  parle  pas  de  la  possibilité  de  votre  retour  au  bercail  ambu- 
lant. Notre  directeur  doit  vous  en  écrire  au  premier  jour  de  liberté 
qu'il  pourra  prendre  aux  cheveux. 

«  Pour  moi  et  pour  vos  autres  fidèles  et  dévoués  camarades, 

«  Impéria.  » 

D'abord  je  crus  renaître  à  la  vie  en  lisant  ces  petits  pieds  de 
mouche;  je  les  baisai  mille  fois,  je  les  arrosai  de  mes  larmes,  j'in- 
terprétai à  ma  fantaisie  leur  gaîté,  leur  insouciance,  leur  bienveil- 
lante gentillesse.  Il  me  fallut  lire  l'autre  lettre  pour  comprendre  le 
vide  et  la  froideur  de  la  première;  écoutez-la. 

«  M.  B...  m'a  écrit  enfin.  —  Vous  dites  non.  C'est  bien  non;  ce 
sera  non  aussi  pour  moi.  Sans  dépit,  sans  honte,  sans  désespoir, 
j'accepte  l'arrêt  de  votre  sincérité,  et  j'apprécie  d'autant  plus  votre 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

caractère.  Peut-être  aurais-je  eu  quelque  effroi  de  moi-même,  si 
vous  eussiez  dit  oui;  mais  me  voilà  bien  rassurée  et  bien  fière  de 
mon  clioix,  car  vous  resterez,  bon  gré,  mal  gré,  celui  que  j'ai 
choisi,  que  j'ai  voulu,  celui  que  je  respecte,  celui  que  j'aime.  Yous 
n'entendrez  plus  jamais  parler  de  moi,  et  vous  n'aurez  pas  le  re- 
gret d'apprendre  que  je  suis  morte  de  mon  amour.  Au  contraire, 
j'en  vivrai.  Il  sera  l'événement,  le  sérieux  roman,  le  beau  et  le  bon 
souvenir  de  ma  vie  de  femme.  Je  ne  sais  ce  que  sera  cette  vie  par 
rapport  au  monde  qui  m'entoure,  mais  je  sais  qu'au  fond  de  mon 
âme  ranimée  il  n'y  aura  plus  d'effroi  ni  d'ennui.  11  y  aura  une  cer- 
titude, une  pensée,  une  foi,  une  tendresse,  une  reconnaissance;  il 
y  aura  rouSy  aujourd'hui  et  toujours. 

«  L'Inconnue  de  Blois.  » 

Permettez-moi  de  ne  pas  vous  montrer  son  écriture;  mais  je  peux 
vous  dire  qu'elle  est  claire,  ferme,  élégante  et  rapide.  Elle  est  li- 
sible comme  une  âme  d'enfant,  comme  un  cœur  de  mère.  Elle  me 
causa  des  palpitations  comme  si  je  sentais  se  poser  sur  ma  tête 
cette  main  si  généreuse  et  si  loyale,  et  comme  si  la  voix  mysté- 
rieuse que  j'avais  entendue  de  la  chambre  bleue  me  disait  à  l'o- 
reille  :  Fou  que  tu  es,  comment  peux-tu  hésiter  et  douter? 

Je  relus  de  nouveau  la  lettre  d'Impéria;  on  m'y  disait  bien 
clairement  que,  dans  le  dégoût  et  l'effroi  de  la  vie  de  Paris,  l'idée 
de  m'y  retrouver  n'avait  pas  pesé  le  poids  d'un  cheveu.  Soit  pu- 
deur, soit  véracité,  on  ne  m'y  parlait  d'amitié  que  comme  inter- 
prète d'une  collectivité;  mais  le  cœur,  qui  eût  pu  glisser  adroite- 
ment ou  instinctivement  sa  note  personnelle  dans  le  concert,  ne 
s'était  ni  dévoilé,  ni  trahi.  Le  désir  de  me  rappeler  au  bercail  am- 
bulant ne  s'était  pas  manifesté.  Je  m'étais  battu  pour  elle,  et  je  ne 
lui  avais  jamais  parlé  d'amour;  elle  m'en  savait  gré.  Elle  m'esti- 
mait assez  pour  m'écrire;  mais  toute  la  troupe  avait  vu  sa  lettre  et 
tout  le  monde  pouvait  la  commenter.  Ce  qu'elle  disait  de  sa  ten- 
dresse pour  ses  compagnons  de  bohème  était  à  leur  adresse  et  non 
à  la  mienne. 

Moranbois  avait  eu  raison.  Elle  n'aimerait  jamais  personne;  sage 
et  froide  comme  son  talent,  elle  avait  besoin  du  cabotinage  pour 
se  dégeler  un  peu  et  ne  pas  s'ennuyer  de  sa  propre  raison.  Ce  n'est 
pas  l'art  qu'elle  aimait,  c'était  le  mouvement  et  la  distraction  né- 
cessaires à  son  tempérament  craintif  et  glacé. 

Quelle  lubie,  quelle  monomanie  m'avait  donc  poussé  vers  elle? 
Pourquoi  avais-je  dédaigné  cette  inconnue,  qui  ne  craignait  pas  de 
se  faire  connaître  jusqu'au  fond  de  l'âme?  J'avais  le  cœur  entier,  je 
possédais  le  secret  enivrant  d'une  femme  invisible  dont  je  ne  savais 


PIERRE    QUI    ROULE.  273 

pas  le  nom;  la  véritable  inconnue,  c'était  la  camarade  qui  me  tu- 
toyait clans  l'animation  de  nos  études  journalières,  et  qui,  pour  ca- 
cher le  vide  eiïrayant  de  son  cœur,  avait  inventé  un  amour  mysté- 
rieux qu'elle  n'éprouvait  pas. 

Sans  hésiter,  sans  réfléchir,  et  tout  entier  à  mon  premier  mouve- 
ment, je  pris  deux  feuilles  de  papier,  j'écrivis  sur  l'une  :  Portcz-roits 
bien,  —  sur  l'autre,  —  Je  vous  (idore.  Je  mis  le  nom  d'Impéria  sur 
la  première;  j'écrivis  sur  la  seconde  —  à  l'inroiuun',  et  je  mis  les 
deux  envois  cachetés  dans  une  enveloppe  à  l'adresse  de  lîellamare; 
mais,  au  moment  de  fermer  celle-ci,  je  fus  lâche.  Je  retirai  les  trois 
mots  destinés  à  Impéria.  Je  me  persuadai  que  j'étais  trop  fier  pour 
lui  témoigner  du  dépit.  Je  transigeai  par  un  atermoiement,  et,  fei- 
gnant de  n'avoir  pas  encore  reçu  sa  lettre,  j'écrivis  à  Bellamare  : 
«  Vous  m'oubliez.  J'apprends  par  hasard  où  vous  êtes.  Je  veux  vous 
dire  qae  je  vous  aime  toujours  comme  un  père,  et  vous  prier  de  me 
rappeler  au  bon  souvenir  de  mes  camarades.  Serez-vous  assez  obli- 
geant pour  faire  passer  à  l'inconnue...  que  vous  savez  la  petite 
lettre  ci-incluse?  » 

Et  la  lettre  partit.  Je  vainquis  l'efiroi  que  me  causait  mon  au- 
dace. Ma  main  tremblait  en  jetant  dans  la  boîte  ces  trois  mots  à  la 
comtesse,  qui  enchaînaient  peut-être  ma  conscience  et  ma  vie  pour 
jamais.  Je  le  sentais,  je  m'obstinais.  11  m'était  doux  de  rompre 
avec  Impéria.  Je  savourais  une  sorte  de  vengeance  que  je  n'osais 
pas  lui  dire,  qui  ne  l'atteignait  nullement,  qui  l'eût  fait  rire,  si  elle 
l'eût  connue,  et  qui  pouvait  retomber  cruellement  sur  moi  seul, 
mais  qui  satisfaisait  mon  orgueil  et  me  débarrassait,  selon  moi, 
d'une  année  de  contrainte  et  de  tourmens. 

Il  en  fut  ainsi  durant  quelques  jours,  puis  je  songeai  qu'il  fallait 
pourtant  répondre  à  Impéria.  Je  réussis  à  lui  écrire  longuement  la 
lettre  la  plus  folle  et  la  plus  gaie.  J'y  mis  beaucoup  de  coquetterie, 
et  je  crois  vraiment  que  la  colère  surmontée  me  donna  de  l'esprit. 
Je  lui  exprimai  tout  juste  la  dose  d'attachement  qu'elle  m'avait  si 
bien  mesurée  et  ne  témoignai  aucun  désir  de  la  rejoindre.  Je  brû- 
lais encore  une  fois  mes  vaisseaux,  et  croyais  les  brûler  pour  la 
dernière  fois. 

L'incident  me  rendit  l'envie  de  travailler.  Si  la  comtesse  accep- 
tait mon  retour  et  comprenait  ce  cri  spontané  de  mon  cœur,  je  de- 
vais employer  le  temps  qui  me  retenait  loin  d'elle  à  me  rendre 
digne  d'elle.  Il  n'était  pas  nécessaire  pour  cela  que  je  fusse  reçu 
avocat,  et  que  je  fisse  l'épreuve  d'un  talent  douteux;  mais  je  devais 
étudier  le  droit  pour  n'être  pas  inhabile  aux  luttes  de  la  vie  prati- 
que, et  je  devais  en  même  temps  développer  et  orner  mon  intelli- 
gence dans  tous  les  sens,  autant  que  possible.  Je  me  remis  donc  à 

TOME  LXXXII.  —   18G9.  18 


27/i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'ouvrage  avec  une  sorte  de  fureur.  Je  me  procurai  tous  les  livres , 
sérieux  que  l'on  put  me  prêter  dans  le  pays.  Je  commençai  à  ap- 
prendre tout  seul  les  langues,  la  musique,  le  dessin,  l'histoire  na- 
turelle, me  promettant  de  passer  l'année  suivante  à  Paris,  et  d'y 
prendre  autant  de  leçons  que  ma  légitime  pourrait  en  payer  et  que 
les  journées  pourraient  en  contenir.  Mon  père,  qui  était  si  fier  de 
me  voir  lire  et  écrire  de  temps  en  temps,  fut  émerveillé  de  me  voir 
lire  et  écrire  jour  et  nuit.  Il  n'avait  aucune  idée  de  ce  que  peut 
être  la  fatigue  du  cerveau. 

J'attendis  avec  anxiété  l'effet  de  ma  déclaration  à  la  comtesse.  Je 
fus  désappointé  de  ne  recevoir  aucune  réponse.  Les  vacances  finis- 
saient. Je  partis  pour  Paris  sans  projet  arrêté;  mais,  ayant  pris 
goût  au  travail  et  poussé  par  l'amour-propre,  voulant  réparer  mon 
échec  au  théâtre  en  acquérant  une  valeur  quelconque,  je  me  tins 
parole;  je  m'isolai  de  mes  anciens  compagnons  de  plaisir,  je  m'en- 
fermai avec  des  livres  et  ne  sortis  que  pour  aller  à  des  cours  ou  à 
des  leçons  particulières.  J'étais  là  depuis  un  mois,  lorsque  je  reçus 
à! elle  ce  peu  de  mots  : 

«  J'ai  voyagé.  Je  trouve  votre  billet.  Comme  il  me  trouble!  Que 
veut-il  dire?  Expliquez-vous  :  pourquoi  était-ce  non?  pourquoi  est- 
ce  oui? 

((  Répondez-moi  sous  le  nom  de  M"*"  Agathe  Bouret,  poste  res- 
tante, à  Paris.  En  deux  jours,  j'aurai  votre  lettre.  » 

Je  répondis  :  a  Je  vous  aime  sans  vous  avoir  vue.  Je  vous  aime 
malgré  tout  ce  qui  nous  sépare.  Je  veux  être  sincère  comme  vous. 
Quand  je  vous  ai  entendue  à  Blois,  j'étais  ensorcelé.  Votre  lettre  a 
chassé  le  vain  fantôme.  Elle  m'a  pris  comme  le  flot  prend  le  nau- 
fragé et  en  fait  ce  qu'il  veut.  J'étais  fou  quand  j'ai  osé  vous  le  dire. 
Je  le  suis  encore  d'oser  vous  le  répéter.  Je  m'amoindris,  je  m'efface 
à  vos  yeux  en  vous  avouant  que  je  ne  suis  qu'une  épave,  je  me 
perds  peut-être;  mais  je  ne  veux  rien  vous  cacher.  Vous  avez 
nommé,  vous  aviez  deviné  celle  que  j'aimais.  Elle  l'ignore,  elle  ne 
l'a  pas  deviné,  elle!  elle  ne  le  saura  jamais,  et  maintenant  vous  ne 
verrez  plus  en  moi  que  ce  que  je  suis,  un  enfant  !  oui,  mais  un  enfant 
qui  veut  devenir  un  homme,  et  qui  travaille  avec  ardeur  à  savoir, 
à  comprendre,  à  Cîrc.  Ne  me  dites  plus  que  je  dois  vous  donner 
mon  nom  obscur  et  recevoir  votre  fortune  qui  m'humilie  et  me 
désespère.  Dites-moi  que  vous  m'aimerez  encore,  que  vous  m'é- 
crirez, que  vous  me  donnerez  du  courage,  que  vous  me  permettrez 
de  vous  aimer.  Aimer,  aimer,  ne  parlons  que  d'aimer!  11  n'y  a  que 
cela  que  je  comprenne  et  que  je  sente,  le  reste  est  un  rêve!  » 

Huit  jours  après,  elle  m'écrivit  :  u  Impéria  est  adorablement  gra- 
cieuse, distinguée,  jolie.  Je  sais  qui  elle  est;  elle  est  de  plus  grande 


PIERRE    QUI    ROULE.  275 

famille  que  moi.  Elle  est  destinée  à  refaire  par  son  talent  l'éclat  de 
sa  destinée,  terni  par  une  faute  qui  n'est  pas  la  sienne.  Vous  l'avez 
aimée,  cela  devait  être.  Elle  ne  l'a  pas  deviné,  preuve  qu'elle  est 
chaste  et  que  vous  la  respectez  profondément.  N'oser  pas  dire, 
c'est  le  plus  grand  amour  qu'on  puisse  éprouver!  Voulez-vous  que 
je  lui  dise,  moi?  Ce  serait  à  présent  tout  mon  bonheur,  tout  mon 
orgueil,  d'assurer  son  existence  en  l'unissant  à  un  homme  digne 
d'elle.  11  est  impossible  qu'elle  ne  vous  aime  pas.  ÎVe  luttez  pas 
contre  vous,  vous  y  perdriez  peut-être  cette  sincérité  vis-à-vis  de 
vous-même,  qui  à  présent  fait  la  noblesse  et  le  charme  de  votre 
belle  et  bonne  âme.  Restez  ainsi,  c'est  ainsi  que  je  vous  aimerai, 
comme  une  sœur  aime  son  frère,  comme  une  mère  aime  son  enfant, 
puisque  vous  êtes  encore  un  enfant.  Un  mot,  et  je  cours  à  La  Haye, 
j'explique  tout  à  Cellamare,  et  nous  travaillons  habilement,  délica- 
tement, résolument  pour  vous.  Je  vous  amène  Impéria,  je  vous 
marie,  et  alors  je  me  fais  connaître.  » 

Cette  lettre  m'écrasa.  Je  compris  que  j'étais  perdu.  Mon  inconnue 
était  la  plus  vaillante,  la  plus  généreuse  des  femmes,  mais  elle  était 
femme.  J'avais  eu  tort  d'être  sincère;  elle  se  méfiait  de  ma  confes- 
sion, elle  ne  croyait  plus  en  moi.  Elle  me  renvoyait  à  Impéria;  ce 
que  j'avais  failli  écrire  à  celle-ci,  elle  me  l'écrivait  sans  remords  : 
portez-vous  bien  !  c'est-à-dire,  aimez  qui  vous  voudrez.  Altière  et 
superbe  dans  le  romanesque,  elle  y  cherchait  le  grand  rôle  et  ne 
daignait  pas  descendre  à  la  lutte.  Elle  ne  voulait  pas  m'aider  à  me 
débattre  contre  une  rechute  possible,  se  donner  la  peine  de  guérir 
quelque  regret  mal  étouffé.  Elle  avait  eu  l'énergie  de  s'offrir,  elle 
n'avait  pas  celle  de  conquérir. 

En  me  rappelant  tout  ce  que  j'avais  entendu  dans  la  cham.bre 
bleue,  je  reconnus  que  sa  démarche  exprimait  et  contenait  ce  mé- 
lange de  courage  et  de  prudence.  Elle  avait  voulu  savoir  si  j'avais 
le  cœur  entièrement  libre,  si  elle  pouvait  s'en  emparer  sans  dan- 
ger; elle  ne  permettait  pas  qu'on  me  parlât  d'elle  avant  d'assurer 
ce  point  essentiel.  Sans  doute  Bellamare  l'avait  satisfaite  à  cet 
égard,  et  elle  n'attribuait  alors  mon  refus  qu'à  la  fierté  modeste 
d'un  pauvre  diable  épouvanté  d'un  rôle  au-dessus  de  ses  moyens; 
c'est  pourquoi  elle  m'avait  écrit  cette  adorable  lettre  qui  m'avait 
vaincu,  moi  !  et  qui  la  laissait  planer  au-dessus  de  moi  dans  la  force 
sereine  de  son  magnanime  attachement.  J'aurais  dti  comprendre, 
j'aurais  dû  me  taire  et  faire  agir  le  sincère  et  délicat  confident  de 
nos  amours.  Je  n'avais  pas  osé  lui  livrer  mes  secrets,  à  cet  excel- 
lent Bellamare!  Il  était  trop  près  d'impéria.  Il  lui  eût  peut-être 
laissé  deviner  que  je  l'aimais  —  ou  que  je  ne  l'aimais  plus. 

Que  devais-je  répondre  à  la  comtesse  ?  Je  ne  sais,  mais  je  ne  pus 


276  EEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  rien  répondre.  J'essayai  vainement.  Chaque  élan  d'amour, 
chaque  protestation  de  sincérité  que  je  tentais  de  formuler  m'en- 
fonçait plus  avant  dans  le  bourbier  de  l'humiliation.  Je  ne  trouvais 
plus  en  moi  la  force  de  la  convaincre;  avec  sa  confiance,  la  mienne 
s'était  envolée.  Elle  me  traitait  d'enfant  irrésolu,  presque  d'enfant 
menteur;  je  me  demandais  si  elle  n'avait  pas  raison,  si  elle  ne. 
voyait  pas  plus  clair  en  moi  que  moi-même.  Comment  écrire  ou 
parler  quand  on  sait  que  chaque  mot  donnera  prise  à  un  soupçon 
bien  établi  et  systématiquement  raisonné?  11  me  sembla  que  j'étais 
vis-à-vis  d'elle  comme  j'avais  été  devant  le  public,  lorsqu'à  chaque 
parole  glacée  de  mon  débit  je  croyais  entendre  chaque  spectateur 
me  répondre  :  «  Mauvais  histrion  !  tu  ne  sens  rien  de  ce  que  tu 
exprimes  !  » 

Je  ne  répondis  pas,  c'est-à-dire  que  j'écrivis  vingt  lettres,  trente 
peut-être,  et  que  je  les  brûlai  toutes.  Et  chaque  fois  que  je  brû- 
lais, j'étais  content,  je  me  disais  :  N'entame  pas  une  lutte  où  tu 
seras  vaincu.  Quand  mêm.e  cette  femme  t'aimerait  assez  pour  te 
délivrer  de  l'eiTroi  d'un  mariage  disproportionné  et  pour  se  donner 
à  toi,  elle  se  reprendra  à  un  moment  donné;  elle  est  la  plus  forte, 
parce  qu'elle  est  la  plus  calme,  parce  que  son  rôle  prime  le  tien  et 
l'écrase.  Tu  l'aimeras  passionnément,  follement,  avec  les  orages  de 
la  jeunesse  et  les  fautes  de  l'inexpérience.  Toujours  généreuse  de 
parti-pris,  elle  t'écrasera  de  sa  douceur,  de  son  oubli,  de  son  dé- 
dain peut-être!  Non,  cent  fois  non;  arrache-la  de  ton  imagination, 
et  si  la  séduction  de  son  initiative  est  entrée  dans  ton  cœur,  broie 
ton  cœur  plutôt  que  de  l'avilir.  —  Je  me  tins  parole,  je  n'écrivis 
plus.  Je  me  replongeai  en  désespéré  dans  le  travail.  Je  m'abstins 
de  tout  plaisir,  je  m'interdis  le  spectacle,  on  ne  me  revit  ni  sur  les 
banquettes  ni  dans  les  coulisses  de  l'Odéon.  J'acquis,  non  pas  beau- 
coup de  connaissances,  mais  beaucoup  de  notions,  et  je  reconnus 
avec  un  plaisir  mêlé  de  terreur  que  j'apprenais  tout  facilement,  que 
j'étais  propre  à  tout,  c'est-à-dire  peut-être  propre  à  rien.  L'hiver 
s'écoula  ainsi.  Je  ne  pensais  plus  à  Impéria,  je  me  croyais  guéri 
d'elle.  Aux  approches  du  printemps,  je  sentis  du  trouble  dans  ma 
tête  fatiguée,  des  vertiges  et  le  dégoût  des  alimens.  Je  n'y  voulus 
pas  faire  attention.  Au  mois  d'avril,  les  petits  accidens  s'étant  ré-^- 
pétés,  je  fis  une  grande  course  au  soleil  dans  les  environs  de  Pa- 
ris, croyant  me  rafraîchir  le  sang  par  un  violent  exercice.  Je  me 
mis  au  lit  en  rentrant,  j'avais  une  fièvre  cérébrale. 

Entre  le  sommeil  et  le  délire,  je  ne  sais  ce  qu'il  advint  de  moi.  Un 
matin,  je  me  rendis  compte  d'un  grand  accablement.  Je  reconnus 
ma  chambre.  Je  crus  y  être  seul,  et  je  me  rendormis  avec  la  con- 
science de  vouloir  dormir.  J'étais  sauvé. 


PIERRE    QUI    ROULE.  277 

Je  rêvai,  des  images  nettes  remplacèrent  les  fantômes  sans  forme 
et  sans  nom  qui  m'avaient  roulé  avec  eux  clans  le  chaos  de  la  dé- 
mence. Je  revis  Impéria.  Elle  était  dans  un  jardin  plein  de  Heurs, 
et  je  l'appelais  pour  la  répétition,  qui  se  faisait  dans  un  autre  jar- 
din, à  côté.  Je  me  soulevai  et  je  l'appelai  d'une  voix  faible.  Je 
rêvais  encore  tout  éveillé. 

—  Que  veux-tu,  mon  cher  ami?  me  répondit  une  douce  voix  bien 
réelle,  et  la  délicieuse  tète  de  ma  chère  camarade  m'apparut  pen- 
chée sur  la  mienne. 

Je  refermai  les  yeux,  pensant  rêver  encore;  je  les  rouvris  en 
sentant  sa  petite  main  sur  mon  front,  dont  elle  essuyait  la  sueur. 
C'était  elle,  c'était  bien  elle,  je  n'avais  plus  la  fièvre,  je  ne  diva- 
guais plus.  Elle  était  là  depuis  trois  jours.  Elle  me  soignait  comme 
si  j'eusse  été  son  frère;  Bellamare  et  Moranbois,  qui  étaient  venus 
avec  elle  à  Paiùs  pour  faire  leurs  engagemens  annuels,  la  relayaient 
tour  à  tour  auprès  de  moi.  Elle  se  reposait  alors  dans  la  chambre 
voisine,  elle  ne  me  quittait  pas.  Elle  m'expliqua  tout  cela  en  me  dé- 
fendant de  m'étonner  et  de  questionner.  —  Tu  es  sauvé,  me  dit-elle, 
il  te  faut  beaucoup  de  repos,  tu  n'as  rien  de  mieux  à  faire;  nous 
sommes  là,  nous  ne  te  quitterons  que  quand  tu  pourras  marcher. 
Ne  nous  remercie  pas,  c'est  un  devoir  pour  nous  de  t' assister  et  un 
plaisir,  à  présent  que  nous  ne  sommes  plus  inquiets. 

Elle  me  tutoyait  franchement  pour  la  première  fois,  soit  par  un 
sentiment  d'intérêt  maternel,  soit  qu'elle  eût  pris  tout  à  fait  les  ha- 
bitudes du  théâtre  ambulant,  peu  modifiées  alors.  Je  couvris  ses 
mains  de  baisers,  je  pleurais  comme  un  enfant,  je  l'adorais,  je  ne 
pensais  plus. 

Elle  m'aida  à  prendre  un  peu  de  limonade  qu'elle  prépara  elle- 
même.  On  m'avait  appliqué  aux  épaules  des  ventouses  scarifiées 
qu'elle  visita  et  pansa  comme  une  sœur  de  charité  eût  pu  le  faire. 
Je  ne  suis  pas  sûr  que  pendant  l'absence  de  ma  volonté,  elle  ne  fût 
pas  descendue  aux  plus  humbles  fonctions  de  garde-malade.  Cette 
fille  si  pure  et  si  réservée  n'avait  plus  ni  honte  ni  dégoût  auprès 
d'un  malade.  Elle  redevenait  ange  et  ne  se  souvenait  plus  de  son 
sexe.  Elle  me  servait  comme  elle  avait  probablement  servi  son  père. 

Cette  charité  sans  bornes,  c'est  une  vertu  des  comédiens  qu'il  est 
impossible  de  nier.  Impéria  l'avait  apportée  dans  ce  milieu  où  elle 
n'était  pas  née,  et  elle  l'exerçait  avec  toute  la  suavité  de  sa  nature 
attentive,  réiléchie  et  déficate.  La  bonne  Régine,  qui  était  rentrée 
à  rOdéon,  vint  me  soigner  aussi,  mais  avec  trop  de  bruit  et  de 
zèle.  Je  ne  me  sentais  réellement  mieux  que  quand  Impéria  était 
près  de  moi.  Anna  me  fit  une  petite  visite  très  aflectueuse;  mais 
elle  avait  un  amant  jaloux  qui  ne  lui  permit  pas  de  revenir. 


278  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Un  soir  Moranbois  dit  à  Impéria  :  —  Princesse,  —  il  l'appelait 
toujours  ainsi  d'un  ton  moitié  respectueux,  moitié  dérisoire,  —  tu 
es  pâle  et  jaune  pour  ne  pas  dire  verte.  Tu  es  fatiguée,  je  veux  que 
tu  ailles  chez  toi,  te  coucher  et  dormir  une  vraie  nuit.  Je  me  charge 
de  ton  malade  et  j'en  réponds.  Va-t'en  !  Moranbois  l'a  dit,  Moran- 
bois le  veut! 

Je  joignis  mes  instances  aux  siennes.  Elle  dut  céder;  mais  pen- 
dant qu'elle  préparait  mes  potions  et  en  expliquait  minutieusement 
l'usage  à  Moranbois,  je  pleurai  comme  un  bébé  qui  a  promis  à  sa 
maman  d'être  bien  sage,  mais  qui  ne  peut  la  voir  partir  sans  dou- 
leur et  sans  effroi.  Heureusement  je  cachai  ma  tète  dans  mes  draps, 
et  on  ne  vit  pas  mes  pauvres  larmes  puériles. 

Ce  fut  ma  première  feinte.  Bientôt,  la  réflexion  me  revenant,  je 
me  livrai  à  la  ruse.  On  parlait  souvent  de  moi  à  voix  basse  dans  la 
chambre,  et  la  torpeur  de  la  convalescence  me  rendait  indifférent 
à  ce  qu'on  pouvait  dire.  Peu  à  peu,  en  reprenant  possession  de 
moi-même,  je  m'avisai  d'écouter  et  de  surprendre,  s'il  était  pos- 
sible, quelque  révélation  des  vrais  sentimens  d'Impéria  à  mon 
égard.  Je  simulai  donc  de  temps  en  temps  un  sommeil  profond 
qu'aucun  bruit  ne  pouvait  troubler,  et  je  m'étudiai  à  ne  pas  perdre 
un  mot,  tout  en  donnant  à  ma  physionomie  l'immobilité  d'une  sur- 
dité complète.  Cette  fois  je  jouai  très  bien  la  comédie. 

Le  seul  dialogue  intéressant  que  je  surpris  fut  celui-ci  entre  îm- 
péria  et  Bellamare.  Il  fut  décisif,  comme  vous  allez  voir. 

—  Il  a  toujours  cet  excellent  sommeil? 

—  Toujours. 

—  Et  toi,  tu  n'es  plus  fatiguée? 

—  Plus  du  tout. 

—  Sais-tu  qu'il  est  encore  plus  beau  avec  cette  pâleur  et  cette 
barbe  noire? 

—  Oui,  il  me  rappelle  l'iïamlet  de  Delacroix. 

—  Dis  donc,  ma  fille  !  une  chose  étonnante  pour  moi,  c'est  que 
tu  ne  te  sois  pas  énamourée,  en  tout  bien,  tout  honneur,  de  ce 
beau  et  brave  garçon! 

—  Que  voulez-vous?  je  n'aime  pas  les  beaux  garçons! 

—  Parce  qu'ils  sont  sots.  Celui-là  est  intelligent. 

—  Certes  je  l'aime  an  moral,  et  de  tout  mon  cœur. 

—  Au  moral!  Voilà,  dans  votre  bouche,  une  parole  délicate,  ma- 
demoiselle de  Valclos  ! 

—  N'y  cherchez  pas  malice,  monsieur  Bellamare.  J'ai  vingt-trois 
ans,  et  je  vois  tout  ce  que  le  théâtre  dévoile  plus  ingénument  que 
le  monde.  Je  n'ai  donc  pas  à  faire  l'ignorante  avec  vous.  Je  sais  que 
l'amour  est  une  fièvre  que  certains  regards  allument;  je  sais  que 


PIERRE    QUI    ROULE.  279 

des  personnes  laides  inspirent  des  passions  et  que  des  personnes 
belles  peuvent  en  éprouver  quand  elles  ne  sont  pas  exclusivement 
éprises  d'elles-mêmes.  Tout  cela  ne  fait  pas  que  j'aie  jamais  res- 
senti le  moindre  trouble  auprès  de  Laurence,  ou  de  Léon,  qui  est 
aussi  très  beau  et  nullement  fat.  Pourquoi?  Il  m'est  impossible  de  le 
dire.  Je  suis  tentée  de  croire  que  mes  yeux  ne  sont  pas  artistes  et 
ne  perçoivent  pas  l'influence  du  beau  physique. 

—  C'est  singulier  !  Est-ce  que  le  préféré  était  laid? 

—  Il  devait  l'être  ! 

—  Ah  çà!...  il  y  a  bien  longtemps  que  je  n'ai  eu  un  moment 
pour  parler  raison  avec  vous,  ma  chère  pupille  !  Est-ce  que  ce  pré- 
féré existe  réellement? 

—  Vous  n'y  croyez  pas? 

—  Je  n'y  ai  jamais  cru. 

—  Et  vous  avez  eu  bien  raison  ,  répondit  Impéria  en  étouffant  un 
petit  rire  étrange. 

—  Pourquoi  avez-vous  inventé  ce  roman  ? 

—  Pour  qu'on  me  laissât  tranquille. 

—  Alors,  vous  vous  êtes  méfiée  de  moi  aussi,  puisque  vous  ne 
m'avez  pas  confié  le  stratagème? 

—  Je  ne  me  suis  jamais  méfiée  de  vous,  mon  ami,  jamais! 

—  Et  vous  êtes  résolue  à  ne  point  aimer? 

—  Très  résolue. 

—  Vous  croyez  cela  possible  ? 

—  C'est  possible  jusqu'à  présent. 

—  Si  Laurence  vous  aimait,  lui  ? 

—  Est-ce  que  vous  croyez  cela? 

—  Je  le  crois.  Il  nous  a  peut-être  abandonnés  par  dépit  de  votre 
indifférence? 

—  J'espère  que  vous  vous  trompez!  Je  lui  suis  très  attachée,  mais 
je  ne  l'aime  pas  d'amour,  mon  ami,  et  ce  n'est  pas  ma  faute. 

—  Je  vous  ai  dit,  sans  vous  rien  indiquer,  qu'il  était  aimé  en 
haut  lieu? 

—  "Vous  me  l'avez  dit.  Cela  ne  m'a  pas  inspiré  l'envie  de  lui 
plaire.  Je  ne  suis  pas  coquette. 

—  Vous  êtes  parfaite,  je  le  sais,  et  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  vous 
diront  qu'une  femme  sans  amour  est  un  monstre.  J'ai  vu  tant  de 
monstres  amoureux  dans  les  deux  sexes,  et  j'ai  rêvé  dans  ma  jeu- 
nesse tant  de  choses  stupides  que  je  croyais  sublimes... 

—  Qu'à  présent  vous  ne  croyez  plus  à  rien? 

—  A  rien  qu'à  la  vertu,  car  je  l'ai  rencontrée  deux  ou  trois  fois 
en  ma  vie,  se  promenant  comme  une  déesse  tranquille  sur  le  sale 
pavé  des  enfers,  et  ne  recevant  pas  une.  éclaboussure  sur  sa  robe 


280  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qui  passait  blanche  et  brillante  au  milieu  des  immondices.  Vous 
êtes  une  de  ces  rencontres  fantastiques  devant  lesquelles  je  m'in- 
cline jusqu'à  terre,  mademoiselle  de  Valclos!  Je  trouve  cela  si  beau 
que  je  me  garderai  bien  de  disséquer  les  fibres  de  l'idéal  que  vous 
êtes!  Je  trouve  les  hommes  insensés  d'exiger  la  pureté  chez  les 
femmes  pour  les  aimer  sérieusement,  et  de  vouloir  tout  aussitôt  dé- 
truire cette  pureté  à  leur  profit.  Ils  n'ont  que  mépris  pour  les  fai- 
bles, que  fureurs  contre  les  fortes.  Que  veulent-ils  donc?  Moi,  je 
suis  tout  indulgence  et  pardon  pour  les  premières,  tout  respect  et 
adoration  pour  les  secondes.  Sur  ce,  chère  enfant,  je  vais  dépêcher 
mon  dîner.  Que  veux-tu  que  je  t'envoie  pour  le  tien  ? 

—  Dis  au  traiteur  de  m'envoyer  ce  qu'il  voudra. 

—  Il  t'enverra  du  veau! 

—  Soit! 

—  Du  veau!  c'est  ignoble,  le  veau;  ça  ne  nourrit  pas.  Une  côte- 
lette de  mouton,  hein? 

—  Comme  tu  voudras,  mon  cher;  je  ne  suis  pas  gourmande. 

—  Sensuelle  d'aucune  façon,  c'est  connu. 

—  Attendez  pourtant  :  j'adore  les  pommes  de  terre. 

—  On  t'enverra  des  pommes  de  terre. 

—  Et  avant  tout  du  bon  consommé  pour  mon  malade;  mais  dis 
donc,  directeur  de  mon  cœur,  as-tu  de  l'argent? 

—  Pas  un  sou  aujourd'hui,  ma  petite;  ça  ne  fait  rien;  le  mane- 
sîncjue  me  connaît,  et  demain  je  touche  quelque  chose. 

—  Mais  ce  soir  tu  vas  au  vaudeville? 

—  Eh  bien  !  n'ai-je  pas  mes  entrées? 

—  Il  fait  un  temps  de  chien  :  prends  de  quoi  payer  l'omnibus. 

—  Tu  as  donc  de  l'argent,  toi? 

—  J'ai  douze  sous. 

—  Peste  ! 

—  Prends-les,  allons! 

—  Plutôt  la  mort!  s'écrla-t-il  d'un  ton  tragi-comique  qui  fit  en- 
core rire  Impéria  après  qu'il  fut  sorti. 

Ce  mélange  de  choses  délicates  et  triviales  que  je  vous  rapporte, 
ce  passage  subit  des  pensées  élevées  aux  réalités  vulgaires  de  la  vie 
au  jour  ]e  jour,  ce  respect  exquis,  profond,  sincère,  que  Bellamare 
avait  pour  M"""  de  Valclos,  revenant  brusquement  au  tutoiement  pa- 
ternel avec  la  petite  ingénue  de  sa  troupe,  vous  peignent,  je  Crois, 
dans  leur  ton  vrai,  les  hauts  et  les  bas  de  l'esprit  des  histrions  in- 
telligens.  J'en  fus  frappé  ce  jour-là  plus  que  je  ne  l'avais  jamais 
été;  je  venais  d'entendre  l'irrévocable  vérité  dans  toute  sa  candeur, 
et  ce  qui  vous  surprendra  peut-être,  c'est  que  je  n'en  fus  pas  dou- 
loureusement affecté.  Un  convalescent  n'a  pas  de  vives  impressions, 


PIERRE    QUI    ROULE.  281 

on  dirait  qu'il  n'a  qu'un  but,  qui  est  de  vivre,  n'importe  à  quel 
prix,  et  puis  j'avais  sincèrement  renoncé  à  Impéria  en  offrant  mon 
cœur  à  la  comtesse.  Je  me  serais  méprisé,  si  la  moindre  irrésolu- 
tion avait  justifié  les  soupçons  blessans  de  mon  inconnue.  Même 
après  la  rupture  tacite  que  ces  soupçons  avaient  amenée  entre  elle 
et  moi,  je  n'aurais  pas  trouvé  délicat  de  revenir  à  mon  premier 
amour.  Je  me  jurai  donc  de  ne  plus  être  pour  Impéria  que  ce  qu'elle 
voulait  que  je  fusse,  son  frère  et  son  ami.  Je  donnai  au  sentiment 
qu'elle  m'inspirait  les  noms  de  tendresse  et  de  reconnaissance.  A 
vingt  ans,  on  accepte  audacieusement  et  de  bonne  foi  ces  transac- 
tions impossibles  :  on  se  croit  si  fort  !  on  a  l'orgueil  si  naïf! 

Quand  je  pus  sortir  de  mon  lit,  Impéria  me  quitta;  le  lendemain, 
que  je  passai  sur  un  fauteuil,  au  coin  d'un  petit  feu  doux,  elle  re- 
vint, et,  sans  ôter  son  chapeau  ni  son  manteau,  elle  me  tint  com- 
pagnie pendant  l'après-midi.  J'étais  assez  fort  pour  causer  sans 
fatigue,  et  je  désirais  beaucoup  savoir  la  situation  pécuniaire  de  Cel- 
lamare.  Ce  que  j'avais  entendu  me  faisait  penser  avec  raison  qu'elle 
n'était  pas  brillante.  Je  demandai  s'il  avait  fait  de  bonnes  affaires 
en  Belgique  et  en  Hollande.  —  Non,  me  dit  Impéria,  tout  au  con- 
traire :  notre  tournée  avec  toi  avait  été  assez  fructueuse;  mais  aus- 
sitôt que  Bellamare  a  quelque  bénéfice  entre  les  mains,  l'amour  du 
mieux  s'empare  de  lui.  Tu  sais  qu'il  rêve  toujours  de  faire  de  l'art 
tout  en  faisant  du  métier,  et  puis  il  est  si  généreux!  Il  se  bâta  donc 
d'augmenter  nos  appointemens  à  tous  et  d'engager  Mercœur,  qui 
est  inférieur  à  Lambesc,  mais  qui  est  payé  plus  cher  parce  qu'il  est 
père  de  famille.  De  même  pour  Camille,  qui  ne  vaut  pas  Lucinde, 
mais  qui  ne  vit  que  du  théâtre.  Les  recettes  ont  baissé,  la  vie  est 
chère  dans  le  nord.  C'est  en  vain  qu'Anna,  Léon  et  moi,  nous  avons 
remis  dans  la  caisse  de  Moranbois,  à  l'insu  de  Bellamare,  le  surplus 
d'appointemens  qu'il  nous  avait  forcés  d'accepter.  La  saison  finie,  il 
a  fait  honneur  comme  toujours  à  tous  ses  engagemens;  mais  nous 
sommes  arrivés  ici  avec  rien,  et  si  je  n'avais  eu  un  assez  bon  lot  de 
mes  guipures  à  vendre,  toujours  à  l'insu  de  Bellamare,  qui  ne  con- 
naît jamais  exactement  la  comptabilité  de  Moranbois,  j'ignore  com- 
ment nous  aurions  pu  vivre.  A  présent  nous  sommes  sûrs  de  payer 
nos  chambres  et  le  restaurateur.  Léon  a  été  à  Blois  chez  son  ami, 
que  tu  connais,  je  crois,  et  qui  lui  prête  une  somme  que  Bellamare 
accepte.  Il  accepte  toujours  parce  qu'il  trouve  toujours  moyen  de 
rendre,  et  quand  il  a  rendu,  il  recommence  à  n'avoir  plus  rien;  c'est 
comme  cela  depuis  si  longtemps  que  sa  sérénité  n'en  est  jamais 
altérée,  et  que  nous  nous  habituons  à  partager  sa  confiance. 

Je  me  promis  de  mettre  aussi  un  de  mes  billets  de  mille  francs 
dans  la  caisse,  et  je  continuai  à  questionner.  Bellamare  avait  de 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grands  projets  pour  l'été;  il  voulait  sortir  cle  France,  où  nous  avions 
trop  de  concurrens,  et  disait  que,  le  français  étant  la  langue  univer- 
selle, si  les  bons  comédiens  mouraient  de  faim  chez  eux,  c'est  qu'ils 
n'avaient  pas  le  courage  de  voyager.  Le  soir,  ce  fut  à  Moranbois 
de  me  tenir  compagnie.  Je  voulus  lui  remettre  mon  offrande,  il  la 
refusa.  On  pouvait,  disait-il,  s'endetter  un  peu  avec  Léon,  qui 
était  destiné  à  recueillir  un  riche  patrimoine  et  qui  n'était  gueux 
que  parce  qu'il  lui  plaisait  de  l'être;  mais  on  savait  très  bien  que 
je  n'étais  pas  en  situation  de  soutenir  de  mon  argent  l'entreprise 
de  Bellamare.  Bellamare  était  toujours  content  quand,  au  bout  de 
l'année,  il  joignait  les  deux  bouts,  et,  selon  Moranbois,  Bellamare 
avait  raison.  Pourvu,  disait-il,  qu'un  homme  vive  en  travaillant 
honnêtement,  qu'importe  qu'il  n'amasse  point?  Les  meilleurs  et  les 
plus  sages  sont  ceux  qui  réussissent  à  se  tenir  juste  au-dessus  de 
la  misère.  Ils  n'ont  pas  le  souci  de  posséder,  de  conserver,  de  pla- 
cer, de  faire  valoir.  La  responsabilité  vis-à-vis  des  autres  suffit  bien 
pour  tenir  en  haleine  un  honnête  homme,  sans  qu'il  soit  besoin  d'y 
ajouter  cette  stupide  responsabilité  envers  soi-même  qu'on  appelle 
l'esprit  de  conduite  et  qui  vieillit  tout  à  coup  les  gens  mûrs.  —  C'est 
le  tintouin  de  gouverner  leurs  monacos,  me  disait  Moranbois  dans 
son  langage  imagé,  qui  leur  fait  pousser  le  ventre  et  pourrir  les 
dents.  Le  patron,  —  c'est  ainsi  qu'il  appelait  Bellamare,  —  sera 
toujours  jeune  parce  qu'il  ne  fera  de  crasses  ni  à  lui  ni  aux  autres. 
Il  ne  dépensera  pas  sa  verdeur  à  se  faire  un  palais  pour  loger  la 
pomme  cuite  qu'il  sera  dans  vingt-cinq  ou  trente  ans  d'ici.  Je  vois 
tout  le  monde  parler  d'amasser  pour  ses  vieux  jours,  comme  si  on 
était  sûr  d'avoir  de  vieux  jours  et  comme  si  on  devait  désirer  d'en 
avoir!  Le  joli  calcul  de  se  manger  le  sang  tout  le  temps  qu'on  en 
a  pour  avoir  de  quoi  se  nourrir  quand  on  ne  sera  plus  qu'une  or- 
dure bonne  pour  le  reliquaire  du  chiffonnier  !  On  dit  aux  insou- 
cians  :  Vous  demanderez  donc  l'aumône  quand  vous  ne  pourrez 
plus  travailler?  Moi  je  réponds  que  les  paysans  travaillent  la  terre 
jusqu'au  jour  où  on  les  y  colle,  et  qu'on  n'y  est  ni  plus  ni  moins 
bien  collé,  qu'on  ait  un  drap  de  batiste  ou  un  torchon  pour  linceul. 

Malgré  mon  adhésion  à  cette  haute  philosophie,  j'insistai  pour 
qu'il  me  fût  permis  de  faciliter  à  Bellamare  et  à  ses  amis  le  moyen 
d'occuper  et  d'utiliser  agréablement  leur  jeunesse  d'artistes. 

—  Nous  avons  mille  francs  de  Léon,  répondit  Moranbois,  c'est 
assez  pour  nous  remettre  à  flot.  Je  pourrais  endetter  le  patron  sans 
qu'il  le  sût,  mais  ce  ne  serait  pas  un  service  à  lui  rendre.  Si  tu  veux 
lui  être  utile,  viens  voyager  avec  nous  en  associé. 

Il  m'expliqua  alors  que  Bellamare,  Léon,  Impéria,  Anna,  Marco 
et  lui-même  avaient  résolu  de  mettre  en  commun  les  produits  du 


PIERRE    QUI    ROULE.  283 

travail,  et  qu'après  avoir  prélevé  le  paiement  des  pensionnaires  et 
les  dépenses  communes,  ils  se  partageraient  intégralement  par  por- 
tions égales  les  bénéfices.  —  Les  bénéfices,  ajouta-t-il,  il  n'y  en 
aura  pas;  mais  nous  aurons  vécu,  travaillé,  mangé,  voyagé  pendant 
une  année  sans  être  à  charge  à  personne.  Vois  si  tu  veux  être  de  la 
partie.  Tu  as  besoin  de  secouer  ta  casserole  et  d'éteindre  ton  four- 
neau, les  médecins  l'ont  dit.  Tu  ne  voyageras  pas  seul,  ça  coûte 
trop  cher  et  c'est  triste;  avec  nous,  tu  seras  de  bonne  humeur,  et 
les  dépenses  seront  payées  par  les  recettes. 

—  J'accepterais  joyeusement,  lui  dis-je,  si  j'avais  assez  de  ta- 
lent pour  contribuer  effeclivement  aux  recettes;  mais  je  n'en  ai 
pas,  je  ne  serais  qu'une  charge  de  plus. 

—  Tu  te  trompes;  talent  ou  non,  tu  attires  le  sexe,  et  tu  nous 
remplis  les  avant-scènes.  Léon,  dans  les  rôles  tendres,  est  plus 
mauvais  que  toi  ;  on  ne  l'aime  que  dans  le  drame.  Nous  ne  t'avons 
pas  remplacé,  faute  de  quibns  pour  engager  un  amoureux;  tu  nous 
étais  très  utile,  on  s'en  est  aperçu  après  ton  départ;  nous  avons 
baissé. 

J'avouai  à  Moranbois  que  cette  exhibition  de  ma  personne  m'hu- 
miliait beaucoup.  Pour  se  faire  pardonner  de  poser  comme  un  mo- 
dèle devant  le  public,  il  faut  savoir  parler  à  son  intelligence  en 
même  temps  qu'à  ses  yeux.  Moranbois,  tout  pénétrant  et  intelli- 
gent qu'il  était,  ne  comprit  rien  à  mon  scrupule  et  m'en  railla.  Il 
pensait  que  quand  on  est  beau  et  bien  fait,  il  n'y  a  pas  d'impudeur 
à  se  produire.  Je  vis  reparaître  en  lui  l'ancien  saltimbanque,  l'her- 
cuîe  de  carrefour  exhibant  avec  satisfaction  son  torse  et  ses  biceps. 

Je  consultai  Impéria  sur  la  proposition  de  Moranbois;  son  pre- 
mier mouvement  fut  d'en  accueillir  la  pensée  avec  une  joie  aimable 
et  sincère,  puis  je  la  vis  devenir  inquiète  et  irrésolue.  Je  devinai 
qu'avertie  par  les  suppositions  de  Bellamare  elle  craignait  d'encou- 
rager mon  amour.  Je  la  rassurai  en  lui  disant  que  j'avais  une  fian- 
cée dans  mon  pays,  mais  que  j'étais  trop  jeune  pour  songer  au 
mariage,  et  que  j'étais  libre  de  courir  le  monde  à  ma  guise,  au 
moins  pendant  une  saison.  Je  crus  pouvoir  lui  faire  le  mensonge 
qu'elle  m'avait  fait,  et  comme  elle  s'était  attribué  un  amour  pour 
se  préserver  de  mes  espérances,  je  m'en  supposai  un  pour  me  pré- 
server de  ses  méfiances. 

Dès  lors  elle  insista  vivement  pour  m'emmener,  et  le  médecin 
qui  m'avait  soigné  lui  donna  raison.  Si  je  me  remettais  au  travail 
du  cabinet  avant  six  mois,  j'étais  perdu.  Je  l'écrivis  à  mon  père, 
qui  m'approuva  par  la  main  du  maître  d'école,  son  secrétaire. 
Moranbois  et  Bellamare  m'accueillirent  avec  transport.  Bellamare 
rédigea  une  belle  page  d'écriture  qui  résumait  nos  conventions 


284  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'as.sociation,  et  nous  voulûmes  qu'il  y  fût  ajouté  une  clause  moyen- 
nant laquelle  il  conservait  son  autorité  absolue  de  directeur  sur  ses 
associés  comme  sur  ses  pensionnaires.  Nous  ne  voulions  pas  que 
l'un  d'entre  nous,  dans  un  jour  d'excitation  nerveuse  ou  de  lassi- 
tude misanthropique,  pût  entraver  par  des  discussions  oiseuses 
l'exercice  d'une  direction  aussi  active  et  aussi  intelligente  que  la 
sienne. 

Anna  quitta  courageusement  son  amant,  qui  la  malmenait  et 
qu'elle  pleura  quand  même.  Cette  fille,  toujours  déraisonnable  et 
malheureuse  en  amour,  était  en  amitié  la  plus  estimable  et  la  plus 
solide  des  femmes.  Elle  n'avait  ni  dépit  ni  rancune,  et  même  elle 
me  savait  gré  de  n'avoir  pas  profité  d'un  peu  d'émotion  qu'elle 
avait  eue  auprès  de  moi  dans  les  premiers  jours  de  notre  tournée. 
Elle  se  réjouit  donc  de  me  voir  associé  à  la  nouvelle  campagne. 
Léon,  qui  revint  de  Blois,  et  Marco,  qui  revint  de  Rouen,  me  firent 
le  môme  accueil  et  me  soutinrent  que  j'étais  un  artiste.  Nous  par- 
tîmes pour  l'Italie  dans  les  derniers  jours  d'août,  sans  attendre  la 
fermeture  de  l'Odéon  et  sans  emmener  Régine,  qui  devait  nous  re- 
joindre dès  qu'elle  serait  libre.  Nous  avions  à  engager  en  route 
une  grande  coquette  et  un  Frederick  Lemaîtie  quelconque.  Ce  fut 
Lambesc,  qui  nous  retomba  sous  la  main  à  Lyon.  Il  avait  fait  de 
mauvaises  affaires,  et  il  était  plus  traitable  qu'autrefois.  Quelque 
impatientant  qu'il  fût,  nous  lui  avions  dû  des  succès,  et  nous  fûmes 
contens  de  le  reprendre.  împéria  opina  pour  lui,  disant  que  nous 
étions  habitués  à  ses  défauts,  et  que  nous  ne  retrouverions  pas  ai- 
sément ses  qualités. 

Nous  allions  nous  entendre  avec  une  demoiselle  Arsène  qui  avait 
joué  les  confidentes  au  Théâtre-Français  et  qui  croyait  en  consé- 
quence pouvoir  jouer  les  Rachel  en  province.  Nous  n'en  étions  pas 
aussi  sûrs  qu'elle,  et  nous  hésitions  encore  lorsque  Lucinde  nous 
écrivit  qu'elle  avait  toujours  désiré  voir  l'Italie,  et  qu'elle  se  con- 
tenterait des  appointemens  qu'elle  avait  déjà  eus  chez  nous.  Elle 
n'avait  pu  faire  promettre  le  mariage  à  son  marchand  de  vin,  qui 
lui  donnait  toujours  un  certain  luxe,  mais  qui  l'ennuyait.  Elle  es- 
pérait peut-être  réveiller  sa  passion  en  le  laissant  seul  et  en  fei- 
gnant de  lui  préférer  le  théâtre.  Nous  l'attendûnes  et  franchîmes  la 
frontière  avec  elle.  La  troupe  était  au  grand  complet,  et,  les  discus- 
sions d'affaires  terminées,  on  était  content  de  se  revoir. 

Je  ne  vous  raconterai  pas  mes  voyages,  j'en  aurais  pour  trois 
jours,  et  mes  souvenirs,  bons  peut-être  à  défrayer  une  causerie  à 
bâtons  rompus,  retarderaient  ce  qui  vous  intéresse,  l'histoire  de 
mes  sentimens  et  de  mes  pensées. 

Je  vous  ferai  donc  passer  à  vol  d'oiseau  par  Turin,  Florence,  Ve- 


PIERRE    QUI    FiOLLE.  285 

nise,  Trieste;  je  vous  ferai  revenir  par  l'Autriclie  et  la  Suisse,  où 
nous  fîmes  nos  comptes  à  Genève  après  quelques  soirées  assez 
bonnes.  îNous  avions  boidotic,  comme  disait  Moranbois,  nous  avions 
soixante-quinze  francs  de  bénéfice  net  à  partager  entre  sept  so- 
ciétaires; mais  nous  avions  fait  un  voyage  intéressant  et  presque 
comfortable,  les  pensionnaires  étaient  payés  et  l'ami  de  Léon  fat 
remboursé.  Lucinde,  Lambesc  et  Régine  nous  quittaient.  C'était 
l'époque  de  mes  vacances,  et  mon  père  m'attendait.  Les  autres  as- 
sociés allaient  tenter  fortune,  on  ne  savait  encore  où.  Je  leur  pro- 
mis de  les  rejoindre  après  l'hiver,  que  je  voulais  passer  à  Paris,  et 
cette  fois  Moranbois  accepta  l'emprunt  de  mes  mille  francs,  néces- 
saires pour  mettre  mon  directeur  et  mes  camarades  en  état  de  se 
réorganiser. 

Rentré  dans  mon  i'aubourg  de  petite  ville,  entouré  des  raves  et 
des  asperges  paternelles,  j'eus  le  loisir  de  me  résumer,  comme  je 
vais  tâcher  de  le  faire  pour  vous. 

J'avais  fait  quelque  progrès  au  théâtre.  J'y  avais  acquis  une  ex- 
cellente tenue  sans  paraître  gêné,  bien  que  je  le  fusse  toujours. 
J'avais  trouvé  assez  de  sang-froid  pour  ne  plus  faire  par  émotion  les 
contre-sens  que  répudiait  mon  intelligence.  Je  plaisais  toujours  aux 
femiuies  et  ne  déplaisais  plus  aux  hommes.  Je  m'étais  résigné  à  être 
toujours  habillé  comme  un  homme  de  goût.  J'avais  été  humilié 
d'abord  de  ce  détail,  disant  que  je  ne  voulais  pas  devoir  mon  succès 
au  tailleur.  Je  vis  que  le  public  me  tenait  compte  de  mes  gilets  plus 
que  de  mes  études,  et  prenait  en  considération  un  homme  si  bien 
nippé.  Mes  camarades,  en  un  jour  de  facétie,  s'étaient  plu  à  me 
faire  passer  pour  un  fils  de  grande  famille,  et  on  me  dispensait 
d'être  bon  artiste,  pourvu  que  je  parusse  homme  du  monde. 

—  Ne  ris  pas  de  cela,  me  disait  Cellamare,  tu  es  notre  enseigne; 
ta  noblesse  fait  des  petits,  et  à  chaque  nouvelle  station  l'imagina- 
tion des  badauds  enrichit  la  troupe  d'un  hidalgo  de  plus.  A  Venise, 
j'étais  27  signor  di  Bellanu/rc,  directeur  d'une  troupe  de  personnes 
titrées,  et  je  n'avais  qu'un  mot  à  dire  pour  faire  de  toi  un  duc  et 
de  moi  un  marquis.  Le  prestige  de  la  noblesse  est  encore  debout  à 
l'étranger.  En  France,  il  se  môle  drolatiquement  à  la  vanité  démo- 
cratique, et  si  tu  étais  assez  aventurier  pour  mettre  un  de  devant 
ton  nom,  le  peuple  des  petites  villes  serait  fier  d'avoir  pour  histrion 
un  grand  seigneur.  Ne  te  défends  donc  pas  de  l'être,  et  ne  prends 
pas  tout  cela  au  sérieux;  nous  sommes  en  voyage  pour  nous  amu- 
ser. Sois  certain  que  cela  n'ôte  rien  au  talent  que  tu  dois  avoir  et 
que  tu  auras,  c'est  moi  qui  t'en  réponds.   . 

Il  tâchait  de  m'en  donner;  il  m'en  donnait  quand  je  lui  récitais 
mes  rôles.  Nous  avons  déclamé  Corneille  en  passant  les  Alpes  sur 


286  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  ânes.  Les  glaciers  de  la  Suisse,  les  grèves  de  la  Méditerranée» 
les  ruines,  les  grottes,  toutes  les  solitudes  pittoresques  que  nous 
avons  explorées  ensemble  ont  retenti  du  son  de  nos  voix  montées 
au  diapason  de  la  passion  dramatique.  Je  me  sentais  puissant,  je 
me  croyais  inspiré.  Devant  la  rampe,  tout  disparaissait.  J'étais  trop 
consciencieux,  je  me  jugeais  trop  moi-même.  J'étais  mon  propre 
critique  et  mon  pire  obstacle. 

Voilà  pour  mon  talent;  quant  à  mon  amour,  il  avait  pris  un  nou- 
vel aspect.  L'égalité  d'âme,  la  sérénité  de  caractère  de  M"«  de  Val- 
clos,  qui  ne  s'étaient  pas  démenties  un  seul  instant  au  milieu  des 
revers,  des  contrariétés,  des  fatigues  et  des  accidens  inévitables  du 
voyage,  m'avaient  insensiblement  inoculé  ce  calme  et  tendre  res- 
pect qu'elles  inspiraient  àBellamare,  sans  éveiller  en  lui  le  moindre 
rêve  de  sensualité.  Bellamare  était  pourtant,  non  pas  libertin,  mais 
ardent  au  plaisir.  Il  ne  connaissait  pas  de  sentiment  mixte  entre 
le  désir  sans  affection  et  l'affection  sans  désir.  11  pouvait  faire  en- 
core des  folies  pour  une  femme  convoitée  ;  satisfait ,  il  ne  faisait 
plus  de  sottises  et  la  quittait  avec  de  bons  procédés,  mais  sans  au- 
cun regret.  Cet  homme,  si  heureux  par  son  caractère  et  si  sédui- 
sant par  sa  bonté,  exerçait  sur  mon  esprit  une  grande  influence. 
J'aurais  voulu  voir  et  sentir  comme  lui.  Je  m'efforçais  de  l'imiter 
dans  ses  écarts  et  dans  sa  sagesse;  mais  là  où  il  trouvait  le  calme, 
le  rassérénement  des  facultés  après  Y c.rfogation  (1)  des  instincts, 
je  ne  trouvais  que  la  honte  de  moi-même  et  une  profonde  tristesse. 
J'étais  un  idéaliste,  et  en  outre  j'avais  la  moitié  de  son  âge.  J'étais 
absurde  de  croire  qu'on  peut  arranger  sa  vie  comme  celle  d'un 
autre.  La  raison  ne  s'applique  pas  sur  nous  comme  un  vêtement 
d'emprunt;  il  faut  que  chacun  de  nous  sache  tailler  le  sien  sur  son 
propre  individu. 

Cet  engouement  pour  Bellamare  et  cette  chimère  de  vouloir  lui 
ressembler  réussirent  du  moins  à  engourdir  ma  passion.  Peut-être 
le  rapide  et  violent  passage  d'un  autre  amour  en  moi ,  le  rêve  de 
Yineoiwue,  avait-il  effacé  un  peu  l'image  d'impéria.  Il  est  certain 
qu'elle  ne  me  paraissait  plus  redoutable,  et  qu'une  profonde  ten- 
dresse apaisa  les  transports  secrets  de  mon  désir.  En  la  voyant  si 
respectée  de  mes  autres  camarades,  je  me  fusse  trouvé  fat  de  son- 
ger à  la  vaincre.  A  force  de  n'y  plus  songer,  je  ne  le  désirai  même 
plus. 

Du  moins  c'est  dans  cette  disposition  d'esprit  que  je  la  quittai  à 

(1)  J'ai  retenu  ce  mot  du  récit  de  Laurence  parce  qu'il  m'a  frappé.  Je  ne  le  crois  pas 
français,  et  je  défsiierais  qu'il  le  fût.  C'était  sans  doute  de  la  part  de  mon  narrateur 
un  souvenir  de  l'Italie,  où  le  verbe  sfogarsi,  admirablement  expressif,  n'a  pas  d'équi- 
valent dans  notre  langue. 


PIERRE    QUI    ROULE.  287 

Genève.  Rentré  chez  moi,  je  pensai  à  elle  sans  trouble;  mais  bien- 
tôt il  me  fut  impossible  de  me  dissimuler  qu'elle  était  nécessaire  à 
ma  vie  intellectuelle,  et  que  je  m'ennuyais  profondément  là  où  elle 
n'était  pas.  Je  n'eus  pas  le  courage  de  reprendre  mes  études  sé- 
rieuses. La  musique  et  le  dessin  me  plaisaient  mieux,  parce  qu'ils 
me  permettaient  de  penser  à  elle.  Elle  avait  un  charmant  filet  de 
voix,  était  bonne  musicienne  et  chantait  délicieusement.  En  m'ef- 
forçant  d'être  bon  musicien  moi-même,  je  ne  songeais  qu'à  chanter 
avec  elle  ou  à  l'accompagner.  Elle  m'avait  fait  travailler  de  temps 
en  temps  en  voyage,  et  en  somme  ses  leçons  ont  été  les  meil- 
leures que  j'aie  reçues. 

Je  me  donnai  quelque  temps  le  change  en  me  persuadant  que  la 
société  de  Bellamare,  de  Léon,  d'Anna  et  de  Marco  m'était  aussi 
nécessaire  que  celle  d'Impéria.  Ils  m'aimaient  tant!  ils  étaient  si 
aimables  ou  si  intéressans!  Comment  le  milieu  où  je  retombais  ne 
m'eût-il  pas  paru  insupportable?  Je  me  reprochais  en  vain  ce  di- 
vorce entre  m.es  anciens  amis  et  moi.  Je  me  trouvais  coupable  de 
regretter  la  conversation  de  Bellamare  auprès  de  mon  père;  mais 
n'est-ce  pas  lui,  mon  pauvre  père,  qui,  en  me  jetant  dans  la  civi- 
lisation, m'avait  condamné  à  rompre  avec  la  barbarie? 

Pourtant,  quand  j'étais  sincère  avec  moi-même,  je  sentais  bien 
que  j'eusse  pu  oublier  Bellamare  et  tous  mes  camarades,  —  excepté 
Impéria.  Ce  n'était  pas  la  faute  de  mon  père  si  je  m'étais  folle- 
ment attaché  à  une  personne  qui  ne  voulait  aimer  personne  ! 

Un  jour,  en  traversant  les  Alpes  dans  un  traîneau  avec  Bella- 
mare, il  m'avait  demandé  l'issue  de  mes  amours  avec  la  comtesse. 
Je  lui  avais  alors  dit  toute  la  vérité,  ou  à  peu  près.  A  ce  moment- 
là,  je  m'étais  bien  persuadé  que  je  n'avais  plus  d'amour  pour  Im- 
péria, que  je  n'en  aurais  plus,  et  que  Bellamare  pouvait,  sans  me 
nuire,  lui  répéter  mes  confidences.  J'avais  d'ailleurs  atténué  beau- 
coup dans  mes  révélations  l'ardeur  de  ma  passion  première,  et  j'en 
avais  laissé  le  début  inédit.  Je  ne  m'étais  point  vanté  d'avoir  em- 
brassé la  carrière  du  théâtre  à  cause  d'elle.  J'avouais  simplement 
qu'à  l'époque  de  l'aventure  de  Blois  je  m'étais  senti  plus  épris 
d'elle  que  de  l'inconnue.  Je  pus  raconter  sincèrement  tout  le  reste. 

Le  jugement  de  Bellamare  sur  cette  situation  m'avait  beaucoup 
frappé.  Il  m'approuva  d'abord,  et  il  ajouta  :  —  Tu  as  pris  sans  le 
savoir  le  meilleur  chemin  pour  être  véritablement  aimé  de  cette  com- 
tesse, la  sincérité  d'abord,  la  fierté  ensuite.  En  te  laissant  voir  ses 
soupçons,  elle  s'attendait  à  de  vives  répliques,  à  une  lutte  où  elle 
ne  se  fût  déclarée  vaincue  qu'après  t'avoir  roulé  à  sa  guise  sur  la 
poussière  de  l'arène.  De  ce  moment,  elle  ne  t'eût  plus  aimé.  Les 
femmes  sont  ainsi  faites.  C'est  leur  rendre  service  que  de  ne  pas  se 


23S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prêter  à  leurs  instincts  de  combat,  de  les  former  à  aimer  tout  fran- 
chement, comme  elles  savent  si  bien  aimer  quand  on  ne  les  égare 
pas  à  la  recherche  de  l'impossible.  L'amour  est  une  belle  chose, 
sublime  chez  elles  au  début.  Gare  le  second  et  le  troisième  acte  du 
drame!  Quand  on  ne  peut  pas  brusquer  le  dénoûment,  il  faut  l'at- 
tendre. Attends  donc  en  silence,  laisse  couver  le  feu,  et  tu  la  ver- 
ras revenir  loyale  et  forte  comme  au  jour  de  la  chambre  bleue.  Si 
elle  revient,  reçois  mon  compliment.  Si  elle  ne  revient  pas,  ré- 
jouis-toi d'avoir  échappé  à  un  amour  de  tête.  Ce  sont  les  pires. 

Et  Bellamare  avait  encore  ajouté  :  —  Si  Impéria  n'avait  pas  un 
parti-pris,  j'aurais  béni  vos  amours.  Moi,  je  vous  trouvais  dignes 
l'un  de  l'autre;  mais  elle  est  sage  et  ne  veut  pas  d'amant.  De  plus 
elle  est  raisonnable  et  ne  se  jettera  pas  dans  la  misère  du  mariage. 
Enfin  elle  se  trouve  heureuse  dans  sa  vertu,  et  je  crois  à  cela,  bien 
que  je  ne  le  comprenne  pas.  N'y  pense  donc  plus,  si  tu  es  raison- 
nable toi-même.  Crois-tu  que  le  premier  jour  où  elle  est  venue 
mystérieusement  à  moi,  comme  la  comtesse,  mais  avec  des  idées 
autrement  sérieuses  et  arrêtées,  pour  me  dire  ses  malheurs  de  fa- 
mille et  me  prier  de  lui  donner  un  état  et  un  appui,  je  n'aie  pas 
été  ému,  autant  et  plus  peut-être  que  tu  ne  l'as  été  dans  la  chambre 
bleue?  Elle  était  si  jolie  dans  sa  douleur,  si  séduisante  dans  sa  con- 
fiance! J'ai  eu  le  vertige  dix  fois  dans  ces  deux  heures  d'entretien 
tête  à  tête;  mais^  si  Bellamare  a  un  nez  pour  flairer  l'occasion  et  une 
griffe  pour  la  prendre  aux  cheveux,  il  a  un  œil  pour  distinguer 
l'honnêteté  vraie,  et  une  main  qui  se  purifie  en  bénissant.  En  la 
quittant,  je  lui  avais  promis  d'être  son  père,  et  h.  toute  arrière- 
pensée  j'avais  dit  sans  retour  :  u  Jamais,  jamais,  jamais!  »  Or,  quand 
les  choses  se  présentent  aussi  nettes  à  ma  conscience,  il  n'y  a  plus 
en  moi  le  moindre  mérite,  parce  qu'il  n'y  a  plus  le  moindre  com- 
bat, et  je  t'avoue  ne  pas  comprendre  qu'il  en  coûte  plus  à  un  hon- 
nête homme  de  ne  pas  tricher  avec  une  femme  que  de  ne  pas  tri- 
cher au  jeu. 

En  ce  moment-là,  l'argumentation  de  Bellamare  m'avait  paru 
victorieuse,  je  la  commentai  tout  le  temps  de  mes  vacances.  Je  ne 
trouvai  rien  à  y  répondre;  mais  elle  ne  m'empêcha  pas  d'être  très 
abattu  et  très  malheureux.  Je  tâchai  de  m' enflammer  de  nouveau 
pour  la  comtesse,  et  souvent  je  rêvai  les  voluptés  de  l'amour  par- 
tagé; mais  au  réveil  je  ne  l'aimais  plus.  Son  image  ne  parlait  qu'à 
mes  sens  par  l'imagination. 

A  la  fin  des  vacances,  je  me  demandai  si  je  ne  renoncerais  pas 
au  droit,  qui  ne  me  menait  plus  à  rien,  et  si  je  n'irais  pas  re- 
joindre la  troupe  de  Bellamare.  Je  ne  voulus  pas  prendre  cette  ré- 
solution sans  consulter  mon  père.  Je  pensais  qu'il  m'en  détourne- 


PIErxRE    QUI    ROULE.  289 

rait;  il  n'y  songea  pas.  J'eus  d'abord  beaucoup  de  peine  à  lui  faire 
comprendre  ce  que  c'était  que  le  théâtre.  Il  n'était  jamais  venu  de 
troupe  dramatique  chez  nous,  il  n'y  avait  pas  de  salle.  Ce  que  mon 
père  appelait  des  comcdiens,  c'étaient  les  marchands  de  thé  suisse, 
les  montreurs  de  bêtes  et  les  saltimbanques  qu'il  avait  vus  dans 
les  foires  et  assemblées.  Aussi  je  me  gardai  bien  de  prononcer  les 
mots  de  comédie  ou  de  comédien,  qui  ne  lui  eussent  inspiré  qu'un 
profond  mépris.  Malgré  ma  résolution  d'être  sincère,  je  lui  donnai 
des  explications  qui  étaient  vraies  en  fait,  mais  qui  n'offrirent  à  son 
esprit  qu'un  sens  vague  et  quelque  peu  fantastique.  Mon  père  a 
toujours  eu  la  simplicité  élémentaire  de  l'homme  entièrement  voué 
au  travail  manuel,  comme  à  un  devoir,  comme  à  une  religion  dont 
aucune  idée  étrangère  à  ce  travail  ne  peut  le  distraire  sans  l'y 
rendre  impropre.  Ma  mère,  qui  était  très  intelligente,  l'avait  un 
peu  raillé  pour  sa  crédulité  et  sa  bonhomie.  Il  le  lui  permettait  et 
voulait  bien  rire  avec  elle,  ils  s'adoraient  quand  même;  mais  il  ne 
m'eût  pas  permis  de  m'apercevoir  de  son  infériorité  vis-à-vis  de 
moi.  Il  voulait  que  je  fusse  autre  et  non  plus  que  lui;  il  estimait 
son  état  diiïérent,  mais  égal  au  mien.  Son  culte  pour  la  terre  ne 
lui  permettait  pas  de  penser  autrement,  et  au  fond  il  était  dans  îe 
vrai  absolu,  dans  la  haute  philosophie,  sans  s'en  douter.  Il  respec- 
tait le  beau  savoir  très  humblement,  mais  c'était  h  la  condition  de 
faire  respecter  tout  autant  la  culture  du  sol.  S'il  m'en  avait  dé- 
tourné, c'est  qu'il  eût  cru,  en  faisant  de  moi  un  paysan,  me  rendre 
impropre  à  la  chimérique  succession  de  mon  oncle  le  parvenu. 

Quand  je  lui  eus  dit  que  je  désirais  m'associer  à  des  personnes 
qui  parlaient  en  public  pour  s'exercer  h  bien  dire  de  belles  choses, 
il  fut  satisfait  et  ne  m'en  demanda  pas  davantage.  Il  eût  craint,  par 
ses  questions,  de  me  montrer  combien  peu  il  se  doutait  de  ce  que 
pouvait  être  cette  étude.  Je  partis  donc,  emportant  sa  bénédiction 
comme  les  autres  fois  et  mon  petit  capital,  que,  dès  l'année  précé- 
dente, j'avais  toujours  fait  voyager  à  tout  événement  dans  ma  cein- 
ture de  dessous.  Il  n'était  pas  assez  gros  pour  me  gêner,  d'autant 
plus  que  je  l'avais  déjà  diminué  de  moitié. 

Au  commencement  de  l'hiver,  je  rejoignis  donc  la  troupe  à  Tou- 
lon, et  j'y  fus  reçu  avec  enthousiasme.  La  situation  n'était  pas  bril- 
lante; on  avait  toujours  boulotte,  comme  disait  Moranbois,  et  on  te- 
nait conseil  pour  savoir  si  l'on  poursuivrait  l'exploration  des  côtes. 

A  cette  époque,  les  villes  du  littoral  commençaient  à  peine  à  jouir 
de  la  vogue  qu'elles  ont  acquise  depuis.  Il  n'était  pas  encore  ques- 
tion de  chemin  de  fer,  d'éclairage  au  gaz,  de  maisons  de  jeu.  L'Eu- 
rope n'assiégeait  pas  cette  étroite  falaise  qui  s'étend,  comme  un  es- 
palier au  soleil,  de  Toulon  à  Monaco,  et  qui  bientôt  s'étendra  jusqu'à 

TOME  LXXXII.  —  18G9.  19 


290  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Gênes.  —  Mes  enfans,  nous  dit  Bellamare,  nous  boiilotterons  tou- 
jours, si  nous  ne  prenons  un  grand  parti.  Je  n'ai  jamais  gagné  d'ar- 
gent que  hors  de  France,  nul  n'est  prophète  en  son  pays.  J'ai  fait 
à  peu  près  le  tour  du  monde,  et  je  sais  que  plus  on  vient  de  loin, 
plus  on  attire  les  curieux.  Souvenez-vous  que  l'année  dernière -nous 
avons  mieux  réussi  à  Trieste,  le  point  extrême  de  notre  tournée, 
que  partout  ailleurs.  Je  voulais  pousser  jusqu'à  Odessa  à  travers 
les  provinces  danubiennes.  Je  me  souvenais  d'y  avoir  fait  de  bonnes 
affaires;  nous  serions  revenus  par  Moscou.  Vous  avez  reculé  devant 
la  campagne  de  Russie.  Si  vous  m'en  croyez,  nous  allons  l'entre- 
prendre; mais,  en  raison  de  l'approche  de  l'hiver,  nous  commence- 
rons par  les  pays  chauds.  Nous  irons  à  Constantinophe,  nous  y  sé- 
journerons deux  mois;  nous  irons  de  là  à  Temesvar  et  à  Bucharest, 
qui  est  une  bonne  ville  aussi;  dès  que  le  temps  le  permettra,  nous 
traverserons  le  Balkan,  nous  gagnerons  Jassy,  et  nous  arriverons  à 
Odessa  avec  les  hirondelles. 

On  lui  fit  observer  que  les  frais  du  voyage  seraient  considérables. 
Il  nous  montra  les  lettres  d'un  entrepreneur  de  succès  qui  se  char- 
geait de  notre  transport  et  promettait  de  s'occuper  du  retour,  si 
nous  ne  pouvions  en  couvrir  la  dépense;  c'était  un  ancien  associé, 
sur  la  probité  duquel  il  croyait  pouvoir  compter.  On  alla  aux  voix. 
Chacun  joua  la  sienne  à  pile  ou  face.  La  majorité  du  hasard  décida 
le  voyage.  J'avoue  qu'en  voyant  Impéria  le  désirer,  je  trichai  pour 
faire  pencher  la  balance  du  côté  aflirmatif. 

Je  vais  encore  vous  faire  faire  une  enjambée  par-dessus  les  dé- 
tails fastidieux  ou  comiques  qui  seraient  sans  rapport  avec  mon 
sujet.  Je  vous  dirai  seulement  que,  si  la  majorité  était  vaillante  et 
pleine  d'espoir,  la  minorité,  représentée  par  Lucinde,  Lambesc,  Ré- 
gine et  Purpurin,  ne  l'était  qu'à  demi  ou  ne  l'était  pas  du  tout.  Ce 
dernier  ne  pardonnait  pas  aux  étrangers  de  ne  pas  savoir  le  fran- 
çais mieux  que  lui,  et  Lambesc,  qui  avait  la  prétention  de  parler 
italien,  était  furieux  d'être  moins  mal  compris  quand  il  parlait  sa 
propre  langue.  C'était  un  caractère  aigri,  comme  celui  de  Léon, 
par  les  déceptions;  mais  il  n'avait  pas,  comme  Léon,  le  bon  goût  de 
cacher  ses  blessures.  Il  se  croyait  le  seul  grand  génie  de  la  terre  et 
le  seul  méconnu.  Selon  lui,  les  artistes  aimés  du  public  et  favorisés 
par  le  succès  n'avaient  dû  leur  bonne  chance  qu'à  l'intrigue. 

Régine  riait  de  tout,  nulle  n'était  plus  rompue  aux  misères  de  la 
vie  nomade;  mais  elle  augurait  mal  de  nos  succès  d'argent  et  nous 
répétait  sans  cesse  que  ce  n'était  rien  d'aller  loin,  le  plus  difficile 
serait  de  revenir.  Lucinde  ne  craignait  rien  pour  son  compte.  Elle 
n'était  pas  femme  à  s'embarquer  les  mains  vides;  mais  elle  craignait 
d'être  forcée  de  faire  les  frais  du  retour,  et  ne  dissimulait  pas  ses 
anxiétés. 


PIERllE    QUI    ROULE.  291 

Chose  étrange,  Moranbois,  le  plus  stoïque  et  le  plus  renfermé  de 
tous,  n'était  pas  non  plus  sans  inquiétude.  Il  ne  connaissait  pour- 
tant pas  Zaïnorini,  l'entrepreneur  auquel  se  fiait  Bellamare;  mais  il 
avait,  disait-il,  fait  un  mauvais  rêve  sur  son  compte,  et  cet  homme 
de  pierre  et  de  fer,  qui  ne  redoutait  aucun  péril  et  ne  connaissait 
aucune  hésitation,  était  superstitieux  :  il  croyait  aux  songes. 

Avant  de  quitter  Toulon,  j'assistai  à  une  représentation  de  clôture 
qui  me  parut  très  étrange.  Lorsque  le  public  était  content  d'une 
troupe  qui  avait  séjourné  quelque  temps,  il  lui  témoignait  sa  grati- 
tude et  lui  faisait  ses  adieux  en  jetant  des  présens  sur  la  scène.  Il 
y  avait  de  tout,  depuis  des  bouquets  jusqu'à  des  boudins.  Chaque 
métier  donnait  un  spécimen  de  son  industrie,  des  étoffes,  des  bas, 
des  bonnets  de  coton,  des  ustensiles  de  ménage,  des  alimens,  des 
souliers,  chapeaux,  fruits,  objets  de  coutellerie,  que  sais-je?  Le 
théâtre  en  était  couvert,  et  quelques-uns  furent  attrapés  au  vol  par 
les  musiciens,  qui  ne  les  rendirent  pas. 

Tout  alla  bien  dans  les  commencemens  de  notre  nouveau  voyage; 
Bellamare,  sacrifiant  son  impatience  d'avancer,  consentit  à  traver- 
ser l'Italie,  où  nous  fîmes  cette  fois  quelques  stations  assez  fruc- 
tueuses. Nous  y  jouâmes  rAveniurih^e,  Il  ne  faut  jurer  de  rien, 
les  Folies  amoureuses,  le  Verre  d'eau,  la  Vie  de  bohème,  Adrienne 
Lecouvreur,  Un  duel  sous  Richelieu,  la  Corde  sensible,  Jobin  et 
Nanelte,  je  ne  sais  quoi  encore.  A  cette  époque,  M.  Scribe,  qui 
commençait  à  n'être  plus  de  mode  en  France,  faisait  fureur  à  l'é- 
tranger, et  dans  quelques  petites  localités  nous  dûmes  mettre  en 
vedette  sur  l'affiche  les  noms  de  Scribe  et  Mélesville  pour  faire  pas- 
ser les  œuvres  de  Molière  ou  Beaumarchais.  De  même,  pour  faire 
goûter  les  chansonnettes  burlesques  que  Marco  chantait  dans  les 
entr'actes,  il  fallut  compromettre  les  noms  de  Béranger  et  de  Dé- 
saugiers. 

Nous  jouâmes  plus  d'une  pièce  qui  réclamait  plus  de  rôles  que 
nous  n'en  avions  dans  la  troupe.  A  cette  époque,  fort  troublée  en 
France,  beaucoup  d'artistes  sans  emploi  cherchaient  fortune  sur  les 
chemins,  et  nous  pouvions  nous  en  adjoindre  quelques-uns  tempo- 
rairement. Ces  artistes  bohèmes  étaient  parfois  des  types  très  cu- 
rieux, particulièrement  ceux  qui,  au  milieu  des  plus  étranges  vicis- 
situdes, étaient  restés  honnêtes  gens.  Si  je  ne  vous  parle  pas  de 
ceux  que  la  misère  avait  corrompus,  ou  qu'elle  avait  saisis  néces- 
sairement et  fatalement  dans  le  vice  et  la  paresse,  c'est  que  ces 
types-là  se  ressemblent  tellement  entre  eux  qu'il  n'y  a  aucun  inté- 
rêt à  les  observer  et  à  les  décrire.  Ceux  qui  au  contraire  aiment 
mieux  mourir  de  faim  que  de  s'avilir  mériteraient  des  biographies 
rédigées  par  des  gens  d'esprit.  C'est  la  curieuse  et  respectable  pha- 
lange des  toqués  que  le  monde  pratique  ne  plaint  pas  et  n'assiste 


292  RE^'UE    DES    DEUX    MONDES. 

pas,  parce  que  leur  infortune  provient  justement  du  manque  de 
sens  pratique  et  peut  être  imputée  sans  merci  à  leur  imprévoyance 
et  à  leur  désintéressement.  J'avoue  que  je  ressentis  plus  d'une  fois 
pour  ces  honnêtes  aventuriers  une  sympathie  très  vive,  et  que,  si 
je  n'avais  regardé  mon  petit  capital  comme  religieusement  consa- 
cré aux  éventualités  qui  menaçaient  mes  propres  camarades,  je 
l'aurais  dépensé  en  petite  monnaie  pour  secourir  ces  camarades  de 
rencontre.  Je  vous  en  citerai  un  entre  cent  pour  vous  donner  une 
idée  de  certaines  destinées. 

Il  s'appelait  Fontanet,  de  Fontanet,  car  il  était  gentilhomme  et 
n'exhibait  ni  ne  cachait  sa  particule.  Il  avait  joui  d'un  capital  de 
cinq  cent  mille  francs,  et  pendant  sa  jeunesse  naïve  et  sérieuse  il 
avait  vécu  à  la  campagne,  sur  ses  terres,  adonné  à  la  collection  des 
ouvrages  qui  traitent  du  théâtre.  Pourquoi  cette  manie  plutôt  qu'une 
autre?  En  fait  de  manies,  il  ne  faut  jamais  s'étonner  de  rien;  si  on 
pouvait  remonter  à  la  source  mystérieuse  d'où  découlent  les  in- 
nombrables fantaisies  du  cerveau  humain,  on  trouverait  des  hasards 
tombant  nécessairement  sur  des  aptitudes. 

Tant  il  y  a  que  Fontanet  se  trouva  ruiné,  un  beau  matin  de  1859, 
par  un  ami  lancé  dans  les  affaires  à  qui  il  avait  laissé  prendre  une 
hypothèque  de  cinquante  mille  francs  sur  son  bien.  C'était  alors 
une  spéculation  comme  une  autre  d'emprunter  une  faible  somme 
sur  un  immeuble  important,  de  ne  pas  la  rendre,  défaire  forcer  par- 
dessous  main  la  vente  de  l'immeuble  et  de  le  racheter,  toujours  par- 
dessous  main,  à  vil  prix.  De  nombreuses  existences  ont  ainsi  croulé 
pour  enrichir  secrètement  les  capitalistes  prudens  et  avisés. 

Victime  de  cette  aimable  opération,  Fontanet  trouva  superflu  de 
s'en  plaindre,  et,  s'imaginant  que  sa  science  archéologique  du 
théâtre  le  rendait  propre  à  aborder  la  scène,  il  se  fit  comédien. 
La  nature  lui  avait  tout  refusé,  sauf  l'intelligence;  ni  voix,  ni  phy- 
sique, ni  prononciation,  ni  aisance,  ni  mémoire,  ni  présence  d'es- 
prit. Il  n'eut  aucun  succès,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  trouver  son 
nouvel  état  très  amusant,  et  de  continuer  à  collectionner  pour  les 
autres  les  livres  et  gravures  qu'il  ne  pouvait  plus  acheter  pour  son 
compte.  Ayant  obtenu  un  emploi  subalterne  au  théâtre  de  Lyon 
et  cherchant  un  logement,  il  trouva  pour  un  prix  infime  une  es- 
pèce de  boutique  qu'en  raison  de  son  exiguïté  on  ne  pouvait  louer 
à  aucun  marchand.  Il  y  installa  son  grabat;  mais  dès  le  lendemain 
il  se  dit  qu'ayant  une  boutique  il  devait  y  vendre  quelque  chose,  et 
il  acheta,  moyennant  vingt  francs,  un  fonds  de  jouets  d'enfant, 
toupies,  balles,  cordes  et  cerceaux.  En  même  temps  il  se  mit  à 
confectionner  lui-même  des  pelles  et  de  petites  brouettes  de  bois. 
Son  commerce  alla  très  bien  et  eût  pu  prospérer  encore;  mais  la 
troupe  à  laquelle  il  était  attaché  quitta  Lyon,  et  il  ne  put  se  rési- 


PiliRUE    QUI    TiOULE.  '29S 

gner  à  ne  plus  être  artiste,  il  céda  son  fonds  à  un  juif  qui  connais- 
sait sa  manie,  et  qui  lui  donna  en  échange  un  portrait  apocryphe 
d'un  acteur  antique.  C'était  un  petit  bronze  quelconque  adroite- 
ment orné  d'une  légende  menteuse.  Fontanet  crut  tenir  un  trésor 
et  chercha  à  le  Vendre.  Il  en  trouva  un  millier  de  francs,  et  ne  put 
se  résoudre  à  s'en  séparer,  jusqu'au  jour  où  il  découvrit  la  fraude 
et  s'en  consola  en  disant  :  «  Quel  bonheur  que  je  ne  l'aie  pas  vendu 
mille  francs!  comme  j'aurais  trompé  l'acquéreur!  » 

Dans  une  ville  du  Piémont,  il  rencontra  une  dame  pieuse  qui  le 
pria  de  lui  indiquer  un  bon  peintre.  Elle  voulait  orner  sa  chapelle 
particulière  d'un  tableau  de  deux  mètres  de  haut  sur  un  mètre  de 
large,  représentant  son  saint  patron,  et  elle  offrait  cent  francs  à 
l'artiste.  Fontanet  offrit  de  faire  le  taljleau  lui-môme.  De  sa  vie,  il 
n'avait  touché  un  pinceau,  ni  tracé  une  figure.  Il  se  mit  à  l'œuvre 
résoliiment,  copia  comme  il  put  un  saint  quelconque  sur  la  pre- 
mière fresque  venue  et  signa  avec  orgueil  :  de  Fontanet,  peintre  de 
sujets  religieux.  Il  eut  d'autres  commandes,  fit  des  enseignes  flam- 
boyantes, et  commençait  à  gagner  sa  vie,  quand  un  hasard  l'em- 
porta en  un  autre  lieu  où  la  passion  de  la  céramique  s'empara  de 
lui  et  lui  fit  commettre  de  nombreux  vases  étrusques  qu'il  vendit  à 
des  Anglais,  mais  pour  un  prix  si  modique  qu'en  vérité  ils  n'étaient 
j)as  volés  et  se  réjouissaient  de  voler  le  vendeur  ignorant. 

Ce  que  Fontanet  avait  gagné  sur  ses  tableaux,  il  le  prêta  à  un 
directeur  de  troupe  ambulante  qui  ne  le  lui  rendit  pas;  ce  qu'il 
avait  gagné  sur  ses  vases,  il  le  donna  à  une  pauvre  mendiante  pour 
élever  un  enfant  dont  la  figure  lui  avait  servi  de  modèle,  et  qu'il 
fit  entrer  dans  une  école.  C'est  ainsi  qu'après  avoir  fait  cent  petits 
métiers  et  cent  petits  commerces,  sans  savoir  rien  garder  pour  lui- 
même  et  sans  pouvoir  se  résoudre  à  quitter  le  théâtre,  qui,  de  toutes 
ses  industries,  était  la  plus  ruineuse  en  ce  sens  qu'elle  ne  lui  per- 
mettait de  se  fixer  nulle  part  et  le  mettait  sans  cesse  en  contact 
avec  des  exploiteurs  ou  des  nécessiteux  qui  le  dépouillaient,  il  nous 
offrit  à  Florence  de  jouer  les  funinriers.  Il  avait  fini  par  acquérir  un 
certain  talent  depuis  ses  débuts.  Il  nous  fut  utile,  et  il  était  si  ai- 
mable,si  gai,  si  original  et  si  sympathique,  que  nous  l'emme- 
nâmes à  Ancône,  où  force  nous  fut  de  le  quitter  à  regret  pour  nous 
embarquer. 

C'est  à  Florence  que  m'arriva  une  aventure  dont  le  souvenir  ne 
marqua  pas  plus  en  moi  que  le  passage  d'un  rêve.  La  chose  va  vous 
paraître  surprenante;  mais  quand  vous  saurez  les  événemens  qui 
se  succédèrent  rapidement  au  lendemain  de  cette  rencontre,  vous 
comprendrez  qu'elle  n'ait  pas  laissé  de  traces  profondes  dans  mon 
esprit. 


294  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Au  moment  où  nous  quittions  cette  ville,  je  reçus  le  billet  sui- 
vant :  «  Je  vous  ai  applaudis  tous  deux,  soyez  lieureux  avec  Elle. 

«  l'incojnnue.  » 

Je  suppliai  Bellamare  de  me  dire  si,  durant  notre  séjour  à  Flo- 
rence, il  avait  vu  la  comtesse.  11  me  jura  que  non,  et  comme  il  ne 
donnait  jatnais  en  vain  sa  parole,  cela  était  certain.  Florence  n'était 
pas  alors  une  ville  assez  peuplée  pour  qu'on  ne  pût  aller  aux  infor- 
mations avec  chance  de  succès. 

—  Yeux^tu  rester?  me  dit  Bellamare. 

J'avais  déjà,  comme  on  dit,  le  pied  à  l'étrier,  et,  bien  que  je  me 
sentisse  très  ému,  je  ne  voulus  pas  tenter  l'aventure.  —  Vous  voyez 
bien,  répondis-je,  ({xielle  est  toujours  persuadée  que  j'ai  voulu  la 
tromper,  je  ne  peux  pas  accepter  cette  situation;  je  ne  l'accepterai 
pas.  —  Et  je  passai  outre  non  sans  effort,  je  l'avoue,  mais  en  croyant 
m'iionorer  moi-même  par  ma  fierté. 

Il  avait  été  débattu  si  nous  irions  à  Venise  et  à  Trieste  comme 
l'année  précédente;  mais  la  destinée  nous  emportait  à  ses  fins.  Une 
lettre  de  M.  Zamorini  mettait  à  notre  disposition  une  grosse  vilaine 
barque,  décorée  du  nom  de  tartane,  qui  devait  nous  transporter  à 
moitié  frais  d'Ancône  à  Gorfou.  Là  nous  pourrions  donner  quelques 
représentations  qui,  aux  mêmes  conditions  de  partage  des  déboursés 
entre  l'entrepreneur  et  nous,  nous  permettraient  de  nous  rendre  à 
Constantinople. 

Cette  embarcation  avait  très  mauvaise  mine,  et  le  patron,  espèce 
de  juif  qui  se  donnait  pour  Grec,  nous  parut  plus  bavard  et  plus  ob- 
séquieux qu'honnête  et  intelligent;  mais  nous  n'avions  pas  le  choix, 
il  avait  fait  marché  avec  Zamorini  par  l'intermédiaire  d'un  autre 
patron  de  Corfou  qui  devait  nous  transporter  plus  loin. 

Nous  donnâmes  une  représentation  à  Ancône,  et  comme  nous  sor- 
tions du  théâtre,  le  patron  de  V Alcyon,  c'était  le  nom  poétique  de 
notre  affreuse  barque,  vint  nous  dire  qu'il  fallait  mettre  à  la  voile 
au  point  du  jour.  Nous  avions  compté  ne  partir  que  le  surlendemain, 
rien  n'était  prêt;  mais  il  nous  objecta  que  la  saison  était  capri- 
cieuse, qu'il  fallait  profiter  du  bon  vent  qui  soufflait  et  ne  pas  at- 
tendre des  vents  contraires  qui  pourraient  retarder  indéfiniment  le 
départ.  Nous  étions  aux  derniers  jours  de  février. 

On  avertit  les  femmes  de  fermer  leurs  malles  et  de  dormir  vite 
quelques  heures;  les  hommes  de  la  troupe  se  chargèrent  de  porter 
tout  le  bagage  sur  V Alcyon.  Nous  y  passâmes  la  nuit,  car  ce  bagage 
était  assez  considérable.  Outre  nos  costumes  et  nos  effets,  nous 
avions  quelques  pièces  de  décor  indispensables  dans  les  localités  où 
l'on  ne  trouve  au  théâtre  que  les  quatre  murs,  une  certaine  quan- 


PIERRE    QUI    ROULE.  295 

tité  d'accessoires  assez  volumineux,  des  instrumens  de  musique  et 
des  provisions  de  bouche,  car  nous  pouvions  rester  plusieurs  jours 
en  mer,  et  on  nous  avait  informés  que  nous  ne  trouverions  rien 
dans  certains  ports  de  relâche  sur  les  côtes  de  la  Dalmatie  et  de 
l'Albanie. 

Le  patron  de  V Alcyon  avait  un  chargement  de  marchandises  qui 
remplissait  toute  la  cale,  ce  qui  nous  força  d'amonceler  le  nôtre  sur 
le  pont,  circonstance  gênante,  mais  heureuse,  comme  la  suite  vous 
le  prouvera. 

Au  lever  du  jour,  harassés  de  fatigue,  nous  levâmes  l'ancre,  et, 
poussés  par  un  fort  vent  du  nord,  nous  filâmes  très  rapidement 
sur  Brindisi.  Nous  allions  presque  aussi  vite  qu'un  bateau  à  vapeur. 
Partis  d'Ancône  un  jeudi,  nous  pouvions  espérer  être  à  Gorfou  le 
lundi  ou  le  mardi  suivant. 

Mais  le  vent  changea  vers  le  soir  de  notre  départ  et  nous  emporta 
au  large  avec  une  rapidité  effrayante.  Nous  témoignâmes  quelque 
inquiétude  au  patron.  Son  embarcation  ne  paraissait  pas  capable  de 
supporter  une  lame  si  forte  et  de  faire  ainsi  la  traversée  de  l'Adria- 
tique dans  sa  plus  grande  largeur.  Il  nous  répondit  que  Y  Alcyon 
était  capable  de  faire  le  tour  du  monde,  et  que,  si  nous  ne  relâ- 
chions pas  à  Blindes,  nous  toucherions  à  la  rive  opposée,  soit  à  Ra- 
guse,  soit  à  Antivari.  11  jurait  que  le  vent  était  un  peu  nord-ouest 
et  tendait  à  augmenter  dans  cette  direction.  11  se  trompait  ou  il 
mentait.  Le  vent  nous  porta  vers  l'est  pendant  environ  quarante 
heures,  et  comme,  malgré  un  tangage  très  fatigant,  nous  allions 
très  vite,  nous  prîmes  confiance,  et  au  lieu  de  nous  reposer,  nous 
ne  fîmes  que  rire  et  chanter  jusqu'à  la  nuit  suivante.  A  ce  moment, 
le  vent  nous  devint  contraire,  et  notre  pilote  assura  que  c'était  bon 
signe,  parce  que,  sur  les  côtes  de  la  Dalmatie,  presque  toutes  les 
nuits,  le  vent  souffle  de  terre  sur  la  mer.  Nous  approchions  donc  du 
rivage;  mais  quel  rivage?  Nous  l'ignorions,  et  l'équipage  ne  s'en 
doutait  pas  plus  que  nous. 

Durant  la  soirée,  nous  ne  fîmes  que  ranger  à  bonne  distance  les 
côtes  brisées  d'une  multitude  d'îlots  dont  les  spectres  sombres  se 
dessinaient  au  loin  sur  un  ciel  blafard.  La  lune  se  coucha  de  bonne 
heure,  et  le  patron,  qui  avait  prétendu  reconnaître  certains  phares, 
ne  reconnut  plus  rien.  Le  ciel  devint  sombre,  le  roulis  remplaça  le 
tangage,  et  il  nous  sembla  que  nos  matelots  cherchaient  à  gagner 
le  large.  Nous  nous  impatientions  contre  eux,  nous  voulions  abor- 
der n'importe  oii;  nous  avions  assez  de  la  mer  et  de  notre  étroite 
embarcation.  Léon  nous  calma  en  nous  disant  qu'il  valait  mieux 
louvoyer  toute  une  nuit  que  d'approcher  des  mille  écueils  semés 
le  long  de  l'Adriatique.  On  se  résigna.  Je  m'assis  avec  Léon  sur  les 
ballots,  et  nous  nous  entretînmes  de  la  nécessité  d'arranger  beau- 


296  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

coup  de  pièces  de  théâtre  pour  la  campagne  que  nous  allions  faire. 
Nous  avions  moins  de  chances  qu'en  Italie  de  rencontrer  des  ar- 
tistes de  renfort,  et  notre  personnel  me  semblait  bien  restreint  pour 
les  projets  de  Bellamare. 

—  Bellamare  a  compté  sur  moi,  me  répondit  Léon,  pour  un  tra- 
vail de  mutilation  et  de  remaniement  perpétuel,  et  j'ai  accepté 
cette  horrible  tâche.  Elle  n'est  pas  difficile.  Rien  n'est  si  aisé  que 
de  gâter  un  ouvrage;  mais  elle  est  navrante,  et  je  me  sens  si  at- 
tristé que  je  donnerais  pour  un  fétu  le  reste  de  ma  vie. 

J'essayai  de  le  consoler;  mais  notre  causerie  était  à  chaque  in- 
stant brisée.  La  mer  devenait  détestable,  et  les  mouvemens  de  nos 
matelots  nous  forçaient  de  nous  déranger  sans  cesse.  Yers  minuit, 
le  vent  se  mit  à  pirouetter,  et  il  nous  fut  avoué  qu'il  était  impossible 
de  gouverner  avec  certitude. 

Le  patron  commençait  à  perdre  la  tête;  il  la  perdit  complètement 
quand  une  secousse,  d'abord  légère,  suivie  d'une  secousse  plus 
forte,  nous  avertit  que  nous  touchions  les  récifs.  Je  ne  sais  s'il 
eût  été  possible  de  jeter  l'ancre  pour  attendre  le  jour  ou  de  fah-e 
toute  autre  manœuvre  pour  nous  sauver;  quoi  qu'il  en  soit,  l'équi- 
page laissa  Y  Alcyon  s'engager  dans  les  écueils.  Le  pauvre  esquif 
n'y  prit  pas  de  longs  ébats  ;  un  choc  violent  accompagné  d'un  cra- 
quement sinistre  nous  fit  rapidement  comprendre  que  nous  étions 
perdus.  La  cale  commença  de  se  remplir,  la  proue  était  éventrée. 
Nous  fîmes  encore  quelques  brasses,  et  nous  nous  trouvâmes  subi- 
tement arrêtés,  pris  entre  deux  roches,  sur  l'une  desquelles  je 
m'élançai,  portant  Impéria  dans  mes  bras.  Mes  camarades  suivirent 
mon  exemple  et  sauvèrent  les  autres  femmes.  Bien  nous  en  prit  de 
songer  à  elles  et  à  nous-mêmes,  car  le  patron  et  ses  aides  ne  son- 
geaient qu'à  leurs  marchandises,  et  tâchaient  vainement  d'en  opérer 
le  sauvetage  sans  s'occuper  de  nous.  La  tartane,  arrêtée  par  les  ré- 
cifs, bondissait  comme  un  animal  furieux;  ses  flancs  résistaient 
encore;  nous  eûmes  le  temps  de  sauver  tout  ce  qui  était  sur  le 
pont,  et  au  bout  d'une  demi-heure  consacrée  à  ce  travail  fiévreux, 
heureusement  couronné  de  succès,  Y  Alcyon,  soulevé  par  des  vagues 
de  plus  en  plus  fortes,  se  dégagea  de  l'impasse  par  un  bond  de  re- 
cul, comme  s'il  eût  voulu  prendre  son  élan  pour  le  franchir;  puis, 
lancé  de  nouveau  en  avant,  il  l'aborda  une  seconde  fois,  mais  noyé 
jusqu'à  la  moitié,  la  quille  rompue,  les  mats  rasés.  Une  lame  for- 
midable souleva  ce  qui  restait  du  misérable  bâtiment,  et  jeta  sur 
le  rocher  où  nous  avions  trouvé  un  refuge  une  partie  du  tablier  et 
quelques  débris  de  la  coque;  le  reste  était  englouti.  On  n'avait  pu 
rien  sauver  de  ce  qui  était  dans  la  cale. 

L'îlot  où  nous  nous  trouvions  et  dont  je  n'ai  jamais  su  le  notn, 
—  il  n'en  avait  peut-être  pas,  —  pouvait  mesurer  cinq  cents  mètres 


PIERRE    QUI    ROULE.  297 

de  longueur  sur  cent  de  largeur.  C'était  un  rocher  calcaire  blanc 
comme  du  marbre  et  à  pic  de  tous  côtés,  sauf  une  échancrure  par 
où  la  mer  entrait  et  formait  une  rade  microscopique  semée  de  blocs 
détachés,  représentant  en  petit  l'aspect  de  l'archipel  dont  notre 
écueil  faisait  partie. 

C'est  grâce  à  cette  petite  rade  où  le  caprice  du  flot  nous  avait 
jetés  que  nous  avions  pu  prendre  pied;  mais  nous  n'eûmes  pas  d'a- 
bord le  loisir  d'étudier  le  dedans  ni  le  dehors  de  notre  refuge.  Au 
premier  moment,  nous  nous  crûmes  à  terre,  et  c'est  avec  surprise 
que  nous  nous  vîmes  prisonniers  sur  ce  roc  isolé.  Quant  à  moi,  je 
ne  compris  nullement  le  danger  de  notre  situation,  je  ne  doutai  pas 
un  instant  de  la  facilité  d'en  sortir,  et  tandis  que  Bellamare  en  fai- 
sait le  tour  pour  tâcher  de  se  rendre  compte,  je  cherchai  et  trouvai 
un  refuge  pour  les  femmes,  une  sorte  de  grande  cuvette  creusée 
naturellement  dans  le  roc,  où  elles  purent  s'abriter  du  vent.  Vous 
pensez  bien  qu'elles  étaient  terrifiées  et  consternées.  Seule,  Impéria 
conservait  sa  présence  d'esprit,  et  s'efforçait  de  relever  leur  cou- 
rage. Régine  devenait  dévote  et  disait  des  prières.  Anna  avait  des 
attaques  de  nerfs,  et  rendait  notre  situation  plus  lugubre  par  des 
cris  perçans.  C'est  en  vain  que  Bellamare,  intrépide  et  calme,  lui 
disait  que  nous  étions  sauvés.  Elle  n'entendait  rien,  et  ne  se  calma 
que  devant  les  menaces  de  Moranbois,  qui  parlait  de  la  jeter  à  la 
mer.  La  peur  agit  sur  elle  comme  sur  les  enfans  :  elle  demanda 
pardon,  pleura  et  se  tint  tranquille. 

Quand  nous  fûmes  sûrs  que  personne  n'était  blessé  et  ne  man- 
quait à  l'appel,  car  l'obscurité  nous  enveloppait  toujours,  nous  vou- 
lûmes nous  concerter  avec  le  patron  sur  les  moyens  de  sortir  de  ce 
maussade  refuge. 

—  Le  moyen?  nous  dit-il  d'un  ton  désespéré;  il  n'y  en  a  pas! 
Voici  la  cruelle  hora,  le  plus  pernicieux  des  vents,  qui  souflle  à 
présent,  Dieu  sait  pour  combien  de  jours,  entre  la  terre  et  nous.  Et 
puis,  mes  chers  seigneurs,  il  y  a  encore  autre  chose!  La  rila  nous  a 
fascinés,  et  tout  ce  que  nous  pourrions  tenter  tournerait  contre  nous. 

—  La  vilii?  dit  Bellamare,  est-ce  un  autre  vent  contraire?  C'était 
bien  assez  d'un,  ce  me  semble! 

—  Non,  non,  signor  viio,  ce  n'est  pas  un  vent,  c'est  bien  pire; 
c'est  la  méchante  fée  qui  attire  les  navires  sur  les  écueils  et  qui  rit 
de  les  voir  brisés.  L'entendez-vous?  Moi,  je  l'entends!  Ce  ne  sont 
pas  les  galets  que  la  mer  soulève.  Il  n'y  a  pas  de  galets  sur  ces 
côtes  escarpées.  C'est  le  rire  de  l'infâme  viln,  vous  dis-je;  son  rire 
de  mort,  son  méchant  rire! 

George  Sand. 

{La  quatrième  partie  au  prochain  n°.) 


HISTOIRE 

DES    SCIENCES 


L    ÉVOLUTION     DE.S    DOCTRIÎSES    CHIMIQUES    DEPUIS    LAVOISIE.R. 


I.  Leçons  de  philosophie  chimique,  par  Adolphe  "U'urtz;  Paris  1864.  —  II.  Histoire  des  doctrines 
chimiques  depuis  Lavoisier  jusqu'à  nos  jours,  par  le  même;  Paris  1S68. 


Voici  un  écrit  que  nous  pourrions  appeler  révolutionnaire.  Une 
école  de  chimistes  dont  M.  Wurtz  est  le  chef  vient  affirmer  des 
doctrines  nouvelles  à  l'appui  desquelles  elle  apporte  d'immenses 
travaux.  Il  ne  s'agit  de  rien  moins  que  d'une  véritable  réformation 
de  la  chimie.  Les  personnes  qui  n'auraient  sur  cette  science  que  les 
notions  acquises  il  y  a  quelques  années  dans  l'enseignement  clas- 
sique sont  mises  en  demeure  de  considérer  les  phénomènes  chi- 
miques sous  un  jour  tout  nouveau.  Nous  voulons  parler  de  l'intro- 
duction magistrale  que  M.  Wurtz  a  mise  en  tête  d'un  Dictionnaire 
de  chimie  pure  et  appliquée,  œuvre  considérable  dont  il  poursuit  la 
publication  avec  un  grand  nombre  de  collaborateurs.  Il  faut  lire  ce 
Discours  prélijninaire  où  est  tracée  de  main  de  maître  la  marche 
que  la  science  a  suivie  depuis  les  dernières  années  du  siècle  passé. 
On  y  voit  clairement  comment  les  points  de  vue  se  sont  peu  à  peu 
modifiés  depuis  Lavoisier,-  comment  les  doctrines  se  sont  transfor- 
mées. On  y  voit  naître  et  se  développer  les  théories  contempo- 
raines, théories  qui  peuvent  sembler  étranges  quand  elles  sont 
exposées  sans   préparation,  et  dont  on  n'acquiert  l'intelligence 


HISTOIRE    DES    SCIENCES.  299 

qu'en  découvrant  les  racines  qu'elles  ont  dans  le  passé.  Nous  es- 
sayerons ici  de  prendre  quelques  traits  dans  ce  récit  à  la  fois  pré- 
cis et  abondant,  et  de  marquer  par  quelques  jalons  la  route  suivie, 
depuis  Lavoisier  jusqu'à  nos  jours. 

I. 

La  chimie  date  de  Lavoisier.  Il  n'y  a  pas  d'autre  exemple  d'une 
science  qui  ait  été  si  complètement  créée  par  un  seul  homme.  Sans 
doute  la  chimie  avait  fait  avant  lui  d'utiles  découvertes;  mais  elles 
se  sont  comme  effacées  en  entrant  dans  le  cadre  nouveau  qu'il  a 
ouvert.  C'est  en  déterminant  la  véritajjle  nature  de  la  combustion 
que  Lavoisier  renouvela  ainsi  la  science.  11  eut  à  détruire  la  théorie 
du  phlogistique,  que  Stahl  avait  fondée  en  Allemagne  dans  les 
premières  années  du  xviii"  siècle.  Dans  cette  théorie,  on  regardait 
un  métal  comme  formé  d'une  chaux  métallique  et  d'un  principe 
spécial  ou  |)hlogistique  qui  pouvait  en  être  séparé  par  la  chaleur. 
Le  phénomène  du  feu  était  considéré  comme  un  puissant  déga- 
gement de  phlogistique.  On  pouvait  d'ailleurs,  disait-on,  rendre 
aux  métaux  le  phlogistique  qu'ils  avaient  perdu,  et  il  suffisait  peur 
cela  de  les  chauffer  avec  une  substance  abondamment  pourvue  de 
ce  principe,  comme  le  charbon,  le  bois,  l'huile.  Ainsi,  en  calcinant 
le  plomb  à  l'air,  on  obtenait  une  poudre  jaune,  la  litharge,  qui  était 
la  chaux  métallique  séparée  de  son  phlogistique,  et,  si  on  chauffait 
ensuite  cette  litharge  avec  du  charbon  en  poussière,  le  phlogistique 
du  charbon  s'unissait  à  la  chaux  pour  revivifier  le  plomb.  Dans  cette 
doctrine,  les  phénomènes  étaient  pris  à  contre-pied,  et  Lavoisier  ob- 
tint sa  première  victoire  en  montrant  qu'il  se  passait  précisément 
le  contraire  de  ce  qu'on  croyait.  Le  métal  en  se  calcinant,  au  lieu 
de  perdre  une  partie  de  lui-même,  attire  à  lui  et  fixe  un  des  élé- 
mens  de  l'air,  et  la  révivification  du  métal  a  lieu  précisément  quand 
on  élimine  cet  élément  aériforme. 

Pour  mettre  ces  faits  en  évidence,  il  suffit  à  Lavoisier  d'une  ba- 
lance exacte.  Il  pesa  les  corps  froids  et  calcinés,  et  il  vit  claire- 
ment l'augmentation  de  poids  qui  résulte  de  la  calcination.  Sup- 
poser que  les  élémens  de  la  matière  conservent  leur  poids  au  milieu 
des  modifications  qu'ils  peuvent  subir  était  une  vue  ingénieuse,  y 
trouver  le  principe  d'une  maéthode  générale  de  recherche  était  un 
trait  de  génie.  Les  anciens  chimistes  s'étaient  bien  à  l'occasion  servis 
de  la  balance;  mais  ils  l'avaient  considérée  comme  un  instrument 
secondaire  et  n'avaient  pas  su  en  tirer  parti.  Robert  Boyle  avait 
reconnu  que  les  métaux  augmentent  de  poids  par  la  calcination; 
il  avait  attribué  ce  phénomène  à  la  chaleur  qu'ils  absorbent.  Stahi 


300  REVUE    DES    DEUX    .MONDES. 

ne  l'avaii,  pas  ignoré  non  plus;  mais  il  n'y  vit  qu'une  circonstance 
indifférente  qu'il  ne  prit  même  pas  la  peine  d'expliquer.  L'on  ne 
s'attachait  de  son  temps  qu'à  l'apparence  extérieure  des  faits,  et 
l'on  ne  considérait  que  le  côté  qualitatif  des  phénomènes.  Il  ap- 
partenait à  Lavoisier  de  fonder  une  science  nouvelle  sur  la  consi- 
dération des  quantités. 

Dès  l'année  1772,  il  fit  connaître  à  l'Académie  que  le  soufre  et 
le  phosphore  augmentent  de  poids  en  brûlant  à  l'air  parce  qu'ils 
absorbent  une  partie  de  cet  air,  et  il  établit  que  la  réduction  des 
chaux  métalliques  donne  lieu  à  un  dégagement  de  gaz.  En  177Zi,  il 
produisit  un  mémoire  décisif  sur  la  calcination  de  l'étain.  Ayant 
maintenu  longtemps  de  l'étain  en  fusion  dans  un  vase  clos,  il  mon- 
trait que  l'accroissement  de  poids  du  métal  était  égal  au  poids  de 
l'air  qui  rentrait  dans  le  vaisseau  lorsqu'on  ouvrait  celui-ci  après 
le  refroidissement.  Dans  cette  même  année  177Z(,  Priestley  décou- 
vrit le  gaz  oxygène,  et  Lavoisier  reconnut  tout  de  suite  que  c'était 
là  l'élément  de  l'air  qui  entrait  en  combinaison  avec  les  métaux. 
Déjà  instruit  des  fonctions  physiologiques  de  ce  gaz,  il  l'appela 
d'abord  air  citai  ou  «  air  éminemment  propre  à  entretenir  la  com- 
bustion et  la  respiration.  »  C'est  en  1778  seulement  qu'il  lui  donna 
le  nom  d'oxygène,  voulant  marquer  par  là  que  ce  gaz  est  l'origine 
de  la  qualité  propre  aux  acides.  De  177Zi  à  1778  en  effet,  il  avait 
produit  d'abord  l'acide  carbonique  par  la  combustion  du  diamant, 
comme  les  anciens  académiciens  dcl  Cimento,  puis  l'acide  phospho- 
rique  et  les  acides  sulfurique  et  nitrique.  Dans  ces  quelques  années, 
le  rôle  de  l'oxygène  était  devenu  tout  à  fait  prépondérant  en  chi- 
mie; Lavoisier  avait  tracé  la  théorie  générale  des  acides,  des  oxydes, 
des  sels.  Un  acide  résulte  de  l'union  d'un  corps  simple,  ordinaire- 
meht  non  métallique,  avec  l'oxygène;  un  oxyde  est  une  combinai- 
son de  métal  et  d'oxygène,  un  sel  enfin  est  formé  par  l'union  d'un 
acide  et  d'un  oxyde.  Ainsi  se  formulait  un  système  complet  qui  dès 
l'année  1778  s'opposait  aux  idées  de  Stahl.  Celles-ci  ne  cédèrent 
pourtant  le  terrain  que  fort  lentement,  et  Lavoisier  rencontra  pour 
adversaires  plusieurs  même  des  savans  qui  lui  apportaient  le  tribut 
de  leurs  découvertes.  Priestley,  par  exemple,  fut  un  de  ces  contra- 
dicteurs acharnés  :  le  chimiste  qui  avait  découvert  l'oxygène  tint 
jusqu'au  bout  pour  le  phlogistique;  pour  lui,  l'oxygène  était  de  l'air 
déphlogistiqué.  Priestley  était  un  esprit  ardent  et  inquiet;  théologien 
autant  que  physicien,  il  s'attira  des  persécutions  par  le  zèle  avec 
lequel  il  délendit  l'unitarisme;  l'ardeur  qu'il  montra  pour  les  prin- 
cipes de  la  révolution  française  le  fit  nommer  membre  de  notre 
convention  nationale,  mais  lui  ferma  les  portes  de  sa  patrie;  il  alla 
mourir  en  Amérique  près  des  sources  du  Susquehannah  (180/i), 


HISTOIRE    DES    SCIENCES.  30l 

défendant  jusqu'au  dernier  jour  la  doctrine  de  Stahl  et  repoussant 
les  idées  de  Lavoisier.  Quant  à  Gavendish,  l'illustre  inventeur  de 
l'hydrogène,  il  publiait  en  I78â  une  exposition  détaillée  de  la  théo- 
rie du  phlogistique  et  la  défendait  par  mille  ingénieux  argumens; 
enfin  Scheele,  le  grand  chimiste  suédois,  mourut  en  1786  sans 
avoir  cessé  de  professer  la  doctrine  du  phlogistique;  il  est  vrai  qu'il 
y  avait  apporté  peu  à  peu  divers  tempéramens  pour  la  mettre  en 
harmonie  avec  les  idées  nouvelles. 

Cependant  le  système  de  Lavoisier  se  répandait  graduellement, 
et  on  y  faisait  rentrer  un  nombre  de  plus  en  plus  considérable  de 
corps.  Les  principes  que  le  maître  avait  démontrés  pour  les  com- 
binaisons oxygénées  s'appliquaient  par  extension  aux  corps  dé- 
pourvus d'oxygène.  Un  sulfure  résulte  de  la  combinaison  du  soufre 
avec  un  métal,  un  phosphure  renferme  un  métal  uni  au  phosphore. 
Ces  sulfures  et  ces  phosphures,  composés  binaires,  se  combinent 
eux-mêmes  deux  à  deux  pour  former  des  corps  plus  compliqués, 
des  sulfosels  ou  des  phosphosels.  Ainsi  toutes  les  combinaisons  chi- 
miques, celles  qui  contiennent  de  l'oxygène  aussi  bien  que  celles 
qui  en  sont  dépourvues,  ont  une  constitution  binaire;  tel  est  le  trait 
caractéristique  du  système.  Les  corps  simples  ou  élémens  s'unis- 
sent d'abord  deux  à  deux,  et  les  corps  composés  qui  en  résultent 
se  combinent  eux-mêmes  suivant  la  même  règle.  C'est  un  dualisme 
universel. 

Un  langage  chimique  admirablement  imaginé  vint  bientôt  se 
mettre  au  service  de  cette  théorie.  Il  y  avait  alors  à  Dijon  un  avo- 
cat général,  Guyton  de  Morveau,  qui  consacrait  à  l'étude  de  la 
chimie  les  loisirs  que  lui  laissait  sa  profession  de  magistrat;  il  avait 
fait  établir  des  cours  de  science  par  les  états  de  Bourgogne,  et  il  y 
professait  lui-même  la  chimie  et  la  minéralogie;  il  fut  depuis  un 
des  principaux  fondateurs  et  l'un  des  premiers  professeurs  de  l'É- 
cole polytechnique.  Guyton  de  Morveau  avait  été  frappé,  dans  les 
cours  qu'il  faisait  à  Dijon,  des  inconvéniens  que  présentait  le  lan- 
gage employé  par  les  chimistes;  c'était  un  amas  de  mots  bizarres 
inventés  par  les  anciens  alchimistes,  un  assemblage  incohérent 
de  qualifications  qui  n'apprenaient  rien  sur  la  nature  des  corps.  îl 
s'ingénia  pour  créer  de  toutes  pièces  une  nomenclature  nouvelle, 
pour  donner  à  chaque  corps  un  nom  rationnel  qui  en  marquât  la 
composition.  Dès  l'année  1782,  il  présenta  ainsi  un  système  com- 
plet; mais  il  y  fallut  faire  de  profonds  changemens,  car  Guyton  n'a- 
vait pas  accepté  pleinement  dès  le  début  les  idées  de  Lavoisier. 
Les  chefs  de  la  nouvelle  école  adoptèrent  du  moins  le  principe  de 
la  réforme  proposée,  et  enfin,  en  1787,  les  eflorts  combinés  de 
Guyton,  de  Lavoisier,  de  Berthollet,  de  Fourcroy,  aboutirent  à  la. 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

création  de  cette  nomenclature  chimique  qui  règne  encore  dans 
notre  enseignement  classique.  La  série  des  combinaisons  oxygé- 
nées occupait  le  premier  rang  dans  la  nomenclature,  comme  dans 
les  idées  de  Lavoisier;  elle  avait  servi  de  modèle  pour  les  autres. 
Les  composés  les  plus  simples  de  l'oxygène  sont  les  acides  et  les 
oxydes;  deux  mots  servent  à  les  exprimer,  le  premier  indiquant 
le  genre  de  la  combinaison;  le  second  (ordinairement  un  adjectif) 
désignant  le  métal  ou  le  métalloïde  qui  est  uni  à  l'oxigène;  ainsi 
on  dit  acide  sulfurique,  oxyde  de  plomb  ou  oxyde  plombique.  Pour 
exprimeras  divers  degrés  d'oxydation  d'un  seul  et  même  corps,  la 
nomenclature  recourt  à  des  artifices  ingénieux  :  elle  emploie  des 
préfixes  tirés  du  grec  ou  du  latin,  ou  bien  elle  modifie  la  terminai- 
son de  l'adjectif.  C'est  ainsi  qu'elle  dit  :  protoxyde  et  bioxyde  de 
plomb,  —  protoxyde  et  peroxyde  de  manganèse,  —  acides  hypo- 
sulfureux,  sulfureux,  sulfurique.  Deux  mots  servent  de  même  à 
désigner  les  sels;  le  premier  marque  le  genre,  déterminé  par  l'a- 
cide, l'autre  l'espèce,  déterminée  par  la  base  métallique.  C'est  ainsi 
que  sulfate  de  plomb  veut  dire  combinaison  d'acide  sulfurique  et 
d'oxyde  de  plomb.  Ces  règles,  établies  d'abord  en  vue  des  corps 
oxygénés,  furent  appliquées  par  analogie  aux  composés  que  le 
soufre  et  le  phosphore  forment  avec  les  métaux ,  et  on  les  étendit 
avec  plus  ou  moins  de  facilité  à  tous  les  corps  inorganiques  ;  mais 
ce  n'est  point  ici  le  lieu  d'entrer  dans  les  détails  de  la  nomenclature 
chimique,  il  nous  suffit  d'en  avoir  rappelé  le  principe.  Ce  principe 
ne  fut  pas  d'abord  admis  sans  résistance.  Saisie  du  travail  des  quatre 
réformateurs,  l'Académie  ne  le  reçut  qu'avec  beaucoup  de  réserve. 
«  Le  tableau  des  corps  qu'on  nous  présente,  disait  le  rapport  aca- 
démique, est  l'ouvrage  de  quatre  hommes  justement  célèbres  dans 
les  sciences;...  ils  ne  l'ont  formé  qu'après  avoir  bien  comparé  sans 
doute  les  bases  de  la  théorie  ancienne  avec  les  bases  de  la  théorie 
nouvelle.  Ils  fondent  celle-ci  sur  des  expériences  belles  et  impo- 
santes; mais  quelle  théorie  réunit  jamais  les  savans  par  un  concert 
de  plus  belles  expériences,  par  une  masse  de  faits  plus  brillans 
que  la  doctrine  du  phlogistique?  Ce  n'est  pas  en  un  jour  qu'on  ré- 
forme, qu'on  anéantit  presque  une  langue  déjà  entendue,  déjà  fa- 
milière même  dans  toute  l'Europe,  et  qu'on  lui  en  substitue  une 
nouvelle  d'après  des  étymologies  ou  étrangères  à  son  génie  ou  prises 
souvent  dans  une  langue  ancienne  déjà  presque  ignorée  des  savans, 
et  dans  laquelle  il  ne  peut  y  avoir  ni  trace  ni  notion  quelconque 
des  choses  ni  des  idées  qu'on  doit  lui  faire  signifier.  »  Malgré  la 
froideur  de  l'Académie,  on  sait  quels  services  a  rendus  la  nomen- 
clature et  quelle  clarté  elle  a  introduite  dans  l'histoire  de  la  chi- 
mie. Et  d'abord  elle  contribua  puissamment  au  triomphe  des  idées 


IIISTOLRE    DES    SCIENCES.  303 

de  Lavoisier;  dès  l'année  1700,  celles-ci  avaient  acquis  uD.e  autO'- 
rité  à  peu  près  incontestée;  quatre  ans  plus  tard,  au  moment  où  il 
tombait  sous  la  liaciie  de  la  terreur,  Lavoisier  pouvait  se  dire  que 
son  œuvre  était  faite  et  que  la  chimie  moderne  était  fondée,. 

Arrivons  tout  de  suite  à  un  fait  considérable  qui  fut  apporté  dans 
la  science  pendant  les  premières  années  de  ce  siècle  par  un  profes- 
seur de  Manchester,  le  chimiste  Dalton.,  C'était  un  esprit  indépen- 
dant, porté  à  chercher  sa  voie  loin  des  sentiers  battus,  disposé  aux 
hypothèses  hardies.  Dalton  montra  que  les  corps  se  combinent  non- 
seulement  en  proportions  définies,  mais  encore  en  proportions  mul- 
tiples, c'est-à-dire  que,  lorsqu'une  substance  est  susceptible  de 
former  avec  une  autre  plusieurs  composés,  les  quantités  pondé- 
rables qui  entrent  dans  ces  combinaisons  différentes  ont  entre 
elles  des  rapports  tout  à  fait  simples,  comme  du  simple  au  double 
ou  au  triple.  Ce  n'est  pas  que  le  germe  d'une  pareille  découverte 
ne  fut  contenu  dans  des  travaux  antérieurs.  Au  temps  même  des 
premières  recherches  de  Lavoisier  un  savant  allemand,  Wenzel, 
avait  établi  que  les  quantités  relatives  des  bases  qui  saturent  un 
acide  sont  aussi  celles  qui  saturent  un  acide  différent.  Ces  quan- 
tités s'équivalent  donc,  dans  les  combinaisons.  Il  y  avait  là  les 
élémens  d'une  importante  théorie;  mais  les  travaux  de  Wenzel 
furent  comme  effacés  par  l'éclat  des  succès  de  Lavoisier,  ils  passè- 
rent inaperçus  au  milieu  des  controverses  plus  graves  qui  agi- 
taient les  chimistes,  et  ce  ne  fut  que  longtemps  après  qu'ils  fu- 
rent remis  en  lumière.  La  loi  de  Dalton  avait  d'ailleurs  une  bien 
autre  généralité  que  les  faits  signalés  par  Wenzel.  Celui-ci  ne  s'était 
çccupé  que  des  bases  et  des  acides  ;  Dalton  appliquait  la  loi  à  tous 
les  corps,  aux  corps  simples,,  comme  aux  corps  composés.  Wenzel 
parlait  seulement  de  rapports  définis;  Dalton  montrait  que  ces  rap- 
ports s'expriment  par  des  nombres  tout  à  fait  simples.  Ce  fait  sai- 
sissant demandait  une  explication,  et  Dalton  la  donna.  Il  supposa 
que  les  différens  corps  sont  formés  de  petites  particules  indivisibles 
ou  atomes.  Déjà  on  s'était  habitué,  d'après  les  vues  de  Lavoisier,  à 
considérer  un  certain  nombre  de  substances  comme  marquées  d'une 
individualité  native,  comme  absolument  irréductibles;  c'étaient  là 
de  véritables  élémens  au-delà  desquels  il  n'y  avait  pas  lieu  de  re- 
monter. La  théorie  des  atomes  vint  confirmer  cette  idée  et  lui 
donner  un  corps.  Pour  chaque  substance  élémentaire,  l'atome,  étant 
indivisible,  possède  un  poids  invariable.  Les  molécules  se  forment 
par  la  juxtaposition  des  atomes;  si  elles  contiennent  plus  d'im  atome 
d'une  même  substance,  elles  en  renferment  deux,  trois  ou  du 
moins  un  très  petit  nombre;  telle  est  la  raison  évidente  de  la  loi 
des  rapports  simples.  Les  molécules  d'ailleurs  se  combinent  tout 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  pièce  les  unes  avec  les  autres,  et  de  là  vient  que  la  simplicité 
des  rapports  se  maintient  dans  les  corps  complexes.  L'explication 
que  Dalton  donnait  ainsi  des  phénomènes  était  une  pure  hypothèse, 
et  l'on  pouvait  dire  à  la  rigueur  qu'elle  n'était  pas  nouvelle.  Dans 
l'antiquité,  Leucippe,  Démocrite,  Épicure,  avaient  professé  une 
théorie  des  atomes;  mais  quelle  différence  entre  leur  conception 
vague,  arbitraire,  et  l'idée  de  Dalton,  née  de  l'examen  des  faits, 
appuyée  sur  un  ensemble  important  de  phénomènes,  et  que  l'on 
pouvait  vérifier  la  balance  à  la  main  !  Dans  la  pensée  de  Dalton,  les 
corps  simples  ou  élémens  étaient  donc  spécialisés  par  le  poids  de 
leur  atome,  et  les  j^oids  aioviiciues  devenaient  le  fondement  de  la 
chimie. 

Cette  doctrine  se  répandit  rapidement  en  Angleterre.  Elle  fut 
exposée  en  1807  par  un  disciple  de  Dalton,  Thomson,  dans  un  traité 
qui  eut  un  grand  succès  {System  of  CJiemistry).  La  chimie  de 
Thomson  fut  traduite  en  français  en  1808,  et  parut  avec  une  pré- 
face de  Berthollet,  qui  en  combattait  les  conclusions.  L'hypothèse 
de  Dalton  était  en  effet  inconciliable  avec  les  idées  que  Berthollet 
professait  sur  l'affinité,  et  qui  étaient  chez  lui  le  résultat  de  longues 
et  importantes  recherches.  Berthollet  admettait  que  l'affinité  agit 
également  sur  les  corps  en  quelque  quantité  qu'ils  soient  mêlés,  de 
telle  sorte  qu'ils  sont  aptes  en  principe  à  se  combiner  en  propor- 
tions quelconques.  Est-ce  à  dire  qu'il  niât  absolument  la  loi  des 
proportions  multiples?  Il  l'admettait  dans  une  certaine  mesure; 
mais  il  la  regardait  comme  un  fait  accidentel  dû  à  des  causes 
étrangères  à  l'affinité.  Qu'arrive-t-il  lorsqu'on  met  en  présence  des 
sels  différens  capables  d'agir  les  uns  sur  les  autres?  Ce  sont  les 
sels  insolubles  ou  volatils  qui  se  forment  de  préférence.  Ils  se  for- 
ment parce  qu'une  force  physique,  la  cohésion  dans  le  premier  cas, 
l'élasticité  dans  le  second,  vient  triompher  de  l'affinité  qui  retenait 
les  élémens  dans  d'autres  combinaisons.  Il  faut  ainsi  un  certain 
rapport  entre  la  force  physique  et  l'affinité  pour  que  la  nouvelle 
combinaison  se  produise,  et  elle  ne  se  produit  qu'au  moment  où  ce 
rapport  est  atteint  :  de  là  vient  que  les  élémens  des  corps  entrent 
en  proportions  définies  dans  les  composés;  mais  quand  l'affinité 
s'exerce  seule,  quand  elle  n'a  pas  à  lutter  contre  des  forces  phy- 
siques, elle  réunit  les  corps  en  toutes  proportions.  Telles  étaient 
les  vues  de  Berthollet,  et  on  conçoit  qu'il  ne  fût  pas  disposé  à  re- 
garder les  corps  comme  formés  de  petits  blocs  entiers  et  indivi- 
sibles. Il  combattit  donc  vivement  la  théorie  de  Dalton;  mais  elle 
avait  trouvé  en  France  un  défenseur  convaincu.  Proust  entama  avec 
Berthollet  un  long  et  brillant  débat,  et  vers  1810  la  loi  des  propor- 
tions fixes  en  sortit  triomphante. 


HISTOIRE    DES    SCIENCES.  305 

Yers  la  même  époque,  une  importante  découverte  venait  ouvrir 
un  nouveau  terrain  aux  conjectures  de  la  chimie.  Un  jeune  savant 
à  peine  sorti  de  l'École  polytechnique,  Gay-Lussac,  appela  l'atten- 
tion sur  les  rapports  volumétriques  dans  lesquels  les  gaz  se  combi- 
nent. On  n'était  pas  fixé  sur  les  volumes  respectifs  d'hydrogène  et 
d'oxygène  qui  forment  l'eau;  on  avait  admis  successivement  des 
nombres  approximatifs  qui  n'avaient  rien  de  saisissant  pour  l'esprit. 
En  1805,  Gay-Lussac  démontra,  en  collaboration  avec  Alexandre  de 
Humboldt,  que  deux  volumes  d'hydrogène  entrent  rigoureusement 
en  combinaison  avec  un  volume  d'oxygène  pour  former  deux  vo- 
lumes de  vapeur  d'eau.  Il  ne  s'agissait  point  là  d'à-peu-près,  de 
nombres  approchés,  il  s'agissait  d'un  rapport  strictement  exact  qui 
devait  faire  soupçonner  qu'on  se  trouvait  en  face  d'une  loi  de  la 
nature.  Gay-Lussac  s'appliqua  dès  lors  à  généraliser  sa  découverte, 
et  en  1809  il  avait  mis  en  lumière  un  certain  nombre  de  faits  très 
caractéristiques.  Ainsi  deux  volumes  d'azote  sont  combinés  à  un  vo- 
lume d'oxygène  pour  former  deux  volumes  de  protoxyde  d'azote. 
Un  volume  de  chlore  s'unit  à  un  volume  d'hydrogène  pour  former 
deux  volumes  d'acide  chlorhydrique.  Trois  volumes  d'hydrogène 
s'unissent  à  un  volume  d'azote  pour  former  deux  volumes  d'am- 
moniaque. Pour  tous  les  gaz  simples,  on  trouve  ainsi  des  rapports 
volumétriques  absolument  simples. 

Cette  loi  a  par  elle-même  une  importance  capitale;  mais  elle  de- 
vient particulièrement  remarquable  si  on  la  rapproche  de  celle  de 
Dalton.  Ces  deux  lois  étaient  à  peine  formulées  qu'on  en  tira,  en 
les  combinant,  des  vues  admirablement  ingénieuses  sur  la  constitu- 
tion moléculaire.  Elles  sont  en  effet  comme  deux  rayons  lumineux 
qui  pénètrent  dans  le  secret  de  la  nature  par  deux  côtés  différens, 
et  le  terrain  qu'elles  embrassent  entre  elles  se  trouve  ainsi  éclairé 
du  jour  le  plus  vif.  Dalton  s'occupait  seulement  des  poids,  Gay- 
Lussac  des  volumes,  et  tous  deux  trouvaient  une  absolue  simplicité 
dans  les  rapports  des  combinaisons.  N'était-il  pas  probable  dès  lors 
qu'ils  se  trouvaient  en  face  d'un  seul  et  même  grand  fait  naturel 
considéré  sous  deux  aspects  distincts  ?  Un  chimiste  italien,  Amedeo 
Avogadro,  ne  tarda  point  à  formuler  la  conception  générale  qui 
embrasse  à  la  fois  la  loi  de  Dalton  et  celle  de  Gay-Lussac.  Ses  vues 
sont  exposées  dans  un  mémoire  qu'il  publia  en  1811.  L'idée  syn- 
thétique d' Avogadro  consiste  à  regarder  tous  les  gaz  simples  comme 
renfermant  le  même  nombre  d'atomes  sous  le  même  volume;  dans 
les  composés,  les  atomes  s'unissent  quelquefois  deux  à  deux,  et  dans 
ce  cas  la  combinaison  a  lieu  par  volumes  égaux  ;  quelquefois  ce  sont 
deux  ou  trois  atomes  de  l'un  des  composans  qui  se  portent  sur  un 
seul  atome  de  l'autre,  et  cette  circonstafice  détermine  le  rapport 

TOME  LXXXII.  —  1809.  20 


306  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

des  volumes  :  ainsi  une  relation  étroite  se  trouvait  établie  entre  la 
densité  et  le  poids  atomique  des  gaz. 

La  tiiéorie  d'Avogadro  eut  peu  de  retentissement,  soit  qu'il  n'eût 
pas  comme  chimiste  un  renom  suffisant,  soit  qu'il  eût  compromis 
son  hypothèse  en  voulant  lui  donner  prématurément  une  trop 
grande  extension  et  notamment  en  l'étendant  aux  corps  solides. 
Elle  fut  reprise  en  1814  par  Ampère,  et  elle  obtint  sous  ce  nouveau 
patronage  un  peu  plus  de  succès  sans  arriver  cependant  tout  de 
suite  à  un  assentiment  universel  ;  de  graves  difficultés  qu'elle  lais- 
sait subsister  ou  qu'elle  tranchait  trop  facilement  devaient  pendant 
longtemps  encore  contribuer  à  l'obscurcir. 

IL 

Le  nom  de  Berzélius  est  un  des  plus  grands  de  la  chimie.  Wé  en 
^779  dans-  la  Gothie  occidentale,  il  mourut  à  Stockholm  en  18Zi8. 
(c  Dans  le  cours  d'une  longue  carrière  entièrement  consacrée  à  la 
science,  dit  M.  Wurtz,  il  conquit  l'autorité  la  plus  incontestée  et 
épuisa  tous  les  honneurs  qui  peuvent  tomber  en  partage  .à  un 
savant.  Titres  académiques  et  titres  de  noblesse,  position  élevée 
dans  l'enseignement  et  dans  l'état,  fortune  et  considération  pu- 
blique, tout  cela  est  venu  le  combler  sans  diminuer  chez  lui  le  goût 
et  le  culte  de  la  science.  Il  travailla  jusqu'à  son  dernier  jour.  Au- 
teur de  découvertes  nombreuses  et  importantes,  il  a  dû  plus  à  la 
persévérance  qu'au  génie.  Ce  qui  firappe  d'admiration  dans  ses 
travaux,  c'est  l'exactitude  des  faits  observés  et  la  rigueur  con- 
séquente des  déductions  plutôt  que  l'éclat  et  la  profondeur  des 
idées.  Il  porta  les  méthodes  d'analyse  à  un  degré  de  perfection 
inconnu  auparavant,  formant  ainsi  lui-même  rinstrument  de  ses 
plus  grandes  découvertes,  »  Quelques  traits  piincipaux  peuvent 
résumer  l'œuvre  de  Berzélius..  Il  a  donné  une  nouvelle  consistance 
au  système  des  atomes,  qu'il  a  d'ailleurs  un  peu  modifié  par  des 
vues  personnelles.  C'est  lui  qui  a  inauguré  l'usage  d'une  notation 
chimique  dont  le  prmcipe  a  été  universellement  adopté.  Ealin  il  a 
défendu  avec  énergie  la  théorie  du  dualisme  inaugurée  par  La- 
voisier,  et  il  a  fait  de  grands  efforts  pour  la  mettre  en  état  d'expli- 
quer toutes  les  découvertes  de  la  chimie  organique.  Pendant  sa 
longue  existence  d'ailleurs,  il  a  vu  se  produire  les  premiers  travaux 
qui  devaient  aboutir  à  une  conception  nouvelle  de  la  combinaison 
chimique,  et  il  s'est  mêlé  activement  aux  controverses  que  ces  ten- 
tatives ont  soulevées. 

C'est  par  des  déterminations^ de  poids  atomiques  que  Berzélius 
commença  de  se  faire  connaître;  en  1815,  il  [publia  ses  premières 


HISTOIRE   DES    SCIENCES.  307 

recherches  et  ses  premières  tables,  qui  introduisirent  dans  les  ana- 
lyses chimiques  une  précision  jusqu'alors  inconnue.  Derzélius  avait 
admis  sur  les  atomes  l'idée  fondamentale  de  Dalton  ;  mais  il  avait 
été  frappé  aussi  des  découvertes  de  Gay-Lussac,  et  il  fut  ainsi  con- 
duit à  donner  un  tour  particulier  à  la  notion  des  atomes.  Dalton  di- 
sait qu'un  atome  d'hydrogène  et  un  atome  d'oxygène  se  réunissent 
pour  former  une  molécule  d'eau;  mais,  afin  de  tenir  compte  de  la  loi 
de  Gay-Lussac,  il  fallait  admettre  que  la  molécule  d'eau  renferme, 
avec  un  atome  d'oxygène,  deux  atomes  d'hydrogène.  On  devait  dès 
lors  considérer  l'atom.e  d'hydrogène  comme  étant  moitié  moindre 
que  ne  l'avait  imaginé  Dalton,  et  c'est  ce  que  fit  Berzélius.  C'est  là 
un  fait  des  plus  importans  dans  l'histoire  de  la  chimie,  car  il  est 
l'origine  d'une  sorte  de  schisme  qui  s'est  introduit  dans  la  science 
et  qui  y  règne  encore.  Une  divergence  a  commencé  dès  lors  à  s'éta- 
blir entre  la  notion  des  poids  atomiques  et  celle  des  équivalens, 
qui  jusque-là  étaient  absolument  confondues.  Les  atomes  de  Dalton 
étaient  les  plus  petites  parties  des  corps  qui  entrassent  en  combi- 
naison, et  Wollaston  les  avait  appelés  des  équivdens  parce  que  ces 
parties  se  remplaçaient  les  unes  les  autres  dans  les  composés.  Poids 
atomiques,  poids  équivalens,  étaient  donc  synonymes.  Il  n'en  était 
plus  de  même  pour  Berzélius;  dans  les  molécules  d'eau,  il  faisait 
entrer  deux  atomes  d'hydrogène,  et  l'équivalent  de  ce  gaz  était 
ainsi  le  double  du  poids  atomique. 

Cette  distinction  se  traduisait  nettement  dans  la  notation  chi- 
mique dont  Berzélius  avait  adopté  l'usage.  L'emploi  d'une  sorte  de 
langage  écrit  est  en  effet,  comme  nous  l'avons  dit,  un  des  princi- 
paux services  que  le  grand  chimiste  suédois  ait  rendus  à  la  science. 
Les  alchimistes  désignaient  les  corps  qui  entraient  dans  les  réac- 
tions par  des  symboles  conventionnels,  des  figures  de  fantaisie 
souvent  bizarres.  Dalton  avait  proposé  un  système  de  notation  ra- 
tionnel. Il  représentait  les  atomes  par  de  petits  cercles  qui  enca- 
draient des  marques  caractéristiques  pour  chaque  corps  simple; 
ceux  de  l'hydrogène  renfermaient  un  point,  ceux  de  l'azote  une 
barre,  ceux  du  soufre  une  croix;  les  cercles  de  l'oxygène  étaient 
entièrement  blancs,  ceux  du  chai'bon  entièrement  noirs;  ceux  des 
métaux  portaient  au  centre  la  lettre  initiale  du  nom  de  chacun 
d'eux.  Dalton  groupait  sur  le  papier  ces  petits  cercles  atomiques  de 
façon  à  reproduire  une  sorte  de  figure  des  molécules  :  c'était  ingé- 
nieux et  clair.;  mais  cette  notation  devenait  vite  encombrante,  et 
elle  était  d'ailleurs  bien  arbitraire,  car  elle  procédait  d'une  idée 
préconçue  sur  l'arrangement  des  molécules.  Berzélius  représenta 
les  atomes  par  des  lettres,  initiales  des  noms  latins  des  élémens  : 
0  signifiait  un  atome  d'oxygène,  H  un  atome  d'hydrogène,  K  un 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

atome  de  kalium  ou  potassium,  S  un  atome  de  soufre,  Sb  un  atome 
de  stibium  ou  d'antimoine,  et  ainsi  de  suite.  Des  lettres  juxtaposées 
représentaient  les  corps  composés,  et  chacune  d'elles  était  affectée 
d'un  coefficient  qui  indiquait  le  nombre  des  atomes  entrant  dans  la 
combinaison  moléculaire.  Ainsi  l'eau  était  représentée  par  H-0, 
l'acide  suîfurique  par  S0%  et  ainsi  des  autres  corps. 

Cette  notation  précise  et  commode  fut  mise  par  Berzélius  au  ser- 
vice de  la  théorie  dualistique  qu'il  avait  empruntée  à  Lavoisier,  et  à 
laquelle  il  donna  de  nouveaux  développemens.  Berzélius  reconnaît 
que,  pour  chaque  genre  de  sels,  il  existe  un  rapport  constant  entre 
l'oxygène  de  la  base  et  celui  de  l'acide;  ainsi  dans  les  sulfates  l'a- 
cide renferme  trois  fois  plus  d'oxygène  que  la  base,  dans  les  carbo- 
nates deux  fois,  dans  les  nitrates  cinq  fois.  Les  lois  de  composition  s'é- 
crivent tout  naturellement  dans  la  notation  de  Berzélius,  la  formule 
de  l'acide  étant  juxtaposée  à  celle  de  la  base;  KO.SO^  sera  le  sulfate 
de  potasse  et  de  même  pour  les  autres  sels.  Cette  notation  mettait  en 
relief  le  système  de  groupement  binaire  auquel  Lavoisier  avait  ra- 
mené toute  la  chimie.  A  l'appui  de  ce  système,  Berzélius  apportait 
d'ailleurs  toute  une  théorie  électro-chimique  dont  il  avait  emprunté 
le  principe  h  Davy,  mais  qu'il  avait  renouvelée  et  fécondée  par  une 
longue  série  de  recherches  personnelles.  Il  montrait  que  les  corps 
composés  sont  toujours  formés  de  deux  élémens  dont  l'un  est  élec- 
tro-positif et  l'autre  électro-négatif.  C'était  là,  selon  lui,  une  écla- 
tante confirmation  des  idées  de  Lavoisier  et  de  la  théorie  des  sels. 
«  Vous  voyez  bien,  disait-il,  que  les  sels  renferment  les  élémens 
de  l'acide  juxtaposés  à  ceux  de  l'oxyde  et  non  confondus  avec  eux; 
car  lorsque  nous  décomposons  par  le  courant  d'une  pile  un  sel, 
comme  le  sulfate  de  soude  par  exemple,  l'acide  sulfarique  se  rend 
en  bloc  au  pôle  positif  et  la  soude  au  pôle  contraire.  »  Ainsi  les 
formules  dualistiques  des  sels  étaient  appuyées  non-seulement  sur 
le  mode  de  formation  ordinaire  de  ces  derniers,  mais  encore  sur 
la  décomposition  que  les  courans  électriques  leur  font  subir.  Ici  il 
faudrait  examiner  de  près  l'assertion  de  Berzélius.  On  trouverait 
que  les  courans  ne  dédoublent  point  précisément  les  sels  de  la  ma- 
nière qu'il  indique.  Aussi  bien  l'ensemble  de  cette  théorie  électro- 
chimique a  été  fortement  ébranlé  par  le  temps,  et,  sans  entrer  cà 
ce  sujet  dans  aucun  détail,  il  nous  suffira  de  dire  qu'elle  n'appor- 
tait aux  idées  de  Berzélius  qu'un  appui  bien  trompeur. 

Cependant  la  chimie  organique  avait  fait  dans  les  vingt  premières 
années  de  ce  siècle  quelques  découvertes  importantes.  Le  système 
du  dualisme,  créé  à  l'occasion  des  composés  minéraux,  avait  main- 
tenant à  s'occuper  de  ces  corps  organiques  que  la  nature  nous 
présente  dans  les  végétaux  et  les  animaux,  et  où  l'analyse  chimique 


HISTOIRE    DES    SCIEJNCES.  309 

reconnaît  surtout  quatre  élémens,  l'oxygène,  l'hydrogène,  le  car- 
bone et  l'azote.  Berzélius  fit  rentrer  ces  corps  complexes  dans  la 
théorie  de  Lavoisier;  suivant  lui,  les  atomes  d'hydrogène,  de  car- 
bone, d'azote,  étaient  groupés  de  façon  à  former  des  radicaux  soit 
binaires,  soit  tertiaires,  et  ces  radicaux  se  combinaient  avec  l'oxy- 
gène pour  former  les  substances  organiques;  ces  substances  étaient 
en  somme  des  oxydes  à  radical  composé.  C'est  ainsi  par  exemple 
qu'il  considérait  l'éther.  Ce  corps  était  très  anciennement  connu 
comme  le  produit  de  la  réaction  de  l'acide  sulfurique  sur  l'alcool, 
et  il  avait  acquis  récemment  une  importance  toute  spéciale,  parce 
qu'il  était  devenu  le  type  d'une  série  entière  de  composés  analo- 
gues. Pour  Berzélius,  l'éther  était  formé  d'un  radical,  Ycthyle,  uni 
à  un  atome  d'oxygène.  Cet  éthyle  pouvait  s'unir  au  chlore  et  à 
d'autres  corps  simples  pour  former  des  chlorures  et  d'autres  com- 
binaisons binaires.  Le  chlorure  d' éthyle  n'était  autre  que  l'éther 
chlorhydrique.  L'éther  ordinaire,  ou  oxyde  d'éthyle,  pouvait  s'unir 
à  l'eau  comme  les  oxydes  métalliques  et  former  un  hydrure,  qui 
était  l'alcool;  il  pouvait  également  s'unir  aux  acides  anhydres  et 
former  de  véritables  sels,  qui  étaient  les  éthers  composés.  Toutes 
ces  combinaisons  se  rangeaient  donc  sous  la  loi  du  dualisme  grâce 
aux  radicaux  composés.  On  objectait  bien  que  ces  radicaux  étaient 
des  êtres  de  raison,  des  corps  hypothétiques  que  personne  n'avait 
jamais  vus.  «  Patience,  disait  Berzélius,  on  finira  par  les  isoler.  »  Pour 
le  chimiste  suédois  d'ailleurs,  il  était  bien  entendu  que  ces  radi- 
caux organiques  étaient  complètement  dépourvus  d'oxygène;  c'était 
là  l'esprit  même  du  système;  le  radical  d'un  côté,  l'oxygène  de 
l'autre,  formaient  les  deux  termes  des  composés  simples,  dont 
l'union  binaire  donnait  ensuite  des  combinaisons  plus  complexes. 
La  théorie  des  radicaux  non  oxygénés  établissait  donc  le  système 
dualistique  dans  la  chimie  organique;  ce  système  régnait  sans  par- 
tage vers  l'année  1830.  Non-seulement  il  était  en  possession  de 
l'enseignement  public  dans  toute  l'Europe,  mais  il  était  seul  déve- 
loppé dans  les  livres,  et  il  ne  soulevait  pour  ainsi  dire  aucune  con- 
tradiction. 

Ici  se  placent  les  origines  des  doctrines  nouvelles  qui  devaient 
prétendre  à  renouveler  la  chimie.  Le  premier  adversaire  que  ren- 
contra la  théorie  dualistique  fut  un  jeune  chimiste,  né  à  Alais  en 
1800,  et  qui  s'était  d'abord  fait  connaître  par  d'heureux  essais  ec 
physiologie.  «  M.  Dumas,  dit  M.  Wurtz,  avait  à  peine  vingt  ans 
lorsqu'il  publia  avec  Bénédict  Prévost  ces  expériences  sur  le  sang 
qui  sont  encore  classiques  aujourd'hui.  Arrivé  à  Paris  en  1821,  il 
se  voua  entièrement  à  la  chimie,  et  fut  bientôt  en  position  d'entre- 
prendre et  de  publier  les  travaux  les  plus  importans.  Développe- 
ment indépendant  de  la  chimie  organique  et  réforme  de  la  chimie 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

minérale  par  les  progrès  ainsi  accomplis,  telle  est  l'ère  qui  com- 
mence avec  M.  Dumas.  Ce  programme,  il  l'a  ti'acé  le  premier,  mais 
il  ne  l'a  point  achevé.  De  puissans  auxiliaires  y  ont  mis  la  main 
avec  lui  et  après  lui;  parmi  eux  brillent  au  premier  rang  Laurent 
et  Gerhardt,  qui  ont  trop  tôt  disparu  de  la  scène,  mais  dont  les 
noms  demeurent  ineffaçables  dans  l'histoire  de  la  science.  Des 
efforts  réunis  de  ces  trois  savans  est  sortie  une  école,  la  nouvelle 
école  française.  »  C'est  en  1834  que  M.  Dumas  produisit  les  pre- 
miers faits  qui  devaient  faire  échec  à  la  théorie  de  Berzélius.  En 
étudiant  l'action  du  chlore  sur  diverses  matières  organiques ,  il 
montra  que  ce  gaz  avait  le  pouvoir  de  s'emparer  de  l'hydrogène  de 
certains  corps  et  de  le  remplacer  atome  par  atome;  il  y  avait  là  le 
germe  d'une  méthode  de  sub,stitution  tout  à  fait  contraire  à  l'idée 
dualistique;  le  chlore  et  l'hydrogène  se  substituaient  l'un  à  l'autre 
sans  tenir  aucun  compte  du  groupement  binaire  de  Lavoisier  et  de 
Berzélius. 

Aussi  dès  l'abord  Berzélius,  mesurant  le  danger,  engagea  réso- 
lument la  lutte  contre  cette  théorie  naissante.  Examinant  à  son 
point  de  vue  les  faits  que  produisaient  les  partisans  de  l'idée  nou- 
velle, il  cherchait  à  les  faire  rentrer  dans  le  cadre  qu'il  avait  tracé. 
Ainsi  la  découverte  de  l'acide  trichloracétique,  faite  en  1839,  fut  le 
signal  d'une  longue  et  ardente  controverse.  C'est  un  acide  qui  dif- 
fère de  l'acide  acétique  par  trois  atomes  de  chlore  subsiitués  à  trois 
atomes  d'hydrogène,  c'est  une  sorte  de  vinaigre  chloré,  et  M.  Du- 
mas, en  l'étudiant,  montrait  comment  la  substitution  s'y  opère  di- 
rectement; le  chlore  qui  remplace  l'hydrogène  laisse  subsister  les 
propriétés  fondamentales  de  la  molécule;  le  vinaigre  chloré  est  un 
acide  tout  à  fait  semblable  au  vinaigre  ordinaire  et  qui  donne  des 
sels  tout  à  fait  analogues  aux  acétates.  «  Yoilà,  disait  M.  Dumas,  un 
acide  organique  dans  lequel  il  entre  une  quantité  de  chlore  très 
considérable  et  qui  n'offre  aucune  des  réactions  du  chlore,  dans  le- 
quel l'hydrogène  a  disparu,  remplacé  par  du  chlore,  et  qui  n'a 
éprouvé  de  cette  substitution  si  étrange  qu'un  léger  changement 
dans  ses  propriétés  physiques.  Tous  les  caractères  essentiels  de  la 
substance  sont  demeurés  intacts...  11  est  évident  qu'en  m'arrêtant 
à  ce  système  d'idées  dictées  par  les  faits,  je  n'ai  point  pris  en  con- 
sidération les  théories  électro-chimiques  de  M.  Berzélius;  mais  ces 
théories,  cette  polarité  spéciale  attribuée  aux  molécules  des  corps 
simples,  reposent-elles  doue  sur  des  faits  tellement  évidens  qu'il 
faille  les  ériger  en  articles  de  foi  ?  »  Non-seulement  la  substitution 
signalée  par  M.  Dumas  était  contraire  à  la  théorie  électro-chimique, 
où  le  chlore  et  l'hydrogène  étaient  connus  pour  jouer  des  rôles  dif- 
férens;  mais  c'était  une  véritable  hérésie  aux  yeux  de  Berzélius  que 
de  supposer  qu'un  élément  d'une  combinaison  binaire  fût  remplacé 


IILSTOIBE    DES    SCIENCES.  311 

sans  que  cette  combinaison  fût  défaite.  Le  jeune  chimiste  d'Alais 
montrait  en  cette  occasion  une  grande  confiance  en  lui-même;  il 
s'attaquait  de  front  à  l'imposante  autorité  du  savant  suédois.  C'était 
David  bravant  Goliath.  Berzélius-  accourut  à  la  défense  des  principes 
menacés,  et  s'efforça  de  prouver  que  l'acide  trichloracétique  n'avait 
pas  avec  l'acide  acétique  les  rapports  que  l'on  supposait;  il  en  fai- 
sait un  corps  tout  différent,  un  composé  de  sesquichlorure  de  car- 
bone et  d'acide  oxalique  unis  à  de  l'eau.  Et  comme  cette  sorte  de 
scission  entre  les  deux  parties  de  la  molécule  élémentaire  ne  parais- 
sait pas  suffisamment  justifiée  par  les  faits,  Berzélius  appelait  à  son 
aide  mille  artifices  ingénieux,  l'idée  des  «  copules,  »  par  exemple. 
Les  combinaisons  copulées  étaient  des  corps  dont  les  formules 
étaient  divisées  en  deux  parties  pour  les  besoins  de  la  théorie;  mais 
une  force  secrète  réunissait  ces  deux  parties  au  point  d'en  faire  un 
tout  indissoluble.  Bientôt  d'ailleurs  Berzélius  était  forcé  dans  ses 
derniers  retranchemens.  Non  contens-  d'avoir  montré  comment  l'a- 
cide trichloracétique  dérive  de  l'acide  acétique,  les  chimistes  de  la 
nouvelle  école  remontaient  du  premier  acide  au  second;  ils  chas- 
saient le  chlore  atome  par  atome,  et  retombaient  ainsi  sur  le  corps 
primitif.  11  n'était  plus  possible  dès  lors  de  nier  le  lien  étroit  de 
parenté  qui  unissait  ces  deux  acides.  Réduit  à  l'admettre  malgré  sa 
répugnance,  Berzélius  se  rejetait  d'un  autre  côté.  «  Les  deux  acides 
sont  parens,  disait-il;  c'est  donc  qu'ils  sont  l'un  et  l'autre  des  com- 
binaisons copulées.  »  Cette  conception  des  copules  lui  permettait  de 
conserver  dans  les  formules  la  notation  dualistique  et  de  sauver 
l'honneur  du  drapeau. 

On  conçoit  que  nousne  puissions,  danscette  revue  rapide,  marquer 
que  par  un  seul  trait  chacune  des  phases  par  lesquelles  ont  passé 
les  différentes  doctrines  chimiques.  C'est  ainsi  que  nous  résumons, 
dans  un  exemple  unique,  le  long  débat  où  Berzéhus  et  ses  adver- 
saires dépensèrent  tant  d'efforts.  Il  nous  suffit  d'avoir  montré  la 
pensée  première,  l' idée-mère  de  la  théorie  des  substitutions  inau- 
gurée par  M.  Dumas  et  qui  devait  recevoir,  en  se  modifiant  par  la 
suite  des  temps,  les  développemens  les  plus  féconds.  C'était  en 
tout  cas  une  pensée  révolutionnaire  que  de  prétendre  que  les  élé- 
mens  se  remplaçaient  dinectement  dans  les  molécules  composées 
sans  passer  par  la  hiérarchie  des  combinaisons  binaires.  L'édifice 
de  Lavoisier  était  ainsi  ébranlé  tout  entier,  et  Berzélius  employa  les 
dernières  années  de  sa  vie  à  le  défendre  avec  ardeur. 

ni. 

Il  nous  faut  voir  maintenant  cOiUment  la  théorie  des  substitutions 
s'est  élargie  et  transformée,  comment  de  cette  première  ébauche 


312  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

est  sorti  un  ensemble  de  doctrines  qui  embrasse  la  chimie  tout  en- 
tière. La  période  dans  laquelle  nous  entrons  peut  être  caractérisée 
par  les  deux  noms  de  Laurent  et  de  Gerhard  t.  Ces  deux  noms  sont 
inséparables.  Non-seulement  Laurent  et  Gerhardt  ont  lutté  pour  les 
mêmes  principes,  mais  il  y  a  dans  leur  destinée  une  sorte  de  con- 
formité fatale.  Tous  deux  sont  morts  jeunes,  épuisés  par  les  diffi- 
cultés de  l'existence  et  sans  avoir  obtenu  de  leur  vivant  la  célébrité 
que  méritaient  leurs  travaux.  Laurent,  né  en  1807  à  la  Folie,  près 
de  Langres,  suivit  comme  élève  externe  les  cours  de  l'École  des 
mines,  et  fut  nommé  en  1831  répétiteur  des  cours  de  chimie  à 
l'École  centrale  des  arts  et  manufactures.  En  1838,  il  fut  envoyé 
comme  professeur  à  la  faculté  des  sciences  de  Bordeaux;  mais 
bientôt,  lassé  de  la  vie  de  province,  il  revint  à  Paris,  et  il  obtint 
en  ISZiS  une  place  d'essayeur  à  la  Monnaie.  C'est  dans  cette  posi- 
tion modeste  qu'il  mourut  en  1853.  Gerhardt  naquit  à  Strasbourg 
en  1816.  Il  s'initia  à  la  chimie  sous  les  auspices  de  M.  Liebig,  qui 
faisait  à  Giessen  un  cours  justement  célèbre  dans  le  monde  entier; 
arrivé  à  Paris  vers  1838,  il  travailla  dans  le  laboratoire  de  M.  Che- 
vreul.  C'est  à  cette  époque  qu'il  devint  l'élève  et  l'ami  de  Laurent. 
Ils  se  prêtèrent  un  mutuel  appui,  et,  tout  en  conservant  chacun  leur 
originalité  propre,  en  s'attachant  à  des  travaux  distincts,  ils  jetèrent 
ensemble  les  semences  fécondes  des  théories  qui  arrivent  seulement 
aujourd'hui  à  s'emparer  de  l'attention  des  savans.  Laurent,  passé 
maître  dans  l'art  difficile  des  expériences,  était  aussi  habile  à  dé- 
couvrir les  faits  qu'ingénieux  à  les  interpréter.  Moins  patient  et 
moins  subtil,  Gerhardt  se  distinguait  par  une  puissante  faculté  de 
généralisation;  c'était  l'homme  des  théories  d'ensemble  et  des 
vues  synthétiques.  Il  eut  d'ailleurs  les  défauts  de  ses  qualités;  ab- 
solu dans  ses  idées  et  peut-être  aigri  secrètement  par  l'infériorité 
d'une  position  qui  n'était  pas  en  rapport  avec  ses  talens,  il  poussa 
souvent  à  outrance  la  réaction  contre  les  doctrines  courantes.  Ger- 
hardt mourut  en  1856  ;  il  était  alors  depuis  peu  professeur  à  la 
faculté  des  sciences  et  à  l'école  de  pharmacie  de  Strasbourg. 

Il  y  a  à  prendre  et  à  laisser  dans  l'œuvre  de  Laurent  et  dans  celle 
de  Gerhardt.  Ils  ont  agité  une  foule  de  questions,  préoccupés  sur- 
tout d'ouvrir  des  voies  nouvelles,  mais  obligés  souvent,  au  cours  de 
leurs  travaux,  de  modifier  leurs  propres  idées  et  de  revenir  sur  leurs 
pas.  Une  exposition  complète  de  leurs  doctrines  serait  un  travail 
pénible  et  nécessairement  confus.  Ce  n'est  point  d'ailleurs  ce  que 
nous  avons  à  faire  ici.  Il  nous  suffît  de  marquer  leur  passage  par 
quelques  traits,  d'indiquer  quelles  ont  été  leurs  inspirations  les 
plus  heureuses,  celles  que  leurs  successeurs  ont  plus  particulière- 
ment mises  à  profit.  A  ce  titre  se  présente  d'abord  la  théorie  des 
noyaux,  inaugurée  par  Laurent  et  qui  est  pour  nous  son  principal 


HISTOIRE    DES    SCIENCES.  313 

titre  à  l'estime  des  chimistes.  Cette  théorie  fut  produite  par  Lau- 
rent dès  son  début  dans  la  carrière.  Répétiteur  du  cours  de  chimie 
professé  à  l'École  centrale  par  M.  Dumas,  il  avait  adopté  avec  ardeur 
l'idée  des  substitutions,  telle  que  nous  l'avons  exposée  précédem- 
ment. C'est  sous  cette  influence  qu'il  entreprit  une  série  de  re- 
cherches sur  la  naphtaline.  lî  étudia  avec  soin  comment  le  chlore, 
le  brome,  l'oxygène,  s'introduisent  dans  une  molécule,  chassant  l'hy- 
drogène équivalent  par  équivalent.  Tantôt  l'hydrogène  éliminé  sort 
complètement  de  la  molécule;  tantôt  il  y  reste  engagé  à  l'état  d'a- 
cide chlorhydrique,  d'acide  bromhydrique  ou  d'eau,  formant  ainsi 
une  sorte  de  complément  qui  s'ajoute  à  l'édifice  moléculaire.  Dès 
l'année  1836,  Laurent  avait  réuni  ses  diverses  observations  en  un 
corps  de  doctrine,  et  il  le  produisit  en  1837  dans  la  thèse  qu'il 
soutint  devant  la  faculté  des  sciences  de  Paris.  Les  molécules  orga- 
niques, suivant  lui,  sont  formées  en  principe  de  noyaux  ou  sque- 
lettes où  n'entrent  que  des  atomes  de  carbone  et  d'hydrogène;  ce 
sont  là  les  noyaux  fondamentaux.  Quand  des  corps  simples,  comme 
le  chlore,  le  brome,  l'oxygène,  viennent  se  substituer  à  l'hydrogène, 
il  en  résulte  des  noyaux  dérivés;  des  corps  composés,  des  espèces 
de  radicaux,  peuvent  même  se  comporter  à  cet  égard  comme  des 
corps  simples  et  venir  s'insérer  dans  le  noyau  en  prenant  la  place 
d'un  seul  atome.  Chaque  noyau  fondamental  forme  avec  ses  déri- 
vés une  sorte  de  famille  chimique,  distinguée  par  quelques  proprié- 
tés spécifiques;  les  petites  variations  que  ces  propriétés  subissent 
dans  les  divers  dérivés  d'une  même  famille  dépendent  des  corps 
simples  qui  caractérisent  ces  dérivés.  Notons  que  voilà  une  idée  im- 
portante qui  s'introduit  dans  la  chimie  et  qui  y  restera;  c'est  une 
idée  dont  nous  avons  vu  déjà  le  germe  dans  les  premiers  travaux 
de  M.  Dumas,  mais  qui  reçoit  de  Laurent  un  essor  tout  nouveau. 
«  L'oxygène,  avait  dit  Lavoisier,  est  la  cause  de  l'acidité,  et  de 
même  tel  ou  tel  corps  simple  a  des  propriétés  spéciales  qui  déter- 
minent celles  des  composés  où  il  entre.  »  Sans  nier  ce  principe, 
Laurent  le  relègue  au  second  rang.  La  forme  môme,  l'architecture 
de  la  molécule  en  détermine  les  propriétés  principales,  qui  persis- 
tent malgré  les  substitutions  tant  que  la  forme  générale  n'est  point 
altérée.  A  côté  des  propriétés  qui  tiennent  aux  élémens,  il  faut  donc 
placer  un  autre  ordre  de  propriétés  qui  tiennent  à  la  structure  mo- 
léculaire. C'est  à  Laurent  que  revient  surtout  l'honneur  de  cette 
conception  à  laquelle  les  chimistes  se  sont  maintenant  habitués  et 
qui  joue  dans  leurs  théories  un  rôle  considérable.  Laurent  cher- 
chait d'ailleurs,  dans  sa  thèse  de  1837,  à  marquer  par  une  image  la 
forme  sous  laquelle  il  se  représentait  les  noyaux.  «  Qu'on  se  figure 
par  exemple,  disait-il,  un  prisme  droit  à  16  pans  dont  chaque 


31i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

base  aurait  par  conséquent  16  angles  solides  et  16  ai'êtes.  Pla- 
çons à  chaque  angle  un  atome,  de  carbone  et  au  milieu  de 
chaque  arête  des  bases  un  atome  d'hydrogène,  on  aura  ainsi  un 
noyau  régulier  de  Qli  atomes.  Maintenant,  au-dessus  de  chaque 
base  suspendons  des  molécules  d'eau,  nous  aurons  un  prisme  .ter- 
miné par  des  espèces  de  pyramides.  Par  certaines  réactions,  on 
pourra,  comme  en  cristallographie,  cliver  ce  cristal,  c'est-à-dire 
lui  enlever  les  pyramides  pour  le  ramener  à  la  forme  primitive  ou 
fondamentale.  Que  si  mxaintenant  un  gaz  comme  l'oxygène  ou  le 
chlore  arrive  en  présence  du  radical  fondamental,  ce  gaz,  ayant 
beaucoup  d'affinité  pour  l'hydrogène,  en  enlèvera  un  atome;  le 
prisme  privé  d'une  arête  se  détruirait  alors,  si  elle  n'était  rempla- 
cée par  une  arête  équivalente  soit  d'oxygène,  soit  dé  chlore,  soit 
d'azote...  On  arrivera  ainsi  à  un  prisme  dérivé  qui  pourra  renfer- 
mer par  exemple,  civec  les  32  angles  de  «carbone,  20  arêtes  d'hy- 
drogène, 8  d'oxygène  et  li  de  chlore...  Sa  forme  et  sa  formule  se- 
ront toujours  semblables  à  celles  du  radical  fondamental.  »  Gomme 
on  le  voit,  il  n'y  a  plus  rien  de  l'idée  dualistique  dans  la  conception 
de  Laurent,  et  la  constitution  de  la  molécule  se  présente  désormais 
sous  un  jour  tout  nouveau. 

Gerhardt  n'entra  dans  la  carrière  qu'en  18A2.  Il  se  fit  d'abord 
connaître  en  lisant  à  l'Académie  un  mémoire  relatif  à  la  classifica- 
tion chimique  des  substances  organiques.  Gerhardt  avait  été  frappé 
de  la  divergence  qui  s'était  produite  entre  les  notations  de  la  clii- 
mie  organique  et  celles  de  la  chimie  minérale;  il  cherchait  à  y  re- 
médier en  instituant  une  sorte  de  commune  mesure  à  laquelle  les 
molécules  de  l'une  et  de  l'autre  pussent  être  comparées.  Les  deux 
notions  de  poids  atomiques  et  d' équivalons  dont  nous  avons  mar- 
qué le  point  de  séparation  avaient  suivi  chacune  leur  voie  dis- 
tincte ;  mais  sur  certaines  questions  elles  se  rencontraient  et  s'en- 
chevêtraient en  produisant  des  effets  discordans.  Il  y  avait  là  un 
élément  d'incertitude  et  de  confusion  qui,  à  vrai  dire,  n'a  pas  en- 
core entièrement  disparu  de  la  science.  Gerhardt  montra  que  les 
difficultés  étaient  dues,  au  moins  en  partie,  à  une  application  in- 
complète de  la  loi  volumétrique  de  Gay-Lussac.  Il  prit  pour  type 
la  molécule  de  l'eau,  où  deux  volumes  d'hydrogène  et  un  volume 
d'oxygène  se  combinent  de  façon  à  former  deux  volumes  de  vapeur, 
et  il  déclara  qu'il  voulait  de  même  prendre  pour  unité  de  molécule 
dans  chaque  corps  ce  qui,  à  l'état  de  gaz  ou  de  vapeur,  donnait 
aussi  deux  volumes.  Dans  cet  ordre  d'idées,  il  était  conduit  à  assi- 
miler à  l'eau  les  protoxydes  métalliques,  et  il  montrait  qu'il  fallait 
réduire  de  moitié  les  poids  atomiques  que  Berzélius  avait  assignés 
à  la  plupart  des  métaux. 


HISTOIRE    DES    SCIENCES.  315 

Cette  réforme  des  poids  atomiques  était  une  sorte  de  manœuvre 
de  guerre  dont  Gerhardt  usait  pour  ruiner  les  formules  dualistiques 
de  Berzélius.  Ces  fameuses  formules  en  effet  n'étaient  plus  viables, 
s'il  y  fallait  dédoubler  des  atomes,  et  Gerhardt  triomphant  venait 
opposer  au  dualisme  ébranlé  un  nouveau  système  de  formules  uni- 
taires. Pour  lui,  un  sel  minéral  ne  résulte  pas  de  la  combinaison 
d'un  acide  et  d'une  base;  les  acides  et  les  sels  offrent  la  même  com- 
position. Les  acides  sont  formés  d'un  bloc  d'atomes  unis  à  de  l'hy- 
drogène; dans  le  sel,  un  atome  d'hydrogène  a  été  remplacé  par  un 
atome  de  métal.  Ainsi  le  rôle  prépondérant  que  Lavoisier  avait  as- 
signé à  l'oxygène  se  trouvait  complètement  effacé  ;  ce  gaz  cessait 
d'être  la  clé  des  corps.  On  pouvait  dire  que  l'hydrogène  le  rempla- 
çait dans  cet  emploi,  mais  à  la  condition  d'entendre  d'une  façon 
fort  différente  la  fonction  des  deux  gaz,  car  Gerhardt,  —  nous  par- 
lons ici  de  la  première  partie  de  sa  carrière  scientifique,  —  refusait 
absolument  de  considérer  aucun  groupement  intérieur  dans  les 
molécules.  Dans  son  Précis  de  chimie  organique,  qui  est  le  pre- 
mier jet  de  ses  idées,  il  rangeait  tous  les  corps  en  progression  as- 
cendante par  la  seule  considération  du  nombre  d'atomes  de  carbone 
contenus  dans  leur  molécule,  les  composés  les  plus  simples  formant 
la  base,  les  plus  compliqués  le  sommet  de  cette  immense  échelle. 
Il  y  avait  là  sans  doute  un  excellent  principe  de  classification;  mais 
Gerhardt  l'appliquait  avec  une  inflexibilité  farouche,  avec  une  vé- 
ritable furie  de  réaction ,  et  il  arrivait  ainsi  à  rapprocher  des  corps 
que  leurs  propriétés  auraient  dû  placer  fort  loin  l'un  de  l'autre. 

Ces  premiers  travaux  de  Gerhardt  ont  leur  importance,  ils  ont 
laissé  dans  la  science  des  traces  profondes;  mais  ce  que  nous  avons 
surtout  à  mettre  ici  en  lumière,  c'est  l'idée  fondamentale  à  laquelle 
il  consacra  la  seconde  partie  de  sa  vie,  nous  voulons  parler  de  la 
théorie  des  tyjKs.  Cette  théorie  marque  la  phase  décisive  de  l'é- 
volution scientifique  dont  l'histoire  nous  occupe.  Si  Gerhardt  n'a 
pas  créé  de  toutes  pièces  l'idée  des  types  chimiques,  il  a  eu  le 
mérite  de  la  généraliser,  et  c'est  lui  qui  en  a  fait  le  drapeau  de  l'é- 
cole nouvelle.  Qu'est-ce  que  cette  école  désigne  sous  le  nom  de 
types  chimiques?  On  en  aura  une  idée  suffisamment  nette,  si  nous 
montrons  comment  ils  se  sont  constitués  l'un  après  l'autre  et  com- 
ment ils  se  sont  réunis  successivement  en  une  sorte  de  cadre  ca- 
pable d'embrasser  la  chimie  tout  entière.  C'est  ainsi  en  effet  que  la 
théorie  s'est  faite.  Ce  n'est  point  un  chimiste  qui  a  imaginé  une  sé- 
rie de  types  avec  l'intention  arrêtée  d'y  faire  entrer  tous  les  corps. 
Un  premier  type  a  été  mis  au  jour,  puis  un  second,  puis  un  troi- 
sième, et  avant  même  que  l'on  en  eût  quatre  on  a  pu  constater  que 
l'on  se  trouvait  en  présence  d'un  système  général. 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  premier  type  qui  se  soit  nettement  accusé  est  celui  de  l'ammo- 
niaque. Depuis  longtemps  les  chimistes  groupaient  instinctivement 
autour  de  «  l'alcali  volatil  »  une  série  d'alcaloïdes  naturels  qui  lui 
ressemblent,  qui  présentent  comme  lui  une  odeur  forte  et  piquante, 
une  grande  solubilité  dans  l'eau,  une  alcalinité  prononcée.  La  na- 
ture du  rapport  qui  unit  ces  différens  alcalis  se  précisa  peu  à  peu. 
L'ammoniaque  ordinaire  est  formée  de  trois  atomes  d'hydrogène 
unis  à  un  seul  atome  d'azote;  mais  un  radical  complexe  jouant  le 
rôle  d'un  atome  simple  peut  venir  remplacer  un  des  atomes  d'hy- 
drogène. On  obtient  ainsi  une  série  d'ammoniaques  composées  dont 
la  molécule  offre  une  structure  analogue  et  que  l'on  peut  rapporter 
à  un  mêm.e  type.  L'analyse  des  ammoniaques  composées  est  prin- 
cipalement due  à  M.  Wurtz.  Il  montra  en  18Zi9  que  l'éthylamine  est 
une  ammoniaque  dans  laquelle  le  radical  éthyle  (G-IP)  est  substitué 
à  un  atome  d'hydrogène.  Bientôt  même  on  prépara  la  diéthylamine 
et  la  triéthylamine,  où  le  radical  éthyle  remplace  de  même  deux  et 
trois  atomes  d'hydrogène.  Le  type  des  ammoniaques  était  ainsi 
établi  sur  une  base  tout  à  fait  solide  (1),  car  il  était  facile  de  faire 
pour  une  foule  d'alcaloïdes  ce  qui  réussissait  pour  les  bases  éthy- 
lées.  On  remarquera  que  la  conception  du  type,  telle  qu'elle  se  for- 
mulait dans  ce  premier  exemple,  réunissait  l'idée  des  substitutions 
et  celles  des  radicaux  ou  des  noyaux.  On  remarquera  aussi  que,  pour 
adopter  la  notion  qui  résultait  de  cette  sorte  de  synthèse,  Gerhardt 
était  obligé  de  renoncer  au  point  de  vue  rigoureusement  unitaire 
auquel  il  s'était  d'abord  placé  :  non-seulement  les  radicaux  conser- 
vaient dans  la  molécule  leur  groupement  spécial  ;  mais  l'idée  même 
des  types  comportait  celle  d'un  arrangement  intérieur  propre  à  être 
manifesté  par  les  formules.  Aussi  Gerhardt  fut-il  amené  à  se  dé- 
partir de  ce  système  de  notations  en  bloc  qu'il  avait  adopté  avec 
tant  de  raideur  dans  le  Précis  de  chimie  organique. 

L'eau  vint  fournir  le  second  type  qui  se  dessina  d'une  façon  pré- 
cise dans  la  théorie  nouvelle.  Deux  atomes  d'hydrogène  unis  à  un 
atome  d'oxygène  forment  la  molécule  de  l'eau.  Vers  1851,  M.  Wil- 
liamson  montra  que  l'alcool  et  l'éther  peuvent  être  rapportés  à  ce 

(1)  En  raison  de  l'importance  qui  s'attache  à  cette  notion  des  tj-pes,  on  nous  per- 
metti'a  d'écrire  ici  les  formules  qui  marquent  la  parenté  de  l'ammoniaque  ordinaire  et 
des  ammoniaques,  éthj  lécs  : 

i  H  (  C2H5  I  C2H3  /  C^HS 

Az     H  Az        H  Az     C^HS  Az     ORS 

l  H  (h  !  h  (  cm^ 

Ammoniaque.      Étliylamine.      Diéthylamine.      Triéthylamine. 

Cet  exemple  montre  ce  qu'il  faut  entendre  par  un  type;  il  éclairera  ce  que  nous  avons 
à  dire  sur  ce  sujet. 


HISTOIRE    DES    SCIEXCES.  317 

même  type  :  remplacez  dans  l'eau  un  des  atomes  d'hydrogène  par 
un  atome  éthylique,  vous  avez  l'alcool;  remplacez-les  de  même  tous 
les  deux,  vous  avez  l'éther.  M.  AVilliamson  allait  plus  loin.  Trans- 
portant ses  idées  dans  la  chimie  minérale,  il  assim.ilait  à  la  com- 
position de  l'eau  celle  des  oxydes,  des  acides,  des  sels  minéraux 
eux-mêmes.  Remplacez  dans  l'eau  un  des  atomes  d'hydrogène  par 
du  potassium,  vous  aurez  l'hydrate  de  potassium  (ou  potasse  caus- 
tique). Remplacez-les  de  même  tous  les  deux,  vous  aurez  la  po- 
tasse anhydre.  Que,  l'un  des  atomes  étant  remplacé  par  du  potas- 
sium, l'autre  le  soit  par  un  radical  d'acide,  vous  aurez  les  sels  de 
potasse  (1).  Une  vaste  famille  venait  ainsi  se  ranger  autour  du  type 
de  l'eau,  et  le  système  commençait  à  prendre  une  grande  géné- 
ralité. 

Gerhardt  à  son  tour  créa  le  type  hydrogène.  îl  supposa,  comme 
le  faisait  également  Laurent,  que  la  molécule  de  l'hydrogène  est  for- 
mée de  deux  atomes  conjugués.  Ce  gaz  à  l'état  libre  constitue  donc, 
à  proprement  parler,  un  hydrure  d'hydrogène.  De  même  le  chlore 
libre  est  du  chlorure  de  chlore.  Gerhardt  rangeait  tous  les  métaux 
dans  le  type  hydrogène  ;  il  les  regardait  tous  comme  formés  de 
deux  atomes  conjugués,  et  expliquait  ainsi  que,  dans  le  type  pré- 
cédent, ils  se  substituassent  naturellement  à  l'hydrogène  (2). 

Yoilà  donc  trois  types  importans  mis  en  évidence.  Nous  ne  les 
indiquons  que  par  quelques  traits  principaux;  mais,  comme  il  ne 
s'agit  point  ici  de  faire  un  cours  de  chimie,  nous  en  avons  dit  assez 
pour  les  caractériser.  Les  indications  qui  précèdent  montrent  même 
suffisamment  que  ces  types  sont  assez  généraux  pour  qu'un  très 
petit  nombre  d'entre  eux  embrassent  un  nombre  considérable  de 
corps.  Nous  pouvons  d'ailleurs,  aux  types  qui  viennent  d'être  men- 
tionnés, enjoindre  un  quatrième  :  ce  sera  le  corps  qui  est  formé 
d'un  atome  de  carbone,  uni  à  quatre  atomes  d'hydrogène  et  qui  est 
connu  sous  le  nom  de  gaz  des  marais.  En  plaçant  tout  de  suite  ce 


H        î 

O,  alcool.  !  O,  hydrate  de  potassium. 


(1)  Qu'on  nous  permette  encore  quelques  notations  pour  mettre  en  évidence  ce  type 
de  l'eau  et  montrer  comment  s'y  rangent  les  corps  qui  viennent  d'être  mentionnés. 

„  .  0,  eau.       „2   „      I  0,  éiher.  !  0,  oxyde  de  potassium. 

C2H30    )   _        .^        .  .  C^H^O    )  ^        ,         , 

;  O,  acide  acétique.  '■  0,  acétate  de  potassium. 

H  j 

(2)  Gerhardt,  outre  le  type  hydrogène,  qui  peut  s'écrire  „    ,  avait  encore  créé  le  type 

H  I 

acide  chlorliydrique  ou  q,  >;  mais  ces  deux  types,  à  vrai  dire,  n'en  font  qu'un  :  dans 

le  second,  un  atome  de  chlore  est  simplement  substitué  à  un  atome  d'hydrogène. 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nouveau  type  à  côté  des  autres,  nous  anticipons  un  peu  sur  les 
év-énemens;  ce  n'est  guère  que  vers  1858  que  l'on  a  vu  se  formu- 
ler nettement  le  type  hydrocarboné,  d'où  l'on  peut  faire  sortir  à 
peu  près  toutes  les  combinaisons  organiques.  Gerhardt,  mort, 
comme  nous  l'avons  dit,  en  1856,  n'eut  point  à  sa  disposition  ce 
riche  complément  de  la  théorie  des  types;  mais  rien  ne  nous  em- 
pêche de  considérer  ici  cette  théorie  dans  toute  la  généralité  que 
lui  donne  une  si  importante  addition. 

Aussi  bien  il  faut  nous  arrêter  un  instant  sur  cette  notion  des 
types,  avant  de  marquer  la  dernière  étape  qu'a  parcourue  la  chi- 
mie moderne.  Cette  notion  subsiste  en  effet  tout  entière  sous  la  nou- 
velle forme  que  nous  allons  lui  voir  prendre.  Elle  a  donc  une  im- 
portance capitale  et  mérite  le  plus  sérieux  examen.  Et  d'abord,  si 
nous  considérons  nos  quatre  types  et  si  nous  les  rangeons  dans 
l'ordre  suivant  :  hydrogène,  eau,  ammoniaque,  gaz  des  marais, 
nous  voyons  que  le  premier  nous  présente  un  atome  d'hydrogène 
uni  à  un  autre  atome  d'hydrogène  (ou  de  chlore);  dans  le  second, 
deux  atomes  d'hydrogène  sont  unis  à  un  atome  d'oxygène;  dans  le 
troisième,  trois  atomes  d'hydrogène  sont  unis  à  un  atome  d'azote; 
dans  le  quatrième  enfin,  ce  sont  quatre  atomes  d'hydrogène  qui 
sont  combinés  avec  un  atome  de  carbone.  Il  y  a  là  une  gradation, 
une  sorte  d'échelle  qui  doit  attirer  notre  attention,  et  nous  voyons 
bien  que  nous  sommes  en  face  d'une  classification  qui  peut  com- 
prendre la  presque  totalité  des  corps.  Qu'on  songe  en  effet  que  ces 
différens  atomes  d'hydrogène  peuvent  être  remplacés  chacun  res- 
pectivement par  toute  une  série  de  corps  simples,  et  par  une  série 
bien  plus  nombreuse  encore  de  radicaux  composés  jouant  le  rôle  de 
corps  simples!  On  verra  se  ranger  alors  dans  les  quatre  types  une 
innombrable  quantité  de  combinaisons. 

Il  y  a  plus,  par  une  dernière  évolution,  la  théorie  des  types  s'est 
encore  considérablement  enrichie  en  établissant  les  types  condensés 
et  les  tyjjes  mixtes.  Prenons  par  exemple  deux  molécules  d'eau  et 
supposons  que  nous  ôtions  à  chacune  d'elles  un  atome  d'hydrogène; 
un  seul  corps,  un  radical,  pourra  remplacer  à  la  fois  les  deux 
atomes  que  nous  enlevons  et  souder  ainsi  en  quelque  sorte  l'un  à 
l'autre  les  deux  résidus  des  molécules.  C'est  ainsi  que  M.  William- 
son  rapporta  l'acide  sulfurique  à  deux  molécules  d'eau  dans  les- 
quelles un  radical,  le  sulfuryle  (SO^)  remplace  deux  atomes  d'hy- 
drogène. Voilà  ce  qu'on  appelle  un  type  condensé,  et  l'on  va 
comprendre  également  ce  que  c'est  qu'un  type  mixte.  Au  lieu  de 
prendre  deux  molécules  semblables ,  on  peut  prendre  deux  molé- 
cules de  types  différens,  une  molécule  d'eau  par  exemple,  et  une 
molécule  d'acide  chlorhydrique.  Comme  tout  à  l'heure,  un  certain 


HISTOIRE    DES    SCIENCES.  .  319 

radical,  ce  même  sulfuryle,  si  l'on  veut,  pourra  chasser  un  atome 
d'hydrogène  de  chacune  des  deux  molécules  et  souder  les  deux  ré- 
sidus. Il  donnera  ainsi  naissance  à  l'acide  chlorosulfurique,  et  c'est 
là  ce  qu'on  appelle  un  type  mixte  (i).  Dans  cet  ordre  d'idées,  rien 
n'empêche  d'aller  plus  loin  encore.  Au  lieu  de  considérer  deux  mo- 
lécules d'eau,  on  peut  en  considérer  trois  et  imaginer  qu'un  radical 
unique  vienne  les  réunir  toutes  les  trois  en  remplaçant  un  atome 
dans  chacune  d'elles;  on  aura  ainsi  un  type  condensé  d'ordre  su- 
périeur. Il  est  une  remarque  qu'on  ne  manquera  pas  de  faire  ici. 
Ces  types  condensés  et  ces  types  mixtes  nous  fournissent  de  nou- 
velles bases  de  classification  ;  mais  de  plus  ils  comportent  une 
idée  nouvelle  qu'il  y  a  lieu  de  mettre  en  lumière.  Qu'est-ce  que  ces 
radicaux  qui  ont  le  pouvoir  de  souder  deux  ou  même  trois  résidus 
de  molécules?  Quelle  est  cette  propriété  en  vertu  de  laquelle  cer- 
tains corps  viennent  d'un  coup  se  substituer  à  plusieurs  atomes 
dans  des  molécules  différentes?  Ici  nous  touchons  à  la  dernière 
phase  par  laquelle  a  passé  la  chimie,  et  nous  pouvons  voir  poindre 
dans  les  faits  qui  viennent  d'être  cités  la  théorie  toute  contempo- 
raine de  l'atomicité.  C'est  ce  que  nous  aurons  occasion  d'indiquer 
explicitement  dans  un  instant. 

Les  objections  et  les  critiques  n'ont  pas  manqué  à  la  théorie  des 
types.  Les  uns  l'accusaient  d'aller  trop  loin,  de  dépasser  de  beau- 
coup les  faits;  les  autres  lui  reprochaient  d'être  insuffisante  et  de 
se  montrer  impuissante  à  embrasser  un  grand  nombre  de  combi- 
naisons. Entre  ces  deux  critiques,  les  fondateurs  de  la  théorie  des 
types  ont  pu  trouver  un  terrain  solide  pour  se  défendre.  Sans 
doute,  répondaient-ils,  les  théories  offrent  souvent  le  danger  de 
dépasser  les  faits,  et  il  y  a  lieu  d'appliquer  la  nôtre  avec  prudence; 
mais  n'est-elle  pas  assez  riche  déjà  de  résultats  obtenus?  Cette  no- 
tation si  claire  qu€  nous  avons  adoptée  et  qui  met  en  relief  les  diffé- 
rentes parties  de  la  molécule  n'a  rien  d'arbitraire,  elle  n'exprime 
que  des  phénomènes  maintes  fois  vérifiés,  et  l'expérience  a  jusqu'ici 
confirmé  les  inductions  que  nous  en  avons  tirées.  Que  si  on  nous  re- 
proche de  laisser  hors  de  nos  cadres  un  grand  nombre  de  combinai- 

(1)  On  5e  fera  une  idée  plus  nette  de  ces  types  condensés  et  de  ces  types  mixtes,  si 
nous  écrivons  les  formules  relatives  aux  exemples  que  nous  venons  de  donner  : 

S02        02  „     '  S02    f    O 


H  . 

O  H 


"  i  Cl  S 

H   )  -                          "  ■                                 Cl  j  ^^  ^ 

deux  molécules     acide  sulfurique         une  molécule  d'eau  acide  clilorosulfu- 

d'eau.             (type  condensé).         etunemolécnled'a-  rique  (type  mixte). 

cide  chlorhydrique. 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sons,  on  doit  reconnaître  que  c'est  là  de  notre  part  une  prudence  bien 
naturelle,  et  l'avenir  montrera  si  notre  théorie,  convenablement 
étendue  et  corrigée,  ne  peut  pas  s'appliquer  à  beaucoup  de  cas  avec 
lesquels  elle  semble  encore  en  contradiction.  —  Mais  quoi!  disaient 
les  adversaires  de  l'idée  typique,  vous  avez  donc  la  prétention  de 
connaître  l'arrangement  de  tous  les  atomes  dans  les  molécules?  — 
Eh  non  !  répondaient  les  novateurs;  seulement  l'expérience  tout  aussi 
bien  que  le  raisonnement  nous  enseigne  que  dans  un  système  mo- 
léculaire tous  les  atomes  n'exercent  pas  les  uns  sur  les  autres  la 
même  attraction.  Quand  l'équilibre  de  la  molécule  est  troublé  et 
qu'elle  vient  à  se  rompre,  elle  se  sépare  en  groupes  naturels  qui 
mettent  en  évidence  les  attractions  différentes.  Nous  nommons  ces 
groupes  des  radicaux  composés  et  nous  les  faisons  figurer  comme 
des  membres  séparés  et  distincts  dans  les  formules  typiques.  Est-ce 
à  dire  que  nous  prétendions  indiquer  la  position  réelle  des  atom.es? 
affirmons-nous  que  ces  membres  isolés  représentent  des  groupe- 
mens  réels  qui  occuperaient  dans  la  molécule  la  place  qu'on  leur 
assigne  dans  la  formule?  Ce  n'est  point  là  précisément  ce  que  nous 
disons.  'jNous  voulons  marquer  seulement  que,  sous  le  coup  d'un 
ébranlement,  d'une  cause  externe  qui  divise  la  molécule,  ces  groupes 
d'atomes  viennent  à  se  manifester;  cela  n'implique  à  la  rigueur  au- 
cune hypothèse  formelle  sur  la  situation  antérieure  de  ceux-ci. 

IV. 

Nous  venons  d'esquisser  l'histoire  de  la  théorie  des  types  jusque 
vers  l'année  1860.  Gerhardt  en  avait  été  le  principal  promoteur; 
mais  elle  s'était  généralisée  et  précisée  dans  les  années  qui  suivi- 
rent sa  mort.  Il  nous  reste  à  montrer  comment  cette  théorie,  pre- 
nant une  forme  nouvelle,  est  devenue  la  doctrine  de  V atomicité.  Ici 
nous  rencontrons  des  noms  nouveaux,  ceux  de  MM.  Odllng  et  Hoff- 
mann en  Angleterre,  de  M.  Kékulé  en  Belgique;  mais  surtout  nous 
allons  avoir  à  mettre  en  lumière  la  part  considérable  que  M.  Wurtz 
a  prise  à  cette  évolution  de  la  science  chimique.  On  peut  dire  que 
la  théorie  de  l'atomicité  est  devenue  essentiellement  française,  et 
nos  jeunes  chimistes  lui  ont  donné  depuis  quelques  années  un  grand 
éclat;  elle  les  a  conduits  à  un  nombre  considérable  de  résultats  bril- 
lans.  M.  Wurtz  est  à  la  tête  de  cette  école  française.  On  lui  doit  d'a- 
bord les  deux  découvertes  les  plus  importantes  qui  aient  signalé  ces 
vingt  dernières  années  :  l'une,  celle  des  ammoniaques  composées, 
qui  a  marqué,  comme  nous  l'avons  vu,  la  naissance  de  la  théorie 
des  types;  l'autre,"  celle  des  glycols,  dont  nous  constaterons  tout  à 
l'heure  la  haute  importance.  Ces  découvertes  hors  ligne  ont  valu  à 


HISTOIRE    DES    SCIENCES.  321 

M.  Wurtz  en  1865  le  grand  prix  biexinal  qui  est  décerné  alternative- 
ment par  chacune  des  cinq  classes  de  l'Institut.  M.  Wurtz  d'ailleurs, 
par  son  enseignement  oral,  par  ses  écrits,  a  puissamment  vulgarisé 
la  doctrine  de  l'atomicité;  il  l'a  répandue  dans  les  laboratoires;  il  a 
été  et  il  est  encore  l'instigateur  de  toute  cette  génération  de  jeunes 
chimistes  dont  plusieurs  se  sont  déjà  fait  un  nom  honorable;  il  est 
enfin  comme  le  grand-maître  de  la  doctrine  nouvelle. 

La  théorie  de  l'atomicité,  avons-nous  dit,  procède  directement 
de  celle  des  types,  et,  après  les  indications  qui  viennent  d'être  don- 
nées, nous  pourrions  tout  de  suite  y  entrer  de  plain-pied.  Nous  de- 
manderons cependant  à  faire  ici  une  halte  et  même  à  jeter  un  coup 
d'œil  en  arrière  pour  rechercher  les  origines  propres  de  la  nouvelle 
doctrine.  Cet  examen  rétrospectif  est  commandé  par  la  nature  des 
choses;  nous  en  avons  besoin  pour  mettre  en  évidence  l'une  des 
mémorables  découvertes  auxquelles  nous  faisions  allusion  tout  à 
l'heure,  et  qui  ne  peut  manquer  d'occuper  sa  place  dans  une  revue, 
si  sommaire  qu'elle  soit,  des  progrès  de  la  chimie. 

Il  est  un  fait  qui  était  connu  des  chimistes  dès  le  premier  quart 
de  ce  siècle,  mais  dont  ils  n'avaient  pas  saisi  toute  la  portée.  Les 
différentes  bases  n'exigent  pas  pour  se  saturer,  c'est-à-dire  pour 
former  des  sels  neutres,  le  même  nombre  d'équivalens  d'acide. 
Ainsi  la  chaux  ne  demande  qu'un  équivalent  d'acide  sulfurique, 
tandis  qu'il  en  faut  trois  à  l'alumine.  On  ne  peut  donc  pas  regarder 
comme  équivalentes  les  quantités  de  chaux  et  d'alumine  qui  entrent 
dans  les  deux  sulfates.  C'est  cependant  ce  que  faisaient  les  chimistes 
au  commencement  du  siècle  et  ce  qu'ils  ont  fait  presque  jusqu'à 
ces  derniers  temps.  L'esprit  pénétrant  de  Gay-Lussac  avait  bien  vu 
là  une  difficulté  qui  échappait  à  ses  contemporains;  il  l'avait  signa- 
lée et  il  avait  proposé  pour  la  résoudre  des  vues  qui  n'ont  point  été 
admises.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  se  trouvait  en  présence  de  deux 
classes  d'oxydes,  dont  les  uns  se  saturent  avec  une  molécule  d'acide, 
tandis  que  les  autres  en  veulent  trois;  les  premiers  sont  mona- 
cides,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  les  autres  sont  iriacidcs.  D'un 
autre  côté,  on  pouvait  signaler  dans  le  rôle  des  acides  des  faits 
analogues.  M.  Graham  avait  montré  depuis  longtemps  que  l'acide 
phosphorique  est  capable  de  s'unir  à  trois  parties  de  chaux  ;  il  ne 
se  com.porte  donc  pas  comme  l'acide  azotique,  qui  n'en  prend 
qu'une  partie;  entre  les  deux  vient  se  placer  l'acide  sulfurique,  qui 
se  sature  avec  deux  parties.  C'est  ce  fait  important  que  l'on  ex- 
prime en  disant  qu'il  y  a  des  SiCides  polybasiqites.  Yoilà  donc  deux 
notions,  l'une  relative  aux  bases,  l'autre  relative  aux  acides,  qui 
forment  comme  le  pendant  l'une  de  l'autre;  mais  ces  deux  idées 
restèrent  longtemps  isolées  et  comme  perdues  dans  la  science  sans 

TOME   LXXXII.    —   18t)9.  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES c 

qu'on  en  tirât  les  conséquences  qu'elles  comportent.  Un  jour  vint  ce- 
pendant où  on  les  rapprocha  et  où  on  les  féconda  l'une  par  l'autre. 
Les  corps,  soit  acides,  soit  basiques,  ont  en  somme  des  capacités  de 
saturation  différentes.  C'est  cette  propriété  de  saturation  élective 
que  les  chimistes  de  la  nouvelle  école  ont  mise  en  relief  et  qu'ils 
ont  nommée  l'atomicité. 

Les  travaux  de  M.  Berthelot  sur  la  glycérine  marquent  l'origine 
de  cette  phase  nouvelle.  On  savait  déjà  que  la  glycérine  doit  être 
considérée  comme  un  alcool.  Dans  un  mémoire  qu'il  publia  en  lS5/i 
et  qui  est  devenu  célèbre,  M.  Berthelot  démontra  que  ce  corps  est 
un  alcool  triatômique  :  tandis  que  l'alcool  ordinaire  s'unit  à  une 
seule  molécule  d'acide  pour  former  un  éther  composé,  il  faut  à  la 
glycérine  trois  molécules  d'acide  pour  former  un  corps  neutre^ 
L'attention  des  chimistes  étant  ainsi  appelée  sur  la  nature  de  la 
glycérine,  M.  Wurtz  ne  tarda  pas  à  publier  une  Théorie  des  com- 
binaisons gJycériques  qui  faisait  faire  un  nouveau  pas  à  la  ques- 
tion. Quelle  était  la  cause  de  la  capacité  de  saturation  propre  à  la 
glycérine  ?  M.  Wurtz  eut  l'ingénieuse  idée  de  la  chercher  dans  un 
radical  hydrocarboné  auquel  il  rapporta  la  glycérine.  Ce  radical,  non 
saturé  d'hydrogène,  avait  en  quelque  sorte  des  vides  qui  tendaient 
à  se  remplir,  et  son  appétit  était  en  raison  du  nombre  de  trous  qu'il 
avait  à  combler.  Il  y  avait  là  une  idée  féconde,  et,  si  l'hypothèse 
était  hardie,  elle  devait  bientôt  recevoir  une  éclatante  confirmation. 
L'alcool  ordinaire  étant,  comme  nous  l'avons  dit,  monatomique  et  la 
glycérine  triatômique,  M.  Wurtz  fat  conduit  à  penser  qu'on  devait 
trouver  un  alcool  intermédiaire,  un  alcool  diatomique.  Que  faire 
pour  réaliser  cette  conception  théorique  ?  Il  fallait  partir  d'un  radi- 
cal hydrocarboné  qui  fût  diatomique  lui-même,  et  s'en  servir  pour 
constituer  un  alcool.  M.  Wurtz  supposa  qu'il  trouverait  ce  point  de 
départ  dans  le  gaz  oléfiant  ou  éthylène.  On  connaît  depuis  le  siècle 
dernier  une  liqueur  découverte  par  une  réunion  de  chimistes  de 
Hollande,  d'où  lui  vient  le  nom  de  liqueur  des  Hollandais;  c'est 
une  combinaison  de  chlore  et  de  gaz  oléfiant.  A  l'aide  de  ce  corps, 
M.  Wurtz  parvint  à  fabriquer  l'alcool  diatomique  qu'il  cherchait  et 
qu'il  appela  glycol,  pour  rappeler  à  la  ibis  l'alcool  et  la  glycérine 
entre  lesquels  ce  produit  venait  se  placer.  Cette  découverte,  qui 
date  de  l'année  1858,  eut  un  grand  retentissement.  Les  alcools 
marchent  par  séries;  c'était  donc  toute  une  série  nouvelle  qui  ve- 
nait prendre  rang  dans  la  science.  C'était  même  une  série  que  l'on 
pouvait  appeler  décisive,  en  ce  sens  qu'elle  dessinait  fort  nettement 
la  théorie  de  la  polyatomicité  des  alcools. 

La  série  des  glycols  devenait  ainsi  comme  la  clé  de  voûte  de  la 
doctrine  nouvelle.  Dans  l'opinion  de  M.  Wurtz,  comme  nous  l'avons 


HISTOIRE   DES    SCIENCES.  323 

indiqué  tout  à  l'heure,  les  alcools  diatomiques  devaient  leur  pro- 
priété au  radical  éthylène  :  ce  radical,  diatomique  lui-même,  ser- 
vait à  soucier  deux  molécules  appartenant  au  type  de  l'eau  (1).  D'où 
venait  d'ailleurs  au  radical  cette  propriété  ?  11  fallait,  pour  en  trou- 
ver l'origine,  remonter  aux  corps  simples,  aux  élémens  qui  formaient 
ce  radical.  Nous  voici  ainsi  ramené  à  l'atomicité  des  élémens,  en  pré- 
sence de  laquelle  nous  nous  trouvions  déjà  tout  à  l'heure  et  que 
nous  aurions  pu,  comme  nous  le  disions,  aborder  sans  autre  préam- 
bule. En  commençant  par  donner  quelques  indications  sur  les  al- 
cools, on  ne  peut  pas  dire  que  nous  ayons  fait  un  détour,  car  nous 
avons  suivi  l'ordre  même  des  faits.  La  notion  de  l'atomicité  s'est  en 
effet  introduite  dans  la  science  par  trois  degrés  successifs.  On  a 
commencé  par  découvrir  des  combinaisons  polyatomiques;  tel  a  été 
le  premier  pas.  En  second  lieu,  on  a  rattaché  les  propriétés  de  ces 
corps  à  l'atomicité  des  radicaux  qui  les  formaient.  Enfin,  dans  une 
troisième  période,  on  a  étendu  aux  élémens  eux-mèrnes  la  notion 
que  l'on  avait  d'abord  appliquée  aux  radicaux.  On  a  procédé  ainsi 
des  faits  complexes  aux  faits  simples,  et  nous  n'avons  pas  besoin 
de  faire  remarquer  que  c'est  la  marche  que  suit  le  plus  souvent 
l'esprit  humain.  Les  idées  simples  et  générales  ne  se  présentent 
pas  tout  d'abord;  elles  ne  sont  d'ordinaire  que  le  couronnement 
d'une  théorie. 

On  se  rappelle  à  quel  point  nous  avait  conduits  la  théorie  des 
types.  Nous  avions  mis  quatre  types  en  relief,  et  nous  avions  con- 
staté que  l'hydrogène,  l'oxygène,  l'azote,  le  carbone,  sont  nettement 
différenciés  entre  eux  par  la  propriété  qu'ils  ont  de  s'unir  à  des 
nombres  différons  d'atomes  d'hydrogène.  En  généralisant  ce  fait, 
nous  dirons  que  l'hydrogène  est  monatomique,  l'oxygène  diato- 
mique, l'azote  triatomique,  le  carbone  tétratomique.  Qu'un  atome 
d'oxygène  soit  placé  au  milieu  d'une  atmosphère  d'hydrogène,  dans 
les  conditions  où  la  combinaison  est  possible,  il  prendra  deux 
atomes  pour  se  saturer;  l'azote,  soumis  à  la  même  épreuve,  en 
prendra  trois.  Ici,  comme  on  le  voit,  en  cherchant  à  préciser  la  no- 
tion élémentaire  de  l'atomicité  (2),  nous  rencontrons  celle  de  satu- 

(1)  La  formule  du  glycol  ordinaire  peut  ainsi  s'écrire  : 

"I  l\° 

C^H*      02,  en  partant  de    „  ' 

C2H*  remplaçant  deux  atomes  d'hydrogène  de  façon  à  former  une  molécule  condensée. 

(2)  C'est  peut-être  ici  le  cas  de  faire  remarquer  qu'on  eût  pu  choisir  un  terme  plus 
heureux  que  celui  d'atomicité.  Il  constitue  une  sorte  d'amphibologie.  On  admet  avec 
Dalton  l'existence  d'atomes,  et  il  semble  que  le  terme  d'atomicité  doive  embrasser  tout 
ce  qui  S3  rapporte  à  cette  hypothèse;  mais  les  chimistes  contemporains  l'appliquent 


3'2/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ration,  qui  en  est  inséparable.  Notez  d'ailleurs  que  le  phénomène 
dont  nous  parlons  est  indépendant  de  l'intensité  avec  laquelle  la 
réaction  a  lieu,-  de  ce  qu'on  appelle  ordinairement  l'affinité  clii- 
inique.  Une  question  de  forme  intervient  ici  et  détermine  le  nombre 
des  atomes  qui  peuvent  se  joindre  à  un  élément.  Veut- on  nous 
permettre  de  recourir  à  une  représentation  grossière  pour  mieux 
nous  faire  comprendre?  Aussi  bien  M.  Hoffmann,  un  des  propa^^a- 
teurs  de  la  théorie  atomique,  emploie  souvent  ce  mode  de  figura- 
tion dans  des  leçons  publiques.  Il  représente  par  des  boules  de 
différentes  couleurs  armées  de  bras  plus  ou  plus  nombreux  les 
atomes  des  différens  corps  simples  susceptibles  de  contracter  des 
combinaisons  plus  ou  moins  complexes.  L'atome  d'hydrogène  est 
ainsi  une  petite  boule  blanche  armée  d'un  seul  bras.  Des  boules 
rouges  à  deux  bras  figurent  l'oxygène;  les  boules  de  l'azote  sont 
bleues  et  pourvues  de  trois  bras.  Enfin  des  boules  noires  à  quatre 
bras  représentent  le  carbone  tétratomique.  Qu'à  chacun  des  deux 
bras  d'une  boule  rouge  on  ajoute  une  boule  blanche,  et  l'on  aura 
une  représentation  de  l'eau;  aucun  bras  n'étant  libre,  on  dit  que  le 
corps  est  saturé.  On  figurera  de  même  le  gaz  des  marais  en  fixant 
une  boule  blanche  à  chacun  des  quatre  bras  de  la  boule  noire  ;  ici 
(encore  la  molécule  est  saturée.  On  peut  imaginer  d'ailleurs  qu'un 
des  bras  de  la  boule  noire  reste  vide;  alors  on  aura  une  molécule 
non  saturée,  une  molécule  inachevée,  qui  ne  demandera  qu'à  se  com- 
pléter d'une  manière  quelconque.  Que  si  maintenant  le  bras  que 
nous  avons  supposé  lil3re  reçoit  une  boule  d'oxygène,  l'atome  de 
carbone  sera  saturé;  mais  l'oxygène,  n'ayant  employé  qu'un  de  ses 
bras  à  cet  assemblage,  en  conservera  un  autre  disponible,  et  la  mo- 
lécule ainsi  ébauchée  disposera,  comme  disent  nos  chimistes,  d'une 
atomicité  qui  demandera  à  se  satisfaire  (1).  On  voit  ainsi  s'ouvrir 
toute  une  perspective  de  groupemens  dans  lesquels  les  corps  se 
trouvent  entés  les  uns  sur  les  autres  au  moyen  des  bras  disponibles. 
On  nous  pardonnera  d'avoir  eu  recours  à  ce  procédé  pour  donner 
un  premier  aperçu  de  l'atomicité;  mais,  ce  résultat  obtenu,  il  faut 
se  hâter  de  renoncer  à  l'idée  des  atomes  armés  de  bras.  11  y  aurait 
un  véritable  danger  à  la  conserver,  car  quelques  personnes  pour- 
raient être  tentées  d'y  chercher  les  élémens  d'une  représentation 
réelle  de  la  forme  atomique,  et  ce  serait  aller  contre  la  pensée  des 

spécialement  h  la  propriété  qu'ont  les  divers  atomes  tle  se  saturer  respectivement  par 
des  nombres  différens  d'autres  atonies.  Il  paraîtrait  préférable  de  caractériser  cette 
propriété  par  une  expressien  plus  précise.  Toutefois  nous  ne  voulons  rien  changer  au 
langage  établi. 

(1)  C'est  encore  là  un  usage  spécial  cju'on  fait  du  terme  atomicité,  prenant  eu 
quelque  sorte  la  partie  pour  le  tout. 


IIISTOIUE    DES    SCIENCES.  3'25 

savans  qui  ont  introduit  cette  notion  dans  leur  enseignement.  11  en 
i'este  du  moins  quelrpie  chose  dans  la  notation  qu'emploient  main- 
tenant la  plupart  des  chimistes  de  la  nouvelle  école.  Ils  désignent 
par  des  accens  le  degré  d'atomicité  des  corps.  Cet  usage,  inauguré 
par  M.  Odling,  donne  des  symboles  d'une  grande  clarté (1). 

Voici  tout  de  suite  quelques  traits  caractéristiques  de  la  théorie 
de  l'atomicité.  La  science  ancienne  admettait  que  la  force  chimique 
ne  s'exerce  qu'entre  des  atomes  ou  des  particules  hétérogènes.  On 
est  revenu  de  cette  idée.  Déjà  nous  avons  eu  occasion  d'indiquer 
que  Gerhardt  regardait  l'hydrogène  et  le  chlore  à  l'état  liÎ3re  comine 
formés  de  deux  atomes  identiques  rivésl'un  à  l'autre.  Comme  cha- 
cun de  ces  élémens  est  monatomique,  cette  réunion  les  satisfait 
complètement;  l'hydrogène  libre  (ou  hydrure  d'hydrogène),  le 
chlore  libre  (ou  chlorure  de  chlore),  l'acide  chlorhydrique,  sont  des 
combinaisons  saturées.  Que  dire  maintenant  de  l'oxygène,  qui  a 
deux  atomicités  à  satisfaire?  Elles  peuvent  être  toutes  deux  satis- 
faites par  les  deux  atomicités  d'un  autre  atome  d'oxygène,  et  l'oxy- 
gène libre  apparaîtra  ainsi  comme  le  résultat  de  ce  double  échange. 
On  pourrait  dire,  en  recourant  à  la  figuration  dont  nous  nous  ser- 
vions tout  à  l'heure,  que  chacun  des  deux  atomes  d'oxygène  s'at- 
tache à  l'autre  par  ses  deux  bras.  Toutefois  ce  n'est  là  évidemment 
qu'un  cas  particulier.  Ordinairement  les  atomes  d'oxygène  ne  s'at- 
tachent l'un  à  l'autre  que  par  un  seul  de  leurs  bras,  et  forment 
ainsi  une  chaîne  plus  ou  moins  longue  à  chaque  extrémité  de  la- 
quelle se  trouve  un  bras  libre  qui  peut  se  saturer  par  un  élément 
monatomique  (2). 

Cette  propriété  qu'ont  les  atomes  d'attirer  et  de  fixer  des  atomes  de 
la  même  espèce  n'apparaît  dans  aucun  cas  avec  plus  de  clarté  et  ne 
présente  plus  d'importance  que  dans  les  combinaisons  du  carbone. 
M.  Kékulé,  dans  un  beau  mémoire  publié  en  1858,  a  donné  une 
théorie  des  hydrogènes  carbonés  qui  est  devenue  comme  le  fonde- 
ment de  la  nouvelle  chimie  organique.  Nous  avons  déjà  mentionné 
plusieurs  fois  le  gaz  des  marais,  dont  la  formule  s'écrit  CîP.  Ce  gaz 
est  le  premier  terme  d'une  série  d'hydrocarbures  tous  saturés  dans 

(1)  Ainsi  on  écrit  H'  O"  Az'"  C""  pour  exprimer  les  atomicités  respectives  de  l'Iiy- 
drogène,  de  l'oxygène,  de  l'azote,  du  carbone.  La  même  notation  s'applique  aux  radi- 
caux composés.  Ainsi  on  écrit  (C^H*)"  pour  montrer  que  le  gaz  défiant  ou  éthylène 
<jst  diatomique;  {CHV')'"  représente  le  radical  glycéryle,  auquel  est  due  la  triatomicité 
de  la  glycérine. 

(2)  Le  fait  qup  nous  indiquons  sera  mis  en  relief  par  les  formules  suivantes  : 

0"  =  0"      II  — 0"  — H      H  — 0"  — 0"  — Cl      H  — 0"  — 0"-0"-0"-  Cl 

une  molécule    une  molécule      une  molécule  d'acide  une  molécule  d'acide 

d'oxygène.  d'eau.  chioreux.  perchlorique. 


326  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lesquels,  pour  un  atome  de  carbone  de  plus,  on  trouve  une  addi- 
tion de  deux  atomes  d'hydrogène,  de  telle  sorte  que  leur  formule 
générale  est  C"H-"+'.  M.  Kékulé  expliquait  comment  dans  ces  con- 
ditions ces  gaz  étaient  tous  saturés.  Cliaque  atome  de  carbone  se 
soude  à  son  voisin.  11  en  résulte  une  chaîne  dans  laquelle  tous  les 
atomes  intermédiaires  demeurent  en  possession  de  deux  atomicités; 
ceux  qui  se  trouvent  aux  deux  bouts,  et  qui  n'ont  par  conséquent 
de  voisin  que  d'un  côté,  conservent  seuls  trois  atomicités.  Que  toutes 
les  atomicités  libres  soient  saturées  par  de  l'hydrogène,  et  l'on 
trouve  la  série  dont  parlait  M.  Kékulé.  C'est  la  série  des  hydro- 
carbures les  plus  riches  en  hydrogène  que  l'on  connaisse.  Ces  com- 
posés sont  entièrement  satisfaits  et  doivent  à  cette  circonstance  une 
extrême  stabilité. 

Nous  savons  cependant,  —  c'est  une  notion  qui  nous  a  été  pré- 
cédemment acquise,  —  qu'un  atome  d'hydrogène  pourra  être  rem- 
placé par  un  corps  différent.  Qu'arrivera-t-il  dans  ce  cas  de  sub- 
stitution ?  Si  l'atome  d'hydrogène  est  remplacé  par  un  corps 
monatomique,  la  molécule  restera  saturée,  l'équilibre  ne  sera  pas 
troublé;  mais  s'il  est  remplacé  par  un  corps  diatomique  (élément  ou 
radical  composé),  le  nouveau -venu  conservera  une  atomicité  libre  : 
il  laissera  ainsi  la  molécule  à  l'état  incomplet,  ou  bien  il  la  com- 
plétera en  entraînant  un  nouveau  corps  dans  la  combinaison.  On 
voit  comment  l'atomicité  intervient  pour  expliquer  l'état  stable  ou 
instable  des  molécules.  On  voit  en  même  temps  comment  les  mo- 
lécules organiques  s'accroissent  non-seulement  par  du  carbone  qai 
se  soude  à  du  carbone,  mais  aussi  par  de  l'oxygène,  par  de  l'azote, 
par  des  radicaux  composés,  qui  entraînent  à  leur  suite  un  nouveau 
cortège  d'atomes.  On  comprend  sous  quel  jour  se  présentent  main- 
tenant les  réactions  chimiques.  Les  molécules  saturées  se  modifient 
par  substitution  ;  les  molécules  incomplètes,  celleâ  qui  conservent 
des  atomicités  libres,  ont  une  tendance  à  se  compléter  et  se  modi- 
fient par  addition. 

Le  point  de  vue  où  nous  sommes  parvenus  est  tout  à  fait  géné- 
ral, et  comprend  à  la  fois  la  chimie  minérale  et  la  chimie  organique; 
on  ne  saurait  plus  marquer  où  l'une  finit,  où  l'autre  commence. 
Les  mêmes  principes  expliquent  les  modifications  des  molécules 
organiques  et  des  composés  minéraux.  Dans  les  pages  qui  précè- 
dent, nous  n'avons  guère  mentionné  que  l'hydrogène,  l'oxygène, 
l'azote  et  le  carbone,  c'est-à-dire  les  quatre  élémens  qui  constituent 
plus  spécialement  les  matières  organiques.  Tous  les  autres  élémens 
peuvent  venir  se  ranger  à  côté  de  ceux  que  nous  avons  déjà  plus 
particulièrement  considérés.  L'atomicité  n'est  point  une  propriété 
spéciale  de  l'hydrogène,  de  l'oxygène,  de  l'azote,  du  carbone.  On 


HISTOIRE    DES    SCIENCES.  S27 

la  retrouve  dans  tous  les  élémens  et  par  suite  dans  tous  les  com- 
posés que  ceux-ci  peuvent  former.  Depuis  longtemps,  on  avait  dis- 
tribué en  familles  naturelles  ces  élémens,  que  l'on  désignait  sous 
le  nom  de  métalloïdes.  M.  Dumas  avait  le  premier  tenté  à  cet 
égard  une  classification  rationnelle.  A  très  peu  d'exceptions  près, 
elle  est  maintenue  par  la  nouvelle  école  qui  prend  l'atomicité  pour 
base.  Ainsi  à  côté  de  l'hydrogène  viennent  se  placer  comme  élé- 
mens monatomiques  le  fluor,  le  chlore,  le  brome  et  l'iode.  A  côté 
de  l'oxygène  diatomique  prennent  place  le  soufre,  le  tellure.  Le 
phosphore  et  l'arsenic  forment  avec  l'azote  la  famille  triatomique. 
Enfin  le  silicium  se  range  comme  élément  tétratomique  à  côté  du 
carbone.  Les  métaux  peuvent  d'ailleurs  être  partagés  en  groupes 
analogues,  et  l'on  a  complètement  renoncé  à  la  doctrine  de  Ger- 
hardt,  qui  les  plaçait  tous  dans  la  famille  de  l'hydrogène.  C'est 
vers  l'année  1858  que  l'on  a  été  amené  à  tenir  compte  des  dif- 
férences que  les  métaux  présentent  dans  leur  capacité  de  satura- 
tion. M.  Wurtz,  qui  venait  de  montrer  par  la  découverte  des  gly- 
cols  l'existence  de  radicaux  diatomiques,  donna  dès  cette  époque 
des  preuves  de  la  diatomicité  de  certains  métaux.  Il  faut  ajouter 
que  la  classification  des  métaux  n'est  point  complètement  achevée 
et  qu'il  y  a  encore  à  cet  égard,  sur  tel  ou  tel  point  particulier,  des 
controverses  importantes.  On  voit  cependant  se  ranger  dans  le 
premier  groupe,  à  côté  de  l'hydrogène,  le  lithium,  le  sodium,  le 
potassium,  le  césium,  le  rubidium,  l'argent,  l'or,  le  thallium.  De 
même,  à  côté  de  l'oxygène,  dans  le  second  groupe,  on  place  le  cal- 
cium, le  strontium,  le  baryum,  le  plomb,  le  magnésium,  le  man- 
ganèse, le  fer,  le  zinc.  Les  métaux  du  troisième  groupe  ou  triato- 
miques  sont  l'antimoine  et  le  bismuth.  Enfin  l'on  place  à  côté  du 
carbone  et  l'on  regarde  comme  tétratomiques  le  titane,  l'étain,  le 
tantale,  le  zirconium.  Tel  est  le  groupement  le  plus  généralement 
admis  et  qui  paraît  répondre  aux  réactions  les  plus  caractéristiques 
des  difTérens  métaux;  mais  il  donne  encore  lieu  à  quelques  réserves. 
Aussi  bien  voici  venu  le  moment  de  faire  certaines  restrictions 
nécessaires  au  sujet  de  l'ensemble  de  la  théorie.  Jusqu'ici  nous  nous 
sommes  surtout  préoccupé  d'en  donner  une  idée  claire,  et  nous 
nous  sommes  attaché  en  conséquence  à  la  présenter  sous  sa  forme 
la  plus  nette;  nous  avons  soigneusement  écarté  tous  les  points  en- 
core indécis,  tout  ce  qui  pouvait  laisser  planer  quelque  incertitude 
sur  l'idée  fondamentale.  Nous  ne  voulons  pas  cependant  nous  mon- 
trer plus  ardent  et  plus  convaincu  que  les  inventeurs  mêmes  de  la 
théorie  nouvelle.  11  importe  donc  que  nous  fassions  connaître  les 
tempéramens  qu'ils  apportent  eux-mêmes  à  leur  doctrine.  Peut-on 
affirmer  que  chaque  élément  ait  son  atomicité  propre,  absolue,  qui 


328  REvut:  DES  deux  mondes. 

le  suive  sans  aucun  changement  dans  toutes  les  combinaisons?  C'est 
bien  ainsi  que  nous  avons  présenté  la  question;  mais  il  faut  en  ra- 
battre quelque  chose.  Des  faits  usuels  nous  montrent  que  tel  élé- 
ment, qui  est  monatomique  dans  certaines  combinaisons,  apparaît 
comme  triatomique  quand  il  est  en  face  d'élémens  difféiens.  Il  y  a 
plus.  N'avons-nous  pas  présente  à  l'esprit  une  loi  tout  à  fait  élé- 
mentaire, celle  des  proportions  multiples?  Un  élément,  mis  en  re- 
gard d'un  seul  et  même  autre  élément,  en  prend,  suivant  les  cas, 
des  nombres  d'atomes  différens.  Le  carbone,  mis  en  présence  de 
l'oxygène,  forme  avec  lui  soit  l'oxyde  de  carbone  CO,  soit  l'acide 
carbonique  C0-;  il  faudrait  donc  dire,  pour  être  rigoureux,  qu'il  a 
dans  ces  deux  cas  des  atomicités  différentes.  Aussi  les  auteurs  du 
Bietioniuiirc  de  chimie  pure  cl  (ippliqucc  n'hésitent-ils  point  à 
écrire  :  «  La  détermination  absolue  de  l'atomicité  présenterait,  se- 
lon nous,  les  difficultés  les  plus  sérieuses.  Et  d'abord  quel  est  l'élé- 
ment auquel  il  conviendrait  de  la  rapporter?  Est-ce  l'hydrogène? 
est-ce  le  chlore?  Cela  n'est  point  indiflerent,  puisqu'un  élément 
donné  peut  ne  pas  manifester  la  même  atomicité  à  l'égard  du  chlore 
et  à  l'égard  de  l'hydrogène.  »  Et  ils  ajoutent   en  conséquence  : 
<t  Nous  pensons  que  la  chose  importante  est  de  fixer  non  pas  l'atomi- 
cité que  chaque  élément  possède  d'une  manière  absolue,  mais  celle 
qu'il  manifeste  dans  une  combinaison  donnée...  Au  lieu  donc  d'en- 
visager l'atomicité  dans  son  essence,  qui  nous  échappe,  nous  la  con- 
sidérons dans  ses  manifestations,   qui  sont  variables.  »  Voilà  un 
langage  des  plus  prudens;  voilà  des  réserves  que  nous  ne  pou- 
vions véritablement  laisser  dans  l'ombre.  Ne  serait-on  pas  tenté  de 
croire  qu'ici  les  rédacteurs  du  Dictionnaire  ébranlent  eux-mêmes 
l'édifice  qu'ils  ont  construit?  Qu'est-ce  que  cette  atomicité  qui  est 
non  plus  absolue,  mais  seulement  relative,  non  plus  constante, 
mais  variable?  N'est-ce  pas  se  réduire  à  une  doctrine  bien  mo- 
deste après  avoir  annoncé  des  visées  bien  ambitieuses?  Nous  ne 
pensons  pas  qu'il  faille  attacher  un  sens  si  restrictif  aux  passages 
que  nous  venons  de  citer.  Ce  qui  est  certain  seulement,  c'est  que 
dans  un  traité  complet  et  détaillé  la  théorie  de  l'atomicité  ne  peut 
pas  conserver  les  contours  nets,  les  formes  décisives  qu'on  doit  lui 
donner  dans  une  rapide  exposition;  mais  l' Idée-mère  de  la  doctrine 
n'en  subsiste  pas  moins,  et  elle  a  reçu  d'assez  brillantes  confirma- 
tions pour  que  le  triomphe  en  semble  assuré.  Elle  a  prouvé  sa  fé- 
condité par  un  grand  nombre  de  travaux  importans,  et  c'est  tout 
ce  que  l'on  peut  demander  à  une  théorie  scientifique.  Personne  en 
effet  ne  prétend,  en  s'attachant  à  une  théorie  de  ce  genre,  tenir  la 
vérité  même  et  surtout  la  vérité  tout  entière.  On  sait  bien  qu'elle 
n'est  qu'un  instrument  de  travail,  une  méthode  de  recherche.  A  ce 


lîISTOînE    DES    SCIENCES.  329 

titre,  la  i)li,ipart  de  nos  jeunes  chimistes  adoptent  résolument  le 
principe  de  l'atomicité;  ils  s'en  servent  comme  s'il  était  ai^solument 
vrai,  sauf  à  le  manier  d'une  main  délicate  et  à  ne  pas  y  cherclier 
brutalement  la  raison  de  toutes  choses.  Ils  sentent  bien  que  le  nou- 
veau principe  qui  se  présente  maintenant  comme  une  sorte  de  pos- 
tulatuiii,  comme  une  vérité  irréductible,  devra  sans  doute  se  trans- 
former lui-même  et  se  réduire  en  d'autres  données  quand  on  aura 
des  idées  plus  précises  sur  la  constitution  des  molécules,  quand  la 
mécanique  moléculaire  sera  plus  avancée.  Telle  nous  paraît  être  sur- 
tout la  portée  des  réserves  que  nous  signalions  à  l'instant.  Dés 
maintenant  toutefois,  nos  auteurs  trouvent  dans  l'atomicité  de  telles 
lumières  pour  interpréter  les  propriétés  des  corps,  pour  en  prévoir 
les  réactions  et  les  métamorphoses,  qu'ils  se  regardent  comme  cer- 
tains d'avoir  fait  un  progrès  important  dans  la  connaissance  intime 
de  la  matière. 

Est-ce  à  dire  que  la  théorie  de  l'atomicité  règne  aujourd'hui  sans 
partage  dans  la  science?  Les  choses  n'en  sont  point  là.  Il  y  a  en- 
core parmi  les  savans  les  plus  autorisés  quelques  partisans  déclarés 
delà  théorie  de  Lavoisier.  Il  y  a  d'autres  chimistes  qui,  tout  en 
abandonnant  les  anciennes  doctrines,  refusent  d'accepter  les  nou- 
velles, et  ne  reconnaissent  pour  le  moment  aucune  idée  générale 
qui  soit  de  nature  à  guider  les  investigateurs.  On  peut  prévoir 
pourtant  que  le  principe  de  l'atomicité  ne  tardera  point  à  s'élever 
au-dessus  de  ces  résistances  et  de  ces  doutes.  Déjà  la  doctrine 
nouvelle  paraît  prédominer  dans  l'enseignement  supérieur.  Elle  fait 
son  stage  avant  de  s'introduire  dans  l'enseignement  classique.  Pour 
franchir  ce  dernier  pas,  il  est  une  condition  qu'elle  doit  se  mettre 
en  mesure  de  réaliser.  Il  faut  qu'elle  crée  une  nomenclature  apte 
à  remplacer  l'admirable  langage  inauguré  par  Guyton  de  Morveau 
et  Lavoisier.  Ce  n'est  pas  là  une  petite  affaire.  Les  partisans-  de 
l'atomicité  s'en  sont  bien  occupés;  mais  ils  n'ont  jusqu'ici  entre- 
pris cette  œuvre  qu'avec  une  certaine  mollesse.  Sans  doute  il  leur 
est  difficile  de  rompre  complètement  avec  le  passé;  il  y  a  des  com- 
promis de  langage  auxquels  ils  sont  obligés  d'avoir  recours  pour 
se  faire  comprendre.  Il  est  certain  cependant  que  la  doctrine  est 
dès  maintenant  assez  avancée  pour  ar])orer  résolument  une  nomen- 
clature entièrement  nouvelle.  Ce  sera  là  le  signe  le  plus  éclatant  et 
sans  doute  aussi  l'instrument  le  plus  actif  de  son  succès. 

Edgar  Saveney. 


ETUDES   ET   PORTRAITS 


DU 


SIÈCLE  D'AUGUSTE 


V. 

TROIS  CÉSARS   D'AVENTURE. 


Si  les  peuples  épris  de  l'unité  politique  veulent  savoir  à  quels 
périls  est  exposée  une  capitale  qui  concentre  sans  mesure  la  vita- 
lité d'un  pays,  si  les  nations  épuisées  par  leurs  armées  permanentes 
veulent  comprendre  le  danger  des  grands  commandemens,  l'his- 
toire de  Rome  leur  offre  cette  leçon.  La  leçon  est  courte,  mais  écla- 
tante. Trois  empereurs  en  moins  de  dix- huit  mois  sont  jetés  suc- 
cessivement sur  le  trône  et  successivem.ent  emportés.  Sans.tltres 
au  pouvoir  suprême,  sans  racines  dans  l'état,  sans  projet  d'affran- 
chissement pour  leur  patrie,  sans  conviction  à  défendre,(sans  ex- 
cuse devant  la  mort,  ils  ont  été  le  jouet  des  événemens  autant  que 
de  leur  propre  ambition.  Semblables  à  l'écume  qui  signale  la  crête 
des  vagues  furieuses  et  s'affaisse  aussitôt,  ils  ont  été  les  représen- 
tans  éphémères  de  l'anarchie  des  provinces  et  de  la  démagogie  mi- 
litaire. Se  confiant  à  ces  forces  déchaînées  quand  ils  pouvaient  res- 
ter au  rivage,  préférant  les  aventures  k  leur  devoir  de  citoyen, 
corrupteurs  des  soldats  ou  lâches  devant  eux,  ils  sont  devenus 
justement  responsables  de  tous  les  excès  qu'ils  ont  provoqués  ou 
qu'ils  n'ont  pas  empêchés.  Tacite  a  résumé  avec  sa  sobriété  ter- 
rible les  maux  causés  par  cette  série  de  convulsions,   u  J'essaie, 


POrxTRAITS    DU    SIÈCLE   d' AUGUSTE.  331 

dit-il,  de  peindre  une  époque  fertile  en  catastrophes,  ensanglantée 
par  les  combats,  déchirée  par  les  séditions,  cruelle  même  pendant 
la  paix;  quatre  souverains  périssant  par  le  glaive;  trois  guerres  ci- 
viles, et  en  même  temps  des  guerres  étrangères  plus  nombreuses, 
des  succès  en  Orient,  des  défaites  en  Occident,  l'Illyrie  troublée, 
la  Gaule  chancelante,  la  Bretagne  conquise  et  aussitôt  perdue,  les 
nations  des  Sarmates  et  des  Suèves  levées  contre  nous,  les  Daces 
s'illustrant  par  leurs  revers  et  les  nôtres,  les  Parthes  prêts  à  s'ar- 
mer pour  un  faux  Néron  ;  en  Italie,  des  désastres  inouis  ou  renou- 
velés après  un  intervalle  de  plusieurs  siècles  ;  les  villes  du  littoral 
si  riche  de  la  Campanie  englouties  ou  écrasées;  Rome  dévastée  par 
les  incendies,  les  temples  les  plus  vénérables  consumés,  le  Capi- 
tole  lui-même  brûlé  par  la  main  des  citoyens  ;  les  choses  saintes 
profanées,  l'adultère  dans  les  plus  grandes  familles;  la  mer  cou- 
verte d'exilés,  les  îles  souillées  par  le  meurtre  des  bannis,  des  for- 
faits plus  atroces  dans  l'enceinte  de  Rome,  la  noblesse,  l'opulence, 
les  honneurs  obtenus  ou  refusés  devenant  autant  de  crimes,  la 
vertu  étant  une  cause  certaine  de  mort;  le  salaire  des  délateurs 
aussi  exorbitant  que  leur  scélératesse,  les  sacerdoces,  les  consulats, 
le  gouvernement  des  provinces,  les  dignités  de  cour,  le  pouvoir, 
emportés  par  eux  comme  des  dépouilles;  les  esclaves  armés  contre 
leurs  maîtres  par  la  haine  et  la  terreur,  les  affranchis  contre  leurs 
patrons;  enfin  ceux  même  qui  n'avaient  pas  d'ennemis  accablés 
par  leurs  amis.  » 

Nous  nous  proposons,  non  de  refaire  une  telle  histoire,  mais  d'in- 
struire le  procès  des  aventuriers  qui  se  sont  arraché  la  pourpre  les 
uns  aux  autres,  et  de  tracer  leur  portrait.  Chacun  d'eux  a  profité 
du  soulèvement  d'une  puissance  différente.  Galba  représente  le 
soulèvement  des  provinces,  Othon  celui  des  prétoriens,  Vitellius 
celui  des  légions  :  tous  les  trois  ont  été  broyés  dans  le  choc  de 
ces  masses  aveugles,  qui  croyaient  se  personnifier  dans  un  chef  et 
qui  étaient  poussées  vers  Rome  par  une  attraction  irrésistible. 

I. 

Caligula,  les  affranchis  de  Claude,  Néron,  avaient  épuisé  les  ri- 
chesses et  la  patience  des  provinces;  mais  ils  avaient  surtout  énervé 
Rome  en  usant  tous  les  ressorts  d'une  trop  vaste  centralisation.  Les 
provinces  sentaient  l'affaiblissement  de  la  capitale,  elles  s'indi- 
gnaient de  sa  soumission  ,  elles  la  voyaient  abdiquer  ;  elles-mêmes 
voulaient  se  produire  sur  la  scène,  délivrer  le  monde  d'un  despote 
insensé,  prouver  leur  énergie  en  disposant  à  leur  tour  de  l'empire. 

La  Gaule  eut  l'honneur  de  porter  les  premiers  coups.  Les  Gaulois 
étaient  déjà  des  gens  d'initiative,  prompts  à  la  parole,  plus  prompts 


332  REVUE    DES    DEUX    .MONDES. 

à  saisii"  l'épôe,  impatiens,  généreux  et  dnpes,  amoureux  des  nou- 
veautés, destinés  à  faire  des  révolutions  dont  ils  ne  profitent  pas,  à 
défendre  l'indépendance  des  autres  tout  'en  restant  asservis  et  à 
donner  une  liberté  qu'ils  ne  gardent  pas  pour  eux-mêmes.  C'était 
le  surnom  de  libérateur  {Vindc.i)  qu'avait  pris  Caias  Julius,  descen- 
dant d'une  famille  souveraine  du  midi  de  la  Gaule,  procurateur  im- 
périal, qui  mit  sur  pied  cent  mille  combattans,  leur  faisant  ju- 
rer de  ne  rien  prétendre  pour  eux-mêmes.  Il  rédigea  de  belles 
proclamations,  qui  suffirent  pour  que  Néron  se  laissât  tomber  du 
trône,  souleva  l'Espagne,  fraya  le  chemin  à  Galba,  attira  sur  son 
pays  les  légions  du  Pdiin  et  les  Espagnols  affamés,  se  tua  de  sa 
propre  main;  mais  il  avait  eu  la  gloire  de  faire  un  empereur!  La 
Gaule,  qui  avait  servi  de  piédestal  à  Jules  César,  oifrait  à  l'univers 
une  compensation  en  renversant  le  dernier  membre  de  la  famille 
de  César;  toutefois  elle  ne  détruisait  point  le  césarisme;  elle  s'at- 
tribuait même  la  mission  de  le  faire  refleurir. 

Galba,  que  le  message  de  Vindex  avait  compromis  bien  plus  que 
tenté,  avait  traversé,  à  force  de  précautions,  quatre  règnes  qui 
décimèrent  l'aristocratie.  Petit-fils  d'un  préteur  qui  avait  écrit  l'his- 
toire sans  talent,  fils  d'un  consul  qui  était  petit,  peu  éloquent  et 
bossu,  il  tenait  une  fortune  considérable  de  sa  mère,  Livia  Ocellina. 
Il  appartenait  à  la  famille  Sulpicia,  qui  avait  joué  un  rôle  i-econ- 
daire  dans  l'histoire,  mais  qui  y  avait  toujours  joué  un  rôle  et  était 
devenue  illustre  par  son  étendue  et  sa  perpétuité.  Il  était  parent 
par  sa  mère  de  l'impératiice  Livie,  qu'il  courtisa  assidûment  et  qui 
lui  légua  plusieurs  millions.  Tibère  contesta  le  testament,  ou  plutôt 
ne  l'exécuta  jamais,  et  Galba  fut  récompensé  de  son  silence  par 
la  préture.  Caligula  lui  donna  un  commandement  sur  le  Pihin , 
Claude  le  proconsulat  d'Afrique,  Néron,  après  sept  ans  passés  dans 
la  retraite,  le  gouvernement  de  la  Tarragonaise.  Partout  il  s'était 
montré  magistrat  intègre,  administrateur  exact,  général  sévère.  Ses 
richesses,  accrues  par  la  parcimonie  et  par  les  proscriptions  qui 
avaient  moissonné  ses  proches,  lui  rendaient  la  vertu  plus  facile, 
mais  l'exposaient  à  un  danger  croissant.  Aussi  pendant  les  huit 
dernières  années  de  Néron  n'eut-il  qu'un  soin,  ce  fut  de  faire  le 
mort  en  Espagne.  La  vieillesse  du  reste,  en  lui  faisant  sentir  son 
poids,  le  condamnait  peu  à  peu  à  Pinaction.  îl  atteignit  ainsi  l'âge 
de  soixante-treize  ans. 

La  lettre  de  Vindex  l'aurait  donc  à  peine  ému,  si  d'autres  lettres 
arrivées  de  Rome  ne  l'avaient  averti  que  Néron,  convoitant  ses  ri- 
chesses, avait  expédié  des  soldats  pour  le  tuer.  Ses  amis  le  pres- 
sèrent de  choisir,  entre  deux  périls,  le  plus  éloigné  :  fidèle,  il  était 
sur  de  périr;  Pambition  était  son  seul  salut.  Il  se  prononça,  ac- 
cepta le  titre  iX irnjjeraîor,  organisa  autour  de  lui  une  apparence  de 


PORTRAITS    DU    SIÈCLE    d' AUGUSTE.  333 

gouvernement,  fit  appel  aux  armes,  laissa  se  soulever  l'Espagne 
et  les  Lusitaniens,  que  gouvernait  Othon,  et  déclara  qu'il  serait  le 
lieutenant  du  sénat  et  du  peuple  romain.  Le  vieillard  qu'entraînaient 
ainsi  les  provinces  avait  auprès  de  lui  une  seule  légion  et  deux 
escadrons  de  cavalerie  :  ce  n'est  pas  avec  de  telles  forces  qu'on 
marche  à  la  conquête  de  Rome  et  de  l'univers.  Aussi,  lorsque  Galba 
sut  la  mort  de  Vindex  et  la  dispersion  de  son  armée,  fut-il  sur  le 
point  de  s'arracher  la  vie  ;  mais  aussitôt  il  apprit  que  Néron  s'était 
frappé  lui-même,  et  que  l'Italie  affranchie  l'appelait  de  tous  ses 
vœux.  Plein  de  confiance,  il  prit  le  nom  de  césar  et  se  mit  en 
marche. 

Le  nom  de  césar,  qui  a  aujourd'hui  un  sens  général  et  dont  l'hu- 
manité a  fait  en  quelque  sorte  un  nom  commun,  était  dans  ce 
temps-là  un  nom  propre  :  il  n'avait  appartenu  qu'à  la  famille  des 
Jules  et  à  ses  héritiers  soit  par  le  sang,  soit  par  l'adoption.  Galba, 
en  prenant  ce  titre,  renouait  violemment  la  tradition,  et  déclarait 
au  monde  qu'il  voulait  continuer  la  politique,  c'est-à-dire  la  tyrannie 
des  césars.  C'était  une  faute  qui  allait  porter  des  fruits  immédiats  : 
d'abord  elle  le  force  de  partir  pour  Rome,  non  point  en  libéra- 
teur devant  lequel  s'ouvrent  les  portes  des  villes  et  les  bras  des  po- 
pulations, mais  en  despote  qui  revêt  le  costume  militaire,  assiège 
les  cités,  rançonne  les  peuples,  fait  assassiner  les  magistrats  qui 
hésitent  à  le  proclamer.  Galba  quitte  la  toge  pour  la  cuirasse  et 
porte  suspendu  à  son  cou  le  poignard,  signe  du  droit  de  vie  et  de 
mort  qu'il  usurpe.  Ensuite  cette  faute  a  pour  contre -coup  l'usur- 
pation d'autres  chefs  d'armée  que  l'exemple  de  Galba  justifie.  Eux 
aussi  veulent  être  proclamés  empereurs^  eux  aussi  veulent  prendre 
le  nom  de  césar.  Nymphidius  Sabinus,  préfet  des  prétoriens,  Fon- 
teius  Gapito,  qui  c(mimandait  en  Germanie,  Glodius  Macei',  qui  gou- 
vernait l'Afrique,  n'avaient  pas  plus  que  Sulpicius  Galba  le  droit 
d'attenter  à  la  liberté  de  Rome,  débarrassée  de  Néron;  ils  étaient 
aussi  tentés  par  l'occasion,  parce  qu'ils  sentaient  entre  leurs  mains 
la  force.  Les  provinces  l'emportaient  cette  fois  sur  les  armées  :  les 
cohortes  prétoriennes  et  les  légions  n'étaient  point  préparées  à  se 
déchaîner,  elles  laissèrent  succomber  Sabinus,  Gapito  et  Macer. 
L'ère  des  révoltes  et  de  l'anarchie  militaire  n'en  était  pas  moins 
ouverte  par  Galba.  Le  secret  de  l'empire  était  dévoilé;  on  savait 
désormais  qu'on  pouvait  faire  des  empereurs  ailleurs  qu'à  Rome, 
et  que  les  frontières  insurgées  pouvaient  envoyer  des  maîtres  à  l'u- 
nivers plus  sûrement  que  les  votes  du  sénat.  Le  césarisme,  tombé 
dans  la  personne  de  Néron,  allait  renaître  et  se  répandre  dans 
toutes  les  parties  de  l'empire,  de  même  qu'un  cancer  opéré  sur  un 
membre  renaît  sur  d'autres,  étend  ses  racines  et  empoisonne  le 
corps  tout  entier. 


334  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

La  marche  de  Galba  vers  l'Italie  fut  donc  lente  et  ensanglantée. 
11  était  infirme  et  se  faisait  porter  en  litière.  Il  imposait  de  grosses 
amendes  à  toutes  les  villes  qui  ne  se  déclaraient  pas  assez  vite  pour 
lui,  en  faisait  abattre  les  murailles,  mettre  à  mort  les  commandans 
et  les  procurateurs  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfans.  Il  dispersa 
et  décima,  grâce  à  sa  cavalerie,  les  soldats  de  marine  que  Néron 
avait  appelés  d'Ostie,  et  qui  venaient  au-devant  de  lui  pour  obte- 
nir le  maintien  de  leurs  nouveaux  privilèges.  Enfin  les  Romains, 
qui  restèrent  dans  l'attente  pendant  plusieurs  semaines,  eurent  le 
temps  de  passer  de  l'espoir  à  la  tristesse  et  de  regretter  leur  en- 
traînement des  premiers  jours  vers  Galba.  On  racontait  de  lui  des 
traits  d'avarice  et  de  cruauté;  on  rappelait  le  soldat  qu'il  avait  con- 
damné jadis  à  mourir  de  faim  en  Afriqu'e,  parce  qu'il  avait  vendu 
sa  ration;  on  citait  le  changeur  auquel  il  avait  fait  couper  les  mains 
en  Espagne,  le  tuteur  infidèle  qu'il  avait  fait  mettre  en  croix,  bien 
qu'il  fût  citoyen  romain.  Enfin  il  n'avait  pas  encore  atteint  les 
portes  de  Rome,  et  déjà  en  pleine  paix  il  avait  versé  des  flots  de 
sang.  Le  sénat  avait  appris  avec  joie  que  Galba  se  déclarait  son 
lieutenant,  les  chevaliers  respii'aient,  les  honnêtes  citoyens  se  pro- 
menaient dans  les  rues  portant  ce  fameux  bonnet  d'affranchi  qui 
est  devenu  dans  les  temps  modernes  le  bonnet  de  la  liberté;  mais 
la  multitude  pleurait  Néron,  mais  les  prétoriens  étaient  mécontens, 
inquiets,  ils  n'étaient  contenus  que  par  les  magnifiques  promesses 
des  amis  de  Galba  et  par  le  don  de  joyeux  avènement  [donativum) 
qu'ils  faisaient  briller  à  leurs  yeux.  C'était  donc  avec  une  véritable 
anxiété  que  la  population  de  Rome  se  portait  sur  la  route  au-devant 
de  son  nouveau  maître.  Depuis  sept  ans,  on  ne  l'avait  point  vu;  la 
vieillesse  n'avait  pu  que  l'affaiblir,  le  séjour  parmi  les  barbares  n'a- 
vait pu  qu'altérer  son  liumeur,  ses  traits  mêmes  seraient-ils  recon- 
naissables?  Les  esprits  étaient  partagés  entre  la  cmiosité,  la  crainte 
et  le  dédain.  Voici  le  spectacle  qui  s'offrit  aux  regards. 

Un  vieillard  de  taille  moyenne,  d'une  grande  maigreur,  complè- 
tement chauve,  les  mains  et  les  pieds  tordus  par  la  goutte  au  point 
de  ne  pouvoir  ni  écrire  ni  marcher,  était  porté  dans  une  litière.  Les 
années  l'avaient  marqué  de  leur  empreinte  la  plus  énergique,  et 
une  excroissance  monstrueuse  au  flanc  droit  était  contenue  à  grand'- 
peine  par  des  bandages.  Les  traits  annonçaient  un  caractère  sévère 
jusqu'à  la  cruauté,  économe  jusqu'à  l'avarice,  et  l'estomac  triste 
d'un  gros  mangeur,  mais  non  d'un  gourmand.  Le  nez,  busqué  au 
milieu  de  sa  com-be  (1),  plutôt  crochu  qu'aquilin,  ce  que  les  Latins 

(I)  Consultez  les  monnaies  frappées  sous  Galba,  qui  offrent  une  identité  incroyable 
de  type,  les  pierres  gravées,  notamment  celles  du  cabinet  des  médailles  de  Paris,  qui 
sont  d'accord  avec  les  monnaies,  enfin  le  buste  du  Louvre,  qui,  par  la  conformité 
qu'il  présente  avec  les  monumens  gravés,  montre  combien  les  artistes  contemporains 


PORTRAITS    DU    SIÈCLE    d' AUGUSTE.  335 

rendaient  par  le  mot  adunrus  (en  forme  de  croc);  les  lèvres  sail- 
lantes, bordées  par  des  arêtes  vives,  comme  sur  un  Imste  de  métal; 
le  menton  proéminent  et  raide,  les  joues  creuses  et  desséchées,  les 
yeux  caves,  d'un  bleu  terni,  encadrés  par  des  sourcils  sous  lesquels 
l'os  perçait  et  faisait  sentir  son  tranchant,  le  front  bas,  contracté, 
plein  de  rides,  n'offrant  plus  qu'une  boîte  osseuse;  les  oreilles 
grandes,  écartées;  le  cou  décharné  comme  le  cou  d'une  tortue, 
plein  de  galons  et  de  peaux.  Cette  tête  sèche,  rigide,  qu'on  eût  dite 
sculptée  dans  un  bois  noueux,  rappelait  les  vieux  montagnards 
de  la  Sabine  contemporains  de  Caton,  vivant  d'épargne,  buvant 
leur  piquette,  connaissant  les  lois  et  surtout  les  procès,  entendus 
en  affaires,  âpres  au  gain.  Tout  ce  qu'exprimait  le  visage  était 
correct,  honnête,  étroit,  tenace,  sans  attrait,  sans  élévation,  sans 
générosité;  tout  était  resserré  par  la  vieillesse  et  pour  ainsi  dire 
appauvri. 

Les  peuples  asservis  sont  comme  les  valets  :  ils  lisent  avec  une 
intuition  merveilleuse  dans  l'âme  de  leur  maître,  et  savent  du  pre- 
mier coup  ce  qu'ils  doivent  en  attendre  ou  en  craindre.  Galba  dé- 
plut donc  aux  Romains  ;  ses  qualités  les  choquaient  autant  que  ses 
défauts,  parce  qu'ils  y  voyaient  plus  de  menaces  que  de  promesses. 
Un  tableau  rapide  peut  retracer  ce  qu'a  fait  Galba  et  quel  est  l'état 
des  esprits  après  un  essai  de  règne  qui  a  duré  la  moitié  d'une 
année.  Le  sénat,  d'abord  enchanté  de  la  déférence  du  nouvel  em- 
pereur, s'était  refroidi.  Il  se  voyait  avec  chagrin  sans  rôle  et  sans 
influence,  parce  que  des  favoris  s'étaient  emparés  de  Galba.  Ce 
vieillard,  dont  la  volonté  était  déchue,  abandonnait  le  gouverne- 
ment à  trois  créatures  qui  étaient  plus  que  des  ministres.  Icélus, 
son  affranchi  et  son  ancien  mignon,  Titus  Vinius,  son  lieutenant 
quand  il  gouvernait  la  Tarragonaise ,  Cornélius  Laco,  son  ancien 
assesseur,  qu'il  avait  fait  chef  des  prétoriens ,  étaient  les  véritables 
maîtres  de  l'empire.  Ils  soulageaient  du  fardeau  des  affaires  une 
âme  indécise,  indifférente  ou  fatiguée,  abusaient  de  sa  confiance, 
trompaient  sa  vigilance,  détournaient  ses  bonnes  intentions.  Ils 
formaient  un  véritable  triumvirat,  comme  les  césariens  sous  Claude  : 
seulement  on  les  appelait  les  pédagogues,  parce  qu'ils  régentaient 
en  effet  ce  grand  enfant  de  soixante-treize  ans.  Malhonnêtes,  avides 
de  jouissances,  pressés  par  le  temps,  affamés  d'or  et  sans  lende- 
main, ils  vendaient,  volaient,  dilapidaient,  faisaient  marché  des 
honneurs  et  des  grâces.  C'était  une  curée  sans  pudeur  que  Galba 
ignorait  et  qu'il  couvrait  de  son  intégrité.  Les  exactions,  les  confis- 
cations, les  meurtres,  avaient  recommencé.  Les  sénateurs  et  les 

avaient  facilement  saisi  des  traits  accusés,  osseux,  où  l'expression  même  était  un  ré- 
sultat de  la  construction;  ils  ont  seulement  inventé  et  ajouté  des  cheveux  ras,  par 
convenance  officielle. 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chevaliers  étaient  rançonnés  sans  justice,  condamnés  sans  procès, 
exécutés  sans  témoins,  c'est-à-dire  assassinés.  Les  chevaliers,  plus 
riches  que  les  sénateurs  et  par  conséquent  plus  frappés,  étaient  en 
outre  indignés  d'un  alTront  qui  rejaillissait  sur  l'ordre  tout  entier. 
Icélus,  l'esclave  à  peine  échappé  des  fers,  Icélus  l'infâme,  préten- 
dait au  rang  de  chevalier,  avait  reçu  le  nom  de  Martianus,  et  por- 
tait l'anneau  d'or. 

Le  peuple  vivait  dans  la  tristesse.  L'empereur  était  parcimonieux, 
il  donnait  peu  de  jeux,  il  ne  faisait  pas  de  distributions.  Gagner  son 
pain  par  le  travail  était  une  dure  nouveauté,  ou,  si  les  journées  se 
consumaient  dans  l'oisiveté,  elles  paraissaient  longues,  sans  plaisirs, 
partagées  entre  la  misère  et  l'ennui.  Après  les  fêtes  perpétuelles 
de  Néron,  il  était  cruel  de  ne  plus  passer  sa  vie  dans  les  cirques 
et  les  amphithéâtres,  qu'on  ne  quittait  alors  que  pour  aller  re- 
cevoir d'abondans  congiaires.  Le  peuple  méprisait  cet  avare,  qui 
lui  avait  servi  jadis,  au  lieu  de  chasses  ruineuses,  un  éléphant 
dansant  sur  la  corde,  ou  qui  donnait  5  deniers  de  gratification  à 
l'admirable  Canus.  A.  la  représentation  des  atellanes,  qui  ne  coû- 
tait presque  rien,  le  peuple  se  vengeait  en  se  tournant  vers  Galba 
pour  lui  répéter  en  chœur  ce  vers  que  l'acteur  venait  de  pronon- 
cer :  ((  le  vilain  revient,  hélas  !  de  sa  campagne.  » 

Les  amis  de  Néron  (ils  étaient  nombreux)  étaient  exaspérés. 
Gal])a  les  poursuivait  et  les  forçait  de  rendre  gorge.  Néron ,  pen- 
dant les  dernières  années  de  son  règne,  avait  distribué  environ 
800  millions  à  ses  flatteurs,  à  ses  affranchis,  aux  chanteurs,  aux 
histrions,  aux  baladins.  Galba  avait  institué  un  tribunal  composé  de 
trente  chevaliers  qui  faisait  rapporter  les  sommes  reçues,  et,  quand 
ces  sommes  avaient  été  dépensées,  mettait  en  vente  les  biens,  les 
maisons,  les  meubles  des  détenteurs.  La  moitié  de  Rome  était  à 
l'encan,  l'autre  moitié  achetait  à  bas  prix;  les  rues  étaient  pleines 
d'objets  offerts  à  la  criée,  de  gens  sans  asile,  de  femmes  en  larmes. 
Les  ennemis  de  Néron  de  leur  côté  n'étaient  pas  plus  satisfaits. 
ïls  avaient  réclamé  en  vain  le  supplice  de  Tigellinus  et  d'Halotus, 
l'un  préfet  du  prétoire,  l'autre  eunuque  favori  sous  Néron,  Galba,  ne 
voulant  point  ouvrir  l'ère  des  représailles,  retenu  d'ailleurs  par  les 
supplications  des  indagogucs^  exposés  bientôt  aux  mêmes  retours 
de  la  fortune,  avait  refusé.  Il  avait  gourmande  dans  un  discours 
ceux  qui  réclamaient  la  tête  de  Tigellinus  et  couvert  Halotus  de 
l'autorité  impériale  en  le  faisant  partir  comme  procurateur. 

Les  courtisans  eux-mêmes  étaient  mécontens.  Où  étaient  le  luxe, 
la  munificence,  la  représentation,  dignes  d'un  empereur?  Une  vie 
chiche,  des  mœurs  étroites,  une  sobriété  bourgeoise,  l'affectation 
de  la  pauvreté,  convenaient  mieux  à  un  obscur  plébéien  qu'au 
maître  de  l'univers.  Les  femmes  et  les  jeunes  gens  étaient  plus  ir- 


PORTRAITS    DU    SiÈCLE    d'aUGUSTE.  337 

rites  encore  :  plus  de  plaisirs,  plus  de  présens,  plus  de  fêtes,  plus 
d'influence.  Tout  est  glacé  par  un  vieillard  morose,  économe,  qui 
n'aime  point  les  femmes,  —  qui  aime  tout  le  contraire,  s'il  est  vrai 
qu'il  aime  encore  quelque  chose. 

Que  dire  des  légions?  Étonnées,  puis  soumises,  bientôt  déçues, 
elles  ne  cachaient  point  leur  indignation.  Elles  n'avaient  reçu  ni 
récompense  ni  don  de  joyeux  avènement,  selon  l'usage  consacré 
par  les  césars.  Condamnées  à  garder  éternellement  les  frontières, 
elles  n'obtenaient  môme  pas  les  largesses  propres  à  adoucir  leur 
exil  et  à  récompenser  leur  fidélité.  L'armée  du  Bhin  envoyait  môme 
des  émissaires  aux  prétoriens  de  Rome.  «  L'empereur  élu  en  Es- 
pagne nous  déplaît,  disait-elle,  nommez-en  un  autre,  nous  accep- 
tons d'avance  votre  choix.  »  Et  comme  ce  choix  se  faisait  attendre, 
€lle  se  préparait  à  proclamer  VitelUus  :  le  jour  des'kalendes  de 
janvier,  elle  avait  déjà  refusé  l'obéissance,  et  n'avait  voulu  prêter 
serment  qu'au  sénat. 

Les  prétoriens  enfin  étaient  autant  d'ennemis  pour  Galba.  Lors- 
que l'empereur  était  arrivé  avec  son  escorte  d'Espagnols,  de  Gau- 
lois et  de  légions  recueillies  sur  la  route,  il  n'avait  pas  besoin  des 
prétoriens.  Ils  avaient  laissé  tomber  Néron,  ils  avaient  conspiré  avec 
Nympliidius;  ils  étaient  donc  à  la  fois  suspects  et  inutiles.  Un  homme 
énergique  eût  prolité  de  l'occasion  pour  les  dissoudre  et  délivrer 
Rome  de  cette  plaie;  le  vieil  empereur  les  maintint  en  les  irritant. 
Il  licencia  la  cohorte  des  Germains,  dont  le  dévoûment  aux  césars 
était  éprouvé,  ne  ratifia  aucune  des  promesses  que  ses  amis  avaient 
faites  en  son  nom  aux  prétoriens,  renvoya  les  soldats  ou  les  cen- 
turions qui  s'étaient  le  plus  compromis,  sans  se  concilier  ceux  qu'il 
laissait  dans  le  camp,  resserra  la  discipline,  repoussa  les  réclama- 
tions, dénia  toute  largesse,  ajoutant  cette  belle  parole,  digne  d'un 
autre  temps,  mais  qu'il  fallait  être  prêt  à  soutenir  par  la  force  : 
«  j'enrôle  mes  soldats,  je  ne  les  achète  point.  » 

Or,  quand  les  discours  sont  sans  eiîet,  ils  ne  servent  qu'à  com- 
promettre ;  quand  les  intentions  ne  sont  point  appuyées  par  des 
actes,  elles  ne  sèment  que  le  mépris.  Cette  sévérité  des  anciens 
âges  était  détruite  par  d'indignes  faiblesses;  cette  honnêteté  d'ha- 
bitude était  effacée  par  les  abus  de  son  entourage  et  par  une  mala- 
dresse sénile.  Rien  n'était  moins  politique  que  d'annoncer  une 
rigueur  qui  n'avait  ni  application  ni  suite,  et  de  réprimer  au  dehors 
des  excès  qu'on  tolérait  dans  le  palais.  Les  vertus  même  de  Galba, 
stériles  et  surannées,  le  rendaient  odieux  au  peuple  romain. 

C'était  la  conséquence  fatale  d'une  première  faute.  Si  Galba  vou- 
lait réformer  les  mœurs,  rétablir  la  discipline  dans  les  années,  la 
probité  dans  l'administration,  la  légalité  dans  le  gouvernement, 

TOME   LXXXII.    —   'ISCO.  22 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'anioar  du  travail  chez  les  citoyens ,  il  fallait  faire  appel  aux  sou- 
venirs les  plus  purs  de  l'ancienne  Rome,  se  présenter  comme  un 
dictateur  de  la  république,  restaurer  le  règne  des  lois,  et  rester  un 
magistrat  républicain  :  dès  lors  tout  avait  sa  raison  d'être,  la  sévé- 
rité n'avait  rien  d'inapplicable,  la  rudesse  devenait  une  nécessité, 
la  parcimonie  une  force,  la  simplicité  un  titre  de  respect.  En  se 
proclamant  empereur,  Galba  éveillait  un  ordre  d'idées  opposé, 
enflammait  les  appétits  et  se  forgeait  de  tout  autres  engagemens. 
Du  moment  que  l'imprudent  vieillard  réclamiait  l'héritage  formi- 
dable des  césars,  du  moment  qu'il  se  glissait  dans  ceite  famille  en- 
sanglantée, où  tout  était  gigantesque,  la  grandeur  comme  le  crime, 
les  goûts  comme  les  vices,  l'audace  pour  le  mal  comme  l'orgueil  du 
bien,  du  moment  qu'il  renouait  la  tradition  du  césarisme,  il  fallait 
être  logique'et  en  accepter  les  devoirs.  Le  devoir  d'un  césar,  c'était 
d'énerver  le  peuple,  de  l'amuser  et  de  le  corrompre  pour  mieux 
l'asservir.  Le  bien-être,  la  paresse,  la  débauche,  étaient  les  res- 
sorts du  gouvernement  impérial;  les  distributions  de  vivres,  les 
loteries,  les  jeux  et  les  fêtes  en  étaient  les  bienfaits;  la  terreur  pour 
les  honnêtes  gens,  la  curée  pour  les  flatteurs,  l'or  pour  la  soldates- 
que, en  étaient  l'idéal.  Le  devoir  d'un  césar  était  d'être  un  acteur 
toujours  en  scène,  de  ne  jamais  laisser  refroidir  son  public,  de  le 
repaître,  de  le  bafouer  au  besoin,  de  l'égayer  par  ses  ridicules,  de 
le  réjouir  par  ses  m.onstruosités,  de  lui  donner  tout  en  spectacle, 
même  des  attentats  et  des  supplices.  Le  devoir  d'un  césar  était  de 
sacrifier  les  provinces  à  la  capitale,  les  légions  aux  prétoriens,  les 
classes  nobles,  laborieuses  ou  intelligentes  à  une  canaille  fainéante, 
car  le  césarisme  n'est  autre  chose  que  la  révolution  en  permanence, 
le  despotisme  de  la  multitude  incarné  dans  un  tyran.  Méconnaître 
ce  principe  était  d'un  fou;  y  manquer,  c'était  prononcer  sa  propre 
déchéance. 

Galba  ressemblait  donc  après  quelques  mois  de  règne  à  un  exilé 
dans  la  solitude  du  palais.  Séquestré  par  ses  trois  ■pédagogues  au- 
tant que  par  son  âge,  étranger  à  l'empire  et  à  tous  ses  sujets,  sans 
amis,  sans  prestige,  il  avait  laissé  échapper  jusqu'au  pouvoir,  que 
des  mains  avides  avaient  saisi  pour  en  faire  trafic.  Il  était  si  vieux 
qu'on  aurait  pris  patience  :  sa  mort  prochaine  ouvrait  aux  espé- 
rances l'espace,  aux  esprits  l'inconnu;  mais  Galba  commit  une  im- 
prudence suprême.  Il  crut  se  fortifier  en  se  choisissant  un  suc- 
cesseur, et  il  désigna  Piso  Frugi  Licinianus.  Or  Pison  était  un  jeune 
homme;  il  appartenait  aux  familles  de  Piome  les  plus  honorées,  aux 
Crassus  et  aux  Scribonius;  il  était  cité  pour  sa  vertu,  son  méiite,  la 
rigidité  de  ses  mœurs.  Les  Romains  ne  purent  se  faire  à  cette  per- 
spective.  Quoi!   après  la  vieillesse   morose  de  Galba,  faudra-t-il 


PORTRAITS    DU    SIÈCLE    d' AUGUSTE.  339 

subir  le  règne  entier  d'un  homme  de  bien?  L'empire,  qui  était  une 
perpétuelle  débauche,  va-t-il  se  trcansformer  en  un  perpétuel  ennui? 
faudra-t-il  se  résigner  à  une  servitude  sans  plaisirs,  sans  fêtes, 
sans  spectacles,  sans  prodigalités,  sans  orgies?  Ce  fat  le  coup  de 
grâce  pour  Galba.  Il  poussa  la  démence  jusqu'à  présenter  son  suc- 
cesseur aux  prétoriens  et  ne  leur  promettre  aucune  distribution 
d'argent  :  11  était  perdu.  Le  jour  de  l'adopticn  de  Pison,  la  conju- 
ration était  ourdie;  six  jours  après,  la  révolution  était  faite,  mais 
quelle  révolution  !  Une  secousse  suffit  pour  renverser  un  trône  sans 
appui  et  précipiter  sur  le  coup  mortel  le  vieillard  et  l'adolescent 
qui  jouaient  innocemment  les  rôles  de  césars.  Un  affranchi  et  deux 
bas  officiers  transférèrent  l'empire.  L'affranchi  s'appelait  Onomaste: 
il  appartenait  à  Othon,  ancien  gouverneur  de  Lusitanie,  qui  avait 
compté  se  faire  adopter  par  Galba.  Déçu  dans  cet  espoir,  Othon 
laissa  faire  son  affranchi,  plus  résolu  et  plus  capable  que  lui.  Le 
coup  d'état  ne  coûta  que  200,000  fr.;  Othon  ne  les  avait  pas,  il  les 
tira  d'un  esclave  de  Galba,  à  qui  il  fit  obtenir  une  charge  d'inten- 
dant. Avec  cette  somme,  Onomaste  acheta  deux  officiers  subalternes, 
Barbius  Procalus  et  Yéturius,  ainsi  que  vingt-trois  soldats  préto- 
riens :  il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  disposer  du  sort  de  l'uni- 
vers. 

C'était  le  15  janvier.  Galba  offrait  un  sacrifice  sur  le  Palatin  : 
Othon,  en  zélé  courtisan,  y  assistait.  Soudain  Onomaste  paraît  et 
fait  un  signe  à  son  maître.  Celui-ci  dit  à  l'empereur  qu'il  veut 
acheter  une  vieille  maison  et  que  les  architectes  l'attendent  pour 
son  expertise.  Il  s'éloigne,  passe  sous  la  maison  de  Tibère  par  le 
corridor  souterrain  qui  débouchait  sur  le  Vélabre,  en  face  du  Capi- 
tule, il  descend  au  Forum,  et  trouve  autour  du  milliaire  d'or  les 
vingt-trois  prétoriens,  qui  le  proclament  césar,  tirent  leurs  épées 
et  l'entraînent  vers  le  camp.  Terrifié  par  leur  petit  nombre,  Othon 
ne  peut  cacher  son  trouble,  ses  jambes  defaillantes.se  refusent  à  le 
porter.  Les  soldats  le  jettent  dans  une  litière  de  femme,  le  chargent 
sur  leurs  épaules,  et  reprennent  leur  course,  poussant  des  clameurs 
qui  font  retentir  les  rues  populeuses  de  l'Esquilin.  Les  passans  se 
rangent  étonnés,  quelques  prétoriens  errans  se  joignent  à  leurs  ca- 
marades; le  flot  grossit;  on  arrive  au  camp  construit  par  Séjan,  re- 
fuge et  citadelle  de  la  tyrannie.  Là,  quelques  paroles  et  une  pro- 
messe d'argent  suffisent  pour  décider  une  armée  qui  déteste  Galba  : 
elle  salue  le  nouveau  césar,  l'établit  au  prétoire,  c'est-à-dire  au 
quartier- général ,  et  se  serre  en  tumulte  autour  de  lui. 

Pendant  ce  temps,  Galba  continuait  à  fatiguer  les  dieux  de  ses 
prières  pour  un  empire  qui  déjà  ne  lui  appartenait  plus.  Bientôt  la 
nouvelle  se  répand  :  la  foule  se  précipite  sur  le  Palatin,  elle  dénonce 
les  conjurés,  elle  réclame  leur  mort  à  grands  cri 5,  elle  assiège  la 


ZllO  REVUE    DES    DE'JX    MONDES. 

maison  d'Auguste,  elle  y  porte  la  confusion.  La  garde  s'y  replie;  on 
déliljère  ;  Galba  n'a  pas  renvoyé  encore  toutes  les  légions  qui  sont 
accourues  des  frontières  pour  le  conduire  à  Rome;  il  compte  sur 
elles,  leur  expédie  des  officiers  sûrs  et  attend,  les  portes  closes.  Les 
légions  d'illyrie  campaient  sur  le  forum  d' A  grippa  :  elles  reçoivent 
à  coups  de  javelots  le  messager  de  l'empereur.  Les  détachemens 
venus  de  Germanie  campaient  sous  les  portiques  qu'on  appelait 
VAirùon  de  la  liberté,  ils  refusent  de  marcher.  Quant  aux  soldats 
de  la  Hotte,  que  Galba  avait  fait  décimer,  ils  saisissent  leurs  armes 
et  courent  se  joindre  aux  partisans  d'Othon. 

Rome  entière  est  en  émoi  :  les  citoyens  remplissent  les  places 
publiques  et  les  rues;  tous  questionnent,  tous  attendent,  personne 
n'agit.  Les  bruits  les  plus  contradictoires  circulent  :  «  Othon  est 
tué,  Othon  triomphe;  il  fuit  en  exil,  il  marche  sur  Rome.  »  Enfin 
un  soldat  se  présente  au  sénat  avec  une  épée  teinte  de  sang;  il  dé- 
clare qu'il  vient  de  tuer  l'usurpateur.  Dès  lors  les  cœurs  des  séna- 
teurs et  des  chevaliers  s'échauffent;  leur  enthousiasme  devient  d'au- 
tant plus  violent  qu'il  est  plus  tardif.  Ils  montent  à  leur  tour  au 
Palatin,  enfoncent  les  portes,  vont  se  jeter  aux  pieds  de  Galba,  le 
félicitent  avec  effusion.  Leur  joie  hâte  la  perte  du  vieillard,  qui 
consent  à  se  montrer  au  peuple,  revêt  une  cuirasse  et  se  fait  porter 
au  Forum.  Une  multitude  immense  couvrait  la  place  et  tous  les 
abords;  agitée  à  la  fois  et  suspendue,  ondoyante  et  compacte,  elle 
s'écartait  avec  peine  devant  l'empereur;  on  n'entendait  qu'un  mur- 
mure continu  et  dans  l'air  planait  cette  vague  stupeur  qui  précède 
l'orage.  Les  porteurs  étaient  poussés  d'un  côté,  refoulés  de  l'autre; 
la  litière  impériale  ressemblait  à  une  barque  abandonnée  par  son 
pilote  et  devenue  le  jouet  des  flots. 

Tout  à  coup  on  entend  le  galop  d'une  troupe  de  cavaliers;  ils  des- 
cendent des  hauteurs  de  î'Esquilin;  ils  viennent  du  camp;  ils 
cherchent  Galba  et  crient  à  la  foule  de  se  ranger.  On  se  précipite, 
on  s'abrite  sous  les  portiques,  on  escalade  les  colonnes  et  les  cor- 
niches; les  grilles  des  temples  sont  forcées  et  les  péristyles  envahis; 
les  terjasses  des  maisons  se  hérissent  de  tètes.  Le  Forum  s'est  trans- 
formé en  arène,  les  citoyens  en  spectateurs;  indiiïérens  au  sort  de 
Galba,  cent  mille  Romains  assistent  au  drame  qui  va  se  dénouer, 
comme  s'il  s'agissait  d'un  gladiateur  pris  dans  les  filets  d'un  ré- 
tiaire.  En  voulant  fuir,  les  serviteurs  de  Galba  avaient  renversé  la 
litière  au  fond  de  laquelle  se  débattait  leur  maître  impotent.  Les 
émissaires  d'Othon  poussent  leurs  chevaux  sur  lui,  épuisent  leurs 
traits,  puis,  mettant  pied  à  terre,  l'achèvent  à  coups  d'épée.  Le 
corps  fut  abandonné  auprès  du  lac  Gurtius,  et  le  Forum  redevint 
désert.  Plus  tard  un  simple  soldat  qui  revenait  de  la  provision 
heurta  du  pied  le  cadavre,  jeta  son  fardeau,  coupa  la  tête,  et,  ne 


rORTiîAITS    DU    SUk^LE    d'aUGUSTE.  341 

pouvant  la  prendre  par  les  cheveux  puisqu'elle  était  chauve,  lui 
passa  le  pouce  clans  la  bouche  pour  la  porter  à  Othon, 

Ainsi  finit,  comme  une  courte  apparition,  ce  vieillard  médiocre, 
dont  les  intentions  valaient  mieux  que  l'intelligence,  sans  vices 
plutôt  que  vertueux,  mis  en  évidence  par  sa  richesse,  digne  de 
commander  tant  qu'il  n'a  pas  régné,  indolent  dès  qu'il  fat  sur  le 
trône,  dupe  de  ses  amis,  respectant  le  bien  d'autrui,  économe  du 
sien,  avare  du  bien  de  l'état,  ce  qui  est  le  plus  grand  éloge  qu'on 
puisse  iaire  d'un  empereur.  Écrasé  par  la  grandeur  d'un  rôle  qu'il 
n'avait  pas  compris,  il  a  disparu  aussitôt  dans  le  goulTre  creusé 
par  ses  prédécesseurs.  Son  règne  éphémère  compte  à  peine  dans 
l'histoire. 

II. 

Un  demi-siècle  s'est  à  peine  écoulé,  et  déjà  les  césars  apprennent 
que  la  force  est  un  appui  précaire,  que  les  armées  permanent<:S  se 
retournent  contre  ceux  qui  les  paient,  que  les  prétoriens,  instru- 
ment du  despotisme,  sont  leurs  maîtres  et  disposent  de  l'empire. 
Jusqu'à  Galba,  les  empereurs  n'étaient  montés  sur  le  trône  que  par 
la  grâce  des  prétoriens  :  Tibère,  Galigula,  Claude,  Néron,  étaient 
leurs  créatures.  Othon  renouait  Ja  tradition  rompue;  il  représentait 
leur  vengeance  et  leur  toute-puissance;  il  leur  était  cher  comme 
un  principe  reconquis.  La  figure  d' Othon,  douce,  efféminée,  sMui- 
sanle  et  infâme,  rappelle  ces  images  de  Vénus  que  les  vieilles  reli- 
gions couvraient  d'une  arnmre.  Éphémère,  elfacé,  incapable  de  jouer 
un  rôle,  il  nous  échappe  comme  une  ombre  après  un  règne  de 
quatre-vingt-quinze  jours;  mais  il  est  bien  l'idole  armée  que  les 
prétoriens  portent  avec  eux  au  combat  :  fiction  politique,  il  est  la 
personnification  de  la  soldatesque  déchaînée  qui  s'est  par  hasard  in- 
carnée en  lui  et  qui  sent  qu'il  fiiut  mourir  avec  lui. 

Othon  avait  trente-sept  ans;  il  était  né  à  Férentinum  le  28  avril 
de  l'an  32.  Sa  famille  avait  tenu  jadis  dans  le  pays  les  premiers 
rangs  ;  mais,  elle  était  déchue.  Marcus  Salvius  Othon,  son  aïeul, 
fils  de  chevalier,  n'était  devenu  sénateur  qu'en  faisant  à  Livie  la 
cour  la  plus  assidue.  Lucius  Othon,  son  père,  ressemblait  à  Tibère 
au  point  de  faire  dire  tout  bas  qu'il  lui  tenait  de  près.  Tibère  ce- 
pendant ne  lui  accorda  aucune  faveur ,  et  il  fallut  que  Lucius  dé- 
nonçât un  conspirateur  au  pusillanime  Claude  pour  obtenir  une 
statue  sur  le  Yélabre  et  être  inscrit  parmi  les  patriciens.  La  flatte- 
rie et  la  délation  étaient  les  principaux  titres  de  ces  parvenus. 

Dès  sa  jeunesse,  Othon  fut  un  prodigue  et  un  libertin.  Il  courait 
les  rues  la  nuit  avec  ses  compagnons,  se  jetait  sur  les  ivrognes  et 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  estropiés.,  les  bernait  dans  un  manteau.  Son  père  dut  plus  d'une 
fois  le  châtier  comme  le  dernier  des  esclaves.  Incorrigible,  il  pro- 
fita de  la  mort  de  son  père  pour  s'attacher  à  une  vieille  affranchie 
qui  avait  de  l'influence  à  la  cour.  Il  feignit  de  l'amour  pour  cette 
intrigante  décrépite,  qui  l'aida  à  se  glisser  auprès  de  Néron.  Ce 
fut  un  malheur  pour  ce  prince,  dont  il  devint  aussitôt  le  mignon,  le 
corrupteur,  le  complice  de  débauches.  Plus  âgé,  il  avait  plus  d'ac- 
tion sur  un  esprit  tendre.  De  concert  avec  Sénécion,  il  crfaçait  les 
leçons  de  Burrhus  et  de  Sénèque,  développait  les  penchans  mauvais 
d'un  empereur  de  dix-sept  ans,  et  le  jetait  dans  tous  les  excès.  Ce 
rôle  valut  à  Othon  un  crédit  dont  il  fit  le  pire  usage,  des  richesses 
aussitôt  dépensées,  une  infamie  dont  il  tirait  vanité.  Il  trempa  dans 
le  meurtre  d'Agrippine;  c'était  lui  qui  donnait  le  souper  exquis  et 
cordial  destiné  à  endormir  ses  soupçons.  Après  avoir  enlevé  Poppée 
à  son  mari ,  Piufus  Crispinus,  il  fit  de  cette  femme  (i)  un  monstre 
de  luxe,  de  sensualité  et  d'audace;  il  s'en  servit  auprès  de  Néron 
comme  d'un  instrument  et  d'un  appât;  il  poussa  même  ce  jeu  jus- 
qu'à faire  de  l'empereur  un  sujet  de  risée.  Il  oubliait  que  les  des- 
potes sont  comme  les  bêtes  féroces  et  finissent  par  dévorer  ceux 
qui  les  domptent.  Il  ne  dut  la  vie  qu'à  l'intervention  de  Sénèque; 
le  philosophe  fit  craindre  à  Néron  un  éclat  ridicule.  Othon  fut  exilé 
en  Lusitanie  avec  le  titre  de  questeur. 

Une  chute  aussi  b'-usque,  la  peur,  l'espoir  d'être  rappelé,  en 
firent  un  gouverneur  modéré  et  intègre.  Dix  ans  s'écoulèrent.  Othon 
vit  dans  la  révolte  de  Galba  une  occasion  de  se  venger  ou  plutôt  de 
rompre  un  exil  qui  pouvait  devenir  perpétuel.  Il  s'attache  au  vieil- 
lard, ne  le  quitte  plus  d'un  pas,  Paccable  de  ses  soins  et  de  son  as- 
siduité, marche  près  de  sa  litière  pendant  tout  le  voyage,  contracte 
de  nouvelles  dettes  pour  corrompre  ses  soldats,  saisit  tous  les  pré- 
textes pour  leur  distribuer  l'or  à  pleines  mains;  il  prépare  son  propre 
avènement,  et  ne  doute  pas  d'être  désigné  comme  successeur  par 
Galba,  qui  n'a  point  d'enfans.  L'adoption  de  Pison  fait  évanouir  ces 
belles  espérances.  Aussitôt,  avec  la  tranquillité  d'un  roué  qui  n'a  ja- 
mais eu  de  scrupules,  Othon  se  résout  à  faire  une  révolution.  Cette 
révolution  coûtera  cher  à  sa  patrie;  mais  elle  ne  lui  coûte,  à  lui,  que 
200,000  francs  :  encore  les  prend-il  dans  la  bourse  d'un  solliciteur 
qu'il  recommande  à  Galba.  Il  semble  en  effet  que  ce  soient  les  em- 
barras d'argent  bien  plus  que  Pambition  qui  poussent  Othon  à  cette 
extrémité.  Il  avouait  lui-même  que  «  le  trône  était  son  seul  refuge, 

(1)  Poppée  est  représentée  seule  sur  une  monnaie  de  Périntlie,  de  très  petite  dimen- 
sion :  sa  tète  est  gracieuse,  sans  caractère  individuel,  conforme  à  l'idéaJ  grec.  Elle 
figure  avec  Néron  sur  les  monnaies  de  Smyrne,  d'Ancyi'e,  d'Éphèse,  de  Pessinonte, 
d'Alexandrie. 


PORTRAITS    DU    SIÈCLE    d'aUGUSTE.  3/i3 

qu'il  était  à  bout  d'expédiens,  et  que  mieux  valait  périr  sous  le  fer 
de  ses  ennemis  dans  un  combat  que  sous  les  poursuites  de  ses 
créanciers  dans  le  Forum.  » 

Piien  dans  l'histoire  n'égale  l'impudence  froide  de  ce  viveur  qui 
n'avait  ni  le  tempérament,  ni  le  génie,  ni  l'allure  d'un  ambitieux. 
De  même  que  certains  assassins  allèguent  la  faim  pour  excuse,  de 
même  Olhon  devient  un  scélérat  pour  échapper  à  la  misère.  Il  ne 
prévoit  point  les  malheurs  publics  qu'il  va  causer;  il  ne  voit  que 
ses  dettes.  11  ne  reculé  ni  devant  le  sang,  ni  devant  la  guerre  civile; 
il  recule  devant  ses  dettes.  11  n'a  point  d'orgueil,  point  d'amour  de 
la  domination  ;  il  a  des  dettes.  11  n'a  ni  plan,  ni  projet,  ni  parti; 
il  n'a  que  des  dettes.  En  vérité,  c'est  une  puissance  singulière,  au 
milieu  de  l'apathie  des  honnêtes  gens,  que  l'absence  de  sentiment 
moral  !  Rien  ne  ressemble  plus  à  de  l'héroïsme  que  cette  placidité 
d'un  jeune  libertin  déshonoré,  dissolu,  cynique,  gangrené  jusqu'au 
fond  de  l'âme.  îl  méritait  en  effet  l'admiration  du  sophiste  Plu- 
tarque  et  l'honneur  de  figurer  parmi  ses  hommes  illustres,  car  il 
est  un  des  exemples  significatifs  de  ce  que  peut  en  politique  une 
corruption  précoce,  l'oubli  de  tous  les  devoirs,  la  destruction  de  la 
conscience  et  la  sérénité  de  l'égoïsme. 

Sa  taille  et  son  extérieur  n'avaient  rien  qui  séduisît  la  foule.  Il 
était  petit;  ses  jambes  étaient  tordues,  ses  pieds  mal  faits  [maie  pe- 
datus,  dit  Suétone,  vilain  mot  qui  peint  une  vilaine  chose).  Il  es- 
sayait de  racheter  ces  défauts  par  un  soin  minutieux  de  sa  per- 
sonne; il  avait  une  coquetterie  raffinée  :  il  se  faisait  épiler  des  pieds 
à  la  tête,  se  rasait  de  très  près  et  se  frottait  la  peau  avec  du  pain 
trempé  afin  de  ne  plus  ressembler  à  un  homme.  Chauve  de  bonne 
heure,  il  portait  une  perruque  si  habilement  ajustée  que  tout  le 
monde  y  était  pris.  On  distingue  toutefois  cette  perruque  sur  ses 
monnaies  d'or  et  d'argent,  jadis  si  rares  :  quatre  rangs  de  boucles 
symétriquement  disposées  forment  un  encadrement  qui  empiète 
sur  le  front.  Néron  faisait  disposer  ses  cheveux  de  la  même  manière 
pendant  les  premières  années  de  son  règne;  ses  monnaies  et  cer- 
tains bustes  en  font  foi.  Othon,  qui  réglait  la  mode  de  la  cour,  avait 
su  transformer  en  nouveauté  élégante  les  nécessités  de  son  dégui- 
sement. 

Une  statue  du  Louvre  représente  Othon  dans  une  attitude  hé- 
roïque, nu,  le  manteau  enroulé  autour  du  bras,  la  main  gauche 
appuyée  sur  la  hanche.  La  tête  est  conforme  au  témoignage  officiel 
de  la  numismatique;  mais  elle  a  moins  de  mérite  que  le  petit  buste 
qui  est  voisin,  et  qui  est  plein  de  charme.  Le  sculpteur  évidemment 
a  vu  son  modèle  sous  son  jour  le  plus  favorable;  il  a  travaillé  un 
beau  marbre  avec  un  soin  amoureux;  il  lui  a  donné  une  expression  si 
naturelle  et  si  persuasive  qu'on  y  sent  revivre  le  personnage.  C'est 


3M  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

]à  qu'on  peut  observer  la  perruque,  avancée  sur  le  front  de  ma- 
nière à  le  rétrécir  et  à  lui  donner  la  proportion  du  type  grec;  elle 
encadre  les  oreilles  et  applique  sur  les  joues  une  mèche  qui  devient 
un  point  d'adhérence  et  comme  une  garantie  de  solidité.  L'ensemble 
de  cette  coiffure  rappelle  un  casque  léger  et  explique  le  nom  latin 
[galcriculus).  Quoique  plus  étroit,  le  front  est  joli  et  non  sans 
fmesse.  Les  yeux,  larges  et  k  fleur  de  tête,  ont  quelque  chose  d'ai- 
mable, d'effacé,  d'affectueux.  Le  nez  est  droit,  mais  l'extrémité  en 
est  lourde.  La  bouche  ne  manque  pas  d'abandon;  elle  est  caracté- 
risée par  la  proéminence  de  la  lèvre  supérieure,  dont  la  pointe  s'a- 
vance comme  la  lèvre  d'une  sangsue.  Les  joues  sont  pleines,  le 
menton  bien  modelé,  le  cou  vraiment  beau.  Le  type  général  rap- 
pelle les  figures  étrusques  ou  plutôt  certains  marbres  archaïques  de 
l'école  d'Lgine,  parce  qu'une  grâce  un  peu  gauche  y  tempère  des 
contours  arrêtés.  L'ensemble  trahit  la  jeunesse,  l'habitude  de  la 
volupté,  l'art  de  séduire;  rien  d'héroïque,  mais  plutôt  je  ne  sais 
quelle  mollesse  lymphatique  et  une  stupeur  souriante,  fruit  de  la 
débauche. 

Cette  douce  et  impudente  créature,  en  achetant  l'empire  aux 
prétoriens,  ne  les  avait  point  achetés  eux-mêmes,  elle  leur  ap- 
partenait au  contraire ,  elle  devenait  leur  proie ,  leur  propriété , 
leur  chose;  l'événement  l'a  bien  prouvé.  Les  prétoriens  sont  aver- 
tis, ils  se  garderont  des  fautes  qu'ils  ont  commises  sous  les  rè- 
gnes précédons;  ils  ont  laissé  tuer  Galigula,  livré  CLaude,  k  peine 
proclamé  par  eux,  aux  mains  de  ses  affranchis,  regardé  Kéron 
tomber  du  trône  et  se  briser  comme  un  vase  de  verre.  Cette  fois 
l'expérience  leur  profitera  :  il  suffit  que  Galba  leur  ait  fait  expier 
leur  sottise.  Othon  est  dans  le  camp,  ils  le  possèdent,  ils  l'entou- 
rent, ils  en  font  leur  représentant,  ils  le  parent  comme  les  prêtres 
leur  idole;  ils  le  tiennent  cloué  sur  le  siège  impérial  pendant  toute 
cette  première  journée,  dont  il  ne  lui  sera  plus  permis  de  perdre  la 
mémoire.  Une  muraille  de  fer  et  d'acier  se  dresse  autour  de  lui;  les 
clameurs  qu'il  entend  sont  à  la  fois  joyeuses  et  farouches,  comme 
les  transports  d'un  amant  jaloux;  personne  ne  peut  approcher  : 
arrière  le  préfet  et  les  tribuns  militaires,  qui  sont  des  traîtres! 
arrière  les  soldats  de  la  flotte  et  les  nouveau-venus,  qui  sont  sus- 
pects! arrière  les  sénateurs  et  les  magistrats,  qui  ne  sont  bons  qu'à 
perdre  ceux  qu'ils  soutiennent!  Othon,  pendant  ces  longues  heures, 
n'a  que  d'humbles  sourires,  des  bassesses  d'esclave;  il  tend  les 
mains  à  ceux  qui  sont  près ,  envoie  des  baisers  à  ceux  qui  sont 
loin;  il  répète  cent  fois  les  mêmes  promesses;  il  jure  que  l'empire 
et  tous  ses  trésors  appartiennent  aux  braves  prétoriens,  et  qu'il  ne 
gardera  pour  lui  que  ce  qu'ils  voudront  bien  lui  laisser.  Cent  fois 
de  bruyans  applaudissemens  accueillent  ce  serment;  en  échange. 


POUTKAiTS    DU    SIÈCLE    d'aUGUSTE.  Zlïb 

la  soldatesque  lui  crie  sans  cesse  :  «  Défie-toi  de  nos  chefs!  »  Tous 
ceux  qui  parviennent  jusqu'à  lui  redisent  :  «  Défie -toi  de  nos 
chefs!  »  C'est  le  mot  du  règne,  c'est  le  secret  de  la  révolution  ou 
plutôt  de  l'anarchie  militaire  qui  triomphera  pendant  trois  mois. 
Non-seulement  les  prétoriens  opprimeront  l'élément  civil,  les  lois, 
l'empereur,  l'empire;  mais  ils  refuseront  d'obéir  même  à  ceux  qui 
les  commandent,  et  ils  périront  parce  qu'ils  ne  seront  plus  comman- 
dés. Ils  élisent  séance  tenante  deux  nouveaux  préfets  du  prétoire 
et  le  préfet  de  Rome.  Othon  n'approuve  pas  seulement  leur  choix, 
il  l'admire.  Ils  veulent  des  congés  fréquens,  des  exemptions  de  ser- 
vice sans  retenue  de  paie,  tout  leur  est  accordé,  et  le  fisc  impérial 
suppléera  aux  déficits  de  la  caisse  des  centurions.  A  quoi  bon 
peindre  plus  longtemps  ces  saturnales  de  mercenaires  cupides,  fai- 
néans,  sans  conscience,  sans  patriotisme?  Il  fallut  les  supplications 
d' Othon  pour  que  le  sang  de  quelques  patriciens  trop  zélés  ne  com- 
j)létât  point  cette  fête. 

La  nuit  approchait.  On  ne  pouvait  condamner  Othon  à  passer 
tout  son  règne  au  milieu  du  prétoire;  il  fallut  se  résigner  à  le  con- 
duire au  sénat,  où  se  devait  jouer  la  comédie  d'usage,  et  au  Pala- 
tin, où  l'on  fit  bonne  garde  autour  de  lui.  Tous  les  titres  qui  consa- 
craient un  pouvoir  acquis  par  la  violence,  toutes  les  formes  de 
l'adulation ,  tous  les  transports  de  l'enthousiasme ,  furent  pro- 
digués par  le  sénat  au  nouveau  césar;  mais  les  cœurs  étaient 
glacés  d'effroi.  On  croyait  voir  renaître  le  règne  de  Néron.  Othon, 
le  corrupteur  de  Néron,  n'allait-il  pas  en  faire  revivre  les  folies 
et  les  horreurs?  Il  paraissait  comme  un  vengeur  imprévu  ou 
comme  un  fléau  envoyé  par  la  colère  des  dieux.  En  vain  l'élu  des 
prétoriens  répandit  les  grâces,  les  faveurs,  les  gouvernemens,  les 
magistratures,  les  sacerdoces  et  tout  ce  qui  égaie  un  jour  d' avène- 
ment; les  vrais  citoyens  avaient  peine  à  déguiser  sous  un  sourire 
leurs  frémissemens  secrets.  La  plèbe  romaine  ne  leur  laissait  point 
d'illusions,  elle  regrettait  Néron,  elle  acclamait  avec  ivresse  un 
empereur  qui  avait  été  son  confident  et  allait  reprendre  ses  tradi- 
tions, elle  lui  donnait  même  le  nom  de  celui  qu'elle  avait  adoré. 
Othon  reçut  ce  nom  sans  déplaisir,  il  le  prit  dans  ses  premiers  actes 
et  dans  les  premières  lettres  qu'il  écrivit  aux  gouverneurs  des  pro- 
vinces. Il  fit  relever  les  statues  du  fils  d'Agrippine,  rétablit  dans 
leurs  charges  ses  procurateurs  et  ses  affranchis,  ordonna  de  re- 
prendre sans  délai  la  Maison  dorée,  dont  les  splendeurs  n'avaient 
point  été  achevées. 

La  pente  était  dangereuse.  Qui  peut  dire  jusqu'où  ce  flatteur 
obligé  de  la  multitude  aurait  poussé  les  réminiscences,  sans  les 
murmures  des  prétoriens,  qu'in)portunait  la  mémoire  d'un  prince 
qu'ils  avaient  trahi?  Du  reste  Othon  n'eut  le  temps  ni  de  développer 


o'iQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

son  tempérament  ni  de  marquer  ses  tendances  despotiques.  Sa 
puissance  était  si  précaire  qu'il  la  sentait  glisser  de  ses  mains  avant 
de  l'avoir  saisie;  son  règne  fut  si  éphémère  qu'il  n'eut  même  pas 
de  lune  de  miel.  A  peine  eut-il  pris  possession  du  Palatin  que  les 
soucis  l'y  assiégèrent.  Sa  première  nuit  fut  troublée  par  des  songes 
terribles;  l'ombre  irritée  de  Galba  le  tirait  hors  de  son  lit;  à  ses 
cris,  on  accourut,  on  le  trouva  à  terre.  Le  lendemain,  comme  il 
offrait  un  sacrifice,  la  violence  du  vent  le  renversa,  et  on  l'entendit 
murmurer  :  «  A  quoi  me  sert  déjouer  de  la  longue  flûte?  »  Rési- 
gnation d'un  fataliste  qui  pressent  l'abîme  et  s'y  laisse  couler.  En 
effet,  il  apprend  aussitôt  la  révolte  de  Vitellius,  dont  Galba  avait  ca- 
ché la  nouvelle  pour  ne  point  attrister  l'adoption  de  Pison.  Déjà 
Valens  et  Cécina,  lieutenans  de  "Vilellius,  sont  en  marche  à  la  tête 
des  légions  du  Rhin.  Il  faut  s'armer,  faire  des  levées,  préparer  la 
guerre  civile,  pousser  sur  le  champ  de  bataille  une  nation  îi  qui  l'on 
n'inspirait  la  veille  que  de  l'indifférence  et  du  mépris;  il  faut  char- 
ger d'un  casque  cette  tête  qui  n'a  supporté  d'autre  poids  que  celui 
d'une  perruque,  façonner  aux  fatigues  ce  corps  que  l'habitude  pré- 
coce de  la  débauche  a  énervé. 

C'est  alors  que  les  prétoriens  auraient  dû  comprendre  combien 
leur  choix  était  ridicule  et  rougir  d'un  chef  qui  n'était  même  pas 
capable  de  les  mener  au  combat;  mais  qui  peut  expliquer  l'aveu- 
glement de  la  foule?  Plus  l'objet  de  sa  passion  s'en  montre  indigne, 
plus  cette  passion  redouble.  Les  soldats  se  serrent  avec  plus  de 
tendresse  autour  de  la  faible  créature  qui  est  leur  œuvre  et  qui  a 
besoin  d'eux.  L'orgueil  de  ne  point  avouer  qu'on  s'est  trompé  se 
mêle  à  je  ne  sais  quelle  pitié  maternelle.  Les  prétoriens  ne  vou- 
laient point  céder  aux  légions,  ils  étaient  enivrés,  ils  se  croyaient 
les  maîtres  du  monde,  ils  voulaient  le  prouver,  ils  n'avaient  besoin 
ni  d'être  commandés  ni  d'être  nombreux,  puisqu'ils  étaient  invinci- 
bles. Jamais  ils  ne  se  seraient  serrés  avec  autant  d'ardeur  autour 
d'un  héros.  Ils  veillent  sur  Othon  comme  sur  un  trésor  :  leur  solli- 
citude est  toujours  prête  à  se  tourner  en  fureur.  Un  soir,  par 
exemple,  les  soldats  de  la  flotte ,  qui  ne  voulaient  plus  quitter 
Rome,  -avaient  reçu  de  l'empereur  l'ordre  de  charger  des  armes 
sur  des  chariots.  Ce  mouvement  à  une  heure  aussi  avancée  de  la 
nuit  jette  l'alarme,  on  croit  à  un  complot,  le  camp  est  en  émoi,  on 
se'précipite,  on  tue  les  tribuns  et  les  centurions  qui  veulent  calmer 
les  esprits,  on  court  au  palais.  Othon  donn'ait  un  souper  qui  s'était 
prolongé  outre  mesure;  quatre-vingts  sénateurs,  leurs  femmes, 
d'autres  personnages  non  moins  odieux  à  la  soldatesque,  sont  obli- 
gés de  prendre  la  fuite,  ils  s'esquivent  sous  les  déguisemens  les 
plus  vils.  Quand  les  portes  sont  forcées,  Othon,  en  costume  de  dé- 
bauche, la  ceinture  dénouée,  trébuchant  dans  ses  longs  vêtemens, 


PORTRAITS    DU    SIÈCLE    d'aUGUSTE.  3/17 

se  dresse  sur  un  lit  de  festin,  adresse  à  ses  redoutables  défenseurs 
les  supplications  les  plus  touchantes,  et  ne  réussit  à  les  calmer 
qu'en  leur  promettant  5,000  sesterces  par  tête. 

Yoilà  donc  à  quels  maîtres  les  Romains  se  trouvaient  adjugés! 
Après  les  douceurs  d'une  servitude  dorée,  voilà  les  horreurs  de  la 
guerre  civile  !  Ce  ne  sont  plus  seulement  les  riches  et  les  nobles 
qui  sont  proscrits  aux  applaudissemens  d'une  multitude  que  les 
empereurs  gorgent  de  leurs  dépouilles,  c'est  la  cité  entière  qui  va 
être  assiégée.  Ce  ne  sont  plus  les  soldats  de  Néron  qui  sèment  de 
leurs  os  la  forêt  de  Teuteberg,  ou  les  soldats  de  Caligula  qui  rap- 
portent les  trophées  risibles  de  leur  risible  expédition;  la  mort,  la 
faim,  le  pillage,  frappent  aux  portes  de  la  reine  du  monde.  Les  lé- 
gions redoutables  qui  descendent  du  nord  de  l'Europe  ont  perdu 
jusqu'au  souvenir  de  leur  patrie;  elles  traînent  à  leur  suite  des 
hordes  d'auxiliaires  levés  à  la  hâte  chez  les  Bataves,  chez  les  Gau- 
lois, chez  les  Germains.  Tous  ces  barbares  se  précipitent  sur  l' Italie, 
altérés  de  sang,  pleins  de  mépris  pour  Vitellius,  mais  sachant  que 
ses  aigles  les  conduisent  au  sac  de  Rome.  Impuissans,  désarmés, 
sans  lien,  les  citoyens,  qui  ne  connaissent  plus  que  les  combats  de 
l'amphithéâtre,  vont  rester  spectateurs  d'un  combat  autrement  ter- 
rible dont  ils  sont  l'enjeu.  La  politique  d'Auguste  a  dissous  les 
forces  sociales,  substitué  à  la  pensée  d'un  peuple  la  pensée  d'un 
despote;  les  Romains,  en  renonçant  à  leurs  devoirs  les  plus  sacrés, 
ont  renoncé  même  au  droit  de  se  défendre.  Ils  ont  abdiqué  devant 
les  césars;  ils  sont  énervés  devant  l'ennemi.  Proie  des  plus  vils  ty- 
rans, ils  seront  justement  la  proie  des  conquérans  et  des  barbares 
qui  veulent  leur  donner  l'assaut.  Qu'ils  aillent  gémir  dans  les  tem- 
ple?, s'étourdir  dans  les  festins,  tandis  que  la  Fortune  jette  les  dés 
contre  eux  sur  le  champ  de  bataille!  Les  soldats  seuls  sont  libres, 
parce  qu'ils  tiennent  le  glaive;  l'anarchie  militaire  règne  seule, 
parce  que  les  empereurs  l'ont  préparée;  les  armées  permanentes 
ont  seules  des  champions,  parce  qu'elles  ont  besoin  d'un  prétexte 
pour  voler  à  la  curée.  Et  quels  champions!  Est-ce  un  Marius  ou  un 
Sylla,  est-ce  un  César  ou  un  Pompée,  capables  d'exposer  leur  poi- 
trine à  la  mort  et  d'inspirer  quelque  fanatisme  aux  milliers 
d'hommes  qui  s'égorgent  pour  eux'/  Non,  ce  sont  les  deux  êtres  les 
plus  lâches,  les  plus  dissolus,  les  plus  méprisés  de  l'empire,  l'un 
rebut  de  la  cour  de  Néron,  l'autre  glouton  déjà  célèbre  dans  l'u- 
nivers par  sa  bestialité;  l'un  qui  se  cache  derrière  les  murs  de  Bri- 
xellum,  l'autre  qui  s'attarde  à  dévorer  les  vivres  de  plusieurs  pro- 
vinces, tandis  que  leurs  légions  se  heurtent  dans  les  plaines  de 
Bédriac.  Ces  adversaires  si  bien  appareillés  avaient  montré  d'ailleurs 
une  diplomatie  digne  de  leur  courage.  Tandis  que  leurs  armées  se 
préparaient,  ils  s'étaient  mutuellement  adressé  des  lettres.  Pour- 


3/îS  REVUE    DES    DEIX    MONDES. 

quoi  ces  lettres  sont-elles  perdues?  pourquoi  les  archives  du  Pala- 
tin n'ont-elles  pas  conservé  sous  leurs  ruines  ces  tablettes  d'ivoire 
faites  pour  édifier  les  siècles  futurs?  Otbon  proposait  d'abord  à  Yi- 
teliius,  s'il  faisait  sa  soumission,  des  palais,  des  villas  et  des  reve- 
nus propres  à  satisfaire  la  gloutonnerie  la  plus  raffinée;  Viteliius- 
offrait  à  Otlion  des  trésors  immenses,  s'il  renonçait  à  l'empire,  les 
mêmes  richesses,  un  repos  magnifique  et  toutes  les  voluptés.  Leurs 
secondes  lettres  étaient  plus  âpres;  de  mutuels  refus  en  avaient  mo- 
difié le  ton.  Ils  s'y  traitaient  de  poltrons,  de  débauchés,  d'impu- 
dens,  de  misérables;  c'était  l'épanchement  sincère  de  deux  héros 
qui  se  connaissaient  bien.  La  diplomatie  ne  pouvait  aller  plus  loin; 
ils  finirent,  au  lieu  de  lettres,  par  s'envoyer  des  assassins.  Les 
émissaires  d'Othon  furent  trahis  par  leur  teint  pâle  et  leur  figure 
étrangère  au  milieu  des  soldats  du  Rhin,  à  la  peau  basanée,  et 
qui  s'appelaient  tous  par  leur  nom.  Les  émissaires  de  Viteliius  se 
perdirent  au  milieu  de  la  foule  qui  remplissait  Rome;  mais  ils  ne 
purent  même  pénétrer  au  Palatin,  tant  les  prétoriens  faisaient  bonne 
garde. 

En  vérité,  si  les  armées  qui  étaient  en  présence  à  Bédriac  avaient 
eu  un  peu  de  patriotisme  ou  seulement  un  peu  de  bon  sens,  elles 
auraient  confondu  leurs  rangs,  laissé  de  côté  les  deux  aventuriers 
qui  restaient  à  l'écart  en  les  mettant  aux  prises  et  nommé  de  con- 
cert un  chef  dont  elles  n'eussent  point  à  rougir.  Le  fer  était  tiré, 
les  esprits  étaient  enflammés,  les  légionnaires,  fiers  de  leurs  cam- 
pagnes et  de  leurs  blessures,  voulaient  en  finir  avec  la  garde 
impériale,  corps  privilégié  qui  n'avait  eu  de  courage  que  contre  les 
proscrits,  qui  obtenait  toutes  les  faveurs,  à  qui  étaient  réservées 
perpétuellement  les  délices  de  Rome.  Quand  les  appétits  de  la  ven- 
geance ont  fermenté  dans  des  masses  aussi  grossières,  tout  leur  est 
bon  comme  drapeau,  fût-ce  la  botte  de  paille  portée  au  bout  d'une 
fourche  qui  servait,  dit-on,  de  ralliement  aux  contemporains  de 
Romulus. 

Tacite  a  raconté  cette  guerre  honteuse,  l'impuissance  des  lieu- 
tenans  qui  la  devaient  conduire,  la  rébellion,  les  dévastations,  les 
escarmouches,  les  retraites,  l'agitation  désordonnée,  le  choc  défi- 
nitif d'une  soldatesque  qui  ne  cherchait  qu'à  se  prendre  corps  à 
corps.  L'histoire  n'aurait  rien  perdu,  si  elle  eût  recouvert  d'un  voile 
des  détails  avilissans  pour  l'humanité,  stériles  pour  l'avenir.  La 
seule  joie  pour  les  cœurs  honnêtes,  c'est  de  voir  tailler  en  pièces 
quelques  cohortes  de  prétoriens;  encore  la  plupart  montrèrent-ils 
qu'autant  leur  langage  était  plein  de  jactance  et  leur  costume  ma- 
gnifique, autant  leurs  pieds  étaient  légers.  Ils  laissèrent  battre  en 
brèche  et  tomber  sur  place  comme  une  muraille  les  légions  de  gla- 
diateurs qu'Othon  avait  loués  aux  entrepreneurs  de  jeux;  sous  leur 


PORTRAITS    DU    SIECLE    d'aUGUSTE.  3^9 

carapace  pesante,  ces  esclaves  surent  mourir  aussi  bravement  que 
s'ils  entendaient  les  applaudissemens  de  cinquante  mille  specta- 
teurs penchés  vers  l'arène. 

L'ne  autre  mort  est  nécessaire  pour  clore  le  drame.  Othon  a  joué, 
il  a  perdu,  il  faut  qu'il  paie;  il  se  tue.  Aussitôt  un  miracle  s'opère. 
Le  débauché,  qui  n'avait  pu  affronter  le  danger,  reOeminé  qui  s'en- 
fermait quand  le  sang  coulait  à  flots  pour  lui,  îe  lâche  qui  an'aiblis- 
sait  son  parti  eu  se  faisant  garder  par  l'élite  des  troupes,  l'assassin 
de  Galba  qui  n'avait  pas  su  purifier  par  son  courage  le  pouvoir 
qu'il  avait  acquis  par  un  crime,  se  transforme  en  héros,  il  devient 
un  héros,  parce  qu'il  s'est  tué;  il  est  un  héros  pour  ses  contem- 
porains, un  héros  pour  la  postérité,  un  héros  pour  Pkitarque,  qui 
raconte  sa  mort  et  qui  a  la  générosité  de  renoncer  à  ses  parallèles 
favoris,  car  il  aurait  pu  donner  comme  pendant  à  la  mort  d'Oîhon 
la  mort  de  Caton  d'U tique! 

L'histoire  a  de  coupables  complaisances  pour  les  audacieux  qui 
triomphent  du  droit,  d'étranges  pardons  pour  les  vicieux  qui  jettent 
quelque  éclat  ou  disparaissent  avec  grâce.  L'apothéose  d'Othon  est 
une  de  ces  absurdités  contre  lesquelles  il  faut  énergiquemsnt  pro- 
tester; le  jugement  des  hommes,  facile  à  surprendre,  semble  faire 
du  trépas  inévitable  de  ce  prince  au  cœur  d'eunuque  un  modèle 
de  fermeté  et  un  objet  d'émulation  pour  la  jeunesse.  Pour  estimer 
sainement  la  valeur  d'un  tel  acte,  il  convient  d'abord  de  se  détacher 
des  idées  modernes.  Le  suicide,  que  nous  réprouvons  chez  les  par- 
ticuliers, nous  plaît  d'ordinaire  dans  la  tragédie  et  dans  l'histoire, 
i:)récisément  parce  qu'il  n'est  plus  dans  nos  mœurs.  S'enfoncer  un 
morceau  de  fer  sous  la  mamelle  gauche  nous  paraît  chose  indigne 
d'un  homme,  si  cet  homme  est  notre  voisin,  et  chose  digne  de  l'im- 
mortalité, si  le  personnage  est  né  avant  l'ère  chrétienne.  Notre 
aversion  pour  ce  coup  de  désespoir  dans  la  vie  familière  nous  dis- 
pose ta  une  admiration  d'autant  plus  naïve,  dès  que  nous  la  ren- 
controns dans  la  vie  idéale  que  nous  prêtons  au  passé.  En  réalité, 
le  suicide  était  l'action  la  plus  simple  chez  les  Romains  et  la  plus 
fréquente  sous  l'empire.  Mépriser  la  mort  était  la  leçon  de  tous 
les  jours,  se  la  donner  une  solution  prévue,  expirer  en  souriant 
une  marque  de  bonne  éducation.  Des  centaines  de  sénateurs, 
des  milliers  de  chevaliers,  s'étaient  ouvert  les  veines  au  premier 
ordre  des  césars  :  sur  un  signe,  les  gladiateurs  s'entre-tuaient  dans 
l'amphithéâtre,  les  esclaves  se  précipitaient  dans  la  piscine  des 
murènes,  les  sages  eux-mêmes  hâtaient  leur  fin  pour  échapper  au 
régime  impérial,  et  l'apparition  d'un  centurion  au  seuil  de  leur  de- 
meure suffisait  pour  provoquer  l'effort  suprême  de  l'afTranchisse- 
ment.  iNon-seulement  les  stoïciens  bravaient  le  trépas  avec  séré- 
nité, non-seulement  des  femm^es  et  des  jeunes  lilles  voulaient  périr 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  leurs  époux  et  leurs  pères;  mais  les  épicuriens  eux-mêmes 
savaient  trancher  leur  vie  avec  autant  d'insouciance  que  s'ils  cou- 
paient sur  sa  tige  une  rose  de  Pœstum.  Je  n'en  citerai  qu'un  exemple 
sous  chacun  des  trois  derniers  règnes.  Sous  Claude,  le  riche  Valé- 
rius  Asiaticus  s-e  tue  pour  céder  à  Messaline  la  villa  magnifique  qui 
avait  appartenu  à  Lucullus  :  au  mon:ient  de  se  frapper,  il  recon- 
naît que  la  flamme  du  bûcher  peut  nuire  à  ses  beaux  arbres;  il 
fait  démolir  la  pile  de  bois,  la  reconstruit  plus  loin,  et,  quand 
ces  précautions  sont  bien  prises,  il  meurt.  Sous  Néron,  Pétrone,  le 
plus  dissolu  et  le  plus  licencieux  personnage  de  la  cour,  quitte  la 
vie  comme  il  convient  au  grand-maître  des  plaisirs.  11  rassemble 
ses  amis  les  plus  chers,  les  femmes  les  plus  belles,  s'entoure  de 
parfums  et  de  fleurs,  prend  un  bain,  s'ouvre  les  veines,  les  referme, 
disserte  spirituellement,  se  met  à  table,  dort,  se  fait  saigner  et  pan- 
ser à  quatre  et  cinq  reprises,  jusqu'à  ce  qu'un  affaiblissement  doux 
le  conduise  au  repos  éternel.  Sous  Othon  enfin,  l'infâme  Tigellinus 
succombe  écrasé  par  l'indignation  publique.  Il  appelle  ses  concu- 
bines et  ses  compagnons  de  débauche,  il  veut  présider  à  une  der- 
nière et  gigantesque  orgie  avant  de  prendre  un  rasoir  pour  se 
couper  la  gorge.  Othon  n'a  donc  aucun  mérite  à  imiter  d'innom- 
brables exemples;  il  a  été  élevé  dans  l'idée  du  suicide;  il  se  con- 
forme à  la  mode  de  son  temps;  il  n'est  pas  plus  un  héros  que  les 
raffinés  d'honneur  du  xvi''  siècle,  qui  dégainaient  pour  un  mot  et 
s'enferraient  pour  un  regard. 

Ses  partisans,  qui  l'ont  laissé  succomber,  ont  composé  une  lé- 
gende qui  leur  servait  d'excuse.  Ils  ont  fait  de  lui  un  Décius  s'im- 
molant  pour  la  patrie.  «  Othon,  disaient-ils,  pouvait  contmuer  la 
guerre.  Quelques  milliers  de  prétoriens  l'entouraient  encore.  Les 
fuyards  se  seraient  ralliés.  Des  renforts  seraient  venus  de  Mésie  et 
d'Iilyrie.  Il  a  repoussé  tous  les  plans,  répétant  qu'il  «  valait  mieux 
qu'un  seul  mourût  pour  tous  que  tous  pour  un  seul.  »  Dans  sa  pré- 
voyante sollicitude,  il  n'a  différé  son  trépas  que  pour  protéger  les 
sénateurs,  les  secrétaires,  les  affranchis  qui  l'avaient  accompagné 
à  Brixellum,  qu'il  renvoyait  à  Rome,  et  que  les  soldats  voulaient 
poursuivre  comme  traîtres.  C'est  pour  eux  qu'il  a  consenti  à  vivre 
une  nuit  de  plus,  quand  le  poignard  était  déjà  choisi  et  posé  sous 
son  oreiller.  Ce  n'est  qu'à  l'aurore  du  second  jour  qui  a  suivi  la 
défaite  que  le  sacrifice  a  été  consommé.  »  Il  serait  facile  de  récuser 
des  témoins  qui  avaient  abandonné  leur  maître  les  uns  après  les  au- 
tres au  lieu  de  l'emmener  de  force  avec  eux,  ou  qui  étaient  restés 
spectateurs  de  son  martyre,  quand  il  suflisait  d'arracher  de  ses 
mains  l'arme  qu'il  était  prêt  à  se  laisser  arracher.  Un  instant  de 
réflexion  suffit  pour  montrer  qu'Otbon  était  perdu,  que  les  deux 
armées  du  Rhin  allaient  tout  rallier  par  l' effet  moral  de  la  victoire. 


PORTRAITS    DU    SIÈCLE    d'aUGUSTE.  351 

que  les  légions  d'ilîyrie  seraient  arrivées  trop  tard  ou  se  seraient 
laissé  entraîner  contre  les  prétoriens  exécrés  et  battus,  que  l'Italie 
restait  impassible,  qu'Othon  n'avarit  ni  un  général  capable  de  se 
faire  obéir,  ni  un  soldat  capable  de  supporter  une  campagne,  qu'il 
était  plus  inexpérimenté  que  personne,  qu'il  s'était  abandonné  lui- 
même,  qu'il  ne  comptait  plus  sur  sa  cause,  qui  était  mauvaise,  ri- 
dicule, et  qu'il  avait  le  premier  trahie.  Les  fanfaronnades  de  ses 
gardes  ne  lui  font  point  illusion  :  quelques-uns  se  tueront  sur  son 
bûcher,  ils  le  jurent;  pas  un  ne  lui  montre  le  salut.  Tout  se  borne  à 
des  protestations.  En^;vain  il  attend  une  nuit,  puis  un  jour,  puis  une 
nuit  encore.  Comme  le  joueur  aux  abois,  il  compte  sur  quelque  re- 
tour imprévu  et  immérité  de  la  fortune;  mais  la  fortune  n'aime  ni 
les  lâches  ni  les  vaincus.  Déjà  paraissent  sur  les  hauteurs  voisines 
les  éclaireurs  de  Yalens  et  de  Gécina;  déjà  l'on  entend,  quand  la 
brise  souiïïe  de  ce  côté,  les  trompettes  des  vitelliens  triomphans.  La 
mort  s'approche, ;'p.leine  de  honte  et  d'insultes;  la  fuite  ne  la  rendrait 
pas  moins  certaine,  puisque  l'univers  appartient  à  Yitellius,  elle  la 
rendrait  seulement  plus  cruelle.  Il  est  temps  de  saisir  le  poignard 
libérateur. 

Quant  au  mot  emphatique' qu'on  prête  à  Othon,  il  est  possible  qu'il 
l'ait  prononcé;  mais  il  nous  touche  peu.  Ce  n'est  qu'un  mot  vide  de 
sens,  contraire  à  la  vérité,  dérisoire  dans  la  situation  de  celui  qui 
le  prononçait.*»  Mieux  vaut  qu'un  seul  meure  pour  tous  que  tous 
pour  un  seul.  »  Eh  quoi!  tous  ceux  qui  voulaient  mourir  pour  un 
empereur  de  rencontre  n'étaient-ils  pas  déjà  morts?  Qui  donc  s'of- 
frait encore?  Ce  beau  dévoûment  à  l'humanité  éclate  bien  tard, 
lorsque  les  cadavres  sont  entassés  jusqu'à  hauteur  d'homme  dans 
les  plaines  de  Bédriac  et  pourrissent  pour  charmer  l'odorat  de  Yitel- 
lius. Un  mourant,  quand  il  est  prince,  réussit  trop  souvent  à  duper  la 
postérité  par  une  habile  mise  eu  scène;  la  postérité  n'a  pas  d'excuse 
lorsqu'elle  est  la  dupe  d'une  parole  jDompeuse  ou  d'un  mensonge. 
Othon  a  cependant  attendri  les  historiens,  il  s'est  fait  pardonner  sa 
vie  à  cause  de  sa  mort.  L'adolescent  souillé,  le  débauché  infâme, 
le  corrupteur  de  Néron,  le  marchand  de  Poppée,  le  complaisant  de 
Galba,  l'assassin  de  Pison,  devient  une  figure  sympathique,  sédui- 
sante, glorieuse.  Il  a  acheté  les  prétoriens,  inauguré  une  ère  de  dis- 
corde politique  et  d'anarchie  militaire,  attiré  sur  l'Italie  les  légions 
qui  devaient  défendre  les  frontières,  appris  aux  barbares  le  chemin 
de  Rome,  fait  couler  des  torrens  de  sang,  à  l'abri  lui-même  loin 
de  la  bataille...  Qu'importe?  il  s'est  donné  un  bon  coup  et  a  fait  un 
bon  mot  :  l'humanité  l'absout,  Plutarque  le  fait  grand. 

Nous  ne  souscrirons  pas  à  cet  arrêt  puéril  :  l'histoire  peut  consa- 
crer les  faits,  elle  ne  consacre  point  les  jugemens  fragiles  des 
hommes.  Toutes  les  causes  peuvent  être  instruites  de  nouveau  par 


352  REVUL  DES  DEUX  MONDES. 

chaque  génération;  tous  les  actes  peuvent  être  appréciés  par  chaque 
individu.  Nous  pouvons  admirer  le  talent,  mais  discuter  le  témoi- 
■  gnage  de  Tacite  ou  de  Plutarque,  croire  aux  événemens  qu'ils  ra- 
content, mais  nier  les  conséquences  qu'ils  en  tirent,  être  charmés 
de  l'éloquence  avec  laquelle  ils  exposent  leur  opinion,  mais  nous 
former  une  opinion  exactement  opposée.  Il  ne  faut  pas  confondre 
les  historiens  et  l'histoire.  Ce  que  nous  demandons  aux  historiens, 
c'est  la  vérité;  ce  que  nous  cherchons  dans  l'histoire,  c'est  la  mo- 
rale :  or,  si  la  vérité  se  tire  uniquement  des  témoins,  la  morale  se 
tire  uniquement  de  nos  consciences. 

Aussi  toute  conscience  honnête  se  réjouira -t -elle  d'assister  à 
l'agonie  d'un  césar  éhonté  qui  expie  ses  vices  et  sa  courte  aven- 
ture. Cette  mort,  que  les  indifTérens  trouvent  douce,  les  juges  at- 
tentifs l'estiment  atroce  :  ce  n'est  plus  une  délivrance,  c'est  un 
châtiment.  Que  d'autres  passent  légèrement  sur  les  deux  jours 
qu'Othon  a  traînés  à  Brixellum  !  Ces  jours  ont  été  pour  lui  si  pleins 
d'angoisses  qu'ils  ont  valu  des  siècles.  D'abord  l'attente  pendant 
la  bataille  où  son  sort  se  joue,  les  nouvelles  contradictoires,  les  es- 
pérances déçues,  la  terreur,  la  défaite  certaine  qu'un  messager  at- 
teste en  se  perçant  le  cœur;  puis  l'arrivée  des  blessés,  les  gémisse- 
mens,  les  vains  projets,  le  cercle  où  la  pensée  tourne  sans  issue, 
la  main  de  la  nécessité  s' appesantissant  sur  une  tête  mûre  pour  le 
supplice.  Fataliste  comme  la  plupart  des  Romains  de  la  décadence, 
Othon  s'est  résolu  à  la  mort;  mais  il  ne  se  résout  ni  à  l'abandon  ni 
à  ces  fausses  trahisons  qui  sont  les  pires  parce  qu'elles  se  cachent 
sous  les  dehors  de  la  pitié.  En  vain  sa  chambre  reste  ouverte  tout 
le  jour.  Les  soldats  entrent,  sortent,  lui  parlent,  le  contemplent  en 
silence;  aucun  ne  vient  à  son  secours,  aucun  ne  fait  mine  de  l'em- 
porter de  force  sur  ses  épaules  pour  retourner  au  combat.  Ils  n'ont 
que  trop  de  respect  pour  le  projet  qu'il  annonce;  découragés,  les 
plus  fidèles  se  bornent  à  promettre  qu'ils  se  frapperont  en  même 
temps  que  lui.  Les  prétoriens  entourent  encore  leur  idole,  mornes, 
semblables  aux  prêtres  égyptiens  qui  voient  expirer  leur  bœuf 
Apis  et  se  préoccupent  d'en  trouver  un  autre.  Les  heures  chassent 
les  heures  sans  que  leur  cerveau  enfante  rien  de  viril,  d'imprévu, 
d'énergique.  La  nuit  succède  une  seconde  fois  au  jour.  Othon  tend 
l'oreille  vers  l'inconnu;  il  ne  sonde  que  le  néant.  Cet  immense 
univers,  dont  il  avait  cru  s'emparer,  le  regarde  tomber  sans  s'émou- 
voir et  sans  môme  lui  offrir  un  refuge;  écrasé  par  les  suites  de  son 
premier  attentat,  acculé  par  sa  lâcheté  même,  délaissé  par  ses  amis, 
gardé  plutôt  que  consolé  par  ses  mercenaires  qu'il  méprise,  il  faut 
que  le  coupable  soit  châtié,  qu'il  s'exécute  de  ses  propres  mains 
et  que  lui-même  soit  son  bourreau.  Voilà  le  drame  vrai!  voilà 
l'enseignement!  voilà  le  doigt  de  la  Providence!  Je  voudrais  que 


P()1\TRAITS    DU    SIÈCLE    d'aUGUSTE.  353 

tout  ambitieux  qui  agile  des  desseins  funestes  à  sa  patrie  fût  amené 
devant  cette  porte  ouverte,  contemplât  longuement  ce  spectacle, 
et  en  gardât  dans  son  cœur  l'admirable  moralité. 

III. 

Vitellius  est  passé  à  l'état  légendaire,  tant  sa  renommée  est  ab- 
jecte. Il  est  vrai  que  l'attention  du  vulgaire  s'attache  surtout  à 
l'extérieur  et  qu'il  est  plus  sévère  pour  les  ridicules  du  corps  que 
pour  les  lèpres  de  l'âme.  On  conçoit  qu'un  peuple,  quand  il  a  ac- 
cepté le  principe  d'hérédité,  se  résigne  aux  fantaisies  de  la  nature, 
qui  sème  dans  une  race  les  princes  charmans  et  les  princes  gro- 
tesques; mais  comment  l'élection  libre  peut-elle  se  porter  sur  des 
personnages  qui  sont  plus  dignes  de  servir  de  bouffons  au  bout 
d'une  table  que  de  commander  au  monde  ?  L'explication  est  courte  : 
c'est  qu'une  telle  élection  a  été  faite  par  une  armée.  De  toutes  les 
agglomérations  d'hommes,  l'armée  est  celle  qui  pense  le  moins, 
parce  qu'elle  est  faite  pour  agir,  et  qu'on  dupe  le  mieux,  parce 
qu'elle  ne  doit  avoir  d'opinion  politique  que  devant  l'ennemi. 

Selon  le  témoignage  de  Cassius  Sévérus,  historien  grave,  Vitel- 
lius avait  pour  trisaïeul  un  savetier,  pour  bisaïeule  une  boulangère 
qui  apporta  dans  la  famille  quelque  aisance  et  fit  souche  de  che- 
valiers. On  peut  descendre  d'un  savetier,  n'en  point  rougir  et  faire 
un  excellent  administrateur.  11  semble  toutefois  que  les  Romains 
avaient  encore  là-dessus  un  reste  de  préjugé,  car  lorsque  Quintus 
Yitellius  devint  intendant  du  fisc  sous  Auguste,  il  fut  enchanté  de 
faire  entendre  à  ses  amis  un  astrologue,  du  nom  d'Eulogius,  qui 
rattachait  sa  généalogie  avec  une  lucidité  merveilleuse  à  Faunus, 
roi  des  aborigènes,  et  à  Vitellia,  nymphe  du  temps.  Les  malins  se 
cachaient  déjà  pour  rire  et  répéter  que  Faunus  raccommodait  des 
sandales,  tandis  que  la  nymphe  Vitellia  frottait  ses  petits  pains  avec 
de  l'huile  pour  les  offrir  plus  luisans  aux  acheteurs. 

Le  père  de  Vitellius  joue  un  rôle  dans  l'histoire,  celui  de  plat 
courtisan.  Il  prostitue  son  fils  à  Tibère,  n'aborde  Galigula  que  la 
tête  voilée  et  en  se  prosternant  comme  devant  un  dieu,  offre  des 
sacrifices  aux  statues  de  Narcisse  et  de  Pallas,  placées  parmi  ses 
dieux  lares,  porte  sous  sa  toge  un  brodequin  dérobé  à  Messaline 
qu'il  baise  avec  ostentation  en  public,  et,  lorsque  Claude  célèbre 
des  jeux  qui  ne  se  renouvelaient  que  tous  les  cent  ans  :  «  Puisses- 
tu,  s'écrie  Vitellius,  les  célébrer  souvent!  »  De  si  hauts  sentimens 
lui  valurent  le  consulat,  une  statue  aux  rostres,  des  funérailles  aux 
frais  de  l'état. 

Le  fils  avait  suivi  timidement  les  traces  paternelles.  Après  avoir 

TOMB  LXXXII.  —  1869.  23 


554  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plu  à  Tibère  et  supporté  ses  outrages  à  Caprée  [spintria],  il  avait 
conduit  des  chars  dans  le  cirque  pour  plaire  à  Caligiik,  joué  aux 
dés  pour  plaire  à  Claude,  donué  des  jeux  pour  plaire  à  Néron,  qu'il 
forçait  courageusement  de  chanter  sur  la  scène  alors  que  le  césar 
virtuose  en  mourait  d'envie.  Les  honneurs,  les  sacerdoces,  l'édilité, 
le  proconsulat  d'Afrique,  avaient  récompensé  tant  de  zèle.  On  l'ac- 
cusait, étant  édile,  d'avoir  enlevé  l'or  et  l'argent  qui  ornaient  cer- 
tains temples  de  Rome  pour  y  substituer  des  ornemens  de  cuivre  et 
d'étain.  Doué  d'un  appétit  gigantesque  et  d'une  gourmandise  égale 
à  son  appétit,  vivant  dans  les  tavernes  avec  les  histrions  et  les  co- 
chers, il  avait  dévoré  les  bénéfices  de  ses  magistratures,  le  fruit  de 
ses  rapines  et  la  fortune  de  plusieurs  épouses.  Sa  première  femme, 
Pétronia,  fille  d'un  riche  consul,  avait  légué  ses  biens  à  son  fils  pour 
les  sauver;  mais  le  fils  mourut,  et  Vitellius,  qui  héritait  de  lui,  racon- 
tait qu'il  avait  forcé  ce  jeune  parricide  à  boire  le  poison  que  celui-ci 
osait  lui  présenter  à  lui-même.  Il  épousa  alors  Galéria  Fundana, 
fille  d'un  préteur;  elle  lui  donna  deux  enfans,  dont  l'un  était  muet; 
tous  deux  figurent  sur  des  médailles  frappées  sous  le  règne  de  Vi- 
tellius :  leurs  têtes  sont  trop  petites  pour  offrir  de  l'intérêt. 

A  Fâge  de  cinquante-quatre  ans,  Vitellius  se  trouvait  dans  la  si- 
tuation la  plus  précaire,  réduit  à  la  mendicité,  sur  le  point  de  mourir 
d'inanition.  Galba  eut  pitié  de  lui  et  l'envoya  commander  l'armée 
de  Basse-Germanie.  Ce  fut  une  stupeur  générale  dans  Rome.  A  ceux 
qui  lui  témoignaient  leur  inquiétude.  Galba  répondait  :  «  Il  n'est 
point  à  craindre,  celui  qui  ne  pense  qu'à  manger;  d'ailleurs  ne  faut-il 
pas  les  richesses  d'une  province  pour  remplir  un  tel  estomac?  » 
Etre  nommé  à  un  commandement,  c'était  peu  de  chose;  il  fallait 
pouvoir  partir.  Vitellius  dut  louer  sa  maison  pour  s'équiper,  loger 
sa  famille  dans  un  galetas,  apaiser  ou  effrayer  ses  créanciers,  mettre 
en  gage  les  boucles  d'oreilles  de  sa  mère  Statilia.  Libre  enfin,  il 
s'élance  sur  la  Gaule  et  la  Germanie  comme  la  faim  sur  le  monde.  Le 
pauvre  homme  ne  songeait  guère  à  l'empire;  il  ne  songeait  qu'à  se 
l'efaire;  ne  pouvant  contenir  sa  joie,  il  embrassait  tous  les  soldats 
qu'il  rencontrait  sur  la  route,  causait  avec  les  voyageurs,  mangeait 
avec  les  muletiers,  charmait  les  aubergistes  par  ses  basses  plaisan- 
teries. Arrivé  dans  le  camp,  il  fut  pour  ses  légionnaires  ce  qu'il 
était  pour  les  premiers  venus,  affable,  bon  compagnon,  plein  de 
rondeur  et  de  bonhomie,  grand  embrasseur,  prodigue  de  démons- 
trations, la  main  ouverte,  mêlant  à  l'entrain  du  viveur  une  gaîté 
franche  qui  plaît  aux  masses.  Toujours  à  table,  ivre  ou  prêt  à  s'eni- 
vrer, il  ne  s'occupait  ni  de  la  guerre  ni  de  la  discipline.  Tout  ce 
qu'on  lui  demandait,  il  l'accordait  sans  examen,  grâces,  faveurs, 
congés,  distributions.  Dès  le  second  jour,  il  était  le  général  le  plus 


PORTRAITS    DU    SIÈCLE    d' AUGUSTE.  355 

populaire  de  l'empire,  parce  que  l'armée  savait  qu'elle  pouvait 
tout  se  permettre  avec  lui.  Ce  n'était  pas  un  maître,  c'était  un  com- 
plaisant, un  camarade,  un  flatteur.  Heureux  de  vivre  enfin  à  l'aise 
et  de  faire  grasse  chère,  il  ne  voulait  voir  autour  de  lui  que  des  vi- 
sages heureux.  C'était  son  unique  politique.  Aussi  réussit-il  le  plus 
naturellement  du  monde.  Sans  talent,  sans  courage,  sans  conscience, 
il  gagna  les  cœurs  par  sa  facilité  plus  vite  qu'un  grand  capitaine 
ne  les  eût  gagnés  par  ses  exploits. 

Un  mois  après,  une  révolte  qui  couvait  depuis  quelque  temps 
éclate  à  son  insu.  Les  légions  étaient  courroucées  contre  Galba;  elles 
n'avaient  reçu  ni  la  récompense  que  méritait  leur  campagne  contre 
Vindex,  ni  le  don  que  les  césars  ne  manquaient  jamais  de  pro- 
mettre à  leur  avènement.  Elles  avaient  envoyé  un  message  aux 
prétoriens  pour  les  inviter  à  renverser  Galba.  Pleines  d'impatience 
et  ignorant  l'usurpation  d'Othon,  elles  voulaient  agir.  Au  milieu  de 
la  nuit,  à  un  signal  convenu,  on  s'arme  en  tumulte,  on  entoure  la 
tente  où  Vitellius  dormait  profondément,  on  arrache  de  son  lit  le 
général  à  demi  vêtu,  on  ne  se  laisse  point  émouvoir  par  sa  risible 
frayeur,  on  le  hisse  sur  les  épaules  les  plus  robustes,  on  le  pro- 
clame empereur  et  on  le  promène  à  la  lueur  des  torches  dans  les 
villages  voisins.  Était-ce  une  conspiration  à  laquelle  les  officiers 
n'étaient  point  étrangers?  Était-ce  l'explosion  spontanée  des  res- 
sentimens  d'une  multitude  mercenaire?  Dans  les  deux  cas,  Yitellius 
était  bien  l'instrument  aveugle  que  cherchaient  les  rebelles.  Son 
incapacité  rassurait  les  chefs,  sa  faiblesse  les  soldats.  Les  uns  et 
les  autres  savaient  qu'ils  poussaient  devant  eux  un  mannequin  mi- 
litaire qui  servirait  de  couverture  à  leurs  passions.  Aussitôt  tous 
furent  d'accord,  l'armée  de  la  Haute-Germanie  et  celle  de  la  Basse- 
Germanie,  Valens  et  Gécina,  jaloux  l'un  de  l'autre  et  trop  obscurs 
pour  prétendre  eux-mêmes  au  pouvoir.  «  En  marche  !  en  marche  vers 
Rome!  sus  aux  prétoriens!  c'est  notre  tour!  à  nous  l'Italie,  le  pil- 
lage, le  repos,  les  plaisirs!  »  On  ne  consulte  point  Vitellius,  on  se 
prépare  malgré  lui;  on  n'est  point  arrêté  par  la  mort  de  Galba;  on 
est  excité  encore  par  l'audace  d'Othon.  Vitellius  hésite,  il  tempo- 
rise, il  a  peur;  on  le  laisse  en  arrière  avec  les  bagages,  à  la  merci 
des  goujats  d'armée  et  des  barbares,  et  l'on  se  met  en  route  sans 
lui. 

Valens,  avec  40,000  hommes,  traverse  la  Gaule,  rançonne  les 
villes  et  franchit  les  Alpes  Cottiennes.  Gécina,  avec  30,000  hommes, 
met  à  feu  et  à  sang  l'Helvétie  et  tombe  sur  l'Italie  par  les  Al{3es 
Pennines.  La  bataille  de  Bédriac  et  la  mort  d'Othon  ouvrent  cette 
ère  de  pillage  tranquille  qu'ont  rêvée  les  deux  armées  du  Rhin.  Les 
liiunicipes  et  les  campagnes  sont  dévastés  lentement,  par  étapes;  les 
nuées  de  sauterelles  venues  d'Afrique  ne  feraient  pas  une  plus  large 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trouée.  Les  prétoriens  débandés  ajoutent  aux  horreurs  de  la  guerre 
civile  les  horreurs  du  brigandage.  Rome  est  atteinte  à  son  tour  et 
livrée  à  la  soldatesque.  Les  habitans  obéissent  avec  effroi  à  ces 
hommes  farouches,  brunis  par  vingt  campagnes,  couverts  de  peaux 
de  bêtes,  rudes,  arrogant,  heurtant  les  passans  ou  les  écartant  à 
coups  de  javelines,  mal  assurés  avec  leurs  lourdes  sandales  sur  le 
pavé  glissant  de  Rome  et  se  vengeant  de  leurs  chutes  par  des  me- 
naces ou  par  des  coups.  Les  maisons  sont  envahies,  les  provisions 
dilapidées,  les  réquisitions  multipliées.  A  la  suite  des  hordes  régu- 
lières, les  malfaiteurs  et  les  aventuriers  affluent.  L'épidémie  arrive 
à  son  tour;  elle  décime  les  troupes  qui  campées  au  pied  du  Vatican 
boivent  avec  excès  l'eau  malsaine  du  Tibre;  elle  gagne  les  habitans; 
le  deuil,  la  désolation,  s'ajoutent  à  la  terreur. 

Pendant  ce  temps,  que  devient  le  nouvel  empereur?  Qui  s'en  in- 
quiète, qui  l'appelle?  Lui-même  songe-t-il  à  inaugurer  à  Rome  un 
pouvoir  qu'il  n'a  ni  désiré  ni  prévu?  Yitellius,  attardé  par  une  série 
de  festins,  n'arriverait  jamais,  si  une  troisième  armée  ne  s'était  for- 
mée autour  de  lui.  Ce  sont  les  alliés  gaulois  et  bataves,  qui  veulent 
avoir  leur  part  du  butin.  Ils  le  poussent  et  se  tournent  vers  l'Italie 
comme  un  troisième  tourbillon.  L'heureux  césar  s'oublierait  volon- 
tiers à  Lyon,  où  Junius  Blésus  l'a  équipé,  traité,  gorgé;  la  nouvelle 
de  la  victoire  enflamme  ses  compagnons,  qui  le  forcent  à  partir. 
Pour  éviter  les  fatigues  de  la  marche,  il  voyage  sur  des  barques 
tendues  de  voiles  de  pourpre  et  couvertes  de  fleurs;  mollement 
couché,  il  digère  et  descend  le  Rhône  à  petites  journées,  multi- 
pliant les  haltes,  parce  qu'à  chacune  les  villes  et  les  bourgs  ont 
préparé  de  somptueuses  réceptions.  Les  fêtes  recommencent  dans 
le  nord  de  l'Italie  et  le  retiennent  si  bien  que  ce  n'est  que  qua- 
rante jours  après  la  bataille  qu'il  arrive  à  Béclriac.  Le  mot  qu'on  lui 
prête  est  atroce  :  «  l'ennemi  mort  sent  toujours  bon,  mais  le  citoyen 
mort  a  une  odeur  encore  plus  agréable.  »  Yitellius  n'était  ni  mar- 
tial ni  cruel  :  il  connaissait  plutôt  l'odeur  de  la  cuisine  que  celle  de 
l'ennemi.  Si  ces  paroles  sont  vraies,  il  ne  faut  y  voir  que  le  propos 
d'un  ivrogne.  Suétone  raconte  en  effet  que  les  miasmes  pestilentiels 
de  tant  de  cadavres  en  décomposition  forcèrent  l'empereur  à  boire 
beaucoup  de  vin,  et  qu'il  fit  boire,  par  hygiène,  toute  sa  suite. 

Rien  n'égalait  d'ailleurs  l'incurie  de  cette  grossière  nature.  Em- 
pereur malgré  lui,  il  oubliait  ses  dangers  comme  ses  devoirs.  Il 
s'arrêtait  à  chaque  municipe,  à  chaque  villa.  Les  pays  qu'il  traver- 
sait avec  la  lenteur  du  crocodile  qui  cherche  sa  proie  dans  la  vase 
se  ruinaient  pour  satisfaire  ses  appétits  et  ceux  de  ses  compagnons. 
Les  routes  étaient  couvertes  de  chariots  et  de  bêtes  de  somme  ap- 
portant les  vivres  les  plus  exquis  et  les  poissons  de  l'une  et  l'autre 
mer.  On  célébrait  des  jeux,  on  construisait  à  la  hâte  des  amplii- 


PORTRAITS    DU    SIÈCLE    d' AUGUSTE.  357 

thécâtres,  par  exemple  celui  de  Crémone.  L'Italie  s'épuisait  comme 
s'était  épuisé  le  sud  de  la  Gaule,  où  le  souvenir  du  passage  de  ce 
gourmand  gigantesque  semble  avoir  créé  le  type  légendaire  de  Gar- 
gantua. 11  fallut  que  le  frère  de  Yitellius  et  l'alTrancln  Asiaticus 
vinssent  arracher  le  maître  du  monde  aux  orgies  perpétuelles  qui 
constituaient  pour  lui  tout  le  triomphe,  pour  le  montrer  enfin  aux 
Romains,  qui  ne  le  connaissaient  que  trop.  Le  moment  est  venu  de 
chercher  nous-mêmes  à  le  mieux  connaître. 

Yitellius  était  d'une  gi'andeur  démesurée  et  paraissait  énorme. 
Son  gros  ventre  était  mal  soutenu  par  des  jambes  d'inégale  fai- 
blesse; une  chute  de  char  sous  Galigula  l'avait  estropié.  Son  visage 
était  rouge,  bourgeonné  par  l'abus  du  vin.  Sa  tête,  d'après  les 
monnaies  d'or  et  d'argent,  qui  doivent  être  sincères  parce  qu'elles 
ont  été  frappées  vite,  sa  tête  était  ronde,  son  front  contracté,  pro- 
éminent vers  le  centre,  hérissé  de  gros  sourcils,  son  oreille  large 
et  lourde,  ses  cheveux  ras;  son  cou  rebondi  formait  plusieurs  étages 
de  graisse.  Les  bronzes  de  grand  module,  qui  ont  été  gravés  à 
loisir  par  d'habiles  artistes,  ont  ennobli  ce  type  et  lui  ont  prêté 
quelque  chose  d'idéal;  mais  sur  les  monnaies  courantes  la  ma- 
tière domine,  l'expression  est  bestiale,  ou  plutôt  il  n'y  a  pas  d'ex- 
pression. Du  reste  autant  la  numismatique  des  empereurs  ajoute  à 
l'histoire  par  ses  dates  et  par  ses  types,  autant  elle  trahit  de  flat- 
terie dans  ses  légendes  et  de  mensonge  dans  ses  symboles.  Les  re- 
vers des  médailles  de  Yitellius  en  sont  un  des  exemples  les  plus 
plaisans,  car  ils  contredisent  les  faits  comme  une  ironie.  On  y  exalte 
«  la  clémence  de  l'auguste  germanique,  »  quand  il  frappe  tous  ceux 
que  ses  favoris  lui  désignent,  «  la  justice  d'auguste,  »  quand  il 
proscrit  ses  créanciers,  s'ils  osent  réclamer  ce  qu'il  leur  doit,  «  la 
concorde  du  peuple  romain,  »  quand  on  s'égorge  dans  les  fau- 
bourgs de  Rome,  «  la  concorde  des  prétoriens,  »  qu'on  a  décimés, 
qui  pillent  l'Italie  et  dont  on  veut  reformer  les  cohortes,  «  la  con- 
corde des  armées,  »  quand  elles  accourent  des  extrémités  du  monde 
pour  se  heurter  avec  furie,  «  la  liberté  restaurée,  »  quand  il  n'y  a 
d'autre  loi  que  celle  du  glaive,  «  la  sécurité  publique,  »  quand  tous 
les  citoyens  tremblent  derrière  leurs  portes,  tandis  que  70,000  con- 
quérans  parcourent  les  rues  et  ne  veulent  plus  partir.  Les  vérités 
officielles,  dans  tous  les  temps  de  despotisme,  ont  le  même  ca- 
ractère. 

L'art  a  de  grands  privilèges  :  il  embellit  les  souverains  comme  les 
particuliers  sans  qu'on  s'en  défie.  La  sculpture  a  plus  fait  que  l'his- 
toire pour  rendre  éternelle  l'image  des  douze  premiers  césars.  Tou- 
tefois Yitellius  a  profité  si  outrageusement  des  complaisances  du 
ciseau  que  certains  critiques  ont  contesté  l'authenticité  de  ses 
bustes.  Deux  bustes  surtout  sont  dignes  d'attention  :  ils  sont  iden- 


358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiques,  copiés  l'un  sur  l'autre;  ils  appartiennent  au  Louvre  et  au 
Vatican.  Celui  du  Louvre  est  en  marbre  de  l'Hymette,  marbre  gris, 
veiné,  dont  les  Athéniens  se  servaient  pour  les  piédestaux  :  tel  est 
le  piédestal  colossal  d' Agrippa  au-dessous  des  Propylées,  tels  sont 
les  piédestaux  des  groupes  qui  représentaient  la  défaite  des  Gaulois 
sur  le  mur  méridional  de  l'Acropole;  on  s'en  servait  rarement  pour 
les  statues.  Yitellius  porte  une  tunique  sans  manches  attachée  sur 
chaque  épaule.  La  bouche  est  fine,  maligne,  sensuelle;  elle  semble 
déguster  les  bons  repas  et  l'esprit.  Les  cheveux  sont  bien  plantés 
sur  un  front  petit,  intelligent,  agréablement  découpé.  D'épais  sour- 
cils recouvrent  un  œil  vif,  pénétrant,  qui  pétille  dans  sa  cavité  pro- 
fonde. Les  prunelles  sont  creusées  pour  imiter  le  rayon  visuel.  Un 
énorme  embonpoint  est  soutenu  par  la  délicatesse  du  modelé  et 
l'équilibre  des  plans.  Les  ondulations  de  la  graisse  sont  assimilées 
à  la  plénitude  de  l'athlète.  Le  triple  cou,  avec  une  poche  à  gauche, 
n'a  pas  été  atténué,  malgré  les  apparences  d'angine,  parce  qu'il 
donne  à  la  tète  une  base  solide  et  la  proportion.  Toute  cette  matière 
cependant  est  pétrie,  animée,  idéalisée  par  je  ne  sais  quel  souffle, 
qui  est  le  talent  de  l'artiste.  L'ensemble  est  harmonieux,  séduisant, 
d'une  bonhomie  élégante;  on  sent  l'épicurien  raffiné  et  non  le  porc 
d'Épicure.  Gomme  nous  sommes  en  Italie,  il  est  permis  de  songer 
à  certains  prélats  italiens,  gras,  fleuris,  sourians,  et  de  dire  que  ce 
buste  a  un  air  de  prélat.  Il  fait  songer  de  loin,  quoiqu'il  le  sur- 
passe en  mérite,  au  buste  du  cardinal  Scipion  Borghèse,  une  des 
œuvres  les  plus  remarquables  du  Bernin. 

Ce  sont  ces  apparences  qui  trompèrent  Ennio  Quirino  Visconti. 
Quand  il  étudia  le  Yitellius  du  Louvre,  il  se  refusa  à  le  croire  an- 
cien. Il  était  connaisseur,  possédait  son  sujet,  et  cependant  il  ne 
craignit  pas  d'imprimer  en  1810,  dans  sa  Notice  sur  le  Miisce  du 
Louvre  :  «  Aucun  des  portraits  en  marbre  de  Yitellius  n'est  au- 
thentique. »  L'assertion  était  hardie;  elle  suscita  sans  doute  les  ré- 
C'amations  des  archéologues  et  surtout  des  artistes  contemporains, 
car  en  1817,  lorsque  Yisconti  publia  sa  Description  du  Musée  royale 
il  montra  plus  de  réserve  (1).  «  Il  est,  dit-il,  encore  douteux  si  ce 
buste,  exécuté  dans  une  grande  et  belle  manière,  n'est  pas  du  à  un 
excellent  ciseau  du  xvi*^  siècle.  »  Non  certes,  ce  n'est  point  dou- 

(1)  Ce  qui  a  peut-être  modifié  l'opinion  de  Visconti,  c'est  le  rôle  que  ce  buste  venait  de 
jouer  en  1814.  Au  moment  de  la  restaui-ation,  avant  que  Louis  XVIII  fût  arrivé  à  Paris, 
le  sculpteur  Bosio  avait  été  prié  d'exécuter  à  la  hâte  un  modèle.  Il  fallait  substituer 
partout  l'image  du  roi  à  l'image  de  Napoléon.  En  quarante-huit  heures,  on  n'improvise 
pas  le  buste  d'un  souverain  absent,  d'après  une  miniature.  Bosio  avait  dans  son  atelier 
un  moulage  du  buste  de  Vitellius.'  11  y  trouvait  quelque  ressemblance.  Il  retoucha  le 
plâtre,  adoucit  les  effets  de  l'embonpoint,  ajouta  de  l'étoffe  au  nez,  fit  des  cheveux  ac- 
commodés à  la  mode  de  Louis  XVI,  chère  aux  émigrés.  C'est  ainsi  que  Vitellius,  res- 
suscité et  travesti  par  l'art,  usurpa  pendant  quelques  jours  les  hommages  des  Français. 


PORTRAITS   DU    SIÈCLE    d' AUGUSTE.  359 

teux.  Si  une  œuvre  est  saisissante  par  son  caractère  romain,  si  elle 
atteste  une  exécution  qui  est  tellement  propre  aux  artistes  anciens 
qu'aucun  at  tiste  de  la  renaissance  n'a  pu  en  saisir  le  secret,  c'est  le 
Vitellius  du  Louvre.  Les  sculpteurs  de  la  renaissance  ont  un  système 
de  plans  déprimés,  creusés,  où  ils  font  pénétrer  la  lumière  pour 
obtenir  la  couleur  et  la  vie.  Le  buste  de  Vitellius  trahit  une  mé- 
thode exactement  contraire  :  les  plans  ressortent,  ils  sont  fermes, 
le  modelé  est  soutenu.  Non-seulement  le  principe  d'exécution  est 
opposé  à  toutes  les  habitudes  de  l'art  moderne,  mais  on  y  sent  le 
parfum  antique,  l'excellence  de  la  tradition,  un  admirable  senti- 
ment de  la  vie  prise  par  son  grand  côté,  pour  mieux  faire  saillir  la 
personnalité  et  le  trait  intime.  Qu'on  demande  à  vingt  artistes  de 
signaler,  parmi  les  bustes  romains,  celui  qui  s'est  gravé  dans  leur 
mémoire  comme  un  chef-d'œuvre  resplendissant,  ineffaçable,  pres- 
que tous  désigneront  le  Vitellius. 

Les  trois  césars  éphémères  qui  ont  été  jetés  en  quelques  mois  du 
néant  au  trône  et  du  trône  à  la  mort  ont  eu  la  singulière  fortune 
de  laisser  d'eux  à  la  postérité  des  portraits  saisissans.  Ils  succé- 
daient à  JNéron.  Or  Néron  avait  employé  les  artistes  les  plus  habiles 
de  l'Étrurie,  de  la  Grèce,  de  Rome,  et  surtout  Zénodore,  célèbre 
dans  l'art  de  travailler  le  bronze;  il  les  avait  forcés  à  faire  encore 
des  progrès  par  l'abondance  des  œuvres  qu'il  leur  commandait  et 
par  ses  exigences.  Les  sculptures  qui  ornaient  la  Maison  dorée,  les 
statues  commandées  par  l'empereur,  devaient  être  dignes  d'un  dieu, 
car  si  le  dieu  n'était  pas  content,  il  y  allait  de  la  vie.  Après  Néron, 
chaque  révolution  suspendit  les  travaux  ;  chaque  avènement  pro- 
duisit de  nouveaux  bustes  et  de  nouvelles  statues.  11  en  fallut  pour 
les  monumens  publics,  pour  les  lieux  consacrés,  pour  le  camp  pré- 
torien, pour  le  prétoire  des  armées,  pour  les  villes  et  les  municipes 
de  l'empire.  Coup  sur  coup,  d'api'ès  l'original  ou  d'après  les  images 
en  cire  que  tout  personnage  laissait  dans  son  atrium  en  partant 
pour  la  frontière  ou  pour  son  gouvernement,  Zénodore  et  ses  com- 
pagnons copièrent,  embellirent,  répétèrent  à  l'infini  les  traits  os- 
seux de  Galba,  la  douceur  éginétique  d'Othon,  la  graisse  fleurie  de 
Vitellius.  Les  changemens  étaient  si  rapides  que  les  marbres  de 
Paros  et  du  mont  Pentélique  furent  bientôt  épuisés  dans  les  maga- 
sins. On  prit  aloi's  ce  qui  s'y  trouvait,  car  on  n'avait  pas  le  loisir 
d'attendre  qu.e  les  navires  allassent  en  chercher  en  Grèce.  C'est 
ainsi  qu'un  morceau  de  marbre  de  l'Hymette  s'est  trouvé  sous  le 
ciseau;  c'est  ainsi  qu'il  nous  a  transmis  l'admirable  création  d'un 
talent  inconnu;  c'est  ainsi  que  Vitellius,  le  plus  vil  des  empereurs 
et  le  plus  méprisé  de  la  postérité,  a  inspiré  l'art  romain  mieux  que 
les  capitaines  illustres  et  les  hommes  de  bien. 

Ce  fut  en  effet  un  triste  souverain,  que  la  liberté  de  satisfaire  ses 


360  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

appétits  ravala  au-dessous  de  la  bête.  Il  n'eut  aucune  attention 
pour  les  affaires,  se  plongea  dans  les  plaisirs  grossiers,  ne  s'occupa 
point  de  ses  intérêts  les  plus  graves,  oublia  même  de  se  défendre, 
perdant  jusqu'à  l'instinct  de  la  conservation,  propre  à  tous  les  ani- 
maux. Sa  seule  politique  au  début  fut  d'exalter  la  mémoire  de  Né- 
ron pour  plaire  à  la  multitude.  Il  offrit  à  ses  mânes  un  pompeux 
sacrifice  devant  le  tombeau  du  Champ  de  Mars;  il  fit  achever  la  Mai- 
son dorée;  il  favorisa  les  histrions  et  les  musiciens  que  Néron  avait 
favorisés;  il  se  fit  chanter  les  airs  qu'il  avait  aimés.  Après  s'être 
fait  délivrer  quittance  par  ses  créanciers  terrifiés,  il  abandonna  le 
pouvoir  à  qui  voulut  s'en  emparer  :  son  frère,  son  affranchi  Asia- 
licus,  quelques  confidens,  feignirent  de  diriger  l'état  pour  frapper 
leurs  ennemis  personnels  et  déguiser  leurs  rapines.  La  seule  fonc- 
tion qu'il  sut  dignement  remplir,  ce  fut  de  manger;  manger  du  ma- 
tin au  soir  était  le  rêve  de  sa  vie,  ce  fut  tout  son  règne.  Vitellius 
faisait  trois  repas,  souvent  quatre,  et  quels  repas!  Dès  que  son  es- 
tomac trop  plein  se  refusait  à  recevoir  ce  qu'il  y  engouffrait,  il  se 
faisait  vomir  et  recommençait.  Il  s'invitait  chez  les  particuliers,  à  qui 
un  festin  digne  d'un  tel  hôte  ne  coûtait  pas  moins  de  70,000  francs. 
Pour  l'attirer  plus  vite  à  Rome,  son  frère  lui  avait  promis  une  fête 
gigantesque,  où  l'on  compta  en  effet  deux  mille  poissons  et  sept 
milla  volatiles.  Les  flottes  naviguaient  sans  relâche  du  Pont-Euxin 
aux  colonnes  d'Hercule  pour  rapporter  ce  que  l'Orient  et  l'Occident 
produisaient  de  plus  exquis. 

Vitellius  demanda  aux  beaux-arts  la  seule  jouissance  qu'ils  pus- 
sent lui  procurer.  Il  fit  faire  un  plat  d'argent  colossal,  qui  valait 
200,000  francs,  qu'il  appelait  le  Bouclier  de  Minerve,  et  qu'il  fallut 
fondre  dans  des  ateliers  spéciaux  bâtis  hors  des  murs.  On  entassait 
sur  ce  bouclier,  dédié  ironiquement  à  la  déesse  de  la  sagesse,  les 
laites  de  lamproies,  les  foies  de  carrelets,  les  langues  de  flamans,  les 
cervelles  de  paons  et  de  faisans  merveilleusement  accommodées.  Il 
est  permis  toutefois,  sans  commettre  un  crime  de  lèse-majesté,  de 
révoquer  en  doute  la  bonté  d'un  ragoût  dont  le  principal  mérite 
était  de  coûter  des  sommes  immenses.  Tacite,  qui  consulte  les  ar- 
chives avec  sa  conscience  et  sa  gravité  ordinaires,  nous  apprend 
qu'en  huit  mois  la  table  de  Vitellius  absorba  900  millions  de  ses- 
terces, environ  180  millions  de  notre  monnaie  (1).  Dion  Cassius  at- 
teste que  ce  règne  ne  fut  qu'un  repas  perpétuel.  Josèphe  ajoute  que, 
si  Vitellius  était  resté  plus  longtemps  maître  de  Rome,  il  aurait 

(1)  La  statistique  impériale  était  fort  exacte  :  elle  était  dressée  par  une  administra- 
tion qui  couvrait  le  monde  et  dont  les  rouages  avaient  atteint  la  perfection.  C'est  ainsi 
que  l'administration  avait  constaté  que  pendant  les  trois  premiers  mois  du  règne  de 
Caligula  on  avait  offert  100,000  victimes  pour  l'empereur  dans  toute  retendue  de  l'em- 
pire, ce  qui  laissait  bien  en  arrière  l'hécatombe  vantée  par  les  poètes. 


PORTRAITS    DU    SIÈCLE    d' AUGUSTE.  361 

dévoré  tout  l'empire.  Cette  façon  de  dévorer  est  cependant  plus 
innocente  que  d'autres,  familières  aux  despotes.  Mieux  vaut  pour 
un  pays  être  dévasté  physiquement  que  d'être  ruiné  moralement. 
Les  produits  de  la  terre  se  renouvellent,  les  blés  se  dorent  au  prin- 
temps suivant,  les  raisins  rougissent  à  l'automne,  les  forêts,  les 
pâturages  et  la  mer  se  repeuplent;  mais  multiplier  les  expéditions 
chimériques,  guerroyer  à  outrance,  épuiser  sur  les  champs  de  ba- 
taille des  générations  entières,  décourager  l'agriculture,  attirer  dans 
les  villes  où  ils  se  corrompent  les  habitans  des  campagnes,  favori- 
ser les  industries  inutiles  au  détriment  des  métiers  honnêtes  et  la 
spéculation  aux  dépens  du  commerce,  accabler  le  présent  d'impôts, 
l'avenir  de  dettes,  pousser  au  luxe,  qui  a  pour  contre-partie  inévi- 
table la  misère,  accabler  de  mépris  les  honnêtes  gens  pour  faire 
fleurir  les  audacieux  et  les  coquins,  flatter  les  passions  basses,  in- 
spirer à  un  peuple  le  dégoût  de  ses  devoirs  et  de  la  liberté,  l'endor- 
mir dans  une  incurable  mollesse,  le  livrer  énervé,  vicieux,  avili, 
aux  révolutions  et  aux  usurpateurs,  voilà  bien  des  manières  de  dé- 
vorer qui  sont  plus  funestes  aux  empires  que  l'appétit  de  Yitellius! 

Le  malheureux  n'était  pas  seulement  gourmand,  il  était  famé- 
lique. Son  estomac  était  livré  à  la  faim  comme  à  une  maladie. 
Les  médecins  connaissent  bien  ce  cas  :  ils  l'appellent  boulimie. 
Vitellius  mangeait  tout  ce  qu'il  rencontrait  sur  sa  route,  sans 
choix,  sans  aversion,  sans  mesure.  Célébrait-il  un  sacrifice,  l'o- 
deur des  victimes  brûlées  sur  l'autel  l'excitait  avec  une  telle  vio- 
lence qu'il  se  jetait  sur  la  viande  à  peine  grillée  et  sur  les  gâteaux 
à  moitié  cuits.  Passait-il  dans  les  rues  de  Rome,  il  ne  pouvait 
s'empêcher  d'arrêter  sa  litière  devant  les  poêles  à  frire  des  mar- 
chands ambulans  ou  devant  les  mets  froids,  couverts  de  mouches 
et  d'huile  rance,  qui  ornaient  la  devanture  des  cabarets.  Aussi  les 
digestions  pesantes  le  plongeaient-elles  dans  une  torpeur  voisine  de 
la  stupidité.  Devant  le  péril  le  plus  pressant,  quand  tout  lui 
échappe,  quand  tout  le  trahit,  quand  tout  le  menace.  Tacite  nous 
le  peint  inerte  et  vautré  sous  les  ombrages  d'Aricie  comme  le  porc 
dans  sa  fange.  Semblable  à  l'animal  immonde,  il  n'a  pas  conscience 
du  sort  qui  l'attend  :  il  n'aura  de  cris  et  d'efforts  qu'au  moment 
d'être  égorgé. 

Ce  moment  approchait,  car  l'anarchie  militaire  avait  achevé  de 
faire  le  tour  du  monde.  Les  légions  de  Mésie,  d'Illyrie,  de  Syrie, 
d'Egypte,  de  Judée,  qui  jusque-là  ne  s'étaient  pas  insurgées,  vou- 
laient avoir  leur  tour  et  se  précipiter  sur  l'Italie.  Elles  proclamèrent 
Vespasien,  et  la  guerre  civile  recommença.  Les  armées  permanentes 
absorbent  si  bien  les  soldats  qu'ils  cessent  d'être  des  citoyens,  tan- 
dis que  les  grands  commandemens  enivrent  si  vite  les  généraux 


§62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'ils  deviennent  des  prétendans.  Je  n'ai  point  le  cœur  de  peindre 
ces  bacchanales  sanglantes:  on  arriva  à  se  battre  dans  les  faubourgs 
et  dans  les  rues  de  Rome,  où  il  périt,  selon  les  historiens,  cinquante 
mille  hommes,  soldats,  auxiliaires  et  plébéiens.  Et  les  adulateurs 
du  passé  osent  soutenir  effrontément  que  l'empire  était  nécessaire 
pour  clore  les  guerres  civiles!  La  lâcheté  de  "Vitellius,  son  abdica- 
tion vaine,  le  retour  offensif  de  la  multitude,  l'incendie  du  Gapi- 
tole,  le  supplice  de  Sabinus,  qui  avait  négocié  l'abdication,  l'arri- 
vée des  lieutenans  de  Vespasien  victorieux,  la  chute  de  Vitellius,  ne 
méritent  d'être  mentionnés  qu'à  titre  de  faits.  L'humanité  aperce- 
vrait à  peine  dans  ce  confus  spectacle  quel  est  le  châtiment  des 
nations  qui  confient  leurs  armes  à  des  mercenaires  et  se  mettent  à 
la  discrétion  du  glaive.  La  fin  même  de  Vitellius  a  quelque  chose  de 
si  vil  qu'elle  est  au-dessous  de  la  pitié.  A  l'approche  de  l'ennemi,  il 
se  jette  h  bas  de  sa  litière,  il  fuit,  emmenant  ses  deux  compagnons 
les  plus  cbers,  son  boulanger  et  son  cuisinier.  Il  se  rend  furtive- 
ment sur  le  mont  Aventin,  dans  la  maison  que  sa  première  femme 
lui  avait  apportée  en  dot.  De  là,  il  espère  gagner  Terracine,  sachant 
que  son  frère  a  rassemblé  quelques  troupes  de  ce  côté.  Tout  à  coup 
se  propagent  des  bruits  de  réconciliation,  de  paix  générale.  Il  des- 
cend l'Aventin,  prend  l'escalier  qui  monte  au  Palatin,  il  parcourt  la 
maison  d'Auguste,  celle  de  Tibère,  la  série  des  vastes  constructions 
que  Néron  y  avait  ajoutées  sur  le  Palatin  et  sur  l'Esquilin.  Tout  est 
abandonné,  silencieux,  tous  se  sont  enfuis,  courtisans,  gardes,  af- 
franchis, esclaves.  Cette  solitude  pénètre  Vitellius  de  terreur;  il  se 
couvre  d'un  vêtement  sordide,  il  remplit  sa  ceinture  d'or,  il  espère 
s'esquiver  et  se  mêler  à  la  foule.  Arrivé  à  la  porte,  il  tend  l'oreille  : 
des  cris  lointains  demandent  sa  mort.  Éperdu,  il  rentre  :  selon  Sué- 
tone, il  se  barricade  avec  des  matelas  dans  la  loge  du  portier; 
d'après  Dion  Cassius,  il  se  réfugie  dans  un  chenil,  où  les  chiens  le 
mordent  et  le  supportent.  C'est  de  là  que  les  soldats  le  tirent,  les 
vêtemens  déchirés,  tremblant,  décomposé,  essayant  de  mentir.  Il 
est  reconnu;  ses  mains  sont  liées  deirière  son  dos;  une  corde  est 
passée  à  son  cou;  ses  cheveux  sont  ramenés  en  arrière  comme  ceux 
d'un  criminel;  on  le  traîne,  la  pointe  d'une  pique  sous  le  menton, 
pour  le  forcer  à  lever  la  tête,  les  passans  l'insultent  et  lui  jettent  des 
ordures  au  visage;  il  voit  sur  sa  route  renverser  et  briser  les  statues 
qu'on  lui  avait  dressées.  Arrivé  à  l'escalier  des  gémonies,  il  est  tué 
à  petits  coups,  comme  par  des  sauvages;  il  rend  l'âme  au  milieu  des 
outrages  de  cette  populace  qui  l'acclamait  huit  jours  auparavant  et 
s'opposait  à  son  abdication.  Son  gros  corps,  dont  l'âme  avait  été  la 
servante,  fut  alors  attaché  à  un  croc  et  traîné  jusqu'au  Tibre. 
Ainsi  les  trois  tyrans  militaires  qui  avaient  occupé  l'empire  par 


PORTRAITS    DU    SIÈCLE    d' AUGUSTE.  363 

la  force  exercèrent  le  pouvoir  avec  la  même  faiblesse  et  périrent 
également  par  le  fer.  Leur  mort  est  à  la  fois  un  châtiment,  un  sup- 
plice et  un  spectacle.  Galba  est  égorgé  sous  les  yeux  d'une  foule 
indifférente  qui  remplit  le  Forum  et  couvre  les  degrés  des  portiques 
et  des  temples.  Othon  s'exécute  lui-même  au  milieu  des  prétoriens, 
ses  complices,  qui  assistent  impuissans  au  suicide.  Yitellius  est  dé- 
chiré par  la  soldatesque,  comme  la  victime  engraissée  pour  le  sa- 
crifice est  déchirée  sur  l'autel.  Ces  saturnales  de  l'usurpation 
semblent  au  premier  coup  d'œii  un  scandale  inutile;  elles  ont  un 
sens  profond  cependant  pour  ceux  qui  cherchent  à  dégager  les  en- 
seignemens  de  l'histoire;  elles  sont  les  échelons  nécessaires  qui  font 
descendre  peu  à  peu  le  césarisme;  elles  contribuent  à  dégoûter  les 
hommes  du  culte  politique  pour  un  autre  homme.  La  démonstration 
fournie  par  les  règnes  de  Caligula,  de  Claude  et  de  Néron  était  tel- 
lement violente  qu'elle  dépassait  le  but;  la  surabondance  de  preuves 
devenait  un  excès  et  ressemblait  à  une  exception.  Il  fallait  des  ex- 
périences plus  modestes,  rapides,  répétées,  au  niveau  de  la  raison 
et  de  l'humanité,  pour  extirper  du  cœur  des  Romains  deux  dogmes 
qu'on  y  avait  glissés  depuis  près  d'un  siècle,  la  croyance  à  une  race 
privilégiée,  issue  des  dieux,  égale  aux  dieux,  retournant  au  ciel  par 
l'apothéose,  prédestinée  à  régner  sur  l'univers,  et  le  respect  de  l'hé- 
rédité, directe  ou  adoptive,  principe  excellent  dans  un  pays  libre, 
insensé  dans  un  pays  souQiis  à  des  despotes,  car  l'hérédité  n'est 
plus  qu'une  folie  croissante,  qu'il  faut  comparer  à  la  vitesse  ac- 
quise d'un  corps  précipité  dans  l'espace.  Il  était  bon  que  le  peuple 
fût  guéri  ou  du  moins  refroidi  par  une  série  de  césars  improvisés, 
impuissans,  méprisés,  ridicules;  il  était  bon  que  le  peuple  apprît 
jusqu'où  se  ravalent  des  dieux  fabriqués  par  la  bassesse  humaine  et 
comment  l'empire  se  dévore  lui-même.  Le  fétichisme  impérial,  si 
soigneusement  développé  par  Auguste  et  par  Livie,  ressemble  au 
souffle  d'un  enfant  qui  se  joue  avec  une  bulle  de  savon,  légère, 
transparente,  fragile,  et  la  soutient  dans  les  airs.  La  bulle  monte, 
descend,  remonte  encore  et  fait  briller  mille  couleurs  au  soleil; 
que  l'enfant  détourne  la  tête,  elle  crève  aussitôt  et  tombe  à  terre. 
De  même  le  peuple  souffle  sur  de  chétifs  mortels,  il  les  exalte  jus- 
qu'aux cieux  par  la  force  de  son  adoration;  mais  dès  qu'il  retient 
son  haleine,  l'idole  se  fond,  le  hochet  s'évanouit,  et  les  honnêtes 
gens  se  reprennent  à  espérer  le  règne  des  lois,  de  la  morale  et  du 
bon  sens. 

Beulé. 


LES   TROIS  CRISES 


DU 


GOUVERNEMENT  PERSONNEL 


EN   FRANCE 


18U  —  1830  —  1848 


I.  Mélanges  politiques  et  historiques,  par  M.  Guizot,  1816-1828.  —  II.  Histoire  du  ConsuM 
et  de  l'Empire,  par  M.  Thiers;  t.  XVII.  —  III.  Histoire  du  Gouvernement  pm  lenientaire,  par 
M.  Duvergier  de  Hauranne,  t.  IX. 


Aux  trois  crises  du  gouvernement  personnel  en  France,  181/j, 
1830,  18/i8,  il  faut  en  ajouter  une  quatrième,  celle  d'aujourd'hui, 
celle  de  1869.  Nous  nous  hâtons  de  dire  que  nous  ne  voulons  étu- 
dier l'histoire  des  trois  premières  crises,  qui  ont  été  des  révolu- 
tions, que  dans  l'espoir  et  avec  le  souhait  le  plus  ardent  que  la 
quatrième  crise,  au  commencement  de  laquelle  nous  assistons,  sera 
une  réforme,  et  ne  deviendra  pas  une  révolution.  Pour  éviter  cette 
extrémité  toujours  désastreuse,  il  faut  se  servir  des  exemples  et  des 
leçons  que  nous  donnent  les  trois  premières  crises,  exemples  et 
leçons  qui  s'adressent  surtout  aux  princes,  mais  aussi  aux  peuples. 

I8IZ1,  1830,  1848,  il  n'y  a  pas  une  de  ces  grandes  et  doulou- 
reuses crises  qui  n'eût  pu  être  évitée  avec  un  prince  plus  docile 
aux  ordres  de  la  nécessité,  aux  conseils  de  l'expérience,  aux  prévi- 
sions de  l'avenir,  avec  un  peuple  moins  surpris  par  l'aspect  inat- 
tendu de  la  mauvaise  fortune,  plus  instruit  de  la  vérité  de  ses  mal- 


LES    CRISES    DU    POUVOIR    PERSONNEL.  365 

heurs,  ou  bien  avec  un  peuple  plus  habile  à  comprendre  sa  victoire 
et  à  la  limiter  ou  moins  prompt  à  croire  qu'il  est  aussi  facile  de 
créer  un  gouvernement  que  de  renverser  un  roi.  Quand  on  regarde 
en  arrière  dans  l'histoire,  on  est  toujours  efifrayé  du  peu  qu'il  au- 
rait fallu  faire  pour  s'épargner  un  grand  mal.  Raison  de  plus  quand 
la  crise  est  encore  en  train,  quand  rien  n'est  encore  passé  dans  l'ir- 
révocable histoire,  raison  de  plus  pour  considérer  comment  nos  de- 
vanciers sont  tombés  dans  le  fossé,  afin  d'apprendre  à  le  côtoyer 
nous-mêmes  d'un  pas  habile  et  sûr.  C'est  cette  étude  des  chutes 
d'autrefois  que  nous  voulons  faire  rapidement  en  vue  de  la  route  à 
suivre  aujourd'hui. 

I. 

Dans  l'admirable  préface  qu'il  a  mise  en  tête  de  ses  Mélanges 
politiques  de  1816  à  1828,  qu'il  vient  de  réimprimer,  M.  Guizot, 
avec  cette  force  de  généralisation  qui  est  un  des  grands  côtés  de 
son  génie  oratoire  et  politique,  rattache  très  justement  la  crise 
d'aujourd'hui  sur  le  gouvernement  personnel  à  nos  crises  anciennes, 
à  la  dissolution  du  corps  législatif  en  181 /s  par  Napoléon  I",  aux 
débats  de  1830  sous  Charles  X  à  propos  de  l'article  Ih  de  la  charte, 
aux  controverses  de  18/i8  sur  la  part  de  pouvoir  qu'exerçait  le  roi 
Louis-Philippe,  et  il  montre  qu'en  181â,  en  1830  et  en  18/i8  c'est 
la  même  question  qui  s'est  débattue,  c'est  le  même  droit  que  la 
France  a  revendiqué,  tantôt  avec  raison,  tantôt  a,vec  excès,  de  telle 
sorte  que  la  plus  grande  erreur  politique  que  puisse  faire  un  gou- 
vernement est  de  croire  que  la  France  aime  surtout  à  ne  point 
prendre  la  peine  de  se  conduire  elle-même.  Si  la  France  était  sûre 
qu'elle  sera  toujours  gouvernée  par  des  anges  qui  ne  se  perdraient 
point  par  présomption,  il  serait  possible  que,  par  mollesse  d'esprit 
et  par  frivolité  de  caractère,  elle  s'abandonnât  aux  facilités  de  vie 
que  procure  l'obéissance.  Le  malheur  est  que  les  meilleurs  dicta- 
teurs ne  peuvent  pas  rester  longtemps  bons. 

La  dictature  n'est  pas  un  gouvernement  :  c'est  un  expédient  pour 
les  gouvernemens,  quels  qu'ils  soient,  et  un  expédient  nécessai- 
rement temporaire;  mais  nous  avons  en  France  une  maladie  singu- 
lière :  nous  sommes  le  peuple  qui  a  le  plus  d'instabilité  dans  son 
histoire  politique  depuis  quatre-vingts  ans,  et  qui  dans  ses  doc- 
trines supporte  le  moins  aisément  l'apparence  de  l'instabilité.  Nous 
avons  au  plus  haut  degré  la  prétention  de  la  suite  et  de  la  durée, 
n'en  ayant  pas  le  moins  du  monde  la  qualité.  A  peine  avons-nous 
un  gouvernement  ou  seulement  un  état  politique  quelconque,  nous 
nous  hâtons  de  lui  donner  des  airs  d'avenir  et  d'éternité.  Nous  bâ- 
tissons en  carton  et  nous  proclamons  que  nous  bâtissons  en  granit. 


366  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

— Après  tout,  dira-t-on,  à  qui  cela  fait-il  mal?  Nous  avons  le  plaisir 
de  l'illusion  toujours  changeante  et  toujours  riante.  A  qui  cela 
nuit-il? 

Je  dirais  volontiers  que  cela  nuit  d'abord  au  carton  qui  se  croit  de 
granit,  puisque  tout  le  monde  le  lui  dit.  Il  se  regarde  comme  ferme 
et  inébranlable  ;  la  décoration  vise  à  être  un  monument.  Gela  nuit 
ensuite  à  ceux  qui,  pensant  loger  dans  une  maison  bâtie  à  chaux  et 
à  ciment,  logent  dans  un  appentis  de  bois  peint  en  marbre  et  en 
bronze.  Ils  ne  songent  à  faire  aucune  réparation,  persuadés  que 
tout  est  solide,  et  même,  si  quelques  personnes  parlent  d'en  faire, 
elles  sont  traitées  de  gens  défians  et  de  mauvais  esprits.  En  France, 
nos  révolutions  successives  viennent  en  grande  partie  de  ce  que  la 
veille  tout  le  monde  les  déclarait  impossibles,  et  que  le  lendemain 
tout  le  monde  les  déclare  nécessaires  et  irrévocables. 

Cela  nuit  enfin,  pour  dire  toute  notre  pensée,  à  quelque  chose 
d'excellent  dans  la  vie  de  l'homme  et  dans  la  vie  des  peuples  : 
cela  nuit  au  provisoire,  Tune  des  grandes  ressources  de  ce  monde. 
Un  bon  provisoire  qui  n'a  point  la  prétention  d'être  un  système 
éternel,  qui  se  contente  d'être  l'expédient  de  chaque  jour,  a  toute 
sorte  d'efficacités  mystérieuses.  Il  n'effraie-,  il  n'irrite,  il  ne  déses- 
père personne;  il  laisse  visiblement  aux  aifaires  humaines  leur  ca- 
ractère d'incertitude,  et  oblige  par  là  tout  le  monde  à  se  rendre 
compte  du  véritable  état  des  choses  et  à  modérer  d'après  la  néces- 
sité ses  passions  de  haine  ou  d'attachement.  Si  au  contraire  on  veut 
faire  d'un  provisoire  très  opportun  un  définitif  majestueux  et  or- 
gueilleux, si  on  érige  l' à-propos  en  droit  et  l'occasion  en  durée,  on 
perd  tous  les  avantages  de  l'à-propos  et  on  ne  conquiert  pas  les 
avantages  du  droit.  «  Nous  greffons  ainsi,  dit  très  bien  M.  Guizot, 
des  systèmes  fixes  sur  des  faits  passagers,  et  nous  nous  créons  à 
nous-mêmes  d'énormes  embarras  en  nous  imposant  l'obligation, 
prochaine  peut-être,  de  mettre  d'accord  les  idées  contradictoires 
ou  de  soutenir  indéfiniment  les  idées  transitoires  que  nous  avons 
imprudemment  élevées  au  rang  de  lois  fondamentales  et  de  poli- 
tique permanente  de  l'état.  » 

Comment  résoudre  cette  difficulté  que  créent  aux  nations  les  dic- 
tatures qu'elles  font  ou  qu'elles  acceptent?  Quand  la  dictature  a 
eu  le  bon  esprit  de  garder  son  caractère  essentiellement  temporaire, 
l'abdication  arrive  comme  dénoûment,  et  c'est  le  meilleur;  il  se 
prête  aux  changemens  qui  se  font  nécessairement  dans  les  circon- 
stances et  dans  les  esprits;  il  ménage  au  dictateur  une  bonne  sortie. 
On  peut  dire,  il  est  vrai,  que  ce  dénoûment  n'est  propre  qu'aux 
temps  et  aux  mœurs  héroïques,  et  qu'à  moins  de  se  faire  moine 
comme  Charles-Quint  et  de  s'ennuyer  du  silence  après  s'être  en- 
nuyé du  bruit,  on  ne  voit  pas  trop  ce  que  peut  devenir  un  dicta- 


LES    CRISES    DU    POUVOIR    PERSONNEL.  367 

teur  en  retraite.  Si  la  dictature  de  nos  jours  ne  peut  plus  être 
commodément  abdiquée,  la  première  conséquence  à  tirer,  selon 
nous,  de  ce  fait,  c'est  que  pour  les  individus  il  faut  se  garder  de 
prendre  la  dictature,  puisqu'elle  est  si  malaisée  à  quitter,  —  que, 
pour  les  peuples,  il  faut  se  garder  aussi  de  la  donner  à  personne, 
puisqu'elle  est  si  difficile  à  reprendre.  Cette  difficulté  amène  sou- 
vent des  révolutions,  si  le  dictateur  contesté  et  le  peuple  soumis 
à  la  dictature  ne  s'entendent  pas  pour  éviter  la  révolution  à  l'aide 
de  la  réforme. 

Les  esprits  violens  diront  qu'une  réforme  substituée  à  une  dicta- 
ture ou  à  une  révolution  est  une  inconséquence  pour  le  dictateur 
qui  se  laisse  réformer,  et  pour  le  peuple  qui  perd  le  pouvoir  et  le 
droit  de  tout  renverser.  L'homme  d'état  n'est  plus  immuable,  les 
hommes  de  parti  ne  sont  plus  irréconciliables.  Inconséquence  et 
contradiction,  soit;  mais  pour  un  chef  de  gouvernem.ent  et  pour  une 
nation  une  inconséquence  vaut  mieux  qu'une  révolution. 

Il  y  a  une  vérité  éclatante  qui  sort  du  plus  simple  coup  d'œil  jeté 
sur  l'histoire  de  notre  siècle  :  c'est  le  siècle  des  révolutions,  parce 
que  c'a  été  le  siècle  des  dictatures.  La  dictature  du  18  brumaire 
fut  faite  avec  beaucoup  d' à-propos  et  de  popularité;  elle  fut  un 
à-propos  anti-révolutionnaire,  non  point  contre-révolutionnaire,  et 
cette  dictature  fut  jusqu'à  l'empire  exercée  avec  habileté,  sauf  le 
meurtre  du  duc  d'Enghien,  qui  fut  un  crime  odieux  et  inutile.  Avec 
l'empire,  la  dictature  de  brumaire  devint  violente,  capricieuse,  et, 
comme  la  désaffection  commençait,  l'empire  la  combattit  par  des 
duretés  qui  l'augmentèrent.  —  La  dictature  de  1830  fut  une  en- 
treprise qui  dura  trois  jours,  le  temps  d'être  vaincue  et  détruite. 
En  I8/18,  point  de  dictature,  sinon  dans  la  révolution  qui  détruisit 
la  monarchie  parlementaire  sous  le  soupçon  que  cette  monarchie 
visait  au  gouvernement  personnel,  tant  la  France  craint  le  gouver- 
nement personnel  et  même  en  craint  l'ombre!  La  France  accepte 
tantôt  la  dictature  avec  enthousiasme,  comme  en  1799,  ou  elle  y 
acquiesce  volontiers,  comme  en  1851;  mais  ce  qu'elle  n'a  jamais  ac- 
cepté, c'est  la  conversion  régulière  et  durable  de  la  dictature  en 
gouvernement  personnel,  de  l'expédient  en  système.  Quand  elle  voit 
le  dictateur  temporaire  se  faire  despote  viager  et  héréditaire,  elle  le 
supporte  et  le  soutient  encore  pendant  quelque  temps,  comme  elle 
a  fait  sous  le  premier  empire,  attendant  toujours  de  lui  cette  paix 
triomphante  qui  devait  venger  la  France  des  attaques  faites  par  l'Eu- 
rope en  1792  contre  notre  indépendance  nationale;  mais,  à  mesure 
que  cet  espoir  s'évanouit,  sans  que  rien  nous  rende  ni  la  paix  de  Bâle 
(5  avril  1795),  ni  la  paix  de  Lunéville  (9  février  1801),  ni  la  paix  d'A- 
miens (25  mars  1802),  à  mesure  qu'arrivent  les  revers  provoqués 
par  l'obstination  ambitieuse  de  Napoléon  I",  la  France  se  détache  de 


36S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui,  comme  il  s'est  détaché  lui-même  des  deux  buts  qu'avait  at- 
teints sa  dictature  :  l'ordre  rétabli  à  l'intérieur,  l'Europe  vaincue 
et  reconnaissant  la  société  créée  en  France  par  la  révolution.  C'était 
là  la  grande  question  de  1792  à  1802  et  qui  valait  une  guerre  de 
dix  ans;  mais,  avant  de  se  détacher  de  l'empereur  et  de  le  laisser 
tomber  devant  l'Europe,  la  France  lui  offrit  par  la  bouche  du  corps 
législatif,  réveillé  au  bord  de  l'abîme,  de  le  soutenir  par  un  dernier 
sacrifice  de  son  sang.  Elle  demandait  pour  prix  la  liberté  et  la  paix. 
Ce  sacrifice  fat  refusé  à  cause  du  prix ,  le  corps  législatif  renvoyé 
outrageusement,  et  les  armées  de  l'Europe  entrèrent  à  Paris.  Ici 
laissons  parler  M.  Guizot  dans  cette  préface  que  nous  aimons  à  suivre 
et  à  commenter. 

((  Le  consulat,  dit  M.  Guizot,  avait  été  une  dictature  utile,  néces- 
saire, glorieuse;  mais  bientôt  apparut  dans  le  dictateur  lui-même  et 
autour  de  lui  le  dessein  de  faire  sortir  de  ce  régime  accidentel  et 
temporaire  un  système  de  gouvernement  dogmatique  et  perma- 
nent... C'était  trop  peu  de  dominer  en  fait,  il  voulut  dominer  aussi 
en  principe.  Non  content  d'attaquer  rudement  et  tout  haut  les  idéo- 
logues, comme  il  appelait  les  théoriciens  de  la  liberté,  il  eut  ses 
propres  idéologues,  des  théoriciens  de  l'autorité  unique  et  souve- 
raine. La  dictature  devint  l'empire;  le  pouvoir  personnel  enfanta 
le  pouvoir  absolu.  —  Les  conséquences  ne  se  firent  pas  longtemps 
attendre.  Je  n'ai  nul  goût  à  les  rappeler;  mais  la  France  a  un  inté- 
rêt suprême  à  ne  jamais  les  oublier.  En  quelques  années,  malgré 
le  génie  et  la  gloire,  le  pouvoir  absolu  aboutit  à  la  défaite,  à  l'im- 
popularité générale  de  la  France  en  Europe,  à  l'invasion  étrangère, 
à  la  perte  de  toutes  nos  conquêtes,  à  la  ruine  de  nos  finances,  au 
plus  grand  désastre  national  que  la  France  ait  jamais  subi.  Et  c'é- 
tait bien  le  pouvoir  absolu,  non  pas  seulement  l'hérédité  du  pouvoir 
monarchique,  qui  était  alors  la  prétention  du  régime  impérial;  la 
question  n'était  pas  entre  la  monarchie  et  la  république,  mais  entre 
le  gouvernement  personnel  et  le  gouvernement  libre.  »  Le  corps 
législatif  de  la  fin  de  1813,  et  M.  Laine,  qui  fut  le  rédacteur  de  son 
adresse,  «  n'avaient  point,  dit  M.  Guizot,  d'hostilité  préméditée  ni 
d'engagemens  secrets  contre  l'empereur;  ils  ne  voulaient  tous  que 
lui  porter  l'expression  sérieuse  du  vœu  de  la  France,  au  dehors 
pour  une  politique  pacifique,  au  dedans  pour  le  respect  des  droits 
publics  et  l'exercice  légal  du  pouvoir.  Leur  rapport  ne  fut  que  l'ex- 
pression modérée  de  ces  modestes  sentimens.  Avec  de  tels  hommes, 
animés  de  telles  vues,  il  était  aisé  de  s'entendre;  Napoléon  ne  vou- 
lut pas  même  écouter.  On  sait  comment  il  fit  tout  à  coup  supprimer 
le  rapport,  ajourna  le  corps  législatif,  et  avec  quel  emportement,  à 
la  fois  calculé  et  brutal,  il  traita,  en  les  recevant  le  l'^'"  janvier  îSià, 
les  députés  et  leurs  commissaires.  «  Qui  êtes -vous  pour  m'atta- 


LES   CRISES    DU    POUVOIR    PERSONNEL.  309 

qiier?  C'est  moi  qui  suis  le  représentant  de  la  nation.  S'en  prendre  à 
moi,  c'est  s'en  prendre  à  elle.  J'ai  un  titre,  et  vous  n'en  avez  pas... 
M.  Laine,  votre  rapporteur,  est  un  méchant  homme  qui  correspond 
avec  l'Angleterre  par  l'entremise  de  l'avocat  de  Sèze.  Je  le  suivrai 
de  l'œil.  M.  Raynouard  est  un  menteur.  »  En  faisant  communiquer 
à  la  commission  les  pièces  de  la  négociation,  Napoléon  avait  interdit 
à  son  ministre  des  affaires  étrangères,  le  duc  de  Yicence,  d'y  placer 
celle  qui  faisait  connaître  à  quelles  conditions  les  puissances  alliées 
étaient  prêtes  à  traiter,  ne  voulant,  lui,  s'engager  à  aucune  base 
de  paix.  Ainsi  dans  la  situation  la  plus  extrême,  sous  le  coup  des 
plus  éclatans  avertissemens  de  Dieu  et  des  hommes,  le  despote  aux 
abois  faisait  parade  de  pouvoir  absolu.  Sa  dictature,  son  gouverne- 
ment personnel  était  toujours,  dans  sa  pensée,  le  régime  normal  de 
la  France.  » 

On  voit  qu'en  181/i,  dans  les  dangers  suprêmes  de  la  patrie,  la 
France  demandait  à  Napoléon  au  dedans  la  plus  modérée  des  réformes 
libérales,  au  dehors  une  paix  toute  patriotique  et  toute  nationale  qui 
nous  ramenât  aux  traités  de  Bâle,  de  Lunéville,  d'Amiens,  qui  ab- 
jurât l'esprit  d'envahissement  et  d'usurpation,  et  qui  gardât  à  la 
France  les  conquêtes  défensives  de  la  république.  Elle  voulait  sou- 
tenir l'empereur,  mais  elle  voulait  aussi  le  contenir,  car,  comme 
le  dit  énergiquement  M.  Thiers  dans  le  dix -septième  volume  du 
Consulat  et  de  VEmpire,  (c  tout  citoyen  a  le  droit  de  dire  à  un 
gouvernement  qui  lui  demande  de  grands  sacrifices  :  Je  ne  vous 
aide  pas  à  chasser  l'ennemi  du  territoire  pour  trouver  la  tyrannie 
en  y  rentrant.  » 

L'empereur  Napoléon  P',  dit-on,  ne  pouvait  pas,  d'une  part,  à  ce 
moment,  rendre  la  liberté  à  la  France,  parce  que  la  liberté  aurait 
amené  une  éclatante  réprobation  du  gouvernement  personnel  de 
l'empereur,  et  surtout  de  sa  passion  la  plus  personnelle  et  la  plus 
fatale  à  la  France,  la  passion  de  la  guerre;  —  il  ne  pouvait  pas  non 
plus  d'autre  part  faire  la  paix,  parce  que  la  paix  qu'il  eût  pu  alors 
obtenir  eût  été  la  confession  et  la  pénitence  publique  de  toutes  les 
fautes  de  sa  politique  extérieure.  —  Si  ces  réflexions  sont  vraies, 
elles  aboutissent  à  proclamer  l'incompatibilité  en  1814  de  la  France 
et  de  Napoléon  et  l'inévitable  fatalité  de  la  révolution.  Puisque 
Napoléon  ne  voulait  pas  ou  ne  pouvait  pas  accepter  une  réforme 
dont  les  deux  points  principaux  étaient  la  liberté  et  la  paix,  la  sé- 
paration entre  la  France  et  Napoléon  était  inévitable;  mais  qu'on 
ne  s'en  prenne  pas  à  la  France  :  c'est  l'empereur  qui  a  voulu  cette 
séparation,  c'est  lui  qui  l'a  rendue  nécessaire.  S'il  avait  accepté  la 
réforme  de  son  gouvernement  personnel,  cette  réforme  que  la  France 
et  l'Europe  réclamaient  comme  leur  salut,  il  pouvait  s'épargner 

TOME  LXXXII.  —  18C9.  24 


370  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'abdication  et  épargner  à  notre  histoire  la  date  lamentable  de  la 
première  prise  de  Paris  et  celle  plus  lamentable  encore  de  la  se- 
conde. Oui,  ces  dates  cruelles  pouvaient  ne  pas  entrer  de  l'histoire 
de  Napoléon  dans  la  nôtre;  sa  destinée  désastreuse  pouvait  ne  pas 
entraîner  la  nôtre,  s'il  avait  consenti  à  être  un  souverain  libéral  et 
pacifique.  —  Chimère,  dit-on,  qu'un  Napoléon  libéral  et  i>acifique. 
—  Non,  puisqu'en  1815,  aux  cent  jours,  cette  chimère  était  le  plan 
de  conduite  de  Napoléon,  plan  de  conduite  partout  proclamé,  que 
la  défaite  de  Waterloo  a  ruiné,  et  qui  n'aurait  peut-être  pas,  hélas! 
mieux  résisté  à  la  victoire. 

Autre  question  :  si  la  réforme  que  sollicitaient  la  France  et  le 
corps  législatif  à  la  fin  de  18 j  3  avait  pu  corriger  Napoléon  P'" 
d'être  despote  et  d'être  conquérant,  cette  réforme  aurait-elle  pu  em- 
pêcher les  armées  de  l'Europe  d'entrer  le  31  mars  à  Paris?  M.  Thiers 
raconte  dans  ce  dix-septième  volume,  c'est-à-dire  dans  cette 
histoire,des  premiers  mois  de  181/i,  dont  on  ne  peut  pas  relire  une 
page  sans  les  relire  toutes,  tant  on  se  sent  entraîné  par  l'histoire 
et  par  l'historien,  M.  Thiers  raconte  que  dans  les  conférences  entre 
les  commissaires  du  corps  législatif  et  M.  D'Hauterive  sur  les  né- 
gociations ouvertes  pour  la  paix,  M.  P»aynouard,  un  des  com- 
missaires et  l'auteur  de  la  tragédie  des  Tejnplicrs,  proposait  d'a- 
dresser publiquement  à  Pempereur  et  par  conséquent  à  l'Europe, 
au  nom  de  la  nation  française,  la  déclaration  suivante  :  «  Sire,  vous 
avez  juré,  à  l'époque  du  sacre,  de  maintenir  les  limites  naturelles 
et  nécessaires  de  la  France,  le  Rhin,  les  Alpes,  les  Pyrénées;  nous 
vous  sommons  d'être  fidèle  à  votre  serment,  et  nous  vous  offrons 
tout  notre  sang  pour  vous  aider  à  le  tenir;  mais,  votre  serment 
tenu,  nos  frontières  assurées,  la  France  et  vous  n'aurez  plus  de 
motif  ni  d'honneur  ni  de  grandeur  qui  vous  lie,  et  vous  pourrez 
tout  sacrifier  à  l'intérêt  de  la  paix  et  de  l'humanité.  »  En  politique, 
les  paroles  ne  valent  que  par  leur  à-propos  :  oui,  si  ces  paroles 
qui,  comme  le  dit  spirituellement  M.  Thiers,  étaient'  une  somma- 
tion de  paix  sous  la  forme  d'une  sommation  de  guerre,  avaient 
pu  être  adressées  à  l'Europe,  à  l'empereur,  à  la  France  au  com- 
mencement du  mois  de  novembre  1813,  quand  les  armées  en- 
nemies s'arrêtaient  encore  devant  nos  frontières  et  que  le  secret  de 
la  vulnérabilité  de  celles-ci  n'avait  pas  encore  été  révélé;  oui,  à  ce 
moment  critique  et  solennel,  ces  paroles  auraient  averti  l'Europe 
que  la  France  était  décidée  à  se  serrer  contre  l'empereur  pour  dé- 
fendre des  frontières  qu'elle  tenait  non  de  lui,  mais  de  la  répu- 
blique, qu'elle  était  décidée  en  même  temps  à  contenir  l'empereur 
dans  les  limites  qu'elle  se  traçait,  et  à  réprimer  du  même  coup  son 
despotisme  au  dedans  et  son  ambition  au  dehors;  ces  paroles  au- 
raient pu  alors  produire  un  grand  et  heureux  effet,  parce  qu'il  était 


LES    CRISES    DU   POUVOIR   PERSONNEL.  371 

encore  temps  pour  elles  de  se  faire  croire,  parce  que  l'Europe  pou- 
vait encore  penser  que  derrière  elles  il  y  avait  des  soldats.  A  la  fin 
de  décembre,  le  temps  des  paroles  était  passé.  La  diplomatie  im- 
périale n'avait  pas  su  accepter  le  1(3  novembre  la  paix  et  les  fron- 
tières rhénanes  qu'on  lui  offrait  encore,  et  le  2  décembre,  quand 
elle  les  avait  demandées,  elle  ne  les  avait  plus  retrouvées.  M.  Thiers 
explique  admirablement  ces  désastreuses  pertes  de  temps  de  l'em- 
pereur, qui  ne  pouvait  pas  se  résoudre  à  abjurer  son  gouverne- 
ment personnel  ni  devant  l'Europe,  ni  devant  la  France.  En  lisant 
ces  pages  pleines  d'émotion  de  l'historien,  qui  est  surtout  l'histo- 
rien national  dans  les  derniers  momens  du  premier  empire,  on 
croit  entendre  un  écho  du  discours  de  M.  Thiers  en  d866  sur  les  af- 
faires d'Allemagne  avant  Sadowa. 

Au  commencement  de  novembre  1813,  l'idée  de  la  possibilité 
d'une  révolution  contre  l'empire  ne  s'était  pas  encore  fait  jour  dans 
les  états- majors  des  armées  ennemies;  à  la  fin  de  décembre  1813, 
cette  idée  s'y  était  accréditée;  on  croyait  que  c'était  là  qu'était  le 
dénoùment  de  la  guerre,  et  que  c'était  à  Paris  qu'il  fallait  venir  l'y 
chercher.  On  crut  bien  plus  encore  que  la  séparation  entre  la  France 
et  Napoléon  était  possible  par  une  révolution,  quand  on  vit  que  Na- 
poléon lui-même  faisait  cette  séparation  en  ajournant  le  corps  lé- 
gislatif. 

Curieuse  observation  à  faire  sur  la  destinée  des  idées  et  des  pa- 
roles politiques  en  ce  monde!  il  y  en  a  qui  naissent  avec  le  don  de 
l'à-propos,  d'autres  qui,  par  je  ne  sais  quelle  fatalité,  sont  vouées 
au  retard  :  l'idée  de  M.  Raynouard  en  1813  ne  fut  qu'un  projet  qui 
n'eut  ni  publicité  ni  commencement  d'exécution.  En  1815,  après 
Waterloo,  elle  devint  le  plan  de  conduite  et  le  système  du  corps 
législatif  et  de  la  commission  chargée  par  lui  de  négocier  la  paix 
avec  l'Europe;  c'était  la  pensée  et  l'espérance  favorite  de  M.  de 
Lafayette  :  il  voulait  écarter  l'empereur  et  montrer  seulement  la 
France  à  l'Europe.  Il  était  trop  tard  encore,  c'était  avant  Waterloo, 
et  non  après,  qu'il  eût  fallu  faire  cette  substitution  pacificatrice.  En 
se  séparant  de  Napoléon  en  1815,  avant  Waterloo,  la  révolution 
pouvait  conduire  les  événemens;  après  Waterloo,  elle  les  suivait 
sans  les  prendre  dans  leur  sens.  La  restauration  a  pu  rentrer  aux 
Tuileries  en  1815,  parce  qu'elle  avait  été  l'adversaire  de  Napoléon. 
La  révolution  n'a  pas  pu  relever  la  France  de  la  défaite  de  Napo- 
léon, parce  qu'elle  avait  commencé  par  s'allier  à  lui,  espérant  peut- 
être  le  détruire;  mais,  pour  le  détruire  et  en  hériter,  il  aurait  fallu 
le  combattre  vainqueur  et  non  pas  vaincu.  N'ayant  montré  de  force 
que  contre  le  vaincu  de  Waterloo,  la  révolution  s'est  trouvée  im- 
puissante. Elle  avait  été,  malgré  sa  défection  du  lendemain,  vaincue 
avec  lui  à  Waterloo.  Sa  faute  et  sa  faiblesse  ont  été  de  vouloir 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faire  après  et  de  compte  à  demi  avec  l'Europe,  qui  s'y  refusait,  ce 
quil  aurait  fallu  faire  avant  et  faire  seule. 

J'ai  montré  les  dangers  et  les  maux  inévitables  attachés  à  l'obs- 
tination du  pouvoir  absolu.  Pour  n'avoir  voulu  rien  céder  de  son 
gouvernement  personnel  devant  la  France  et  devant  l'Europe  à  la 
fin  de  1813,  l'empereur  Napoléon  1"  a  été  forcé  d'abdiquer  l'em- 
pire. L'exemple  de  Charles  X  en  1830  est  encore  plus  significatif. 

II. 

L'infatuation  du  gouvernement  personnel  a  gâté  et  perdu  en  Na- 
poléon la  grandeur  du  génie  et  l'éclat  de  la  gloire,  elle  a  gâté  et 
perdu  dans  le  roi  Charles  X  le  don  toujours  rare  de  l'honnêteté  sur 
le  trône  ;  elle  a  gâté  surtout  et  perdu  pour  jamais  la  destinée  bien- 
faisante de  la  restauration,  qui  avait  le  bonheur  de  n'être  ni  la  ré- 
volution vaincue  ni  la  révolution  triomphante.  JCvidemment,  avec 
ses  princes  revenus,  elle  n'était  point  la  révolution  triomphante,  et 
cela  rassurait  toute  la  portion  timide  et  honnête  du  pays,  c'est-à- 
dire  la  grande  majorité  de  la  France;  elle  n'était  pas  non  plus  la 
révolution  vaincue  :  la  charte  était  le  traité  de  paix  signé  entre 
l'ancien  régime  et  la  société  nouvelle;  c'était  enfin  l'avenir  de  la 
restauration  d'être  en  France  l'ère  de  la  liberté  politique,  c'est-à- 
dire  de  la  révolution  elle-même  corrigée  des  abus  de  la  force  et 
consacrée  par  l'ascendant  de  l'hérédité  monarchique. 

Dans  une  de  ses  brochures,  M.  Guizot  a  dépeint  de  la  manière  du 
monde  la  plus  vraie  cette  peur  de  la  révolution  mêlée  au  goût  de  la 
liberté  qui  fait  le  fond  contradictoire  des  sentiinens  du  pays.  «  Toutes 
les  fois,  depuis  plus  de  trente  ans,  dit-il  dans  ses  réflexions  sur  la 
session  de  1828,  qu'un  mouvement  libéral  s'est  manifesté  en  France 
avec  quelque  énergie,  que  l'esprit  de  la  révolution  a  élevé  un  peu 
haut  la  voix,  quelque  légitime,  quelque  nécessaire  même  que  fût  son 
apparition,  un  sentiment  de  trouble  et  de  crainte  s'est  emparé  du 
gouvernement,  quel  qu'il  fût,  et  d'une  grande  masse  de  citoyens, 
point  paitisans  d'ailleurs  de  l'ancien  régime  ni  de  la  tyrannie.  Il  en 
est  aussitôt  résulté  soit  une  réaction  positive  contre  le  mouvement 
à  peine  commencé,  soit  un  certain  empressement  indirect  à  l'atté- 
nuer, à  l'émousser,  à  l'amortir,  même  en  l'acceptant  et  le  mettant  à 
profit.  »  Il  est  impossible  de  citer  ces  paroles  de  18*28  sans  faire  un 
retour  sur  l'état  actuel  des  esprits  en  France.  Si  la  société  de  1828 
craignait  93,  la  société  de  1869,  je  parle  de  la  portion  timide  de 
cette  société  et  la  plus  nombreuse,  craint  18/i8.  Je  ne  veux  pas  ici 
comparer  en  détail  la  société  de  1828  avec  la  société  de  1869;  je 
compare  seulement  le  genre  de  leurs  peurs  et  surtout  les  genres 
d'autorité  et  de  pouvoir  vers  lesquels  on  se  tournait  en  1828  et 


LES    CRISES    DU    POUVOIR    PERSONNEL.  373 

vers  lesquels  on  se  tourne  aujourd'hui.  C'est  là  qu'est  la  diiïérence 
fondamentale  entre  les  effets  de  la  peur  en  1828  et  en  1869.  La 
peur  en  1828  rattachait  les  timides  à  l'autorité  d'un  principe,  celui 
de  la  légitimité,  principe  qui  n'avait  que  la  vitalité  que  donne  la 
foi  et  qui  était  destiné  à  périr  avec  les  générations  croyantes,  mais 
qui,  tant  qu'il  vivait,  prenait  dans  la  foi  même  quelque  chose  de 
régulier  et  de  paisible.  La  légitimité  était  un  dogme  politique  et 
non  un  expédient.  Le  pouvoir  qui  s'appuyait  sur  ce  dogme  n'avait 
donc  rien  d'agité  et  d'inquiet;  il  était  très  monarchique  et  point  du 
tout  dictatorial.  On  peut  même  dire  sans  paradoxe  que,  lorsque 
Charles  X  fit  les  ordonnances  de  juillet  1830,  il  ne  crut  point  faire 
un  coup  d'état  :  aussi  l'avait-il  fort  mal  préparé;  il  crut  être  dans 
l'exercice  des  droits  de  la  royauté  héréditaire,  des  droits  de  sa  race 
et  de  son  sacre.  Il  agissait,  si  je  puis  ainsi  parler,  sacerdotalement 
plutôt  que  militairement;  il  faisait  une  bulle  plutôt  qu'un  coup  d'é- 
tat. Gela  est  si  vrai  qu'il  n'avait  pris  aucun  soin  pour  désorganiser 
d'avance  la  résistance  par  l'arrestation  des  députés  et  des  journa- 
listes. C'était  l'enfance  de  l'art,  ou  plutôt  c'était  une  tout  autre 
école  que  celle  de  nos  jours. 

Les  timides  de  1828  étaient  donc  à  leur  aise  quand  ils  se  ratta- 
chaient à  la  légitimité.  Leur  peur  avait  un  recours  honorable.  Les 
timides  de  nos  jours  peuvent.se  plaindre  que  la  marche  progressive 
des  événemens  et  des  idées  leur  ait  ôté  ce  recours  :  nous  nous  as- 
socions volontiers  à  ce  chagrin  ;  mais  personne  ne  peut  faire  qu'ils 
ne  l'aient  pas. 

Seigneur,  Laïus  est  mort;  laissons  en  paix  sa  cendre. 

La  légitimité ,  c'est-à-dire  l'idée  que  les  peuples  appartiennent  à 
une  famille  élue  par  la  grâce  de  Dieu  ou  prédestinée  au  commande- 
ment par  je  ne  sais  quelle  faveur  de  la  Providence,  cette  idée  est 
une  des  plus  mortes  et  des  plus  enterrées  dans  le  cimetière  de 
l'histoire.  Les  timides  de  nos  jours  ne  peuvent  donc  pas  se  dissi- 
muler que,  lorsqu'ils  recourent  a  la  protection  du  pouvoir,  ils  recou- 
rent non  plus  à  une  force  morale,  mais  à  une  force  matérielle.  — ■ 
La  loi,  dira-t-on,  est  une  force  morale.  —  Oui,  tant  qu'elle  est 
crue,  tant  que  la  réforme  n'en  est  pas  demandée  par  l'opinion  pu- 
blique; mais  quand  elle  est  mise  en  question,  quand  elle  est  décla- 
rée réformable,  la  loi  elle-même,  si  elle  ne  veut  pas  se  laisser  mettre 
en  délibération,  la  loi  ne  se  défend  plus  que  par  la  force  matérielle; 
elle  n'est  plus  que  la  protégée  des  soldats  ou  des  sergens  de  ville, 
qui  deviennent  des  prétoriens  sans  avoir  été  des  soldats.  Nous  hsions 
dernièrement  dans  l'excellente  et  instructive  Histoire  du  Gouver- 
nement parlementaire,  par  M.  Duvergier  de  Hauranne,  une  phrase 
curieuse  et  significative  empruntée  à  un  journal  royaliste  de  182<3, 


374  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

intitulé  VAristarqne.  L'auteur  de  l'article,  M.  Henri  de  Bonald, 
disait  qu'il  fallait  enfin  que  «  le  monarque  sût  vouloir  tout  ce  qui 
pouvait  sauver  la  France,  »  et  il  ajoutait  :  «  N'oublions  pas  que  cet 
homme  qui  gouverna  dix  ans  la  France  en  l'absence  des  Bourbons 
a  montré  à  la  dynastie  légitime,  par  le  règne  paisible  de  la  force 
séparée  du  droit,  quel  pourrait  être  le  règne  du  droit  uni  à  la  force.» 
Phrase  dangereuse,  s'il  en  fut  jamais,  qui  tendait  à  dénaturer  le 
caractère  de  la  restauration,  à  en  faire  une  dictature  au  lieu  d'une 
monarchie.  Quand  le  droit  en  effet,  le  droit  qui  est  une  croyance, 
consent  à  s'allier  avec  la  force,  il  déroge,  il  perd  son  prestige,  et, 
comme  il  a  fait  son  va-tout  avec  la  force,  si  celle-ci  est  battue,  il 
périt  avec  elle.  Ce  fut  là  l'histoire  du  coup  d'état  de  Charles  X, 
ce  coup  d'état  que  demandait  la  phrase  périlleuse  de  rAristarque. 
Perte  pour  la  France  de  l'avenir  libéral  et  monarchique  attaché  à  la 
restauration,  perte  pour  la  dynastie  du  plus  beau  trône  du  monde, 
perte  pour  la  morale  politique  de  ce  que  le  droit  héréditaire  con- 
servait encore  de  prestige  mystérieux,  voilà  ce  que  contenait  de 
maux  cette  substitution  de  la  dictature  à  la  monarchie,  du  gouver- 
nement personnel  au  gouvernement  parlementaire. 

J'ai  voulu  rappeler  la  désastreuse  erreur  de  Charles  X,  afin  qu'il 
soit  bien  entendu  que  les  timides  de  nos  jours,  ceux  qui  s'effraient 
des  revenans  de  18 i8,  auront  beau  se  serrer  autour  du  pouvoir  et 
lui  demander  aide  et  protection;  ils  ne  retrouveront  plus  le  pouvoir 
que  pouvaient  invoquer  les  timides  de  1827  et  de  1828,  le  pouvoir 
monarchique  et  point  dictatorial,  digne  de  protéger  leur  innocence 
politique,  leurs  vertus  privées  et  leurs  intérêts  de  propriétaires. 
Qu'ils  sachent  bien  qu'il  n'y  a  plus  que  le  gouvernement  réformé, 
le  gouvernement  délibératif  à  tous  les  degrés  qui  puisse  les  sauver 
de  la  révolution. 

Le  gouvernement  actuel,  mieux  inspiré  que  ses  devanciers,  vou- 
dra-t-il  adopter  ce  que  j'appellerais  volontiers  le  procédé  de  l'ino- 
culation et  se  préserver  de  la  révolution  par  la  réforme?  L'avenir 
décidera.  Quoi  qu'il  en  soit,  sachons  bien  que  nous  allons  voir  ap- 
paraître je  ne  sais  combien  de  curieuses  ressemblances  entre  18o9 
et  1827-1828.  Elles  sont  même  si  visibles  que  je  m'abstiens  de 
les  indiquer,  aimant  mieux  retracer  rapidement  les  traits  caracté- 
ristiques de  la  réforme  que  sembla  entreprendre  alors  la  restaura- 
tion et  qu'elle  abandonna  si  vite  pour  son  malheur  et  pour  le  nôtre 
en  se  jetant  dans  les  aventures  du  coup  d'état.  Il  faut  voir,  pour 
l'instruction  de  l'année  présente  et  des  années  futures,  comment  de 
1827  à  1830,  c'est-à-dire  des  élections  au  coup  d'état,  la  France  a 
fait  tous  ses  efforts  pour  obtenir  la  réforme  et  pour  éviter  la  révo- 
lution, et  comment  elle  ne  s'est  décidée  à  accepter  la  guerre  que 
lorsque  le  gouvernement  la  lui  a  déclarée.  Voyant  qu'il  fallait  choi- 


LES   CRISES    DU   POUVOIR    PERSONNEL.  375 

sir  entre  l'aplatissement  sous  la  verge  du  coup  d'état  ou  le  maintien 
armé  de  ses  droits  et  de  son  honneur,  elle  a  maintenu  par  la  force 
ce  qu'on  voulait  lui  enlever  par  la  force;  elle  a  fait  une  révolution 
défensive. 

Cette  révolution  défensive  n'a  pris  que  trois  jours  pour  arriver  à 
son  dénoûment,  mais  ce  dénoûment  avait  été  préparé  par  trois  ans 
de  lutte.  L'histoire  de  cette  lutte  contient  des  réconciliations  man- 
quées,  des  transactions  essayées  et  échouant,  des  catastrophes  pré- 
vues et  s'accomplisscint. 

Les  occasions  de  réconciliation  manquées,  je  les  note  en  courant 
dans  le  neuvième  volume  de  Y  Histoire  parlementaire  de  M.  Duver- 
gier  de  Rauranne.  Nous  devons  remercier  l'auteur  d'avoir  publié 
ce  neuvième  volume,  qui  contient  l'histoire  de  1826,  1827,  1828, 
et  qui  devient  la  lecture  la  plus  instructive  et  la  plus  opportune 
qu'on  puisse  faire  cette  année.  Je  prends  la  liberté  de  la  conseiller, 
à  cause  des  à-propos  qu'elle  présente,  à  toutes  les  personnes  qui 
prennent  part  au  gouvernement  du  pays,  à  l'empereur,  à  l'impéra- 
trice, aux  ministres,  aux  chambellans,  aux  sénateurs,  que  j'allais 
oublier,  à  la  majorité,  à  l'opposition.  L'auteur,  après  avoir  raconté 
les  succès  de  l'opposition  dans  les  élections  de  1827,  fait  les  ré- 
flexions suivantes  qu'il  m'e?t  impossible  de  ne  pas  citer.  «  Le  parti 
libéral...  s'apercevait  que  dans  un  pays  où  la  liberté  n'est  pas  tout 
à  fait  éteinte,  il  vaut  mieux  combattre  au  grand  jour,  par  les  armes 
légales,  que  de  conspirer  sourdement  contre  la  loi.  Certes  il  y  avait 
encore  dans  son  sein  plus  d'une  dissidence;  mais  la  grande  majorité, 
ralliée  autour  de  ses  chefs  parlementaires,  était  parfaitement  sin- 
cère dans  ses  protestations  en  faveur  de  la  monarchie  constitution- 
nelle et  contre  tout  nouveau  bouleversement...  L'année  1827  pou- 
vait ainsi  rouvrir  l'ère  d'une  réconciliation  durable  et  confirmer 
l'alliance  de  la  liberté  et  de  la  légitimité  si  souvent  proclamée... 
Pour  la  seconde  fois  depuis  son  avènement,  Charles  X  pouvait  dé- 
mentir toutes  les  comparaisons  fâcheuses  entre  la  restauration  des 
Stuarts  et  celle  des  Bourbons.  Il  pouvait,  en  se  conformant  promp- 
lement  et  complètement  au  vœu  manifeste  du  pays,  rapprocher  du 
trône  ceux  qui  s'en  tenaient  éloignés  et  désarmer  les  ennemis  les 
plus  irréconciliables  de  sa  dynastie.  » 

Qu'est-ce  donc  qui  a  empêché  le  roi  Charles  X  «  d'ouvrir  en  1827 
cette  ère  de  réconciliation  durable?  »  L'infatuation  du  gouverne- 
ment personnel,  inspirée,  il  est  vrai ,  au  roi  Charles  X  par  des  sen- 
timens  tout  autres  que  ceux  qui  inspiraient  Napoléon  1";  mais,  pour 
n'avoir  pas  la  même  cause,  le  mal  n'était  pas  différent,  et  les  effets 
devaient  être  semblables.  Napoléon  croyait  au  droit  divin  de  son 
génie  et  à  la  prédestination  de  son  empire.  Charles  X  croyait  aux 
droits  de  sa  race.  La  royauté  était  pour  lui  un  dépôt  sacré  confié  par 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  ciel  à  sa  famille,  et  qu'il  avait  le  devoir  de  conserver  intact  à  ses 
descendans.  De  plus  il  s'était  persuadé  que  l'article  lli  de  la  charte, 
qui  donnait  au  roi  le  droit  «  de  faire  les  règlemens  et  ordonnances 
nécessaires  pour  l'exécution  des  lois  et  la  sûreté  de  l'état,  »  attri- 
buait la  dictature  à  la  royauté  quand  la  royauté  croirait  que  la  sû- 
reté de  l'état  était  menacée.  Yoilà  pourquoi  il  eut  la  tranquillité  de 
conscience  du  dévot  dans  son  coup  d'état  et  la  résignation  du  mar- 
tyr dans  sa  déchéance  et  dans  son  exil. 

Des  réconciliations  manquées  passons  aux  transactions  essayées. 
Avec  les  préjugés  de  sa  race,  avec  sa  peur  et  sa  haine  de  la  révo- 
lution, avec  l'idée  enfin  qu'il  avait  que  les  élections  de  1827  avaient 
ramené  la  France  en  92,  il  faut  savoir  gré  au  roi  Charles  X  d'avoir 
essayé  de  la  transaction  qui  s'est  s' appelée  le  ministère  de  M.  de 
Marti  gnac. 

Le  ministère  de  M.  de  xMartignac  a  beaucoup  grandi  dans  l'his- 
toire. Sa  chute,  en  1829,  devant  le  ministère  de  la  contre-révolu- 
tion et  la  chute  de  la  restauration  en  1830  nous  ont  fait  compren- 
dre ce  qu'il  était.  Nous  ne  l'avons  connu  qu'après  l'avoir  perdu, 
et  nous  l'avons  regretté  plus  que  nous  ne  l'avons  aimé.  Les  qualités 
de  M.  de  Martignac,  plus  aimables  que  brillantes  et  plutôt  gra- 
cieuses que  grandes,  ne  se  prêtaient  pas  au  rôle  de  médiateur  tel 
que  nous  nous  le  figurons;  nous  concevons  plutôt  le  médiateur  im- 
périeux et  dominant  que  le  médiateur  habile  et  conciliant.  Nous  ai- 
mons les  grands  airs,  et,  pour  nous  plaire,  il  faut  payer  de  force 
ou  d'effronterie.  M.  de  Martignac  était  adroit,  mais  il  n'était  pas 
charlatan.  C'était  un  excellent  négociateur;  ce  n'était  pas  et  ce  ne 
pouvait  pas  être  un  arbitre  imposant.  Il  n'avait  rempli  jusque-là 
dans  le  gouvernement  que  des  fonctions  secondaires,  il  n'avait  pas 
donné  toute  sa  mesure.  Il  aimait  la  réputation,  l'honneur,  la  gloire 
même;  mais  il  n'avait  pas  d'ambition  ardente.  De  plus  il  avait  le 
goût  du  plaisir  et  du  loisir,  ce  qui  le  rendait  encore  moins  capable 
d'être  un  ambitieux  de  la  grande  école.  Il  y  a  dans  notre  caractère 
national  cette  qualité  ou  ce  défaut,  que  nous  comprenons  mieux  le 
grand  que  le  bon.  La  générosité  de  M.  de  Martignac  défendant 
M.  de  Polignac  l'a  singulièrement  rehaussé  dans  notre  esprit  et 
nous  a  aidés  à  comprendre  la  sagesse  de  M.  de  Martignac,  qui  vou- 
lait, par  son  ministère,  empêcher  la  contre-révolution  de  provoquer 
la  révolution. 

Toute  la  question  en  effet  était  là;  mais  dans  cette  question  que 
de  difficultés!  que  de  haines  et  de  défiances  des  deux  côtés!  que 
de  théories  violemment  opposées  et  également  insensées!  Dans  le 
parti  libéral  et  dans  le  parti  des  royalistes  libéraux,  il  ne  man({uait 
pas  d'esprits  intelligens  et  éloquens  qui  prêchaient  la  transaction, 
représentée  par  le  ministère  Martignac,  qui  montraient  que  le  salut 


LES    CRISES    Ï)LI    POUVOIR    PERSONNEL.  377 

de  la  monarchie  était  là  et  n'était  que  là;  mais  quoi!  la  transaction 
n'avait  pour  elle  que  la  nécessité  des  choses  raisonnables.  La  néces- 
sité des  passions  était  plus  forte.  On  voyait  l'abîme  et  on  s'y  lais- 
sait entraîner.  Que  de  belles  et  patriotiques  paroles  prononcées  au 
bord  de  cet  abîme,  afin  de  n'y  pas  tomber!  «  Oui,  disait  un  député 
royaliste,  M.  de  Leyval,  oui,  il  y  avait  deux  peuples  dans  un  seul 
peuple;  mais  ils  se  sont  donné  le  signe  de  paix,  et  il  appartient  au 
roi  de  combler  l'abîme  qui  les  a  si  longtemps  séparés.  Où  donc  est 
cette  révolution  dont  on  parle  tant?  La  charte  a  tué  le  monstre 
{vives  acclamations),  et  ce  n'est  qu'en  tuant  la  charte  qu'on  peut  le 
faire  revivre...  Que  dirai-je  enfin?  Le  royalisme  est  devenu  libéral 
et  le  libéralisme  est  devenu  monarchique.  (Applaudissemens.)(l).  » 
En  applaudissant  M.  de  Leyval,  on  applaudissait  à  ce  qu'on  espé- 
rait plutôt  qu'cà  ce  qu'on  voyait,  à  l'avenir  plutôt  qu'au  présent. 
Le  ministère  était  fondé  en  effet  sur  l'espoir  que  le  royalisme  pou- 
vait devenir  libéral,  et  que  le  libéralisme  pouvait  devenir  monar- 
chique. Bel  Eldorado,  qui  était  possible,  mais  possible  comme  Test 
la  raison  ici-bas,  possible  pour  l'élite  et  par  l'élite.  Ce  qui  faisait  la 
faiblesse  du  ministère  Martignac  ou  de  la  transaction  essayée  en 
1827  et  1828,  c'est  que  ce  ministère  était  de  deux  côtés  un  ulti- 
matum; du  côté  de  Charles  X,  c'était  le  maximum  des  concessions 
populaires  qu'il  voulait  accorder,  et  du  côté  du  parti  libéral  le 
maximum  aussi  des  concessions  qu'il  pouvait  faire  aux  idées  et  aux 
sentimens  de  l'ancien  régime.  Hors  de  lui,  il  n'y  avait  plus  de  rap- 
prochement possible,  et  avec  lui  ce  rapprochement  avait  chaque 
jour  ses  difficultés  et  ses  périls.  C'était  le  rapprochement  de  deux 
armées  d'observation. 

Si  je  ne  me  trompe,  plus  je  prouve  l'impossibilité  de  la  transac- 
tion à  cause  des  passions,  plus  j'en  prouve  la  sagesse  pacificatrice 
et  la  nécessité  morale.  Elle  ne  nuisait  à  aucun  des  droits  et  des  in- 
térêts véritables  du  pays  et  de  la  dynastie;  mais  elle  ne  plaisait  à 
personne  de  ceux  qu'elle  rapprochait,  elle  ne  plaisait  même  pas  aux 
ministres  qui  y  travaillaient  entre  le  marteau  et  l'enclume.  Dans  les 
derniers  mois  du  ministère  Martignac,  au  commencement  de  1829, 
il  y  avait  dans  les  esprits,  du  côté  de  la  cour  comme  du  côté  de 
l'opposition,  cette  impatience  qui  fait  qu'on  aime  souvent  mieux 
le  mal  que  le  danger.  Mieux  vaut,  disaient  les  zélés  du  château, 
mieux  vaut  un  coup  d'état  avec  ses  périls  qu'une  royauté  précaire 
et  marchandée.  La  transaction  prudente  et  habile  qui  était  le  prin- 
cipe du  ministère  de  M.  de  Martignac  ne  représentait  donc  plus 
aux  uns  et  aux  autres  que  l'incertitude  avec  tout  ce  qu'elle  apporte 

(1)  Histoire  du  Gouvernement  parlementaire,  par  M.  Duvergier  de  Hauranne,  t.  IX, 
p.  413. 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'ennuis  et  de  dépits.  Il  fallait  en  finir,  et  le  roi  Charles  X  com- 
mença d'en  finir  en  nommant,  le  8  août  1829,  M.  de  Polignac  mi- 
nistre des  affaires  érangères.  Ce  jour-là,  l'abîme  s'ouvrit;  il  ne  fît 
plus  que  s'élargir  jusqu'au  coup  d'état  du  25  juillet  1830,  qui  y 
poussa  la  monarchie  de  1814,  et  l'abîme  ne  se  referma  qu'à  moitié 
avec  la  monarchie  de  1830. 

En  passant  des  transactions  aux  catastrophes,  j'ai  besoin  de  me 
demander  si  la  catastrophe  de  la  monarchie  de  1814  lui  a  été  an- 
noncée à  temps,  ou  bien  si  cette  monarchie  est  tombée  tout  à  coup, 
sans  avoir  été  prévenue  de  sa  chute  prochaine.  Jamais  roi  n'a  été 
plus  averti  de  ses  dangers  que  le  roi  Giiarles  X;  jamais  roi  n'a  été 
plus  conjuré  de  renoncer  au  pouvoir  personnel  et  dictatorial  qu'il 
croyait  trouver  dans  l'article  ili  de  la  charte  et  surtout  dans  la  pré- 
rogative héréditaire  de  sa  race,  —  de  renoncer,  disons-nous,  à  ce 
pouvoir  discrétionnaire  qui  n'était  qu'une  théorie  périlleuse,  pour 
se  contenter  du  pouvoir  monarchique  qu'admettait  et  que  consacrait 
la  charte.  Dans  le  grand  nombre  de  ces  avertissemens  que  pourra 
citer  l'histoire,  j'en  prends  un  que  je  ne  puis  pas  oublier. 

Les  ministres  que  remplaçaient  M.  de  Poiignac  et  ses  collègues 
étaient,  parmi  les  hommes  politiques  du  temps,  ceux  que  l'avé- 
nement  du  nouveau  ministère  troublait  le  moins.  Tout  en  voyant 
très  bien  le  danger  d'une  aventure  contre- révolutionnaire,  ils  y 
avaient  toujours  cru.  Ils  n'étaient  donc  pas  surpris;  de  plus  ils 
sortaient  par  une  belle  porte.  En  remettant  son  portefeuille,  un 
des  plus  considérables  d'entre  eux  par  sa  ferme  intelligence  et 
par  sa  grande  fortune,  le  comte  Roy,  avait  pris  la  liberté  de  pré- 
dire respectueusement  à  Charles  X  la  marche  inévitable  des  choses 
et  comment  son  ministère  serait  peu  à  peu  acculé  aux  coups  d'état. 
Cette  extrémité,  que  le  roi  ne  voulait  pas  hâter,  ne  l'effrayait  ce- 
pendant pas,  s'il  y  fallait  arriver,  et  cette  disposition  était  un  péril 
de  plus.  Ces  résolutions  qu'on  garde  comme  un  en-cas  pour  la  der- 
nière heure  sont  dangereuses,  parce  qu'elles  donnent  aux  princes 
une  fermeté  ou  une  confiance  qui  précipite  les  événemens.  Il  y  en 
a  dans  notre  histoire  un  autre  exemple  et  qui  n'a  pas  été  moins 
fatal  en  sens  contraire  que  celui  de  Charles  X  :  je  veux  parler  de  la 
résolution  que  le  roi  Louis-Philippe,  dans  les  dernières  années  de 
son  règne,  gardait  au  fond  de  l'âme  d'abdiquer  la  couronne  plu- 
tôt que  de  se  prêter  à  la  nécessité  des  circonstances.  Le  roi  Louis- 
Philippe  avait  laissé  percer  dans  ses  conversations  quelque  chose 
de  ce  projet  d'abdication;  on  n'y  croyait  pas.  Cette  idée  n'était  pas 
seulement  pour  le  roi  un  moyen  de  résistance  et  de  dignité  person- 
nelle fort  opposé  à  la  passion  de  pouvoir  personnel  qu'on  lui  prê- 
tait; il  croyait,  trompé  en  cela,  comme  nous  tous,  par  la  confiance 
qu'il  avait  dans  le  gouvernement  représentatif,  il  croyait  que  ce  se- 


LES   CRISES   DU    POUVOIR    PERSONNEL.  3/9 

rait  un  expédient  de  gouvernement,  et  que  dans  un  moment  d'agi- 
tation le  roi  pourrait  abdiquer,  sans  que  la  royaulé  abdiquât  avec 
lui. 

Les  paroles  de  M.  Roy,  quoique  fort  bien  écoutées  par  le  roi 
Charles  X,  ne  le  persuadèrent  pas.  Je  me  souviens  que  je  vis  M.  Roy 
le  jour  de  son  départ  du  ministère,  et  qu'il  me  raconta  son  dernier 
entretien  avec  Charles  X.  M.  le  comte  Roy  avait  toutes  les  grandes 
qualités  d'un  bon  ministre  des  finances;  il  était  un  homme  d'affaires 
consommé  plutôt  qu'un  orateur  et  un  homme  de  lettres,  quoiqu'il 
fût  très  lettré  et  qu'il  aimât  les  lettres,  comme  tous  les  hommes  du 
XVIII''  siècle.  Ce  jour-là,  en  me  racontant  cette  conversation,  il  fut 
vraiment  éloquent  et  touchant.  Le  pressentiment  de  la  chute  inévi- 
table de  la  monarchie,  qu'il  aimait  sans  fanatisme,  mais  qu'il  ai- 
mait sincèrement  comme  le  régime  qui  avait  ajouté  à  sa  capacité  et 
à  sa  fortune  les  honneurs  mérités  du  pouvoir,  seule  chose  qu'il  eût 
à  souhaiter,  ce  pressentiment  donnait  à  ses  paroles  une  émotion 
et  une  gravité  singulières.  Il  croyait  qu'il  avait  un  instant  ému 
Charles  X,  et  il  avait  raison.  11  l'émut  assez  pour  le  persuader  de 
la  sincérité  de  ses  appréhensions,  pas  assez  pour  le  convaincre  de 
la  vérité  du  danger,  ou  pour  le  faire  douter  de  la  nécessité  de  le 
braver. 

Kon-seulement  c'était  en  vain  que  les  plus  fidèles  serviteurs  de 
la  royauté  constitutionnelle  avertissaient  le  roi  Charles  X;  c'était  en 
vain  aussi  que  les  chefs  du  parti  libéral  avaient  réussi  à  retenir  et 
à  contenir  l'esprit  révolutionnaire.  La  France  se  refusait  tant  qu'elle 
le  pouvait  à  faire  la  révolution  vers  laquelle  la  poussait  le  zèle  ir- 
réfléchi de  l'esprit  contre -révolutionnaire.  Elle  s'en  sentait  ca- 
pable, mais  elle  s'en  sentait  aussi  effrayée.  Elle  laissait  sagement 
reposer  ses  armes,  et  elle  demandait  au  roi  Charles  X  qu'aucune 
attaque  imprudente  ne  vînt  la  forcer  à  les  saisir  pour  se  défendre. 
Les  républicains  eux-mêmes  et  les  anciens  conspirateurs  des  socié- 
tés secrètes,  MM.  Bastide  et  Boinvilllers  (ce  dernier  est  aujourd'hui 
sénateur),  convenaient  dans  les  séances  du  comité  Aide-toi,  le  ciel 
t'aidera  «  que  le  sort  du  roi  était  entre  ses  mains,  et  que,  s'il  res- 
tait fidèle  à  la  charte,  toute  insurrection,  toute  conspiration,  se- 
raient folles;  mais  en  même  temps  ils  croyaient  que  la  charte  un 
jour  ou  l'autre  serait  violée,  et  qu'alors  les  discours  et  les  brochures 
légales  devraient  faire  place  aux  coups  de  fusil  (1).  » 

Cette  pensée  de  l'inévitable  et  énergique  résistance  du  pays  en 
cas  de  coup  d'état,  et  d'une  résistance, qui  irait  au-delà  de  la  simple 
défense,  était  alors  dans  tous  les  esprits,  les  plus  ardens  comme 
les  plus  modérés.  Je  trouve  à  ce  sujet  dans  le  Journal  des  Débats 

(1)  Histoire  du  Gouvernement  parlementaire,  t.  IX,  p.  4G0. 


380  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

du  2li  juillet  1830,  c'est-à-dire  la  veille  même  du  coup  d'état,  des 
paroles  tristement  prophétiques.  Les  journaux  du  ministère  prê- 
chaient chaque  jour  la  nécessité  du  coup  d'état,  et  alors,  chaque 
jour  aussi  voyant  plus  clairement  l'avenir,  le  Journal  des  Débats 
disait  le  2Zi  juillet  :  «  Un  coup  d'état  est  nécessaire,  crient  nos  ad- 
versaires, parce  que  la  royauté  est  aujourd'hui  face  à  face  avec  la 
révolution.  II  est  faux,  à  l'heure  encore  où  nous  parlons,  que  la 
royauté  soit  face  à  face  avec  la  révolution;  mais  demain,  s'il  y  a  un 
coup  d'état,  cela  sera  vrai!  C'est  la  charte  qui  les  sépare;  ôtez-la, 
les  deux  ennemis  sont  en  présence.  Oui,  ôtez  la  charte,  il  n'y  a 
plus  de  restauration;  il  n'y  a  plus  que  la  révolution  et  la  contre-ré- 
volution; nous  reculons  de  plus  de  trente  ans  :  la  contre-révolution 
se  retrouve  en  Vendée  et  dans  le  camp  de  Condé,  la  révolution  à 
Jemmapes  et  à  Fleurus,  chacune  avec  sa  force,  et  Dieu  et  les  ba- 
tailles pour  arbitres.  »  Le  lendemain  en  effet,  c'est-à-dire  le  25  juil- 
let, cette  barrière  qui  séparait  les  deux  vieux  ennemis  et  qui  sus- 
pendait les  événemens,  était  brisée  par  les  ordonnances,  et  il  lïy 
avait  plus  de  restauralionl 

La  révolution  de  1830  a  donc  eu  ce  doubje  caractère  qui  fait  son 
honneur  :  elle  a  été  à  la  fois  la  plus  facile  à  éviter  des  révolutions, 
puisque  la  France  ne  voulait  pas  la  commencer,  et  elle  a  été  aussi 
la  plus  inévitable,  une  fois  la  lutte  engagée  par  la  royauté,  puisque 
la  France  ne  voulait  pas  abandonner  ses  droits.  «  Deux  sentimens 
également  dénués  de  tout  motif  sérieux  et  légitime,  dit  M.  Guizot 
dans  la  nouvelle  préface  de  ses  Mélanges  historiques  et  politiques^ 
dominaient  l'âme  du  roi  Charles  X  :  la  peur  de  la  révolution  et  la 
routine  de  l'ancienne  royauté;  il  se  croyait  en  face  des  dangers  de 
1792  et  en  droit  d'user  du  pouvoir  personnel  de  ses  ancêtres.  L'une 
et  l'autre  de  ces  convictions  étaient  profondément  inintelligentes  et 
hors  de  propos.  Malgré  les  menaces  et  les  violences  de  la  faction 
révolutionnaire,  tout  ce  qui  s'était  passé  depuis  1815  prouvait  que 
la  restauration  constitutionnelle  n'avait  rien  de  définitif  à  redouter 
de  la  révolution.  Malgré  les  velléités  et  les  fautes  du  gouvernement 
royal  durant  la  même  époque,  la  même  histoire  prouvait  que  la 
France  nouvelle  n'avait  rien  de  sérieux  à  craindre  de  la  restaura- 
tion. La  restauration  et  la  France  nouvelle  s'étaient  l'une  et  l'autre 
bien  défendues  et  maintenues.  La  chambre  qui  avait  voté  l'adresse 
des  221  et  celle  qui  fut  élue  pour  lui  succéder  étaient  l'une  et 
l'autre  sincèrement  royalistes  aussi  bien  que  constitutionnelles,  et 
toute  tentative  révolutionnaire  ou  contre-révolutionnaire  y  eût  été 
fortement  réprimée.  Les  ordonnances  du  2/i  juillet  1830  furent  un 
acte  absolument  gratuit,  suscité  par  les  alarmes  frivoles  et  la  su- 
perstition du  pouvoir  personnel,  qui  régnaient  dans  l'âme  du  roi 
Charles  X,  non  par  aucun  vrai  danger  de  la  royauté  et  de  l'état.  » 


LES    CRISES    DU    POUVOIR    PERSONNEL.  3S1 

III. 

J'arrive  à  la  troisième  crise  du  gouvernement  personnel,  c'est-à- 
dire  à  I8/18,  et  ici  je  rencontre  la  mémoire  d'un  prince  que  j'ai 
toujours  aimé  et  respecté,  le  roi  Louis-Philippe.  Est-ce  l'infatuation 
du  gouvernement  personnel  qui  a  causé  la  chute  du  roi  Louis-Phi- 
lippe, comme  elle  a  causé  la  chute  de  Napoléon  I"  et  de  Charles  X, 
ou  bien  faut-il  plaindre  ce  prince  comme  une  victime  des  préjugés 
populaires?  Je  dirai  très  franchement  ce  que  je  pense  à  ce  sujet; 
mais  je  veux  et  je  dois  d'abord  faire  une  réflexion.  Il  n'est  pas  dif- 
ficile de  reconnaître  dans  Napoléon  P""  et  dans  Charles  X  les  carac- 
tères du  gouvernement  personnel,  quelle  que  soit  la  différence  des 
deux  princes.  Ils  ont  tous  deux  la  conviction  qu'ils  peuvent  légiti- 
mement agir  en  dictateurs,  l'un  en  vertu  de  son  génie,  en  vertu 

Du  droit  qu'un  esprit  vaste  et  ferme  en  ses  desseins 
A  sur  l'esprit  grossier  des  vulgaires  humains , 

Pautre  en  vertu  des  droits  héréditaires  de  sa  race.  Leurs  actions 
sont  conformes  à  leurs  pensées.  Je  ne  parle  pas  pour  Napoléon  I"' 
de  Pusurpation  primitive  du  18  brumaire.  La  France  en  avait  pris 
son  parti,  avec  cette  condition  pourtant  que  le  pouvoir  serait  exercé 
avec  la  sagesse  du  consulat,  c'est-à-dire,  au  dehors,  dans  Pes- 
prit  des  traités  de  Lunéville  et  d'Amiens,  en  procurant  par  la  vic- 
toire la  prépondérance  pacifique  de  la  France,  au  dedans  par  une 
autorité  intelligente  et  modérée  qui  permettrait  à  M'""  de  Staël, 
à  M.  de  Chateaubriand,  à  M.  Benjamin  Constant,  d'ouvrir,  par  la 
liberté  et  l'élévation  de  la  pensée,  l'ère  philosophique  et  littéraire 
du  xix''  siècle,  sinon  Père  politique.  On  sait  comment  l'empire  ob- 
serva ces  conditions  tacites,  et  comment  en  1813,  quand  la  France 
demanda  à  être  un  peu  plus  libre  au  dedans,  afin  de  pouvoir  être 
plus  forte  au  dehors,  l'empereur  congédia  avec  colère  le  corps  lé- 
gislatif comme  s'occupant  de  choses  qui  ne  le  regardaient  pas.  Ce 
sont  là  des  actes  de  gouvernement  personnel,  des  actes  dictatoriaux 
qui  sont  éclatans,  manifestes,  et  que  le  malheur  public  a  gravés  en 
traits  ineffaçables  dans  la  mémoire  des  hommes. 

L'infatuation  du  gouvernement  personnel  n'a  pas  été  moins  grande 
dans  le  roi  Charles  X,  et  n'a  pas  éclaté  par  des  actes  dictatoriaux 
moins  manifestes,  moins  douloureusement  historiques,  et  surtout, 
comme  le  dit  avec  raison  M.  Guizot,  par  des  actes  dictatoriaux 
moins  provoqués  et  plus  gratuits.  Si  Pempereur  Napoléon  I"  eût 
abjuré  en  1813  le  gouvernement  personnel,  il  sauvait  peut-être  la 
France  de  l'invasion  et  sa  dynastie  de  la  déchéance;  mais  il  abju- 
rait en  quelque  sorte  toute  sa  vie.  Le  roi  Charles  X  au  contraire 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'avait  pas  été  élevé  et  n'avait  pas  vécu  en  dictateur.  Le  gouver- 
nement personnel  n'était  pour  lui  qu'une  théorie,  héréditaire,  il  est 
vrai,  de  telle  sorte  qu'il  eût  cru  abjurer  sa  famille  s'il  eût  cédé  à  ce 
qu'il  appelait  la  révolution.  La  restauration,  dès  1814,  avait  par  la 
charte  abjuré  solennellement  la  théorie  du  gouvernement  person- 
nel héréditaire,  et  Charles  X  lui-même,  le  ih  avril  181/i,  acceptant 
les  articles  fondamentaux  de  la  constitution  du  sénat,  disait  à  M.  de 
Yitrolles  après  la  séance  :  «  Eh  bien  !  voilà  les  engagemens  pris;  il 
faut  les  accepter  franchement  et  les  accomplir  dans  toutes  leurs 
conséquences  et  sans  arrière-pensée  ;  ensuite  l'expérience  nous  ap- 
prendra si  c'est  ainsi  qu'on  peut  assurer  le  bien  du  pays  (1).  »  Mal- 
gré la  réserve  exprimée  par  les  dernières  paroles  et  qui  contient  la 
pensée  éventuelle  des  ordonnances  dictatoriales  du  25  juillet  1830, 
il  n'y  a  rien  là  d'un  dictateur.  Ce  sont  donc  les  docteurs  du  parti 
royaliste,  c'est  la  fatale  controverse  des  journaux  légitimistes  de 
1829,  qui  rappelèrent  à  Charles  X  la  théorie  qu'il  avait  un  instant  ou- 
bliée. Il  s'en  ressaisit  comme  d'un  dogme  de  famille,  et  il  se  perdit 
en  mettant  ce  dogme  en  action,  sans  à- propos,  sans  nécessité,  con- 
seillé par  des  ministres  que  M.  le  duc  de  Fitz-James,  en  prêtant 
serment  à  la  royauté  de  1830,  traitait  de  «  ministres  imbéciles 
encore  plus  que  perfides  (2).  »  Par  les  ordonnances  de  juillet, 
Charles  X  prenait  la  dictature,  au  nom  de  la  contre-révolution.  C'est 
donc  bien  sur  un  acte  de  dictature  qu'il  est  tombé. 

Je  reviens  maintenant  à  la  chute  du  roi  Louis-Philippe  en  18A8. 
Sur  quoi  est-il  tombé?  Est-ce  sur  un  acte  de  dictature?  est-ce  par 
infatuation  du  gouvernement  personnel?  est-ce  par  obstination  à  le 
garder  ou  par  ambition  de  le  prendre?  Le  garder!  il  ne  l'avait  pas. 
L'empereur  [Napoléon  P'  l'avait  et  se  refusait  à  le  modérer,  malgré 
le  conseil  des  événemens  et  les  instances  patriotiques  du  corps 
législatif.  Prendre  le  gouvernement  personnel!  le  roi  Louis -Phi- 
lippe a-t-il  fait  pour  cela  des  ordonnances  de  juillet,  comme  le  roi 
Charles  X?  Non.  A-t-il  voulu  conserver  ses  ministres  malgré  la  ma- 
jorité de  la  chambre  des  députés,  comme  faisait  le  roi  Charles  X 
pour  M.  de  Pohgnac?  Non.  Il  n'y  a  donc  eu  de  la  part  du  roi  Louis- 
Philippe  aucun  acte  de  dictature,  aucun  acte  contraire  à  la  charte 
de  1830.  On  peut  le  soupçonner  d'avoir  eu  du  goût  pour  le  gouver- 
nement personnel,  on  peut  lui  faire  un  procès  de  tendance;  on  peut 
croire  qu'avec  l'esprit  et  l'expérience  qu'il  avait,  il  se  sentait  fait 
pour  quelque  chose  de  mieux  que  pour  régner  sans  agir,  comme 
un  saint  qu'on  vénère  dans  sa  niche.  Il  savait  quelle  était  sa  res- 
ponsabilité réelle  en  dépit  de  son  inviolabilité  légale,  et  eût-il  voulu 

(1)  Histoire  du  Gouvernement  parlementaire^  par  M.  Duvergier  de  Hauranne,  t.  II, 
p.  116. 

(2)  Séance  de  la  chambre  des  pairs,  10  août  1830. 


LES    CRISES    DU    POUVOIR    PERSONNEL.  383 

ignorer  sa  responsabilité,  les  assassins  sortant  chaque  année  des 
sociétés  secrètes  l'en  avertissaient  par  leurs  attentats;  mais  ce  goût 
d'avoir  sa  part  au  gouvernement  de  son  pays,  ce  goût  qu'il  tenait 
de  sa  nature  et  des  épreuves  de  sa  vie,  il  le  renfermait  soigneu- 
sement dans  le  cercle  de  la  charte  de  1830,  purgée  des  ambiguïtés 
de  l'article  ih.  Jamais  roi  n'a  été  plus  fidèle  que  lui  à  la  procédure 
constitutionnelle.  Aussi,  quand  il  est  tombé,  la  procédure  constitu- 
tionnelle est  tombée  avec  lui. 

Les  détails  que  M.  Guizot  donne,  soit  dans  ses  Mémoires  soit 
dans  la  nouvelle  préface  de  ses  Mélanges,  sur  la  part  d'influence 
que  le  roi  Louis-Philippe  voulait  avoir  dans  son  gouvernement, 
sans  vouloir  jamais  changer  cette  influence  en  dictature  ou  en 
droit  au  gouvernement  personnel,  ces  détails  sont  très  curieux 
et  même  très  piquans.  «  Le  roi  Louis- Philippe,  dit-il  dans  sa 
nouvelle  préface,  a  quelquefois  fourni  lui-même  de  spécieux  pré- 
textes à  cette  idée,  qu'il  voulait  trop  dominer  et  qu'il  dominait 
trop  en  effet  dans  son  gouvernement.  La  patience  et  le  silence 
sont  souvent  d'utiles  et  convenables  habiletés  royales.  Le  roi  Louis- 
Philippe  n'en  faisait  pas  assez  d'usage.  11  avait  sur  toutes  choses 
une  surabondance  d'idées,  d'impressions,  de  velléités  qu'il  ne  pre- 
nait pas  assez  soin  de  contenir  et  pour  ainsi  dire  de  tamiser  assez 
sévèrement.  Il  se  laissait  trop  aller  à  manifester  soudainement, 
impatiemment,  son  avis  et  son  désir,  et  aussi  à  manifester  trop 
d'avis  et  de  désirs  dans  de  petites  affaires  qui  ne  méritaient  pas 
son  intervention.  11  était  de  plus  si  profondément  convaincu  de  la 
sagesse  de  la  politique  pacifique,  conservatrice  et  libérale  qu'il  pra- 
tiquait de  concert  avec  les  chambres,  il  croyait  le  succès  de  cette 
politique  si  important  pour  le  bien  du  pays,  qu'il  lui  en  coûtait  un 
peu  d'en  voir  attribuer  à  d'autres  le  mérite,  et  qu'il  ne  pouvait  se 
résoudre  à  n'en  pas  réclamer  hautement  sa  part.  Ce  désir  et  l'inta- 
rissable fécondité,  la  vivacité,  et  je  me  permettrai  de  dire  l'intem- 
pérance de  sa  conversation,  lui  donnaient  des  airs  d'ingérence  con- 
tinue et  de  prétention  exclusive  qui  dépassaient  quelquefois  les 
convenances  constitutionnelles.  Je  suis  convaincu  que  son  gendre, 
le  roi  Léopold,  infiniment  plus  réservé  dans  son  attitude  et  son  lan- 
gage, a  exercé  dans  le  gouvernement  de  la  Belgique,  au  dedans  et 
au  dehors,  plus  d'influence  personnelle  que  le  roi  Louis-Philippe 
dans  celui  de  la  France;  mais  l'un  en  évitait  avec  soin  l'apparence, 
tandis  que  l'autre  se  montrait  trop  souvent  préoccupé  de  la  crainte 
que  justice  ne  fût  pas  rendue  à  ses  desseins  et  à  ses  efforts.  » 

Je  ne  puis  pas  me  retenir  d'interrompre  cette  citation  par  une 
réflexion  que  n'auront  pas  manqué  de  faire  toutes  les  personnes 
qui,  de  près  ou  de  loin ,  ont  vu  et  ont  connu  le  roi  Louis-Philippe. 
l>ans  un  pays  comme  la  France,  où  l'on  réussit  autant  et  peut-être 


384  REVUE    DES    DEUX   MOT^DES. 

mieux  par  ses  défauts  que  par  ses  qualités,  le  roi  Louis-Philippe  a 
eu  ce  bizarre  malheur,  que  ni  ses  qualités  ni  ses  défauts  n'ont  eu  le 
succès  qu'ils  devaient  avoir.  Je  passe  condamnation  sur  ses  quali- 
tés. Il  respectait  profondément  la  vie  humaine,  il  aimait  la  paix,  il 
croyait  aux  droits  de  la  liberté,  et,  comme  dans  son  gouvernement 
il  préférait  pour  lui-même  l'influence  au  commandement  absolu,  il 
inclinait  à  employer  partout  le  raisonnement  plutôt  que  la  force. 
Sous  tous  ces  rapports,  il  était  essentiellement  un  homme  du 
xviii*  siècle.  Ce  sont  là  des  qualités  qui  peuvent  aider  au  bonheur 
des  peuples,  mais  ce  ne  sont  pas  les  qualités  saillantes  et  bruyantes 
qui  frappent  leur  imagination.  Laissons  donc  les  qualités  de  côté 
et  venons  aux  défauts.  C'est  là  surtout  que  je  trouve  le  roi  Louis- 
Philippe  malheureux;  il  avait  les  défauts  qui  pouvaient  le  rendre 
populaire,  on  lui  a  attribué  les  défauts  contraires.  Il  était  prodigue 
et  grand  dépensier;  on  a  dit  qu'il  était  avare ,  et  on  l'a  cru.  Pour- 
quoi cela?  Il  avait  le  goût  de  la  comptabilité  et  non  celui  de  l'éco- 
nomie. La  dépense  l'attirait  de  tous  les  côtés  et  lui  plaisait  :  fêtes, 
bâtimens,  jardins,  plantations  ;  mais  le  désordre  l'effrayait  et  le 
choquait.  11  fallait  que  les  comptes  fussent  bien  tenus,  les  devis 
bien  faits  et  les  mémoires  bien  réglés.  Son  exactitude  de  financier 
lui  cachait  à  lui-même  sa  prodigalité  et  surtout  la  cachait  au  pu- 
blic. C'était  là  le  mal,  M.  Guizot  parle  avec  raison  de  l'intarissable 
fécondité,  de  la  vivacité  et  même  de  l'intempérance  de  sa  conver- 
sation; on  en  a  fait  un  prince  qui  calculait  toutes  ses  paroles,  un  roi 
cauteleux  et  rusé.  Comme  il  parlait  beaucoup  et  se  démentait  quel- 
quefois, on  prenait  ses  démentis  pour  la  preuve  de  ses  faussetés. 
C'est  souvent  dans  le  monde  un  moyen  de  succès  d'être  imprudent 
en  paroles,  prompt  aux  épanchemens,  et  d'avoir  pourtant  beaucoup 
de  sagesse  et  de  mesure  dans  sa  conduite.  Une  sagesse  silencieuse 
et  réservée  inspire  la  défiance;  la  sagesse  du  roi  Louis-Philippe 
n'était  pas  de  ce  genre;  il  ne  trouvait  la  sienne  que  par  réflexion. 
Les  premiers  momens  appartenaient  à  l'expansion  et  à  l'impétuo- 
sité des  pensées  et  des  sentimens.  Ainsi  encadrée  dans  le  défaut 
contraire,  la  sagesse  du  roi  Louis-Philippe  aurait  dû  lui  réussir 
comme  elle  a  réussi  à  je  ne  sais  combien  de  personnes.  Malheureu- 
sement au  défaut  du  roi  Louis-Philippe,  c'est-à-dire  à  son  besoin 
d'expansion,  il  manquait  la  petite  dose  de  calcul  et  d'art  nécessaire 
aux  défauts  qui  veulent  réussir  ou  servir  au  succès  d'une  qua- 
lité dans  le  monde.  C'est  ainsi  que  dans  le  sujet  même  que  nous 
traitons,  c'est-à-dire  dans  le  goût  de  domination  qu'on  attribuait 
au  roi  Louis-Philippe,  ce  qu'il  disait  au  premier  moment  nuisait 
à  ce  qu'il  faisait  à  la  fin,  parce  que,  se  ravisant  à  mesure  qu'il 
parlait,  la  dernière  pensée  démentait  parfois  la  première,  et  on 
l'accusait  de  mensonge  quand  il  n'avait  fait  que  se  corriger.  Nous 


LES    CRISES    DU    POUVOIR    PERSONNEL.  385 

nous  étions  fait  da  roi  Louis-Philippe,  lorsqu'il  monta  sur  le  trône, 
l'idée  d'un  roi  méditant,  calculant  et  presque  conspirant,  l'idée  d'un 
Guillaume  d'Orange.  C'était  tout  le  contraire.  Le  contraste  de  sa  re- 
nommée et  de  son  caractère  a  fait  qu'il  n'a  profité  ni  de  ses  qualités 
ni  de  ses  défauts.  Le  témoignage  que  lui  rendent  peu  à  peu  devant 
l'histoire  ses  ministres  et  ses  conseillers,  tous  ceux  qui  l'ont  ap- 
proché, corrigera  l'erreur  des  contemporains.  Il  avait  beaucoup  de 
l'expansion  d'Henri  IV,  moins  la  gasconnade,  c'est-à-dire  la  petite 
dose  de  calcul  et  d'art  dont  a  besoin  cette  sorte  de  défaut  qu'il  faut 
montrer  au  monde  pour  plaire,  et  qu'il  faut  corriger  pour  réussir. 

«  J'avais  à  cœur,  dit  M.  Guizot,  dont  je  reprends  la  préface,  de 
marquer  nettement  la  profonde  différence  c[ui  existe  entre  l'idée 
inhérente  aux  mots  de  pouvoir  personnel  sous  le  premier  empire 
et  la  restauration  et  l'idée  contenue  dans  ces  mêmes  mots  sous  la 
monarchie  de  1830.  Aux  deux  premières  époques,  le  pouvoir  ab- 
solu était  déposé  en  principe  et  en  germe  dans  le  pouvoir  personnel 
réservé.  En  1830,  toute  idée  de  pouvoir  extra-légal  et  absolu  a  été 
extirpée  de  nos  institutions  (1),  et  les  mots  de  pouvoir  personnel 
n'ont  plus  impliqué  qu'une  question  de  mesure  et  de  répartition 
d'influence  dans  les  rapports  des  grands  pouvoirs  de  l'état.  Sur  ce 
dernier  point,  je  viens  de  rappeler  ce  qui  était,  à  mon  sens,  sous 
le  gouvernement  du  roi  Louis-Philippe,  la  vérité  et  le  droit.  Aujour- 
d'hui, sous  le  second  empire,  dans  l'état  actuel  des  faits  et  des  es- 
prits, les  deux  questions  ainsi  soulevées  de  1800  à  18A8  par  les 
mots  de  pouvoir  personnel  sont  mêlées  et  posées  ensemble;  d'une 
part,  au  fond,  on  reconnaît  la  nécessité  de  sortir  d'un  régime  ana- 
logue à  la  dictature  après  une  crise  révolutionnaire  et  de  rentrer 
dans  le  régime  de  la  liberté  active  et  de  l'influence  edicace  du  pays 
dans  son  gouvernement;  d'autre  part,  on  est  appelé  aussi  à  déter- 
miner quelles  doivent  être  l'attitude  et  l'influence  relatives  des 
grands  pouvoirs  de  l'état  dans  cette  situation  nouvelle,  c'est-à-dire 
sous  le  régime  de  la  liberté  active  et  efficace.  Grand  et  difficile  pro- 
blème dont  la  solution  exige  également  l'absolue  expulsion  du 
pouvoir  personnel  et  la  juste  répartition  des  droits  et  de  l'action 
constitutionnelle  entre  les  grands  pouvoirs  publics!  » 

En  faisant  l'importante  citation  qu'on  vient  de  lire,  je  ne  me  dis- 
simule pas  que  j'en  adopte,  par  cela  môme,  la  conclusion.  Non,  le 

(1)  Séance  du  3  août  1830.  Discours  de  BI.  le  duc  d'Orléans,  lieutenant-général  du 
royaunie.  —  «  Je  crois  devoir  appeler  dès  aujourd'hui  votre  attention  sur  l'organisation 
des  garde*  nationales,  sur  l'application  du  jury  aux  délits  de  la  presse,  sur  la  forme 
des  administrations  départementales  et  municipales,  et  avant  tout  sur  cet  article  14  de 
la  charte  qu'on  a  si  odieusement  interprété,  (Une  foule  de  voix  ;  Bravo!  très  bien!)  » 
—  Journal  des  Débats,  4  août  1830. 

TOME  LXXXII.  —   1869.  25 


386 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


roi  Louis-Philippe  n'a  pas  cherché  pendant  son  règne  à  excéder 
les  limites  du  pouvoir  monarchique  que  lui  attribuaient  les  institu- 
tions; il  n'a  pas  cherché  à  revenir,  en  fait,  sinon  en  droit,  à  l'ar- 
ticle lli  de  la  charte,  et  il  n'est  pas  tombé  du  trône  pour  avoir  es- 
sayé de  saisir  la  dictature.  Je  suis  tout  à  fait  de  l'avis  de  M.  Guizot 
sur  ce  point;  je  suis  aussi  tout  à  fait  de  son  avis  sur  la  réforme  qui 
est  en  train  de  se  faire  dans  les  institutions  actuelles,  et  sur  les 
conditions  de  cette  réforme;  il  faut  annuler  complètement  le  prin- 
cipe de  la  dictature,  il  faut  maintenir  soigneusement  le  principe  de 
la  monarchie.  On  a  compromis  le  principe  en  l'exagérant;  il  faut  le 
rétablir  en  le  modérant  et  en  le  dégageant  de  toute  alliance  avec 
la  dictature.  Je  me  laisserais  volontiers  aller  à  traiter  cette  question 
qu'a  si  bien  posée  M.  Guizot;  mais  il  y  a  là  une  autre  question  qui 
sort  inévitablement  de  la  conclusion  de  M.  Guizot.  Si  le  roi  Louis- 
Philippe  n'est  point  tombé  du  trône  pour  avoir  voulu  s'arroger  le 
gouvernement  personnel  et  pour  avoir  essayé  de  changer  la  monar- 
chie constitutionnelle  en  dictature,  pourquoi  donc  est-il  tombé  ?  Sa 
chute  n'est-elle  qu'une  erreur  populaire,  une  catastrophe  sans 
cause  et  sans  justice?  Le  pays  doit-il  ne  s'en  prendre  qu'à  lui- 
môme,  et  ne  doit-il  se  plaindre  que  de  lui-même,  s'il  a  perdu  de 
gaîté  de  cœur  la  monarchie  constitutionnelle,  qu'il  essaie  de  re- 
trouver aujourd'hui? 

Cette  question  arrive  inévitablement  après  les  réfi exions  de 
M.  Guizot.  Je  pourrais  dire  ici,  comme  le  font  encore  aujourd'hui 
et  comme  le  faisaient  surtout  beaucoup  de  personnes  dans  les  pre- 
miers temps  de  la  catastrophe  de  1848  :  c'est  la  faute  des  minis- 
tres; c'est  la  faute  de  M.  Guizot  lui-même.  Selon  moi,  il  y  a  d'autres 
coupables  que  les  ministres  de  ISàQ  et  18â7,  et  des  coupables  qui 
se  croient  fort  innocens  parce  qu'ils  ont  été  plus  ou  moins  victimes 
des  événemens  qu'ils  ont  causés.  J'accuse  sans  hésiter  la  majorité 
de  18/46  et  18ii7;  c'est  elle  qui  a  fait  le  mal  parce  qu'elle  ne  l'a 
pas  empêché  et  qu'elle  avait  le  pouvoir  et  par  conséquent  le  devoir 
de  l'empêcher.  Quand  en  18Zi6  et  18Zi7  les  amis  les  plus  fidèles 
du  roi  Louis-Philippe  et  de  sa  dynastie  le  pressaient  de  changer 
le  ministère  de  ISZiO,  le  roi  répondait  en  véritable  souverain  con- 
btituiionnel  qu'il  ne  savait  pas  ce  qu'on  lui  demandait,  que  son 
ministère  avait  la  majorité  dans  les  chambres,  qu'il  restait  dans  le 
cercle  de  la  procédure  parlementaire,  que,  s'il  en  sortait  en  faisant 
par  un  acte  de  volonté  individuelle  un  nouveau  cabinet,  il  tom- 
berait dans  l'abus  du  gouvernement  personnel;  si  la  majorité 
croyait  que  le  pays  voulait  un  nouveau  ministère,  elle  n'avait  qu'à 
le  signifier  par  ses  votes,  le  roi  céderait  alors  à  l'expression  des 
vœux  du  pays  représentés  par  les  votes  de  la  majorité  dans  la 


LES    CRISES   DU   POUVOIR    PERSONNEL.  387 

chambre.  Quand  le  roi  Louis-Philippe  parlait  ainsi,  il  citait  vo- 
lontiers le  vers  de  Yoltaire;  il  rappelait  le  dialogue  d'Omar  et  de 
Mahomet  : 

J'ai  devancé  ton  ordre. 

—  Il  eût  fallu  l'attendre. 

Le  roi  ne  voulait  pas  devancer  le  vote  de  la  majorité;  il  l'attendait. 

Les  majorités  font  trop  bon  marché  de  leurs  prérogatives,  de 
leurs  droits,  de  leurs  devoirs,  quand  elles  s'enchaînent  à  tel  ou  tel 
ministre,  quand  elles  abdiquent  leur  volonté  entre  ses  mains.  Elles 
se  croient  innocentes,  parce  qu'elles  sont  obéissantes;  c'est  leur 
obéissance  qui  fait  leur  faute.  Elles  sont  chargées  par  le  pays  de 
surveiller  la  marche  de  l'administration,  de  l'observer,  de  voir  si 
elle  suit  la  bonne  voie  ou  si  elle  entre  dans  la  mauvaise.  Le  jour  où 
l'administration  fait  fausse  route,  où  elle  se  détache  des  intérêts, 
des  pensées,  des  sentimens  du  pays,  le  jour  où  l'administration  de- 
vient une  coterie  de  cour  ou  de  bureau  au  lieu  d'être  un  vrai  gou- 
vernement, ce  jour-là  les  majorités  doivent  se  détacher  des  minis- 
tres. Il  est  honorable  et  utile  de  se  détacher  des  ministres  avant 
leur  chute;  s'en  détacher  après  est  le  fait  des  petits  esprits  et  de 
cœurs  encore  plus  petits.  Vous  avez  obéi  aux  événemens,  il  fallait 
les  diriger;  vous  avez  suivi  la  destinée,  il  fallait  la  faire. 

Je  sais  bien  quelle  est  la  réponse  des  majorités,  de  celle  de"1868 
comme  de  celle  de  ISlil  :  c'est  aux  ministres,  qui  voient  les  choses 
de  plus  haut  et  de  plus  loin,  qu'il  appartient  de  sauver  rétat,',même 
par  leur  démission,  si  le  salut  de  l'état  la  demande.  —  Vous  en  par- 
lez bien  à  votre  aise,  dirai-je  aux  majorités.  Vous  voulez  que  Gurtius 
voie  le  gouffre  que  vous  ne  voyez  pas  vous-même  et  qu'il  s'y  jette 
vaillamment.  Vous  demandez  aux  ministres  une  clairvoyance  trop 
difficile,  une  clairvoyance  contraire  à  leur  intérêt,  à  leur  situation, 
à  l'amour  naturel  du  pouvoir,  contraire  aux  intérêts  et  aux  conseils 
de  leurs  amis.  Je  vais  plus  loin  :  les  majorités,  toutes  les  majorités, 
sous  quelque  ministère  et  sous  quelque  règne  que  ce  soit,  voient  le 
péril  bien  mieux  que  ne  le  voient  les  ministres.  Ce  n'est  pas  la  clair- 
voyance qui  manque  aux  majorités,  c'est  l'indépendance,  c'est  la 
fermeté  d'esprit  et  de  cœur.  Elles  ont  toute  la  sagacité  qu'il  faut 
pour  prévenir  le  mal;  elles  n'ont  pas  le  courage  qu'il  faut  pour 
l'empêcher.  J'en  citerai  deux  exemples,  l'un  dans  le  présent,  l'autre 
dans  le  passé,  l'un  dans  la  majorité  de  M.  Rouher,  l'autre  dans  la 
majorité  de  M.  Guizot. 

Personne  assurément,  dans  la  majorité  de  la  chambre  de  1863, 
ne  voulait  l'expédition  du  Mexique,  et  j'hésite  à  croire  que  M.  Rouher 
la  voulût  lui-même  ;  mais  c'est  là  une  autre  question  que  je  n'ai  pas 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

besoin  de  traiter.  Personne  non  plus  dans  la  majoiité  ne  voulait  la 
guerre  d'Allemagne,  et  au  fond  le  corps  législatif  dut  être  le  pre- 
mier surpris  du  discours  d'Auxerre,  qui  encouragea  la  Prusse  à  tout 
oser,  puisque  ce  discours  déchirait  publiquement  les  traités  de  1815 
au  moment  où  ces  traités  devenaient  pour  nous  une  garantie  en 
Allemagne.  Personne  dans  la  majorité  ne  voulait  la  politique  oscil- 
latoire qui  a  semblé  d'abord  abandonner  Piome  à  l'Italie  pour  la 
lui  retirer  ensuite  violemment,  sans  savoir  si  elle  ne  la  lui  aban- 
donnera pas  une  autre  fois.  D'où  vient  que  la  majorité,  voyant  le 
bien,  a  fait  le  mal?  Est-ce  la  passion  qui  l'a  poussée  au  mal?  Non. 
Est-ce  la  clairvoyance  qui  lui  a  manqué?  Non,  certes!  Elle  n'a  pas 
osé  se  détacher  du  ministre  et  de  T empereur,  elle  a  suivi  le  maître 
qu'elle  désapprouvait.  Elle  ne  s'est  trompée  sur  rien,  et  elle  a  fait 
comme  si,  à  l'instar  du  gouvernement,  elle  s'était  trompée  sur  tout. 
Est-elle  responsable  de  tout  ce  qu'elle  a  fait  ou  laissé  faire?  Oui, 
assurément,  et  pour  que  la  sanction  de  cette  responsabilité  de  la 
majorité  de  1863  fût  plus  grande  ou  plus  significative,  c'est  M.  Piou- 
herMui-même  qui  a  expliqué  hardiment  à  la  majorité,  l'histoire  ne 
l'oubliera  pas,  que  dans  l'expédition  du  Mexique  le  gouvernement 
n'avait  pas  agi  en  dehors  de  la  chambre,  comme  le  disait  l'opposi- 
tion. Le  gouvernement  avait  tout  communiqué  à  la  chambre,  et  la 
chambré  avait  consacré  par  ses  votes  tout  ce  qu'avait  fait  le  gou- 
vernement, de  telle  sorte  que  la  majorité  a  appris  de  la  bouche  de 
M.  Rouher  qu'elle  était  responsable,  non-seulement  de  tout  l'argent 
dépensé,  mais  aussi,  ce  qui  est  bien  pis,  de  tout  le  sang  versé  :  ter- 
rible démonstration  de  cette  vérité,  que  Pobéissance  des  majorités 
ne  fait  leur  innocence  ni  devant  le  pays,  ni  devant  Fhistoire. 

Il  n'y  a  eu  dans  l'attitude  de  la  majorité  de  l8Zi6  et  18/i7  rien 
qui  ressemble  aux  désastreuses  obéissances  de  la  majorité  de  1SG3. 
Ce  qui  fait  surtout  la  différence,  c'est  que  toutes  les  mesures  qu'a 
consacrées  la  complaisance  de  la  chambre  de  1863,  le  Mexique,  la 
guerre  d'Allemagne,  la  question  italienne,  touchaient  à  la  situation 
de  la  France  en  Europe,  et  en  Amérique,  et  la  modifiaient  profondé- 
ment, tandis  que  les  mesures  débattues  en  18^7  entre  le  ministère 
et  l'opposition  ne  concernaient  que  l'état  intérieur  de  la  France.  11 
n'y  avait  donc';pas  de  périls  pour  nous  sur  nos  frontières;  dans  les 
débats  de  ce  temps,  il  n'y  avait  de  dangers  que  pour  le  ministère,  il 
n'y  en  avait'; point  pour  Pétat,  point  même  d'abord  pour  le  gou- 
vernement. M.  Guizot,  dans  le  huitième  volume  de  ses  Mémoires, 
définit  lui-même  la  situation  des  esprits  dans  la  chambre  d'une 
manière  que  je  trouve  exacte,  plutôt  affaiblie  qu'exagérée.  Dans 
Popposition,  à  ses  divers  degrés,  nous  demandions  certaines  ré- 
formes. Les  élections,  dit  M.  Guizot,  avaient  amené  dans  la  chambre 


LES    CRISES    DU    POUVOIR    PERSONiNEL.  389 

quelques  membres  nouveaux  qui,  pour  réussir  dans  leur  candida- 
ture, s'étaient  présentés  à  la  fois  connue  conservateurs  et  comme 
réformateurs  et  qui  gardaient  dans  l'assemblée  cette  attitude  com- 
plexe et  flottante.  Quoique  peu  nombreux,  ce  petit  groupe,  qui  se 
donnait  le  nom  de  conservateur  progressiste,  était  remuant  et 
bruyant.  «  Non  pas  la  conviction,  mais  la  lassitude,  et  avec  la  las- 
situde quelque  inquiétude  gagnaient,  dans  les  rangs  de  la  majo- 
rité, quelques  esprits  modérés  et  prudens,  remarque  M.  Guizot  :  il 
n'y  avait,  disaient-ils,  point  de  bonnes  raisons  pour  réclamer  ces 
innovations;  mais  il  n'y  en  avait  pas  non  plus  de  bien  impérieuses 
pour  les  refuser  encore  longtemps.  On  pressentait  que  par  le  cours 
régulier  des  idées  et  des  faits,  elles  ne  tarderaient  pas  beaucoup  à 
obtenir  dans  la  chambre  et  dans  une  certaine  mesure  la  majorité.  » 

On  peut  affirmer  sans  se  tromper  que,  si  les  esprits  modérés  et 
prudens  de  la  majorité  parlaient  ainsi  aux  ministres  dans  leur  ca- 
binet, ils  parlaient  naturellement  avec  un  peu  plus  d'ouverture  aux 
membres  de  l'oppositioa  qu'ils  savaient  affectionnés  à  la  monarchie 
et  à  la  dynastie.  Quoi  qu'il  en  soit,  à  la  session  de  18^7,  la  ques- 
tion de  la  réforme  n'était  encore  qu'une  question  ministérielle,  et 
point  une  question  de  gouvernement.  Le  ciel  n'a  pas  voulu  qu'elle 
restât  dans  ces  limites  salutaires.  «  L'impatience  et  l'imprévoyance, 
poursuit  M.  Guizot,  ces  deux  fatales  maladies  de  tant  d'acteurs  po- 
litiques, gagnèrent  les  deux  oppositions,  qui,  dans  des  desseins  très 
divers,  attaquaient  de  concert  le  cabinet  et  le  parti  conservateur.  » 
A  ces  deux  maladies  de  l'opposition,  je  me  permets  d'ajouter  une 
troisième  maladie,  qui  était  celle  du  ministère,  et  personne  ne  s'é- 
tonnera que,  dans  ces  souvenirs  où  chacun  fait  librement  la  con- 
fession du  parti  opposé,  je  me  rappelle  mieux  que  M.  Guizot  la  ma- 
ladie du  ministère.  Cette  maladie,  c'était  la  politique  conservatrice, 
le  nudiiticn  de  l'imité  du  jjarti  coiiscrvaieur  devenu  une  sorte  de 
pacte  cabalistique,  une  sorte  de  religion  dont  M.  Guizot  était  le 
grand -prêtre. 

Ce  sont  les  maladies  que  je  viens  de  citer,  l'impatience  et  l'im- 
j)révoyance  des  deux  oppositions,  la  fermeté  quasi-sacerdotale  du 
ministère,  de  plus  la  docilité  malavisée  de  la  majorité  de  18/i7 
l'emportant  sur  sa  clairvoyance,  ce  sont  ces  maladies  politiques  et 
non  l'usurpation  du  pouvoir  personnel  par  le  roi  Louis-Philippe  qui 
ont  amené  la  catastrophe  de  18/i8.  J'en  tire  cette  conclusion  :  les 
réformes  sont  faites  pour  préserver  les  peuples  des  révolutions;  les 
tiers-partis  sont  faits  pour  procurer  les  réformes  en  préservant  les 
gouvernemens  du  danger  des  ministres  immuables  et  des  adversaires 
irréconciliables. 

Saint-Marc  Girardin. 


LES    ECOLES 


DES 


1^     i^ViX 


Après  avoir  essayé  de  nous  rendre  compte  de  la  façon  dont  les 
différens  pays  de  l'Europe  s'eiïorcent  de  prendre  rang  dans  l'art 
industriel  (1),  il  n'est  pas  hors  de  propos  de  rechercher  quel  est  le 
résultat  de  la  lutte  sur  un  autre  terrain  où  les  succès  sont  de  consta- 
tation plus  délicate,  mais  ne  sont  guère  moins  chaudement  disputés. 
Il  s'agit  de  ce  champ  de  bataille  pacifique  de  l'art,  véritable  champ 
d'honneur  sur  lequel  viennent  se  mesurer  les  peuples  qui  croient 
avoir  des  droits  à  se  dire  les  maîtres  du  progrès  et  de  la  civilisa- 
tion. Les  difierens  états  font  de  l'enseignement  des  beaux-arts 
l'objet  d'une  vive  sollicitude,  et  en  cela  ils  sont  bien  inspirés.  On 
sait  quels  furent  dans  l'antiquité  les  prodigieux  efforts  des  Athé- 
niens pour  l'emporter  en  fait  d'art  sur  leurs  rivaux.  Ce  n'est  point 
pour  une  stérile  satisfaction  de  vanité  que  cette  république  libre 
et  triomphante  sacrifiait  toutes  ses  ressources,  plus  que  ses  res- 
sources, puisqu'elle  y  employait  trois  fois  son  revenu  annuel,  à 
élever  ce  Parthénon,  temple  de  la  vierge-déesse  en  qui  se  person- 
nifiaient la  sagesse  et  l'activité  humaines.  Périclès  savait  bien  que 
cette  œuvre,  qui  résumait  l'architecture,  la  sculpture  et  la  peinture 
de  son  siècle,  assurait  pour  longtemps  aux  siens  une  supériorité  de 
puissance,  un  privilège  de  richesse.  L'art  est  une  source  pure  placée 
sur  un  plateau  élevé  et  qui  féconde  en  descendant  par  une  pente 
naturelle  toutes  les  productions  de  l'industrie.  Athènes,  qui  n'a- 
vait ni  prairies,  ni  forêts,  ni  i3lé,  Athènes  avec  les  profits  de  ses 
manufactures,  les  premières  du  monde,  de  ses  ateliers,  d'où  sor- 

(1)  Voyez  la  Revue  des  U"  septembre  et  15  octobre  18C8. 


LES  ÉCOLES  DES  BEAUX-ARTS  EN  EUROPE.  391 

lit  un  peuple  de  statues,  put  nourrir  /iOO,000  esclaves  et  50,000  ci- 
toyens. Ses  œuvres  étaient  demandées  non-seuleraent  dans  ses  co- 
lonies, mais  partout  où  quelque  besoin  de  luxe  et  de  recherche  dans 
la  vie  se  faisait  sentir.  Voyons  par  quelles  institutions  ceux  qui 
aiment  à  se  nommer  les  Athéniens  modernes  tâchent  d'imiter  ces 
lointains  devanciers. 


I. 

Il  existe  en  France  un  certain  nombre  d'écoles  supérieures  dont 
le  passé  est  des  plus  honorables.  Celles  de  Dijon  et  de  Lyon  conser- 
vent une  réputation  déjà  ancienne.  Dijon  revendique  plusieurs  de 
nos  gloires.  Son  école  gratuite,  fondée  par  un  artiste  savant,  De- 
vosge  père,  développa  les  dispositions  de  Pierre-Paul  Prudhon,  ce 
treizième  enfant  d'un  maître  maçon  de  Cluny.  Prudhon  ne  la  quitta 
que  pour  aller  étudier  à  Piome,  lui  qui  fut  toujours  si  peu  italien, 
après  avoir  remporté  le  prix  de  peinture  établi  par  les  états  de  Bour- 
gogne. Elle  a  également  formé  le  statuaire  François  Rude,  qui  devait 
illustrer  sa  province  et  son  pays  en  sculptant  ce  bas-relief  animé 
d'un  souffle  héroïque  où  les  pierres  semblent  se  lever  comme  des 
soldats  pour  marcher  à  la  voix  de  la  femme  ailée  qui  les  appelle. 
L'école  de  Lyon  est  fière  d'Hippolyte  Flandrin,  le  peintre  austère 
qui  redonna  chez  nous  un  instant  d'éclat  à  la  peinture  religieuse. 
Marseille,  Bordeaux,  Rouen,  Besançon,  Toulouse,  Lille,  Montpel- 
lier, ont  aussi  des  écoles  d'art  qui,  dans  leur  sphère  modeste,  ren- 
dent de  grands  services.  A  une  époque  où  toute  chaleur  semble 
s'éteindre  aux  extrémités,  elles  gardent  en  divers  points  de  la  France 
des  foyers  qui  suffisent  à  réchauffer  et  à  développer  tous  les  germes 
de  talent.  C'est  à  Paris  toutefois,  à  Paris  seulement,  que  les  ar- 
tistes trouvent  réunis  les  moyens  les  plus  précieux  d'enseignement 
supérieur.  C'est  à  l'École  des  Beaux-Arts  que  se  complètent  les 
études  de  ceux  qui  ont  résolu  de  pousser  aussi  loin  que  possible 
leur  éducation. 

L'École  des  Beaux-Arts,  bien  qu'administrée  par  l'état,  est  à  peu 
de  chose  près  une  école  libre.  On  y  entre  sans  examen,  on  y  passe 
le  temps  qu'on  veut.  Le  cercle  des  études  n'est  pas  forcément  par- 
couru en  un  nombre  fixe  d'années,  comme  cela  se  pratique  dans 
la  plupart  des  établissemens  publics  d'instruction.  11  suffit,  pour 
faire  partie  d'un  des  ateliers  qu'elle  renferme,  d'être  agréé  par  le 
professeur  qui  le  dirige.  Celui-ci  est  seul  juge  des  études  anté- 
rieures et  des  aptitudes  du  candidat.  11  peut  également  faire  inter- 
dire son  atelier  aux  élèves  dont  il  aurait  à  se  plaindre  ou  qu'il  trou- 
verait impropres  à  tirer  parti  de  son  enseignement;  mais  rien 
n'empêche  les  jeunes  gens  ainsi  exclus  de  se  faire  inscrire  à  l'ate- 


392  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lier  voisin.  Ainsi  se  concilient  par  une  bienveillance  sincère  et  rai- 
sonnée  les  droits  de  l'élève  et  l'évidente  nécessité  de  décourager 
certaines  fausses  vocations.  L'école  ne  possède  d'ateliers  d'étude 
toujours  ouverts  que  depuis  le  décret  de  1863,  qui  l'a  réorganisée 
sur  de  nouvelles  bases.  Avant  cette  date,  les  jeunes  gens  reçus 
comme  élèves  y  venaient  entendre  des  leçons,  prendre  part  à  divers 
concours,  travailler  d'après  l'antique  ou  le  modèle  vivant  sous  les 
yeux  de  membres  de  l'Institut  qui  se  relayaient  pour  examiner  leurs 
travaux  et  leur  donner  des  conseils.  Ces  séances  n'étaient  pas  sui- 
vies avec  beaucoup  d'assiduité.  Il  n'y  avait  là  rien  de  comparable  à 
ces  ateliers  où  un  groupe  de  jeunes  gens  vit  dans  la  même  atmo- 
sphère d'idées,  de  traditions,  de  recherches.  Pour  en  trouver  de 
pareils,  il  fallait  aller  en  dehors  de  l'école,  à  ces  ateliers  libres  dont  il 
est  impossible  de  ne  point  parler  dans  une  étude  sur  l'enseignement 
des  beaux-arts.  C'étaient  simplement  des  réunions  de  jeunes  gens 
se  rassemblant  dans  un  local  loué  par  eux  pour  faire  de  la  peinture, 
de  la  sculpture  ou  de  l'architecture  sous  la  direction  d'un  maître 
qu'ils  s'étaient  choisi  et  qui  ne  relevait  pas  de  l'état.  Si  l'on  en  croit 
les  romanciers,  il  n'est  pas  de  plaisans  tours  que  ces  élèves  ne  se 
permissent  à  l'égard  des  nouveau-venus,  des  bourgeois  et  des  voi- 
sins. La  gaîté  et  la  licence  qui  régnaient  dans  ces  foyers  d'études 
ont  été  fort  exagérées.  Ce  qui  est  hors  de  discussion,  ce  sont  les 
éminens  services  qu'ils  ont  rendus  et  que  les  admirateurs  de  l'or- 
ganisation récente  semblent  trop  portés  à  oublier.  Tel  des  ateliers 
du  siècle  dernier,  celui  de  David  par  exemple,  exerça  une  influence 
décisive  sur  la  marche  de  l'art.  L'atelier  de  Guérin  eut  cette  fortune 
étonnante  qu'on  en  vit  sortir  trois  des  plus  grands  artistes  de  notre 
temps.  C'est  là  que  se  préparèrent  à  la  lutte  des  hommes  qui  allaient 
bravement  se  frayer  à  eux-mêmes  et  frayer  à  leurs  successeurs  une 
route  encore  inconnue.  L'auteur  de  la  Bataille  dEylau  et  des  Pesti- 
férés de  Jaffa,  Gros,  chez  lequel  se  montre  déjà  une  sorte  d'impa- 
tience virile,  un  besoin  inquiet  d'émancipation,  Géricault,  qui  n'eut 
que  le  temps  d'affirmer  son  génie  sur  quelques  toiles  après  avoir 
échappé  violemment  à  la  règle,  et  qui  mourut  jeune  et  glorieux 
sans  avoir  dit  son  dernier  mot,  Delacroix,  à  qui  était  réservée  une 
carrière  plus  longue,  illustrée  par  tant  d'œuvres  puissantes  et  iné- 
gales, avec  tant  de  vicissitudes  de  combats,  d'échecs,  de  déceptions 
et  de  triomphes,  —  ces  trois  représentans  des  tendances  modernes 
ont  appartenu  à  l'atelier  de  Guérin.  L'éclat  de  ces  ateliers  libres  dé- 
pendait surtout  du  talent  de  l'artiste  qui  les  dirigeait;  ils  grandis- 
saient et  mouraient  avec  l'homme  qui  les  avait  fondés.  C'eût  été  le 
rôle  naturel  de  l'École  des  Beaux-Arts  de  mettre  la  continuité  de 
l'enseignement  à  l'abri  de  ces  vicissitudes  propres  aux  institutions 
privées.  Ce  rôle,  une  partie  du  public  trouvait  qu'elle  le  remplissait 


LES    ÉCOLES    DES    BEAUX-ARTS    EN    EUROPE.  393 

mal.  Dans  ses  salles  de  travail  et  ses  amphithéâtres,  il  n'y  avait 
point  contact  journalier  entre  le  professeur  et  le  disciple,  qui  était 
tenu  généralement  à  distance.  La  direction  des  études  était  en  outre 
accusée  de  laisser  percer  des  tendances  trop  exclusives.  L'adminis- 
tration supérieure  accueillit  cette  rumeur  avec  bienveillance,  et  s'en 
fit  elle-même  l'écho.  L'éducation  d'art,  disait-on,  sous  la  pression 
de  professeurs  membres  de  l'Institut,  était  partout  académique,  — 
on  entendait  par  là  surannée.  D'un  autre  côté,  le  séjour  des  ateliers 
libres  coûtait  cher;  plus  d'un  jeune  homme  bien  doué,  mais  pauvre, 
avait  dû  cesser  de  les  fréquenter.  Si  quelques  élèves  obtenaient,  par 
une  faveur  spéciale  de  leurs  camarades,  de  ne  pas  contribuer  à  l'en- 
tretien du  local,  au  paiement  des  modèles  et  du  professeur,  si  par 
l'indulgence  de  ce  dernier  ils  avaient  une  sorte  de  sauf-conduit  qui 
leur  assurait  momentanément  la  gratuité,  cela  ne  laissait  pas  de  lé- 
ser quelques  intérêts,  d'être  surtout  précaire  et  incertain.  Le  bien- 
fait même  avait  quelque  chose  de  pénible  et  de  blessant  pour  ceux 
qui  en  jouissaient.  Il  n'en  serait  pas  de  même,  ajoutait-on,  si  les 
frais  de  l'enseignement  étaient  supportés  par  le  budget.  Reste  à  sa- 
voir si  c'est  la  fonction  de  l'état  de  garantir  à  quelques-uns  le  bé- 
néfice d'un  enseignement  supérieur  quelconque.  Provisoirement  on 
a  tranché  cette  question  par  l'affirmative.  Nul  n'était  reçu  à  l'école, 
aux  termes  de  l'organisation  antérieure,  qu'après  avoir  subi  un  exa- 
men. 11  fallait  pour  y  entrer  fiiire  dans  un  délai  fixé  une  académie 
d'après  le  modèle  vivant.  Quelques-uns  de  ceux  qui  devaient  hono- 
rer l'art  contemporain  ont  échoué  à  cette  épreuve.  Une  légende  qui 
court  les  ateliers,  et  qui  paraît  s'appuyer  sur  des  faits  réels,  assure 
que  Delacroix  et  Flandrin  n'y  réussirent  pas  du  premier  coup.  Ces 
exclusions  n'auraient  plus  lieu  aujourd'hui;  les  conditions  d'admis- 
sion sont  profondément  modifiées.  Pourvu  qu'il  se  trouve  dans  les 
limites  d'âge,  de  quinze  à  vingt-cinq  ans,  tout  jeune  homme  a  le 
droit  de  se  faire  inscrire  à  l'école;  à  partir  de  cette  inscription,  il 
prend  date  comme  aspirant,  si  la  place  manque  dans  les  ateliers. 
Afin  de  mériter  le  titre  d'élève  de  l'école,  il  faut  pourtant  avoir 
obtenu  quelques  succès  dans  les  examens  ou  les  concours.  Trois 
ateliers  de  peinture  sont  ouverts  en  permanence,  trois  de  sculp- 
ture, trois  d'architecture.  Deux  ateliers  sont  consacrés  tant  à  la  gra- 
vure ordinaire  qu'à  celle  des  médailles  et  des  pierres  fines.  On  met 
à  la  disposition  de  chaque  atelier  des  modèles  et  une  petite  biblio- 
thèque. La  direction  ne  manque  pas  aux  jeunes  artistes,  et  la  direc- 
tion dans  le  sens  qu'ils  préfèrent,  puisqu'ils  ont  pu  s'adresser  à  un 
professeur  de  leur  choix.  Au  besoin,  ils  gardent  leur  initiative  per- 
sonnelle et  ne  demandent  guère  au  maître  qu'une  sorte  de  patro- 
nage nominal.  Des  collections  importantes  sont  réunies  dans  l'école, 
qui  peut  sous  ce  rapport  être  considérée  comme  une  succursale  du 


394  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Louvre.  Elle  possède  une  série  de  statues  antiques  copiées  ou  mou- 
lées, des  reproductions  de  peintures  célèbres,  des  médailles,  des 
modèles  d'architecture.  Tous  ces  trésors  d'art  entassés  sont  autant 
de  moyens  d'éducation  par  les  yeux*. 

On  a  divisé  les  élèves  d'architecture  en  deux  classes,  et  ils  ne 
passent  de  l'une  à  l'autre  qu'après  avoir  obtenu  un  certain  nombre 
de  mentions.  Il  n'y  a  point  de  classes  dans  les  autres  sections.  Des 
concours  sont  établis  non-seulement  entre  les  élèves  des  ateliers  de 
l'école,  mais  aussi  avec  ceux  des  ateliers  du  dehors.  D'ordinaire  on 
exige  des  concurrens  une  esquisse,  puis  un  travail  d'une  exécution 
plus  avancée.  Les  récompenses  consistent  en  médailles  et  en  in- 
demnités d'argent;  elles  sont  quelquefois  décernées  par  un  jury 
dans  lequel  figurent  les  artistes  lauréats  des  expositions  des  beaux- 
arts.  Aux  concours  de  fin  d'année,  on  a  essayé  du  suffrage  universel 
direct.  Les  élèves  constitués  en  jury  se  sont  distribué  les  places.  La 
pensée  était  bonne  et  témoignait  d'un  louable  désir  d'éviter  jus- 
qu'aux apparences  d'un  passe-droit.  Comme  la  femme  de  César,  il 
ne  faut  pas  que  l'administration  puisse  être  soupçonnée.  11  y  avait 
lieu  d'espérer  que  personne  ne  se  plaindrait.  Il  n'en  a  pas  été  tout 
à  fait  ainsi,  et  il  y  a  eu  des  récriminations  assez  amères.  Ce  n'est 
pas  une  raison  de  condamner  un  système  libéral.  N'oublions  point 
qu'il  faut  un  noviciat  pour  l'exercice  de  toute  liberté. 

Outre  les  médailles  ordinaires,  qui  comportent  trois  degrés,  l'é- 
cole décerne  un  prix  spécial  connu  sous  le  nom  de  grande  médaille 
d'émulation,  et  réservé  à  l'élève  peintre,  sculpteur,  architecte  ou 
graveur  qui  a  obtenu  le  plus  de  récompenses  dans  le  courant  de  l'an- 
née. Une  autre  disposition,  favorable  aux  élèves  assidus,  leur  per- 
met de  consacrer  à  l'étude  les  heures  même  où  les  ateliers  sont  fer- 
més. Des  salles  sont  mises  pendant  la  soirée  à  leur  disposition;  mais, 
comme  les  locaux  sont  de  dimensions  restreintes,  un  examen  est 
exigé.  11  faut  exécuter  une  figure  d'après  le  modèle  vivant  ou  d'après 
l'antique.  La  discipline  de  ces  salles  est  assez  sévère.  Quant  aux 
cours,  qui  sont  professés  durant  cinq  mois  de  l'année,  du  l*"'  no- 
vembre au  30  avril,  on  en  accorde  la  libre  entrée  non-seulement 
aux  élèves  des  ateliers  et  aux  aspirans,  mais  encore  à  toute  per- 
sonne française  ou  étrangère  qui,  se  livrant  à  l'étude  d'une  branche 
de  l'art,  a  demandé  au  secrétariat  une  carte  d'admission.  Telle  est 
la  règle.  Dans  la  pratique,  les  formalités  sont  moindres  encore.  On 
ne  refuse  guère,  tant  qu'il  y  a  une  place  libre,  l'entrée  d'un  cours 
quelconque.  Quelques-uns  ont  été  faits  par  des  hommes  de  bonne 
volonté  qui  n'ont  point  de  commission  officielle  et  ne  sont  point 
rétribués.  La  plupart  des  professeurs  néanmoins  sont  nommés  par 
l'état  à  la  chaire  qu'ils  occupent.  Les  programmes  embrassent  les 
mathématiques,  la  perspective,  les  sciences  physiques,  des  notions 


LES  ÉCOLES  DES  BEAUX-ARTS  EN  EUROPE.         395 

historiques  assez  complètes  sur  les  Hébreux,  les  Egyptiens,  la  Grèce 
et  Rome  dans  l'antiquité,  la  France  pour  les  temps  modernes;  enfin 
il  y  a  des  cours  d'architecture,  d'anatomie,  d'esthétique.  Les  leçons 
d'anatomie  ne  sont  pas,  et  c'est  un  tort,  imposées  aux  architectes. 
Le  cours  d'esthétique  en  est  arrivé'  à  se  changer  en  une  étude  un 
peu  systématique  des  difTérentes  écoles  de  peinture,  considérées 
comme  la  flore  d'une  botanique  humaine  et  classées  suivant  les  cli- 
mats, les  influences  des  milieux,  de  l'air  qu'ont  respiré  les  artistes. 

Le  palais  où  est  installée  l'École  des  Beaux-Arts  a  deux  entrées, 
l'une  sur  le  quai  Voltaire,  l'autre  dans  la  rue  Bonaparte.  Quand  on 
arrive  par  la  rue  Bonaparte,  on  franchit  d'abord  une  grille  que  dé- 
corent les  bustes  de  Puget  et  de  Poussin,  symbolisant  la  sculpture 
et  la  peinture  françaises.  On  se  trouve  alors  dans  une  vaste  cour 
et  en  présence  d'un  véritable  musée  en  plein  air.  La  façade  du  châ- 
teau de  Gaillon,  construit  par  le  cardinal  d'Amboise ,  y  a  été  trans- 
portée et  réédifiée  pierre  à  pierre;  c'est  un  grand  mur  sculpté  et 
percé  à  jour  dont  la  silhouette  se  découpe  heureusement  sur  les 
tons  clairs  des  bâtimens  du  fond.  A  droite  en  entrant,  on  aperçoit 
un  fragment  du  château  bâti  par  Henri  II  à  Anet  pour  Diane  de 
Poitiers.  Malgré  cette  destination  profane  et  les  chiffres  entrelacés 
qui  la  recouvrent,  cette  porte  sert  d'entrée,  curieux  retour  des 
choses  d'ici-bas!  à  la  chapelle  du  couvent  qui  occupait  l'emplace- 
ment de  l'école.  La  seconde  cour  est  dallée  de  marbre  et  ornée 
d'une  fontaine  qui  ne  serait  pas  déplacée  au  Louvre.  Cette  fontaine 
appartenait  à  l'abbaye  de  Saint-Denis;  les  religieux  y  venaient  faire 
leurs  ablutions  avant  d'entrer  dans  le  réfectoire. 

Pénétrons  dans  l'un  des  ateliers.  La  salle  est  grande,  un  peu 
nue.  Les  élèves  travaillent,  isolés  ou  groupés,  assis  ou  debout,  si- 
lencieux. Le  professeur  est  absent.  On  ne  le  trouve  là  que  deux  ou 
trois  fois  par  semaine.  Il  vient  passer  en  revue  les  esquisses,  don- 
ner des  avis  et  des  conseils.  On  ne  voit  pas  non  plus  de  gardiens. 
Ils  se  promènent  dans  les  corridors,  attendant  qu'on  ait  besoin 
d'eux.  Nulle  surveillance  à  l'intérieur  de  l'atelier,  et  les  choses 
n'en  vont  pas  plus  mal.  Ces  jeunes  gens  sont  traités  en  hommes. 
Ils  gardent  leur  initiative  et  la  responsabilité  de  leurs  actes.  Ils 
sont  tellement  bien  chez  eux,  qu'ils  peuvent  organiser  de  petites 
fêtes  de  famille  pour  la  bienvenue,  la  réception  ou  les  succès  de 
leurs  condisciples.  L'ordre  est  peu  troublé  dans  ces  occasions.  S'il 
arrive  qu'il  le  soit,  le  gardien  entre  chapeau  bas,  tout  s'apaise.  L'é- 
cole n'a  naturellement  point  de  récréations;  mais  il  existe  des  en- 
droits abrités  où  les  élèves  peuvent  prendre  l'air.  Ils  philosophent 
ensemble  aux  heures  du  repos  au  bord  d'une  petite  fontaine  jail- 
lissante dans  la  jolie  cour  du  Mûrier,  qui  présente  de  trois  côtés  un 
cloître  de  style  pseudo-pompéien.  Les  divers  ateliers  se  fréquen- 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

talent  entre  eux  assez  volontiers  après  la  réorganisation  de  l'école, 
les  arts  sont  frères;  les  peintres  allaient  chez  les  sculpteurs,  les 
sculpteurs  chez  les  architectes.  Ces  rapports  de  bon  voisinage,  qui 
pouvaient  être  profitables  à  tous,  ont  pris  un  caractère  moins  ami- 
cal, et  finalement  est  survenu  un  ordre  qui  a  tout  fait  cesser,  visites 
et  excursions. 

Que  deviennent  les  élèves  à  la  sortie  de  l'école,  quel  est  le  résul- 
tat de  leurs  études?  C'est  le  côté  triste,  mais  c'est  aussi  l'honneur 
de  la  république  des  arts  comme  de  celle  des  lettres  que  le  carac- 
tère aléatoire  de  la  profession  choisie  par  ceux  qui  se  consacrent  à 
la  recherche  et  à  la  reproduction  du  beau.  Les  élèves  formés  par 
l'Ecole  des  Beaux-Arts  n'ont  en  général  ni  avantage  ni  diplôme  qui 
les  distingue.  II  y  a  une  seule  exception,  et  elle  est  toute  récente. 
Depuis  le  mois  de  novembre  1867,  les  architectes  peuvejit  être  di- 
plômés. Ce  qu'on  peut  dire  en  thèse  générale,  c'est  qu'on  puise  à 
l'école  une  instruction  sérieuse.  Elle  est  une  pépinière  d'où  sortent 
d'excellens  artistes  et  les  meilleurs  professeurs  d'art.  Quelques 
élèves,  assez  peu,  arrivent  à  l'objet  de  l'ambition  de  tous,  ils  sont 
admis  à  concourir  pour  les  grands  prix  de  Rome.  Parmi  ces  appe- 
lés, le  nombre  des  élus  est  à  peu  près  de  un  sur  dix.  De  ceux-ci, 
on  peut  dire  que  leur  rêve  est  réalisé,  au  moins  provisoirement.  Les 
voilà  entretenus  aux  frais  de  l'état;  leurs  études  deviennent  l'objet 
d'une  dépense  nationale.  Ils  croient  être  au  but,  ils  entrevoient  à 
l'horizon  le  rameau  d'or  qu'ils  s'en  vont  cueillir.  En  attendant,  ils 
voyagent  ou  bien  se  promènent  dans  les  jardins  de  la  ville  éter- 
nelle, plus  jeunes,  mais  déjcà  pareils  dans  leur  imagination  à  ces 
maîtres  que  Delaroche  a  figurés  discourant  sous  des  portiques,  à 
la  lumière  du  jour  sans  fin,  dans  l'hémicycle  de  l'école  qu'ils  vien- 
nent de  quitter.  Le  prix  de  Rome  est  quelque  chose  d'assez  sem- 
blable à  ce  bâton  de  maréchal  que  chaque  soldat  emporte  dans  sa 
giberne.  Qui  pourra  compter  ce  qu'il  s'est  usé  de  jeunesse  et  dé- 
pensé de  pacifique  héroïsme  pour  y  atteindre?  Jusqu'à  trente  ans 
autrefois,  l'élève  nourrissait  en  son  cœur  cette  espérance  secrète 
ou  avouée.  On  a  récemment  fixé  à  vingt-cinq  ans  le  terme  après 
lequel  on  devait  renoncer  à  concourir.  Le  délai  est  peut-être  un  peu 
court,  surtout  en  ce  qui  concerne  les  architectes,  qui  ont  à  se  munir 
d'un  bagage  assez  considérable  de  connaissances  précises  et  variées. 

Il  n'est  point  nécessaire  de  faire  partie  de  l'École  des  Beaux- 
Arts  pour  «  monter  en  loges.  »  Les  règlemens  n'exigent  guère 
que  deux  choses,  que  le  candidat  soit  de  nationalité  française  et 
qu'il  satisfasse  aux  épreuves.  Nous  ne  croyons  pas  cependant  que 
jamais  on  ait  décerné  la  couronne  à  quelque  artiste  complètement 
étranger  aux  leçons  professées  sous  la  surveillance  administrative. 
Nous  allions  omettre  parmi  les  conditions  imposées  une  petite  clause 


LES  ÉCOLES  DES  BEAUX-ARTS  EN  EUROPE.  397 

qui  paraît  au  premier  abord  un  peu  singulière.  Le  candidat  au  prix 
de  Uome  ne  doit  pas  être  marié.  Gela  ne  constitue  pas,  à  vrai  dire, 
un  encouragement  aux  «  justes  noces;  »  mais,  à  regarder  de  plus 
près  et  à  considérer  les  intentions,  la  condition  n'est  point  dérai- 
sonnable. Les  rédacteurs  du  règlement  ont  songé  cà  la  somme  attri- 
buée à  l'élève;  il  serait  impossible  au  pensionnaire  de  faire  vivre 
une  famille  et  d'étudier  en  même  temps  à  loisir  avec  un  budget 
aussi  restreint. 

Les  prix  ne  sont  pas  toujours  décernés;  on  les  retarde  d'un  an, 
si  les  ouvrages  exécutés  ont  été  jugés  trop  faibles  pour  justifier  la 
libéralité  de  l'état.  Les  lauréats,  exemptés  du  service  militaire, 
sont  pensionnés  pendant  quatre  ans  depuis  le  décret  de  novembre 
1863.  Ils  l'étaient  autrefois  durant  cinq  années.  Les  élèves  ne  sont 
plus  tenus  de  résider  à  la  villa  Médicis.  Deux  années  seulement  de 
séjour  à  Rome  sont  obligatoires  aujourd'hui.  Les  deux  autres,  ils 
les  passent,  selon  leurs  inclinations  et  leurs  goûts,  ordinairement 
en  voyages  qui  peuvent  servir  à  leur  instruction.  Ils  sont  à  ce  sujet 
aussi  peu  gênés  que  possible  par  les  formalités  à  remplir  :  il  leur 
suffît  de  prévenir  à  l'avance  de  leurs  projets  le  directeur  de  l'école. 

Les  concours  s'ouvrent  chaque  année  au  printemps  pour  la  pein- 
ture, la  sculpture,  l'architecture,  et  tous  les  trois  ans  seulement  pour 
d'autres  branches  de  l'étude.  On  a  supprimé  les  concours  de  pay- 
sage historique.  Il  faut  subir  d'abord  une  épreuve  préalable,  qui 
consiste  à  tracer  une  esquisse.  Une  dizaine  de  candidats  seulement 
en  sortent  vainqueurs,  et  montent  en  loges.  Qu'est-ce  que  la  loge? 
l'atelier,  si  vous  aimez  mieux,  la  cellule  où  ils  sont  appelés  à  exécu- 
ter leur  œuvre.  Pour  commencer,  le  régime  est  sévère;  ils  sont  à 
peu  près  prisonniers.  Dans  un  délai  fixé,  ils  doivent  fournir  l'es- 
quisse de  leur  composition.  Ils  ne  peuvent  sortir  de  l'école.  De  l'ex- 
térieur, ils  ne  reçoivent  ni  conseils  ni  renseignemens.  L'esquisse 
achevée,  ils  ne  devront  en  changer  aucun  des  caractères  essentiels 
sous  peine  d'être  mis  hors  de  concours.  Pour  l'exécution  du  ta- 
bleau, du  modèle  en  terre,  de  la  gravure,  on  leur  accorde  un  délai 
de  deux  ou  trois  mois.  Période  de  rude  labeur,  de  doute,  d'irréso- 
lution, d'inquiétude,  ces  quelques  mois  laissent  à  ceux  qui  les  ont 
connus  un  souvenir  persistant.  Tel  travaillera  courageusement  et 
plein  d'espoir  pendant  un  mois,  et  un  beau  matin  détruira  d'un 
seul  coup  son  ouvrage.  Tel  peintre  restera  oisif  pendant  le  même 
mois,  ira  passer  ses  journées  à  la  campagne,  se  promener  dans  les 
bois,  rêver  au  soleil,  et  n'arrivera  pas  moins  à  l'heure  dite,  ou 
même  une  semaine  auparavant,  démentant  ainsi  la  fable  du  lièvre 
et  de  la  tortue.  C'est  aflaire  d'impression,  de  tempérament.  Les 
plus  habiles  seraient  impuissans  à  rien  prédire. 

Dès  le  premier  jour,  il  y  a  grand  mouvement  dans  l'école.  Avec 


398  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

le  secours  des  élèves  de  son  atelier,  le  jeune  artiste  emménage 
dans  sa  loge  tout  le  mobilier  dont  il  a  besoin.  Les  plus  opulens  y 
font  déposer  des  divans  ou  des  matelas.  D'autres  ne  donnent  rien 
aux  raiïinemens  du  luxe,  et  apportent  seulement,  suivant  leur  spér 
cialité,  soit  un  chevalet,  une  toile  et  des  couleurs,  soit  de  la  terre 
glaise  et  des  ébauchoirs,  soit  des  planches  et  du  papier.  Sculpteurs 
et  peintres  ont  la  table  à  modèle,  car  on  les  autorise  à  consulter 
le  modèle  vivant;  mais  les  moulages,  les  dessins,  les  calques,  sont 
l'objet  d'une  prohibition  absolue.  L'élève  passe  à  son  entrée  dans 
l'école  devant  des  gardiens  qui,  avec  l'instinct  de  douaniers  guettant 
des  pièces  de  contrebande ,  sont  habitués  à  dépister  la  ruse  et  à  re- 
mettre en  lumière  les  objets  qui  semblaient  le  mieux  protégés 
contre  leurs  atteintes.  L'administration  les  a  armés  du  droit  de 
fouiller  à  l'occasion  les  élèves  logistes.  Les  artistes  pourtant  sont 
gens  inventifs,  et  il  circule  des  histoires  plus  ou  moins  apocryphes 
sur  des  fraudes  qui  n'ont  point  été  découvertes.  Certains  de  ces 
stratagèmes  défraient  les  conversations  de  l'école,  et  ne  laissent  pas 
d'être  pleins  de  gaîté  et  d'imagination. 

Les  loges  se  suivent  et  se  ressemblent,  s'ouvrant  sur  un  long 
corridor  où  passe  un  gardien.  Sauf  que  la  lumière  est  libéralement 
distribuée,  cela  fait  penser  à  une  prison.  L'élève  entre  le  matin,  sort 
le  soir  content  ou  mécontent,  sa  journée  faite,  ne  croyant  pas  tou- 
jours, comme  le  Dieu  des  Hébreux,  que  son  œuvre  est  bonne.  La 
tradition  veut  que  les  élèves  se  visitent  entre  eux  les  derniers  jours 
en  dépit  de  la  surveillance.  C'est  un  usage  auquel  on  ne  manque 
guère.  Chacun  a  vu  l'ouvrage  de  ses  concurrens,  les  prix  sont  dé- 
cernés d'avance  par  une  sorte  de  jury  préalable  avec  lequel  ne 
s'accorde  pas  le  plus  souvent  le  jury  réel.  Celui-ci  est  tiré  au  sort 
sur  une  liste  que  dresse  le  conseil  supérieur  de  l'enseignement;  les 
peintres  sont  jugés  par  les  peintres,  les  sculpteurs  par  les  sculpteurs, 
l'architecture  par  les  architectes.  L'état  croit  devoir  octroyer  à  tous 
les  concurrens,  même  à  ceux  qui  obtiennent  le  moins  de  succès 
dans  le  résultat  final,  une  indemnité  en  argent.  Cela  sert  à  couvrir 
quelques-unes  des  dépenses,  notamment  les  frais  de  modèles.  Ce- 
pendant la  somme  allouée  n'est  point  assez  importante  pour  que  la 
«  montée  en  loge  »  ne  soit  pas  pour  la  plupart  des  concurrens  une 
dépense  relativement  considérable.  Quelques-uns,  et  souvent  ce  ne 
sont  pas  les  moins  dignes,  sont  pauvres.  Ceux  que  ne  pensionne 
pas  leur  ville  natale  ou  leur  département  ont  du  quelquefois  re- 
noncer à  monter  en  loges.  Ce  résultat  est  fâcheux;  mais  il  est  à  peu 
près  impossible  de  remédier  aux  causes  qui  le  produisent. 

Les  programmes  des  concours  ne  sont  point  faits  d'ordinaire 
pour  échauffer  l'imagination.  En  architecture  pourtant,  les  projets 
de  grandes  constructions  monumentales  ne  sont  pas  r^ares.  S'ils  ont 


LES  ÉCOLES  DES  BEAUX-ARTS  EN  EUROPE.  399 

surtout  eu  autrefois  en  vue  des  édifices  appartenant  plus  particu- 
lièrement au  monde  ancien,  on  choisit  de  préférence  aujourd'hui 
ceux  qui  correspondent  à  quelque  nécessité  moderne,  théâtres,  pa- 
lais, bains,  hôpitaux,  églises;  on  s'est  même  une  fois  plié  à  des 
exigences  d'un  autre  ordre  en  demandant  un  plan  d'hôtel  pour  un 
banquier.  Quant  aux  autres  arts,  on  emprunte  aux  récits  de  l'histoire 
des  Grecs,  des  Romains,  des  Hébreux,  par  exception  à  ceux  de 
quelque  nation  contemporaine,  la  matière  du  sujet  qu'on  propose 
de  traiter.  V Iliade  et  VOdyssée,  la  Bible  et  l'Evangile,  sont  un  ré- 
pertoire où  l'on  puise  sans  se  lasser;  certains  thèmes  prévus  revien- 
nent presque  forcément  à  intervalles  irréguliers  comme  les  numéros 
des  loteries.  11  en  est  sur  lesquels  il  est  difficile  de  manifester  des 
qualités  saisissantes  capables  d'emporter  d'assaut  le  suffrage  des 
juges.  Il  y  a  quelques  années,  les  élèves  pour  le  concours  de  gra- 
vure en  médailles  avaient  à  représenter  la  France  dotant  l'Algérie 
de  puits  artésiens.  Il  faut  supposer  chez  un  artiste  les  facultés 
d'abstraction  bien  développées  pour  lui  imposer  cette  patriotique, 
mais  froide  allégorie. 

Les  lauréats  du  grand  concours  sont  de  plein  droit  pensionnaires 
de  l'école  de  Rome.  Ils  partent  d'ordinaire  à  la  même  époque, 
quelquefois  ensemble  et  emmenant  avec  eux  le  lauréat  de  com- 
position musicale.  Presque  sans  transition,  ils  passent  d'une  vie 
pleine  d'incertitudes  et  souvent  de  privations  à  une  existence 
exempte  de  soucis.  Quatre  ans  à  cet  âge,  c'est  presque  l'éternité! 
L'avenir  se  présente  avec  tant  d'espérances!  Puis  ce  voyage  à  plu- 
sieurs, camarades  ou  compagnons  d'étude  et  de  succès,  dans  la 
pleine  floraison  de  la  jeunesse,  cette  arrivée  sous  un  climat  plus 
doux,  dans  cette  Italie  de  leurs  songes,  il  y  a  là  plus  qu'il  n'en  faut 
pour  mettre  la  joie  au  cœur  des  plus  exigeans  et  des  plus  moroses. 
«  Italie!  Italie!  les  compagnons  la  saluent  d'un  cri  joyeux!  »  dît 
après  Virgile  M.  Baîtard  dans  son  livre  sur  la  villa  Médicis.  La  lutte 
est  terminée,  plus  d'un  le  croit,  et  il  s'endort  dans  les  délices  de 
cette  nouvelle  Capoue.  Il  n'étudiera  qu'à  son  gré,  à  ses  heures, 
il  n'a  d'autre  engagement  que  d'envoyer  tous  les  ans  des  ouvrages 
qui  témoignent  de  ce  qu'il  apprend.  Est-il  bien  utile  que  ceux  de 
nos  artistes  qui  donnent  le  plus  d'espérances  aillent  à  Rome  com- 
pléter leurs  études?  pourquoi  Rome  a-t-elle  été  choisie  plutôt  que 
Florence  ou  quelque  autre  ville  d'Italie?  En  réponse  à  cette  inter- 
rogation, on  a  souvent  invoqué  la  gloire  de  l'école  romaine.  Quoi 
qu'on  ait  pu  avancer  cependant,  il  n'y  a  jamais  eu  d'école  romaine 
proprement  dite.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  les  souverains  pontifes 
furent  assez  puissans  au  temps  de  la  renaissance  pour  avoir  auprès 
d'eux  des  artistes  capables  de  rehausser  par  des  œuvres  magnifiques 
l'éclat  de  leur  trône.  Des  maîtres  florentins,  deux  surtout,  qui  ré- 


AOO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sument  en  eux  les  plus  hautes  magnificences  de  l'art  au  xvi*  siècle, 
Michel-Ange  et  Raphaël,  transplantèrent  à  Rome  l'école  de  Flo- 
rence. Bon  nombre  de  leurs  œuvres,  les  plus  belles  peut-être,  sont 
restées  dans  la  ville  éternelle.  Elles  n'ont  pas  moins  été  exécutées 
par  des  gens  qui  étaient  nés  ou  s'étaient  formés  en  Toscane.  Le  seul 
artiste  de  Rome,  Jules  Romain,  se  vit  exilé  de  sa  patrie.  Sans  doute, 
tant  que  vécurent  Michel- Ange  et  Raphaël,  la  ville  éternelle  fut 
comme  un  foyer  rayonnant.  Eux  morts,  il  ne  resta  rien;  ils  n'eurent 
pas  de  successeurs,  sinon  quelques-uns  de  leurs  disciples  immédiats 
qui  s'éteignirent  bientôt  eux-mêmes;  il  fallut  pour  repeupler  d'ar- 
tistes de  valeur  la  cité  des  papes  que  des  étrangers  y  vinssent  à  leur 
tour,  soit  de  France,  comme  Poussin,  soit  d'Allemagne,  comme  Ra- 
phaël Mengs,  Angelica  Kaufman,  Overbeck  et  ses  compagnons.  Ce 
n'est  donc  pas  pour  ses  peintres  qu'a  été  choisie  cette  résidence  de 
Rome,  c'est  plutôt  en  raison  des  souvenirs  de  l'antiquité  qu'on  y  re- 
trouve à  chaque  pas,  pour  ces  ruines  et  ces  débris  qui  ont  échappé 
à  tant  de  dévastations.  On  a  pensé  que  rien  n'était  plus  propre  à  dé- 
velopper le  sentiment  du  beau  que  le  spectacle  de  ces  chefs-d'œuvre 
accumulés;  on  s'est  souvenu  que  c'est  la  vue  des  ouvrages  anciens 
retrouvés  qui  suscita  en  Italie  cette  étonnante  période  de  grandes 
choses  et  de  grands  hommes  qu'on  appelle  la  renaissance. 

L'Académie  de  France  à  Rome  date  déjà  de  deux  siècles.  Elle  fut 
établie  en  1665  sur  la  proposition  de  Colbert.  L'académie  des  douze 
anciens,  germe  de  notre  académie  de  peinture,  s'était  installée  à 
Paris  sept  ans  plus  tôt,  en  16^8,  au  milieu  des  troubles  delà  fronde. 
S'il  se  préoccupait  de  fournir  aux  artistes  français  les  moyens  d'é- 
tudier les  grands  modèles  offerts  par  l'Italie,  Colbert  ne  songeait 
guère  à  mettre  à  leur  disposition  les  richesses  que  possédait  la 
France.  Il  réunit,  il  est  vrai,  un  assez  grand  nombre  de  bonnes 
toiles,  dispersées  jusque-là  dans  les  maisons  royales,  dans  les 
églises  et  les  possessions  du  clergé,  et  en  forma  le  «  cabinet  du 
roi,  »  qu'il  accrut  constamment  et  qui  devint  un  musée;  mais  ce 
musée  n'était  point  ouvert  au  public.  Il  fut  transporté  plus  tard  du 
Louvre  à  Versailles.  Sous  Louis  XV,  on  demanda  que  ces  tableaux 
fussent  ramenés  à  Paris,  afin  que  les  «  curieux  et  les  étrangers  pus- 
sent les  voir  librement.  »  Ce  n'est  qu'en  1750  que  ces  réclama- 
tions furent  écoutées.  Cent-dix  tableaux  furent  exposés  au  Luxem- 
bourg à  l'admiration  des  «  amateurs  et  des  artistes.  »  Encore 
Louis  XVI  eut-il  la  malheureuse  idée  de  les  replacer  à  Versailles 
en  1785.  La  visite  au  pays  d'outre-monts  n'était  donc  pas  sous 
Louis  XIV  un  luxe  tout  à  fait  inutile.  Lebrun,  qui  dirigeait  l'Aca- 
démie de  peinture,  eût  été  envoyé  pour  diriger  l'école  de  Rome, 
s'il  n'eût  été  forcé  de  résider  à  Paris.  Charles  Errard  le  remplaça, 
et  partit  en  1666  avec  douze  pensionnaires.  Pendant  quelque  temps, 


LES    ÉCOLES    DES    BEAUX-ARTS    EN    EUROPE,  401 

on  continua  de  donner  aux  artistes  remarqués  des  cadeaux  ou  de 
gent.  On  cite  un  premier  prix  qui,  en  1672,  consista  en  un  chan- 
delier d'argent  de  soixante  livres.  Les  architectes  n'envoyaient  pas 
d'élèves;  ils  n'étaient  pas  encore  associés  en  académie.  En  1803, 
l'Académie  de  France  occupait  encore  à  Rome  le  palais  de  INevers  ou 
palais  Mancini,  sur  le  Corso.  Le  premier  empire  acheta  la  villa  Mé- 
dicis.  M.  Suvée,  alors  directeur,  dépensa  une  partie  de  sa  fortune  à 
réparer  les  bâtimens  avant  de  s'y  installer.  Le  passé  de  cette  villa 
est  lui-même  intéressant.  Construite  en  15/iO  par  le  cardinal  Ricci 
de  Montepulciano  sur  la  colline  où  Lucullus,  Salluste,  Domitien, 
avaient  leurs  jardins,  placée  dans  une  situation  magnifique,  elle  a 
été  baptisée  du  nom  d'un  autre  cardinal,  Alexandre  de  Médicis,  qui 
devint  pape  sous  le  nom  de  Léon  XL  La  façade  donnait  sur  les  jar- 
dins; Alexandre  y  fit  ajouter  une  façade  nouvelle  dont  Michel-Ange 
passe  pour  avoir  donné  les  dessins.  Le  style  est  celui  de  la  bonne 
époque  de  la  renaissance  en  Italie.  Cette  demeure  fut  enrichie  de 
toute  sorte  de  belles  œuvres  antiques  qui  y  séjournèrent  peu.  Un 
grand-duc  de  Toscane,  Côme  III,  emporta  tout,  tableaux,  vases, 
statues,  pour  meubler  sa  galerie  des  Offices  à  Florence.  Le  palais 
avait  servi  de  logement  à  Galilée  quand  il  fut  appelé  devant  le  saint- 
office  pour  rendre  compte  de  son  livre  sur  Copernic.  Par  un  échange 
de  bons  procédés,  les  Médicis  offraient  l'hospitalité  à  celui  qui  avait 
donné  leur  nom  aux  satellites  de  Jupiter. 

La  villa  est  probablement  la  plus  belle  propriété  de  la  France  à 
l'étranger.  De  la  montagne  des  pins,  Monte-Pincio,  sur  laquelle  elle 
est  bâtie,  elle  domine  la  ville  entière.  Les  jardins  occupent  une  vaste 
étendue,  les  muis  ont  2  kilomètres  de  tour,  les  arbres  sont  taillés  très 
bas,  d'où  il  suit  que  les  statues  semblent  prendre  une  plus  grande 
hauteur;  des  divisions  régulières  sont  formées  par  des  lauriers  en 
palissades.  Dans  les  longues  allées,  les  pensionnaires  de  l'état, 
dont  le  nombre  a  été  jusqu'ici  de  vingt  à  vingt-cinq,  peuvent  se 
promener  au  milieu  de  chefs-d'œuvre  de  marbre.  Ils  ont  chacun 
une  chambre  et  un  atelier,  la  table  commune  qui  les  réunit  à  dîner 
et  à  souper,  le  modèle  vivant  pour  l'étude  collective,  une  direction 
bienveillante  et  qui  ne  se  laisse  point  sentir,  une  bibliothèque  spé- 
ciale, une  galerie  de  moulages.  Au  dehors  de  l'école,  les  collections 
publiques  et  particulières  leur  sont  libéralement  ouvertes.  L'école 
de  Rome  a  été  constamment  soutenue  par  la  faveur  royale.  Cette  pe- 
tite colonie  d'un  pays  qui  ne  colonise  guère  semblait  propre  à  sou- 
tenir l'éclat  du  nom  français  à  l'étranger.  L'envoi  des  pensionnaires 
n'a  été  interrompu  que  quelques  années  en  deux  siècles,  une  fois 
par  le  caprice  d'un  ministre,  une  seconde  fois  pendant  la  révolution 
à  cause  de  la  pénurie  du  trésor.  La  révolution  cependant  a  beaucoup 

TOME  L\XXII.  —  1869.  26 


Iï02  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

fait  pour  les  arts.  D'abord  elle  les  a  émancipés,  et  a  la  première 
essayé  d'intéresser  la  nation  entière  aux  belles  œuvres.  Avant  1789, 
il  n'y  avait  d'exposition  publique  que  pour  les  académiciens,  dont 
les  œuvres  étaient  placées  «  par  rang  d'ancienneté.  »  Il  est  difficile 
de  pousser  plus  loin  l'amour  de  la  hiérarchie.  Les  autres  peintres 
devaient  se  contenter  d'une  petite  exposition  qui  se  tenait  sur  la 
place  Dauphine,  en  plein  air,  le  jour  de  la  Fête-Dieu,  et  durait  deux 
heures.  C'est  le  gouvernement  révolutionnaire  qui  ouvrit  des  expo- 
sitions pour  tous  les  artistes  français  et  étrangers.  Il  organisa  au 
Louvre  un  musée  public  où  tout  citoyen  pouvait  venir  travailler 
cinq  jours  par  décade,  il  établit  des  concours  dont  les  prix  en  ar- 
gent s'élevaient  à  la  somme  de  2/!2,000  livres;  il  voulait  que  le  pa- 
lais de  Versailles  devînt  un  centre  d'instruction  publique,  et  son- 
geait à  établir  des  cours  de  dessin  dans  les  salons  de  Lebrun.  Quant 
à  l'école  de  Rome,  il  supprima  les  fonctions  de  directeur,  qui  pa- 
rurent contraires  à  l'esprit  de  l'institution.  Jugeant  que  les  élèves 
avaient  besoin  d'une  surveillance  plus  cordiale  que  rigoureuse  et 
surtout  d'un  appui  solide,  on  les  mit  sous  la  garde  du  ministre  de 
France  à  Rome. 

Il  est  un  fait  assez  singulier  qui  se  passe  de  nos  jours.  De  l'aveu 
de  l'administration,  les  lauréats  du  concours  de  gravure  partent 
graveurs  et  reviennent  peintres.  Cette  transformation  bizarre  est 
la  suite  d'une  loi  naturelle,  et  la  cause  n'en  est  pas  difficile  à  dé- 
mêler. La  gravure  au  burin,  ce  qu'on  appelle  la  grande  gravure, 
ne  jouit  point  aujourd'hui  de  beaucoup  de  faveur  auprès  du  public; 
comme  elle  est  moins  demandée,  on  l'abandonne.  La  photogra- 
phie est  en  train  de  la  remplacer  peu  à  peu.  A  peine  dans  ce  nau- 
frage d'un  art  qui  a  eu  ses  jours  de  splendeur  surnage-t-il  encore 
deux  ou  trois  noms  honorables  ou  illustres.  Quoi  d'étonnant  que  la 
plupart  des  graveurs  renoncent  à  un  procédé  qui  ne  les  met  plus 
en  rapport  avec  leurs  contemporains?  A  cette  situation,  l'état 
cherche  des  remèdes,  il  n'en  trouvera  point.  Il  ne  pourra  qu'adoucir 
une  transition  pénible.  Lcà  où  l'encouragement  des  particuliers 
manque,  toute  subvention  officielle  est  insuffisante. 

Tous  les  ans,  les  élèves  de  Rome  doivent  envoyer  un  certain 
nombre  d'ouvrages  à  Paris.  Ils  les  exposent  d'abord  à  la  villa  Mé- 
dicis.  Cette  exposition  est  fort  suivie  par  toute  la  population  ro- 
maine et  par  les  pensionnaires  des  autres  nations.  On  est  assez 
favorable  sur  les  bords  du  Tibre  aux  j-eunes  artistes  de  notre  pays. 
Leur  séjour  flatte  l'orgueil  italien.  Les  Romains  voient  dans  la  fon- 
dation et  le  maintien  de  notre  école  l'aveu  que  leur  ville  est  encore 
la  capitale  des  arts.  C'est  à  des  élèves  de  la  villa  Médicis  qu'on  doit 
bon  nombre  de  travaux  qui  ont  fait  mieux  connaître  ce  que  furent  à 
leurs  époques  de  splendeur  non-seulement  Rome,  ce  foyer  de  la 


LES   ÉCOLES    DES    BEAUX-ARTS    EN    EUROPE.  i03 

civilisation  latine,  mais  encore  cette  autre  ville,  centre  d'une  huma- 
nité plus  douce,  auprès  de  laquelle  la  race  romaine  semble  presque 
barbare.  On  sait  ce  que  les  recherches  françaises  ont  fait  pour  la 
mise  en  lumière  des  monumens  d'Athènes.  Nos  architectes  ne  se 
sont  point  contentés  d'aller  à  Rome,  il  n'en  est  guère  qui  n'aient 
voyagé  en  Grèce,  pour  étudier  ces  édifices  qui  ont  gardé  la  grâce  et 
comme  un  souvenir  de  la  jeunesse  du  monde. 

C'est  une  position  fort  enviée  que  celle  de  directeur  de  l'école 
de  France.  Ceux  qu'on  envoie  à  ce  titre  ont  l'honneur  de  représen- 
ter l'art  français  en  Italie.  La  liste  des  directeurs  s'ouvre  par  le 
nom  d'Errard.  Entre  autres  peintres  célèbres,  N.  Coypel  (1672),  de 
Troy(1738),  Natoire  (1751),  Vien  (177/i),  Guérin  (1822),  Horace 
Vernet  (1828),  y  ont  successivement  figuré.  M.  Ingres  la  dirigea  et 
y  exerça  une  très  grande  influence  de  183/i  à  IShO.  Les  derniers 
directeurs  sont  M.  Schnetz,  M.  Robert-Fleury,  qui  n'a  fait  à  la  villa 
Médicis  qu'une  assez  courte  apparition,  et  M.  Hébert.  Quand  les 
élèves  pensionnaires  de  France  retournent  dans  leur  pays,  ils  ont 
trente  ans  ou  peu  s'en  faut.  Le  terme  maximum  était  jadis  trente- 
cinq  ans.  Ils  se  trouvent  avoir  dépensé  une  grande  partie  de  leur 
vie  pour  achever  leur  éducation  d'art.  Ils  entrent  dans  la  mêlée, 
non  pas  tout  à  fait  en  simples  soldats,  mais  en  Officiers  qui  ont  d'a- 
bord à  justifier  leur  grade.  Ils  n'ont  conservé  quelques  communica- 
tions avec  le  public  que  par  les  envois  annuels,  qui  sont,  il  est  vrai, 
discutés  et  étudiés  attentivement.  Autrefois  ils  se  trouvaient  con- 
damnés d'ordinaire  à  une  longue  obscurité  et  à  des  luttes  pénibles; 
aujourd'hui  leur  situation  n'est  pas  trop  mauvaise.  En  général, 
l'état,  continuant  pour  eux  son  système  de  protection ,  les  charge 
de  quelques  travaux.  Les  premiers  pas  leur  sont  facilités,  et  c'est 
à  eux  de  se  distinguer  et  de  s'élever  de  plus  en  plus. 

En  résumé,  l'état  a  rendu  aussi  aisé  qu'il  l'a  pu  l'accès  des  écoles, 
il  a  montré  une  libéralité  véritable  à  fournir  aux  hommes  de  talent 
des  moyens  d'étude  et  des  occasions  de  succès.  S'il  y  avait  un  re- 
proche à  lui  adresser,  ce  ne  serait  donc  pas  de  ne  point  protéger 
assez  les  artistes,  ce  serait  plutôt  de  les  trop  protéger.  Athènes  ne 
subvenait  point  aux  frais  de  l'éducation  de  ses  peintres,  de  ses  ar- 
chitectes et  de  ses  sculpteurs.  Les  leçons  coûtaient  au  contraire  fort 
cher.  Elle  n'en  a  pas  moins  eu  une  profusion  d'artistes  admirables. 
C'est  qu'il  y  avait  dans  les  suffrages  de  l'intelligente  et  libre  popu- 
lation de  l'Attique  un  énergique  stimulant  aux  efforts  et  à  l'émula- 
tion du  génie.  Les  élèves  de  nos  écoles  gratuites,  les  pensionnaires 
de  la  villa  Médicis,  trouvent  dans  l'état  un  client  commoda,  et  se 
laissent  aller  à  un  art  particulier,  habile,  plus  raffiné  que  simple  et 
fort,  parfois  adulateur  et  peu  en  rapport  avec  les  généreuses  ten- 
dances de  l'avenir.  Cette  voie  n'est  pas  la  bonne. 


hOli  REVL'R    DES    DEUX    MONDES. 

Nous  devons  signaler  aussi  une  cause  de  décadence  qui  était 
grave  du  temps  de  l'ancienne  organisation,  et  qui  reste  sensible 
dans  la  nouvelle  :  la  plupart  des  élèves  manquent  encore  d'études 
générales.  Il  en  est  qui  se  vantent  de  leur  ignorance  et  la  prennent 
volontiers  pour  de  l'indépendance.  La  confusion  est  regrettable.  Les 
Grecs,  auxquels  il  faut  toujours  revenir  en  pareille  matière,  ne  la 
faisaient  pas.  Nous  savons  que  Pamphile,  le  maître  d'Apelles,  exi- 
geait de  ses  disciples  dix  ans  d'assiduité  à  son  atelier  et  des  con- 
naissances approfondies  sur  l'histoire,  les  lettres,  les  sciences.  Que 
des  élèves  aient  cette  idée  fausse  sur  l'utilité  du  savoir,  on  le  com- 
prendrait en  le  regrettant;  mais  quelques-uns  de  ceux  que  le  pu- 
blic tient  pour  des  maîtres  n'en  sont  pas  exempts  eux-mêmes.  Ce 
dédain  n'est  pas  égal  dans  toutes  les  branches  de  l'art.  Les  archi- 
tectes sont  ordinairement  fort  portés  à  s'instruire.  Ces  nuances 
trouvent  leur  raison  d'être  dans  l'ensemble  des  connaissances  très 
variées  que  réclame  l'architecture.  Beaucoup  de  sculpteurs  sont 
persuadés  que  la  statuaire  ne  réclame  guère  que  la  science  des 
formes  superficielles,  l'étude  des  antiques,  l'éducation  de  la  main. 
Ceux  des  artistes  contemporains  qui  ne  se  sont  pas  contentés  de  ce 
mince  bagage  et  n'ont  pas  cru  voir  dans  de  plus  amples  acquisitions 
un  danger  pour  leur  originalité  n'ont  point  à  s'en  repentir.  Leurs 
travaux  sont  marqués  d'une  empreinte  qui  les  ferait  aisément  re- 
connaître. Les  peintres,  sans  être,  tant  s'en  faut,  des  savans,  ont 
plus  appris.  Il  est  cependant  plus  aisé  de  s'improviser  peintre  que 
statuaire,  la  couleur  réserve  à  ses  élus  des  privilèges  particuliers; 
mais  la  peinture  a  des  exigences  qu'il  est  impossible  d'éluder  au- 
jourd'hui. L'exactitude  des  costumes,  celle  de  certains  types  consa- 
crés par  l'usage,  des  lieux  où  se  passent  les  scènes  représentées,  la 
nécessité  de  varier  les  attitudes,  les  caractères  des  personnages, 
veulent  des  recherches  persévérantes  auxquelles  l'observation  jour- 
nalière ne  suppléerait  pas.  De  plus  le  peintre  a  d'ordinaire  une  fa- 
culté d'attention  que  l'exercice  de  sa  profession  ne  fait  qu'exalter. 
L'ensemble  d'études  qui  lui  suffit  dans  la  plupart  des  cas  est  bien 
loin  cependant  de  la  somme  des  connaissances  précises  que  l'ar- 
chitecte, pour  être  un  artiste  complet,  ne  saurait  se  dispenser  d'ac- 
quérir. Il  faut  que  celui-ci  serre  la  science  de  près  et  s'en  rende 
maître.  Il  faut  en  outre  qu'il  possède  la  notion  de  tout  ce  qui  a  été 
fait  avant  lui,  qu'il  compare,  qu'il  voyage,  qu'il  ait  dans  une  cer- 
taine mesure,  comme  le  pieux  Énée  ou  le  sage  Ulysse,  vu  les  mœurs 
et  les  villes  des  hommes.  La  seule  pénétration  ne  suffit  pas  pour 
comprendre  ou  deviner  ce  qu'il  doit  savoir. 

Dans  tous  les  arts,  une  solide  instruction  est  comme  le  fonds  qui 
porte  les  œuvres  durables.  Pourquoi  Eugène  Delacroix  a-t-il  pu  si 
puissamment  exprimer  les  choses  humaines,  et  parcourir  avec  les 


LES    ÉCOLES    DES    BEAUX-ARTS    EX    EUROPE.  405 

seules  ressources  de  la  couleur  tout  le  clavier  des  passions?  Cela 
tient,  cette  Ilevuc  en  ferait  foi,  à  de  fortes  études  qui  venaient 
s'ajouter  à  Timpression  vive  d'une  âme  singulièrement  émue.  Ce 
n'est  point  assez ,  quoi  qu'ait  dit  un  critique,  de  peindre  u  le  bel 
animal  humain.  »  iNi  Rembrandt  ni  Delacroix  n'ont  peint  précisé- 
ment ce  bel  animal,  et  ils  ont  agité  plus  de  sentimens  que  la  plu- 
part des  artistes  de  leur  époque.  Nous  ne  voulons  pas  dire  qu'il 
faille  avoir  embrassé  la  science  tout  entière,  comme  le  firent  Léo- 
nard, Giotto,  Apelles,  ni  que  les  mathématiques,  la  physique  et 
la  chimie  soient  indispensables  à  un  peintre  ;  nous  n'entendons 
même  point  parler  ici  de  certaines  théories  qu'il  est  bon  de  ne  pas 
ignorer,  comme  celle  des  couleurs  en  physique  formulée  par  M.  Che- 
vreul,  que  Delacroix  connut,  s'il  ne  la  devina,  et  que  les  Vénitiens, 
orientaux  d'origine,  ont  dû  connaître,  à  en  juger  par  la  certitude 
scientifique  qu'ils  apportent  dans  les  oppositions  de  couleurs.  Les 
études  précises  que  nous  avons  en  vue  sont  celles  qui  élèvent  et 
trempent  l'esprit,  le  mettent  en  garde  contre  les  défauts  les  plus 
redoutables,  la  banalité,  l'uniformité.  Jamais  on  n'a  vu  plus  d'ar- 
tistes rompus  à  la  pratique  de  leur  métier;  ce  qui  manque  le  plus  à 
notre  école  en  général,  c'est  la  vigueur  de  conception,  l'audace  qui 
sied  aux  talens  robustes.  Cela  tient  à  des  causes  dont  l'organisation 
de  l'Ecole  des  Beaux-Arts  est  innocente,  et  à  quelques-unes  dont, 
malgré  toute  la  bonne  volonté  qu'elle  déploie,  l'administration  peut 
à  bon  droit  passer  pour  responsable.  Le  tort  de  l'administration 
est  de  s'être  habituée  à  tout  régenter;  le  tort  des  artistes  est  d'avoir 
fini  par  trouver  cela  naturel.  L'art  n'est  pas  une  plante  de  serre 
chaude,  recevant  comme  une  rosée  bienfaisante  les  laveurs  du  pou- 
voir. Il  ne  croît  dans  les  serres  que  des  plantes  sans  vigueur  et 
sans  rusticité.  Les  plus  fortes  ont  besoin  de  grandir  librement  en 
pleine  terre  et  en  plein  soleil.  Ce  qu'il  faut  pour  que  l'art  fleurisse 
dans  son  plus  bel  épanouissement,  ce  n'est  même  pas  de  ménager 
à  l'artiste  des  commencemens  faciles  et  de  doux  chemins,  l'art  s'ar- 
range peu  de  ces  délicatesses.  On  peut  le  rapprocher  du  trône, 
comme  on  l'a  dit,  en  le  plaçant  sous  la  main  d'un  administrateur 
ou  d'un  soldat;  on  ne  lui  donnera  point  pour  cela  plus  de  sève. 

II. 

Nous  sommes  serrés  de  près  dans  l'étude  et  l'enseignement  supé- 
rieur des  beaux-arts,  et  notamment  de  la  peinture,  par  nos  voisins 
de  Belgique.  A  ne  considérer  que  le  nombre  des  artistes  de  talent 
produits  chaque  jour  par  ce  pays  de  petite  étendue  et  les  sacrifices 
que  l'état  s'impose  pour  ne  pas  laisser  dégénérer  l'art  des  Flandres, 
pour  accroître  par  des  acquisitions  nouvelles  les  musées  et  les  col- 


hOQ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lections,  nous  serions  obligés  de  reconnaître  qu'il  l'a  emporté  sur 
nous.  Nous  avons  heureusement  quelques  autres  points  par  lesquels 
nous  faisons  pencher  la  balance  de  notre  côté.  Les  académies  d'art 
sont  nombreuses  en  Belgique.  Le  gouvernement  donne  des  subven- 
tions à  celles  de  Bruxelles,  de  Bruges,  de  Gand,  de  Liège,  de  Lou- 
vain.  D'autres  villes,  Malines,  Namur,  Ypres,  ont  aussi  des  académies 
de  beaux-arts.  La  plupart  relèvent  un  peu  de  l'état,  un  peu  de  la  pro- 
vince; elles  sont  surtout  sous  la  dépendance  de  la  commune,  comme 
les  autres  établissemens  d'instruction.  Nous  nous  occuperons  surtout 
ici  de  la  plus  importante,  celle  d'Anvers.  Une  tradition  respectable 
a  fait  d'Anvers  le  centre  accepté  des  institutions  d'art  en  Belgique. 
L'éclat  qu'ont  jeté  sur  la  ville  quelques  peintres  qui  y  ont  résidé 
presque  toute  leur  vie,  l'ancienneté  même  de  l'école,  suffisent  à  faire 
comprendre  cette  faveur;  le  nombre  des  cours  professés  avec  dis- 
tinction et  l'élévation  des  études  l'expliquent  encore  mieux.  Phi- 
lippe IV  d'Espagne  donnait  le  6  juillet  1663  à  David  Téniers  et  à 
quelques  autres,  car  les  peintres  ne  manquaient  pas  dans  la  ville, 
l'autorisation  de  former  une  académie  sur  le  patron  de  celles  de 
Rome  et  de  Paris,  afin  de  cultiver  et  maintenir  les  sciences  de  pein- 
ture, statuaire,  perspective,  et  aussi  d'imprimer  des  livres  ayant  pour 
objet  leurs  travaux  ordinaires.  Les  peintres  étaient  déjà  constitués  en 
société  sous  le  nom  de  guilde;  c'était  la  guilde  de  Saint-Luc.  Phi- 
lippe IV  octroyait  aux  fondateurs  le  droit  d'affranchir  par  provision 
huit  personnes  des  charges  ordinaires  de  la  bourgeoisie.  Ces  bour- 
geois exemptés  devaient  par  compensation  subvenir  aux  frais  et  dé- 
penses de  l'académie.  La  générosité  du  souverain  n'alla  point  jusqu'à 
fournir  de  lieu  de  réunion  et  d'enseignement  à  ses  protégés;  la  ville  y 
pourvut.  Elle  leur  permit  de  s'établir  dans  le  premier  étage  de  l'an- 
cienne bourse,  et  voilà  l'académie  d'Anvers  installée.  Elle  vient  de 
célébrer  récemment  son  deux  centième  anniversaire.  On  inaugura 
l'étude  par  le  modèle  vivant;  l'antique  venait  après.  L'interpréta- 
tion restait  l'humble  servante  de  la  réalité,  symbole  vrai  de  cette 
école  presque  toujours  et  avant  tout  éprise  de  la  nature.  Quelque 
temps,  les  élèves  ne  firent  pas  défaut;  mais  les  dépenses  étaient 
trop  lourdes,  et  pendant  une  quarantaine  d'années  les  ateliers  res- 
tèrent fermés.  A  la  fin,  des  particuliers,  touchés  de  ce  dénûment,  se 
cotisèrent;  les  artistes  s'engagèrent  à  enseigner  gratuitement.  L'an- 
cienne académie  royale  devint  un  établissement  communal,  et  n'y 
perdit  guère.  La  protection  directe  du  bourgmestre  était  plus  effi- 
cace que  l'appui  d'une  main  éloignée.  Sous  le  premier  empire,  le 
préfet  du  département  des  Deux-Nèthes,  partageant  les  fonctions 
de  protecteur  avec  le  magistrat  municipal,  fit  installer  l'académie 
et  Je  musée,  qui  se  trouvaient  à  l'étroit,  dans  un  ancien  couvent 
de  récollets. 


LES    ÉCOLES    DES    BEAUX-AHTS    EN   EUROPE.  h07 

L'académie  d'Anvers  est  administrée  par  le  gouverneur  de  la 
province,  le  bourgmestre,  le  directeur  et  les  échevins.  Le  direc- 
teur et  les  échevins  présentent  au  roi  la  liste  des  membres,  qu'on 
renouvelle  tous  les  trois  ans.  L'académie  a  la  surveillance  du  musée 
et  des  fonds  produits  par  la  rétribution  qu'on  exige  à  l'entrée.  Le 
conseil  municipal  et  les  chambres  votent  la  dotation  annuelle  (1). 
L'enseignement,  réorganisé  en  1817,  est  gratuit,  et  comprend  tous 
les  degrés,  depuis  les  notions  élémentaires  du  dessin  jusqu'à  l'in- 
struction supérieure.  Pour  suivre  les  cours  et  prendre  part  aux 
exercices,  les  élèves  viennent  du  Brabant,  de  la  Hollande,  de  la 
Prusse,  de  la  Saxe,  de  l'Angleterre,  des  États-Unis.  Ceux  qui  sont 
les  plus  méritans  et  offrent  le  plus  de  dispositions  obtiennent,  s'ils 
sont  Belges,  des  secours  et  des  bourses  de  la  ville  et  du  gouverne- 
ment. La  seule  ville  d'Anvers  dispose  d'une  vingtaine  de  bourses. 
Les  communes  ajoutent  des  médailles  aux  médailles  royales,  et  don- 
nent des  livres  ou  des  objets  utiles  à  la  pratique  de  l'art.  11  y  a  des 
ateliers  permanens  pour  les  peintres,  les  sculpteurs,  les  architectes, 
les  graveurs  en  taille-douce.  La  gravure,  si  fortement  compromise 
aujourd'hui  en  France,  est  très  florissante  chez  nos  voisins. 

Les  concours  pour  les  grands  prix  n'avaient  lieu  que  tous  les 
trois  ans.  On  a  pensé  que  ce  terme  devait  être  rapproché;  il  y  a 
concours  chaque  année  pour  une  des  branches  de  l'art.  Telle  année 
les  peintres  montent  en  loges,  telle  autre  les  sculpteurs.  Le  dernier 
concours  de  peinture  comptait  six  logistes,  et  le  seul  programme 
imposé  aux  élèves  indique  suffisamment  que  les  juges  du  combat 
siégeaient  à  Anvers,  dans  une  ville  peu  accessible  aux  influences  ul- 
tramontaines.  «  Les  prêtres  d'Athènes,  disait  ce  programme,  re- 
connaissant en  Socrate  le  continuateur  des  philosophes  qui  avaient 
porté  tant  de  coups  à  la  religion,  lui  vouèrent  une  haine  qui  ne  fut 
satisfaite  que  par  sa  mort.  »  L'artiste  devait  montrer  Socrate  de- 
vant ses  accusateurs.  Notons  un  autre  détail  qui  caractérise  bien  les 
mœurs  du  pays.  Les  loges  sont  rigoureusement  fermées  aux  élèves 
durant  les  trois  premiers  jours  de  la  kermesse  d'Anvers;  il  faut  se 
réjouir.  Le  travail  fini  et  l'arrêt  rendu,  les  œuvres  sont  exposées  à 
Anvers  et  à  Bruxelles.  Le  lauréat  va  partir  pour  l'Italie,  où  il  voya- 
gera quatre  années,  pour  Rome,  où  il  ne  trouvera  pas  un  palais, 
mais  où  il  aura  uiie  liberté  entière.  Le  système  de  la  métropole  se 
fait  partout  sentir.  Une  pension  annuelle  de  3,500  francs  lui  sera 
versée.  Elle  était  moindre,  on  Fa  élevée  récemment  en  raison  de  la 
cherté  de  la  vie.  Non-seulement  les  compositions  qu'il  enverra  d'ï- 
talie  ne  lui  seront  point  achetées  par  l'état;  mais  il  devra  exécuter 


(1)  Cette  dotatioQ  sera,  pour  1870,  de  86,117  francs,  que.  fourairout  par  moitié  le 
gouvernement  et  la  ville. 


/i08  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gratuitement  des  copies  de  tableaux  et  de  statues,  et  l'académie 
lui  adressera  ses  observations. 

Avant  son  départ  pourtant,  il  a  encore  des  examens  à  passer.  On 
veut  s'assurer  qu'il  est  en  situation  de  profiter  de  son  séjour  à  l'é- 
tranger, qu'il  a  des  notions  exactes  même  sur  les  choses  qui  ne 
sont  pas  du  domaine  de  l'art,  sur  l'anthropologie,  sur  la  science  en 
général,  sur  les  lettres.  Il  doit  répondre  sur  ces  matières.  On  le 
laisse  partir  immédiatement,  s'il  se  tire  bien  de  cette  épreuve;  sinon 
le  jury  indique  en  quoi  il  l'a  trouvé  insuffisant,  et  l'ajourne  à  un 
autre  examen.  On  accorde  au  besoin  un  subside  pour  les  frais  de 
cette  éducation  tardive,  de  ce  cours  d'adulte,  car  le  lauréat  peut 
avoir  trente  ans.  S'il  ne  réussit  pas  au  troisième  examen,  il  perd 
ses  droits  à  la  pension. 

L'école  italienne  est  née  des  traditions  de  Byzance.  Bien  que 
Sienne  soit  le  berceau  de  la  peinture  et  Pise  celui  de  la  sculpture, 
ces  deux  villes  ne  semblent  pas  les  premières  avoir  eu  des  acadé- 
mies. Venise,  la  cité  commerçante  en  rapport  avec  tout  l'Orient, 
voit  ses  peintres  se  former  en  compagnie  dès  la  fin  du  xni'=  siècle, 
Florence  suit  d'assez  près.  Ces  compagnies  ne  sont  guère  alors  que 
des  associations  d'artistes  sous  le  patronage  de  saint  Luc,  l'évan- 
géliste  à  qui  l'on  faisait  rétrospectivement  honneur  d'un  goût  dé- 
terminé pour  les  arts.  Le  saint  assumait  après  coup  la  responsabi- 
lité d'un  certain  nombre  de  vierges  ou  madones,  œuvres  d'un  certain 
Luc,  Florentin  qui  sans  songer  à  mal  lui  avait  emprunté  son  nom. 
Les  confrères  peintres  de  Sienne  ne  se  réunirent  en  société  que  vers 
la  moitié  du  xiv*=  siècle.  Leurs  séances  générales  se  tenaient  dans 
les  églises.  La  religion  autant  que  l'art  était  le  lien  de  ces  confré- 
ries. A  la  fin  du  xiv  siècle  apparaissent  les  académies.  Milan  donne 
l'exemple,  Galéas  Yisconti  fonde  l'académie  d'architecture.  L'aca- 
démie des  arts  est  instituée  par  Ludovic  Sforze.  Or  il  ne  s'agit  plus 
ici  de  confrérie  seulement  ni  d'association  pieuse.  L'académie  est 
une  école.  Grande  espérance,  c'est  Léonard  de  Vinci  qui  la  dirige, 
et  le  peintre  ingénieur,  le  poète  philosophe,  l'homme  au  savoir 
encyclopédique  ne  regarde  pas  ses  fonctions  comme  une  sinécure. 
Il  paie  de  sa  personne,  il  perpétue  ses  leçons  en  écrivant  les  traités 
qu'il  destine  aux  élèves  et  aux  professeurs. 

L'ancienne  capitale  du  monde  romain,  celle  de  l'art  sous  la  re- 
naissance, eut  assez  tard  une  académie.  Alors  que  les  plus  illustres 
peintres  de  l'Ombrie  et  de  Rome  étaient  vivans,  qu'était-il  besoin 
sur  le  territoire  du  pontife-roi  de  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui 
des  écoles,  d'établissemens  publics  recevant  une  subvention  pour 
répandre  le  goût  d'une  chose  qui  était  aimée  de  tous?  Pour  l'en- 
seignement, les  ateliers  des  maîtres  suffisaient.  Les  corporations  et 
les  confréries  avaient  d'ailleurs  leurs  novices  et  leurs  apprentis; 


LES   ÉCOLES    DES    CEAUX-ARTS    EN    EUROPE.  Zl09 

mais  quand  les  papes,  dont  les  ressources  et  la  puissance  étaient 
diminuées,  cessèrent  d'être  les  protecteurs  déclarés  des  grands 
artistes,  la  confrérie  de  Saint-Luc  fut  impuissante  à  en  former.  Du 
reste,  la  décadence  était  venue.  Un  peintre  d'histoire,  Girolamo 
Muziano,  se  préoccupa  d'établir  une  académie  dont  l'installation 
serait  magnifique.  La  salle  devait  être  ornée  de  statues  antiques  et 
de  beaux  modèles  de  peinture;  l'académie  donnerait  des  fêtes,  non 
pas  aux  artistes  seulement,  mais  aux  poètes,  aux  mathématiciens, 
aux  orateurs.  Ce  n'était  rien  autre  chose  que  la  réalisation  vivante 
de  l'École  cVAthcnes,  le  songe  du  peintre  d'Urbin  s'accomplissant 
après  lui.  Grégoire  XIII  s'était  intéressé  à  ce  dessein,  il  adressa  au 
peintre,  avec  sa  bénédiction,  un  bref  par  lequel  il  constatait  lui- 
même  le  triste  état  des  arts  romains  et  la  nécessité  de  faire  quelque 
chose  pour  eux.  «  A  raison  de  la  sollicitude  que  nous  éprouvons 
pour  notre  ville  de  Rome,  nous  inclinons  singulièrement  à  proté- 
ger les  beaux-arts,  surtout  ceux  qui  contribuent  à  l'ornement  et  à 
la  splendeur  de  cette  ville.  Nos  fils  chéris  les  peintres  et  les  sculp- 
teurs de  Rome  nous  ont  fait  représenter  que  les  arts  de  la  peinture, 
de  la  sculpture  et  du  dessin  perdaient  chaque  jour  de  leur  beauté,... 
qu'on  les  voyait  déchoir  par  l'absence  d'une  bonne  direction  d'école 
et  par  le  défaut  de  charité  chrétienne...  »  Ce  mélange  d'idées  es- 
thétiques et  d'idées  religieuses  n'avait  rien  de  singulier  pour  l'épo- 
que. Nous  voyons  de  même  que,  sous  Louis  XIV,  l'Académie  de 
France  à  Rome  est  regardée  comme  un  établissement  dédié  à  la 
vertu,  où  les  prières  et  les  soins  pieux  ne  devaient  pas  être  négli- 
gés. Ces  exigences  furent  assez  longtemps,  avec  le  droit  de  porter 
l'épée  refusé  obstinément  aux  élèves,  une  cause  d'indiscipline. 

Du  reste,  si  l'on  voulait  sauver  les  âmes  des  artistes  en  dépit 
d'eux-mêmes  dans  l'académie  de  Muziano,  on  avait  quelque  souci 
des  corps,  et  l'on  songeait  à  faire  de  bons  peintres.  On  fondait  des 
études  nouvelles,  on  ajoutait  à  l'ensemble  des  munificences  le  projet 
d'un  hospice  spécial  pour  recevoir  à  l'arrivée  les  nombreux  jeunes 
gens  qui  devaient  venir  de  tous  les  coins  de  la  terre,  pèlerins  de 
l'art,  travailler  sous  la  discipline  de  l'académie  romaine.  Les  mem- 
bres de  l'académie  étaient  autorisés  à  accepter  des  legs.  C'était  là 
une  source  présumée  de  richesse.  A  tous  ces  beaux  projets,  ce  qui 
fit  surtout  défaut,  c'est  l'exécution.  L'idée  conçue  par  Girolamo 
Muziano  ne  fut  réalisée  qu'à  moitié,  et  une  quinzaine  d'années  après 
sa  mort,  par  Zuccharo,  qui  se  fit  acclamer  presque  au  pied  du  Capi- 
tole  prince  de  l'académie  de  Saint-Luc,  et  qui  se  prit  d'une  si  grande 
affection  pour  l'institution  qu'il  patronnait,  qu'il  la  nomma  son  héri- 
tière. Toutefois  l'académie  fut  de  ces  bonnes  et  honnêtes  personnes 
qui  ne  font  guère  parler  d'elles,  suivant  l'expression  de  Voltaire. 
Si  Rome  ne  cessa  pas  de  produire,  les  producteurs  des  œuvres  d'art 


âlO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

appartinrent  plus  que  jamais  aux  nations  étrangères,  non  à  la  popu- 
lation du  royaume  pontifical.  Les  ateliers  romains  n'eurent  par  eux- 
mêmes  aucune  réputation.  L'académie  de  Saint-Luc  se  divise  en- 
core aujourd'hui  en  deux  parties  fort  distinctes,  la  confrérie  de 
Saint-Luc  et  l'académie  proprement  dite.  Pour  entrer  dans  la  con- 
frérie, il  faut  peu  de  chose,  un  certificat  de  bonnes  mœurs  et  l'achat 
d'un  cierge.  Point  d'ouvrier  dont  la  profession  se  rattache  à  l'art  par 
quelque  côté  qui  ne  puisse  être  accepté,  et  quel  est  le  métier  qui 
n'ait  point  de  rapport  avec  l'art?  Quant  à  ceux  qui  sont  choisis  pour 
être  membres  de  l'académie,  on  exige  assez  d'eux  pour  qu'il  n'y  ait 
aucun  artiste  qui  ne  tienne  à  honneur  d'être  admis. 

Dans  le  même  temps  où  s'établissait  l'académie  de  Saint-Luc,  il 
se  fondait  à  Bologne,  dans  la  maison  des  Carrache,  une  école  qui 
exerça  quelque  action  sur  l'art,  l'académie  clcgli  Incaminali.  L'é- 
tude des  vieux  maîtres  y  marcha  de  front  avec  la  recherche  de  la 
nature;  mais  l'influence  n'en  fut  pas  durable. 

Vers  les  premières  années  du  xvin^  siècle,  école  de  France,  aca- 
démie de  Saint- Luc,  académie  de  Bologne,  s'unissaient  plus  étroi- 
tement. Yleugels,  directeur-adjoint  de  notre  école,  était  nommé 
prince  de  l'académie  de  Saint- Luc.  Nous  étions  au  mieux  avec 
toutes  les  autres.  Le  roi  d'Espagne  entretenait  à  ses  frais  dans 
notre  palais  Mancini  deux  pensionnaires  traités  sur  le  même  pied 
que  ceux  de  la  France.  Des  artistes  studieux  venaient  d'Italie, 
d'Angleterre,  d'Allemagne,  dessiner  et  recevoir  des  leçons  dans 
cette  école,  où  ils  étaient  libéralement  accueillis,  comme  les  Ro- 
mains l'avaient  été  au  moment  de  la  fondation.  On  réalisait  une 
partie  du  programme  de  Muziano  :  on  donnait  des  fêtes,  ce  n'était 
plus  un  couvent;  on  faisait  venir  les  violons  après  le  repas,  on  or- 
ganisait des  concerts,  des  mascarades;  on  jouait  la  comédie,  Mo- 
lière même  y  était  représenté.  Le  génie  français  avait  trouvé  là  des 
missionnaires  laïques,  et  les  prélats  italiens  ne  manquaient  pas  à 
ces  réunions;  il  semblait  que  cela  devait  toujours  durer  :  le  roi  ache- 
tait le  palais  Mancini,  dont  on  avait  payé  le  loyer  pendant  douze 
ans.  Les  choses  ont  bien  changé  d'aspect  depuis.  Plus  de  danses  ni 
de  concerts,  tout  est  rentré  dans  le  silence. 

Florence,  centre  actuel  de  tout  ce  qui  se  rapporte  à  l'art  dans  le 
nouveau  royaume,  a  été  une  des  dernières  parmi  les  villes  d'Italie  à 
posséder  une  académie;  quand  la  confrérie  de  Santa-Maria-Novella 
fut  dissoute,  on  se  proposa  de  la  relever  sous  le  nom  d'académie. 
Yasari  approuva  le  projet  et  le  fit  accepter  à  Gôme  P'',  qui  fut  pré- 
sident. L'académie  prospéra  sous  sa  protection.  Elle  fut  célèbre  sous 
les  Médicis.  Au  xvii"  siècle,  elle  en  était  réduite  aux  fadeurs  préten- 
tieuses de  Carlo  Dolce.  11  n'est  pas  facile  de  descendre  plus  bas.  Elle 
fut  rétablie  par  le  dernier  grand-duc,  et  de  riches  collections  fu- 


LES    ÉCOLES    DES    J5EAUX-AKTS    EN    EUROPE.  Hl 

rent  mises  à  la  disposition  des  élèves.  La  salle  des  plâtres  ren- 
fermait tous  les  moulages  des  plus  belles  statues  trouvées  en  Italie. 
Le  grand-duc  n'obtint  pas  de  ses  efforts  les  fruits  qu'il  en  atten- 
dait. Aujourd'hui  l'académie  florentine  relève  directement  de  l'état, 
comme  presque  toutes  celles  de  l'Italie;  quelques-unes  seulement 
sont  restées  des  institutions  municipales.  Elle  est  régie  par  des  rè- 
glemens  qui  datent  de  1860,  auxquels  une  commission  nommée 
depuis  plusieurs  années,  et  qui  a  fonctionné  avec  la  trop  sage  lenteur 
des  commissions  de  ce  genre,  propose  des  modifications  notables. 
Des  statuts  organiques  sont  préparés,  et  l'on  voudrait  les  rendre 
uniformes  pour  toutes  les  académies  italiennes,  sauf  celle  de  Rome, 
bien  entendu.  Le  peu  de  résultats  qu'obtiennent  les  académies  pour 
l'instruction  d'art,  le  peu  d'avantages  qu'ont  procurés  les  réformes 
tentées  jusqu'ici  dans  plusieurs  villes,  ont  décidé  le  président  de 
l'académie  de  Florence,  rapporteur  de  la  commission,  à  demander 
un  enseignement  supérieur  libre.  L'état  fournira  des  salles  spa- 
cieuses à  quelques  artistes  distingués,  afin  que  des  jeunes  gens  s'y 
réunissent  pour  travailler  sous  leur  discipline.  L'avantage  des  ate- 
liers gratuits  sera  réservé  de  préférence  à  ceux  qui  ont  suivi  les 
cours  de  l'académie  florentine.  Cette  dernière,  comme  la  plupart 
de  celles  d'Europe,  présente  l'étude  de  l'art  à  tous  les  degrés.  Elle 
la  facilite  au  début,  l'encourage  par  des  prix  et  des  pensions,  et  les 
artistes  qu'elle  distingue  sont  appelés  à  f^iire  partie  du  collège  aca- 
démique. C'est  le  couronnement  des  plus  hautes  ambitions.  Le  pro- 
gramme des  matières  enseignées  ne  diffère  guère  que  par  le  détail 
de  celui  des  autres  établissemens  de  ce  genre.  Les  peintres  acquiè- 
rent avec  les  connaissances  anatomiques  celles  de  l'histoire  des  peu- 
ples, de  leurs  mœurs,  de  leurs  costumes  dans  les  divers  temps  et 
les  divers  lieux.  Les  élèves  architectes  ont  à  justifier  d'une  assez 
forte  préparation  avant  de  pouvoir  composer  des  projets.  Il  a  été 
proposé  d'établir  tous  les  trois  ans  un  concours  pour  la  peinture, 
la  sculpture,  l'architecture.  Les  artistes  de  toute  l'Italie  y  se- 
raient admis,  et  les  lauréats  recevraient  une  médaille  d'or.  Tous 
les  trois  ans  également  seront  ouverts  des  concours  restreints  aux- 
quels les  artistes  toscans  auront  seuls  jusqu'à  l'âge  de  vingt-sept 
ans  le  droit  de  prendre  part.  Au  vainqueur  sera  payée  pendant 
trois  ans  une  pension,  afin  qu'il  puisse  voyager  dans  les  princi- 
pales villes  de  l'Italie,  étudiant  les  œuvres  remarquables.  Nous 
concevons  que  l'académie  florentine  ne  pensionne  que  des  artistes 
toscans.   C'est  aux  autres  académies  des  provinces  du  royaume 
à  en  faire  autant  en  ce  qui  concerne  chacune  d'elles;  mais  nous 
ne  pouvons  nous  empêcher  de  trouver  le  cercle  dans  lequel  on  en- 
ferme l'artiste  un  peu  resserré,  et  la  condition  de  ne  voyager  qu'en 
Italie  empreinte  d'un  patriotisme  trop  exclusif.  N'y  a-t-il  rien  qui 


ài'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

soit  digne  des  regards  du  Toscan  en  dehors  du  royaume  italien? 
Pourquoi  rayer  ainsi  d'un  trait  de  plume  la  Grèce,  mère  de  l'Italie, 
et  même  notre  pays,  où  certaines  régions  sont  comme  un  musée 
de  l'art  gothique  et  de  celui  de  la  renaissance? 

Si  l'Espagne  occupe  encore  un  bon  rang  dans  l'art  contemporain, 
on  ne  peut  pas  dire  qu'elle  le  doive  à  ses  écoles,  qui  ont  été  si  long- 
temps négligées.  Le  génie  particulier  de  sa  race,  fortement  douée 
pour  la  peinture,  une  tradition  qui  n'a  jamais  été  tout  à  fait  ou- 
bliée, le  souvenir  de  son  ancienne  gloire,  dont  elle  a  gardé  le  culte, 
les  beaux  et  nombreux  modèles  dispersés  jusqu'à  ce  jour  par  toute 
la  Péninsule  dans  les  couvens  et  dans  les  églises,  aujourd'hui  réu- 
nis dans  les  musées  des  principales  villes,  ont  contribué  à  ce  ré- 
sultat. A  l'exception  du  temps  de  l'occupation  des  Arabes,  l'archi- 
tecture n'a  jamais  été  florissante  en  Espagne;  du  moins  n'y  a-t-elle 
pas  eu  une  époque  de  splendeur  comme  dans  d'autres  pays.  La 
sculpture  n'a  produit  qu'un  petit  nombre  d' œuvres  remarquables; 
mais  en  ce  royaume  ruiné  par  ses  gouvernemens  et  par  ses  con- 
quêtes, un  des  plus  pauvres  des  grands  états,  la  peinture  a  tou- 
jours été  en  honneur.  Que  les  déchiremens  civils  lui  laissent  quelque 
trêve,  et  nous  ne  serions  pas  étonné  d'y  voir  une  renaissance  de 
cette  peinture  âpre  et  fière,  amoureuse  de  la  nature  plus  que  de 
l'idéal,  dont  les  artistes  espagnols,  en  dépit  d'une  décadence  pro- 
longée, n'ont  pas  complètement  perdu  les  secrets. 

Madrid  a  son  académie  des  beaux-arts,  qui  fut  fondée  par  Phi- 
lippe Y,  alors  que  l'Espagne  n'avait  plus  de  maîtres  éclatans.  Le 
ministre  des  affaires  étrangères  en  est  président,  nous  ne  savons 
pour  quelle  raison.  Une  commission  de  ses  membres  avait  été, 
lors  de  la  sécularisation  des  couvens,  envoyée  dans  les  provinces 
pour  rassembler  tous  les  objets  dignes  d'être  proposés  à  l'étude. 
Elle  ne  trouva  pas  autant  à  emporter  qu'on  aurait  pu  l'espérer;  les 
possesseurs  étaient  prévenus,  et  la  moisson  était  à  peu  près  faite. 
On  a  mieux  réussi  pour  les  palais  royaux.  Aranjuez,  Saint-Udefonse, 
le  Pardo,  laZarzuela,  la  Quinta,  l'Escurial,  ont  donné  au  musée  de 
Madrid  toutes  les  richesses  accumulées  dans  ces  demeures  par  les 
souverains  des  maisons  royales  d'Autriche  et  de  France,  et  qui  font 
de  Madrid,  une  des  dernières-nées  des  grandes  villes  de  l'Espagne, 
le  véritable  foyer  des  études  pour  l'art  espagnol.  Toutefois  le  voyage 
en  Italie  n'est  pas  regardé  comme  inutile,  et  les  élèves  les  plus 
distingués  y  sont  envoyés.  Les  grandes  villes  d'Espagne  se  piquent 
de  ne  pas  faire  moins  que  Madrid.  Barcelone,  la  cité  lettrée,  Cadix, 
Tolède,  se  préoccupent  de  peinture,  de  sculpture  et  même  d'ar- 
chitecture. On  peut  en  dire  autant  de  Séville,  dont  l'académie  des 
nobles  arts  a  été  organisée  par  Murillo,  auquel  on  a  érigé  une  des 
rares  statues  qui  soient  en  Espagne.  Les  documens  authentiques 


LES    ÉCOLES    DES    LEAUX-ARïS    EN    EL'UOl'E.  /{13 

présentent  un  noiribre  considérable  d'élèves.  Toutefois  nous  ne  de- 
vons pas  perdre  de  vue  que  la  plupart  des  artistes  espagnols  sont 
venus  demander  à  Paris  ou  à  Rouie  le  complémeni  ou  la  consécra- 
tion de  leurs  études. 

L'Angleterre,  qui  a  beaucoup  fait  pour  l'enseignement  populaire 
du  dessin,  semble  peu  se  soucier  jusqu'à  présent  d'encourager  les 
études  supérieures  d'art.  L'industrie  n'en  a  que  faire,  et  on  a  été 
d'abord  au  plus  pressé.  11  y  a  pourtant  un  certain  mouvement  dans 
les  académies  du  royaume-uni,  tant  en  Ecosse  qu'en  Irlande.  L'aca- 
démie de  Londres  est  constituée  sous  le  patronage  royal.  Elle  se 
compose  d'artistes  distingués.  On  choisit  annuellement  les  plus  ca- 
pables d'enseigner  pour  donner  les  leçons  aux  élèves,  admis  sur 
preuve  d'un  savoir  suffisant.  Ceux  qui  aspirent  à  être  élèves  en 
peinture,  sculpture,  gravure,  doivent  satisfaire  à  un  examen  d'a- 
natomie,  connaître  le  squelette,  nommer  les  muscles  superficiels, 
en  indiquer  les  insertions  et  les  usages.  Les  élèves  d'architecture 
ont  à  faire  constater  qu'ils  ont  reçu  une  éducation  première  soit 
à  l'acadéinie  d'architecture  ou  à  l'institut  royal  des  architectes  an- 
glais, soit  dans  les  écoles  du  département  de  science  et  d'art,  au 
Collège  du  roi,  à  celui  de  l'université  ou  dans  tout  autre  établisse- 
ment de  ce  genre.  L'enseignement  est  entièrement  gratuit.  Les 
études  se  divisent  d'ailleurs  en  deux  parties  essentiellement  dis- 
tinctes, celles  d'après  l'antique,  celles  d'après  le  modèle  vivant  nu 
ou  drapé.  Signalons  ce  fait  caractéristique  qu'en  aucun  cas,  à  moins 
qu'ils  ne  soient  mariés,  on  n'admet  dans  l'atelier  où  l'on  dessine  le 
modèle  de  sexe  féminin  des  jeunes  gens  qui  n'aient  pas  atteint  leur 
vingtième  année.  Pour  passer  des  ateliers  de  l'antique  à  ceux  du 
modèle  vivant,  on  subit  une  épreuve  qui  consiste  à  reproduire  sous 
un  grand  nombre  d'aspects  diiférens,  dans  un  temps  déterminé  et 
assez  court,  une  même  figure.  Quelques-uns  des  encouragemens, 
qui  sont  nombreux,  sont  distribués  tous  les  ans,  d'autres  tous  les 
deux  ans  seulement.  Les  jugemens  sont  prononcés  le  10  décembre, 
jour  anniversaire  de  la  fondation  de  l'académie.  Les  prix  consistent 
en  livres  à  riche  reliure,  en  médailles  d'argent  et  d'or,  en  pensions 
qui  peuvent  être  renouvelées,  en  un  grand  prix  auquel  est  attachée 
une  allocation  de  voyage.  Chacune  des  classes  de  l'académie  dé- 
signe tour  à  tour  le  lauréat  qui  va  poursuivre  pendant  deux  ans  ses 
études  sur  le  continent.  On  ne  le  fait  partir  cependant  qu'en  temps 
de  paix.  Il  reçoit  1,500  francs  pour  son  déplacement  et  2,500  francs 
par  an  pour  ses  dépenses.  Qu'il  quitte  l'Angleterre  ou  ne  la  quitte 
pas,  l'élève  lauréat  est  tenu  de  fournir  des  preuves  de  son  travail. 
11  est  toujours  soumis  au  conseil  de  l'académie,  qui  peut  le  rappe- 
ler sous  la  sanction  de  la  signature  royale  et  suspendre  sa  pension 
pour  cause  d'immoralité  ou  de  mauvaise  conduite.  Les  personnes 


hlll  REVUE    DES    DECX    MONDES. 

qui  ont  gardé  le  titre  viager  d'élèves  de  l'école  peuvent  le  perdre 
aussi.  Il  suffit  pour  cela  d'avoir  commis  quelque  acte  réputé  indigne 
de  la  profession  d'art.  Ce  titre,  qui  donne  droit  d'entrée  aux  col- 
lections de  l'école,  ne  peut  plus  alors  être  recouvré.  L'académie 
organise'  à  ses  risques  et  périls  des  expositions  de  peinture,  de 
sculpture,  d'architecture,  qui  sont  fort  suivies,  et  dont  la  centième 
a  été  ouverte  en  1868.  On  construit  en  ce  moment  k  Londres,  dans 
Piccadilly,  des  hâtimens  spéciaux  pour  cet  usage.  Ces  exhibitions, 
sources  de  revenus,  ne  sont  pas  les  seules  que  Londres  présente,  la 
société  des  peintres  aquarellistes,  la  société  des  jeunes  aquarellistes, 

—  on  sait  quelle  est  la  faveur  dont  jouit  l'aquarelle  en  Angleterre, 

—  ont  aussi  les  leurs,  et  trouvent  moyen,  tout  en  attirant  l'atten- 
tion sur  leurs  travaux,  de  faire  une  opération  fructueuse. 

Les  élèves  qui  ont  fait  concevoir  les  meilleures  espérances  ne 
vont  guère  à  Rome.  Les  Anglais  ont  si  peu  de  goût  pour  ce  qui  est 
papiste  !  Iraient-ils  demander  à  la  ville  qui  se  dit  éternelle  ce  que 
Florence  peut  leur  donner?  La  plupart  de  ceux  qui  voyagent  re- 
viennent d'ailleurs  tels  qu'ils  sont  partis  :  ils  savent  plus,  ils  ont  vu 
davantage;  mais  ils  ont  peu  chargé  leur  manière.  L'art  étranger 
n'a  guère  de  prise  sur  le  Saxon.  S'il  est  certain  que  tous  les  artistes 
anglais  sont  loin  d'avoir  étudié  dans  leurs  académies,  si  bon  nombre 
d'entre  eux  sont  venus  chercher  le  savoir  dans  les  ateliers  de  Paris 
ou  de  Belgique,  ils  ne  songent  guère  néanmoins,  de  retour  chez 
eux,  aux  grandes  études  ni  aux  belles  compositions.  Ils  s'enten- 
dent avec  un  marchand,  et  produisent  couramment  la  peinture 
que  réclament  les  acheteurs.  Ils  reprennent,  s'ils  l'ont  un  instant 
abandonnée  pour  une  coloration  plus  naturelle  et  une  facture  plus 
large,  leur  touche  maigre  et  leur  gamme  de  tons  blanchâtres.  Ils 
se  complaisent  aux  effets  de  lumière  dure  et  intense,  comme  les 
Piusses  du  nord.  Ils  ont  en  bien  et  en  mal  certains  préjugés  esthé- 
tiques malaisés  à  déraciner.  Ils  détestent  de  toutes  leurs  forces  la 
sauvage  peinture  des  Espagnols,  et  s'éprennent  d'une  ardente  pas- 
sion pour  deux  Français  d'Italie,  Poussin  et  le  Lorrain.  Ils  se  li- 
vrent à  la  peinture  d'animaux,  qu'ils  exécutent  avec  une  grande 
sincérité,  à  celle  de  genre  et  au  paysage;  ils  excellent  à  figurer  des 
moissons  dont  on  peut  compter  les  épis.  Quand  ils  abordent  l'his- 
toire, ils  sont  plus  que  médiocres.  Les  peintres  qui  ont  laissé  les 
plus  belles  œuvres  en  Angleterre  n'étaient  pas  du  pays.  Aussi  peut- 
on  à  peine  dire  qu'il  y  ait  un  art  anglais.  Pour  l'architecture,  on  en 
est  resté  par-deLà  le  détroit  à  l'art  ogival  de  Normandie.  La  sculp- 
ture n'a  donné  que  peu  de  statues  hors  ligne,  quelques-unes  de 
celles  qu'on  voit  sur  les  places  publiques  appellent  involontaire- 
ment le  sourire.  Est-ce  le  fait  de  l'austérité  du  culte,  qui  s'accom- 
mode difficilement  de  la  statuaire?  Est-ce  une  lacune  du  génie 


LES    ÉCOLES    DES    EEAUX-ARTS    EN    EUliOPE.  A15 

saxon?  Les  modèles  existent  cependant  à  Londres,  et  les  Anglais  qui 
veulent  étudier  l'art  des  Grecs  n'ont  pas  besoin  de  se  déplacer.  C'est 
au  musée  britannique  qu'on  peut  le  mieux  se  pénétrer  de  l'art  an- 
tique. Quant  aux  peintres,  par  malheur  ils  n'ont  pas  tout  ce  qu'ils 
pourraient  désirer.  Les  galeries  publiques  sont  fort  incomplètes,  et 
dans  les  galeries  particulières,  véritables  propriétés  féodales,  il  est 
difficile  d'être  autorisé  à  faire  des  études. 

En  ce  qui  concerne  l'art,  l'unité  est  faite  en  Allemagne  depuis 
longteu]ps.  Les  artistes  germaniques,  à  commencer  par  Goethe,  le 
plus  illustre  de  tous,  qui  a  fourni  tant  de  matériaux  précieux  aux 
arts  plastiques  en  leur  procurant  des  thèmes  aimés  et  inépuisables, 
les  écrivains,  les  sculpteurs,  les  peintres,  du  moment  qu'ils  ont 
fait  preuve  de  quelque  valeur,  ont  été  adoptés  à  la  fois  par  toute 
l'Allemagne.  Il  n'y  a  sur  ce  point  ni  confédération  du  nord,  ni  états 
du  sud,  ni  empire  d'Autriche.  li  est  même  intéressant  de  voir  com- 
bien les  artistes  nés  et  élevés  dans  telle  division  politique  passent 
facilement,  et  comme  s'ils  ne  voyaient  pas  de  transition  appréciable, 
dans  les  écoles  d'une  région  voisine,  allant  de  Munich  àDusseldorf, 
puis  à  Berlin,  à  Vienne  ou  à  Dresde.  Le  lieu  de  résidence  est  indif- 
férent, ils  sont  toujours  sur  la  terre  des  légendes  germaniques.  La 
plupart  d'ailleurs  de  ces  artistes,  de  ceux  du  moins  qui  donnèrent 
à  l'art  allemand  une  si  vive  impulsion,  sont  allés  auparavant  au 
midi  se  réchauffer  à  un  foyer  commun.  Nulle  ville  de  leur  patrie  ne 
leur  oiTrant  des  objets  d'études  en  rapport  avec  leurs  aspirations, 
ces  futurs  directeurs  des  académies  allemandes  sont  venus  deman- 
der à  Rome  ce  qu'ils  ne  trouvaient  pas  chez  eux;  Rome  a  vu  une 
nouvelle  invasion  des  Germains.  La  ville  des  papes  devenait  le  pays 
d'élection  de  ces  protestans,  dont  quelques-uns  par  amour  de  l'ab- 
solutisme, d'autres  par  amour  de  l'art  sealemeat,  embrassèrent  de 
bonne  foi  le  catholicisme.  Nous  ne  prétendons  pas  railler  ici  ce 
mouvement,  qui  ne  fut  pas  dépourvu  de  grandeur.  Quand  Over- 
beck,  le  vrai  chef  de  la  colonie  allemande,  se  fixa  en  1810  à  Rome, 
toute  l'Allemagne,  humiliée  par  la  guerre,  éprouvait  le  plus  violent 
désir  de  s'affirmer  dans  le  domaine  de  la  pensée.  On  y  songeait  aune 
politique  nouvelle,  à  une  religion  nouvelle,  où  l'aspiration  se  mêlait 
au  dogine,  à  un  art  nouveau,  qui  serait  éternel.  Plus  d'esprit  cri- 
tique qui  refroidît  le  souffle  du  génie.  Il  fallait  retourner  à  la  sim- 
plicité des  petits  enfans,  retrouver  la  naïveté.  Tel  était  le  projet  d'O- 
verbeck.  Certains  Anglais  de  nos  jours,  les  préraphaélites,  ont  cru, 
comme  lui,  que  l'art  pouvait  et  devait  à  certaines  époques  remonter 
vers  sa  source.  Overbeck  allait  plus  loin  :  l'art  lui  semblait  n'être 
rien  par  lui-môme,  il  n'a  d'autre  mérite  que  d'exalter  la  beauté 
morale  et  de  faire  une  fête  de  la  religion.  Avec  son  patriotisme 
aveugle  et  ses  vues  un  peu  étroites,  Overbeck  eut  une  influence 


A 16  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

considérable.  Il  ne  dissimulait  pas  son  ambition,  qui  n'était  rien 
moins  que  la  régénération  de  la  peinture.  Son  école  était  pleine  d'une 
indicible  ardeur.  Cornélius,  qui  devait  gouverner  plus  tard  l'aca- 
démie de  Dusseldorf,  puis  celle  de  Berlin,  Schadow,  de  Kock,  Vo- 
gel,  Jean  et  Philippe  de  Vert,  plus  tard  Schnorr,  enfant  de  Leip- 
zig, qui  avait  d'abord  étudié  à  Vienne,  même  le  Danois  Thorvaldsen, 
firent  partie  de  cette  pléiade  d'artistes  du  nord.  On  se  réunissait 
chez  l'ambassadeur  de  Prusse  à  Rome;  sa  maison  était  le  centre 
où  se  rencontrèrent  toutes  ces  jeunes  intelligences.  On  se  rassem- 
blait aussi  chez  le  chevalier  de  Bunsen.  Malgré  l'unité  des  ten- 
dances, on  se  divisait  volontiers  en  deux  camps,  celui  de  l'art  pu- 
rement chrétien,  celui  des  croyances  païennes,  d'une  sorte  de  vague 
polythéisme  gréco-romain  auquel  s'ajoutaient  par  surcroît  le  culte 
des  divinités  du  nord  et  la  pieuse  mémoire  des  antiques  légendes 
du  pays  natal.  Il  s'en  fallait  de  peu  que  dans  ce  panthéon  bizarre 
on  n'adorât  Brahma,  Jupiter  et  Jésus.  Du  moins  Jupiter  n'était  pas 
oublié  avec  les  vieux  dieux  qui  «  menèrent  autrefois  si  joyeusement 
le  monde.  »  Les  Allemands  en  rêvaient  encore.  Us  ne  peuvent  s'em- 
pêcher de  rêver,  même  à  Piome.  Un  jour,  chez  le  chevalier  de  Bun- 
sen, on  porta  la  santé  du  roi  de  l'Olympe.  La  planète  de  Jupiter 
étincelait  dans  le  ciel  au  milieu  de  la  nuit.  Il  semblait  qu'il  condui- 
sît encore  au-dessus  de  la  ville  de  saint  Pierre  la  ronde  éternelle 
des  astres.  Quelques-uns  des  Allemands  trouvèrent  le  toast  singu- 
lier; mais  ils  s'y  associèrent,  et  burent  au  père  des  dieux  et  des 
hommes.  Thorvaldsen  but  de  tout  cœur. 

Ces  enthousiasmes  sincères  pour  les  choses  du  passé  et  pour  un 
avenir  prochain  avaient  leur  raison  d'être;  la  venue  d'Oveibeck  en 
Italie  pour  le  dessein  qu'il  se  proposait  n'était  pas  sans  précédons. 
Winckelmann  avait  à  moitié  tracé  la  route  en  préconisant  les  œuvres 
de  l'antiquité  et  se  faisant  lui-même  catholique.  Raphaël  Mengs, 
né  en  Bohème,  élevé  à  Dresde,  était  venu  s'établir  à  Rome.  Asm  us 
Cartens,  de  Slesvig,  était  allé  h,  Rome  à  grand'peine,  vu  son  indi- 
gence, y  avait  étudié  et  conquis  le  talent,  était  revenu  à  l'académie 
de  Berlin  pour  retourner  encore  à  Rome.  C'était  le  précurseur  d'O- 
verbeck.  Celui-ci  fut  le  véritable  fondateur  de  la  colonie  allemande, 
parce  qu'en  dehors  du  mérite  de  ses  œuvres  il  avait  quelque  chose 
de  l'apôtre.  Tandis  que  David  à  Paris  étalait  une  anatomie  savante, 
et,  tout  en  l'interprétant  d'une  façon  un  peu  théâtrale,  ne  dédai- 
gnait pas  la  nature,  Overbeck  et  les  «  nouveaux  INazaréens  »  se  plon- 
geaient dans  leur  mysticisme  et  rejetaient  autant  que  possible  l'usage 
du  modèle  vivant.  Travailleurs  obstinés  et  solitaires,  objet  de  quel- 
ques moqueries,  ils  restèrent  longtemps  inaperçus  dans  la  ville  des 
ruines,  ne  se  plaignant  pas  de  l'obscurité,  assidus  à  l'étude,  hono- 
rant leur  ambition  par  de  consciencieux  efforts.  Après  1815,  leurs 


LES    ÉCOLES    DES    BEAUX-AllTS    EN    EUROPE.  ll\7 

travaux  furent  mis  en  lumière.  Trois  ans  après,  la  colonie  allemande 
faisait  au  palais  Cafarelli  une  exposition  publique  dont  on  ne  riait 
plus.  On  eût  dit  que  l'art  germanique  venait  de  naître;  il  n'avait 
fait  que  changer  de  forme  et  entrer  dans  une  nouvelle  phase.  C'é- 
tait une  période  de  triomphe;  les  Allemands  s'étaient  attaqués  à  la 
fresque  et  avaient  réussi.  On  leur  demandait  de  décorer  des  villas. 
On  acceptait  tout,  légendes  Scandinaves,  mythologie,  catholicisme; 
les  académies  sollicitaient  des  professeurs,  les  élèves  accouraient; 
on  venait  de  Dessau,  de  Dresde,  de  Vienne,  de  Cologne,  de  Mu- 
nich, des  ateliers  de  Paris.  Des  disciples  de  Gros  et  de  David  quit- 
taient leurs  maîtres  pour  recevoir  la  doctrine  en  crédit.  Overbeck 
restait  à  Rome.  Il  gardait  le  foyer  où  s'était,  disait-on,  rallumé 
l'art  germanique.  Les  autres  s'en  allaient  régénérer  les  écoles  de 
l'Allemagne,  apôtres  de  la  bonne  nouvelle. 

Ce  fut  un  moment  solennel  où  l'enseignement  de  l'art  fut  profon- 
dément modifié.  L'ancien  art  allemand,  si  longtemps  en  quête  de  la 
réalité,  interprétée,  il  est  vrai,  avec  sa  manière  propre,  ce  vieil  art 
d'Albert  Durer,  se  faisait  idéaliste.  L'enseignement  par  l'œuvre  et 
par  l'exemple,  l'enseignement  oral,  la  protection  des  princes,  as- 
suraient le  triomphe  de  la  jeune  école  qui  était  allée  recevoir  le 
baptême  de  l'Italie.  Pierre  Cornélius  était  appelé  à  Munich  par  le 
prince  royal  qui  fut  plus  tard  le  roi  Louis.  Il  y  décorait  le  musée 
des  statues  ou  glyptothèque;  il  était  demandé  à  Dusseldorf,  afin  d'y 
diriger  l'académie,  puis  il  revenait  dans  la  capitale  de  la  Bavière 
exécuter  ce  fameux  Jugement  dernier  que  les  néophytes  du  temps 
comparèrent  à  la  fresque  de  Michel- Ange.  Schadow,  que  ses  leçons 
surtout  devaient  rendre  célèbre,  arrivait  professer  à  Berlin,  dont  son 
père  administrait  l'académie.  Les  élèves  quittaient  celle  de  Dussel- 
dorf pour  mettre  à  profit  sa  science,  s'approprier  son  style  froid 
et  précis,  et  quand  il  repartait  de  Berlin  pour  prendre  la  haute 
main  sur  l'école  de  Dusseldorf,  abandonnée  par  Cornélius,  ils  con- 
tinuaient à  lui  faire  un  cortège  de  disciples  et  d'admirateurs  em- 
pressés. Schnorr  passait  aussi,  évangélisant  de  Rome  à  Munich,  puis 
à  Dresde.  Plus  tard  Kaulbach,  l'élève  de  Cornélius,  le  plus  puissant 
des  peintres  d'histoire  de  l'Allemagne,  de  beaucoup  supérieur  à  son 
maître  parce  qu'il  unit  quelque  réalité  à  un  idéalisme  sincère,  Kaul- 
bach, l'interprète  de  Klopstock,  de  Goethe,  de  Wieland,  le  metteur 
en  œuvre  des  légendes  germaines,  celui  qui  représenta  la  double 
bataille  des  Huns  et  des  Romains,  dont  les  ombres  se  heurtent  en- 
core dans  les  airs  quand  leurs  corps  ont  perdu  la  vie,  apportait  tour 
à  tour  son  influence  à  Munich  et  à  Berlin,  reproduisant  parfois  sur 
les  mêmes  thèmes  les  mêmes  compositions. 

Aujourd'hui  le  mouvement  imprimé  par  ces  hommes  convaincus 

TOME  LXXXII.  —   18G9.  27 


418  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  un  peu  tléchi,  sans  qu'on  puisse  dire  en  définitive  de  quel  côté  se 
tournera  l'école  allemande.  Elle  semble  partagée  entre  ces  deux 
courans,  le  retour  à  divers  passés,  le  grec  un  peu  rajeuni,  le  néo- 
gothique  ou  le  commencement  de  la  renaissance  et  les  tendances 
franchement  naturalistes  auxquelles  aboutit  l'école  de  Dusseldorf. 
L'architecture  se  débat  dans  la  même  indécision  ;  la  sculpture,  qui 
semble  avoir  de  l'avenir,  ne  manque  ni  de  caractère  ni  de  vérité. 
Les  écoles  et  l'enseignement  supérieur  sont  un  peu  partout.  Berlin, 
Dussçldorf,  Kœnigsberg,  Nuremberg,  Munich,  Dresde,  Vienne  (1), 
ont  des  académies,  Nous  ne  parlerons  ici  que  de  celle  de  Dusseldorf, 
qui  appartient  à  la  Prusse  après  avoir  été  à  la  Bavière.  L'académie 
a  succédé  à  celle  qu'avait  créée  l'électeur  Charles -Théodore.  Elle 
fêtait  tout  récemment  le  centième  anniversaire  de  sa  réorganisa- 
tion. Les  élèves  sont  divisés  en  troLs  classes.  Dans  la  première,  on 
enseigne  les  élémens;  dans  la  seconde,  où  l'on  ne  reçoit  que  les 
jeunes  gens  qui  veulent  se  consacrer  entièrement  à  l'art,  les  élèves 
ont  à  leur  disposition  les  modèles  antiques  et  le  modèle  vivant,  étu- 
dient les  principes  des  draperies  et  le  jeu  des  étoffes  d'abord  sur 
le  mannequin,  pratique  dangereuse  pour  des  écoliers,  puis  sur  na- 
ture. Ils  suivent  des  cours  de  peinture,  de  sculpture,  d'architec- 
ture. Ils  ne  montent  dans  la  première  classe  que  quand  ils  se  sont 
fait  remarquer  par  une  aptitude  à  la  composition.  On  leur  demande 
alors  de  continuer  leurs  travaux,  de  prendre  part  en  certains  cas  à 
ceux  des  professeurs,  de  se  rendre  bien  compte  de  leurs  forces  et 
de  leurs  qualités  individuelles  afin  de  choisir  leur  route,  d'assister 
assidûment  aux  cours  afin  de  compléter  leurs  connaissances  esthé- 
tiques. Par  compensation,  on  leur  assure  toutes  les  facilités  d'étude, 
des  prix  et  des  encouragemens  en  argent.  La  science  qu'on  exige 
d'eux  a  été  poussée  assez  loin,  si  loin  même  que  nombre  d'Allemands 
se  livrent,  sous  prétexte  de  peinture,  à  des  dissertations  coloriées 
sur  la  science,  la  philosophie  et  la  métaphysique.  Ils  peignent  la 
cosmogonie,  l'histoire  quintessenciée  des  dieux  et  des  hommes. 
Artistes  consciencieux,  éblouis  de  leurs  propres  idées,  ils  croient 
écrire  leurs  systèmes  avec  le  pinceau,  et  ne  réussissent  qu'à  con- 
fondre les  genres.  Les  maîtres  du  reste  avaient  donné  l'exemple. 
Cornélius  accompagne  ses  vastes  fresques  de  commentaires  qu'il 
faudrait  parfois  commenter  à  leur  tour.  Quand  Overbeck  envoyait 
à  l'académie  de  Francfort  son  Triomplic  de  la  religion,  il  jugeait 
une  brochure  nécessaire  pour  le  faire  comprendre;  nous  n'avons 

(1)  L'empire  d'Autriche,  où  parut  la  plus  ancienne  école  allemande,  celle  de  Bohême, 
qui  précéda  celle  du  Rhin,  et  qui  était  déjà,  réunie  en  confrérie  à  l'époque  de  Giotto, 
est  loin,  malgré  des  efforts  récens,  de  tenir  le  premier  rang  pour  ses  écoles  supérieures 
d'art. 


LES    ÉCOLES    DES    BEAUX-ARTS    EN    EUROPE.  AlO 

pas  été  beaucoup  plus  édifié  après  l'avoir  lue.  Cette  peinture  abs- 
truse est,  dit-on,  condamnée  ;  nous  ne  la  regretterons  pas. 

Montons  un  peu  plus  haut  vers  le  pôle  :  ceux  qui  sont  venus  les 
derniers  et  qui  ne  se  montrent  pas  les  moins  ambitieux  parmi  les 
peuples  européens  n'ont  pas  désespéré,  —  à  59  degrés  de  latitude 
nord,  dans  un  pays  où  les  fleuves  restent  gelés  la  moitié  de  l'année, 
où  les  blanches  statues  des  divinités  du  midi,  transportées  sous  un 
ciel  inclément,  frissonnent  malgré  leur  abri  de  bois  et  voient  se 
fendre  leur  chair  de  marbre,  —  de  réchauffer  le  zèle,  l'enthousiasme, 
l'inspiration  des  élèves  d'une  école  d'art.  La  ville  qu'un  despote  ré- 
formateur, faisant  violence  aux  tendances  orientales  de  la  nation, 
bâtit  à  l'embouchure  de  la  Neva,  et  dont  il  fit  la  capitale  militaire, 
maritime,  civile  et  religieuse  de  l'empire  russe,  Saint-Pétersbourg, 
posséda  peu  de  temps  après  sa  fondation  une  école  et  une  académie 
des  beaux-arts.  Ce  fut  Elisabeth  qui  les  établit  sur  la  sollicitation 
du  comte  Schouvalof.  L'école  était  du  ressort  de  l'académie  des 
beaux-arts,  sorte  d'annexé  de  celle  des  sciences.  L'impératrice  la 
dota  et  y  fit  entrer  une  quarantaine  d'élèves.  Ce  nombre  fut  plus 
tard  porté  à  trois  cents.  On  voulait  que  l'honneur  qui  rejaillit  sur 
les  souverains  et  sur  leurs  sujets  de  la  haute  culture  de  ces  arts 
que  les  Grecs  avaient  réputés  divins  ne  fît  pas  défaut  à  l'empire 
naissant.  On  croyait  improviser  des  artistes.  Or  la  Russie  a  eu  à  sa 
tête  des  monarques  intelligens,  même  des  hommes  de  génie,  mais 
qui  n'avaient  guère  confiance  qu'en  l'opiniâtre  puissance  de  leur 
volonté.  Les  futurs  artistes  étaient  internés  dès  l'âge  de  six  ans  dans 
l'école  académique.  La  munificence  impériale  les  défrayait  de  leurs 
dépenses.  On  mettait  à  leur  portée  tout  le  savoir  dont  on  pensait 
qu'ils  pouvaient  avoir  besoin.  On  leur  enseignait  à  lire,  à  écrire;  on 
ajoutait  à  cela  un  peu  de  calcul,  un  peu  d'allemand  et  de  français, 
puis  les  notions  du  dessin.  Peut-être  était-il  difficile  de  faire  mieux 
pour  le  pays  et  pour  l'époque.  Cependant  le  bagage  dont  on  mu- 
nissait ces  pauvres  enfans  privilégiés  était  insuffisant.  A  quatorze 
ans  arrivait  pour  eux  une  échéance  fatale;  il  fallait  choisir  l'art 
qu'ils  se  proposaient  d'exercer;  il  fallait  dire  s'ils  seraient  peintres 
d'histoire,  de  batailles,  de  portraits,  de  paysages,  sculpteurs,  gra- 
veurs, ai'chitectes.  Les  élèves,  ayant  choisi  en  toute  liberté,  pas- 
saient quatre  ans  dans  l'académie,  occupés  de  leurs  études  spéciales. 
On  distribuait  des  prix  chaque  année,  et  ceux  qui  en  avaient  ob- 
tenu le  plus  étaient  envoyés  à  l'étranger  aux  frais  de  la  couronne.  A 
quelques  autres,  on  permettait  de  copier  les  œuvres  des  maîtres  à 
l'Ermitage,  dont  la  collection  s'enrichissait  sans  cesse  d'achats  faits 
en  France  et  en  Italie. 

Des  mesures  si  savamment  combinées  ne  firent  pas  un  art  russe, 
l'empire  eut  surtout  des  praticiens.  Les  peintres  furent  le  plus  sou- 


420  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vent  byzantins,  quelques-uns  allemands,  d'autres  italiens,  presque 
tous  adoptèrent  une  coloration  irritante,  métallique,  outrée.  Il  y  eut 
bien  quelques  statuaires  à  qui  l'on  fit  une  réputation;  mais  quand 
on  voulut  élever  une  statue  équestre  à  Pierre  P%  le  fondateur  de  la 
ville,  ce  fut  Falconet  qui  fut  appelé.  Des  architectes  italiens  bâtis- 
sent des  palais,  et  même  sous  l'empereur  Nicolas,  qui  témoigna  si 
haut  de  son  désir  de  n'user  que  des  ressources  de  la  Russie,  un  in- 
génieur français  reçut  mission  d'édifier  l'église  de  Saint-Isaac,  et 
d'ériger  en  face  du  Palais  d'Hiver  la  belle  colonne  monolithe  de 
porphyre  qui  devait  rappeler  la  mémoire  d'Alexandre  I".  Un  ar- 
chitecte allemand  construisait  un  autre  Ermitage. 

La  condition  des  élèves  s'est  fort  améliorée  depuis  quelques  an- 
nées. L'aménagement  de  l'école  est  vaste  et  magnifique.  Elle  est 
située  dans  l'île  de  Wassili,  et  occupe  un  palais  dont  la  façade  se 
développe  sur  les  bords  du  large  fleuve  qui  donne  à  Saint-Péters- 
bourg un  aspect  si  pittoresque.  Le  bâtiment,  de  forme  quadran- 
gulaire,  renferme  au  rez-de-chaussée  des  ateliers  pour  la  fabri- 
cation de  mosaïques,  art  byzantin  que  les  Russes  ont  cultivé  avec 
autant  de  persévérance  que  les  Italiens,  et  des  collections  de  mou- 
lages et  de  spécimens  de  différentes  époques.  Le  premier  étage  a 
des  galeries  de  tableaux  anciens,  des  peintures  d'artistes  modernes, 
français,  belges  et  allemands,  des  œuvres  d'artistes  russes  de[)uis 
Pierre  le  Grand,  une  bibliothèque  et  un  cabinet  d'estampes.  C'est  à 
l'étage  supérieur  que  se  font  les  expositions  de  tableaux.  Une  sœur 
du  tsar  est  aujourd'hui  présidente  de  l'école,  elle  a  sous  ses  ordres 
un  vice  président,  le  prince  G.  Gagarine.  Le  personnel  se  compose  à 
peu  près  comme  celui  de  toutes  les  académies.  On  y  a  joint  un 
prêtre,  un  diacre  et  un  sacristain. 

Les  élèves  en  bas  âge  ne  sont  plus  admis.  On  accepte  comme 
écoliers  les  jeunes  gens  qui  se  sont  procuré  une  éducation  prélimi- 
naire, soit  dans  les  gymnases,  soit  ailleurs.  Il  en  arrive  quelques- 
uns  des  universités,  où  l'on  entretient  des  professeurs  de  beaux- 
arts,  le  plus  souvent  médiocres.  Il  en  vient  un  plus  grand  nombre 
d'une  école  de  dessin  qui  a  quelque  célébrité  à  Moscou,  même  des 
écoles  établies  à  Saint-Pétersbourg  en  faveur  des  ouvriers,  et  que 
fréquentent  surtout  des  jeunes  gens  des  classes  moyennes.  On 
n'exige  pas  de  concours,  on  ne  donne  pas  de  places;  on  se  con- 
tente en  général  de  faire  esquisser  une  tête  antique  au  candidat 
pour  s'assurer  de  ses  aptitudes.  Sauf  le  dimanche  et  les  fêtes, 
dont  le  calendrier  grec  est  fort  encombré,  les  élèves  s'exercent 
chaque  jour,  suivant  la  classe  dans  laquelle  ils  sont  répartis,  à  des 
études  peintes  ou  modelées  d'après  les  moulages  ou  d'après  nature, 
à  des  compositions  de  figures  nues  ou  vêtues,  à  reproduire  les  plis 
d'un  mannequin  drapé,  travail  un  peu  stérile  auquel  en  Russie 


LES    ÉCOLES    DES    BEAUX-ARTS    EN    EUROPE.  421 

comme  en  Allemagne  on  a  donné  longtemps  beaucoup  trop  d'im- 
portance, à  des  projets  d'architecture.  Ils  suivent  pendant  six  ans 
au  moins  les  divers  cours  qui  sont  professés  dans  l'école,  et  parmi 
lesquels  on  trouve  une  histoire  de  Russie  fort  arrangée  et  une  his- 
toire de  l'église.  Les  encouragemens  de  diverses  sortes  sont  prodi- 
gués. Celui  qui  obtient  telle  médaille  est  exempté  de  l'impôt  et  n'a 
plus  rien  à  craindre  de  la  conscription.  A  telle  autre  médaille  est 
attribuée  une  récompense  en  argent.  La  grande  médaille  d'or  enfin 
donne  le  droit  de  voyager  pendant  six  ans  aux  frais  de  l'état;  le 
lauréat  reçoit  à  peu  près  3,500  francs  par  an. 

Ici  se  présente  le  même  inconvénient  qu'ont  signalé  les  académies 
de  Belgique.  Les  artistes,  si  bien  doués  qu'ils  soient,  qui  ne  sont 
pas  munis  à  leur  départ  d'un  suffisant  bagage  de  connaissances,  ne 
retirent  qu'un  médiocre  profit  de  leur  excursion  à  l'étranger.  Inca- 
pables d'apprécier  avec  exactitude  ce  que  voient  leurs  yeux,  inca- 
pables parfois  de  se  faire  entendre  dans  les  pays  qu'ils  parcourent,  ils 
reviennent  sans  avoir  rien  appris,  à  moitié  déshabitués  du  travail, 
ayant  perdu  ce  caractère  national  qu'on  s'attache  dans  l'école  à 
leur  conserver.  D'un  autre  côté,  l'école  des  beaux-arts  de  Saint- 
Pétersbourg,  qLii  donne  en  général  l'enseignement  supérieur  à  près 
de  500  élèves,  n'a  pour  se  recruter,  comme  celles  de  quelques  pays, 
ni  les  écoles  secondaires,  ni  de  grandes  et  nombreuses  industries, 
puisque  la  plupart  des  industries  d'art,  la  tapisserie,  la  fabrication 
des  bronzes,  les  papiers  peints,  la  sculpture  sur  bois,  ont  à  peine  un 
commencement  d'existence. 

Le  gouvernement  a  dû  aviser  pour  que  son  école  ne  chôme  pas 
et  ait  toujours  assez  d'élèves.  Il  a  fallu  assurer  à  ceux  qui  d'élèves 
sont  en  situation  de  passer  maîtres,  peintres,  sculpteurs,  architectes, 
un  établissement  aussi  stable  que  dans  n'importe  quelle  autre  car- 
rière, ne  ménager  ni  les  diplômes,  ni  les  décorations,  ni  les  hon- 
neurs. Les  hautes  classes  sont  obligées  de  «  servir  la  couronne.  »  Un 
peintre  servira  la  couronne,  il  aura  des  grades  comme  professeur  ou 
comme  académicien  au  même  titre  que  ceux  qui  font  partie  de  l'ar- 
mée, de  la  marine,  du  clergé.  Le  tsar  se  procurera  ainsi,  avec  la 
quantité  d'artistes  qu'il  lui  faut,  la  douce  illusion  dont  aiment  à  se 
bercer  les  chefs  des  nations  policées;  il  se  dira  que  le  peuple  est 
fortement  doué  du  sens  des  choses  de  l'art,  et  que  son  sentiment 
naturel  reçoit  par  l'éducation  tous  les  développemens  dont  il  est 
susceptible.  Le  seul  malheur,  c'est  qu'on  ne  se  procure  par  ces 
moyens  qu'un  art  artificiel,  surmené,  mal  en  rapport  avec  les  be- 
soins vrais,  les  ressources,  les  mœurs  du  temps,  impropre  à  péné- 
trer partout,  indigne  d'être  aimé  de  tous,  un  art  officiel  et  par 
conséquent  menteur,  objet  d'un  culte  plus  apparent  que  réel.  Celui 
qui  fait  profession  d'être  artiste  a  recherché  dans  les  procédés  de 


A22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  art  non  l'expression  d'une  pensée,  d'un  sentiment,  mais  un 
autre  moyen  d'arriver.  L'art  simple,  sans  fracas,  celui  qui  retrace 
des  scènes  historiques  ou  familières  du  pays,  n'étant  pas  des  plus 
goûtés  en  haut  lieu,  sera  délaissé  pour  cet  autre  art  retentissant, 
qui  n'est  ni  grec,  ni  romain,  ni  national,  correct  cependant,  aca- 
démique dans  le  sens  étroit  du  mot,  uniforme  à  perte  de  vue 
comme  ces  perspectives  qui  environnent  à  Pétersbourg  même  les 
bâtimens  de  l'école.  Les  Derniers  j ours  de  PomjJéi,  toile  de  Brulof 
qu'on  montre  en  exemple  aux  élèves,  est  un  des  plus  parfaits  mo- 
dèles de  cette  manière  de  peindre.  La  composition  est  pleine  d'éta- 
lage, l'action  théâtrale  et  pompeuse,  la  lumière  vive  et  dure.  S'il 
sacriDe  ainsi  aux  idoles,  l'artiste  acquiert  des  droits  à  toute  sorte 
d'avancement,  franchit  rapidement  tous  les  grades,  monte  les  éche- 
lons du  tchinn,  comme  tous  les  autres  fonctionnaires,  et  se  re- 
pose aussitôt  qu'il  peut  dans  la  nonchalance  et  les  honneurs.  Il  y  a 
cependant  en  Russie  plus  d'élémens  qu'il  n'en  faut  pour  qu'on  puisse 
espérer  d'y  voir  surgir  des  artistes  puissans.  Us  sont  comme  étouf- 
fés dans  le  cercle  trop  étroit  des  habitudes  et  des  institutions  du 
pays. 

Il  n'est  pas  inutile  de  jeter  avant  de  finir  un  coup  d'œil  sur  le 
Nouveau-Monde.  Au  point  de  vue  de  la  haute  éducation  d'art,  on 
peut  dire  que,  malgré  quelques  tentatives  partielles,  les  Améri- 
cains ne  sont  pas  encore  entrés  en  ligne.  Leur  tour  viendra;  il 
a  fallu  pourvoir  auparavant  à  des  nécessités  plus  pressantes.  Ni 
dans  les  régions  occupées  par  la  race  saxonne,  ni  dans  celles  qui 
furent  autrefois  des  possessions  espagnoles,  l'art  ne  s'est  encore 
implanté  réellement.  Il  n'est  point  fait  au  sol,  il  n'est  pas  chez  lui. 
Quelques  essais  particuliers  ont  témoigné  plutôt  de  préoccupa- 
tions prématurées  d'esprits  en  avance  sur  leur  époque  que  de  be- 
soins réels  et  généraux.  En  art,  l'enseignement  supérieur  ne  s'im- 
provise pas  plus  qu'il  ne  s'impose  par  la  force.  Le  terrain  doit  être 
auparavant  préparé.  Il  faut  certaines  habitudes  d'idées,  un  courant, 
une  tradition.  Pour  la  peinture  seule,  la  tradition  n'est  pas  indis- 
pensable, si  l'on  se  contente  de  la  recherche  sincère  et  naïve  de  la 
réalité  des  choses,  si  l'on  se  propose  de  rendre  par  les  procédés  les 
plus  simples  l'impression  qu'elles  ont  faite  sur  l'artiste.  Ainsi  se 
forment  peu  à  peu  des  écoles  comme  celles  des  Flandres  et  de  la 
Hollande.  Leurs  œuvres  mériteront  d'être  dédaignées  par  ceux  qui, 
montés  au  ton  tragique,  ne  comprennent  guère,  à  l'exemple  du 
grand  roi,  que  les  images  d'une  vie  solennelle  et  pleine  de  majesté; 
mais  elles  rallieront  les  suffrages  de  ceux  qui ,  moins  exclusifs ,  se 
sentent  capables  d'être  touchés  par  les  divers  aspects  du  beau. 
Les  artistes  auteurs  de  ces  œuvres,  maîtres  aussi  par  un  des  côtés, 
non  les  plus  élevés,  mais  les  plus  intimes,  les  plus  familiers  de 


LES    ÉCOLES    DES    BEAUX-ARTS    EN    EUROPE.  /|'23 

l'art  humain,  deviendront  à  leur  tour  des  ancêtres.  Ils  légueront  à 
ceux  qui  les  suivent  des  traditions. 

Pour  la  sculpture  et  l'architecture,  les  conditions  sont  plus  dif- 
ficiles et  les  obstacles  plus  nombreux.  Les  Grecs  même,  quel  que 
fût  le  génie  de  leur  race,  ont  commencé  péniblement.  La  sculpture 
reste  longtemps  au  début  pauvre  et  insuffisante  chez  les  peuples 
les  mieux  doués.  Ici  la  passion  et  le  génie  ne  sont  presque  rien 
sans  la  science.  Pour  l'architecture.  Là  où  l'enseignement  supérieur 
des  beaux-arts  n'existe  pas,  ne  manquent  cependant  ni  les  ingé- 
nieurs savans  capables  d'élever  de  solides  constructions  et  d'ap- 
précier avec  certitude  la  résistance  de  leurs  matériaux,  ni  les  in- 
venteurs de  formes  nouvelles;  mais  ces  formes,  ne  se  rattachant 
à  rien  de  ce  que  nos  regards  sont  accoutumés  à  voir  et  n'étant  pas 
la  résultante  harmonieuse  des  exigences  auxquelles  le  constructeur 
doit  satisfaire  et  des  ressources  dont  il  dispose,  ne  font  que  sur- 
prendre le  goût  en  choquant  les  yeux.  D'ailleurs,  avant  qu'un  peuple 
n'ait  atteint  le  point  de  civilisation  matérielle  ou  intellectuelle  qu'il 
a  en  vue,  il  a  peu  de  souci  de  ce  luxe  de  l'art,  le  plus  sain  et  le  plus 
raffiné  de  tous.  Les  tableaux,  les  vases,  les  bronzes,  les  statues, 
sont  à  peine  un  objet  de  désir  tant  que  l'étape  déterminée  n'est  pas 
franchie.  On  a  d'autres  luxes  non  moins  coûteux,  mais  plus  appré- 
ciés, celui  des  armes,  des  domestiques,  des  théâtres,  des  danses, 
des  fêtes,  du  costume,  ou,  si  la  race  a  une  imagination  moins 
chaude  et  moins  mobile,  celui  du  culte,  celui  d'une  littérature,  ce- 
lui d'une  science  naissante.  Les  peintres  traversent  la  mer  et  vien- 
nent demander  à  la  France  ou  à  l'Italie  l'observation  des  objets  qui 
doivent  les  amener  à  connaître  le  beau,  les  notions  pratiques  dont 
la  possession  leur  est  nécessaire. 

L'ancienne  Amérique  espagnole  a  eu  autrefois  des  artistes  venus 
de  la  mère-patrie,  et  qui  se  sont  fixés  chez  elle.  Ils  n'y  ont  pas  fait 
école.  Elle  n'a  pas  d'art  qui  lui  appartienne,  pas  plus  que  les  Amé- 
ricains du  nord.  Ceux-ci,  ayant  achevé  la  prise  de  possession  de 
leur  sol  et  l'aménagement  de  leur  territoire,  revendiqueront  sans 
doute  le  domaine  de  l'art.  Riches  dès  aujourd'hui  des  produits  de 
leur  agriculture,  de  leur  industrie,  de  leurs  mines  d'huile,  de 
houille,  de  fer  et  d'or,  ils  ont  en  main  ce  qu'il  faut  pour  acquérir  les 
trésors  qui  ne  sont  pas  immobilisés  dans  les  musées  de  l'Europe. 
Ils  nous  enlèvent  déjà  au  feu  des  enchères  bon  nombre  d'excel- 
lens  tableaux.  Quand  ils  auront  fait  provision  de  beaux  modèles 
et  affiné  leur  goût  à  les  étudier,  ils  pourront  tenter  la  fortune  et 
s'adonner  à  produire  des  œuvres  originales.  Ils  ont  assez  de  téna- 
cité et  de  hardiesse  pour  mener  à  bien  cette  entreprise,  plus  dif- 
ficile que  toutes  celles  où  ils  se  sont  essayés  jusqu'à  présent. 


Û24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dans  ce  mouvement  de  lutte  généreuse  et  pacifique  qui  porte  les 
nations  européennes  à  la  conquête  de  Fart  avec  un  empressement 
analogue  à  celui  que  les  demi-dieux  de  la  fable  grecque  mirent  à 
la  recherche  de  la  toison  d'or,  quels  ont  été  jusqu'ici  les  efforts 
les  plus  heureux?  En  cherchant  à  résoudre  cette  question,  qu'on 
ne  s'étonne  pas  de  nous  voir  préoccupé  surtout  de  l'école  fran- 
çaise. Pour  l'instant,  nous  restons  encore,  il  faut  le  constater,  les 
maîtres  du  terrain;  mais  notre  avance  n'est  pas  considérable,  et  il 
n'y  a  point  lieu  de  chanter  victoire.  Notre  situation  serait  meil- 
leure, si  notre  enseignement  d'art  dans  les  établissemens  d'in- 
struction secondaire  où  passent  tous  les  citoyens  instruits  n'était 
pauvre  et  insuffisant.  Il  serait  malaisé  qu'il  le  fût  davantage  :  tout 
est  à  reprendre  de  ce  côté.  Les  autres  pays  du  reste  ne  l'emportent 
pas  sur  nous  à  cet  égard.  Presque  partout  c'est  aux  écoles  supé- 
rieures et  aux  académies  qu'incombe  la  tâche  de  former  des  artistes; 
il  ne  leur  arrive  que  des  élèves  à  peine  dégrossis.  Il  n'en  est  pas 
moins  certain  que,  grâce  à  des  efforts  auxquels  les  gouvernemens 
se  sont  fait  un  honneur  d'aider,  les  arts  sont  sortis  de  cet  état  de 
malaise  qui  avait  pesé  sur  eux  pendant  plusieurs  siècles  à  la  suite 
du  grand  épanouissement  de  la  renaissance.  On  peut  dire  que  l'art 
de  notre  époque  s'établit  solidement  chez  des  peuples  qui  n'en 
avaient  pas  la  notion,  et  qu'il  n'est  pas  indigne  de  ses  devanciers. 
Encore  s'agit-il  de  bien  s'entendre  à  ce  sujet.  On  parle  souvent 
du  progrès  des  sciences.  Ce  progrès  en  effet  n'a  rien  de  relatif,  il 
est  absolu;  nul  n'y  contredit.  Quant  à  l'art,  il  n'en  va  pas  de  même. 
Qui  oserait  déclarer  que  nous  sommes  au-dessus  des  Grecs,  que 
nous  les  dépassons  en  sculpture  par  exemple?  Si  la  statue  du  Dis- 
cobole était  à  refaire,  qui  prétendrait  la  faire  mieux?  Si  notre  culte 
demandait  un  temple  pour  la  personnification  de  la  raison  humaine 
dans  les  temps  passés,  qui  ne  voudrait  rebâtir  le  Parthénon?  Or 
l'esprit  n'est  pas  resté  stationnaire  depuis  le  siècle  de  Periclès; 
nous  avons  entrevu  d'autres  horizons,  mis  en  lumière  des  vérités 
inconnues,  subjugué  des  forces  nouvelles,  ressenti  des  besoins  que 
les  Grecs  ne  soupçonnaient  pas;  il  s'ensuit  que  l'art  ne  peut  plus, 
ne  doit  plus  être  le  même.  Ce  qu'on  exige  de  lui,  c'est  de  refléter 
l'homme  et  l'homme  tout  entier. 

Le  nôtre  est  en  état  de  satisfaire  à  cette  nécessité,  et  c'est  pour 
cela  qu'il  se  trouve,  sinon  en  progrès,  du  moins  à  la  hauteur  de  sa 
mission.  Nos  architectes,  après  avoir  entrepris  tant  de  restitutions 
des  plus  beaux  monumens  de  l'Italie  et  de  la  Grèce,  n'attendent 
qu'un  mot  pour  donner  des  preuves  de  leur  invention,  de  leur  savoir 
et  de  leur  goût.  Ils  ont  été  trop  contraints  jusqu'ici,  gênés  par  les 
programmes  que  leur  imposent  les  caprices  des  commissions;  nous 


LES    ÉCOLES    DES    BEAUX-ARTS    EX    EUROPE.  /|25 

faisons  de  l'architecture  administrative.  Les  artistes  qui  refusent  de 
plier  sont  écartés  et  remplacés  par  d'autres  plus  soumis  à  la  dis- 
cipline. Les  peintres  sont  moins  forcés  de  passer  sous  le  joug,  nous 
en  pourrions  citer  pourtant  qui  restent  sous  leur  tente  pour  ne  pas 
subir  certaines  conditions  qui  leur  paraissent  déraisonnables.  Le  plus 
grand  nombre,  en  dépit  de  l'Académie  des  Beaux-Arts,  ne  se  sont 
pas  groupés  par  écoles;  ils  combattent  éparpillés  dans  toutes  les 
directions,  sur  toutes  les  routes,  à  leur  fantaisie,  sans  drapeau, 
plutôt  en  tirailleurs  qu'en  troupes  de  ligne.  Si  nous  ne  pouvons 
opposer  que  peu  de  noms  à  la  pléiade  de  la  renaissance,  si  Léo- 
nard, Michel-Ange,  Raphaël,  Titien,  Yéronèse,  Gorrège,  brillent 
toujours  d'un  éclat  qui  ne  sera  point  effacé,  il  est  tel  de  nos  pein- 
tres récens  qui  ne  le  cédera  sans  doute  à  personne  dans  l'équitable 
jugement  de  la  postérité.  En  sculpture,  nous  tenons  sûrement  le 
premier  rang,  et  nous  ne  l'avons  jamais  perdu  depuis  le  moment  où 
Louis  XIV,  installant  l'Académie  de  France  en  plein  cœur  de  la  ci- 
vilisation italienne,  a  permis  à  nos  sculpteurs  de  renouveler  l'étude 
du  beau  plastique.  Quelques  critiques  ont  voulu  placer  l'école  con- 
temporaine d'Italie  à  côté  de  la  nôtre.  Combien  elle  en  est  loin 
selon  nous!  Elle  est  dépourvue  d'ampleur,  maniérée,  trop  spiri- 
tuelle, prodigieuse  d'habileté,  cela  est  vrai;  mais  est-ce  surtout  de 
l'habileté  qu'on  demande  à  la  statuaire? 

Il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler  toutefois,  le  monopole  de  l'art  est 
près  de  nous  échapper.  Nous  ne  sommes  déjà  plus  en  possession 
d'enseigner  les  autres  peuples.  Les  artistes  étrangers  viennent  chez 
nous  tout  formés  déjà,  et  seulement  afm  de  consulter  nos  tradi- 
tions, de  se  perfectionner  clans  quelques  procédés  pratiques.  Après 
tout,  cela  prouve  que  le  niveau  général  des  sociétés  s'élève,  et 
nous  aurions  mauvaise  grâce  à  nous  en  affliger.  Aux  yeux  même 
des  hommes  qui  ne  sont  touchés  que  des  intérêts  immédiats  de 
leur  pays,  il  ressort  de  cette  situation  un  résultat  favorable.  Nous 
trouvons  au  dehors  des  débouchés  pour  nos  œuvres  d'art,  dont  la 
quantité  va  en  croissant  plus  vite  que  n'augmentent  les  besoins 
manifestés  jusqu'à  présent  par  la  nouvelle  société  française.  Pour 
conserver  cet  avantage,  il  faut,  tout  en  souhaitant  une  cordiale 
bienvenue  à  ces  nouveaux  émules,  maintenir  l'autorité  qu'a  su  con- 
quérir notre  école,  héritière  de  toutes  les  grandes  écoles  d'Europe. 
Cette  supériorité,  plus  disputée,  n'en  sera  pas  moins  glorieuse.  Ce 
que  nous  devons  désirer,  c'est  non  pas  de  nous  enorgueillir  d'une 
supériorité  solitaire,  mais  plutôt  nous  montrer  les  premiers  parmi 
nos  pairs.  C'est  la  formule  de  l'émulation  moderne. 

Ciï.  d'Henriet. 


HISTOIRE 


DU 


SUFFRAGE  UNIVERSEL 


Dans  les  vieux  temps  monarchiques,  il  est  arrivé  plus  d'une  fois 
qu'un  souverain  parvenu  au  trône  en  bas  âge,  et  bien  éloigné  de 
comprendre  que  la  toute-puissance  résidait  en  lui,  grandissait  dans 
une  atmosphère  énervante,  indolent  et  nul  en  apparence,  donnant 
à  penser  qu'il  ne  serait  jamais  apte  à  régner,  et  que  des  ambitieux 
exploiteraient  le  pouvoir  en  son  nom.  Un  beau  jour,  on  apprenait 
que  le  prince  venait  de  se  manifester  par  un  de  ces  traits  qui  des- 
sinent un  caractère  et  révèlent  tout  un  avenir,  et  alors  c'était 
parmi  les  peuples  une  commotion  profonde,  parce  que  dans  cet  acte 
du  mineur  émancipé  une  générati  n  tout  entière  lisait  un  chan- 
gement de  régime  et  des  destinées  imprévues.  Quelque  chose  d'a- 
nalogue vient  de  se  passer  sous  nos  yeux.  Nous  avions  aussi  un 
souverain,  né  depuis  une  vingtaine  d'années,  assez  mal  élevé, 
quoique  très  flatté,  ignorant,  avec  peu  de  moyens  pour  s'instruire, 
insouciant,  crédule  à  l'excès,  ayant  peur  d'agir,  laissant  tout  faire 
par  ses  gouverneurs  et  ses  ministres,  si  bien  que  ceux-ci  pouvaient 
se  promettre  une  longue  veine  d'omnipotence.  Eh  bien!  voilà  tout 
à  coup  que  le  sournois  s'émancipe  :  il  montre  par  un  éclat  soudain 
qu'il  est  une  force,  qu'il  sera  bientôt  une  volonté,  et  qu'il  faudra 
compter  avec  lui.  Le  maître  absolu  qui  vient  de  se  révéler,  c'est  le 
suffrage  universel. 

Les  élections  de  1869  feront  époque  dans  notre  histoire.  Elles 
ont  produit  une  émotion  qui  sera  longtemps  vibrante,  non-seule- 
ment en  France,  mais  en  Europe  :  elles  ont  dégagé  un  élément  ina- 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  kll 

perçu,  des  possibilités  auxquelles  on  n'avait  pas  songé  et  dont  on 
est  actuellement  préoccupé,  dans  les  régions  politiques,  à  l'état 
d'idée  fixe.  Gomment  expliquer  de  pareils  tressaillemens?  Serait-ce 
reflet  d'un  simple  déplacement  de  voix,  qui  est  loin  d'avoir  trans- 
formé l'opposition  en  majorité?  Non,  l'Europe  parlementaire  est  ac- 
coutumée à  voir,  à  la  suite  d'électio-ns,  des  majorités  s'écrouler  et  des 
ministères  forcés  à  la  retraite,  sans  qu'un  ébranlement  soit  remar- 
qué parmi  les  populations.  Autre  chose  a  eu  lieu  chez  nous.  Gomme 
je  viens  de  le  dire,  on  a  senti  qu'il  s'était  produit  un  fait  nouveau. 
Cette  nouveauté,  c'est  le  suffrage  universel  manifestant  sa  volonté 
de  vivre,  de  sentir,  d'agir  par  lui-même,  montrant  par  ce  qu'il 
a  pu,  encore  comprimé  et  insuffisamment  éclairé,  ce  qu'il  pourra 
quand  tous  ses  liens  seront  tombés,  appelant  l'attention  publique 
sur  ce  point  qu'il  existe  à  présent  dans  notre  politique  une  force 
supérieure,  incompressible,  irresponsable,  apte  à  tout  juger  et  à  se 
déjuger. 

C'est  là  un  grand  fait.  Il  valait  la  peine,  à  ce  qu'il  m'a  semblé, 
de  rechercher  d'où  est  venu  le  germe  du  vote  universalisé,  quelles 
oscillations  l'idée  a  subies  dans  la  théorie,  comment  le  droit  abstrait 
est  entré  dans  la  pratique,  sous  quelle  influence  il  s'y  est  développé, 
et  comment  sa  marche  jusqu'ici  donne  la  mesure  de  sa  portée  dans 
l'avenir. 

I. 

Il  est  remarquable  que  la  grande  période  révolutionnaire  n'ait 
appliqué  le  suffrage  universel  dans  aucune  de  ses  trois  phases;  elle 
ne  l'a  admis  que  théoriquement  en  1793,  sans  en  faire  l'essai.  La 
constitution  de  1791  adopta  le  suffrage  à  deux  degrés,  qui  était  dans 
sa  pensée  une  vague  réminiscence  des  anciens  temps.  Les  citoyens 
actifs  réunis  de  plein  droit  en  assemblées  primaires  le  second 
dimanche  de  mars  choisissaient  des  électeurs  à  raison  de  1  pour 
100,  et  ceux-ci  nommaient  les  députés.  Était  réputé  citoyen  actif 
tout  homme  âgé  de  vingt-cinq  ans,  et  payant  une  contribution  di- 
recte équivalant  à  la  valeur  d'au  moins  trois  journées  de  travail.  La 
fonction  d'électeur  était  aussi  subordonnée  à  certaines  conditions  de 
cens  et  de  propriété.  Cette  qualification  de  citoyen  actif  blessait  les 
instincts  égalitaires  de  l'époque,  et  ce  fut  surtout  pour  la  faire  dis- 
paraître que  la  convention  improvisa  la  constitution  de  1793.  Aux 
termes  de  ce  nouveau  contrat  social,  le  peuple  souverain  compre- 
nait tous  les  Français  majeurs  de  vingt-cinq  ans  et  domiciliés  de- 
puis six  mois.  Des  assemblées  primaires  de  20  à  600  citoyens 
présens  devaient  nommer  les  représentans  à  raison  de  1  pour 


lV2S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Zi  0,000  individus.  Quoique  adoptée  le  9  août  1793  parles  iiZi, 000  com- 
munes de  la  république,  excepté  par  celle  de  Saint-Tonnent  (Gôtes- 
du-Nord),  qui  la  repoussa,  cette  conception  informe  ne  fut  jamais 
mise  en  pratique  :  la  proclamation  du  gouvernement  révolutionnaire 
jusqu'à  la  paix  la  fît  avorter.  La  constitution  de  l'an  m  (1795),  ré- 
digée par  Daunou,  Ghénier,  Lanjuinais  et  Boissy  d'Anglas,  renou- 
vela le  régime  inauguré  par  l'assemblée  constituante  en  subordon- 
nant la  qualité  de  citoyen  français  au  paiement  d'une  contribution 
directe  ou  à  l'accomplissement  d'un  service  militaire.  Les  citoyens 
français  désignaient  en  assemblée  primaire  les  électeurs,  qui  nom- 
maient à  leur  tour  les  membres  du  conseil  des  anciens  et  les  cinq- 
cents.  L'électeur  devait  justifier  d'une  certaine  situation  sociale.  Vint 
le  18  brumaire,  qui  ouvrit  carrière  à  des  combinaisons  toutes  nou- 
velles. 

Le  procédé  électoral  du  premier  empire,  fort  compliqué  en  théo- 
rie, était  singulièrement  simplifié  dans  la  pratique  et  peu  gênant 
pour  le  pouvoir.  C'est  un  suffrage  à  plusieurs  degrés,  avec  le  vote 
universel  à  la  base  et  le  despotisme  le  plus  écrasant  au  sommet. 
Aux  termes  de  la  loi  du  16  thermidor  an  x,  tous  les  citoyens  en 
possession  de  leurs  droits  civils  étaient  convoqués  en  assemblées 
nationales,  et  devaient  désigner  deux  catégories  d'électeurs,  sous 
les  noms  de  collèges  d'arrondissement  et  de  collèges  de  départe- 
ment. La  différence  entre  ces  deux  groupes  résultait  de  ce  que  les 
premiers  étaient  éligibles  sans  condition  de  cens  et  que  les  seconds 
devaient  être  choisis  parmi  les  contribuables  les  plus  chargés.  Ils 
étaient  exposés  néanmoins  à  être  frappés  de  dissolution  au  moindre 
mouvement  d'indépendance.  Ce  n'est  pas  tout.  Le  pouvoir  se  réser- 
vait le  droit  de  conférer  le  titre  d'électeur  et  d'introduire  dans  les 
collèges  des  gens  étrangers  à  la  localité  dans  la  proportion  de  un 
sur  dix.  «  Quand  on  contemplait,  dit  Benjamin  Constant,  les  deux 
cents  citoyens  réunis  dans  une  salle  et  surveillés  par  vingt  délér 
gués  du  maître,  on  croyait  voir  des  prisonniers  gardés  par  des  gen- 
darmes plutôt  que  des  électeurs  procédant  à  la  fonction  la  plus 
imposante  et  la  plus  auguste.  »  Les  diverses  catégories  d'électeurs 
étaient  nommées  à  vie;  ils  se  réunissaient  au  besoin  pour  dresser 
des  listes  départementales  de  candidats  à  la  députation.  Sur  ces 
listes,  le  sénat  conservateur  choisissait  les  députés  au  corps  légis- 
latif. On  pense  bien  qu'un  pareil  système  ne  fut  jamais  pris  au  sé- 
rieux; la  manière  dont  on  le  pratiquait  acheva  de  le  rendre  ridi- 
cule. Le  rapporteur  pour  la  première  loi  électorale  discutée  sous  la 
restauration,  M.  Bourdeau,  un  magistrat  éminent  qui  fut  depuis 
garde  des  sceaux,  raconte  que,  pour  les  assemblées  cantonales,  le 
vote  était  en  quelque  sorte  tombé  en  désuétude.  Dans  chaque  cir- 


HISTOIRE    DU    SUFFliAGE    UNIVERSEL.  429 

conscription,  des  présidens  ou  vice-présidens  au  choix  de  l'aiito- 
rité  restaient  dépositaires  des  urnes  :  ils  étaient  censés  recevoir  à 
domicile,  sans  aucune  espèce  de  contrôle,  les  bulletins  qu'on  aurait 
dû  leur  apporter,  et  de  telle  sorte,  dit  M.  Bourdeau,  que  quoique 
personne  n'eût  voté,  les  boîtes  se  trouvaient  remplies  de  bulletins 
frauduleusement  introduits.  C'est  ainsi,  et  particulièrement  pour  les 
cantons  ruraux,  que  les  deux  tiers  des  électeurs  de  la  France  furent 
nommés  k  vie  (1).  Des  listes  de  fantaisie,  dressées  au  nom  de  ces 
électeurs  imaginaires,  étaient  envoyées  au  sénat,  qui  choisissait  ou 
plutôt  laissait  choisir  les  députés  par  quelque  agent  du  pouvoir. 

Vint  la  restauration.  En  attendant  qu'une  loi  électorale  fût  édi- 
fiée sur  les  bases  posées  dans  la  charte,  on  appropria  tant  bien  que 
mal  les  pratiques  de  l'empire  aux  convenances  de  la  situation  nou- 
velle. L'élection  à  deux  degrés  fut  maintenue,  mais  les  collèges 
d'arrondissement  et  de  département,  au  lieu  de  désigner  des  candi- 
dats au  choix  de  la  chambre  haute,  furent  admis  à  nommer  direc- 
tement leurs  députés.  Ce  système,  qui  avait  fourni  les  muets  de 
l'empire,  donna,  sous  d'autres  influences,  cette  chambre  de  1815 
dont  l'exaltation  royaliste  devint  si  gênante  pour  le  roi  lui-même, 
que  Louis  XVIII  inventa  pour  elle  le  nom  d'introuvable.  En  1816 
seulement,  on  fit  entrer  dans  la  loi  les  principes  de  la  charte.  Le 
projet  du  gouvernement  n'accordait  le  droit  de  suffrage  qu'aux  pro- 
priétaires fonciers,  payant  au  moins  300  francs  d'impôts  directs. 

Dans  le  cours  de  la  discussion,  la  plus  large  extension  du  suf- 
frage, le  suffrage  universel  même,  fut  très  énergiquement  réclamé. 
Et  par  qui?  Par  l'extrême  droite  des  deux  chambres,  par  ces  ultra- 
royalistes qui  ne  concevaient  pas  la  restauration  de  la  monarchie 
sans  le  rétablissement  des  privilèges  abolis.  Ce  sont  MM.  de  Poli- 
gnac,  de  Marcellus,  de  Fitz-James,  de  Montmorency  et  vingt  au- 
tres du  même  rang  qui  dénoncent  la  loi  proposée  comme  «  la- 
■neste,  anti- monarchique,  anti- sociale,  an ti- populaire,  »  comme 
«  destructive  de  la  démocratie,  à  laquelle  on  va  substituer,  disent- 
ils,  une  féodalité  bourgeoise.  »  M.  de  La  Bourdonnais  s'écrie  :  «  Ce 
sont  tous  les  citoyens  que  vous  dégradez;  c'est  la  population  tout 
entière  que  vous  courbez,  que  vous  prosternez  devant  le  veau  d'or, 
devant  l'aristocratie  des  richesses,  la  plus  dure,  la  plus  insolente 
des  aristocraties.  »  Et  à  la  chambre  des  pairs  le  marquis  de  Raige- 
court,  le  duc  d'Uzès  :  «  Vous  livrez  la  patrie  à  de  nouvelles  convul- 
sions, vous  la  précipitez  dans  l'abîme!  »  Tant  de  craintes  et  tant 
de  fureurs  parce  qu'on  va  restreindre  le  droit  de  suffrage  dans  une 
élite  de  propriétaires  les  plus  riches  et  les  plus  éclairés!  Le  secret 

(I)  Moniteur  de  1816,  p.  1,42'. 


A30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  leur  exaspération,  ils  l'ont  révélé  eux-mêmes  par  la  bouche  de 
leurs  principaux  orateurs.  L'un,  M.  de  Fitz-James,  rappelle  que 
les  anciennes  familles  possèdent  dans  leur  sphère  une  prépondé- 
rance «  d'autant  plus  facile  qu'elle  s'exerce  sur  des  hommes  sim- 
ples et  isolés;  »  un  autre,  le  marquis  de  Rougé,  insiste  sur  le  rôle 
que  peuvent  jouer  dans  chaque  département  <(  un  certain  nombre 
d'hommes  à  qui  de  grandes  propriétés,  des  places  à  la  cour,  des 
services  rendus,  quelquefois  un  mérite  transcendant,  donneront  de 
l'influence.  «  Le  marquis  de  Raigecourt,  allant  droit  au  but,  de- 
mande que  l'on  organise  des  bourgs  pourris,  à  l'exemple  de  ceux 
qui  fonctionnaient  alors  au  profit  de  l'aristocratie  anglaise.  Tous 
sont  d'accord  pour  déclarer  qu'en  définitive  les  procédés  du  pre- 
mier empire,  adaptés  au  régime  nouveau,  seraient  l'idéal  du  système. 

A  coup  sûr,  une  loi  qui  limitait  le  nombre  des  électeurs  à  100,000 
en  exigeant  d'eux  un  cens  de  300  francs,  et  qui  ne  tenait  pour 
éligibles  que  de  grands  propriétaires  fonciers  payant  au  moins 
1,000  francs  d'impôts,  n'était  pas  de  nature  à  contenter  le  parti  li- 
béral; mais  il  fallait  faire  contre-poids  aux  efforts  des  ultra-roya- 
listes et  défendre  la  charte  contre  ses  ennemis.  L'opposition  olfrit 
un  point  d'appui  au  gouvernement  royal,  dont  le  projet  fut  adopté. 
Alors  la  réaction  féodale  persuade  au  pouvoir  que  le  corps  électo- 
ral ainsi  composé  contient  encore  trop  d'élémens  progressistes  : 
on  imagine  le  double  vote,  c'est-à-dire  que  le  quart  des  électeurs, 
choisi  parmi  les  plus  imposés,  obtient  le  privilège  de  voter  deux 
fois.  Cette  conception  inouïe  confère  la  prépondérance  à  cette  classe 
des  grands  propriétaires  qui  se  croit  appelée  à  constituer  une  aris- 
tocratie. Une  majorité  irrésistible  leur  est  acquise  dans  les  cham- 
bres. Les  libéraux,  se  sentant  réduits  à  l'impuissance  sur  le  terrain 
légal,  s'organisent  pour  la  révolution. 

L'établissement  de  la  monarchie  de  1830  appelait  un  progrès  en 
matière  d'élections.  De  la  théorie  du  vote  universel,  il  ne  restait 
plus  que  quelques  germes,  et  dans  des  esprits  bien  dilférens.  Au 
point  de  vue  de  la  légitimité,  M.  de  Genoude,  dont  la  prétention 
était  d'avoir  retrouvé  les  vrais  principes  de  l'ancienne  monarchie, 
se  mit  à  réclamer  le  suffrage  universel  :  il  n'entendait  par  là  que  le 
vote  à  deux  degrés,  tempéré  par  un  ensemble  d'institutions  con- 
servatrices; mais  il  trouva  peu  d'adeptes,  même  dans  son  parti. 
Les  légitimistes  de  cette  seconde  génération  s'étaient  rapprochés 
des  voies  tracées  par  la  charte;  ils  ne  voyaient  plus  dans  le  plan  de 
M.  de  Genoude  qu'une  aberration  révolutionnaire.  Ce  système,  pré- 
conisé longtemps  par  un  journal  incisif,  fit  beaucoup  de  bruit  sans 
aucun  effet.  A  l'extrémité  opposée,  la  question  du  droit  de  suffrage 
surgit  instinctivement  dans  les  réunions  que  formait  alors  la  jeu- 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  /jSl 

nesse  républicaine.  Le  premier  article  d'un  programme  rédigé  par 
Godefroy  Cavaignac  en  18  31  pour  la  Société  des  droits  de  l'homme 
était  ainsi  conçu  :  «  la  souveraineté  du  peuple  mise  en  action  par 
le  suffrage  universel.  »  Il  ne  paraît  pas  que  ce  vœu  eût  pris  une 
forme  plus  précise.  D'après  les  souvenirs  personnels  que  j'ai  con- 
sultés, les  auteurs  du  programme  se  rattachaient  aux  traditions  des 
assemblées  républicaines:  ils  n'allaient  pas  jusqu'au  droit  de  vote 
illimité,  et  le  type  de  leur  électeur  était  encore  quelque  chose  comme 
le  citoyen  actif.  Après  la  dissolution  des  sociétés  populaires,  la  pen- 
sée du  suffrage  universel  survécut  dans  le  parti  républicain,  mais 
isolément  et  à  l'état  de  vague  idéal. 

Cela  dépassait  de  beaucoup  les  visées  de  l'opinion  commune.  Le 
pays,  en  très  grande  majorité  et  dans  ses  catégories  les  plus  con- 
sidérables, ne  comprenait  et  ne  désirait  rien  de  mieux  que  ce  qui 
lui  fut  donné  par  la  loi  de  1831.  Les  conditions  d'éligibilité  sont 
simplifiées,  d'importantes  garanties  sont  obtenues  :  l'âge  légal  est 
abaissé  à  vingt-cinq  ans  pour  l'électorat,  à  trente  ans  pour  la  dé- 
putation;  le  double  vote  est  aboli;  le  cens  est  réduit  à  200  francs; 
on  fait,  bien  timidement  encore,  la  part  du  mérite  personnel,  en 
n'exigeant  qu'un  impôt  direct  de  100  francs  pour  certaine  catégo- 
rie de  capacités  réputées  les  plus  inoffensives.  Grâce  à  cet  ensemble 
de  mesures,  le  nombre  des  électeurs  inscrits  est  à  peu  près  doublé  ; 
il  passe  de  moins  de  100,000  à  167,000  d'abord,  pour  atteindre  pro- 
gressivement le  chiffre  de  2A1,000  inscrits,  fournissant  200,000  vo- 
tans.  Les  collèges  électoraux  organisent  leurs  bureaux  et  opèrent 
sans  entraves.  La  chambre  des  députés  recouvre  le  droit  de  nom- 
mer son  président  :  non-seulement  elle  est  souveraine  en  ce  qui 
concerne  son  règlement  intérieur,  mais  elle  partage  avec  le  pouvoir 
exécutif  le  privilège  de  proposer  les  lois.  Cette  réforme,  si  on  en 
juge  par  comparaison  avec  les  deux  régimes  précédens,  était  con- 
sidérable. Elle  suffisait  au  libéralisme  de  cette  époque,  qui  se  nour- 
rissait trop  volontiers  peut-être  d'abstraction  politique  et  professait 
une  indifférence  dédaigneuse  pour  les  problèmes  d'économie  inté- 
rieure. Aujourd'hui  qu'on  peut  apprécier  ce  mécanisme  électoral 
par  les  résultats  qu'il  devait  infailliblement  produire,  on  voit  clai- 
rement l'abîme  qu'il  a  creusé  sous  le  trône  de  juillet. 

Sous  le  régime  du  cens,  la  capacité  électorale  était  attachée  au 
paiement  d'une  certaine  somme  d'impôt,  la  représentation  nationale 
ne  correspondait  ni  à  la  diversité  des  intérêts,  ni  même  au  groupe- 
ment des  populations  :  c'est  le  vice  originel  du  système.  Sous  la 
loi  de  1831,  qui  prenait  la  richesse  pour  mesure,  les  départemens 
pauvres,  où  les  contribuables  atteignant  au  cens  étaient  rares,  se 
trouvaient  beaucoup  plus  représentés  relativement  que  les  dépar- 


hZ'2  REVUE    DES    DEUX    JNKJADES. 

tcmens  riches,  où  les  contribuables  au-delà  de  200  francs  étaient 
nombreux.  Le  second  arrondissement  de  Paris,  qui  comprenait 
2,000  électeurs,  ne  nommait  qu'un  député,  de  même  que  certains 
collèges  du  midi  où  l'on  réunissait  à  grand'  peine  150  censitaires.  Il 
est  évident,  à  un  autre  point  de  vue,  que  la  limitation  du  cens  à 
200  francs  d'impôt  direct  livrait  la  majorité  à  la  classe  intermé- 
diaire des  petits  propriétaires,  des  patentés,  des  officiers  ministé- 
riels, et  qu'elle  assurait  la  prépondérance  aux  intérêts  bourgeois. 

Un  pareil  résultat,  contre  lequel  le  bon  sens  et  l'équité  proteste- 
raient aujourd'hui,  n'offusquait  personne  à  cette  époque.  La  bour- 
geoisie libérale  venait  de  fournir  une  lutte  de  quinze  ans  au  nom 
des  principes  de  1789;  il  semblait  naturel  et  légitime  qu'elle  con- 
servât après  le  triomphe  la  direction  du  mouvement,  d'autant  mieux 
que  son  avènement  ne  contrariait  en  rien  les  théories  du  progrès 
accréditées  parmi  les  principaux  hommes  d'état.  Casimir  Perier 
mettait  son  orgueil  à  constituer  un  torysme  bourgeois.  L'idéal  de 
M.  Guizot,  il  l'a  dit  lui-même  à  la  tribune,  était  «  l'organisation  défi- 
nitive et  régulière  de  cette  grande  victoire  que  les  classes  moyennes 
ont  remportée  sur  le  privilège  et  le  pouvoir  absolu  de  1789  à 
1830.  H  On  va  voir  bientôt  la  société  française  se  modeler  pour  ainsi 
dire  sous  la  pression  du  mécanisme  électoral  et  prendre  une  allure 
politique  faussée  par  le  jeu  du  scrutin.  Entre  la  bourgeoisie  indus- 
trielle qui  fait  la  loi  et  un  gouvernement  jaloux  de  ses  prérogatives, 
un  accord  instinctif  s'établit.  Dans  l'ordre  économique,  les  intérêts 
bourgeois  se  meuvent  sans  contre-poids  par  un  subtil  agencement 
de  monopoles  commerciaux,  de  taxes  prohibitives,  par  l'accapare- 
ment des  fonctions  et  des  affaires;  ils  tendent  à  constituer  une 
sorte  de  caste  exclusive  et  privilégiée.  Dans  l'ordre  politique,  une 
majorité  sans  vigilance,  parce  qu'elle  est  complaisante,  est  assurée 
à  un  pouvoir  qui  laisse  trop  croire  qu'il  veut  régner  et  gouverner. 
La  prépondérance  souvent  abusive  des  classes  moyennes,  le  ma- 
laise trop  réel,  une  sorte  d'ètouiïement  en  dehors  du  pays  légal, 
ouvraient  carrière  à  la  propagande  socialiste;  une  politique  timorée 
et  engourdie,  sans  la  moindre  intuition  des  changemens  sociaux  que 
notre  siècle  prépare,  justifiait  les  impatiences  et  les  attaques  du 
libéralisme  novateur,  deux  causes  d'affaiblissement,  deux  présages 
de  chute. 

Il  est  facile  de  signaler  les  fautes  politiques  après  coup  et  quand 
les  résultats  sont  connus.  Pour  être  juste  envers  le  gouvernement 
de  juillet,  je  dois  ajouter  que,  s'il  ne  donnait  pas  la  réforme  élec- 
torale, c'est  que  le  pays  ne  la  lui  demandait  pas  de  manière  à  faire 
croire  qu'il  la  désirait  beaucoup.  Le  gouvernement  pouvait  très  bien 
se  faire  illusion  sur  l'opportunité  d'un  changement.  J'ai  en  main 


HISTOIRE    DU    SUFFr.AGE    UiNlVERSEL.  Zj33 

une  preuve  assez  curieuse  de  ce  que  j'avance  :  c'est  une  brochure 
inédite  de  M.  de  Cormenln,  le  promoteur  le  plus  passionné  du  droit 
de  suffrage  illimité.  Cormenin,  dont  le  libéralisme  est  resté  énigma- 
tique  et  qu'on  peut  soupçonner  d'avoir  aimé  le  suffrage  universel 
à  la  façon  des  introuvables  de  J815,  trouvait  la  population  indiffé- 
rente et  engourdie  à  l'endroit  de  la  réforme,  et  il  s'en  indignait,  11 
avait  donc  composé  en  1839  un  pamphlet  qu'il  s'était  efforcé  de 
rendre  très  piquant,  et  qu'il  avait  intitulé  V Ortie.  L'écrit  est  vio- 
lent sans  être  fort,  et  l'auteur  a  bien  fait  de  ne  pas  le  publier.  On 
voit  que  le  pamphlétaire  venait  d'étudier  la  satire  rabelaisienne  et 
les  libellistes  du  xv!*"  siècle,  dont  il  imite  assez  lourdement  le  sau- 
tillement et  l'exubérance. 

«  Je  ne  vois  pas,  dit-il,  que  les  tailleurs,  les  maçons,  les  cordon- 
niers, les  charpentiers,  les  menuisiers,  corroyeurs,  serruriers  et 
chiffonniers,  ni  les  petits  marchands,  ni  les  laboureurs  et  ma- 
nœuvres, ni  les  artisans  et  ouvriers  des  manufactures,  ni  les  con- 
seillers municipaux,  ni  les  gardes  nationaux,  ni  les  soldats  de  la 
ligne,  se  soient  fort  écriés  contre  l'indignité  de  leur  prolétariat. 
J'ai  honte  de  le  dire,  j'en  suis  confus,  rougissant,  dépité,  navré, 
malade  de  cœur  et  d'âme,  mais  c'est  la  classe  des  penseurs  seule 
qui  émet  le  vœu  d'une  réforme  électorale,  qui  en  soulève  le  désir, 
qui  en  soutient  le  droit,  qui  en  montre  la  nécessité.  Elle  ne  devrait 
faire  que  rédiger,  que  prêter  sa  plume  à  dix  millions  de  réforma- 
teurs, et  c'est  elle  qui  conçoit  seule,  qui  formule  seule  et  qui  écrit 
seule,  et  encore  à  combien  d'atermoiemens,  de  distinctions,  de 
transactions,  de  temporisations,  de  nuances  et  de  délicatesse  et, 
tranchons  le  mot,  de  sophismes,  de  faussetés  et  de  mensonges,  n'est- 
elle  pas  obligée  de  descendre,  de  s'abaisser,  de  se  plier,  de  se  fa- 
çonner, de  se  contourner,  de  se  tordre,  pour  se  faire  accepter, 
pour  se  faire  comprendre.  » 

C'était  donc  seulement  par  l'opposition  avancée  et  militante  qu'un 
changement  était  réclamé,  et  encore  à  l'état  de  lieu- commun,  sans 
formule  précise.  En  IS/iO,  une  agitation  factice  provoqua  une  ma- 
nifestation qui  fit  plus  de  bruit  par  son  étrangeté  que  par  son  ob- 
jet. C'était  une  pétition-monstre  à  la  mode  anglaise,  c'est-à-dire 
un  ballot  de  2^0,000  signatures.  M.  de  Golbery,  nommé  rappor- 
teur par  la  chambre,  constata  que  188,000  de  ces  signatures  ap- 
puyaient la  formule  suivante  :  «  tout  citoyen,  ayant  le  droit  de 
faire  partie  de  la  garde  nationale  est  électeur;  tout  électeur  est  exi- 
gible. »  Théoriquement  c'eût  été  une  espèce  de  suffrage  universel, 
puisqu'aux  termes  de  la  loi  tout  Français  était  garde  national  ;  en 
fait,  ce  système  eût  laissé  en  dehors  des  millions  de  gens  qui  ne 
tenaient  pas  à  faire  leur  service.  M.  Arago,  qui  s'était  chargé  de 

TOME  LXXXII.  —  18G9.  28 


434  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

présenter  la  pétition,  ne  la  défendit  que  par  de  vagues  généralités. 
M.  Garnier-Pagès  l'aîné  y  trouva  le  thème  d'un  discours  spirituel. 
La  chambre,  peu  préparée  à  une  pareille  discussion,  la  trancha  par 
l'ordre  du  jour.  Vers  le  même  temps  commençait  à  Lyon  la  cam- 
pagne des  banquets  réformistes,  à  laquelle  M,  de  Gormenin  ne  fut 
pas  étranger. 

Il  y  avait  aussi,  semés  à  travers  le  pays  comme  à  toutes  les  épo- 
ques, des  conciliabules  formés  spontanément  par  l'attraction  des 
idées  communes.  Ces  groupes,  dont  le  journal  du  lieu  est  ordinai- 
rement le  centre,  deviennent  des  foyers  où  les  doctrines  passent  au 
creuset,  où  chacun,  dans  le  décousu  d'une  causerie  amicale,  pré- 
pare sans  y  songer  la  politique  de  l'avenir.  Un  de  ces  groupes  exis- 
tait à  Angers  autour  d'un  journal  dont  le  principal  rédacteur  était 
un  homme  de  grand  sens  et  du  caractère  le  plus  estimé,  M.  Peau- 
ger.  Il  avait  pour  amis  et  collaborateurs  des  jeunes  gens  studieux, 
exaltés  par  l'incessante  discussion,  et  qui  tous  d'ailleurs  ont  trouvé 
dans  la  société  les  positions  dues  à  leur  mérite.  L'un,  avocat  distin- 
gué, est  devenu  ministre,  l'autre,  apprécié  comme  ingénieur,  a  été 
représentant;  celui  dont  je  tiens  ces  détails  a  pris  rang  d'une  ma- 
nière éminente  dans  la  controverse  politique  et  dans  le  monde  finan- 
cier. 

Entre  ces  jeunes  tribuns,  l'interminable  causerie  commencée  au 
bureau  de  rédaction  se  continuait  dans  la  promenade  du  soir  pour 
être  reprise  le  lendemain.  Ils  étaient  à  cet  âge  où  l'imagination  s'é- 
prend de  l'absolu,  où  la  rigidité  des  principes  n'a  pas  encore  été 
assouplie  par  l'expérience.  En  matière  d'élection,  dont  on  parlait 
souvent,  ils  tenaient  tous  pour  le  suffrage  universel  direct,  illi- 
mité; Peauger  seul  faisait  exception.  Son  argument  principal  était 
celui-ci  :  «  le  suffrage  universel  ne  peut  nommer  que  ceux  qu'il 
connaît;  quand  on  en  viendra  quelque  jour  à  élire  le  chef  de  l'état, 
le  candidat  le  plus  connu  sera  l'héritier  de  Napoléon.  »  La  conver- 
sation roula  bien  longtemps  dans  le  même  cercle.  Les  jeunes  théo- 
riciens de  la  future  république  restaient  inébranlables  sur  le  terrain 
du  droit  absolu.  —  «  Eh  bien!  s'écrie  un  jour  Peauger  de  guerre 
lasse,  j'adopte  avec  vous  le  suffrage  universel,  mais  je  vous  préviens 
que  je  vais  aller  à  Ham!  »  Il  y  alla  en  effet.  Franchement  républi- 
cain, Peauger  était  naïvement  persuadé  qu'il  allait  s'incliner  devant 
un  futur  président  de  la  république.  Ce  qui  fut  dit,  on  l'ignore;  il 
est  seulement  de  notoriété  publique  que  le  neveu  de  Napoléon  a 
conservé  pour  le  rédacteur  du  Précurseur  d'Angers  des  sentimens 
exceptionnels  d'estime  et  d'amitié. 

Le  dénoûment  mérite  d'être  connu.  En  1848,  Peauger,  dont  la 
droiture  était  appréciée  du  gouvernement  républicain ,  fut  envoyé 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  /|35 

à  Marseille  en  qualité  de  préfet  pour  succéder  à  la  mission  de 
M.  Emile  Ollivier.  11  y  resta  jusqu'après  le  10  décembre.  M.  Léon 
Faucher,  parvenu  au  ministère  de  l'intérieur,  trouva  le  préfet  des 
Bouches-du-Rhône  trop  républicain  pour  la  nouvelle  phase  où  on 
venait  d'entrer;  il  s'empressa  de  le  destituer.  Le  président  ne  voulut 
pas  que  ce  rappel  fût  une  disgrâce,  et  il  offrit  à  Peauger  le  choix 
entre  trois  places  considérables.  Celui-ci  inclinait  à  tout  refuser. 
Ses  amis,  le  sachant  sans  fortune,  triomphèrent  de  son  hésitation. 
Il  accepta  la  direction  de  l'Lnprimerie  nationale.  L'année  suivante 
fut  présentée  la  loi  du  31  mai,  qui  était  une  mutilation  du  suffrage 
universel.  Peauger  envoya  sa  démission,  et  rentra  pauvre  dans  la 
vie  privée. 

Le  prisonnier  de  Ham  n'avait  pas  été  sans  réfléchir  sur  le  droit 
de  suffrage,  ce  grand  ressort  des  sociétés  modernes.  Il  serait  cu- 
rieux de  savoir  si  un  article  intitulé  :  Du  droit  clcctoral,  qui  a  été 
reproduit  dans  les  œuvres  de  Napoléon  III,  a  été  écrit  avant  ou 
après  la  visite  du  journaliste  d'Angers.  L'auteur  des  Idées  napoléo- 
niennes, qui  aimait  à  introduire  ses  propres  idées  sous  le  patronage 
de  Napoléon  I",  s'est  exprimé  ainsi  : 

«  Nous  ne  doutons  pas  qu'à  la  paix  le  système  d'élection  de 
l'empereur  ne  se  fût  ainsi  formulé.  —  Tous  les  Français  sont  élec- 
teurs et  éligibles.  L'élection  est  à  deux  degrés.  Tous  les  citoyens 
domiciliés  dans  un  canton  se  réuniront  et  procéderont  à  l'élection 
des  membres  des  collèges  électoraux  d'arrondissement  et  de  dépar- 
tement. Ces  collèges  procéderont  directement  à  l'élection  des  dé- 
putés. Les  collèges  de  département  seuls  proposeront  trois  candi- 
dats pour  la  place  de  sénateur. 

«  Une  pareille  loi,  ajoute  l'auteur,  nous  parait  être  d'accord  avec 
les  idées  de  progrès  et  avec  les  conditions  de  stabilité  indispen- 
sables au  bonheur  d'un  pays.  Ce  système  sanctionne  franchement 
les  idées  de  liberté  :  il  donne  des  droits  politiques  à  tout  un  peuple, 
sans  offrir  les  dangers  et  les  inconvéniens  de  ce  que  l'on  entend 
ordinairement  par  suffrage  universel.  » 

Le  gouvernement  royal  n'était  pas  plus  troublé  sans  doute  par 
les  rêveries  du  prisonnier  de  Ham  que  par  des  articles  de  journaux 
sans  retentissement  marqué  dans  la  multitude.  M.  Guizot  s'écriait 
fièrement  à  la  tribune  :  «  Il  n'y  a  pas  de  jour  pour  le  suffrage  uni- 
versel! »  Toutefois,  comme  dans  ces  questions  électorales  l'obstacle 
aux  réformes  est  toujours  la  prérogative  monarchique,  le  souverain 
assurant  qu'il  répond  au  vœu  de  la  majorité  en  se  réservant  la  di- 
rection de  toute  chose,  et  les  oppositions  attribuant  tout  le  mal 
social  à  l'action  sans  contrôle  du  chef  de  l'état,  ce  conflit  aboutit 
infailliblement  à  l'antagonisme  du  self-government  et  du  gouver- 
nement personnel.  Avec  le  sang-froid  mortel  d'un  témoin  qui  règle 


436  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  conditions  d'un  duel,  M.  de  Gormenin  put  dire  dans  un  dernier 
pamphlet  intitulé  VEtai  de  la  question  :  «  La  France  veut  le  gouver- 
nement du  pays  parle  pays.  La  cour  veut  le  gouvernement  person- 
nel du  roi.  Au  bout  de  l'un  se  trouvent  l'ordre  et  la  liberté,  au  bout 
de  l'autre  se  trouve  une  révolution.  Yoilà  l'état  de  la  question.  » 
Le  pamphlétaire  était  prophète. 

II. 

Le  24  février  1848,  le  trône  vient  d'être  abattu.  Un  appel  au 
peuple  sur  les  plus  larges  bases,  aussi  prochain  que  possible,  est 
une  nécessité  de  salut  public,  tout  le  monde  sent  cela;  mais  le  gou- 
vernement improvisé  est  débordé  par  la  marée  montante  des  af- 
faires. Le  temps  lui  manque  pour  élaborer  un  système  électoral. 
M.  de  Gormenin  paraît  à  l'Hôtel  de  Ville  et  offre  ses  services  :  on  lui 
adjoint  un  vétéran  du  libéralisme,  le  jurisconsulte  Isambert.  Six  jours 
plus  tard,  le  2  mars,  les  membres  du  gouvernement  provisoire 
tiennent  séance  au  ministère  des  affaires  étrangères  sous  la  prési- 
dence de  Lamartine.  On  y  a  mandé  Gormenin,  qui  donne  lecture 
de  son  projet.  Sur  les  tendances  générales,  sur  la  nécessité  abso- 
lue d'étendre  aussi  loin  que  la  raison  le  comporte  les  limites  du 
droit  du  suffrage,  les  divergences  n'étaient  pas  post^ibles.  Une  dis- 
cussion très  rapide  est  résumée  en  ces  termes  :  «  le  gouvernement 
provisoire  arrête  en  principe  et  à  l'unanimité  que  le  suffrage  sera 
universel  et  direct,  sans  la  moindre  condition  de  cens.  »  Restait  à 
régler  l'application  :  la  discussion  des  articles  fut  ajournée  au  sur- 
lendemain. 

La  délibération,  reprise  en  effet  le  4  mars,  fut  consacrée  aux 
moyens  d'exécution.  Les  onze  membres  du  gouvernement  provi- 
soire et  les  quatre  ministres  qu'ils  s'étaient  adjoints,  en  tout  quinze 
citoyens  confondus  dans  la  foule  huit  jours  plus  tôt,  sans  autre 
mandat  que  l'impossibilité  de  faire  autrement,  sans  autre  illumina- 
tion que  les  éclairs  de  la  tempête,  allaient  frapper  le  coup  d'état  le 
plus  souverain  et  introduire  dans  l'ordre  des  sociétés  la  plus  mys- 
térieuse innovation  de  la  politique  moderne.  La  préoccupation  gé- 
nérale au  sein  de  ce  conseil  était  de  soustraire  les  classes  peu  éclai- 
rées et  dépendantes  aux  divers  genres  de  pression  qu'il  est  trop 
facile  d'opérer  sur  elles.  Pour  la  formation  des  collèges,  la  première 
idée  fut  de  diviser  la  France  en  carrés  égaux  comme  ceux  d'un  da- 
mier, sans  tenir  compte  des  divisions  départementales.  Chaque 
carré  aurait  eu  un  nombre  d'électeurs  variable  comme  les  mouve- 
mens  de  la  population  :  on  voyait  en  cela  un  moyen  de  briser  les 
anciens  cadres  administratifs  et  de  dérouter  les  influences  locales. 
Un  savant  de  l'Observatoire  que  l'on  consulta  fit  abandonner  ce 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  ii37 

projet  en  déclarant  que  cette  quadrature  de  la  France  entière  en- 
traînerait un  labeur  et  des  retards  que  la  situation  politique  ne 
comportait  pas.  On  se  résigna  à  maintenir  les  divisions  départe- 
mentales consacrées  par  l'habitude,  en  attribuant  à  chaque  dépar- 
tement un  représentant  pour  /?iO,000  âmes  et  autant  de  collèges 
que  de  cantons.  On  avait  à  cœur  surtout  de  neutraliser  l'esprit  d'in- 
trigue, afin  de  donner  à  cette  inauguration  d'un  monde  nouveau 
un  grand  caractère  politique.  A  cette  intention,  Armand  Marrast 
fit  prévaloir  le  système  des  scrutins  de  liste,  espèce  de  compromis 
entre  le  vote  direct,  que  les  circonstances  imposaient,  et  le  suffrage 
à  deux  degrés  de  nos  anciennes  constitutions  républicaines.  Enfin, 
pour  protéger  les  incapables  contre  leur  propre  ignorance,  il  avait 
paru  naturel  et  légitime  de  limiter  le  droit  de  suffrage  en  exigeant 
de  l'électeur  qu'il  écrivît  ou  fît  écrire  son  bulletin  séance  tenante; 
mais  cette  précaution  pouvait  compromettre  le  secret  du  vote ,  et 
elle  n'était  guère  conciliable  avec  le  scrutin  de  liste.  Gomment  exi- 
ger des  électeurs  qu'ils  écrivissent  des  kyrielles  de  noms  sous  les 
yeux  du  président?  On  éluda  les  difficultés  de  la  pratique  en  posant 
sommairement  quelques  principes  :  âge  électoral  abaissé  à  vingt  et 
un  ans,  nombre  des  représentans  proportionnel  à  la  population  de 
chaque  département,  vote  secret  au  chef-lieu  du  canton,  par  scru- 
tin de  liste,  avec  faculté  d'apporter  un  bulletin  écrit  ou  imprimé  à 
l'extérieur.  Tout  cela,  à  la  vérité,  fut  tranché  un  peu  lestement; 
les  minutes  étaient  comptées,  il  fallait  non  pas  délibérer,  mais 
conclure  et  décrétcf.  Les  hommes  du  gouvernement  se  jetaient 
dans  l'inconnu  avec  cette  confiance  naïve  qui  était  presque  partout 
dans  les  premiers  jours.  Comme  l'a  dit  un  d'entre  eux  (1),  on  agis- 
sait sous  l'empire  d'une  vérité  éclatante,  incontestable  :  c'est  que 
le  suffrage  universel  ne  peut  exister  sans  la  liberté  pour  tous  les 
citoyens  de  se  réunir,  de  se  concerter,  de  parler,  d'écrire,  de  pu- 
blier, d'afficher,  ensemble  de  libertés  qui  se  font  équilibre  en  se 
corrigeant  au  besoin  l'un  par  l'autre. 

La  délibération  du  h  mars  fut  signée  le  5,  insérée  le  6  dans  le 
Moniteur  et  complétée  le  8  par  des  instructions  réglementaires. 
«  Voulant  remettre  le  plus  tôt  possible  aux  mains  d'un  gouverne- 
ment définitif  les  pouvoirs  qu'il  exerçait  dans  l'intérêt  et  par  le 
commandement  du  peuple,  »  tels  sont  les  termes  du  décret,  le  gou- 
vernement provisoire  convoquait  au  9  avril  les  assemblées  électo- 
rales. Un  délai  d'un  mois  pour  dresser  les  listes  et  régler  les  innom- 
brables détails  d'une  opération  aussi  vaste  et  aussi  nouvelle,  c'était 
presque  de  l'improvisation.  Si  on  était  resté  dans  ces  limites,  la 
foule  aurait  couru  au  scrutin  avec  un  enthousiasme  moins  refroidi, 

(1)  M.  Garnier-Pagès,  Histoire  de  la  révolution  ik  ISiS. 


il38  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

et  le  vote  plus  unamime  aurait  offert  à  la  république  une  base  plus 
solide.  Les  exaltés  étaient  précisément  ceux  qui  se  défiaient  le  plus 
de  leurs  principes  :  ils  se  plaignaient  d'une  précipitation  qui  ne 
leur  laissait  pas  le  temps  d'éclairer  le  peuple,  et  ils  criaient  à  la 
trahison.  On  consentit,  pour  les  apaiser,  à  reculer  l'élection  jus- 
qu'au 21  avril.  Ce  retard  ne  porta  profit  qu'aux  anciens  conserva- 
vateurs.  Toutefois  la  réaction  ne  se  glissa  dans  l'assemblée  qu'en 
prodiguant  les  manifestations  républicaines,  et  le  vœu  général  du 
pays  se  montra  favorable  à  l'expérience  qu'on  allait  faire.  On  avait 
inscrit  d'office  9,395,035  électeurs  :  dans  aucun  siècle  et  dans  au- 
cun pays  du  monde,  la  volonté  nationale  n'avait  été  consultée  d'une 
manière  aussi  solennelle.  Il  y  eut  7,893,327  votes  exprimés  :  cette 
proportion  de  Sli  votans  sur  100  inscrits  est  la  plus  large  qu'on  ait 
constatée  chez  nous  depuis  ISùÇ.  L'expérience  fut  satisfaisante, 
même  aux  yeux  des  plus  timorés.  Quand  le  temps  sera  venu  de 
faire  une  histoire  complète  et  impartiale  de  cette  époque,  on  dira 
que  la  première  émanation  du  vote  universel  a  donné  une  assemblée 
heureusement  tempérée  par  un  mélange  d'anciennes  illustrations 
parlementaires  et  d'hommes  nouveaux  d'un  mérite  solide,  assem- 
blée éclairée,  très  laborieuse,  patriotique  malgré  s'es  dissidences, 
une  des  meilleures  en  définitive  que  la  France  eût  possédées. 

Le  décret  sur  les  élections  devait  être  éphémère,  comme  le  pou- 
voir qui  l'avait  édicté.  Il  fut  convenu  qu'on  rentrerait  plus  tard 
dans  la  légalité  en  posant  le  principe  dans  la  constitution  et  en  ré- 
glementant la  pratique  par  une  loi  spéciale.  Lorsqu'on  en  vint  à  la 
discussion  de  l'acte  constitutionnel,  on  avait  passé  par  de  tristes 
épreuves,  les  dissentimens  s'étaient  accentués.  Les  intérêts  conser- 
vateurs, groupés  à  l'état  de  parti,  inclinaient  vers  la  réaction.  La 
majorité,  sincèrement  républicaine,  était  en  défiance.  De  part  et 
d'autre,  on  avait  compris  que,  sur  le  terrain  du  sufii'age  universel, 
le  procédé  du  scrutin  a  plus  d'importance  que  le  principe  même. 

Les  rédacteurs  du  projet  de  la  constitution  républicaine  étaient 
donc  préoccupés  de  soustraire  l'électeur  faible  et  ignorant  aux  in- 
fluences de  clocher;  ils  croyaient  avec  raison  qu'un  certain  groupe- 
ment est  indispensable  pour  la  sincérité  du  suffrage,  et  ils  avaient 
conservé  dans  leur  projet  le  vote  au  chef-lieu  du  canton.  Une  sorte 
de  bataille  parlementaire  s'engagea  sur  ce  point.  Une  motion  pro- 
posant le  vote  à  la  commune  n'ayant  réuni  que  le  tiers  des  voix,  un 
second  amendement  introduit  par  M.  Baze  demanda  que  les  con- , 
seils-généraux  eussent  le  droit  de  subdiviser  les  collèges  cantonaux 
en  plusieurs  groupes,  lorsque  la  nécessité  de  ce  fractionnement  au- 
rait été  établie  par  une  délibération  formelle.  Cette  tentative  fut 
encore  repoussée  par  une  majorité  moins  nombreuse  et  moins  réso- 
lue. Comme  les  vieilles  troupes  qui  se  reforment  instinctivement 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  /i39 

dans  une  déroute  et  reviennent  d'elles-mêmes  à  la  charge,  la  réac- 
tion produisit  aussitôt  une  troisième  combinaison,  qui  ajournait  la 
question  de  principe  jusqu'à  la  discussion  de  la  loi  organique,  et 
laissait  piovisoirement  aux  préfets  la  faculté  de  diviser  les  col- 
lèges trop  nombreux.  Les  républicains  autoritaires,  satisfaits  de  voir 
l'omnipotence  du  préfet  substituée  à  l'influence  quelque  peu  aris- 
tocratique des  conseils-généraux,  joignirent  cette  fois  leurs  voix  à 
celles  des  anciens  conservateurs. 

Ce  n'était  qu'une  trêve.  La  bataille  recommença  sur  le  même 
terrain,  quelques  mois  plus  tard,  à  propos  de  la  loi  organique.  Si 
l'on  veut  bien  saisir  l'importance  qu'on  attachait  de  part  et  d'autre 
à  cette  solution,  il  faut  se  rappeler  que,  sur  37,5^8  communes  fran- 
çaises, il  y  en  a  28,000  qui  ne  renferment  pas  1,000  liabitans,  et 
que  dans  la  moitié  de  cette  catégorie  le  nombre  des  électeurs  ne 
s'élève  pas  à  100  en  moyenne;  on  ajoutait  que  dans  la  plupart  de 
ces  localités,  où  la  lumière  pénètre  si  difficilement,  il  serait  souvent 
impossible  de  composer  des  bureaux  réunissant  les  conditions  né- 
cessaires d'impartialité»  et  que  le  paysan,  circonvenu  de  longue 
date  par  le  maire,  le  juge  de  paix,  le  curé,  le  gendarme,  l'ancien 
seigneur,  le  riche  fermier,  le  chef  d'industrie,  votant  sous  les  yeux 
menaçans  de  ceux  dont  dépendent  son  pain  et  son  repos,  ne  serait 
pas  maître  de  son  choix.  M.  de  Montalembert  se  jeta  dans  la  mêlée 
avec  une  ardeur  et  une  subtilité  d'éloquence  qui  firent  éclat  à  cette 
époque  :  la  thèse  qu'il  soutenait  était  encore  au  fond  celle  des  in- 
trouvables de  1815.  Tout  ce  qu'il  put  obtenir,  ce  fut  la  faculté  de 
subdiviser  les  cantons  trop  vastes  en  quatre  collèges,  en  vertu  d'un 
arrêté  du  préfet  et  sur  l'avis  des  conseils-généraux  et  cantonaux. 
Le  scrutin  de  liste  par  département  fut  d'ailleurs  maintenu  comme 
correctif.  Le  cadre  de  la  députation  fut  réduit  dans  la  mesure  d'un 
élu  pour  50,000  âmes,  ce  qui  allait  abaisser  à  750  le  nombre  des 
représentans.  Pour  tout  le  reste,  l'esprit  de  la  constitution  républi- 
caine fut  respecté. 

Mise  à  l'essai  quelques  mois  plus  tard ,  la  loi  électorale  du 
15  mars  donna  l'assemblée  législative.  Les  deux  tiers  des  inscrits 
seulement  prirent  part  au  vote.  Le  doute  et  la  défiance  avaient 
amoindri  la  clientèle  républicaine.  Au  contraire,  les  conservateurs 
de  toute  nuance  revenaient  plus  serrés,  plus  nombreux,  autori- 
sés enfin  à  croire  qu'ils  allaient  dominer  la  situation,  puisqu'ils 
pouvaient  produire  une  majorité.  Ils  espéraient  aussi  qu'ils  se  fe- 
raient du  pouvoir  exécutif  un  instrument.  Trop  de  confiance  les 
aveugla.  Leur  idée  fixe  était  de  réagir  contre  le  suffrage  universel, 
de  le  neutraliser  autant  que  possible.  Si  le  comité  directeur  de  la 
majorité  avait  eu  la  sagesse  de  produire  une  combinaison  qui,  en 
affirmant  loyalement  le  principe  du  vote  universel,  aurait  écarté 


ZlÛO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

momentanément  du  scrutin  ceux  qui,  dans  leur  intérêt  même,  n'é- 
taient pas  aptes  à  faire  bon  usage  de  leurs  droits  civiques,  et  qui 
peut-être  y  tenaient  fort  peu,  le  parti  conservateur  aurait  acquis 
une  grande  force  en  ralliant  à  lui  une  portion  très  considérable  de 
la  démocratie.  Au  lieu  de  cela,  on  jetait  à  la  révolution  le  défi  le 
plus  téméraire,  on  se  donnait  le  tort  de  l'injustice.  On  imagina  une 
loi  qui  avait  pour  effet  d'écarter,  non  pas  les  indifférens  et  les 
ineptes,  mais  une  classe  nombreuse,  vivace,  celle  qui  tenait  le 
plus  au  droit  conquis,  et  qui  d'ailleurs  était  généralement  capable 
de  l'exercer. 

La  loi  du  31  mai  avait  pour  motif  apparent  de  constater  le  domi- 
cile électoral.  En  fait,  elle  avait  pour  but  de  dissoudre  ces  majorités 
menaçantes  que  créait  l'agglomération  des  classes  ouvrières  dans 
les  grandes  villes,  surtout  à  Paris  et  à  Lyon.  Le  domicile  électoral, 
auquel  est  subordonné  le  droit  de  vote,  devait  être  établi  par  trois 
années  d'inscription  au  rôle  de  la  taxe  personnelle  ou  de  la  pres- 
tation en  nature,  par  l'affirmation  des  père  et  mère  domiciliés  eux- 
mêmes  depuis  trois  ans,  enfin  par  les  déclarations  des  maîtres  ou 
patrons  en  ce  qui  concernait  les  ouvriers  ou  les  domestiques  em- 
ployés chez  eux.  Cette  combinaison  excluait  donc  cette  partie  de 
la  population  des  ateliers  qui  est  appelée  fréquemment  d'une  ville 
à  l'autre,  et  ce  n'est  pas  tout.  Dans  les  principales  villes,  à  Paris 
notamment,  où  il  aurait  été  difficile  d'obtenir  des  nécessiteux  le 
paiement  régulier  de  l'impôt  personnel,  on  a  exonéré  de  tout  ten.ps 
ceux  qui  occupent  les  petites  locations  en  remplaçant  la  somme 
qu'ils  auraient  dû  payer  par  des  taxes  d'octroi.  Ayant  cessé  d'être 
contribuables,  les  exonérés  auraient  perdu  leur  qualité  d'électeurs. 
Quant  aux  deux  autres  moyens  de  constater  le  domicile,  ils  tendaient 
à  subordonner  le  droit  de  suffrage  au  bon  vouloir  du  maire  de  cam- 
pagne ou  des  chefs  d'industrie.  Bref,  sur  9,936,004  inscrits  aux 
termes  de  la  loi  de  18/i9,  la  loi  du  31  mai  1850  en  éliminait  plus  de 
3  millions.  Ceux  qui  allaient  ainsi  être  sacrifiés  formaient  la  grande 
armée  de  la  démocratie  industrielle,  une  foule  enfiévrée  de  politi- 
que, jalouse  de  ses  droits  nouveaux,  et  en  définitive  mieux  pré- 
parée à  les  exercer  que  la  bourgeoisie  boutiquière  des  villes  ou  la 
petite  propriété  des  campagnes. 

A  qui  remonte  l'initiative  d'une  pareille  loi,  aux  chefs  de  la  ma- 
jorité ou  au  président  de  la  républi  |ue?  Dans  le  cours  des  mois  de 
mars  et  d'avril  1850,  plusieurs  élections  partielles  très  accentuées 
dans  le  sens  républicain  avaient  exaspéré  la  réaction.  L'élu  du  10  dé- 
cembre prit  acte  de  cette  disposition,  et,  mettant  d'une  manière 
assez  inusitée  la  force  exécutrice  au  service  d'un  parti,  chargea 
son  ministre  de  l'intérieur,  M.  Baroche,  de  convoquer  au  minis- 
tère dix-sept  des  hommes  influens  de  la  majorité,  afin  d'aviser 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UMVERSEL.  f\!\i 

d'urgence  au  remaniement  de  la  loi  électorale.  Ils  étaient  choisis, 
la  chose  est  à  remarquer,  parmi  ceux  qu'on  supposait  dévoués  aux 
anciennes  royautés  et  à  l'exclusion  des  bonapartistes.  Ce  comité 
réunissait  le  savoir,  l'éloquence,  la  longue  habitude  des  affaires,  le 
prestige  personnel  :  une  seule  condition  y  manquait,  cette  vue  simple 
et  droite  des  choses  que  donne  l'impartialité.  Le  sens  du  grand 
ébranlement  de  février  leur  échappait  :  ils  n'y  voyaient  encore 
qu'un  accès  de  fièvre  chaude,  un  de  ces  accidens  politiques  auxquels 
on  remédie  avec  de  l'habileté  et  de  la  persévérance.  Certes  la  com- 
binaison légale  qu'ils  imaginèrent  était  d'une  rare  subtilité;  elle 
aurait  pu  réussir  au  temps  du  suffrage  restreint  et  des  malices  par- 
lementaires. En  plein  suffrage  universel,  cette  atteinte  à  la  consti- 
tution, cette  mise  hors  la  loi  de  3  miUions  1/2  de  citoyens,  étaient 
aussi  contraires  à  la  prudence  qu'à  l'équité.  Les  auteurs  du  projet, 
à  ne  considérer  que  la  cause  qui  leur  tenait  au  cœur,  prenaient 
la  peine  de  fabriquer  le  piège  pour  y  donner  tête  baissée;  ils  com- 
mettaient une  de  ces  fautes  irrémédiables  sous  lesquelles  un  parti 
succombe,  et  c'est  le  jour  où  ZI33  voix  contre  '2!ii  adoptèrent  leur 
œuvre  qu'il  aurait  fallu  dire  :  «  L'empire  est  fait!  » 

On  le  vit  bien  l'année  suivante.  Le  résultat  de  la  loi  du  31  mai, 
comparé  à  la  législation  précédente,  ayant  été  publié  officiellement, 
le  pays  apprit  avec  étonnement  que  le  nombre  des  électeurs  était 
tombé  de  9,936,00Zi  au  chiffre  de  6,809,281,  ce  qui  enlevait  à 
3,126,723  citoyens  le  droit  que  la  constitution  leur  avait  assuré. 
Pour  le  seul  département  de  la  Seine,  les  radiations  dépassaient 
131,000,  environ  35  pour  100.  La  décomposition  des  chiffres  de  ce 
tableau  démontrait  que  la  population  ouvrière  des  grandes  villes 
était  presque  généralement  exclue.  Le  !i  novembre,  à  la  réouver- 
ture de  la  session,  l'assemblée  législative  reçut  du  président  deja 
république  un  message  insistant  sur  la  nécessité  de  rétablir  le  prin- 
cipe du  suffrage  universel  dans  sa  plénitude.  Entre  autres  vices  de 
la  nouvelle  loi  électorale,  le  président  en  signalait  deux  dont  il 
était  personnellement  victime.  Premièrement  la  mutilation  du  corps 
électoral  était  un  des  argumens  invoqués  par  ceux  qui  faisaient  ob- 
stacle au  remaniement  de  la  constitution ,  il  ne  fallait  pas  leur 
laisser  ce  grief.  Eu  second  lieu,  cette  constitution  avait  dit  qu'en 
cas  de  ballottage  le  président  pourrait  être  élu  par  2  millions  de 
voix,  c'est-à-dire  par  le  cinquième  de  la  population  virile,  dans 
l'hypothèse  où  le  droit  de  voter  serait  sans  limite;  avec  un  corps 
électoral  réduit  à  6  millions,  le  minimum  de  2  millions  de  voix  né- 
cessaires pour  l'élection  du  président  représenterait  non  plus  le 
cinquième,  mais  le  tiers  des  votans,  contrairement  à  ce  qu'avaient 
décidé  les  constituans  de  18â8. 

Les  germes  de  dissensions  et  de  perplexité  étaient  jetés  à  pleines 


hh'2.  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mains  au  milieu  de  l'assemblée.  Les  républicains  devaient-ils  con- 
trecarrer le  rétablissement  du  suffrage  universel,  ou  prêter  la  main 
à  des  projets  menaçans?  Convenait-il  mieux  aux  royalistes  de  la 
majorité  de  jeter  le  défi  aux  masses  populaires  en  refusant  de  s'as- 
socier au  pouvoir  exécutif,  ou  de  détruire  eux-mêmes  leur  ouvrage 
et  de  s'exposer  au  ridicule  sans  regagner  la  popularité?  Sur  le  con- 
seil de  M.  Berryer,  l'assemblée  essaya  d'éluder  ces  difficultés  en 
réservant  son  initiative,  c'est-à-dire  en  ajournant  la  résolution  à 
prendre.  On  n'attendit  pas  son  bon  plaisir.  Dans  la  sombre  matinée 
du  2  décembre  1851,  la  population  des  ateliers,  allant  comme  d'or- 
dinaire à  ses  travaux,  s'attroupait  devant  des  affiches  qu'on  venait 
de  placarder  et  lisait  sans  émotion ,  quelquefois  même  avec  des  ri- 
canemens  :  —  «  Au  nom  du  peuple  français,  le  président  de  la  ré- 
publique décrète  :  article  1"'.  L'assemblée  nationale  est  dissoute; 
—  article  2.  Le  suffrage  universel  est  rétabli.  —  La  loi  du  31  mai 
est  abrogée.  »  C'était  trancher  la  question  dans  le  vif.  Etait-il  pos- 
sible que  la  partie  batailleuse  de  la  démocratie  s'enflammât  pour 
l'assemblée  qui  l'avait  dépouillée  de  ses  droits  civiques  contre  le 
pouvoir  exécutif  qui  les  lui  rendait  (1)? 

IlL 

La  réorganisation  du  suffrage  universel  a  été  pour  ainsi  dire  le 
couronnement  du  coup  d'état;  c'est  à  l'ensemble  des  procédés  élec- 
toraux que  l'édifice  impérial  a  dû  sa  cohésion  et  sa  solidité.  Les  af- 
fiches du  2  décembre  avaient  annoncé  au  peuple  français  qu'il  se- 
rait in\ité  à  déclarer  par  oui  ou  par  non  s'il  autorisait  le  neveu  de 
l'empereur  à  introduire  une  nouvelle  constitution  sur  les  bases  et 
les  théories  qui  avaient  triomphé  après  le  18  brumaire  :  «  un  chef 
responsable  nommé  pour  dix  ans,  —  des  ministres  dépendant  du 
pouvoir  exécutif  seul,  —  un  conseil  d'état  préparant  les  lois  et  sou- 
tenant la  discussion  devant  le  corps  législatif,  —  un  corps  législatif 
nommé  par  le  suffrage  universel  sans  scrutin  de  liste,  —  un  sénat 
conservateur.  »  Tout  le  système  était  résumé  en  soixante-quinze 
mots.  La  nation,  consultée  suivant  les  listes  antérieures  à  la  loi  du 
31  mai,  accorda  l'autorisation  demandée  par  7,539,216  adhésions 
sur  8,116,773  votes  exprimés.  En  vertu  de  ce  plébiscite,  la  consti- 
tution napoléonienne  fut  établie  par  décret  du  lli  janvier  1852,  et 
complétée,  en  ce  qui  concerne  le  système  électoral,  par  le  décret 

(1)  Le  vainqueur  du  2  décembre  a  constaté  lui-même  ces  dispositions.  Il  a  dit  dans 
une  proclamation  du  8  décembre  :  «  Dans  ces  quartiers  populeux  où  naguère  l'insur- 
rection se  recrutait  si  vite  parmi  des  ouvriers  dociles  à  ces  entraînemens,  l'anarchie 
cette  fois  n'a  pu  rencontrer  qu'une  répugnance  profonde...  Grâces  en  soient  rendues  à 
l'intelligente  et  patriotique  population  de  Paris!  » 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  443 

organique  du  2  février  suivant.  Cette  législation,  dictée  d'autorité, 
est  encore  celle  qui  régit  aujourd'hui  l'exercice  de  la  souveraineté 
nationale.  Le  scrutin  de  liste  est  aboli;  le  bulletin  de  vote  ne  con- 
tient plus  qu'un  nom.  Le  nombre  des  députés,  réduit  dans  la  pro- 
portion de  750  à  261 ,  correspond  non  plus  au  chiiïre  de  la  popu- 
lation, mais  à  celui  des  électeurs  inscrits.  La  durée  du  mandat 
législatif  est  portée  de  trois  à  six  ans.  Un  collège  électoral  est  formé 
par  le  groupement  de  35,000  électeurs,  et  chaque  département 
nomme  autant  de  députés  qu'il  renferme  de  collèges  électoraux. 
L'élection  se  fait,  non  plus  par  canton,  mais  à  la  commune,  et  les 
grosses  communes  peuvent  encore  être  subdivisées  à  la  discrétion 
du  préfet.  Ainsi  l'exercice  du  droit  souverain  se  trouve  morcelé  en 
38,000  centres  d'opérations  dont  les  trois  quarts  (28,199  communes 
sur  o7,5/i8)  comptent  de  100  à  1,000  habitans,  ce  qui  fournit  une 
moyenne  de  126  électeurs. 

On  saisira  sans  peine  la  différence  entre  cette  manière  d'appli- 
quer le  droit  de  suffrage  et  les  procédés  du  régime  antérieur.  Tou- 
tefois les  innovations  principales  ne  sont  pas  celles  qu'on  a  écrites 
dans  la  loi.  Le  système  électoral  de  l'empire  a  deux  traits  qui  le 
caractérisent,  le  tracé  arbitraire  des  circonscriptions  et  les  candi- 
datures officielles.  Quand  on  a  lu  dans  la  constitution  du  14  janvier  : 
«  il  y  aura  un  député  au  corps  législatif  à  raison  de  35,000  élec- 
teurs, »  il  n'est  venu  à  l'esprit  de  personne  que  le  gouvernement 
se  réservait  le  droit  de  grouper  les  électeurs  à  sa  fantaisie,  abstrac- 
tion faite  des  convenances  locales,  des  affinités  de  mœurs  et  d'inté- 
rêts, sans  autre  préoccupation  que  de  fairt  échec  aux  adversaires 
de  sa  politique.  Sous  les  constitutions  précédentes,  les  remanie  mens 
de  cette  nature  devaient  être  autorisés  par  une  loi,  et  ils  donnaient 
souvent  lieu  à  des  débats  très  vifs.  Aujourd'hui  l'administration  a 
le  droit  de  renouveler  le  tracé  tous  les  cinq  ans,  c'est-à-dire  à  la 
veille  des  élections  générales.  Elle  sait  à  l'avance  dans  quelles  con- 
ditions la  lutte  va  s'engager,  et  la  faculté  qu'elle  a  de  préparer  le 
champ  de  bataille,  d'y  amener  des  élémens  hostiles  à  l'opposition, 
d'augmenter  la  clientèle  du  candidat  préféré,  devient  dans  ses 
mains  un  moyen  d'action  souvent  irrésistible.  Il  n'y  a  rien  qui  res- 
semble à  cela  dans  aucun  autre  pays  ;  on  en  peut  dire  autant  de  la 
candidature  officielle. 

Appelé  à  s'expliquer  sur  ce  point  dans  une  discussion  récente, 
M.  de  Forcade  La  Roquette  a  dit  énergiquement  :  a  Les  candida- 
tures officielles  ne  tiennent  pas  à  tel  ou  tel  système;  les  candida- 
tures officielles  sont  de  t«us  les  systèmes  (approbation);  elles  ont 
été  pratiquées  sous  les  régimes  les  plus  libéraux,...  sous  la  restau- 
ration, sous  le  gouvernement  de  juillet,  sous  la  république  elle- 
même;  sous  la  république  surtout,  les  candidatures  officielles  ont 


hhh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

été  soutenues  dans  des  circulaires  célèbres  avec  une  exagération 
que  le  gouvernement  ne  prétend  pas  imiter...  Voici  comment  un 
grand  ministre,  un  ministre  libéral,  le  comte  de  Cavour,  s'expli- 
quait sur  les  candidatures  officielles  :  «  Le  gouvernement  ne  doit 
pas  rester  étranger  à  cet  acte  suprême  de  la  vie  d'un  peuple,  les 
élections;  mais  il  doit  y  intervenir  ouvertement,  avec  des  moyens 
francs  et  loyaux,  en  reconnaissant  pour  amis,  non  ceux  qui  seraient 
disposés  à  donner  leur  appui  à  un  acte  ministériel  quelconque,  mais 
ceux  qui  partagent  ses  principes,  qui  suivent  le  même  drapeau, 
qui  sont  décidés  à  faire  triompher  la  même  politique.  »  Les  argu- 
mens  que  produit  M.  de  Forcade  La  Roquette,  les  exemples  qu'il 
invoque,  sont  d'un  effet  sûr  dans  une  assemblée  où  la  parole  rapide 
domine  la  réflexion;  ils  n'ont  plus  la  même  valeur  pour  l'observa- 
teur appliqué  à  saisir  le  fait  politique  dans  sa  réalité  effective.  Que 
des  hommes  de  gouvernement,  se  croyant  en  possession  de  la  vérité  et 
nécessaires  au  salut  du  pays,  recommandent  leurs  adhérens  et  met- 
tent au  service  de  ceux-ci  les  moyens  d'action  dont  ils  disposent,  cela 
s'est  vu  assurément,  et  se  verra  encore  dans  plusieurs  pays,  parce 
que  le  besoin  de  convaincre,  de  dominer,  de  se  défendre,  découle  de 
ces  instincts  naturels  qui  se  font  jour  malgré  tout;  mais  dans  tous 
les  pays  connus  jusqu'en  1852,  si  ce  n'est  à  Rome  sous  les  césars, 
les  influences  administratives  ont  été  tolérées  et  non  pas  légalisées. 
Il  y  a  eu  des  candidatures  soutenues,  mais  non  pas  imposées  en  vertu 
d'un  acte  officiel.  Dans  les  exemples  signalés  par  M.  de  Forcade 
La  Roquette,  que  voyons-nous?  Des  ministères  intervenant  dans 
les  élections  à  leurs  risques  et  périls,  ne  découvrant  pas  le  souve- 
rain et  ne  compromettant  qu'eux-mêmes,  si  l'abus  des  influences, 
allant  jusqu'à  la  corruption  ou  l'intimidation,  prenait  le  caractère 
d'un  délit.  Dans  la  combinaison  de  1852,  les  ministres  n'existent  pas 
pour  le  public  :  les  candidatures  officielles,  décernées  comme  une 
fonction  par  le  choix  personnel  du  souverain,  appuyées  par  toutes 
les  forces  administratives,  sont  présentées  comme  un  complément 
nécessaire  des  institutions  impériales. 

Il  en  était  ainsi  à  l'origine  du  moins,  et  c'était  logique.  Suivant 
la  constitution  consacrée  à  deux  reprises  en  1852  par  près  de 
8  millionsde  suffrages  le  chef  de  l'état  déclare  la  guerre,  fait  les 
traités  de  paix,  d'alliance  et  de  commerce,  nomme  à  tous  les  em- 
plois; il  a  seul  l'initiative  des  lois,  et  quand  elles  sont  votées  par 
les  corps  délibérans,  c'est  lui  qui  en  règle  par  décrets  l'exécution. 
Par  ces  décrets,  il  donne  force  de  loi  aux  tarifs  internationaux ,  il 
ordonne  ou  autorise  les  travaux  d'utilité  publique  et  les  entreprises 
d'intérêt  général.  Ses  ministres,  sans  solidarité  entre  eux,  ne  dé- 
pendent que  de  lui  seul;  il  nomme  les  maires  des  38,000  com- 
munes, et  peut  les  choisir  hors  des  conseils  municipaux.  11  a  le  droit 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  445 

de  déclarer  l'état  de  siège  dans  un  ou  plusieurs  départemens.  Un 
sénat  choisi  par  lui  maintient  ou  annule  tous  les  actes  qui  lui 
sont,  déférés  comme  inconstitutionnels.  Le  corps  législatif  perd  le 
droit  d'initiative  et  ne  reçoit  plus  de  pétitions,  il  ne  choisit  plus 
ses  présidens.  Les  amendemens  émanés  de  lui  ne  peuvent  plus  être 
décrétés  sans  l'approbation  du  conseil  d'état.  Le  budget  des  dé- 
penses est  voté  en  bloc  et  par  ministère;  des  viremens  de  crédit 
d'un  chapitre  à  l'autre  peuvent  être  autorisés  par  décrets.  Le 
compte-rendù  des  travaux  législatifs  est  réduit  à  la  reproduction 
d'un  maigre  procès-verbal  rédigé  par  une  commission  spéciale.  En 
cas  de  dissolution  du  corps  législatif,  le  chef  de  l'état  a  six  mois  de- 
vant lui  pour  en  convoquer  un  nouveau,  et  pendant  ce  délai  il  de- 
mande au  sénat  les  mesures  d'urgence  qu'il  juge  nécessaires.  Toute 
réunion  politique  est  supprimée,  même  pendant  la  période  électo- 
rale; en  même  temps  le  contrôle  et  la  controverse  par  la  presse  sont 
neutralisés  par  un  agencement  de  mesures  restrictives  et  de  charges 
fiscales.  Tel  était  l'état  des  choses  en  1852  :  on  chercherait  vaine- 
ment dans  l'histoire  des  pays  constitutionnels  une  pareille  concen- 
tration de  pouvoirs. 

Le  vote  du  20  décembre  avait  donc  créé  en  réalité  une  dictature 
qui  devait  être  transformée  six  mois  plus  tard  en  empire.  Dans  la 
logique  de  cette  situation,  il  devenait  impossible  d'exposer  le  suf- 
frage universel  à  se  déjuger  lui-même,  à  détruire  son  œuvre  de  la 
veille,  en  lui  laissant  la  faculté  d'opposer  à  un  gouvernement  dic- 
tatorial une  législature  résistante.  On  évita  ce  contre-sens  politique 
en  introduisant  les  candidatures  officielles,  et  M.  de  Persigny  posa 
carrément  la  théorie  du  système  dans  sa  circulaire  adressée  aux 
préfets  à  la  veille  des  élections  de  1852.  «  Le  peuple  français,  di- 
sait le  ministre  de  l'intérieur,  a  donné  mission  au  neveu  de  l'empe- 
reur de  faire  une  constitution  sur  des  bases  déterminées...  Le  bien 
ne  se  peut  faire  aujourd'hui  qu'à  une  condition,  c'est  que  le  sénat, 
le  conseil  d'état,  le  corps  législatif,  l'administration,  soient  avec  le 
chef  de  l'état  en  parfaite  harmonie  d'idées,  de  sentimens,  d'inté- 
rêts. . .  En  conséquence,  monsieur  le  préfet,  prenez  des  mesures  pour 
faire  connaître  aux  électeurs  de  chaque  circonscription  de  votre  dé- 
partement par  l'intermédiaire  des  divers  agens  de  l'administration, 
par  toutes  les  voies  que  vous  jugerez  convenables,  selon  l'esprit  des 
localités,  et  au  besoin  par  des  proclamations  affichées  dans  les 
communes,  celui  des  candidats  que  le  gouvernement  de  Louis-Na- 
poléon juge  le  plus  propre  à  faider  dans  son  œuvre  réparatrice.  » 
Yoilà  la  théorie  véritable  et  la  différence  nettement  tranchée  entre 
la  candidature  officielle  de  l'empire  et  les  influences  plus  ou  moins 
abusives  pratiquées  à  d'autres  époques.  Celles-ci  étaient  dissiinu- 
lées  autrefois  et  niées  autant  que  possible;  la  candidature  officielle 


A46  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

est  avouée  ouvertement  comme  une  nécessité  du  régime  nouveau  : 
les  agens  de  l'autorité  ont  le  droit  et  le  devoir  de  la  faire  réussir 
par  tous  les  moyens  dont  ils  disposent.  Voyons  ce  qu'a  été  au  dé- 
but la  pratique  de  ce  système  et  ce  qu'il  en  est  advenu  avec  le 
temps. 

Peu  de  jours  avant  les  premières  élections  législatives,  fixées  aux 
29  février  et  1"'  mars  1852,  la  liste  des  candidats  du  gouverne- 
ment, en  nombre  égal  à  celui  des  collèges,  avait  été  publiée  dans 
les  journaux  et  recommandée  officiellement  par  les  préfets  à  leurs 
administrés.  Quant  au  corps  électoral,  on  avait  repris  à  peu  près 
les  anciennes  listes  du  suffrage  universel,  où  se  trouvaient  alors 
9,836,0/i3  noms.  Les  abstentions  furent  nombreuses;  elles  dépas- 
sèrent de  beaucoup  le  tiers  des  inscrits.  Il  y  eut  pour  les  candidats 
du  gouvernement  5,2185602  voix.  L'opposition  réunit  810,962  suf- 
frages exprimés;  il  est  probable  qu'une  grande  partie  des  absten- 
tions lui  appartenaient  intentionnellement.  Les  quartiers  commer- 
çans  de  Paris  protestèrent  contre  le  coup  d'état  en  envoyant  au 
corps  législatif  le  général  Gavaignac  et  M.  Carnot.  A  Lyon,  le  doc- 
teur Hénon  fut  nommé  par  les  classes  ouvrières,  dont  il  possédait 
depuis  longtemps  les  sympathies.  A  part  ces  trois  nominations  ré- 
publicaines, tous  les  candidats  recommandés  furent  élus,  et,  les 
trois  opposans  ayant  refusé  le  serment,  leurs  places  furent  bientôt 
remplies.  Ainsi  fut  réalisée  dans  toute  sa  plénitude  cette  unité  de 
tendances  et  d'intérêts  que  M.  de  Persigny  jugeait  indispensable 
pour  le  bon  fonctionnement  du  pouvoir  personnel.  Une  remarque 
assez  curieuse  a  été  faite  sur  la  composition  de  cette  première  as- 
semblée de  la  démocratie  césarienne  :  elle  comprenait  1  prince, 
h  ducs,  10  marquis,  21  comtes,  9  vicomtes,  22  barons,  nombre  de 
généraux,  en  tout  104  membres  sur  261  munis  de  titres  nobiliaires 
ou  des  plus  hauts  grades  de  l'armée.  On  aurait  pu  prendre  cet  es- 
sai du  vote  populaire  à  la  commune  pour  un  retentissement  des 
vœux  exprimés  par  les  introuvables  de  1815.  Gela  montrait  aussi 
une  étrange  affinité  du  nouveau  régime  avec  les  ultra-conservateurs. 

Certes  l'action  parlementaire  pendant  cette  première  phase  ne 
fut  pas  de  nature  à  gêner  le  souverain.  Au  dehors  des  chambres, 
l'opinion  publique  n'était  pas  moins  amortie,  et,  quand  vint  en 
1857  l'heure  de  renouveler  l'assemblée,  la  fièvre  électorale  se  ma- 
nifesta avec  moins  d'intensité  peut-être  qu'en  1852.  Après  le  coup 
d'état,  la  colère,  bien  souvent  refoulée  dans  les  âmes,  leur  donnait 
du  ressort.  Six  ans  plus  tard,  les  ressentimens  étaient  affaiblis  dans 
la  généralité  du  public,  un  calme  somnolent  contrastait  avec  les 
agitations  passées.  On  était  d'ailleurs  sous  la  fascination  d'un  grand 
succès  militaire  dont  on  exagérait  la  portée  pratique.  Dans  l'ordre 
de  l'économie  intérieure,  «  les  affaires  allaient,  »  mot  magique 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  Ù/l7 

quand  c'est  la  foule  qui  le  prononce.  Les  grands  monopoles  indus- 
triels et  financiers  étaient  dans  leur  phase  d'expansion,  ils  déver- 
saient autour  d'eux  travaux  et  emplois,  profits  et  salaires.  Les  pay- 
sans vendaient  aisément  leurs  produits,  et,  grâce  à  l'aflluence  de 
l'or,  en  tiraient  des  prix  inaccoutumés.  Dans  les  multitudes  pro- 
fondes, où  la  prévoyance  n'existe  pas,  où  l'on  vit  au  jour  le  jour  de 
sensations  instinctives,  on  était  frappé  de  ces  résultats ,  on  les  at- 
tribuait au  régime  nouveau.  Les  grandes  majorités  donnèrent  leur 
démission  politique  en  faisant  au  gouvernement  personnel  le  crédit 
de  leur  confiance.  C'était  par  exception  que  certains  groupes  clair- 
semés dans  les  grandes  villes  se  préoccupaient  des  intérêts  géné- 
raux. On  trouvait  là  encore  ces  sentimens  arclens  et  intenses  qui, 
froissés  par  toute  sorte  de  compression,  exclus  de  toute  pratique, 
s'idéalisaient  et  devenaient  de  la  foi.  Ces  contrastes  au  sein  de 
l'opinion  expliquent  les  résultats  électoraux  de  1857.  Le  chiffre  des 
inscrits,  des  votans  et  des  abstentions  (1)  sont  à  peu  près  les  mêmes 
qu'en  1852.  Même  nombre  de  voix  pour  les  candidatures  officielles. 
Les  différences  portent  sur  deux  points  :  d'abord  271,782  voix  sont 
données  à  des  concurrens  qui,  sans  être  les  candidats  de  l'empereur, 
comme  on  disait  alors,  se  déclarent  napoléoniens;  en  second  lieu, 
l'opposition  à  tendances  démocratiques  et  républicaines,  au  lieu  de 
811,000  voix  qu'elle  avait  recueillies  au  lendemain  du  coup  d'état, 
n'en  a  plus  que  57 j, 000.  C'est  donc  un  échec  pour  elle?  Non,  c'est 
le  point  de  départ  de  sa  revanche.  Cette  opposition,  considérable- 
ment affaiblie  par  le  faux  système  de  l'abstention  systématique,  se 
concentre  dans  les  grandes  villes  :  elle  y  fait  masse  et  agit  avec  en- 
semble. A  Paris,  elle  réunit  plus  de  100,000  voix,  et  fait  nommer 
d'emblée  MM.  Carnot,  Goudchaux  et  Darimon;  le  général  Cavaignac 
et  M.  Emile  Ollivier  passent  à  un  second  tour  de  scrutin.  A  Lyon, 
M.  Hénon  est  réélu.  Avant  l'ouverture  de  la  session,  le  général 
Cavaignac  est  frappé  de  mort  subite.  M.  Goudchaux  et  M.  Carnot 
refusent  le  serment,  ils  sont  remplacés  par  MM.  Jules  Favre  et  Pi- 
card. L'opposition  légendaire  des  cinq  est  constituée. 

Il  y  avait  pour  les  départemens  257  députés  à  élire.  Tous  les 
députés  sortans  ayant  été  recommandés  par  le  gouvernement,  à 
l'exception  de  7,  ceux-ci  furent  docilement  sacrifiés  par  les  élec- 
teurs. M.  de  Montalembert  était  du  nombre.  6  candidats  extra-offi- 
ciels, mais  non  pas  hostiles,  parvinrent  à  se  faire  nommer.  En  défi- 
nitive, il  ne  surgissait  en  présence  de  la  politique  impériale  que 
5  adversaires  décidés.  Les  journaux  et  la  clientèle  du  gouvernement 

(1)  Électeurs  inscrits,  9,495,955.  —  Votans,  6,136,064.  —  Abstentions,  3,359,291, 
plus  de  35  pour  100.  —  Pour  les  candidats  officiels,  5,200,101  ;  —  pom-  les  indépen- 
dans  dynastiques,  271,783;  —  pour  l'opposition  démocratique  radicale,  571,859.  — 
Voix  perdues,  92,917.  —  Il  y  avait  cette  fois  207  députés  à  nommer. 


liliS 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


célébraient  un  pareil  résultat  comme  un  triomphe.  L'appréciation 
était  autre  dans  les  hautes  régions  du  monde  politique,  et  voici  ce 
que  je  retrouve  dans  une  correspondance  étrangère  où  les  impres- 
sions du  moment  me  semblent  bien  saisies.  «  Sous  un  régime  fran- 
chement parlementaire,  où  les  majorités  sont  souveraines,  5  voix 
d'opposition,  5  voix  qui  se  réservent  de  juger,  sur  267  élus,  cela 
serait  un  éclatant  succès  pour  l'autorité  monarchique.  Il  n'en  est 
plus  de  même  avec  un  pouvoir  dictatorial  qui,  par  sa  nature,  ne 
peut  supporter  ces  entraves.  Je  sais  bien  qu'avec  son  habileté  per- 
sonnelle, avec  la  force  de  sa  situation,  où  seul  il  peut  voir,  attendre 
et  décider,  l'empereur  surmontera  cette  difficulté.  Il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  sa  politique,  si  heureuse  en  apparence,  a  reçu  un 
premier  échec  aux  yeux  du  monde  entier,  qui  l'observe.  » 

On  ne  s'en  serait  pas  douté  à  l'intérieur.  Jamais  la  vie  politique 
ne  fut  plus  languissante  chez  nous  qu'au  commencement  de  1858. 
A  la  chambre,  quand  revinrent  les  candidats  de  l'empereur,  ce  fut 
une  effroyable  nouveauté  que  de  voir  entrer  trois  collègues,  dont 
l'un,  fils  de  proscrit,  avait  été  commissaire  de  la  république,  l'autre 
élève  et  ami  de  Proudhon,  le  troisième  chef  des  «  voraces  »  de 
Lyon  (j).  On  affectait  de  les  laisser  dans  un  isolement  significatif. 
«  M' étant  approché  dans  la  salle  même  d'un  des  membres  coura- 
geux qui  nous  avait  adressé  la  parole,  raconte  M.  Emile  Ollivier 
dans  la  récente  publication  qui  a  fait  tant  de  bruit,  je  remarquai  sur 
son  visage  de  l'embarras,  puis  un  véritable  trouble;  enfin  il  me  dit 
d'une  voix  saccadée  :  «  Vous  me  parlerez  dehors,  de  Morny  nous 
regarde.  »  Tel  fut,  ajoute  M.  Ollivier,  le  milieu  dans  lequel  pendant 
un  an  j'ai  seul  comme  orateur  soutenu  les  principes  démocratiques 
et  libéraux.  »  MM.  Jules  Favre  et  Ernest  Picard  n'entrèrent  en  effet 
au  corps  législatif  que  l'année  suivante,  à  la  suite  d'une  réélection. 

La  bataille  des  cinq  ne  commença  qu'en  1859.  Le  début  fut  rude. 
Il  fallait  lutter  contre  l'inattention  dédaigneuse  de  l'assemblée,  ou, 
au  premier  mot  malsonnant,  contre  un  silence  défiant  et  glacial, 
plus  à  craindre  pour  un  orateur  que  l'ironie  et  la  colère.  Au  de- 
hors, les  efl'orts  des  cinq  n'avaient  qu'un  bien  faible  retentissement. 
Les  députés  n'étaient  pas  admis  à  revoir  les  épreuves  de  leurs  dis- 
cours. Le  compte-rendu  des  séances  consistait  dans  une  sèche 
analyse  que  les  journaux  dédaignaient  souvent  de  reproduire-,  les 
commentaires  de  la  presse,  qui  multiplient  l'effet  produit  dans  la 
chambre  et  le  propagent  au  loin,  étaient  prohibés  et  souvent  punis. 

(1)  Nom  que  prit  ou  que  reçut  en  1818  une  association  populaire  de  Lyon,  non  pas 
qu'elle  eût  jamais  envie  de  dévorer  personne,  mais  plutôt  parce  qu'elle  se  composait 
de  gens  longtemps  malheureux  et  affamés.  C'est  comme  médecin  des  pauvres  que 
M.  Hénon  acquit  sur  ce  groupe  une  influence  modératrice  qui  ne  fut  pas  inutile  dans 
les  mauvais  jours. 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  ÙA9 

Les  absteiitionistes,  les  indiiïérens  et  les  peureux  faisaient  le  vide 
et  le  froid  dans  le  monde  politique.  On  voyait  s'éteindre  peu  à  peu 
les  foyers  de  passions  et  d'idées  comme  les  derniers  feux  d'un 
camp  dispersé. 

Telle  était  la  situation  entre  la  paix  de  Crimée  et  la  guerre  d'Ita- 
lie, et  cependant  le  réveil  était  proche  :  il  était  même  inévitable 
par  un  effet  bien  inattendu  des  institutions  impériales.  La  contra- 
diction n'y  avait  pas  été  prévue.  Dès  qu'elle  s'y  était  introduite,  la 
nature  même  de  ces  institutions  faisait  des  cinq  des  espèces  de  tri- 
buns du  peuple,  ayant  seuls  entre  tous  le  droit  et  la  possibilité 
d'exprimer  les  sentimens,  de  résumer  les  idées  qui  n'avaient  pas 
les  moyens  de  se  produire  ailleurs.  N'ayant  pas  l'espoir  d'agir  pra- 
tiquement sur  les  tendances  de  l'assemblée,  ils  s'élevaient  jusqu'aux 
principes;  ils  élargissaient  les  débats  pour  y  trouver  prétexte  de 
réclamer  les  droits  supprimés,  de  signaler  les  abus  de  pouvoir.  La 
vigilance  de  leur  patriotisme,  l'énergie  de  leurs  protestations,  l'é- 
clat de  trois  grands  talens  oratoires  dont  les  aptitudes  se  combi- 
naient à  merveillle,  faisaient  contraste  avec  le  mutisme  obligé  et 
l'inaltérable  satisfaction  des  autres. 

Le  pouvoir  comprit  l'importance  que  les  cinq  allaient  prendre, 
et  ne  voulut  pas  leur  laisser  le  monopole  de  la  popularité.  Il  élar- 
git la  carrière  législative,  espérant  que  la  majorité  dynastique  y 
ferait  à  son  tour  preuve  de  vitalité  et  de  talent.  Le  décret  impé- 
rial du  2/i  novembre  1860  octroya  au  sénat  et  au  corps  législatif  le 
droit  de  discuter  et  de  voter  chaque  année  une  adresse  en  réponse 
au  discours  du  trône.  Le  corps  législatif  fut  également  autorisé  à 
éclairer  le  choix  de  ses  commissions  par  une  discussion  préalable, 
en  comité  secret,  des  projets  de  lois  qui  lui  seraient  soumis.  Il  fut 
admis  enfin  que  des  ministres  sans  portefeuille  désignés  par  1  em- 
pereur seraient  adjoints  aux  membres  du  conseil  d'état  pour  la 
défense  des  lois  présentées,  que  les  comptes-rendus  des  séances, 
beaucoup  plus  étendus,  seraient  adressés  chaque  soir  aux  journaux, 
et  que  la  sténographie  exacte  et  complète  des  débats  serait  insérée 
le  lendemain  dans  le  journal  officiel. 

En  annonçant  à  l'assemblée  que  l'empereur  venait  de  <(  rendre  au 
pays  une  partie  des  droits  dont  celui-ci  avait  fait  le  salutaire  aban- 
don, »  c'est  ainsi  que  s'exprima  M.  de  Morny,  le  président  ajouta  : 
<(  Je  ne  puis  résister  au  désir  de  répéter  dans  cette  enceinte  les  pa- 
roles que  l'empereur  nous  a  fait  entendre  au  conseil  :  «  Ce  qui 
nuit  à  mon  gouvernement,  nous  a-t-il  dit,  c'est  l'absence  de  publi- 
cité et  de  contrôle.  »  Le  nouveau  règlement  de  la  chambre  donna 
en  effet  un  grand  mouvement  à  l'esprit  public.  Des  talens  inconnus 
se  révélèrent  dans  les  nuances  diverses  de  l'opinion  et  parmi  les 

TOIIE   1,>,XX!I.    —    ÎRGO.  -'" 


hbO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

orateurs  du  gouvernement.  La  parole  était  plus  libre;  au  lieu  de  la 
sèche  analyse  où  on  ne  parlait  qu'à  la  troisième  personne,  la  sté- 
nographie du  Moniteur,  revue  par  le  député  lui-même,  le  mettait 
en  scène  avec  son  accent  et  sa  passion,  spectacle  nouveau  auquel 
le  pays  prenait  un  intérêt  toujours  croissant.  On  recommençait  à 
compter  les  pulsations  de  la  vie  nationale;  mais  était-ce  là  ce  genre 
d'animation  et  de  contrôle  que  les  théoriciens  du  régime  impérial 
avaient  voulu?  Au  contraire,  plus  les  débats  reprenaient  de  viva- 
cité, et  plus  le  rôle  des  cinq  gagnait  en  importance.  Eux  seuls,  par 
leurs  fiers  amendemens  aux  projets  d'adresse,  mettaient  les  grandes 
questions  à  l'ordre  du  jour.  Seuls  ils  étaient  en  situation  de  ré- 
clamer 1-a  sincérité  dans  l'exercice  du  suffrage  universel,  les  fi-an- 
chises  municipales,  la  liberté  entière  de  la  presse,  la  réduction  des 
contingens  militaires,  la  fin  des  emprunts,  le  rappel  des  expéditions 
aventureuses  qui  commençaient,  et  nombre  de  choses  qui  étaient 
dans  la  conscience  et  dans  les  vœux  du  pays.  Les  cinq  conduisaient 
les  débats,  parce  qu'ils  attaquaient  toujours.  Les  ministres  orateurs 
avaient  l'air  d'avocats  plaidant  pour  l'acquittement  d'un  accusé.  La 
majorité  développait  peu  les  ressources  de  savoir  et  de  talent  qu'il 
y  avait  en  elle,  enchaînée  qu'elle  était  par  la  fatalité  de  son  origine, 
la  candidature  ofiicielle.  Sur  les  bancs  de  la  chambre,  l'ancien  can- 
didat de  l'empereur  s'observait,  se  contenait,  parce  qu'il  ne  tardait 
pas  à  constater  que  son  adhésion  complète  à  la  volonté  de  l'empe- 
reur était  essentielle  au  système,  parce  qu'un  blâme  mitigé  dans 
la  bouche  de  M.  Segris  ou  de  M.  Larrabure  causait  autant  d'ébran- 
lement qu'une  sortie  véhémente  de  l'un  des  cinq.  La  seule  velléité  de 
résistance,  le  rejet  de  la  dotation  Palikao,  prit  les  proportions  d'un 
événement.  Malgré  tout,  le  réveil  de  la  vie  politique  valait  encore 
mieux  pour  le  gouvernement  impérial  que  l'étouffement  et  le  silence; 
l'effet  était  meilleur,  surtout  à  l'étranger.  L'aveu  en  fut  fait  par 
M.  de  Morny,  qui  clôturait  la  législature  de  1857  à  peu  près  dans 
les  mêmes  termes  qu'au  début.  «  Un  gouvernement  sans  contrôle  et 
sans  critique,  disait-il,  est  comme  un  navire  sans  lest.  L'absence  de 
contradiction  aveugle  et  égare  quelquefois  le  pouvoir,  et  ne  rassure 
pas  le  pays.  » 

Si  les  hommes  du  gouvernement,  dans  l'extase  de  leur  omnipo- 
tence, avaient  ouvert  les  yeux  sur  cette  vérité,  il  était  naturel  que 
le  pays  en  fut  profondément  imprégné.  La  fièvre  électorale  se  dé- 
clara en  1863  avec  un  degré  d'intensité  que  le  régime  en  vigueur  ne 
semblait  pas  comporter.  A  Paris  seulement,  cinq  ou  six  comités  de 
nuances  diverses  se  constituèrent.  Les  hommes  qui  avaient  figuré 
avec  éclat  sur  les  scènes  politiques  avant  et  après  i8/i8  sortaient  de 
leurs  retraites  pleins  d'ardeur  et  d'illusions.  Les  millions  d'élec- 
teurs disséminés  dans  les  ateliers  commençaient  à  donner  signe 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  A51 

de  vie,  ceux  des  campagnes  pas  encore.  Les  abstentionistes,  de 
moins  en  moins  nombreux  malgré  une  aigre  admonestation  de 
Proudhon,  étaient  tombés  dans  le  discrédit.  D'un  autre  côté,  le  gou- 
vernement l'ut  surpris  par  l'ampleur  du  mouvement  et  prit  l'alarme. 
M.  de  Persigny,  qui  dirigeait  encore  l'opération,  affîrma  plus  que 
jamais  le  principe  des  candidatures  officielles.  En  appel  extraordi- 
naire fut  fait  au  zèle  des  agens  du  pouvoir,  et  chacun  de  ceux-ci 
donna  cours  à  ses  inspirations  bonnes  ou  mauvaises. 

Pour  tous  ceux  qui  s'occupent  de  politique  en  Europe,  les  élec- 
tions de  1863  ont  été  un  spectacle  nouveau,  plein  d'intérêt  et  d'émo- 
tion; elles  ont  laissé  dans  les  esprits  des  souvenirs  qui  vivent  en- 
core :  on  peut  donc  glisser  sur  les  détails  et  rappeler  seulement  les 
résultats  généraux.  La  France  comptant  alors  trois  départemens  de 
plus,  le  nombre  des  électeurs  inscrits  fut  de  10,003,7/i8  pour 
283  députés  à  nommer.  Le  chiffre  des  votans  monta  à  7,303,735, 
ce  qui  réduisit  les  abstentions  à  28  pour  100  au  lieu  de  35  pour  100 
à  l'épreuve  précédente.  Les  candidats  recommandés  par  le  gouver- 
nement avaient  recueilli  5,308,25Zi  voix  :  c'est  une  proportion 
de  73  pour  100,  un  peu  moins  des  trois  quarts  des  suffrages 
exprimés.  Les  oppositions  de  nuances  diverses  avaient  obtenu 
l,95Zi,369  voix,  c'est-à-dire  un  peu  plus  du  quart  des  votes. 

Il  y  eut  à  faire  dix  ballottages.  Après  la  seconde  épreuve,  le  ré- 
sultat définitif  ne  laissa  pas  les  vainqueurs  moins  étonnés  que  les 
vaincus.  L'analyse  des  chiffres  était  en  effet  très  significative.  Dans 
le  département  de  la  Seine,  où  beaucoup  d'électeurs  avaient  né- 
gligé de  se  mettre  en  règle,  le  nombre  des  inscrits  était  tombé  à 
326,169,  de  sorte  que  ce  département  n'avait  plus  droit  qu'à  neuf 
députés  au  lieu  de  10.  Il  y  eut  237,738  votes  exprimés.  Sur  ce 
nombre,  lbli,[i!iS  sont  donnés  à  l'opposition,  et  le  gouvernement, 
avec  tous  les  ressorts  qu'il  met  en  jeu,  avec  tout  le  personnel  dont 
il  dispose,  n'en  obtient  plus  que  88,315.  Les  neuf  sièges  attribués 
à  la  députation  de  Paris  sont  conquis  de  haute  lutte  et  assurés  pour 
longtemps  à  la  démocratie  libérale.  Dans  les  autres  départemens, 
qui  ont  27/i  députés  à  élire,  25  sont  nommés  en  dépit  de  l'action 
gouvernementale. 

A  ne  mettre  en  balance  que  les  chiffres,  le  progrès  de  l'opposi- 
tion semblait  bien  faible.  Il  devenait  significatif  à  considérer  les 
principes,  le  caractère,  le  prestige  personnel  des  élus,  le  classe- 
ment des  votes  et  les  tendances  de  l'esprit  public.  Même  dans  les 
circonscriptions  où  l'opposition  avait  été  vaincue,  33  de  ses  candi- 
dats avaient  eu  plus  de  10,000  voix,  —  6Q  avaient  eu  de  6,000  à 
10,000  voix,  —  75  avaient  obtenu  entre  3,000  et  6,000.  Le  symp- 
tôme qui  donnait  le  plus  à  réfléchir  était  le  vote  des  villes  comparé 
à  celui  des  campagnes.  Sans  compter  les  manifestations  de  Paris  et 


452 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


de  Lyon,  qu'on  pourrait  expliquer  par  des  circonstances  excep- 
tionnelles, l'opposition  avait  obtenu  de  fortes  majorités  dans  une 
soixantaine  de  villes  des  plus  importantes.  Le  gouvernement  n'avait 
eu  pour  lui  qu'une  quarantaine  de  villes,  souvent  mèm.e  sans  une 
prépondérance  bien  marquée.  Le  système  en  vigueur  semblait  con- 
damné dans  la  plupart  des  centres  qui  sont  des  foyers  de  lumière. 

Parmi  les  opposans,  on  n'eût  trouvé  que  dix-neuf  adversaires 
déclarés  du  gouvernement  personnel ,  avec  des  tendances  plus  ou 
moins  accusées  depuis  la  foi  républicaine  jusqu'aux  théories  des 
anciens  parlementaires;  mais  la  diversité  de  leurs  points  de  départ, 
les  nuances  connues  de  leurs  opinions,  allaient  disparaître  dans 
l'unanimité  de  leurs  réclamations  et  de  leurs  efforts.  En  définitive, 
le  groupe  des  cinq  était  reconstitué,  la  carrière  était  rouverte 
pour  des  notabilités  dont  le  long  silence  avait  affligé  le  public,  des 
hommes  d'un  talent  supérieur  et  incontesté,  des  lutteurs  politiques 
expérimentés  et  de  première  force,  MM.  Thiers,  Lanjuinais,  Ber- 
ryer,  Marie,  Jules  Simon,  Pelletan,  Glais-Bizoin,  Garnier- Pages. 
Entre  ceux-ci  et  la  majorité,  des  observateurs  attentifs  auraient 
déjà  vu  poindre  ce  groupe  qu'on  a  plus  tard  appelé  le  tiers-parti, 
et  qui  devait  grossir  peu  à  peu  en  attirant  à  lui  ces  amis  de  l'em- 
pire qui,  se  rappelant  le  mot  de  M.  de  Morny,  craignent  de  s'être 
embarqués  dans  «  un  navire  sans  lest.  » 

Une  majorité  imposante  par  le  nombre  et  fortem.ent  disciplinée 
restait  debout  et  prête  à  fonctionner  comme  par  le  passé.  Malgré 
cela,  il  n'y  avait  point  à  se  tromper  sur  le  sens  des  élections  de  1863. 
La  France  venait  de  montrer  qu'elle  était  acquise  au  programme 
développé  dans  toutes  les  circulaires  libérales  et  qui  se  résumait  en 
ces  trois  mots  :  liberté,  contrôle,  économie.  Les  tendances  n'accu- 
saient rien  d'irréconciliable  avec  les  institutions  impériales;  toute- 
fois elles  condamnaient  évidemment  les  candidatures  officielles,  qui 
font  du  pouvoir  exécutif  une  véritable  autocratie.  Le  suffrage  uni- 
versel enfin  demandait  le  couronnement  de  l'édifice.  Gomment  ce 
premier  avertissement  donné  à  l'empire  serait-il  pris  en  haut  lieu? 

Il  est  curieux  de  ressaisir  les  impressions  à  ce  sujet  dans  les  écrits 
et  les  souvenirs  d'il  y  a  six  ans  :  on  y  voit  l'opinion  publique  passer 
par  toutes  les  phases  qu'elle  a  de  nouveau  parcourues  depuis  les 
derniers  scrutins.  On  parle  d'abord,  à  tort  ou  à  raison,  de  la  sur- 
prise et  des  ressentimens  qui  agitent  les  régions  olympiennes  du 
pouvoir.  Le  bruit  d'une  espèce  de  coup  d'état  contre  les  élections 
de  Paris  court  à  la  bourse;  puis  la  probabilité  d'une  guerre  pro- 
chaine est  discutée  dans  le  public.  Bien  des  gens  sont  persuadés 
qu'on  essaiera  de  distraire  la  nation  de  ses  propres  intérêts  en  l'oc- 
cupant des  affaires  d' autrui,  en  remaniant  la  carte  de  l'Europe  au 
profit  de  la  Pologne.  Les  journaux  remarquent  que  les  conseils 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  453 

de  ministres  sont  fréquens  et  prolongés.  On  raconte  que  d'aigres 
dissentimens  ont  éclaté  parmi  les  conseillers  de  la  couronne,  les 
uns  attribuant  le  mal  h  la  quasi-liberté  concédée  par  le  décret  du 
2/i  novembre  et  regrettant  les  anciennes  rigueurs,  les  autres  insis- 
tant sur  l'impossibilité  de  remonter  le  courant,  et  demandant  au 
contraire  l'adoption  d'un  système  plus  libéral  encore;  enfin  le  pu- 
blic cesse  de  croire  aux  mesures  extrêmes,  et  l'apaisement  se  fait 
peu  à  peu.  Le  monde  officiel  parvient  à  se  démontrer  à  lui-même 
qu'une  trentaine  de  voix  discordantes  ne  sont  rien  dans  une  as- 
semblée de  27*2  membres,  que  l'opposition,  n'ayant  plus  la  même 
homogénéité,  ne  gagnera  pas  une  force  proportionnée  au  nombre 
de  ses  membres,  que  quelques  concessions  habilement  ménagées 
peuvent  désarmer  l'opinion  sans  affaiblir  les  ressorts  essentiels  du 
système. 

L'empereur  fit  connaître  sa  pensée  le  22  juin,  et,  suivant  son  ha- 
bitude, il  dérouta  toutes  les  conjectures.  Les  changemens  portèrent 
à  la  fois  sur  les  hommes  et  sur  les  choses.  L'institution  des  ministres 
sans  portefeuille  fut  transformée,  sinon  supprimée  complètement. 
Les  orateurs  officiels  étrangers  aux  affaires  qu'ils  devaient  expli- 
quer ou  défendre  n'étaient  à  l'égard  des  ministres  actifs  que  ce  que 
sont  les  avocats  plaidant  sur  les  notes  des  avoués.  A  ce  mécanisme 
fut  substituée  l'action  directe  du  ministre  d'état  et  du  président  du 
conseil  d'état.  Le  premier  centralisant  les  travaux  de  tous  les  mi- 
nistères, le  second  résumant  les  projets  et  les  actes  administratifs 
que  le  conseil  d'état  a  mission  d'élaborer,  ils  devaient  avoir  la 
connaissance  personnelle  et  directe  des  afiaires  à  traiter  devant  la 
chambre.  C'était  le  moyen,  disait  la  note  du  Moniteur,  d'organiser 
plus  solidement  la  représentation  de  la  pensée  gouvernementale 
sans  altérer  l'esprit  de  la  constitution.  M.  Billault,  nommé  ministre 
d'état,  et  M.  Rouher,  appelé  à  la  présidence  du  conseil  d'état,  de- 
vinrent les  deux  seuls  personnages  parlans  du  ministère;  à  ce  titre, 
ils  acquirent  une  importance  exceptionnelle  dans  le  gouvernemient. 
M.  de  Persigny,  en  qui  la  résistance  était  personnifiée,  fut  éloigné 
du  cabinet.  On  promit  d'élargir  les  bases  de  l'enseignement  pri- 
maire, de  multiplier  les  cours  d'adultes.  On  releva  dans  les  collèges 
le  niveau  des  études  pliilosophiques,  on  créa  l'enseignement  pro- 
fessionnel. Dans  l'ordre  économique,  on  abolit  plusieurs  monopoles, 
notamment  ceux  de  la  boulangerie  et  de  la  boucherie;  comme 
aliment  aux  imaginations,  on  annonça  les  féeries  de  la  grande 
exposition  industrielle. 

Ces  réformes  étaient  bonnes  par  l'intention,  et  plusieurs  ont 
donné  des  fruits;  mais  était-ce  là  ce  que  demandait  le  suffrage  uni- 
versel? Non.  L'éducation  libérale  du  pays  était  trop  avancée  déjà 
pour  qu'il  se  laissât  captiver  par  des  améliorations  de  détail.  Il  ob- 


454  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

servait  autour  de  lui  les  peuples  qui  prospèrent  par  la  liberté,  et  il 
voulait  à  leur  exemple  ressaisir  le  maniement  de  ses  propres  af- 
faires. 11  faut  le  dire,  la  politique  qui  se  déroulait  sous  ses  yeux  pen- 
dant les  six  ans  de  la  législature  mettait  en  relief  les  inconvéniens 
et  les  périls  d'une  tutelle  trop  prolongée.  A  l'extérieur,  le  pres- 
tige s'était  évanoui,  et  l'on  était  entré  dans  une  veine  fatale.  On 
voyait  la  désastreuse  expédition  du  Mexique  condamnée  par  tout  le 
monde,  même  par  les  amis  du  gouvernement,  et  néanmoins  poussée 
à  bout  sous  une  pression  irrésistible.  Les  bénéfices  de  la  guerre 
d'Italie  étaient  compromis  par  l'occupation  prolongée  de  Rome.  Le 
prétendu  remaniement  de  l'Europe,  annoncé  magistralement,  allait 
aboutir  à  l'agglomération  de  toutes  les  forces  allemandes  au  profit 
de  l'absolutisme  prussien.  A  l'intérieur,  la  fantaisie  du  royaume 
arabe  avait  paralysé  l'Algérie.  Les  travaux  de  Paris  bouleversaient 
l'économie  de  la  vie  parisienne.  La  série  incessante  des  emprunts 
avoués  ou  des  expédiens  qui  ne  sont  que  des  emprunts  déguisés 
répandait  l'appréhension  d'une  crise  financière  jusque  dans  les 
classes  où  l'on  ne  juge  des  choses  que  par  instinct. 

Sur  tout  cela  pesait  un  malaise  mal  défini,  mais  fortement  senti, 
une  sorte  de  brouillard  moral  tenant  à  l'essence  même  du  régime. 
Dans  un  milieu  en  effet  où  places,  travaux,  récompense  et  répres- 
sion, tolérance  et  empêchement,  où  le  faire  et  le  non-faire,  pour 
tout  dire  en  deux  mots,  aboutissent  au  gouvernement,  il  s'opère 
dans  la  population,  quand  ce  gouvernement  est  lui-même  dominé 
par  le  besoin  de  se  créer  une  clientèle,  un  triage  des  intelligences 
et  des  caractères.  Les  uns,  à  qui  il  ne  répugne  pas  de  solliciter  le 
pouvoir,  s'arrangent  pour  lui  complaire  en  toutes  choses,  afin  de 
toujours  obtenir;  les  autres  se  réfugient  dans  les  professions  où  l'on 
trouve  à  vivre  sans  rien  demander.  Alors  les  indépendans  marchent 
isolés  dans  des  carrières  étroites;  l'occasion  de  s'y  développer  leur 
est  rarement  offerte.  Les  complaisans  ne  tirent  qu'un  médiocre  parti 
de  leurs  aptitudes,  parce  qu'il  leur  manque  le  libre  essor  de  l'esprit 
et  la  sincérité.  Il  y  a  des  deux  côtés  une  sorte  de  paralysie  intellec- 
tuelle. Le  noble  épanouissement  des  facultés,  naturel  dans  les  pays 
libres,  est  chez  nous  comprimé  ;  de  là  viennent  la  discordance  des 
idées,  l'atonie  des  caractères  et  cette  pénurie  d'hommes  qui  sera 
le  plus  grand  obstacle  aux  réformes  urgentes. 

Cet  état  de  choses  devenait  de  plus  en  plus  apparent  pendant  la 
dernière  législature;  il  a  préoccupé  le  gouvernement,  les  assem- 
blées et  le  pays.  Par  le  sénatus-consulte  du  lli  juillet  1866,  et  aux 
termes  de  la  fameuse  lettre  du  19  janvier,  on  daigne  rendre  plus 
facile  au  corps  législatif  l'exercice  du  droit  d'amendement.  La  dis- 
cussion d'une  adresse  qui  ouvrait  un  cadre  illimité  à  la  controverse 
est  remplacée  par  le  droit  d'interpellation,  à  la  condition  que  la  de- 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  Zl55 

mande  sera  munie  de  cinq  signatures  et  autorisée  par  quatre  bu- 
reaux au  moins  sur  neuf,  ce  qui  fait  dépendre  la  faculté  d'interpeller 
du  bon  plaisir  de  la  majorité.  La  liberté  qu'on  rend  à  la  presse  en 
supprimant  l'autorisation  préalable  de  fonder  des  journaux  est  faus- 
sée par  l'obligation  du  timbre,  qui  subordonne  la  publicité  à  des  in- 
fluences financières.  Le  droit  de  réunion  est  entouré  de  tant  d'en- 
traves et  de  menaces  que  les  gens  pacifiques  s'en  effraient,  et  qu'au 
lieu  de  servir  à  l'échange  paisible  des  idées  il  devient  le  privilège 
des  audacieux.  Etudiez  dans  le  détail  toutes  ces  innovations,  et  vous 
Y  remarquerez  deux  traits  caractéristiques  :  d'abord  la  volonté  net- 
tement accusée  de  n'octroyer  jamais  qu'à  l'état  de  concession  et  de 
tolérance  les  facultés  politiques  dont  les  peuples  voisins  jouissent  à 
l'état  de  droit  naturel,  en  second  lieu  l'impatience  d'améliorer  sans 
affaiblir  ce  qu'on  appelle  en  style  de  cour  les  prérogatives  de  la 
couronne. 

Dans  le  corps  législatif,  un  symptôme  à  noter  était  le  fractionne- 
ment de  la  majorité  et  l'essai  d'y  constituer  un  parti  dynastique  et 
libéral.  L'amendement  du  tiers-parti  réunit  au  vote  66  adhérons; 
c'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  devenir  le  parti  directeur,  si  l'a- 
mendement avait  été  autre  chose  qu'une  aspiration  nuageuse.  Les 
promoteurs  du  tiers-parti  n'avaient  sans  doute  pas  mesuré  leur  ré- 
solution aux  difficultés  de  l'entreprise.  Un  fait  bien  autrement  con- 
sidérable, quoiqu'il  n'ait  été  qu'un  incident  fugitif,  est  la  sortie  de 
M.  de  Maupas  au  sénat.  Ici,  c'est  un  des  agens  actifs  du  coup  d'é- 
tat, un  des  fondateurs  de  l'empire  qui,  mettant  le  doigt  sur  le  côté 
faible  du  mécanisme,  déclare  qu'il  est  temps  de  couvrir  le  souve- 
rain par  la  responsabilité  ministérielle,  ce  qui  impliquerait  le  choix 
des  ministres  suivant  les  indications  de  la  chambre  et  une  sorte  d'ab- 
dication du  gouvernement  personnel. 

Pendant  ce  temps,  le  suffrage  universel  observait  et  prenait  des 
forces.  Yeut-on  mesurer  le  chemin  que  faisait  l'opinion,  qu'on  ana- 
lyse les  élections  partielles  qui  ont  eu  lieu  dans  le  courant  de  la  lé- 
gislature, c'est-à-dire  du  mois  de  décembre  1863  jusqu'à  la  mémo- 
rable élection  de  M.  Grévy  en  août  1868.  L'oracle  a  été  consulté 
cinquante-six  fois.  Aux  élections  générales  de  1863,  les  candidats 
officiels  avaient  recueilli  dans  ces  56  collèges  1,032,367  suffrages  : 
l'opposition  n'avait  eu  que  307,295  adhérons.  Dans  les  épreuves 
qui  eurent  lieu  accidentellement  par  suite  de  reélections,  de  décès 
ou  de  démissions,  les  mêmes  56  collèges  ne  donnèrent  plus  que 
8Zi2, 759  voix  au  gouvernement.  L'opposition  en  réunit  529,290.  Le 
système  impérial  perdait  189,000  voix,  soit  18  pour  100;  le  parti 
de  la  résistance  avait  gagné  222,000  voix,  soit  58  pour  100.  Les  ré- 
élections partielles  avaient  fortifié  incessamment  l'opposition  en  in- 


456  KEVCL  DES  DEUX  MONDES. 

troduisant  à  la  chambre  MM.  Pelletan,  Magnin,  Buiïet,  Garnot,  Gar- 
nier-Pagès,  Bethmont,  Girot-Pouzol,  Tillancourt  et  Grévy.  Ceux  qui 
observaient  silencieusement  la  marche  du  suffrage  universel  s'at- 
tendaient bien  à  ce  qu'il  mît  en  1869  des  forces  nouvelles  au  ser- 
vice de  la  cause  libérale  :  les  résultats  ont  dépassé  les  prévisions. 


IV. 

On  n'aurait  pas  une  idée  exacte  des  élections  de  1869,  si  on  se 
contentait  de  grouper  les  chiffres  de  scrutin  et  de  compter  les  élus. 
Pour  mesurer  la  portée  politique  du  coup  d'état  que  vient  de  frap- 
per à  son  tour  le  suffrage  universel,  il  faut  connaître  les  obstacles 
qu'il  rencontre  et  qu'il  doit  vaincre.  Les  moyens  d'influence  dont 
le  régime   impérial  dispose  sont  nombreux  et  variés;  il  y  en  a 
qu'on  dissimule  et  d'autres  qu'on  exerce  comme  un  fait  normal.  Le 
plus  efficace  parmi  ces  derniers  est  le  droit  que  le  pouvoir  s'attribue 
de  tracer  à  sa  fantaisie  les  circonscriptions  électorales.   Presque 
toutes  les  législations  connues  ont  proportionné  le  nombre  des  dé- 
putés à  élire  au  chiffre  des  habitans  qu'il  s'agit  de  représenter; 
chez  nous  actueilement,  c'est  le  chiffre  des  électeurs  inscrits  qui 
donne  le  nombre  de  représenians  à  nommer.  Or,  le  fait  de  l'inscrip- 
tion dépendant  des  préfectures,  le  gouvernement  peut  faire  pen- 
cher la  balance  de  son  côté  en  inscrivant  d'office  les  citoyens  dont 
il  augure  bien,  et  en  attendant  que  les  autres  réclament  leur  in- 
scription. Ce  premier  point  a  son  importance.  Les  listes  d'après  les- 
quelles les  eu-conscriptions  sont  réglées  doivent  être  établies  tous 
les  cinq  ans  et  à  des  époques  qui  ne  coïncident  pas  avec  les  élec- 
tions. Ainsi  les  listes  qui  ont  servi  de  base  aux  opérations  de  1869 
ont  été  arrêtées  le  28  décembre  1867.  G'est  seulement  à  l'approche 
des  scrutins  que  les  citoyens  se  dérangent  pour  vérifier  si  leurs 
noms  figurent  sur  les  listes.  Quand  on  se  décide  à  faire  ces  inscrip- 
tions tardives,  les  circonscriptions  sont  déjà  dessinées,  le  nombre 
des  représentans  à  élire  est  fixé.  Ainsi  la  liste  arrêtée  par  dé- 
cret du  28  décembre  i867  ne  donnait  au  département  de  la  Seine 
que  309,703  électeurs  inscrits:  ce  total  incomplet  ne  comprenant 
que  neuf  fois  35,000,  l'administration  s'est  empressée  de  limiter  à 
9  le  nombre  des  députes  de  Paris.  Dix-huit  mois  plus  tard,  les  ci- 
toyens non  inscrits  d'office  ayant  réclamé  leur  droit,  les  inscriptions 
montèrent  à  393,32^.  A  ce  compte,  Paris  devrait  avoir  11  députés 
au  lieu  de  9,  et  deux  élus  de  plus  auraient  assurément  grossi  le 
groupe  de  la  gauche.  Si  la  représentation  avait  pour  base  non  pas 
les  inscriptions  admises  par  les  maires,  mais  le  nombre  des  habi- 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  457 

tans,  le  département  de  la  Seine  n'aurait  pas  moins  de  15  députés. 
En  général,  on  s'arrange  pour  que  les  départemens  ruraux  aient  à 
nommer,  relativement  à  leur  population,  plus  de  députés  que  les 
départemens  où  les  villes  dominent  (1). 

La  réunion  de  35,000  électeurs  inscrits  étant  nécessaire  pour 
donner  lieu  à  une  nomination,  il  semblerait  naturel  que  les  citoyens 
se  groupassent  d'eux-mêmes  pour  ainsi  dire,  suivant  les  habitudes 
de  voisinage  et  les  affinités  d'intérêts.  On  comprendrait  par  exemple 
que  les  habitans  des  villes  vouées  à  l'industrie  eussent,  autant  que 
possible,  leurs  mandataires  spéciaux,  comme  les  populations  rurales 
et  agricoles.  La  seule  préoccupation  de  l'autorité  au  contraire  est 
de  favoriser  les  candidatures  agréables  en  contrecariant  les  autres. 
A  cet  effet,  on  s'applique  à  tracer  les  circonscriptions  de  manière  à 
créer  des  antagonismes  d'intérêts  entre  les  électeurs,  et  à  rompre 
les  relations  qui  unissaient  depuis  longtemps  certains  électeurs  à 
certains  députés.  Les  seuls  remaniemens  devraient  être  ceux  qu'un 
accroissement  de  la  population  électorale  a  rendus  nécessaires.  Il 
n'y  avait  dans  ce  cas,  à  la  fin  de  1867,  que  9  départemens,  com- 
prenant 25  circonscriptions;  il  s'agissait  donc  de  porter  le  nombre 
de  ces  circonscriptions  à  3/i  pour  faire  place  à  9  députés  de  plus; 
cela  pouvait  être  exécuté  sans  déranger  beaucoup  la  carte  électorale. 
Eh  bien!  on  a  bouleversé,  outre  ces  9  départemens,  25  autres  en- 
core qui  comprenaient  72  circonscriptions,  et  dans  lesquels  aucun 
déplacement  n'était  nécessaire ,  puisque  le  nombre  des  députés  à 
élire  ne  devait  pas  y  être  changé.  Le  seul  mobile  de  l'administra- 
tion a  été  non  pas  seulement  d'écarter  des  adversaires  connus, 
mais  de  détruire  les  noyaux  d'opposition  qui  commençaient  à  se 
former. 

A  Paris,  où  le  nombre  des  députés  devait  rester  le  même  malgré 
les  accroissemens  de  population,  le  découpage  fantastique  des  cir- 
conscriptions avait  surtout  pour  but  d'écarter  M.  Thiers.  Cet  honnne 
d'état,  plus  redoutable  encore  à  ses  adversaires  par  sa  rare  sagacité 
politique  que  par  son  grand  talent  oratoire,  avait  été  envoyé  au 

(1)  On  sait  que  la  loi  électorale  française  élimine  du  suffrage  universel  les  individus 
qui,  quoique  âgés  de  v-ingt  et  un  ans,  ne  remplissent  pas  les  conditions  de  domicile, 
ou  sont  frappés  d'incapacités  légales.  Dans  les  départemens  où  dominent  les  populations 
rurales  et  sédentaires,  notamment  dans  le  Tarn,  le  Tarn-et-Garonne  et  quelques  autres, 
sur  1,000  habitans  il  y  a  338  majeurs  de  vingt  et  un  ans;  l'administration  en  in- 
scrit 322,  et  il  n'y  a  que  IG  éliminations.  Dans  le  département  de  la  Seine  au  contraire, 
sur  1,000  individus,  il  y  a  3C4  majeurs  de  vingt  et  un  ans.  Les  inscrits  sont  au  nombre 
de  167,  et  les  éliminés  au  nombre  de  197.  La  population  de  la  Seine  est  à  la  vérité  très 
mobile,  et  elle  cache  beaucoup  de  gens  frappés  par  la  loi;  mais  l'administration  n'a- 
buse-t-elle  pas  un  peu  trop  de  ces  prétextes?  —  Pour  la  France  entière,  les  hommes 
en  âge  d'exercer  leurs  droits  civiques  sont  dans  la  proportion  de  310  sur  1,000  de  tout 
âge.  Les  inscriptions,  moatent  à  2G8,  la  moyenne  ctes  éliminations  est  de  'M. 


ii58  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

corps  législatif  par  cette  partie  de  la  bourgeoisie  parisienne  chez 
qui  les  instincts  conservateurs  se  concilient  avec  le  sentiment  li- 
béral. On  lui  a  enlevé  le  quartier  de  la  Chaussée -d'Antin  et  le 
quartier  Saint-George,  où  il  réside.  On  lui  a  donné  d'un  côté  la 
banlieue  d'Auteuil,  les  Batignolles,  les  Ternes,  de  l'autre  côté  le 
quartier  central  de  Saint-Germain-l'Auxerrois,  où  il  a  trouvé  pour 
électeurs  les  employés  du  château,  les  gendarmes  de  la  garde  et  la 
brigade  de  réserve  de  la  préfecture  de  police.  Sa  circonscription, 
d'une  étendue  considérable,  comprenait  41,000  électeurs  au  lieu  de 
32,000  qu'il  avait  précédemment.  M.  Ernest  Picard,  chez  qui  la  verve 
parisienne  pétille,  était  l'idole  des  quartiers  du  centre;  ce  sont  ceux 
qu'on  lui  a  enlevés  pour  lui  donner  la  Ghaussée-d'Antin,  Saint- 
George  et  le  faubourg  Montmartre.  Le  premier  collège,  où  le  pa- 
triotisme calme  et  ferme  de  M.  Carnot  avait  réussi  en  1863,  est 
bourré  d'élémens  inflammables,  ce  qui  assure  un  triomphe  à 
M.  Gambetta.  A  M.  Jules  Simon,  à  qui  la  reconnaissance  des  classes 
souffrantes  est  acquise,  on  retranche  les  quartiers  où  la  misère  fait 
le  plus  de  ravages.  On  sépare  M.  Pelletan  des  ouvriers  du  faubourg 
Saint-Antoine,  et  il  n'a  plus  de  contact  qu'avec  les  populations  ru- 
rales de  la  banlieue.  L'intention  de  ces  changemens  ne  peut  échap- 
per à  personne. 

Le  même  système  est  appliqué  dans  les  provinces,  et  souvent  à 
outrance.  Toutes  les  circonscriptions  déjà  conquises  par  des  oppo- 
sans,  toutes  celles  où  la  résistance  est  à  craindre,  sont  remaniées. 
Dans  le  Rhône,  trois  nominations  étaient  considérées  comme  cer- 
taines, celles  de  M.  Hénon,  de  M.  Jules  Favre  et  de  M.  Frédéric 
Morin,  qui  venait  d'être  nommé  conseiller-général.  On  amalgame 
les  populations  de  telle  sorte  que  ces  trois  candidats  ne  retrouvent 
plus  leur  clientèle.  L'habileté  consiste  à  ce  que  le  député  à  l'index 
ne  puisse  pas  se  représenter  devant  les  mêmes  électeurs.  Cela  est 
peut-être  contraire  à  l'esprit  de  la  loi,  peu  importe.  Ce  procédé  est 
appliqué  à  Bordeaux,  dont  les  tendances  libérales  sont  connues,  à 
Marseille,  qui  avait  nommé  MM.  Berryer  et  Marie,  dans  le  Pas-de- 
Calais,  qui  avait  eu  le  tort  d'envoyer  au  corps  législatif  trois  dépu- 
tés indépendans  sur  six.  A  Nantes,  où  la  majorité  de  M.  Lanjuinais 
avait  été  d'environ  600  voix,  on  a  annexé,  pour  faire  contre-poids, 
un  canton  rural  qui  comprend  7,000  électeurs,  et  le  nombre  des 
inscrits  passe  soudainement  de  38,717  à  /i5,330.  Même  tactique  à 
l'égard  de  M.  Glais-Bizoin.  En  1863,  sa  circonscription  comprenait 
31,/i93  inscrits,  et  il  avait  pu  être  élu  par  12,827  voix.  On  lui  en- 
lève le  canton  où  il  a  des  relations  anciennes  et  on  ajoute  trois  can- 
tons nouveaux  où  ses  amis  sont  moins  nombreux.  Le  nombre  des 
inscrits  est  ainsi  porté  à  /i/i,881;  M.  Glais-Bizoin  obtient  à  peu  près 
le  même  nombre  de  suffrages  que  précédemment,  et  malgré  cela  il 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  Zi59 

est  écarté  de  la  carrière  où  sa  spirituelle  franchise  était  redoutée,  où 
son  zèle  infatigable  rendait  tant  de  services.  Une  autorité  en  ma- 
tière de  finances,  M.  Casimir  Perier,  avait  obtenu  1(5,000  voix  aux 
précédentes  élections;  on  ruine  ses  espérances  en  détachant  de  son 
cercle  sept  cantons,  y  compris  celui  de  Vizille,  qui  est  le  berceau  de 
sa  famille.  A  une  réélection  qui  avait  eu  lieu  en  1866  dans  l'Orne, 
il  n'avait  manqué  à  M.  d'AudilTret-Pasquier  qu'un  millier  de  suf- 
frages, les  chances  paraissaient  être  pour  lui.  Bien  que  le  nombre 
des  inscriptions  en  1867  ne  justifiât  pas  l'augmentation  du  nombre 
des  députés  (il  n'y  avait  que  122,095  inscriptions,  et  il  en  eût  fallu 
à  la  rigueur  122,500),  on  se  hâte  de  tracer  dans  l'Orne  une  circon- 
scription de  plus  :  quatre  cantons  bien  disposés  pour  M.  d'Audiffret- 
Pasquier  sont  détachés,  et  son  concurrent,  M.  de  Mackau,  triomphe. 

Ai-je  trop  multiplié  ces  exemples?  Je  ne  le  crois  pas.  Rien  ne 
montre  mieux  le  sans-gêne  avec  lequel  on  interroge  chez  nous  le 
peuple  souverain.  Un  procédé  souvent  usité,  celui  qui  consiste  à 
noyer  le  vote  des  villes  dans  les  bulletins  de  la  campagne,  est  de- 
venu une  cause  de  désordres.  Des  chefs-lieux  de  première  ou  de  se- 
conde classe,  qui  ont  à  tous  égards  le  droit  de  se  faire  représenter 
par  des  mandataires  de  leur  choix,  avaient  le  malheur  d'être  mal 
notés  :  on  les  a  divisés  en  deux  ou  trois  sections,  et  chacun  de  ces 
groupes  a  été  englobé  comme  appoint  dans  une  circonscription 
rurale.  Dans  plusieurs  de  ces  villes,  il  est  arrivé  que  la  foule,  à 
l'heure  où  les  suffrages  sont  comptés,  recueillait  avidement  toutes 
les  indications,  additionnait  les  résultats  partiels  et  donnait  cours 
à  sa  joie  aussitôt  que  la  majorité  lui  semblait  acquise  au  candidat 
préféré.  Au  dernier  moment,  on  annonçait  qu'un  message  venu 
d'une  campagne  lointaine  avait  changé  le  résultat  prévu.  On  se 
croyait  dupe  d'une  mystification;  l'étincelle  de  la  colère  courait 
dans  les  groupes,  et  la  manifestation,  commencée  joyeusement,  pre- 
nait un  caractère  d'émeute.  A  qui  la  faute? 

Le  vice  principal  du  système  des  candidatures  officielles,  c'est 
d'autoriser  le  gouvernement  à  peser  sur  ses  agens,  à  jeter  le 
trouble  dans  leurs  consciences.  Pour  celui  qui  vit  du  budget,  à 
quelque  degré  de  la  hiérarchie  qu'il  soit  placé,  l'élection  est  une 
épreuve  morale  des  plus  dures.  L'attitude  de  ses  supérieurs,  les 
circulaires  de  son  administration,  l'avertissent  que  son  avenir  est 
en  jeu.  Beaucoup  d'employés  n'ont  à  lutter  que  contre  eux- 
mêmes,  et  ne  sont  responsables  que  de  leur  propre  vote,  quand 
ils  ne  peuvent  pas  le  dissimuler;  mais  il  y  a  des  catégories  d' agens 
auxquels  un  rôle  actif  et  public  est  réservé  dans  la  bataille  élec- 
torale. Pour  ceux-là,  le  succès  de  la  candidature  officielle  sera 
la  mesure   de  l'habileté  et  la  condition  de  l'avancement,  c'est 


llQO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chose  convenue;  ils  savent  aussi  qu'ils  seront  mai  vus,  si  le  can- 
didat indépendant  réussit,  et  qu'il  en  résultera  un  temps  d'ar- 
rêt dans  leur  propre  carrière.  Qu'on  imagine  l'effet  d'une  pareille 
conviction  circulant  dans  tout  le  pays  à  travers  des  légions  d'em- 
ployés, souvent  besoigneux,  ayant  la  légitime  ambition  d'avancer, 
et  quelle  fermentation  malsaine  il  doit  se  produire  dans  certains 
esprits  qui  ne  sont  pas  arrêtés  par  les  scrupules  !  Ainsi  sont  provo- 
qués tant  de  faits  déplorables  qui  ne  servent  pas  beaucoup  le  pou- 
voir quand  ils  restent  inconnus,  et  qui  lui  deviennent  très  nuisibles 
quand  ils  arrivent  au  grand  jour. 

La  centralisation  française  met  au  service  du  gouvernement  un 
prodigieux  agencement  de  ressorts  au  moyen  desquels  on  peut  gra- 
duer la  pression  depuis  l'impulsion  douce  jusqu'à  l'écrasement.  En 
temps  d'élection,  ce  mécanisme  est  sans  pareil  dans  le  monde.  Il  y  a 
d'abord  89  préfets,  présens  partout  au  moyen  de  300  sous-préfets 
qu'ils  ont  pour  coadjuteurs.  Ils  ont  le  tour  de  main  pour  transfor- 
mer en  agens  électoraux  tous  ceux  qui  détiennent,  à  quelque  titre 
que  ce  soit,  une  parcelle  de  la  force  publique,  et  ce  n'est  pas  peu 
dire.  Chaque  espèce  de  fonctionnaire  a  une  nuance  particulière 
d'autorité  et  des  moyens  spéciaux  de  crédit;  c'est  d'abord  le  juge  de 
paix  de  canton,  et  il  y  a  2,9Zil  juges  de  paix;  pour  pénétrer  dans 
les  familles,  il  y  a  ensuite  32,000  curés  ou  desservans;  46,000  in- 
stituteurs primaires,  les  uns  laïques,  les  autres  congréganistes,  se 
surveillant  d'un  œil  jaloux,  luttent  de  zèle  pour  complaire  à  l'auto- 
rité. Pendant  que  ces  influences  font  leur  œuvre  discrètement,  l'ac- 
tion municipale  s'exerce  au  grand  jour.  Il  y  a  bien  peu  de  com- 
munes qui  ne  soient  énergiquement  travaillées  par  le  maire,  par 
un  ou  deux  adjoints,  par  le  garde  champêtre.  A  travers  tout  cela 
circulent,  avec  la  même  consigne,  avec  la  même  ardeur  de  se  faire 
remarquer,  une  multitude  d'agens  spéciaux,  gendarmes,  douaniers, 
percepteurs  d'impôts,  facteurs  de  la  poste,  voyers  et  cantonniers, 
orphéonistes,  directeurs  des  sociétés  de  secours  mutuels,  distribu- 
teurs de  bienfaisance,  pensionnés  et  médaillés  militaires,  tous  rat- 
tachés par  quelques  fils  au  réseau  du  budget.  Est-ce  tout?  Non. 
Après  les  fonctionnaires  viennent  les  quasi-fonctionnaires,  c'est-à- 
dire  ceux  qui  ont  incessamment  besoin  du  bon  vouloir  de  l'autorité, 
particulièrement  500,000  aubergistes,  cafetiers,  cabaretiers  ou 
débitans  de  tabac. 

La  force  motrice  qui  met  en  jeu  tout  ce  mécanisme,  c'est  la 
préfecture.  Dès  que  la  machine  départementale  a  été  chauffée  sur 
un  ordre  venu  de  Paris,  les  ressorts  entrent  en  jeu,  les  rouages 
s'engrènent,  et  toutes  les  pièces  du  système  se  mettent  à  pivoter 
comme  les  bobines  d'une  manufacture.  Les  circulaires  officielles  dé- 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  Zl6l 

signent  et  recommandent  le  candidat  officiel  ;  il  est  promené  et 
exhibé  dans  les  tournées  de  révision,  les  comices  agricoles,  les 
fêtes  locales.  Chacun  accomplit  dans  sa  sphère  son  œuvre  de  pro- 
pagande :  ici  les  dons  et  promesses  font  merveille,  plus  loin  c'est 
l'intimidation  qui  agit.  L'élu  du  pouvoir  trouve  une  multitude 
d'auxiliaires  qui  ne  lui  coûtent  rien;  la  main  qui  distribue  les  bul- 
letins est  souvent  celle  qui  lacérera  l'affiche  de  l'adversaire.  La  con- 
signe de  cette  année  était  d'effaroucher  les  campagnes;  des  ana- 
lyses plus  ou  moins  véridiques  de  ce  qui  se  disait  dans  les  réunions 
populaires  de  Paris  ont  été  répandues  jusque  dans  les  hameaux  : 
on  a  exploité  les  clubs  au  point  de  rendre  le  spectre  rouge  ridicule. 

Malgré  la  variété  des  moyens  dont  l'autorité  dispose,  malgré  l'ar- 
ticle 75,  qui  inspire  à  ses  agens  une  hardiesse  souvent  compromet- 
tante, le  candidat  indépendant  n'aurait  pas  trop  à  s'effrayer  de  la 
lutte,  si  elle  s'engageait  toujours  dans  les  centres  suffisamment 
peuplés  où  la  discussion  et  l'examen  sont  possibles;  mais  comment 
réagir  et  se  défendre  contre  les  efforts  de  l'administration  dans  des 
localités  comme  la  plupart  de  celles  où  s'exerce  le  suffrage  universel? 
N'oublions  jamais  qu'il  y  a  encore  en  France  32,000  communes 
dans  lesquelles  le  chiffre  des  électeurs  varie  entre  50  et  200,  que 
plus  d'un  quart  de  ces  électeurs  ne  savent  pas  lire,  que,  parmi  ceux 
qui  votent,  il  s'en  trouve  un  assez  grand  nombre  qui  comprennent 
à  peine  le  français,  qui  parlent  le  breton  dans  la  presqu'île  de 
l'ouest,  le  flamand  sur  les  frontières  du  nord,  l'allemand  en  Alsace 
et  en  Lorraine,  et  les  patois  dérivés  du  roman  dans  la  région  du 
midi. 

Si  le  candidat  plus  ou  moins  officiel  a  pour  lui  l'action  gouverne- 
mentale, qui  semble  irrésistible,  du  côté  de  l'opposition  il  y  a  une 
force  supérieure  encore,  mais  latente,  diffuse  et  fugitive,  difficile  à 
concentrer  et  à  manier:  c'est  le  sentiment  du  progrès  libéral  inné 
en  France,  c'est  l'entraînement  de  la  nation  vers  ces  destinées  va- 
guement entrevues  et  vulgairement  définies  par  ce  mot,  la  démo- 
cratie. La  guerre  s'engage  entre  ces  deux  forces,  et  toute  guerre  est 
dispendieuse  :  première  difficulté  pour  le  concurrent  isolé.  Le  gou- 
vernement peut  choisir  ses  candidats  parmi  des  hom.mes  riches, 
disposés  aux  sacrifices,  pour  qui  d'ailleurs  la  question  d'argent  est 
simplifiée  par  le  concours  de  l'administration.  11  y  a  peu  de  loca- 
lités au  contraire  où  l'opposition  possède  des  hommes  remplissant 
les  rares  aptitudes  que  la  démocratie  exige  et  pouvant  avec  cela 
faire  personnellement  les  sacrifices  de  temps,  d'argent  et  de  pro- 
fession qu'entraîne  la  candidature  d'abord ,  ensuite  le  séjour  à 
Paris.  Si  on  s'adresse  à  une  notabilité  parisienne,  il  est  rare  que 
celui  à  qui  on  fait  cet  honneur  puisse  retrancher  de  ses  travaux  le 


462  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps  et  de  son  revenu  la  somme  qu'il  faudrait  pour  faire  le  néces- 
saire, surtout  dans  les  campagnes,  où  il  est  à  peu  près  inconnu.  Il 
accepte  par  devoir,  ne  fait  qu'une  faible  partie  des  sacrifices  indis- 
pensables, et  il  échoue.  Telle  a  été  la  cause  la  plus  ordinaire  des 
mécomptes  et  des  défaites  du  parti  libéral  et  démocratique. 

Le  suffrage  universel  est  beaucoup  plus  aristocratique  qu'il  n'en 
a  l'air.  Sauf  des  conditions  très  exceptionnelles  de  popularité,  il  n'a 
de  faveurs  que  pour  la  réputation  et  la  richesse.  La  publicité  la 
plus  indispensable  conduit  assez  loin.  L'impression  des  professions 
de  foi  et  des  buUelins,  l'affichage,  les  distributions  d'imprimés,  les 
correspondances,  les  locations  de  salles  pour  réunions,  les  voyages, 
les  tournées  et  les  stations  dans  des  collèges  qui  comptent  d'ordi- 
naire de  150  à  200  communes,  des  menus  frais  incessans  et  impré- 
vus, entraînent  un  minimum  de  dépenses  de  10,000  à  12,000  fr.  Je 
néglige  ici  l'évaluation  du  temps  perdu  et  des  affaires  sacrifiées.  Si 
on  multiplie  les  moyens  de  réclames,  si  on  fonde  un  journal,  si  on 
organise  des  réceptions,  si  on  essaie  de  se  créer  une  clientèle 
par  des  présens  ou  des  services  rendus,  enfin  si  la  libéralité  devient 
corruption,  il  n'y  a  plus  de  limites  pour  la  dépense.  11  faut  consi- 
dérer que  le  coût  de  chaque  élection  se  multiplie  par  le  nombre  des 
prétendans,  et  que  pour  292  sièges  il  y  a  600  ou  800  candidats  obli- 
gés à  des  sacrifices.  Nos  mœurs  électorales  tournent  à  l'anglaise.  Il  y 
a  deux  ans,  le  parlement  britannique  fit  faire  un  relevé  des  sommes 
dépensées  à  la  dernière  élection  par  les  divers  compétiteurs;  il  s'a- 
gissait seulement  des  dépenses  permises,  telles  que  la  construction 
des  baraques  et  des  tribunes ,  la  location  de  salles ,  les  correspon- 
dances et  la  publicité.  On  tirait  le  voile  sur  l'achat  des  votes  et  les 
manœuvres  corruptrices  dont  on  ne  s'abstient  guère  :  les  seules  dé- 
penses autorisées  ont  été  évaluées  à  20  millions  de  francs  (!).  Nous 
n'en  sommes  pas  encore  là,  mais  nous  y  marchons.  11  y  a  déjà  des 
candidatures  dont  les  frais  atteignent  100,000  francs.  On  cite  même 
certaines  élections  préparées  de  longue  date  et  accomplies  dans  des 
circonstances  si  fantastiques  que  les  calculateurs  du  pays  ont  éva- 
lué la  dépense  à  1  million.  C'est  peut-être  exagéré  ;  supposez  la 
moitié,  et  ce  sera  beaucoup  trop  encore. 


(1)  Voici  le  décompte 

Angleterrre.  . 

Ecosse.    .   .   . 
Irlande.  .   .   . 


Comtés. 
7,791,650 
808,100 
1,140,023 


9,739,775 


Villes  et  bourgs. 
7,889,850 
135,775 
625,250 


8,650,875 


Totaux. 
15,681,500 
943,875 

1,705,275 


18,390,650 


A  ce  total  de  18,390,650  francs  s'ajoutent  les  dépenses  de  31  sièges  électoraux  qui 
n'ont  pas  fourni  leurs  bordereaux. 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  463 

Nous  savons  maintenant  dans  quelles  conditions  s'engagent  les 
épreuves  du  suffrage  universel,  et  quels  obstacles  rencontrent  les 
candidatures  combattues  par  l'administration.  Nous  sommes  en  me- 
sure d'apprécier  la  valeur  politique  des  élections  de  18G9. 

D'après  le  décret  du  28  décembre  1867,  le  nombre  des  électeurs 
inscrits  à  cette  date  étant  de  10,168,477,  le  nombre  des  députés 
à  élire  a  été  fixé  à  292.  Dix-huit  mois  plus  tard,  à  la  veille  des  élec- 
tions, le  chiffre  des  inscrits  s'était  élevé  à  10,315,523.  On  a  compté 
8,098,565  votans  :  c'est  une  proportion  qui  dépasse  78  pour  100. 
Ce  premier  résultat  est  déjà  digne  de  remarque.  Le  zèle  pour  l'exer- 
cice du  droit  civique  a  dépassé  ce  qu'on  avait  vu  depuis  l'établis- 
sement de  l'empire.  En  1852,  il  y  a  eu  37  abstentions  pour  100  in- 
scrits; en  1857,  les  abstentions  sont  réduites  à  35  pour  100;  en 
1863,  la  proportion  tombe  à  28  pour  100;  enfin  aux  élections  der- 
nières il  n'y  a  plus  que  22  électeurs  sur  100  qui  ne  prennent  point 
part  au  scrutin.  S'il  était  possible  de  faire  le  compte  des  absens, 
des  malades,  des  infirmes,  de  tous  ceux  qui  ont  été  empêchés  acci- 
dentellement, on  constaterait^  que  les  abstentionistes  par  système 
ou  par  indifférence  sont  aujourd'hui  à  l'état  d'exception. 

En  1863,  l'opposition  possédait  peu  d'hommes  assez  dévoués 
pour  soutenir  une  lutte  sans  espoir  :  elle  fut  forcée  d'abandonner 
Qà  circonscriptions  aux  candidats  du  gouvernement  sans  même  es- 
sayer de  combattre.  Cette  année,  les  prétendans  de  toutes  nuances 
ont  été  nombreux  et  pleins  d'illusions;  on  en  a  compté  environ 
600  nouveaux,  lesquels,  joints  aux  députés  qui  demandaient  le  re- 
nouvellement de  leur  mandat,  portèrent  le  nombre  des  compéti- 
teurs à  plus  de  800,  Si  une  vingtaine  de  députés  ont  encore  été  élus 
sans  rencontrer  d'adversaires,  cela  tient  sans  doute  à  des  causes 
personnelles,  puisqu'ils  n'appartiennent  pas  tous  à  la  majorité. 

Au  point  de  vue  des  opinions  dont  ils  émanent,  le  classement 
des  suffrages  est  assez  arbitraii'e,  il  en  faut  convenir.  La  division  la 
plus  naturelle  est  indiquée  par  le  système  qui  nous  régit.  L'empire  ' 
étant  en  définitive  un  pouvoir  d'essence  dictatoriale  qui  puise  sa 
force  et  son  prestige  dans  la  confirmation  incessante  qu'il  demande 
au  suffrage  universel,  il  faut  classer  comme  voix  gouvernementales 
toutes  celles  qui  sont  données  aux  hommes  recommandés  et  sou- 
tenus par  les  préfectures  et  comme  voix  d'opposition  celles  qui, 
réservant  leur  indépendance,  font  par  cela  même  échec  au  principe 
du  gouvernement  personnel.  Sur  ces  larges  bases,  nous  trouvons, 
en  nombre  rond,  et  défalcation  faite  des  voix  perdues,  pour  le 
gouvernement  4,500,000  suffrages,  pour  l'opposition  3,500,000. 
Comparativement  au  total  des  suffrages  exprimés,  l'empire,  qui 
obtenait  73  pour  100  il  y  a  six  ans,  n'a  plus  que  56  pour  100,  et 


liQà  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  oppositions  réunies,  au  lieu  de  27  pour  100,  approchent  aujour- 
d'hui de  li^  pour  100.  Le  déplacement  est  considérable,  et  cepen- 
dant l'impression  qu'on  reçoit  à  première  vue  des  chiffres  (1)  est 
bien  amplifiée  encore  quand  on  arrive  aux  détails. 

En  décomposantes  deux  épreuves,  l'élection  générale  et  les  bal- 
lottages, on  trouve  que  202  députés  anciens  ont  conservé  leurs 
sièges,  et  que  90  nouveaux  sont  entrés  au  corps  législatif.  C'est  une 
bonne  proportion.  Gomme  talent  et  ressources  de  vitalité,  la  nou- 
velle assemblée  permet  d'espérer  beaucoup.  Sauf  quelques  pertes 
regrettables,  et  qui  seront  réparées  en  partie  au  moyen  des  dou- 
bles nominations,  elle  possède  encore  les  hommes  qui  ont  donné 
tant  d'éclat  et  d'efficacité  à  ses  derniers  travaux  :  elle  a  acquis  ce 
qui  lui  manquait  un  peu,  des  hommes  jeunes,  bien  préparés  à  la 
vie  parlementaire,  sans  trop  de  superstitions  politiques,  impatiens 
d'acquérir  la  pratique  des  affaires,  et  dont  plusieurs  étonneront  le 
public  par  le  contraste  de  leur  modération  avec  l'ardeur  de  leur 
parole.  Faut-il  essayer  maintenant  de  classer  les  élus  suivant  les 
opinions  qu'ils  représentent?  Les  premières  nomenclatures  qu'on 
a  essayées  ont  attribué  plus  de  200  voix  à  la  majorité  du  gou- 
vernement, et  environ  90  voix  à  l'opposition;  mais  on  a  discerné 
dans  le  second  groupe  des  nuances  infinies  depuis  l'officiel  jusqu'au 
radical,  en  passant  par  le  libéral  dynastique,  le  libéral  parlemen- 
taire, le  tiers-parti,  l'opposition  démocratique.  Les  premiers  travaux 
de  l'assemblée  ont  montré  combien  les  classifications  de  ce  genre 
sont  prématurées.  La  couleur  réelle  des  opinions  est  comme  un  re- 
flet emprunté  aux  circonstances.  De  quoi  s'agit-il  aujourd'hui?  De 
vider  les  questions  que  le  suiTrage  universel  vient  de  poser  en 
maître,  à  savoir,  si  le  peuple  de  France  doit  rester  éternellement 
en  tutelle,  et  comment  son  émancipation,  si  elle  a  lieu,  se  conci- 
liera avec  les  théories  du  gouvernement  personnel.  Ce  thème  étant 
donné,  les  manifestations  du  tiers-parti,  si  adoucies  qu'elles  puis- 
sent être  dans  l'intention  et  dans  la  forme,  n'en  deviennent  pas 
moins  un  fait  d'opposition  bien  plus  émouvant  que  ne  le  serait  une 
explosion  volcanique  au  sommet  de  la  montagne. 

Les  têtes  politiques  sont  encore  pleines  de  réminiscences  parle- 
mentaires; elles  ne  remarquent  pas  que  le  régime  actuel  n'est  plus, 
comme  on  disait  autrefois,  le  règne  des  majorités;  la  force  est  exté- 
rieure et  réside  dans  l'opinion.  Les  majorités  numériques  n'ont  de 
valeur  dans  une  assemblée  que  Lorsque  le  nombre  fait  et  défait  les 

(1)  Malgré  la  peine  que  de  simples  citoyens  doivent  se  donner  pour  approcher  de  la 
réalité,  ces  chiffres  n'ont  peut-être  pas  toute  la  précision  officielle.  La  faute  en  est  à 
l'administration ,  qui  est  si  prodigue  de  statistiques  pour  des  faits  sans  portée,  et  qui 
n'éclaire  par  aucun  document  les  actes  souverains  du  suffrage  universel. 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  465 

ministères.  Supposez  au  contraire  une  minorité  interprétant  à  la  tri- 
bune le  vœu  incontestable  du  pays,  elle  aurait  aujourd'hui  la  même 
consistance  et  la  même  efficacité  avec  20  membres  qu'avec  200. 
Ce  résultat,  on  ne  saurait  trop  le  répéter,  tient  à  l'essence  du  sys- 
tème impérial,  qui,  se  flattant  de  ne  pas  être  parlementaire,  cesse 
d'être  un  régime  où  la  prépondérance  des  voix  est  la  force.  Ce  sont 
donc  les  mouvemens  d'opinion,  les  vœux  instinctifs  et  spontanés 
du  public,  qu'il  faut  saisir  pour  avoir  la  signification  véritable  des 
élections  dernières.  Les  symptômes  et  les  preuves  abondent. 

J'ai  déjà  constaté  qu'en  1863  les  candidats  indépendans  avaient 
eu  la  majorité  dans  le  plus  grand  nombre  des  villes.  Celte  année, 
la  manifestation  est  encore  plus  éclatante.  L'attachement  des  po- 
pulations éclairées  pour  le  principe  libéral  s'est  affirmé  avec  une 
sorte  de  préméditation  intense  et  résolue.  Quoi  de  plus  surprenant 
que  la  manifestation  de  Paris?  En  1863,  la  liste  du  gouvernement 
avait  été  écartée;  mais  elle  avait  encore  réuni  plus  de  88,000  suf- 
frages. Les  candidats  de  l'opposition  démocratique  avaient  en  tout 
obtenu  157,000  voix;  7,000  voix  environ  s'étaient  égarées.  Les  abs- 
tentions représentaient  27  pour  100.  En  mai  et  juin  1869,  le  nombre 
des  inscrits  est  augmenté  de  67,000;  néanmoins  l'ardeur  de  voter 
est  telle  que  les  abstentions  tombent  à  20  pour  100.  Dans  cette  im- 
mense métropole,  où  la  centralisation  réunit  tant  de  gens  dans  la 
dépendance  du  pouvoir,  la  liste  officielle  n'obtient  plus  que  76,,S56 
adhésions.  Les  voix  qui  se  prononcent  pour  la  démocratie  montent 
à  l'énorme  chiffre  de  235,000;  elles  se  divisent,  il  est  vrai,  par  excès 
de  force  :  192,000  voix  restent  acquises  aux  neuf  candidats  élus, 
et  43,000  autres  voix  sont  données  à  des  concurrens  d'une  opposi- 
tion plus  accentuée  encore.  La  défaite  des  candidats  officiels  était 
si  généralement  prévue  que  l'administration  n'a  pas  trouvé  sans  . 
peine  des  hommes  assez  dévoués  pour  accepter  ce  rôle  sacrilié.  Il 
faut  noter  enfin,  comme  un  nouvel  exemple  de  l'ingratitude  popu- 
laire, que  MM.  Jules  Favre  et  Garnier-Pagès  n'ont  pu  être  nommés- 
qu'avec  des  appoints  de  voix  conservatrices. 

Dira-t-on  que  Paris,  Lyon,  Marseille,  villes  d'ateliers,  sont  des 
foyers  de  démagogie?  Transportons-nous  ailleurs.  J'ai  sous  les  yeux 
une  liste  de  73  villes  de  second  et  de  troisième  ordre  sur  lesquelles 
on  a  pu  réunir  des  informations  (1).  Eh  bien!  j'y  compte  92,000  suf- 
frages pour  les  candidats  que  le  gouvernement  patronne,  et  298,000 
pour  ceux  qui  se  présentent  aux  populations  avec  le  prestige  des 
tendances  libérales.  Cette  intention  a  été  si  nettement  marquée 

(1)  Cette  liste  comprend  Bordeaux,  Nantes,  Angers,  Reims,  Nancy,  Lille,  Strasbourg, 
Le  Havre,  Toulon,  Avignon,  Saint-Quentia,  Caen,  Dijon,  Besançon,  Brest,  Nîmes,  Tou- 
louse, Tours,  Montpellier,  etc. 

^ME  kxxxii.  —  1809.  30 


466  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'une  dizaine  de  maires,  hommes  considérables  et  en  possession 
d'une  estime  justement  méritée,  ont  cru  devoir  donner  leur  démis- 
sion, parce  que  le  titre  de  candidat  officiel  les  a  fait  tristement 
échouer  dans  les  villes  qu'ils  administrent.  Si  les  investigations 
pouvaient  être  poussées  plus  loin,  on  verrait  que  les  chances  de 
l'opposition  grandissent  dans  les  centres  où  la  population  est  ag- 
glomérée; ainsi  elle  a  triomphé  non-seulement  dans  les  13  villes 
de  la  Gôte-d'Or,  mais  presque  dans  tous  les  chefs-lieux  de  can- 
tons ruraux  de  ce  département.  Et  combien  d'autres  symptômes  à 
noter!  A  l'approche  des  élections,  nombre  de  conseils  municipaux 
provoquent  des  mesures  pour  empêcher  que  les  salariés  de  la  mai- 
rie soient  employés  à  la  distribution  des  bulletins.  Des  sacrifices 
considérables  sont  faits  de  tous  côtés  pour  la  création  de  journaux, 
et  cette  presse  éclose  en  vue  de  la  lutte  met  en  évidence  des  hommes 
de  talent  et  d'avenir.  Un  immense  besoin  d'éducation  politique  se 
révèle  par  une  véritable  avidité  pour  tout  ce  qui  est  discours,  con- 
troverse, profession  de  foi.  Les  assemblées  électorales  sont  multi- 
pliées à  l'infini  :  on  en  compte  218  à  Paris  pendant  les  quinze  jours 
de  tolérance  que  la  loi  accorde  avant  le  scrutin.  On  voit  des  citoyens 
de  toute  classe  prendre  rang  et  stationner  pendant  des  heures  dans 
la  rue  pour  assister  aux  réunions  publiques;  on  sollicite  comme  une 
faveur  les  lettres  d'invitation  pour  les  réunions  privées.  Dans  les 
campagnes,  ce  n'est  pas  seulement  la  curiosité  qui  attire  l'affluence  : 
les  orateurs  qui  parlent  sérieusement  des  affaires  du  pays  s'éton- 
nent de  trouver  chez  des  paysans,  trop  souvent  illettrés,  une  intel- 
ligence éveillée,  une  sorte  d'intuition  des  grands  intérêts  sociaux.  Le 
fait  le  plus  surprenant  peut-être  aux  yeux  de  ceux  qui  connais- 
sent la  vie  provinciale  dans  ses  réalités,  c'est  de  voir  dans  tant  de 
villes  les  notables  de  la  bourgeoisie,  de  cette  classe  calme  et  réser- 
vée depuis  dix-huit 'ans  jusqu'à  l'atonie,  se  mettre  en  avant  au  risque 
de  leur  tranquillité  et  de  leurs  intérêts,  former  les  comités  électo- 
raux, donner  l'exemple  du  devoir  civique.  Pour  tout  dire  en  un 
mot,  la  France,  dont  l'engourdissement  politique  étonnait  l'Europe, 
est  devenue  tout  à  coup  et  est  encore  le  pays  où  la  vie  publique  est 
le  plus  animée. 

L'explication  du  phénomène  ressort  de  tout  ce  qui  précède.  Le 
suffrage  universel,  dont  nous  avons  vu  éclore  le  germe,  dont  nous 
avons  suivi  l'enfance  timide  et  comprimée,  a  pris  de  l'âge,  il  cherche 
à  s'émanciper,  et  commence  d'agir  par  lui-même  dans  les  données 
de  sa  nature;  il  est  déjà  une  force  et  une  volonté,  il  sera  bientôt 
une  intelligence.  Il  n'y  a  pas  à  dire  que  le  grand  mouvement  au- 
quel nous  assistons  est  factice.  Ce  qui  frappe  le  plus  les  observa- 
teurs au  contraire,  c'est  de  voir  le  suffrage  universel  se  dégager 


HISTOIRE    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  467 

de  toutes  les  influences.  Il  n'y  a  eu  cette  fois  aucun  essai  d'action 
commune,  d'entente  générale;  les  coteries  n'ont  exercé  qu'une  ac- 
tion locale  et  restreinte.  Les  candidats  officiels  ont  dissimulé  autant 
qu'ils  ont  pu  le  patronage  du  pouvoir,  qui  n'était  plus  une  recom- 
mandation. On  n'a  pas  vu  non  plus  comme  précédemment  la  coa- 
lition des  grands  journaux  dicter  les  choix.  Les  abstentionistes  ont 
disparu  ;  les  anciens  partis  politiques  se  sont  désagrégés,  et,  chose 
remarquable  entre  toutes,  ces  clubs  qui  venaient  d'emplir  la  France 
de  bruit  et  de  frayeur,  qui  semblaient  devoir  être  des  pépinières 
de  candidats  socialistes,  n'ont  pas  même  pu  réunir  mille  voix  pour 
un  seul  des  orateurs  qu'ils  avaient  mis  en  évidence.  Les  aspira- 
tions particulières,  les  instincts  de  classe,  ont  été  se  fondre  dans 
un  grand  sentiment  politique.  Ce  sentiment,  quel  est-il? 

Lorsque  Jules  César  fut  investi  par  le  peuple  de  la  dictature  im- 
périale, il  comprit  qu'un  pouvoir  d'inspiration  et  d'initiative  person- 
nelle n'était  pas  compatible  avec  des  élections  libres  qui  auraient 
pu  opposer  la  volonté  mobile  des  majorités  à  la  volonté  du  souve- 
rain :  il  inventa  les  candidatures  officielles  et  les  proposa  franche- 
ment. «  Les  comices  furent  partagés  entre  César  et  le  peuple,  dit 
Suétone  (1).  On  convint  que  le  peuple  nommerait  une  moitié  des 
magistrats,  et  César  l'autre.  La  formule  de  recommandation  pour 
ceux  qu'il  voulait  faire  élire  était  écrite  sur  des  tablettes  envoyées 
dans  toutes  les  tribus  et  contenant  ce  peu  de  mots  :  Moi,  César, 
dictateur,  à  telle  tribu,  je  vous  recommande  tels  et  tels  pour  qu'ils 
obtiennent  de  vos  suffrages  la  charge  à  laquelle  ils  aspirent.  »  La 
réunion  de  ces  magistratures  électives  composait  en  quelque  sorte 
le  ministère  de  l'époque;  il  est  bien  évident  que  des  agens  ministé- 
riels provenant  de  cette  origine  ne  pouvaient  pas  être  responsables, 
et  qu'au  contraire,  si  le  pouvoir  avait  été  exercé  par  des  hommes 
d'état  recevant  l'impulsion  des  comices  et  chargés  de  traduire  sous 
leur  propre  responsabilité  les  vœux  de  la  nation,  la  responsabilité 
du  dictateur  aurait  disparu  avec  son  omnipotence.  César  éluda  la 
difficulté;  mais  il  n'avait  pas  à  compter  avec  le  suffrage  universel  : 
il  était  en  présence  d'un  système  électoral  à  la  fois  restreint  et  peu 
exigeant.  Comment  le  suffrage  universel,  illimité,  vigilant,  ne  rele- 
vant que  de  lui-même,  tel  qu'il  vient  de  se  révéler  dans  les  élec- 
tions récentes,  peut-il  être  concilié  avec  l'idée  césarienne?  Voilà  le 
grand  problème  agité  aujourd'hui  au  sein  du  corps  législatif  et  de- 
vant la  nation. 

André  Gochut. 

(1)  Suétone,  Jules  César,  chap.  42. 


EXPLORATION 

DU    MÉKONG 


ïiL 

VIEN-CHAN    ET    LA     CONQUÊTE    SIAMOISE. 


On  nous  avait  prédit  un  séjour  de  quelques  mois  dans  le  Laos, 
région  mal  famée,  défendue  contre  la  curiosité  ou  l'ambition  de 
ses  voisins  par  les  roches  dont  son  fleuve  est  hérissé,  et  surtout 
parles  miasmes  que  le  sol  exhale.  Ce  n'était  donc  pas  sans  un  sen- 
timent de  joie  mêlé  de  quelque  fierté  qu'en  mesurant  le  chemin 
déjà  parcouru  nous  nous  rappelions  nos  souffrances,  comptant 
les  maladies  comme  des  soldats  comptent  leurs  blessures,  et  n'en 
trouvant  pas  de  mortelles.  Nos  rangs  cependant  venaient  de  s'é- 
claircir,  mais  c'était  par  un  acte  de  notre  volonté.  Ne  conservant 
dans  notre  escorte  qu'un  seul  Européen,  M.  de  Lagrée  avait  renvoyé 
les  autres;  ils  étaient  plus  capables  de  courage  que  de  résigna- 
tion, mieux  faits  pour  lutter  contre  des  ennemis  visibles  que  pour 
souffrir  les  lenteurs  forcées  de  notre  marche  et  les  ennuis  du  cli- 
mat. Attirés  d'abord  par  l'espoir  d'une  vie  aventureuse,  ils  entre- 
virent bientôt  l'énervante  monotonie  de  l'existence  qui  leur  était 
réservée,  et  leur  énergie  descendit  dès  lors  au  niveau  de  leur  dés- 
enchantement. Nous  estimions  d'ailleurs  n'avoir  rien  à  craindre  des 
Laotiens.  Leur  caractère  d'une  extrême  douceur  nous  laissait  libres 
d'inquiétudes  de  ce  côté.  Nous  étions  appelés,  il  est  vrai,  à  passer 

(1)  Voyez  la  Beviie  du  l*^""  mars  et  du  l*^""  mai. 


EXPLORATION    DU   MEIvOKG.  hiS9 

au  milieu  de  populations  de  mœurs  fort  diiïérentes;  mais  elles 
étaient  encore  très  éloignées  de  nous.  11  était  sage  d'ailleurs, 
puisque  nous  n'aurions  pu  en  aucun  cas  imposer  par  la  force  nos 
volontés  aux  mandarins,  de  nous  assurer  au  moins  la  sympathie  des 
indigènes  par  une  conduite  irréprochalîle  et  une  discipline  sévère. 
Près  de  3  degrés  en  latitude  et  1  degré  en  longitude  nous  sépa- 
raient déjà  de  Craché,  ce  village  cambodgien  où  nous  avions  substi- 
tué les  pirogues  au  navire  à  vapeur,  et  que  nous  considérions 
comme  notre  véritable  point  de  départ.  Les  sinuosités  du  fleuve 
augmentaient  encore  la  distance.  Nous  étions  arrivés  aux  limites 
du  Bas-Laos.  11  ne  me  semble  pas  inutile,  avant  de  quitter  Ubône 
pour  pénétrer  dans  le  Laos  moyen,  de  résumer  en  quelques  mots 
les  résultats  acquis  pendant  la  première  partie  du  voyage.  Ainsi 
qu'on  a  pu  le  remarquer  déjà,  ces  résultats,  en  ce  qui  concerne  les 
moyens  d'utiliser  le  grand  fleuve  comme  voie  commerciale,  sont 
malheureusement  négatifs.  Les  difficultés  qu'il  oppose  aux  voya- 
geurs commencent  à  partir  de  la  frontière  cambodgienne,  difficul- 
tés sérieuses,  pour  ne  pas  dire  insurmontables.  Si  l'on  essayait 
jamais  d'appliquer  la  vapeur  à  la  navigation  dans  cette  partie  du 
Mékong,  le  voyage  de  retour  serait  certainement  plein  de  périls. 
A  Khon  s'élève  une  barrière  absolument  infranchissable  dans  l'état 
actuel  des  lieux.  Entre  Khon  et  Bassac,  les  eaux  sont  libres  et  pro- 
fondes; mais  le  lit  s'obstrue  de  nouveau  aune  courte  distance  de 
ce  dernier  point.  Depuis  l'embouchure  de  la  rivière  d'Ubône,  que 
nous  avons  remontée  jusqu'à  Khemarat,  c'est-à-dire  sur  un  es- 
pace qui  comprend  à  peu  près  les  deux  tiers  de  1  degré  de  latitude, 
le  Mékong  n'est  plus  qu'un  impétueux  torrent  dont  les  eaux  se  pré- 
cipitent par  un  canal  profond  de  plus  de  100  mètres  et  à  peine 
large  de  60.  La  vérité  commençait  donc  à  s'imposer  même  aux  plus 
optimistes.  Des  steamers  ne  sillonneraient  jamais  le  Mékong  comme 
ils  sillonnent  les  Amazones  et  le  Mississipi,  Saigon  ne  serait  jamais 
relié  aux  provinces  occidentales  de  la  Chine  par  cette  immense  voie 
fluviale  que  le  volume  de  ses  eaux  rend  si  puissante,  mais  qui  semble 
n'être  qu'un  magnifique  ouvrage  inachevé.  A  d'autres  points  de  vue, 
nos  recherches  avaient  été  moins  stériles.  Si  les  grandes  perspec- 
tives se  fermaient,  s'il  n'était  pas  vraisemblable  que  les  produits  du 
Setchuen  et  du  Yunân  vinssent  jamais  s'entreposer  sur  les  places 
de  la  Basse-Cochinchine,  il  devenait  certain  du  moins  que  le  com- 
merce du  Bas-Laos  tendait  à  se  diriger  vers  Pnom-Penh,  et  qu'il 
n'existait,  comme  on  paraissait  le  craindre  à  Saïgon,  aucune  dériva- 
tion forcée  vers  Bangkok.  Les  grands  radeaux  formés  de  bambous 
rassemblés,  même  les  pirogues  dirigées  d'une  main  sûre  par  des 
marins  hardis,  tels  sont  les  véhicules  employés  déjà  pour  transpor- 
ter des  balles  de  coton  et  de  soie,  des  chargemens  de  riz  et  des 


Il70  KEVUE    DliS    DEUX    MONDES. 

troupeaux  d'esclaves.  Un  certain  courant  d'échanges  existe  dès  à 
présent,  il  ne  s'agit  donc  plus  que  de  le  développer.  Des  Annamites, 
des  Chinois  et  des  Européens  concourraient  utilement  à  cette  œuvre 
de  propagande  commerciale  qui  profiterait  à  notre  colonie.  Arracher 
les  Laotiens  à  leur  torpeur,  les  amener  à  produire  par  la  perspec- 
tive de  débouchés  certains,  susciter  en  eux  des  désirs,  leur  créer  des 
besoins,  forcer  les  autorités  locales  au  respect  de  nos  négocians  et 
leur  inspirer  par  là  quelque  modération  dans  leurs  exigences  envers 
ceux  de  leurs  administrés  qui  traiteraient  avec  des  Sujets  français, 
ce  serait  une  méthode  excellente  et  dont  le  gouvernement  colonial 
pourrait  tenter  l'application.  Certains  objets  de  fabrication  euro- 
péenne s'imposeraient  bientôt  à  la  masse  des  habitans.  Déjà  les  ri- 
gueurs relatives  de  la  saison  froide  forcent  les  Laotiens  à  recourir 
aux  tissus  de  laine,  dont  la  plupart,  sortis  des  manufactures  an- 
glaises, sont  introduits  par  Bangkok.  Le  goût  des  étoffes  brillantes 
est  assez  répandu,  et  c'est  là  peut-être  le  seul  luxe  qui  soit  un  peu 
général.  Les  montres,  les  armes,  sont  recherchées  des  gens  riches; 
en  échange  d'un  présent  de  cette  nature,  nous  obtenions  des  auto- 
rités tous  les  services  possibles.  Les  mandarins  transforment  leurs 
demeures  en  musées  où  ils  étalent  avec  orgueil  les  rebuts  de  nos 
plus  grossières  fabrications,  et  les  estiment  d'autant  plus  qu'ils  les 
ont  payés  plus  cher. 

D'un  autre  côté,  la  nature  timide  et  douce  de  ces  populations 
faciles  à  effrayer  rendrait  nécessaire  une  surveillance  constante  ou 
périodique.  Parmi  nos  compatriotes  qui  vont  chercher  fortune  à 
l'étranger,  la  plupart  sont  sans  doute  des  gens  honorables  qu'il  est 
fort  injuste  d'envelopper  dans  une  de  ces  condamnations  générales 
et  sommaires  trop  souvent  prononcées  contre  eux.  Il  ne  faut  pas  se 
dissimuler  cependant  que,  lorsqu'il  s'agira  de  pénétrer  dans  un  paj^s 
comme  le  Laos,  on  rencontrera  parmi  les  Européens  qui  l'essaieront 
des  hommes  disposés,  s'ils  se  sentent  à  l'abri  de  tout  contrôle,  à  dé- 
pouiller les  habitudes  paisibles  du  négociant  honnête  pour  prendre 
les  allures  conquérantes  de  l'aventurier.  Ce  serait  un  véritable  mal- 
heur. Le  gouverneur  de  la  Cochinchine  pourrait  le  prévenir  en  orga- 
nisant dans  le  bas  du  fleuve  une  sorte  d'inspection  annuelle,  ou  bien 
en  assignant  pour  résidence  à  l'un  de  ses  officiers  un  des  points  im- 
portans  du  Laos  inférieur,  Bassac  par  exemple.  Outre  que  les  con- 
seils d'un  de  ces  hommes  intelligens  auxquels  notre  colonie  doit  en 
partie  sa  prospérité  seraient  d'un  précieux  secours  pour  les  auto- 
rités indigènes,  la  répression  immédiate  que  cet  agent  serait  mis 
en  mesure  d'exercer  contre  la  violence  et  la  fraude  maintiendrait 
nos  propres  nationaux  dans  les  limites  du  devoir.  Des  plaintes 
parvenant  après  un  fort  long  intervalle  au  gouverneur  de  la  Co- 
chinchine par  l'intermédiaire  du  roi  de  Siam  ne  seront  jamais 


EXPLORATIOxN    DU    MEKONG.  Zi7i 

efficaces.  Les  premières  difficultés  contre  lesquelles  nous  soyons 
venus  nous  heurter  dans  la  ville  de  Stung-Treng  ont  en  effet  pris 
leur  source  dans  le  souvenir  récent  des  actes  de  brigandage  d'un 
Français  cherchant  à  faire  une  fortune  rapide.  Le  mandarin  de 
Stung-Treng,  pour  arrêter  le  cours  de  ses  déprédations,  a  tenté 
d'entraver  sa  marche.  Cet  étrange  négociant  s'est  plaint  à  son 
retour,  et  l'amiral  alors  placé  à  la  tête  de  notre  colonie,  abusé 
par  un  faux  rapport,  a  cru  devoir  adresser  de  vives  remontrances 
à  la  cour  de  Bangkok.  Cette  erreur  ne  peut  manquer  de  se  re- 
produire tant  qu'un  agent  officiel  ne  jugera  pas  des  choses  sur  les 
lieux.  Nous  ne  saurions  en  effet,  sans  que  notre  prestige  en  souffre, 
admettre  contre  un  Européen  le  témoignage  non  contredit  d'un  fonc- 
tionnaire siamois.  Ces  considérations  seraient,  on  peut  l'espérer, 
assez  fortes  pour  triompher  des  objections  que  le  roi  de  Siam,  tou- 
jours soupçonneux,  ne  manquera  pas  d'élever  contre  une  innovation 
aussi  avantageuse  à  ses  propres  sujets  qu'utile  à  nos  nationaux.  Le 
jeune  prince  qui  a  dernièrement  remplacé  son  père  sur  le  trône 
commence,  dit-on,  à  sentir  le  poids  de  l'amitié  des  Anglais;  il  ten- 
drait à  se  rapprocher  de  nous  ;  le  moment  semble  donc  favorable 
pour  obtenir  une  concession  dont  il  ne  serait  pas  impossible  de  lui 
faire  comprendre  le  véritable  caractère.  —  A  partir  d'Ubône,  nos  in- 
térêts politiques  et  commerciaux  paraissent  moins  directement  en- 
gagés. Celte  place  elle-même  est  en  relations  fréquentes  avec  Bang- 
kok par  l'intermédiaire  de  Korat,  vaste  entrepôt  situé  par  15  degrés 
de  latitude  environ,  et  où  sont  établis  un  grand  nombre  de  Chinois. 
Ceux-ci  rayonnent  de  là  dans  toutes  les  directions  à  travers  les  pos- 
sessions siamoises,  et  vont  porter  les  cotonnades  anglaises  dans  tout 
le  Laos  moyen. 

Nous  avions  employé  le  mieux  possible  le  temps  de  notre  séjour 
à  Bassac,  séjour  forcé  qui  allait  être  la  cause  d'une  grande  partie 
de  nos  souffrances.  Le  voyage  d'Attopée  et  les  autres  excursions 
dans  l'intéi leur  avaient  augmenté  sans  doute  la  somme  des  rensei- 
gnemens  utiles  recueillis  par  nous;  mais  ils  avaient  eu  l'inconvénient 
d'user  nos  forces  sans  nous  rapprocher  du  but.  Chaque  jour  écoulé 
de  la  saison  favorable  aux  voyages  était  comme  un  ami  perdu  dont 
un  adversaire  terrible  allait  dans  peu  de  mois  prendre  la  place. 
Tandis  que  le  désir  d'éviter  une  seconde  saison  des  pluies  dans  le 
Laos  était  un  aiguillon  pour  nous  pousser  en  avant,  notre  impatience 
venait  inutilement  se  heurter  aux  habitudes  des  indigènes,  dont  l'in- 
dolence nous  imposait  des  délais  irritans.  Il  fallait  bien  d'ailleurs 
marcher  lentement  pour  donner  le  temps  de  nous  rejoindre  à  celui 
de  nos  collègues  qui  s'était  rendu  au  Cambodge  à  la  recherche  du 
courrier. 

Nous  avions  quitté  le  grand  fleuve  depuis  plus  d'un  mois,  et 


/i72  REVUE    DES    DEUX    MOi\DES. 

nous  voulions,  pour  le  retrouver  et  en  suivre  de  nouveau  le  cours, 
gagner  le  village  de  Khemarat  en  coupant  la  presqu'île  formée  par 
le  Mékong  et  la  rivière  d'Ubône.  Il  s'agissait  donc  d'organiser  un 
voyage  par  terre.  Nos  lettres  de  Siam  ne  nous  donnaient  en  aucune 
façon  le  droit  de  requérir  des  corvées  gratuites.  Elles  invitaient 
seulement  les  autorités  à  faciliter  notre  voyage  en  intervenant  au 
besoin  pour  nous  aider  à  conclure  des  marchés.  Jusqu'à  présent, 
celles-ci  avaient  cru  devoir  faire  plus  qu'il  ne  leur  était  ordonné, 
et  nous  avaient  spontanément  et  à  titre  gracieux  fourni  des  moyens 
de  transport.  A  Ubône,  M.  de  Lagrée  voulut  que  la  commission  es- 
sayât enfin  de  se  suffire  à  elle-même;  mais  les  indigènes  refusèrent 
de  louer  leurs  épaules  aussi  bien  que  le  dos  de  leurs  animaux.  Ils 
semblaient  presque  indiiïérens  au  salaire  élevé  que  nous  leur  pro- 
posions, peut-être  doutaient-ils  même  de  la  sincérité  de  nos  pro- 
messes. Des  gens  qui  se  disaient  grands  mandarins  et  qui  offraient 
de  l'argent,  cela  leur  paraissait  contraire  à  la  nature  des  choses. 
Nos  appels  pressans  et  répétés  demeurèrent  sans  écho.  Si  la  dé- 
fiance que  nous  inspirions  entrait  pour  quelque  chose  dans  ce  ré- 
sultat fâcheux,  la  paresse  des  Laotiens,  nous  avons  pu  nous  en 
assurer  depuis,  y  concourait  aussi  pour  une  large  part.  Des  négo- 
cians  chinois  nous  ont  dit  qu'ils  ne  parvenaient  eux-mêmes  bien 
souvent  à  louer  des  porteurs  qu'en  intéressant  grassement  les  gou-  . 
verneurs  de  province.  Ceux-ci  usent  alors  des  moyens  de  contrainte 
dont  ils  disposent,  et  le  commerce  vit  aux  dépens  de  la  liberté  in- 
dividuelle. Ce  simple  fait  jette  un  jour  éclatant  sur  toute  cette  ci- 
vilisation rudimentaire.  Il  fallut  bien  finir  par  recourir  au  roi,  et 
celui-ci,  au  grand  profit  de  notre  caisse,  nous  tira  facilement  d'em- 
barras. Nous  avions  fait  de  vains  efforts  pour  former  des  contrats 
de  louage;  sur  un  mot  de  sa  majesté,  quinze  chars  à  buffles  et  à 
bœufs,  cinquante  hommes  et  six  éléphans  se  groupèrent  un  matin, 
comme  par  enchantement,  autour  de  notre  case.  Le  despotisme  a 
du  bon  quand  on  est  bien  avec  le  despote. 

En  quittant  Ubône,  nous  suivons  un  chemin  sablonneux  comme 
les  rues  de  la  ville  elle-même.  Les  chars  enfoncent  jusqu'à  l'essieu 
dans  cette  poussière  brûlante,  et  nous  n'avons  pour  nous  désalté- 
rer aux  heures  de  halte  qu'une  eau  nauséabonde  et  saumâtre.  Par- 
tout dans  la  campagne  on  fait  la  récolte  du  sel.  11  est  tiès  abondant 
dans  le  pays,  et  plusieurs  sources  en  sont  chargées.  Dans  des  bassins 
de  terre  glaise  enduits  de  résine,  l'eau  s'évapore  et  le  sel  se  dépose. 
Pour  mesurer  le  degré  de  saturation  du  liquide,  les  indigènes  ont 
imaginé  une  petite  boule  faite  de  terre  et  de  résine  qui  va  au  fond 
en  eau  douce  et  flotte  dans  l'eau  salée.  Bien  qu'il  n'existe  aucune 
graduation  sur  cet  instrume-nt  primitif,  leur  œil  exercé  ne  se  trompe 
guère. 


EXPLORATlOiN    DU    MEKOiXG.  473 

Nous  ne  tardons  pas  à  rencontrer  la  forêt,  mais  triste  et  rabou- 
grie, ressemblant  à  une  sorte  de  bois-taillis  coupé  par  d'immenses 
clairières  le  plus  souvent  incultes.  Les  racines  qui  vont  chercher 
dans  la  terre  des  sucs  vivifians  subissent  dans  toute  cette  zone  l'ac- 
tion corrosive  du  sel;  les  troncs  sont  chétifs,  les  branches  noueuses. 
Il  n'y  a  plus  d'ailleurs  trace  de  verdure,  tout  est  aride,  desséché, 
brûlé;  une  couche  épaisse  de  poussière  blanche  recouvre  jusqu'aux 
feuilles  des  arbres;  les  éléphans,  qui  d'ordinaire  se  nourrissent  tout 
en  marchant,  ne  glanent  plus  que  de  loin  en  loin  quelque  liane  en- 
core verdoyante  ou  quelque  racine  enfouie  qu'ils  déterrent  avec  le 
pied.  C'est  un  temps  d'abstinence  pour  la  nature  entière,  qui  semble 
regretter  les  pluies.  Quelques  arbres  clair-semés,  véritables  buissons 
ardens,  se  couvrent  de  fleurs  flamboyantes  comme  les  feuilles  d'un 
métal  rougi  au  feu;  les  branches  sont  convulsivement  tordues. 

Les  corvées,  qui  ont  l'avantage  d'être  fort  économiques,  présen- 
tent aussi  un  inconvénient  sérieux  :  elles  ne  dépassent  jamais  les 
limites  souvent  très  circonscrites  de  la  province  à  laquelle  elles  ap- 
partiennent. 11  faut  donc,  sur  les  frontières  de  chaque  province  nou- 
velle, changer  d'hommes  et  d'animaux.  C'est  en  vain  qu'on  s'ef- 
forcerait de  lutter  contre  cet  usage,  source  de  grands  retards,  les 
porteurs  déposeraient  leurs  fardeaux  pour  fuir  dans  les  bois.  En 
i-ortant  du  territoire  d'Ubône,  nous  donnâmes  congé  aux  corvéa- 
bles du  roi.  M.  de  Lagrée,  qui  nous  avait  fait  partout  une  réputa- 
tion de  générosité,  la  consolida  en  cette  circonstance  par  une  abon- 
dante distribution  de  fd  de  laiton.  Les  petits  mandarins  qui  nous 
accompagnaient  nous  prièrent  de  leur  remettre  en  bloc  notre  ca- 
deau, qu'ils  s'engagèrent  à  distribuer  eux-mêmes  ou  à  faire  distri- 
buer par  le  roi.  La  foule  des  malheureux  porteurs  parut  très  satis- 
faite de  voir  M.  de  Lagrée  repousser  ce  conseil  perfide.  Tout  en  tenant 
compte  du  grade  de  chacun,  nous  opérâmes  un  partage  démocra- 
tique. Les  mandarins  dévoraient  leur  rage;  c'était  environ  100  fr. 
qu'ils  perdaient  d'illégitime  profit.  Quant  au  petit  personnage  qui 
avait  pour  mission  spéciale  de  veiller  pendant  la  route  à  nos  be- 
soins personnels,  il  se  tira  d'affaire  autrement.  Il  mit  tout  simple- 
ment dans  sa  poche  l'argent  que  nous  lui  avions  donné  pour  ache- 
ter des  vivres  dans  les  différens  villages  où  nous  nous  étions  arrêtés- 
Les  vivres  nous  ayant  été  fournis,  nous  avions  dû  ignorer  qu'il  les 
exigeait  gratis  sous  forme  de  cadeaux.  D'ailleurs  c'est  l'usage,  tou- 
jours l'usage;  que  répondre  à  cela?  Le  métier  de  réformateur  de- 
vient vite  fatigant.  Ailleurs  les  coutumes  tempèrent  les  rigueurs  de 
la  loi;  ici,  au  Laos,  il  faudrait  des  lois  pour  atténuer  la  barbarie 
des  coutumes. 

Les  chemins  où  peuvent  passer  les  chars  sont  fort  rares,  et  ne 
s'étendent  qu'à  une  faible  distance  des  centres  principaux;  nous 


Mh  KEVLE    DES    DEUX    MONDES. 

remplaçons  donc,  au  relais  forcé  que  nous  faisons  à  Amnach,  nos 
véhicules  par  des  porteurs  qui  n'acceptent  pas  une  charge  supé- 
rieure à  6  ou  7  kilogrammes,  et  nous  nous  remettons  en  route  en 
emmenant  une  grande  partie  de  la  population  mâle  et  valide  du 
village  où  s'est  formée  notre  caravane.  Ceux  que  nous  traversons 
sont  tenus  d'approvisionner  notre  monde,  et  cela  ne  laissait  pas 
d'inspirer  quelque  pitié  pour  les  malheureux  brusquement  sou- 
mis à  une  aussi  forte  imposition.  En  approchant  du  fleuve,  le  pays 
prend  un  aspect  moins  désolé.  Rien  de  triste  en  effet  comme  d'im- 
menses plaines  couvertes  de  paille  de  riz  tondue  par  des  troupeaux 
de  buffles  que  le  sel  attire.  La  grande  forêt  reparaît  enfin,  rarement 
touffue,  mais  verte  encore.  Les  incendies  ont  bien  fait  çà  et  là  comme 
de  larges  taches  d'encre,  mais  les  fraîches  couleurs  des  jeunes  bam- 
bous épargnés  par  le  feu  n'en  ressortent  que  plus  vivement.  Nos 
éléphans  se  donnaient  un  véritable  régal.  JNous  couchions  sous  des 
huttes  de  feuillage  élevées  chaque  soir  près  d'une  flaque  d'eau 
croupissante  à  la  surface  visqueuse  et  irisée,  trop  heureux  de  ren- 
contrer une  de  ces  mares  saumâtres;  c'est  la  grande  affaire  en  cette 
saison,  et  dans  deux  mois,  après  que  le  soleil  aura  pompé  tout  ce 
qu'il  reste  d'humidité  sur  la  terre,  elle  sera  plus  grave  encore.  Être 
inondés  la  moitié  de  l'année,  mourir  de  soif  pendant  l'autre  moitié, 
voilà  le  sort  des  habitans  de  ces  tristes  pays,  du  moins  quand  ils 
voyagent. 

Enfin  nous  arrivons  à  Khemarat,  où  M.  Delaporte  nous  attendait. 
Il  y  était  parvenu  en  suivant  le  Mékong,  dont  il  a  dressé  la  carte 
entre  ce  point  et  l'embouchure  de  la  rivière  d'Ubône.  En  aucun  autre 
endroit  de  son  cours,  le  fleuve  ne  présente  des  phénomènes  aussi  re- 
marquables. Réduit  à  60  mètres  de  largeur,  il  mugit  et  bouillonne. 
Il  s'est  creusé  dans  la  roche  un  lit  dont  une  sonde  filée  à  100  mètres 
n'atteint  pas  le  fond  ;  rien  ne  peut  exprimer  l'horreur  de  ce  pas- 
sage où  les  eaux  jaunissantes  se  tordent  dans  un  étroit  défilé,  se 
brisent  contre  les  rochers  avec  un  épouvantable  fracas  en  formant 
des  tourbillons  qu'aucune  barque  n'ose  affronter.  Les  hommes  ont 
fui  les  rives;  les  grands  arbres  de  la  forêt  se  penchent  des  deux 
côtés  sur  l'abîme,  où  souvent  leur  poids  les  entraîne;  on  n'aperçoit 
ni  un  village  ni  même  une  case  isolée.  Quelques  pêcheurs  auda- 
cieux se  sont  fait  un  gîte  dans  les  anfractuosités  des  rochers  ;  ces 
malheureux  ont  à  peine  le  temps  de  fuir,  aux  premières  pluies, 
tant  est  grande  la  rapidité  avec  laquelle  montent  les  eaux  du  fleuve, 
dont  les  crues  normales  dépassent  là  15  mètres. 

Nous  sommes  bien  accueillis  à  Khemarat.  Le  gouverneur  vient 
de  mourir,  et  son  second  est  un  vieillard  imbécile  qui  a  l'air  d'avoir 
pour  nous  une  sorte  de  vénération.  Les  gens  sont  naïfs  et  s'imagi- 
nent que  les  observations  faites  par  M.  Delaporte  pour  déterminer 


EXPLORATION    DU    MEKONG.  Zi75 

la  position  géographique  du  village  n'ont  d'autre  but  que  de  lire 
dans  le  soleil.  Ils  nous  consultent  sur  l'avenir.  Le  vieux  mandarin, 
qui  part  pour  Bangkok,  s'obstine  même  à  nous  demander  l'heure 
à  laquelle  il  convient  de  se  mettre  en  route  pour  avoir  toutes  les 
bonnes  chances  de  son  côté.  On  lui  conseille  de  bien  déjeuner  et  de 
partir  après. 

De  grands  arbres  touffus  entouraient  et  abritaient  notre  case  à 
Khemarat.  Rencontrer  un  beau  fleuve,  des  manguiers  et  des  tama- 
riniers en  fleur,  au  sortir  des  plaines  poudreuses  d'Ubône,  c'était 
trouver  une  délicieuse  oasis  après  une  marche  pénible  au  désert. 
Les  habitans  comme  les  autorités  nous  prodiguaient  les  marques  de 
sympathie,  et  les  renseignemens  nous  venaient  en  foule.  Nous  avons 
recueilli  là  quelques  données  précises  sur  l'état  politique  et  le  ré- 
gime administratif  des  Laotiens  siamois.  L'organisation  étant  uni- 
forme dans  toutes  les  provinces,  il  suffira  d'en  tracer  une  esquisse. 

La  province  de  Khemarat,  l'une  des  moins  étendues  du  Laos 
moyen,  compte  environ  2,000  inscrits.  Elle  est  gouvernée  par  six 
fonctionnaires  principaux  résidant  au  chef-lieu  et  prenant  rang  au- 
dessous  du  gouverneur,  nommé  comme  eux  par  le  roi  de  Siam.  Ces 
gros  personnages  ne  reçoivent  pas  d'appointemens,  ils  n'ont  droit 
qu'aux  services  gratuits  d'un  certain  nombre  de  corvéables;  mais 
ils  ont  cent  moyens  extra- légaux  de  faire  venir  l'argent  à  leur 
caisse,  et  ils  n'en  négligent  aucun.  Sur  les  derniers  échelons  se  pla- 
cent les  petits  mandarins,  chefs  de  villages.  Ceux-ci  rendent  la 
justice  en  premier  ressort,  et  leur  compétence,  en  matière  civile  au 
moins,  est  illimitée.  On  peut  successivement  appeler  de  leurs  déci- 
sions au  chef-lieu  devant  deux  tribunaux,  et,  si  les  parties  ne  se  dé- 
clarent pas  satisfaites,  elles  peuvent  recourir  à  Bangkok,  ce  qui  con- 
stitue un  quatrième  degré  de  juridiction.  Le  premier  magistrat  de 
la  province  a  seul  le  droit  de  condamner  à  mort,  encore  doit-il,  avant 
l'exécution,  prévenir  le  gouvernement  central.  On  ne  peut  nier  qu'il 
ne  résulte  de  cet  ensemble  de  formes  protectrices  certaines  garan- 
ties pour  les  plaideurs.  Par  malheur,  l'abaissement  des  caractères 
détruit  ici  comme  partout  l'effet  des  meilleures  institutions.  La  vé- 
nalité des  fonctionnaires  laotiens  de  tout  ordre  et  de  tout  rang  est 
poussée  à  l'extrême;  ceux-ci,  non  contens  de  trouver  dans  les 
amendes  qu'ils  infligent  une  source  légale,  sinon  légitime,  de  reve- 
nus, ne  connaissent  pas  de  meilleurs  argumens  que  les  présens  re- 
çus par  avance. 

Les  audiences  se  tiennent  avec  une  certaine  solennité  dans  une 
sorte  de  hangar  qui  sert  également  de  salle  de  conseil.  J'ai  assisté 
au  jugement  d'une  femme  prise  en  flagrant  délit  d'adultère.  Les 
deux  complices,  attachés  à  chaque  extrémité  d'une  même  cangue  de 
construction  spéciale,  étaient  contraints  de  se  regarder  en  face  en 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

frappant  l'un  contre  l'autre,  pour  attirer  l'attention  publique,  deux 
bambous  sonores.  Le  mari,  ne  soupçonnant  pas  que  des  Français  ne 
pouvaient  manquer  de  s'amuser  beaucoup  de  sa  situation,  faisait 
bonne  contenance,  et  paraissait  même  fort  réjoui.  Le  cas  n'étant 
pas  niable,  la  femme  fut  condamnée  à  payer  17  ticaux  d'amende, 
moins  de  60  francs,  et  son  complice  29  ticaux  ou  96  francs  environ. 
En  pareille  occurrence,  le  mari  peut  à  son  gré  garder  sa  femme  ou 
bien  la  répudier.  S'il  opte  pour  ce  dernier  parti,  il  ne  peut  plus  la 
reprendre  avant  dix  ans;  mais  l'amende  payée  par  la  coupable  lui 
est  adjugée,  les  juges  empochent  celle  infligée  à  son  rival.  Dans 
l'affaire  à  laquelle  nous  assistions,  le  mari  se  hâta  de  répudier,  et 
je  compris  alors  la  cause  de  sa  satisfaction.  Il  avait  donné,  pour  ob- 
tenir la  main  de  sa  femme,  à  ticaux  et  un  buffle  à  la  famille;  mais  il 
y  avait  plusieurs  années  de  cela  :  il  recouvrait  sa  liberté,  le  droit 
d'entrer  de  nouveau  en  ménage  et  les  moyens  d'en  payer  les  frais. 
Quelle  fortune  dans  un  pays  où  le  climat  est  promptement  mortel  à 
la  beauté  !  — Tous  les  cas  ne  sont  pas  aussi  favorables  ;  il  peut  se  faire, 
par  exemple,  que  la  femme  ne  soit  pas  en  mesure  de  payer.  Elle  re- 
çoit alors  deux  coups  de  rotin  par  tical  d'amende.  Cette  amende  ne 
dépasse  jamais  àO  ticaux.  Au  Laos,  pour  un  peu  plus  de  100  francs 
et  à  la  condition  de  ne  point  appartenir  à  un  mandarin,  toute  femme 
peut  donc  se  passer  ses  fantaisies.  Celles  du  mari  ne  sont  nulle- 
ment entravées  par  la  loi,  et  la  femme  n'a  qu'à  fermer  les  yeux  ou 
qu'à  faire  des  économies  pour  se  venger.  Jadis  la  peine  était  plus 
sévère  :  une  femme  convaincue  d'adultère  donnait  sa  liberté  en  ex- 
piation de  son  crime,  et  devenait  l'esclave  de  son  mari.  Sur  ce  point, 
la  législation  de  l'ancien  royaume  du  Tonkin  poussait  encore  plus 
loin  la  rigueur  :  un  mari  qui  surprenait  sa  femme  en  flagrant  délit 
était  autorisé,  non  pas  à  la  tuer  de  ses  mains,  comme  il  l'est  en 
quelque  sorte  chez  nous,  mais  à  lui  couper  les  cheveux  et  à  la  me- 
ner en  cet  état  devant  le  mandarin.  Celui-ci  la  faisait  jeter  à  un 
éléphant,  dressé  aux  fonctions  de  bourreau,  «  lequel,  après  l'avoir 
enlevée  avec  sa  trompe,  la  serrait  avec  tant  de  rage,  puis  la  jetait  par 
terre  avec  tant  de  violence,  qu'il  l'étouffait  et  la  faisait  mourir  dans 
des  tourmens  inconcevables;  s'il  s'apercevait  qu'elle  donnât  encore 
quelque  signe  de  vie,  il  la  foulait  aux  pieds  jusqu'à  ce  qu'elle  fût 
écrasée  et  mise  en  pièces.  »  —  Au  Cambodge,  l'éléphant  est  encore 
employé  comme  exécuteur  des  hautes-œuvres.  J'en  ai  monté  un  qui, 
peu  de  jours  auparavant,  venait  de  percer  de  ses  défenses  le  corps 
d'un  criminel  d'état  attaché  au  tronc  d'un  arbre.  La  femme  épousée 
la  première,  suivant  certaines  formalités,  a  seule  les  droits  et  le 
rang  de  femme  légitime;  mais  cette  restriction  ne  rend  pas  la  po- 
lygamie moins  florissante.  «  Comme  il  s'en  trouve  parmi  nous,  dit 
à  ce  sujet  un  ancien  voyageur  peu  courtois,  qui  se  plaisent  à  nour- 


EXPLORATION   DU   MEKONG.  kll 

rir  les  uns  des  chiens,  les  autres  des  chevaux,  et  d'autres  enfin  des 
bêtes  farouches,  les  Laotiens  de  même,  non- seulement  pour  satis- 
faire leur  brutalité,  mais  par  une  certaine  ambition  de  grandeur 
affectée,  ont  une  troupe  de  femmes,  les  uns  plus,  les  autres  moins, 
chacun  selon  son  pouvoir.  » 

La  propriété  territoriale  n'existe  pas.  Quant  à  la  propriété  mobi- 
lière, si  elle  peut  souvent  subir  des  atteintes  de  la  part  de  fonc- 
tionnaires tout-puissans,  le  principe  n'en  est  pas  moins  consacré. 
Le  mari  et  la  femme  ont  des  biens  distincts,  des  troupeaux,  des 
pirogues,  des  filets,  dont  ils  peuvent  disposer  librement;  mais 
vis-à-vis  de  la  société  ils  sont  solidairement  responsables.  Si  le  mari 
s'enfuit  pour  se  soustraire  à  l'une  de  ses  obligations,  comnie  l'impôt 
ou  la  corvée,  la  justice  peut  se  saisir  même  de  la  personne  et  des 
biens  de  sa  femme.  L'impôt  que  chaque  habitant  inscrit  doit  payer 
à  Siam  n'est  d'ailleurs  qu'un  impôt  personnel  assez  léger  qui  s'ac- 
quitte quelquefois  en  nature.  Nous  en  avons  vu  un  exemple  à  Atto- 
pée.  Cette  province  envoie  en  effet  chaque  année  à  Bangkok  une 
certaine  quantité  d'or  recueilli  dans  les  sables  de  la  rivière. 

A  Khemarat,  nous  reprenons  la  voie  du  fleuve;  malgré  les  in- 
convéniens  qu'elles  offrent,  les  pirogues  sont  assurément  le  plus 
agréable  des  moyens  de  transport  usités  dans  ces  contrées.  On  a 
les  os  rompus  par  la  marche  saccadée  de  l'éléphant,  le  char  à  buf- 
fles n'avance  qu'avec  une  déplorable  lenteur,  le  char  à  bœufs  au 
contraire,  machine  étroite  et  légère  posée  sur  un  essieu  qui  grince, 
est  rapidement  emporté  par  son  attelage  bossu,  et  passe  par-dessus 
tous  les  obstacles,  non  sans  subir  des  chocs  violens  et  sans  verser 
fréquemment.  Les  pirogues  seules  permettent  le  repos.  Nous  en 
prenons  dix,  montées  par  soixante  hommes.  Nous  entrons  dans  un 
dédale  d'îlots,  de  bancs  de  sable  et  de  roches,  et  nous  arrivons  à 
une  grande  île  qui  divise  le  fleuve  en  deux.  Le  bras  où  nous  péné- 
trons se  subdivise  lui-même  en  plusieurs  bras  secondaires,  sem- 
blables à  des  torrens  sillonnant  un  immense  banc  de  grès.  Ce  banc 
est  parsemé  de  plantes  rampantes  à  la  feuille  petite  et  sombre,  au 
tronc  épais  et  tortueux.  D'autres  arbustes  d'un  vert  presque  noir, 
dont  le  courant  des  grandes  eaux  a  ployé  les  reins,  se  détachent 
sur  la  vaste  plaine  grise.  Les  bras  tendus  comme  pour  supplier  ou 
maudire,  ils  semblent  courbés  sous  une  sorte  de  fatalité.  Quant  au 
Mékong,  il  a  disparu.  Nos  barques  s'engagent  dans  un  délilé  large 
de  10  mètres  où  nous  sommes  étourdis  par  le  fracas  des  eaux.  C'est 
là  tout  ce  que,  enfermés  entre  deux  murailles  de  rochers,  nous 
pouvons  découvrir  d'un  fleuve  auquel  nous  avons  vu  plus  bas  une 
largeur  de  plusieurs  lieues.  Au-delà  de  ces  rapides,  le  Mékong  s'é- 
panouit de  nouveau  dans  un  lit  dégagé  d'obstacles  apparens.  Nos 
pirogues  n'en  donnent  pas  moins  contre  des  bas-fonds  qui  forcent 


478  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

souvent  nos  hommes  à  se  mettre  à  l'eau.  Plus  loin,  les  bancs  de 
sable,  les  îles  et  les  îlots  reparaissent.  Sur  ceux-ci,  tout  verdit  et 
fleurit  en  hâte,  car  le  flot  montant  submergera  bientôt  cette  ver- 
dure et  ces  fleurs.  Le  paysage  a  quelque  chose  de  solennel  et  de 
grandiose.  Des  vapeurs  d'une  blancheur  laiteuse  s'étendent  sur  le 
ciel  et  sur  l'eau.  La  nature  semble  endormie  et  comme  enveloppée 
d'un  voile  léger.  Elle  vous  attire,  on  s'absorbe  en  elle  malgré  soi; 
l'ennui  vous  envahit  d'abord,  puis  une  sorte  d'indilTérence  absolue 
lui  succède.  Sous  la  toute-puissante  étreinte  de  ces  influences  des- 
tructives de  la  personnalité  humaine,  la  pensée  s'éteint  par  degrés 
comme  la  flamme  dans  le  vide.  L'Orient  est  la  véritable  patrie  du 
panthéisme,  et  il  faut  y  être  venu  pour  se  rendre  compte  de  ces 
sensations  indéfinissables  qui  feraient  presque  comprendre  le  nir- 
vana des  bouddhistes. 

Des  orages  troublaient  parfois  l'implacable  sérénité  du  ciel.  Ils 
arrachaient  la  nature  de  son  cercueil  de  plomb;  c'étaient  comme  de 
magnifiques  explosions  de  vie  dont  nous  prenions  notre  part.  Une 
nuit,  il  m'en  souvient,  j'écoutais  avec  ravissement  le  fracas  du  ton- 
nerre, l'illumination  des  éclairs  me  causait  une  intime  et  inexpri- 
mable jouissance;  mais  le  vent  souleva  le  fleuve,  et  nos  barques, 
rudement  heurtées  contre  la  rive,  s'emplirent  en  un  moment.  Les 
Laotiens  se  mirent  à  vider  l'eau  sans  relâche,  et  à  nous  éponger 
de  leur  mieux  avec  la  sollicitude  de  vieilles  bonnes.  Ces  braves 
gens  nous  entouraient  de  soins,  soit  à  cause  de  leur  responsabilité, 
soit  par  bienveillance  native,  et  pour  ces  deux  motifs  probablement, 
accoutumés  qu'ils  sont  à  épargner  tout  ennui  au  personnage  qui 
leur  est  confié.  Quand  nous  arrivions  dans  un  village,  un  simien 
ou  secrétaire  venait  enregistrer  nos  bagages,  et  le  dernier  de  nos 
colis  était  surveillé  comme  un  écrin;  à  Ubône,  un  de  ces  scribes, 
aposté  à  notre  insu  dans  notre  salle  à  manger,  prenait  note  des 
mets  qui  paraissaient  nous  plaire  pour  en  informer  le  roi.  Dans 
l'une  de  nos  excursions,  un  char  ayant  versé,  une  boîte  d'épingles 
s'ouvrit,  et  le  contenu  se  répandit  dans  le  sable.  Il  fallut  attendre 
que  la  dernière  épingle  fut  retrouvée. 

Je  n'ai  pas  à  faire  ici  la  fastidieuse  énumération  de  toutes  les 
stations  de  notre  route.  Nous  naviguions  pendant  la  plus  grande 
partie  du  jour,  et  nous  couchions  le  soir  dans  nos  pirogues  ou  dans 
une  case  de  bambous.  Ce  n'était  plus  que  pour  l'acquit  de  ma  con- 
science que,  sortant  parfois  de  ma  barque,  j'allais  visiter  dans  quel- 
ques villages  de  la  rive  les  belles  choses  que  me  signalait  avec  en- 
thousiasme le  chef  de  mes  rameurs.  La  curiosité,  si  souvent  déçue, 
se  mourait  en  moi  faute  d'alimens.  Les  pagodes,  —  il  n'y  a  pas 
d'autres  monumens,  —  se  ressemblent  toutes  par  la  construction 
générale  et  le  mode  de  décoration.  Elles  sont  faites  de  briques  et  de 


EXPLORATION   DU   MEKONG.  479 

chaux,  et  renferment  une  ou  plusieurs  statues  dorées  représentant 
Bouddha  debout  ou  bien  les  jambes  repliées  sous  lui,  la  figure 
grave,  un  peu  béate,  les  oreilles  pendantes.  J'ai  noté  cependant, 
dans  un  village  situé  non  loin  de  Khemarat,  une  statue  qui  diffère 
absolument  du  type  uniforme  généralement  admis  par  les  sculp- 
teurs sacrés  du  Cambodge,  de  Siam  et  du  Laos.  Ellç  est  placée  dans 
une  niche  imitant  la  rocaille;  de  toutes  les  cavités  sortent  des  têtes 
de  monstres,  et  des  deux  côtés,  en  guise  d'anges  adorateurs,  deux 
dragons  dorés  s'élancent  vers  le  ciel  sur  le  fond  rouge  de  la  niche. 
Le  dieu  a  pris  à  ce  voisinage  quelque  chose  de  fantastique.  Ses  yeux 
ronds  sortent  de  leurs  orbites,  et  sa  physionomie  rappelle  celle  d'une 
grenouille  enflée.  L'extérieur  de  la  pagode  est  ornée  d'une  façon 
bizarre.  Nous  avions  vu  bien  souvent  déjà  des  incrustations  de  verre 
faire  miroiter  un  pignon  au  soleil;  ici  c'est  tout  un  service  de  la  plus 
belle  porcelaine  de  Chine  qui  décore  le  monument.  L'architecte  a 
enchâssé  dans  la  chaux  des  plats  bleus ,  et  fait  courir  sur  le  mur 
une  guirlande  de  soucoupes  roses.  On  peut  même  distinguer  à  la 
place  d'honneur  des  cuvettes  et  des  rince-bouche  européens.  L'in- 
fluence chinoise  commence  d'ailleurs  à  se  faire  sentir  dans  l'art 
laotien,  s'il  est  permis  de  se  servir  de  ce  grand  mot.  Ce  sont  le 
plus  souvent  des  enfans  du  Céleste-Empire  qui  se  chargent  d'exé- 
cuter les  fresques  sur  les  murs  des  sanctuaires.  Les  sujets  de  ces 
grossières  enluminures  sont  presque  partout  les  mêmes,  d'abord 
l'image  crue,  très  crue,  du  péché  capital  des  Laotiens,  puis,  au- 
dessous,  la  représentation  des  supplices  qui  attendent  dans  l'autre 
monde  les  concupiscens  des  deux  sexes,  toujours  punis  par  où  ils 
ont  péché.  L'enseignement  est  à  coup  sûr  très  moral;  mais  l'ar- 
tiste sacré  atteint-il  bien  son  but?  J'en  doute  fort  en  voyant  de 
quel  œil  émerillonné  les  jeunes  bonzes  parcourent  ces  compositions 
où  semble  s'être  donné  carrière  l'imagination  lascive  de  quelque 
Jules  Romain.  On  n'est  pas  peu  surpris  de  voir  figurer  à  côté  de 
ces  allégories  pieuses,  au  milieu  des  temples  et  des  palais  bleus, 
verts,  rouges  et  jaunes,  des  vaisseaux  européens  avec  l'équipage  sur 
le  pont.  Je  me  rappelle  que,  dans  un  sujet  de  ce  genre,  ce  qui  pa- 
raissait surtout  avoir  frappé  l'artiste,  c'étaient  les  deux  cheminées 
du  navire  à  vapeur  et  les  coiffures  en  tuyaux  de  poêle  qui  ont  fait 
le  tour  du  monde  sur  nos  têtes. 

Les  sommets  arrondis  des  hauts  palmiers,  le  parfum  pénétrant 
des  fleurs  éburnéennes  de  l'aréquier,  indices  certains  d'un  vil- 
lage, annoncent  de  loin  le  chef-lieu  de  la  province  de  Banmuk,  où 
nous  attend  un  établissement  complet  préparé  sur  les  bords  du 
fleuve.  Les  Laotiens  savent  tirer  du  bois,  et  surtout  du  bambou,  un 
parti  surprenant.  Ils  improvisent  une  case  avec  une  merveilleuse 
entente  des  besoins  de  leurs  hôtes.  Les  cloisons  sont  toujours  faites 


i!j80  REVUE    DES    DEUX    MOjNDES. 

d'un  double  treillis  de  fines  lanières  de  bambou  entre  lesquelles  le 
tapissier  indigène  place  de  larges  feuilles.  Tout  cela  est  fixé  par 
des  liens  en  rotin;  il  en  résulte  qu'à  notre  arrivée  nous  changeons 
à  notre  gré  la  distribution  intérieure;  il  suffit  de  défaire  quelques 
nœuds.  —  Nous  sommes  encore  dans  un  de  ces  royaumes  créés  par 
la  politique  siaqjoise  au  profit  des  princes  dépossédés  de  Vien- 
Ghan.  C'est  un  moyen  commode  de  se  débarrasser  de  prétendans 
qui  pourraient  être  dangereux.  Les  hommes  de  race  royale  se  dé- 
clarent satisfaits  à  bon  marché  dans  le  Laos.  Il  ne  leur  faut  qu'un 
titre,  un  parasol,  une  boîte  à  bétel  et  un  crachoir  d'or. 

Phnom,  où  nous  arrivons  trois  jours  après  notre  départ  de  Ban- 
muk,  n'est  pas  un  chef-lieu  de  province,  et  n'aurait  aucune  impor- 
tance, s'il  n'était  un  centre  religieux  où  affluent  les  pèlerins.  Une 
avenue  longue,  étroite,  perpendiculaire  au  fleuve  et  pavée  de  bri- 
ques, s'enfonce  sous  les  palmiers;  elle  conduit  à  la  pagode,  vaste 
monument  rectangulaire  entouré  d'une  galerie  que  supportent  des 
colonnes  peintes  en  rouge  et  semées  d'ornemens  d'or.  Le  chapiteau 
qui  les  termine  est  formé  d'un  faisceau  de  feuilles  longues  et  aiguës 
comme  les  poignards  arabes,  et  à  la  pointe  recourbée.  Au-dessus 
des  portes  et  des  fenêtres  montent  en  pyramides  sur  le  mur  des 
ornemens  dans  le  goût  siamois ,  sortes  de  parasols  royaux  à  plu- 
sieurs étages  qui  s'achèvent  par  un  interminable  bonnet  pointu 
comme  en  portaient  nos  magiciens  astrologues;  mais  l'ornementa- 
tion la  plus  remarquable  est  celle  d'une  fausse  porte.  Sur  un  fond 
rouge,  entre  d'élégantes  guirlandes  de  fleurs  et  de  feuillage  doré, 
deux  personnages  également  dorés  ressortent  en  ronde  bosse.  Ils 
sont  raides  comme  toujours;  cependant  on  démêle  peut-être  une 
sorte  de  sourire  dans  leurs  traits  grossis  et  sur  leurs  lèvres  épatées. 
Ils  sont  soutenus  par  deux  espèces  de  monstres  griffons  ou  kabires 
qui  exécutent  loin  de  la  terre  une  danse  échevelée;  ceux-ci  sont 
lancés  vigoureusement  dans  l'espace;  leurs  mains  se  tordent  avec 
furie,  leurs  jambes  font  un  écart  extraordinaire.  Les  proportions  sont 
bonnes,  il  y  a  là  de  la  vérité,  de  la  force,  du  mouvement,  de  la 
vie.  —  L'intérieur  de  la  pagode  est  triste;  quelques  peintures  gros- 
sières salissent  çà  et  là  les  murs,  d'où  la  chaux  tombe  par  plaques. 
Le  plafond  cependant  mérite  quelque  attention.  Les  poutres  peintes 
forment  des  caissons  au  centre  desquels  on  voit  une  touffe  de 
feuillage  doré  qui  a  l'aspect  d'une  racine  abondante  et  chevelue, 
comme  si  la  plante  poussait  vers  le  ciel. 

Derrière  la  pagode  s'élève  une  pyramide  bizarre  qui  commence 
par  une  sorte  de  cube  énorme  sur  lequel  sont  posés,  séparés  les 
uns  des  autres  par  des  corniches,  trois  massifs  rectangulaires  qui 
vont  en  diminuant  de  hauteur.  L'architecte  a  placé  sur  cette  base 
comme  une  seconde  pyramide  qui  reproduit  d'abord  les  formes  de 


EXPLORATION   DU   MEKONG.  A81 

la  première,  puis  passe  par  une  transition  insensible  du  carré  au 
rond,  remplaçant  les  angles  saillans  par  des  lignes  ondulées  et  se 
terminant  par  une  pointe  aiguë.  Cet  ensemble  de  monumens  sur- 
prend l'œil,  déshabitué  des  grandes  proportions  et  des  nuances  écla- 
tantes; des  bannières,  des  étendards,  des  lambeaux  d'étoffe  de  toute 
couleur,  flottaient  au  vent.  Le  soleil  faisait  étinceler  l'or  et  miroiter 
le  verre  incrustés  dans  les  murs  au  milieu  des  briques  rouges. 
Tout  cela,  malgré  un  effet  assez  saisissant,  n'a  cependant  qu'une 
bien  médiocre  valeur;  la  pyramide,  souvent  reconstruite,  n'est  plus 
aujourd'hui  ce  qu'elle  a  pu  être  autrefois;  on  est  saisi  par  des  ir- 
régularités choquantes,  et  n'était  ce  besoin  naturel  d'admirer,  qui 
ne  sait  à  quoi  se  prendre  dans  un  pays  où  toutes  les  cases  sont  bâ- 
ties sur  un  modèle  unique,  on  passerait  sans  s'arrêter  devant  cet 
amas  de  briques  et  de  chaux  où  l'œil  rencontre  à  peine  un  détail  à 
remarquer.  Sur  la  pyramide  d'ailleurs,  la  dorure  n'existe  plus 
guère  que  grâce  à  la  piété  des  fidèles,  qui  collent  où  bon  leur 
semble  de  petites  feuilles  d'or  en  guise  d'offrande  ou  d'c.r-voto. 
De  tout  le  Laos,  on  vient  en  pèlerinage  à  Phnom;  les  plus  dévots  y 
font  des  retraites  de  quelques  jours  et  revêtent  pendant  ce  temps 
la  toge  safranée  des  bonzes.  Nous  avons  rencontré  des  radeaux 
chargés  de  bonzes  et  de  bonzesses  qui  se  rendaient  vers  ce  lieu  vé- 
néré, et  charmaient  les  loisirs  de  la  navigation  par  des  chants,  des 
prières  et  d'autres  exercices  faits  en  commun.  Notre  interprète  lao- 
tien, qui  souvent  m'avait  semblé  avoir  entièrement  perdu  la  foi, 
n'a  pu  résister  cependant  à  la  séduction  pieuse  exercée  sur  lui  par 
ce  monument,  qu'il  avait  autrefois  visité.  Dans  un  accès  de  ferveur 
inattendue ,  il  a  même  offert  à  Bouddha  la  moitié  de  la  phalange  su- 
périeure de  son  index.  Les  desservans  de  la  pagode  de  Phnom  exé- 
cutent fort  adroitement,  à  l'aide  d'un  couperet  et  d'une  règle,  les 
opérations  de  ce  genre;  ils  mesurent  le  zèle  des  pèlerins  sur  l'im- 
portance du  sacrifice.  C'est  une  étrange  chose  que  de  retrouverJ"en 
plein  Laos,  produite  par  le  bouddhisme,  cette  aberration  de  l'es- 
prit qui  pousse  l'homme  à  mutiler  son  corps.  Nous  avons  eu  lieu 
d'ailleurs  de  regretter  souvent  dans  la  suite  que  notre  interprète, 
au  lieu  de  se  borner  à  se  couper  le  doigt,  n'ait  pas  suivi  l'exemple 
d'Origène;  les  embarras  que  nous  ont  causés  ses  faiblesses  nous 
eussent  été  épargnés. 

Le  fleuve  continue  de  baisser.  D'immenses  bancs  de  sable,  comme 
des  monstres  échoués,  montrent  leur  dos  convexe.  Nous  apercevons 
devant  nous  une  forêt  de  montagnes;  elles  ont  dans  le  lointain  la 
teinte  plombée  de  grandes  vagues  qui  s'agitent  sous  un  ciel  noir  et 
paraissent  jetées  dans  un  indescriptible  désordre.  Ce  sont  les  mon- 
tagnes de  Lakhon,  qui  font  face  à  notre  campement  pendant  notre 

TOME  LXXXII.   —   18G9.  31 


A82  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

séjour  au  chef-lieu  de  cette  nouvelle  province.  La  chaîne  commence 
au  sud-est  par  deux  ou  trois  ondulations  molles,  allongées,  placides, 
qui  se  dirigent  vers  le  nord,  et  forment  au  tableau  un  fond  vapo- 
reux. Au  premier  plan,  réunis  et  cependant  bien  distincts,  se  dres- 
sent cinq  massifs  aux  crêtes  tailladées,  bosselées,  aux  flancs  couturés 
de  dépressions  ombreuses;  les  sommets  et  les  arêtes  sont  entourés 
d'une  discrète  et  pâle  auréole  par  le  soleil  luttant  contre  la  brume. 
En  remontant  vers  le  nord,  on  voit  une  immense  ligne  courbe  se  dé- 
velopper, s'agrandir,  s'ouvrir  comm.e  l'arche  d'un  pont  gigantesque, 
et  relier  ce  premier  groupe  à  un  second  plus  compliqué  où  chaque 
pic  a  une  forme  particulière,  et  agit  en  quelque  sorte  comme  il  lui 
plaît,  sans  s'inquiéter  de  son  voisin.  Ce  qu'il  y  a  de  remarquable  en 
eflet  dans  ces  montagnes,  c'est  l'espèce  de  vie  qu'elles  semblent 
posséder.  Il  en  résulte  un  incroyable  pêle-mêle.  Les  angles  sont 
bizarrement  assemblés  par  quelque  géomètre  en  délire  qui  n'a  pu 
être  que  le  feu  souterrain;  un  dôme  passe  curieusement  la  tète 
par-dessus  l'épaule  inclinée  d'un  mamelon,  une  pyramide  se  ren- 
verse comme  si  elle  obéissait  à  la  cadence  de  quelque  orchestre 
échevelé.  Vues  de  plus  près  et  en  détail,  ces  montagnes  répondent 
à  tout  ce  que  pourrait  rêver  l'imagination  la  plus  amie  du  fantas- 
tique affriandée  par  leurs  formes  lointaines.  Vallées,  gorges,  cre- 
vasses sombres,  parois  taillées  à  pic,  rugueuses  ou  polies  par  l'eau, 
cavités  festonnées  de  stalactites  pendantes  et  dentelées  comme  des 
sculptures  gothiques,  tout  cela  forme  un  spectacle  étrange  et  pro- 
voque l'admiration. 

Les  habitans  trouvent  là  une  mine  inépuisable  de  calcaire.  Us 
font  éclater  les  pierres  au  feu,  puis  les  brûlent  sur  place  ou  les 
transportent  par  eau  dans  les  villages  voisins.  Les  fours,  creusés 
dans  la  berge  du  fleuve,  sont  à  peu  près  semblables  à  ceux  que 
l'on  fait  en  France.  Ils  se  composent  d'un  foyer  profond  commu- 
niquant avec  une  vaste  cuve  évasée  où  l'on  met  les  blocs.  Si  le  sel 
fait  la  richesse  de  la  province  d'Ubône,  la  chaux  est  pour  le  pays  de 
Lakhon  la  source  d'une  aisance  relative.  Outre  que  les  pagodes  en 
absorbent  une  énorme  quantité,  elle  est  pour  tout  Laotien  un  ob- 
jet de  nécessité  première.  C'est  avec  la  feuille  de  bétel  et  la  noix 
d'arèque  un  élément  essentiel  de  cette  abominable  chique  qui  en- 
sanglante la  bouche,  épate  les  lèvres,  déchausse  et  noircit  les 
dents,  et  rend  les  femmes  hideuses.  A  cela,  les  indigènes  ajoutent 
souvent  du  tabac  et  l'écorce  d'un  certain  arbre  qui  fait  l'objet 
d'un  grand  commerce. 

Près  de  la  résidence  du  gouverneur  de  Lakhon,  un  quartier 
considérable  du  village  venait  de  brûler.  Les  feuilles  des  arbres 
étaient  roussies,  les  troncs  calcinés.  La  physionomie  des  hauts  pal- 
miers avait  surtout  quelque  chose  de  lamentable.  Cette  grande 


EXPLORATION   DU   MEKONG.  A83 

trouée  faite  par  le  feu  au  milieu  des  fleurs  et  de  la  verdure  m'in- 
spira d'abord  une  sorte  de  tristesse.  On  eût  dit  que  l'hiver  venait  tout 
à  coup  de  sévir  sur  une  partie  d'un  bocage,  laissant  à  l'autre  partie 
ses  ombrages  et  ses  mystères.  Ce  sentiment  ne  dura  pas.  Le  quar- 
tier détruit  était  devenu  un  vaste  chantier.  Il  y  régnait  une  activité 
joyeuse;  des  bandes  d'enfans,  jouissant  du  mouvement  inusité  qui 
se  faisait  autour  d'eux,  augmentaient  le  bruit.  Dans  un  village  de 
France,  un  pareil  événement  serait  un  irréparable  désastre.  Au  Laos, 
avec  les  facilités  de  la  vie,  on  paraît  s'en  apercevoir  à  peine.  Plus 
loin,  des  cases  neuves  se  construisaient  en  grand  nombre,  mais  par 
les  soins  d'émigrés  annamites,  qui  fraternisèrent,  cela  va  de  soi,  avec 
notre  escorte.  Ce  n'était  pas  sans  un  vif  plaisir  que  nous  rencon- 
trions nous-mêmes  inopinément  des  individus  semblables  à  ceux 
qui  remplissent  les  rues  de  Saigon.  Hommes,  femmes,  enfans,  nous 
entouraient  familièrement.  La  curiosité  dilatait  leurs  yeux,  mais  on 
n'apercevait  sur  leur  visage  aucune  trace  de  rancune  ou  de  colère. 
Ils  ont  cependant  quitté  leur  pays  pour  ne  pas  avoir  à  le  défendre. 
Notre  invasion  ayant  forcé  Tu-duc  à  faire  des  levées  extraordinaires, 
beaucoup  de  ses  sujets  ont  jugé  prudent  de  mettre  l'épaisseur  d'une 
montagne  entre  eux  et  les  recruteurs  du  roi.  Ceux  qui  se  sont  éta- 
blis à  Lakhon  sont  originaires  d'une  province  au-dessus  de  Hué. 
C'est  à  peine  si  35  ou  hO  lieues  les  séparent  de  leur  pays.  Si  l'on 
excepte  Huthen,  la  station  suivante  du  voyage,  qui  n'est  pas  à  plus 
de  30  lieues  marines  des  bords  du  golfe  de  Tonkin,  Lakhon  est  le 
point  le  plus  voisin  de  l'empire  annamite  où  nous  nous  soyons  ar- 
rêtés. La  direction  générale  du  Mékong  vers  l'ouest,  déjà  très  sen- 
sible depuis  Bassac,  va,  en  s' accentuant  davantage,  nous  en  éloigner 
beaucoup  désormais.  A  l'aspect  de  ce  simple  village,  où  se  remar- 
que l'activité  d'une  fourmilière,  on  ne  peut  que  faire  des  vœux  pour 
que  l'émigration  des  Annamites  se  développe  au  Laos.  Ceux-ci  fe- 
raient parmi  les  Laotiens  l'effet  du  levain  dans  une  pâte  inerte.  Es- 
sentiellement assimilables  par  leurs  qualités  comme  par  leurs  dé- 
fauts, ils  seraient  l'instrument  principal  et  le  plus  utile  de  notre 
politique  dans  ces  contrées. 

Le  village  chef-lieu  de  la  province  d' Huthen  ne  présente  aucune 
particularité,  il  tient  cependant  la  meilleure  place  dans  mon  sou- 
venir. Un  jour,  le  6  mars  1867,  je  m'étais  étendu  dans  un  de  ces 
petits  belvédères  de  bois  bâtis  ordinairement  au  sommet  de  la  berge 
près  des  pagodes,  et  où  les  bonzes  passent  à  regarder  couler  l'eau 
le  temps  qu'ils  ne  consacrent  pas  à  la  récitation  des  prières.  A  mes 
pieds,  le  fleuve,  large  et  tranquille  comme  un  immense  miroir  d'a- 
cier sans  cesse  frappé  par  les  rayons  du  soleil,  renvoyait  mille 
éclairs;  il  s'unissait  à  la  rive  opposée  par  un  banc  de  sable  que  ta- 
chaient de  noir  des  buffles  s'avançant  avec  lenteur  vers  l'eau  pour 


hS!l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

échapper  à  la  chaleur  du  jour.  Le  ciel  était  comme  une  calotte  mé- 
tallique chauffée  à  blanc,  et  le  rayonnement  du  paysage  brûlait  les 
yeux.  Ma  pensée,  dans  une  sorte  de  demi-sommeil,  se  dirigeait 
comme  toujours  vers  la  France,  quand  des  cris  de  joie  vinrent  brus- 
quement m'apprendre  que  nous  allions  entendre  parler  d'elle. 
M.  Garnier  arrivait.  Il  avait  trouvé  à  Pnom-Penh  une  partie  du  cour- 
rier; l'autre,  qui  nous  avait  été  expédiée  par  Bangkok,  s'est  proba- 
blement perdue  dans  les  forêts;  nous  tenions  enfin  les  passeports 
signés  du  prince  Kong,  le  régent  du  Céleste-Empire,  où  nous  pou- 
vions dès  lors  espérer  de  pénétrer.  Nous  apprenions  en  même  temps 
que  le  canon  avait  grondé  en  Europe,  bouleversé  l'Allemagne  et  sou- 
levé l'opinion  en  France.  D'après  le  ton  des  journaux  et  les  prophé- 
ties contenues  dans  nos  lettres  particulières,  une  guerre  prochaine 
et  terrible,  à  laquelle  notre  patrie  ne  demeurerait  pas  étrangère, 
nous  paraissait  inévitable.  Aujourd'hui  ces  prophéties  nous  font 
sourire;  alors  elles  retentissaient  douloureusement  dans  nos  âmes. 
C'est  avec  un  pareil  poids  sur  le  cœur  que  nous  nous  remettions 
en  route  pour  entrer  dans  des  régions  reculées  où  nous  n'avions 
plus  l'espoir  qu'aucun  courrier  pût  nous  atteindre.  Nous  ne  man- 
quions jamais  de  confier  des  lettres  aux  négocians  qui  descendaient 
le  fleuve,  aux  mandarins  qui  se  rendaient  à  Bangkok.  Nous  avons 
constaté  depuis  qu'elles  étaient  toutes  parvenues  à  leur  adresse, 
tant  est  grand  le  respect  des  Laotiens  pour  ce  qu'on  leur  confie,  et 
pour  les  lettres  en  particulier.  Quant  à  nous,  ne  connaissant  pas 
d'avance  notre  itinéraire,  ignorant  jusqu'au  nom  de  nos  stations 
futures,  nous  savions  trop  bien  que  le  silence  allait  pour  longtemps 
se  faire  autour  de  nous  sur  les  questions  débattues  en  Europe. 
Je  n'ai,  dans  aucune  autre  circonstance  d'un  voyage  qui  nous  ré- 
servait tant  d'épreuves,  mesuré  plus  nettement  l'étendue  des  sa- 
crifices que  j'avais  acceptés.  Nos  lettres  de  famille,  lues,  relues, 
commentées,  retrempèrent  nos  courages.  Les  moins  anciennes  re- 
montaient au  mois  de  septembre  1866.  Nous  étions  en  mars  1867, 
et  nous  n'allions  plus  en  recevoir  avant  la  fin  de  juin  de  l'année 
suivante. 

Saïabury  et  Phon-Pissaï  n'offrent  aucun  intérêt.  Entre  ces  deux 
centres  de  province,  ces  deux  muongs,  comme  disent  les  indigènes, 
les  rives  du  Mékong  sont  à  peu  près  désertes;  des  deux  côtés,  la 
grande  forêt  s'avance;  des  arbres  géans  gisent  çà  et  là,  et  s'appuient 
contre  les  berges,  écrasées  sous  ce  poids;  les  eaux  rongent  les  ra- 
cines, et  ils  se  cramponnent  encore  à  la  terre  par  les  branches. 
La  prochaine  crue  du  fleuve  va  balayer  tous  ces  cadavres.  En  at- 
tendant le  riz  quotidien,  qui  cuit  sur  le  rivage,  chacun  de  nous 
s'enfonce  au  hasard  dans  les  grands  bois  fourrés.  Nous  admirons 
cette  végétation  puissante,  ces  colonnes  hautes  de  cent  pieds» 


EXPLORATION    DU   MEKONG.  A85 

réunies  l'une  à  l'autre  par  les  lianes  flexibles  enroulées  autour 
d'elles  et  suspendues  aux  arceaux  du  feuillage.  L'habitude  aguerrit. 
Mous  nous  promenions  sans  armes  sous  ces  voûtes  obscures  sans 
songer  jamais  aux  ennemis  terribles  que  peuvent  receler  les  bam- 
bous et  les  jungles.  Un  soir  pourtant,  à  peu  de  distance  encore  du 
rivage,  l'un  de  nous  vit  un  tigre  bondir  et  s'arrêter  à  vingt  pas  de 
lui.  L'œil  féroce  de  l'animal  effrayait  sans  doute  l'Européen;  mais  la 
peau  blanche ,  la  longue  barbe  et  le  regard  ferme  de  l'Européen 
ne  troublaient  pas  moins  l'animal.  Celui-ci  s'arrêta,  laissa  reculer 
son  adversaire  jusqu'aux  barques.  Nous  sautâmes  sur  nos  fusils; 
malgré  des  indications  précises,  malgré  les  traces  de  la  bête  puis- 
samment empreintes  sur  la  terre  humide,  notre  battue  n'eut  aucun 
résultat.  Des  singes  effrayés  grognaient  au  sommet  des  arbres  en 
nous  criblant  de  projectiles.  C'était  agir  en  ingrats,  car,  s'il  faut  en 
croire  les  indigènes ,  le  tigre  que  nous  venions  de  mettre  en  fuite 
était  occupé,  à  guetter  ces  méchans  quadrumanes.  Il  a  coutume, 
quand  il  les  voit  s'ébattre  sur  un  arbre  jeune  et  pliant,  de  s'en  ap- 
procher en  rampant  dans  l'herbe;  il  donne  alors  brusquement  un 
coup  d'épaule  au  tronc,  comme  font  les  enfans  pour  abattre  des 
pommes  et  des  noix,  et  les  singes  que  la  secousse  jette  à  terre 
sont  dévorés  sur-le-champ.  —  Notre  présence  ne  suffisant  pas  pour 
rassurer  nos  Laotiens,  nous  les  autorisâmes  à  mettre  une  partie 
du  fleuve  entre  eux  et  les  visiteurs  nocturnes;  ils  allèrent  coucher 
sur  des  îlots  voisins. 

Après  un  assez  long  espace  désert,  l'homme  signale  de  nouveau 
sa  présence  par  un  essai  d'établissement.  Un  quartier  de  forêt  est 
abattu.  Les  arbres,  coupés  à  six  pieds  du  sol,  gisent  entassés  l'un 
sur  l'autre  suivant  les  hasards  de  leur  chute.  Des  plants  de  bananiers 
ont  pris  racine  à  côté;  les  poulets,  les  chiens,  les  porcs,  errent  au 
milieu  de  ce  désordre,  et  les  fondateurs  du  village  accroupis  dans 
des  chaumines  semblent  attendre  qu'il  se  construise  tout  seul.  Je 
ne  pouvais  me  défendre  de  comparer  ce  tableau  à  celui  que  nous 
trace  M.  Ampère  dans  ses  Promenades  en  Amérique  d'une  ville  de 
l'Union  à  ses  débuts,  Chicago,  je  crois.  Au  moment  où  le  spirituel 
voyageur  la  visitait,  la  forêt  était  à  peine  vaincue;  les  futurs  ci- 
toyens se  servaient  encore  pour  construire  leurs  maisons  des  arbres 
qu'ils  abattaient  sur  place.  Chicago  est  aujourd'hui  une  ville  impor- 
tante de  l'îllinois,  et  ne  compte  pas  moins  de  200,000  habitans!  — 
L'Asie,  antique  berceau  du  monde,  ne  produit  plus  que  des  tyrans 
et  des  esclaves.  Puissent  les  races  qui,  sorties  de  son  sein,  se  sont 
développées  sous  des  climats  moins  énervans,  rapporter  un  peu  de 
jeunesse  à  la  vieille  nourrice  de  leurs  pères  ! 

Nong-Caï,  province  voisine  de  Vien-Chan,  l'ancienne  capitale  du 


llSô  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

royaume,  a  gagné  en  importance  depuis  la  ruine  de  celui-ci.  Le 
gouverneur  fait  preuve  d'une  certaine  fierté.  Il  se  dispense  par 
exemple  de  se  rendre  à  Bangkok  pour  les  funérailles  du  second 
roi  de  Siam.  Il  vient  nous  voir  splendidement  habillé  d'un  langouti 
de  soie  et  d'une  veste  de  même  étoffe  galonnée  d'or.  Sa  suite  est 
nombreuse;  un  magnifique  parasol  l'abrite  du  soleil;  ses  crachoirs, 
aiguières,  boîtes  à  bétel,  sont  en  argent  doré.  A  ce  dernier  trait,  on 
reconnaît  un  gouverneur  presque  aussi  puissant  qu'un  roi.  Nous 
allons  immédiatement  lui  rendre  sa  visite;  son  palais,  quoique  con- 
struit en  bois,  a  bon  air;  de  magnifiques  colonnes  en  soutiennent  la 
charpente.  La  vaste  pièce  où  il  reçoit  est  décorée  de  tableaux  chi- 
nois. A  notre  entrée,  la  musique  joue  un  air  qui  doit  être  l'air  na- 
tional, car  je  n'ai  jamais  entendu  que  celui-là  au  Laos.  Son  excel- 
lence, assise  sur  une  table,  la  première  que  nous  ayons  encore  vue 
dans  ce  pays,  nous  invite  à  en  faire  autant,  et  nous  nous  livrons 
par  interprète  à  une  conversation  amicale. 

Derrière  le  village  s'étend  une  plaine  immense  où  des  palmiers 
ont  poussé  au  hasard.  Ces  arbres  ont  une  physionomie  toute  parti- 
culière, plus  poétique  et  plus  orientale  que  le  gracieux  aréquier  ou 
le  cocotier  un  peu  lourd.  Ils  ont  peine  à  porter  leur  tête,  et  leur 
tronc  est  souvent  penché.  Le  vent  fait  crépiter  leurs  feuilles  comme 
du  parchemin  que  l'on  froisserait.  Dans  cette  plaine  est  bâtie  la 
pagode  principale,  à  laquelle  conduit  une  longue  chaussée  de  bois. 
C'est  jour  de  fête,  la  foule  inonde  les  abords  et  les  portiques.  Les 
pantalons  bleus  des  Chinois  se  mêlent  aux  langoutis  bigarrés  et  aux 
écharpes  multicolores  des  Laotiens.  Fidèles  et  curieux  se  pressent 
dans  le  préau  et  dans  l'enceinte  trop  étroite  du  sanctuaire,  où  des 
bonzes  lisent  des  prières.  Autour  d'eux,  disposées  avec  un  certain 
goût,  des  offrandes  décorent  le  temple  et  ouvrent  l'appétit.  Des 
tentures  écarlates  pendent  aux  colonnes.  Dans  l'ombre  ardente,  au 
milieu  des  fleurs  et  des  parfums,  les  jeunes  filles  ont  fœil  agaçant, 
et  leur  sourire  donne  le  vertige.  Chacun  cause,  fume  ou  rit  bruyam- 
ment. Personne  n'est  recueilli,  personne  même  n'est  attentif,  à  l'ex- 
ception de  trois  jeunes  clercs  qui  glissent  un  regard  libertin  sous 
l'écharpe  des  jeunes  filles  agenouillées  au-dessous  d'eux. 

Nous  avions  conservé  jusqu'à  Nong-Caï  le  Français  qui  nous 
servait  d'interprète  pour  la  langue  siamoise.  Il  eût  pu  nous  être 
utile  longtemps  encore;  mais  son  inconduite  contraignit  M.  de  La- 
grée  à  s'en  défaire.  Plus  nous  avancions,  et  plus  il  importait  de 
resserrer  les  liens  de  la  discipline.  Le  jour  n'était  pas  éloigné  où 
une  seule  faute  aurait  pu  nous  perdre.  Nous  nous  étions  aperçus 
souvent  déjà  d'un  revirement  brusque  et  inexplicable  dans  les  dis- 
positions des  populations  et  des  autorités.  Cela  tenait  tout  sim- 
plement au  vol  de  quelque  broc  ou  bien  au  viol  de  quelque  fi 


EXPLORATION   DU   MEKONG.  587 

Profitant  des  facilités  que  lui  donnait  la  connaissance  de  la  langue, 
notre  interprète  s'introduisait  dans  les  familles,  abusait  de  notre 
titre  de  mandarins  pour  commettre  des  désordres  dont  les  vic- 
times n'osaient  pas  se  plaindre.  Ce  malheureux,  jeté  k  Bangkok  dès 
l'âge  de  onze  ans,  sans  famille  et  sans  appui,  était  fatalement  tombé 
aux  mains  de  tous  les  aventuriers  de  passage;  il  avait  servi  d'in- 
strument à  leurs  plaisirs  et  de  complice  à  leurs  fraudes.  Conser- 
vant de  son  origine  une  intelligence  ouverte  et  prompte,  il  avait 
emprunté  au  milieu  asiatique  dans  lequel  il  avait  vécu  le  génie  de 
la  souplesse  et  de  la  ruse,  avec  une  puissance  de  mensonge  que  je 
n'ai  vue  qu'à  lui.  Toute  notion  du  juste  et  de  l'injuste,  du  bien  et 
du  mal,  était  eflacée  de  son  cerveau.  Ce  n'était  pas  sans  une  véri- 
table épouvante  que  je  plongeais  parfois  dans  les  abîmes  de  cette 
nature  dégradée,  où  les  bons  conseils  tombaient  comme  des  pierres 
dans  un  gouffre.  Parmi  les  rêves  favoris  qui  traversaient  le  cerveau 
de  cet  homme,  le  trafic  des  esclaves  paraissait  tenir  le  premier 
rang.  Il  comptait  revenir  au  Laos  pour  s'y  livrer,  et  ne  craignait 
pas  de  nous  le  dire.  Il  voyait  là  un  moyen  assuré  de  satisfaire  ses 
trois  passions  dominantes,  le  goût  des  aventures,  l'amour  de  l'ar- 
gent et  le  besoin  de  débauches.  —  J'ai  ouï  dire  à  des  gens  d'expé- 
rience que,  pour  rester  honnête  dans  la  position  d'interprète,  il  fal- 
lait l'être  trois  fois.  Si  cette  observation  est  juste,  on  jugera  du 
soulagement  que  nous  causa  le  gouverneur  de  Nong-Caï  en  nous 
offrant  de  reconduire  notre  homme  à  Bangkok  sous  bonne  garde. 
Chacun  des  membres  de  l'expédition  acheva  d'apprendre  de  la 
langue  ce  qui  était  nécessaire  à  ses  besoins.  Cela  se  fit  assez  vite 
par  la  raison  qui  force  à  nager  quand  on  est  tombé  dans  l'eau.  Pour 
faciliter  ses  rapports  personnels  avec  les  autorités  indigènes,  M.  de 
Lagrée  conservait  encore  cet  ancien  bonze  du  Cambodge,  Laotien 
d'origine,  qui  s'était  coupé  le  doigt  à  Phnom. 

Le  gouverneur  de  Nong-Caï  mit  sa  propre  pirogue  à  la  disposition 
du  chef  de  l'expédition.  Cette  barque  aux  formes  gracieuses,  sur  la- 
quelle on  avait  jeté  l'or  à  profusion,  était  montée  par  vingt  rameurs 
en  casaque  de  laine  rouge,  la  tête  ornée  de  képis  à  large  visière  et 
d'une  hauteur  démesurée.  Chacun  de  nous  prit  possession  d'une  pi- 
rogue moins  élégante,  et  nous  arrivâmes  le  2  avril  à  un  endroit  où 
le  Mékong  dessine  une  sorte  d'éventail  immense.  Nos  rameurs  s'ar- 
rêtèrent, ils  nous  dirent  que  nous  étions  arrivés  à  Yien-Ghan. 
Étonnés,  car  nous  n'apercevions  sur  les  rives  autre  chose  que  d'é- 
paisses forêts,  nous  mîmes  pied  à  terre  avec  quelque  curiosité. 
Parmi  tous  les  noms  étranges  dont  je  m'étais  chargé  la  mémoire 
avant  de  partir,  Vien-Chan  était  celui  qui  jetait  le  plus  d'éclat.  Il 
est  souvent  revenu  sous  ma  plume  durant  le  cours  de  ce  récit.  Nous 
avons  trouvé  dispersés  dans  tout  le  Laos  les  descendans  de  la  fa- 


ZjSS  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mille  souveraine  qui  régna  jadis  sur  la  capitale  dont  nous  nous  pré- 
parions à  explorer  les  ruines.  Je  vais  dire  ce  qui  reste  de  cette 
ville,  autrefois  célèbre,  qui  fut  le  centre  d'un  royaume  assez  impor- 
tant pour  que  van  Diémen,  gouverneur-général  des  Indes  néerlan- 
daises, jugeât  utile  d'y  envoyer  une  ambassade  dans  la  première 
moitié  du  xvii*  siècle. 

Après  avoir  escaladé  la  haute  berge  à  l'aide  d'une  échelle  de 
bambous,  nous  nous  trouvons  en  face  de  ces  broussailles  piquantes 
qui  poussent  toujours  plus  épaisses  dans  les  ruines,  voile  jeté  par 
la  nature  sur  l'impuissance  de  l'homme  et  la  vanité  de  ses  œuvres. 
Un  guide ,  courbé  vers  la  terre  par  le  poids  de  ses  souvenirs  et  par 
celui  des  années,  dirige  avec  émotion  notre  marche  impatiente.  Il 
a  vu  Vien-Ghan,  sa  patrie,  au  temps  de  sa  splendeur.  —  Le  sol  est 
jonché  de  briques.  Nous  ne  tardons  pas  à  rencontrer  le  mur  d'en- 
ceinte de  la  ville.  Il  est  élevé,  très  large  et  surmonté  d'ornemens 
en  forme  de  cœur  rapprochés  de  façon  à  former  des  créneaux.  Un 
énorme  poteau  de  bois  auquel  attenait  la  porte  principale  est  en- 
core debout.  La  muraille  qui  aboutissait  au  fleuve  s'enfonce  sous 
les  bambous  en  faisant  une  série  d'angles  saillans  et  rentrans.  On 
voit  encore  de  distance  en  distance  des  monceaux  de  briques  qui 
furent  probablement  des  bastions.  Après  de  longues  et  minutieuses 
recherches,  nous  pûmes  nous  convaincre  d'ailleurs  que  la  ville  ne 
renfermait  d'autres  monumens  que  le  palais  du  roi,  des  pagodes  et 
des  bibliothèques  pour  les  livres  sacrés;  mais  ces  édifices  y  étaient 
en  si  grand  nombre  qu'il  faut  renoncer  même  à  les  compter.  Tous 
paraissent  avoir  été  construits  sur  le  même  plan  et  décorés  des 
mêmes  ornemens;  les  proportions  seules  varient.  La  pagode  de 
Phâ-kéo  était  assurément  l'une  des  plus  grandes  et  des  plus  belles. 
Les  arbres  qui  la  voilent,  les  lianes  qui  s'enlacent  aux  colonnes,  et 
répandent  sur  ses  débris  une  ombre  mystérieuse,  font  ressentir  au 
visiteur  quelque  chose  de  ce  qu'éprouvait  l'âme  des  anciens  sur  le 
seuil  d'un  bois  sacré.  Des  briques  à  jour  composent  l'enceinte  de  la 
pagode,  aux  parvis  de  laquelle  conduisent  des  escaliers  monumen- 
taux. Un  dragon  se  tord  sur  les  rampes,  et  dans  un  dernier  repli 
relève  sa  tête  menaçante.  Les  colonnes  de  la  galerie  sont  gra- 
cieuses, élancées,  sveltes,  sans  base,  mais  terminées  par  un  chapi- 
teau de  feuilles  longues,  aiguës,  repliées  en  dehors  et  comme  écra- 
sées par  le  poids  qu'elles  supportent.  Ces  colonnes  conservent 
encore  çà  et  là  des  traces  de  dorure.  Les  trois  portes  de  la  façade 
et  les  fenêtres  des  côtés  sont  richement  encadrées  d'ornemens  ana- 
logues à  ceux  que  j'ai  vus  à  Phnom.  Cet  édifice  considérable  était 
entièrement  doré  à  l'extérieur.  Il  n*a  plus  de  toit,  et  la  colossale 
statue  de  Bouddha  qui  siège  encore  sur  l'autel  abandonné  reste  ex- 
posée aux  injures  de  l'air.  Tout  à  côté  du  temple  se  trouve  une 


EXPIORATION    DU    MEKONG.  A89 

bibliothèque  construite  clans  le  même  style,  mais  moins  spacieuse. 
Sur  le  fond  noir  des  murs,  les  artistes  avaient  dessiné  des  losanges 
dorés;  ils  produisent  un  peu  l'effet  de  ces  lambeaux  de  papier  que 
l'on  voit  collés  aux  murailles  dans  les  démolitions  de  Paris. 

Phâ-kéo,  —  les  indigènes  ont  religieusement  conservé  le  nom 
des  temples  détruits,  —  était  la  pagode  du  palais.  Celui-ci  n'est 
plus  qu'un  amas  de  ruines  couvrant  encore  une  superficie  considé- 
rable. D'après  ce  que  nous  avons  pu  distinguer  et  selon  les  rensei- 
gnemens  des  témoins  oculaires  survivans,  le  plan  de  cet  édifice  ne 
s'éloignait  pas  sensiblement  de  celui  des  pagodes.  C'était  un  bâ- 
timent rectangulaire  entouré  d'une  galerie  soutenue  par  des  co- 
lonnes. Une  autre  pagode,  celle  de  Si-saket,  est  construite  dans 
une  cour  intérieure  autour  de  laquelle  règne  un  cloître.  Des  sta- 
tues de  Bouddha  assis  sont  alignées  sous  ce  portique.  Leur  coiffure, 
terminée  en  pointe,  ressemble  au  casque  de  nos  anciens  chevaliers, 
et,  n'était  la  physionomie  placide  du  dieu  (1),  on  croirait  entrer  dans 
quelque  musée  d'armures.  En  outre  les  murailles  du  cloître,  celles 
même  de  la  pagode,  sont  percées  de  milliers  de  petites  niches  ré- 
gulières dans  chacune  desquelles  sont  blottis  deux  ou  trois  Bouddha 
en  miniature.  Nous  avons  estimé  à  vingt  mille  environ  le  chiffre  de 
ces  petites  effigies  :  c'est  un  vrai  pigeonnier  de  dieux.  Si-saket  est 
le  temple  le  mieux  conservé;  on  y  rencontre  encore  un  grand 
nombre  d'objets  employés  dans  les  cérémonies  du  culte.  J'ai  admiré 
entre  autres  un  petit  chef-d'œuvre  de  sculpture  sur  bois.  C'est  une 
sorte  d'écran  auquel  adhère  une  légère  barre  de  fer  destinée  à 
porter  les  cierges  qu'on  allumait  devant  l'autel.  Il  se  compose  d'un 
cadre  doré  sur  lequel  des  figures  bizarres  entremêlent  leurs  formes 
allégoriques.  Deux  serpens  enlacent  leurs  anneaux,  et  sur  ces  dé- 
tails touffus,  dont  le  relief  surprend  et  charme  les  yeux,  deux  bras 
se  détachent  pour  soutenir  le  porte-cierge.  Dans  l'espace  laissé  vide 
au  milieu  de  l'écran,  une  sorte  de  lyre  mariant  l'or  et  le  jour  produit 
le  meilleur  effet.  Notons  encore  une  chaire  de  ciment  doré  conservée 
dans  une  autre  pagode.  Sur  un  socle  sculpté,  orné  de  lions  à  têtes 
d'hommes,  centaures  d'un  nouveau  genre,  viennent  s'appuyer  de 
légers  arceaux  qui  supportent  le  toit.  La  place  où  se  tenait  le  bonze 
pour  lire  des  prières  est  dessinée  par  d'élégantes  colonnettes.  D'in- 
nombrables pyramides  se  cachent  dans  la  forêt;  après  les  avoir  à 
demi  renversées,  les  arbres  contribuent  à  les  maintenir.  La  végéta- 
tion naturelle  s'allie  admirablement  à  cette  végétation  de  pierre  ; 
les  tons  gris  du  ciment  lui  donnent  l'aspect  du  granit  assombri  par 
l'air  humide.  Des  milliers  de  kilogrammes  de  cuivre  et  de  bronze 

(1)  Cette  expression  n'est  pas  d'une  exactitude  rigoureuse.  Bouddha  ne  s'est  jamais 
donné  que  comme  un  homme  prêchant  la  perfection;  mais,  en  dépit  de  l'orthodoxie,  il 
est  bien  tenu  pour  dieu  par  la  foi  populaire. 


A90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

coulés  dans  un  moule  à  Bouddha,  des  monceaux  de  briques,  des 
pagodes  à  l'infini,  et  au  milieu  de  tout  cela  les  vestiges  d'une  seule 
habitation  profane,  le  palais  du  roi  :  voilà  ce  que  j'ai  vu  pendant 
quelques  heures  de  promenade  rapide  au  milieu  des  ruines  de  \ien- 
Chan.  Les  habitans  logeaient  dans  des  cabanes,  comme  faisaient  les 
Khmers;  mais  il  ne  faut  pas  réveiller  à  propos  de  ces  débris ,  qui  sont 
après  tout  de  médiocre  valeur,  les  souvenirs  de  la  grande  architec- 
ture cambodgienne  d'Angcor  et  de  Vat-Phou,  car  ce  serait  se 
mettre  dans  le  cas  de  ne  plus  rien  admirer  au  Laos.  Quand  le  gé- 
néral de  Siam  chassa  le  roi,  celui-ci  construisait  encore;  aujour- 
d'hui, quarante  ans  après,  tout  s'écroule,  etiam  periere  riiinœ. 

Une  vaste  chaussée,  large,  droite,  plantée  de  vieux  arbres  et 
aboutissant  à  la  porte  principale,  traverse  des  prairies  marécageuses 
qui  furent  autrefois  des  fossés.  Elle  mène  à  un  chemin  sablonneux 
couvert  d'un  berceau  de  bambous.  A  chaque  instant,  l'on  rencontre 
des  vestiges  de  murailles  indiquant  l'emplacement  d'anciennes  pa- 
godes; les  petites  pyramides  se  multiplient.  Le  malheureux  Laotien 
qui  nous  accompagne,  tout  tremblant  de  guider  des  étrangers  dans 
ces  lieux  consacrés,  s'incline  souvent,  se  prosterne  quelquefois,  et 
s'épuise  à  prodiguer  des  marques  de  respect  aux  esprits  protec- 
teurs des  ruines.  Il  fait  un  geste  d'horreur  en  me  voyant  me  diriger 
curieusement  vers  une  niche  enfouie  dans  les  broussailles.  «  Là, 
me  dit-il,  réside  un  génie,  Tepada;  il  veut  qu'on  rampe  en  appro- 
chant de  lui,  et  n'entend  pas  raillerie  sur  ce  point  d'étiquette.  » 
Aucun  malheur  ne  m'étant  arrivé,  je  poursuis  ma  route  jusqu'à  un 
monument  qui  paraît  avoir  été  l'œuvre  capitale  de  cette  architec- 
ture laotienne,  dépourvue  de  grandeur  comme  de  durée,  mais  à  la- 
quelle on  ne  peut  refuser  une  certaine  grâce  élégante.  Ce  monu- 
ment a  été  épargné  par  les  Siamois.  Les  deux  premières  enceintes 
ne  présentent  rien  de  particulier.  Au-dessous  de  la  corniche  qui 
décore  la  troisième  court  une  guirlande  d'ornemens  ventrus.  On 
dirait  les  pétales  d'un  gigantesque  bouton  de  lotus  sur  le  point 
de  s'épanouir.  De  lourds  socles  couverts  d'inscriptions  supportent 
trente-quatre  clochetons  élancés.  Appuyée  à  ces  socles  comme  à 
des  contre-forts,  la  masse  sur  laquelle  est  assise  la  pyramide  com- 
mence à  déployer  ses  courbes,  et  celle-ci  s'élance  elle-même  d'une 
gerbe  de  larges  feuilles,  comme  la  tige  d'une  plante.  Elle  a  la  forme 
traditionnelle  et  se  termine  en  pointe.  Jadis  elle  étincelait  d'or  appli- 
qué sur  une  armature  de  plomb  dont  on  voit  encore  des  lambeaux. 
Le  ciment  est  bien  conservé  partout.  Il  a  une  teinte  uniforme  et  plate 
qui  fait  illusion,  et  l'on  est  porté  au  premier  abord  à  accorder  au 
monument  qu'il  recouvre  le  bénéfice  d'une  haute  antiquité.  D'après 
une  inscription  gravée  sur  une  table  de  pierre,  il  ne  remonterait  pas 
cependant  au-delà  du  xvii'^  siècle.  Sans  s'arrêter  à  une  critique 


EXPLORATION    DU    MEKONG.  kQi 

de  détails  qui  serait  trop  facile,  il  faut  se  déclarer  satisfait  de  l'en- 
semble de  cet  édifice  ;  ses  fines  pointes  et  ses  gracieux  clochetons 
se  détachent  sur  le  fond  mouvant  d'un  bois  de  palmiers  à  l'ombre 
desquels  s'abritent  quelques  cabanes.  Les  habitans  viennent  nous 
offrir  du  riz,  un  miel  à  faire  envie  aux  abeilles  de  l'Hymette  et  des 
vases  remplis  de  vin  de  palme,  liqueur  fraîche  et  sucrée  qui  s'écoule 
comme  le  sang  d'une  blessure  d'une  incision  faite  au  palmier.  Cette 
hospitalité  cordiale  et  spontanée  valait  plus  à  nos  yeux  que  la  récep- 
tion magnifique  faite,  il  y  a  plus  de  deux  cents  ans,  à  nos  devan- 
ciers les  Hollandais  compagnons  de  van  Vusthorf,  auxquels  je  vais 
emprunter  tout  à  l'heure  de  curieux  détails  sur  les  cérémonies  offi- 
cielles dont  leur  ambassade  fut  l'occasion.  Je  ne  m'étendrai  pas 
davantage  sur  les  ruines  de  Yien-Chan.  Les  temples  et  le  palais  ne 
laissent  voir  sous  leur  dorure  tombée  que  des  briques  mal  jointes; 
c'est  une  scène  abandonnée  par  les  acteurs  et  que  le  temps,  ce 
grand  machiniste,  dépouille  tous  les  jours  de  ses  derniers  orne- 
mens.  D'ailleurs  une  civilisation  qui  ne  faisait  place  qu'aux  bonzes, 
aux  mandarins  et  au  roi  n'est  guère  intéressante  en  elle-même. 
Quant  à  l'architecture  qu'elle  a  produite,  on  peut  en  retrouver  au- 
jourd'hui le  type  dans  la  plupart  des  pagodes  de  Bangkok.  L'une 
d'elles ,  celle  qui  est  consacrée  surtout  aux  dévotions  du  roi  de 
Siam,  renferme  la  fameuse  statue  d'émeraude  que  Pha-tajac  ravit 
à  Yien-Chan  en  1777.  Elle  a  une  coudée  de  haut,  et,  selon  M.  Pal- 
legoix,  les  Anglais  lui  attribuent  une  valeur  de  plus  d'un  million 
de  francs. 

Dans  les  divers  mémoires  des  savans  géographes  qui  ont  essayé 
de  faire  la  carte  de  l'Indo-Chine  en  combinant  laborieusement  les 
renseignemens  fournis  par  quelques  rares  voyageurs  et  les  détails 
arrachés  aux  indigènes  eux-mêmes,  il  est  le  plus  souvent  impos- 
sible de  reconnaître  Vien-Chan  à  travers  le  double  voile  d'indica- 
tions trop  vagues  et  d'une  orthographe  défectueuse  qui  ne  repro- 
duit pas  toujours  le  son  de  la  prononciation  locale.  A  cela  tient 
sans  doute  l'incertitude  qui  a  régné  longtemp  sur  la  vraie  position 
géographique  de  cette  ville.  Crawfurd  l'appelle  Lang-Chang  et  la 
dit  située  par  15°Zi5'  de  latitude  nord;  Low  et  Berghans  lui  don- 
nent les  noms  de  Lanchang  et  de  Lantschang.  Mac-Leod  la  place 
par  17°  /i8'  de  latitude  septentrionale.  Cette  dernière  position  se 
rapproche  de  la  position  vraie  de  Vien-Chan;  mais  l'infatigable 
explorateur  anglais  confond  Vien-Chan  avec  Muong-luan-Praban, 
royaume  distinct  où  nous  allons  bientôt  séjourner.  Marini,  dans 
son  Histoire  du  Laos,  appelle  les  habitans  de  ce  pays  les  Lan- 
gions, et  donne  le  nom  de  Langione  à  leur  ville  principale,  qu'il 
dit  située  sur  le  18*  degré  de  latitude.  Il  ne  commet,  en  en  fixant 
ainsi  la  place,  qu'une  très  légère  erreur,  et  c'est  dans  son  livre 


Zi92  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  se  rencontrent  les  données  les  plus  précises  sur  l'état  de  ce 
royaume,  qu'il  s'efforça  d'évangéliser.  11  a  vu  les  lieux,  les 
hommes  et  les  choses.  A  la  même  époque  que  le  voyage  du  père 
Marini  eut  lieu  l'ambassade  hollandaise  qui  essaya  de  nouer  des 
relations  avec  le  plus  grand  roi  du  Laos;  depuis  lors,  aucun  Eu- 
ropéen n'avait  pénétré  jusque-là.  Ces  Hollandais  mirent  onze  se- 
maines à  remonter  le  Mékong  depuis  la  frontière  du  Cambodge 
jusqu'à  Vien-Ghan,  qu'ils  appellent  Winkyan.  Ils  se  sont  servis 
comme  nous  d'étroites  pirogues,  ont  franchi  les  mêmes  obstacles 
et  de  la  même  façon.  On  se  demande  même,  en  relisant  aujour- 
d'hui leur  journal  de  voyage,  comment  il  a  été  possible  d'entre- 
tenir des  espérances  relativement  à  la  navigabilité  du  fleuve.  Là 
où  nous  n'avons  plus  trouvé  que  des  ruines,  Gérard  van  Yusthorf 
et  ses  compagnons  rencontrèrent  une  ville  florissante.  Yoici,  d'a- 
près Dubois,  com.ment  ils  furent  accueillis  par  le  roi.  «  Aux  appro- 
ches de  la  capitale,  quelques  officiers  vinrent  demander  au  chef 
de  l'ambassade  communication  particulière  de  ses  lettres  de 
créance  avant  qu'il  lui  fût  permis  de  les  remettre.  Ces  lettres 
ayant  été  examinées  et  trouvées  en  bonne  forme,  trois  grandes 
pirogues  montées  chacune  par  quarante  rameurs  furent  envoyées 
pour  prendre  l'ambassadeur  et  son  cortège.  On  mit  les  lettres  dans 
la  principale  sur  un  vase  d'or  posé  sous  un  dais  magnifique  (1). 
Les  Hollandais  se  placèrent  derrière.  Un  mandarin  était  chargé 
de  les  conduire  au  logement  que  le  roi  leur  avait  fait  préparer.  Ils 
y  furent  complimentés  par  un  autre  mandarin  au  nom  de  ce  prince, 
qui  leur  fit  offrir  des  rafraîchissemens  et  quelques  présens.  On  ne 
tarda  pas  à  fixer  le  jour  de  l'audience,  à  laquelle  l'ambassadeur 
fut  conduit  avec  beaucoup  de  pompe.  Un  éléphant  portait  la  lettre 
du  gouverneur- général  sur  un  bassin  d'or.  Cinq  autres  éléphans 
étaient  montés  par  l'ambassadeur  et  ses  gens.  On  passa  devant  le 
palais  du  roi  au  milieu  d'une  double  haie  de  soldats,  et  l'on  ar- 
riva enfin  auprès  d'une  des  portes  de  la  ville,  dont  les  murailles 
de  pierres  rouges  étaient  environnées  d'un  large  fossé  sans  eau, 
mais  tout  rempli  de  broussailles.  Après  avoir  marché  encore  un 
quart  de  lieue,  les  Hollandais  descendirent  de  leurs  éléphans,  et 
entrèrent  dans  les  tentes  qu'on  leur  avait  fait  dresser  en  atten- 
dant les  ordres  du  roi.  La  plaine  était  couverte  d'officiers  et  de 
soldats  qui  montaient  des  éléplians  ou  des  chevaux,  et  qui  tous 
campaient  aussi  sous  la  toile.  Au  bout  d'une  heure,  le  roi  parut  sur 
un  éléphant,  sortant  de  la  ville  avec  une  garde  de  3,000  soldats, 
les  uns  armés  de  mousquets,  les  autres  de  piques.  Après  eux  venait 

(I)  Ce  cérémonial  est  encore  en  usage  dan?  ces  contrées,  à  Siam  par  exemple  et  aa 
Cainbodge.  On  rend  aux  lettres  les  iionneurs  dus  aux  personnages  qui  les  ont  écrites. 


EXPLORATION    DU   MEKONG.  Zi93 

un  train  de  plusieurs  éléplians,  tous  montés  par  des  officiers  armés 
et  suivis  d'une  troupe  de  joueurs  d'instrumens  et  de  quelques  cen- 
taines de  soldats.  Le  roi,  que  les  Hollandais  saluèrent  lorsqu'il  passa 
devant  leurs  tentes,  ne  leur  parut  âgé  que  de  vingt-deux  ans.  Peu 
de  temps  après,  les  femmes  défilèrent  aussi  sur  seize  éléphans  (1). 
Dès  que  les  deux  cortèges  furent  hors  de  la  vue  du  camp,  chacun 
rentra  dans  sa  tente,  où  le  roi  fit  porter  à  dîner  aux  Hollandais.  A 
quatre  heures  après  midi,  l'ambassadeur  fut  invité  à  l'audience  et 
conduit  à  travers  une  grande  place  dans  une  cour  carrée  environ- 
née de  murailles  avec  quantité  d'embrasures;  au  milieu  se  voyait 
une  grande  pyramide  dont  le  haut  était  couvert  de  lames  d'or  du 
poids  d'environ  mille  livres.  Ce  monument  était  regardé  comme 
une  divinité,  et  tous  les  Laotiens  venaient  lui  rendre  leurs  adora- 
tions. Les  présens  des  Hollandais  furent  apportés  et  posés  à  quinze 
pas  du  prince.  On  conduisit  ensuite  l'ambassadeur  dans  un  temple 
où  le  roi  se  trouvait  avec  tous  ses  grands.  C'est  là  qu'il  lui  fît  la 
révérence  ordinaire,  tenant  un  cierge  de  chaque  main  et  frappant 
trois  fois  la  terre  du  front.  Après  les  complimens  usités  en  pareille 
occasion,  le  roi  fit  présent  à  l'ambassadeur  d'un  bassin  d'or  et  de 
plusieurs  habits.  Les  personnes  de  sa  suite  ne  furent  pas  oubliées. 
On  leur  donna  aussi  le  divertissement  d'un  combat  simulé  et  d'une 
espèce  de  bal  qui  fut  terminé  par  un  feu  d'artifice.  Ils  passèrent 
cette  nuit-là  hors  de  la  ville,  ce  qui  était  sans  exemple,  et  le  matin 
on  les  ramena  dans  leur  logement  avec  quatre  éléphans.  Depuis  ce 
jour,  l'ambassadeur  fut  encore  traité  plusieurs  fois  à  la  cour,  et  l'on 
s'efforça  de  lui  procurer  tous  les  amusemens  imaginables.  Après 
s'être  arrêté  pendant  deux  mois  à  Winkyan,  il  en  partit  pour  retour- 
ner à  Gamboya,  où  il  n'arriva  qu'au  bout  de  quinze  semaines,  fort 
satisfait  du  succès  de  sa  commission  (2).  » 

Si  les  finances  du  royaume  permettaient  au  souverain  de  dé- 
ployer autant  de  pompe  dans  les  occasions  solennelles,  son  armée 
semblait  capable  de  tenir  en  respect  des  voisins  ambitieux.  Le  pays 
était  si  peuplé  que  dans  un  dénombrement  des  gens  propres  au 
service  militaire  on  compta  500,000  hommes  en  état  de  porter  les 
armes,  à  l'exclusion  des  vieillards,  qui  «  y  étaient  en  si  grand  nombre 
et  si  robustes  que,  même  de  ceux  qui  étaient  âgés  de  cent  ans  (3), 

(1)  D'après  Marini,  le  nom  même  de  Langione  signifierait  dix  mille  éléphans.  Le  Laos 
est  certainement  un  des  pays  du  monde  où  l'on  rencontre  le  plus  grand  nombre  de  ces 
animaux.  Un  Laotien  disait  à  Crawfurd  qu'on  s'en  servait  même  pour  transporter  les 
femmes.  Cela  prouve  évidemment  qu'on  en  a  à  ne  savoir  qu'en  faire. 

(-)  Vie  des  gouverneurs-généraux  aux  Indes  orientales.  La  Haye,  1763. 

(3)  Délie  missionideipadri  delta  conipagniu  di  Giesu  nellaprovincia  del  Gi'jppone,  par 
le  père  Marini. 


A9A  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

on  aurait  pu  former  à  l'occasion  une  armée  très  considérable.  »  Ces 
chiffres  prouvent,  malgré  une  exagération  évidente,  que  la  popu- 
lation du  royaume  avait  alors  une  certaine  densité.  Il  n'en  avait 
pas  toujours  été  ainsi.  Lorsqu' après  avoir  fondé  l'unité  de  leur 
immense  empire  les  souverains  de  la  Chine  songèrent  à  faire  pe- 
ser sur  tous  leurs  voisins  un  joug  dont  les  empreintes  se  révèlent 
encore,  les  Laotiens  n'échappèrent  pas  d'abord  plus  que  les  Ton- 
kinois, les  Siamois  et  les  Cambodgiens  aux  envahissemens  de  ces 
conquérans  insatiables.  Dispersés  sur  les  bords  du  Mékong,  sans 
intérêt  commun,  n'ayant  point  encore  de  centre  où  vinssent  se 
grouper  les  ressources,  se  réunir  les  forces,  ils  n'opposèrent  à  la 
conquête  qu'une  résistance  impuissante;  mais  ils  se  rapprochèrent 
peu  à  peu,  et  parvinrent  à  former  une  sorte  de  république.  Cette 
organisation  favorable  au  développement  des  qualités  qui  fondent  ou 
qui  sauvent  une  patrie  paraît  avoir  subsisté  jusqu'au  v^  ou  vi«  siècle 
de  notre  ère.  Elle  permit  aux  Laotiens  de  chasser  les  Chinois.  A  cette 
époque,  leur  état  serait  devenu  monarchique.  Peut-être  faut-il  faire 
remonter  jusque-là  l'origine  de  "Vien-Ghan,  qui  devait  être  plus  tard 
la  capitale  brillante  du  plus  puissant  royaume  laotien.  S'il  faut  en 
croire  l'ancien  auteur  qui  me  fournit  ces  renseignemens,  des  habi- 
tans  de  Siam  se  seraient  rendus  au  Laos  pour  aider  les  Laotiens  «  à 
peupler  leur  royaume,  »  où  ils  se  seraient  définitivement  fixés  eux- 
mêmes,  séduits  parla  fertilité  du  sol  et  les  charmes  du  climat.  D'une 
nature  paresseuse  et  lâche,  à  la  fois  incapables  et  indignes  de  con- 
server à  leur  gouvernement  la  forme  républicaine,  les  Laotiens  sen- 
tirent le  besoin  de  charger  une  seule  tête  de  toute  la  responsabi- 
lité du  pouvoir;  mais  ils  ne  pouvaient  s'entendre  sur  le  choix  d'un 
souverain  par  l'effet  de  l'ambition,  de  la  crainte  ou  de  l'envie.  Les 
Siamois,  en  gens  habiles,  s'efforçaient  pendant  ces  luttes  sourdes  de 
diviser  les  électeurs  et  ne  négligeaient  rien  pour  les  corrompre.  Aux 
ambitieux,  ils  promettaient  le  gouvernement  d'une  province;  aux 
yeux  des  dévots,  ils  faisaient  briller  des  pyramides  et  des  pagodes 
dorées.  Ces  manœuvres  réussirent,  et  le  nom  d'un  membre  de  la 
famille  royale  de  Siam  sortit  de  l'urne  où  s'ensevelit  en  même 
temps  la  liberté  du  pays.  «  On  croit,  ajoute  Marini,  que  depuis  cette 
époque-là  jusqu'à  présent,  bien  qu'il  y  ait  plus  de  mille  ans  de  cela, 
les  rois  de  Laos  sont  descendus  de  cette  souche,  en  sorte  qu'ils  re- 
tiennent encore  et  l'idiome  des  Siamois  et  leur  façon  de  se  vêtir.  » 
Bien  que  cette  assertion  soit  probablement  une  tradition  re- 
cueillie sur  place,  il  ne  semble  guère  possible  de  s'y  arrêter  sérieu- 
sement. L'analogie  de  coutumes,  de  mœurs  et  surtout  de  langage 
qui  existe  entre  les  Laotiens  et  les  Siamois  indique  une  origine 
commune;  mais  de  cette  analogie  même  ne  pourrait-on  pas  éga- 


EXPLORATION   DU   MEKONG.  /{05 

lement  conclure  que  ce  sont  les  Siamois  qui  sortent  du  Laos?  Quel- 
ques savans  l'ont  pensé.  11  est  peu  probable  dans  tous  les  cas  que 
l'action  d'une  famille  royale,  si  puissante  qu'on  veuille  bien  la  sup- 
poser, ait  jamais  produit  le  résultat  que  Marini  lui  attribue.  Quoi 
qu'il  en  soit,  cette  jeune  dynastie,  qui  devint  bientôt  despotique  au 
dedans,  affranchit  au  moins  le  royaume  de  Laos  de  toute  vassalité 
étrangère.  Elle  sut  imposer  aux  Chinois  le  respect  de  son  territoire, 
et  prêta  même  en  mainte  circonstance  un  concours  efficace  aux  ad- 
versaires de  ceux-ci.  Pendant  la  guerre  que  fit  aux  Tonkinois  l'empe- 
reur Tching-tsou-wen-ti  au  commencement  du  xv®  siècle,  les  Lao- 
tiens donnaient  ouvertement  asile  aux  vaincus.  A  peine  le  général 
chinois  avait-il  battu  et  dispersé  l'armée  ennemie,  que  d'autres 
rebelles  soutenus  par  le  prince  de  Laos  tenaient  de  nouveau  la  cam- 
pagne (1),  Tching-ki-kouang  leur  chef  se  réfugia  même  sur  le  ter- 
ritoire laotien.  Le  général  chinois  demanda  que  ce  rebelle  dange- 
reux lui  fut  livré.  Le  roi  de  Laos,  craignant  l'invasion  des  deux 
armées  chinoises  massées  sur  les  frontières  du  Tonkin  et  du  Yunan, 
se  contenta  de  chasser  Tching-ki-kouang  de  ses  états,  sur  les  limites 
desquels  le  malheureux  fut  pris.  Les  Chinois  ne  furent  pas  les  seuls 
ersaires  du  roi  de  Laos.  L'ambition  de  l'empereur  des  Birmans, 
plutôt  surexcitée  qu'apaisée  par  la  conquête  du  Pégou,  se  tourna 
bientôt  vers  le  Laos,  dont  il  se  rendit  maître.  Suivant  un  procédé 
de  déportation  en  masse  encore  en  usage  dans  ces  contrées  (2),  il 
contraignit  même  un  grand  nombre  de  Laotiens  k  se  rendre  dans 
le  Pégou  pour  peupler  sa  nouvelle  conquête;  mais  ceux-ci  formè- 
rent une  vaste  conspiration.  Les  Pégouans  furent  exterminés  par- 
tout en  même  temps.  Les  anciens  esclaves,  devenus  les  maîtres, 
rentrèrent  en  armes  à  Yien-Chan,  où  ils  firent  un  nouveau  carnage 
de  leurs  vainqueurs  surpris  et  sans  défense.  Ce  n'était  cependant 
ni  aux  Birmans  ni  aux  Chinois  qu'il  était  réservé  de  conquérir  cette 
partie  du  Laos  et  d'anéantir  sa  brillante  capitale.  Le  peuple  qui 
avait  triomphé  de  ces  deux  terribles  adversaires  finit  par  devenir 
tributaire  de  Siam.  On  ne  saurait  déterminer  l'époque  à  laquelle 
se  passa  cet  événement.  Peut-être  est-ce  à  la  suite  de  la  guerre  de 
1777.  Dans  tous  les  cas,  il  ne  s'agissait  encore  que  d'un  simple 
tribut  et  non  pas  d'un  droit  au  territoire. 

Les  Annamites  de  leur  côté  s'étaient  répandus  dans  la  vallée  du 
Mékong.  La  rive  gauche  du  fleuve  leur  appartenait  sans  contesta- 
tion au  commencement  de  ce  siècle,  à  partir  du  16^  degré  de  lati- 
tude nord  jusqu'au-delà  du  17%  de  telle  sorte  que  dans  ces  limites 

(1)  Mémoire  sur  le  Tonkin,  du  père  Gaubil. 

(2)  A  la  fin  du  siècle  dernier,  quand  le  roi  de  Siam  s'empara  de  Battam-Bang  sur  le 
Cambodge,  il  en  expulsa  tous  les  hubitans  et  en  attira  d'autres. 


Zi96  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  provinces  situées  entre  le  Mékong  et  la  grande  chaîne  de  mon- 
tagne qui  finit  au  cap  Saint- Jacques  étaient  soumises  à  l'empire 
d'Annam  et  payaient  tribut  à  son  souverain.  Chargé  tout  spéciale- 
ment par  l'amiral  de  La  Grandière  de  déterminer  les  bornes  ac- 
tuelles de  cet  empire  et  de  s'enquérir  des  territoires  sur  lesquels 
les  Annamites  élèvent  des  prétentions,  M,  de  Lagrée  avait  fait  sur  ce 
point-là,  lors  de  notre  excursion  à  Attopée,  des  recherches  persé- 
vérantes, mais  infructueuses.  Il  avait  retrouvé  plus  haut,  en  explo- 
rant seul  le  bassin  d'un  autre  affluent  du  Mékong,  le  Se-Banghien, 
des  preuves  incontestables  de  l'autorité  politique  et  administrative 
du  roi  d'Annam  sur  cette  partie  du  Laos.  Si  donc,  par  le  cours  des 
événemens  et  des  années,  la  France  se  trouvait  substituée  aux 
prétentions  d'un  gouvernement  qu'elle  sera  un  jour,  par  la  force 
même  des  choses,  appelée  à  protéger  ou  à  détruire,  les  titres  ne  lui 
manqueraient  pas  pour  établir  sa  domination  sur  ces  vastes  déserts 
que  le  génie  européen  pourrait  seul  féconder. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  n'était  pas  contre  ses  voisins  de  l'est  que  le 
roi  de  Yien-Chan  était  appelé  à  se  prémunir;  c'était  au  sud-ouest 
que  grossissait  le  nuage  d'où  sortit  pour  ce  malheureux  prince  et 
pour  ses  sujets  un  désastre  dont  les  ruines  que  nous  avions  sous 
les  yeux  attestaient  l'étendue  et  l'effroyable  caractère.  A  la  fin  de 
1827,  des  événemens  dont  nous  sommes  hors  d'état  de  préciser 
la  nature  provoquèrent  entre  le  Laos  et  la  cour  de  Bangkok  une 
rupture  suivie  d'une  guerre  d'extermination.  Il  résulte  de  récits 
peut-être  inexacts  pour  les  détails,  mais  trop  manifestement  véri- 
diques  sur  le  fond  des  choses,  qu'une  omission  faite  par  le  roi  de 
Vien-Chan  soit  dans  le  cérémonial  de  l'hommage,  soit  dans  le 
chiffre  du  tribut  dû  au  roi  de  Siam,  fut  suivie  de  l'envoi  au  Laos 
d'une  armée  qui  reçut  mission  d'anéantir  ce  malheureux  peuple, 
mission  accomplie  à  la  lettre  avec  une  cruauté  que  nos  mœurs  nous 
laissent  à  peine  comprendre.  Les  Laotiens  furent  exterminés  ou  dé- 
portés en  masse,  et  leur  capitale  rasée,  comme  l'avait  été  Jérusa- 
lem par  les  armées  romaines.  Chao-koun  (1),  un  général  dont  le  nom 
remplit  encore  ces  contrées,  mit  par  cette  horrible  exécution  le 
sceau  à  une  renommée  militaire  déjà  conquise  aux  dépens  du  Cam- 
bodge durant  les  guerres  dont  j'ai  eu  occasion  de  rappeler  les  prin- 
cipaux événemens  ('2).  J'ai  pu  voir  à  Oudon,  en  face  de  l'ancien 
palaÀs  du  roi  Norodom,  la  grossière  statue  de  cet  égorgeur  de  peu- 
ples. Par  une  prescription  insolente  des  Siamois  à  laquelle  le  pro- 

(1)  Le  mot  chao-koun  désigne  un  grade  élevé  dans  la  hiérarchie  militaire;  mais  la 
terreur  des  Laotiens  en  a  fait  un  nom  propre,  et,  lorsqu'on  parle  du  Chao-koun  sans 
épithète,  ils  évoquent  en  tremblant  le  souvenir  de  leur  bourreau. 

(2)  Voyez,  dans  la  Picvue  du  15  février  18G9,  le  Cambodge  et  le  Protectorat  français. 


EXPLORATION    DU   MEKONG.  !l97 

tectorat  de  la  France  a  seul  mis  un  terme,  les  Cambodgiens  la  sa- 
luaient tous  humblement  en  passant  devant  elle,  sans  que  dans  ce 
troupeau  d'esclaves  un  sentiment  de  généreuse  résistance  se  soit 
Jamais  ])roduit,  tant  la  force  jusque  dans  ses  excès  les  plus  hideux 
est  acceptée  par  ces  peuples  comme  la  seule  puissance  légitime  ! 

Parvenus  à  tromper  la  vigilance  de  l'ennemi,  le  roi  de  Yien-Chan 
et  plusieurs  princes  de  sa  famille  se  réfugièrent  à  Hué;  mais  le  fa- 
rouche Minh-man,  qui  régnait  alors  sur  l'Annam,  loin  de  protéger 
les  fugitifs,  comme  ils  l'avaient  espéré,  fit  conduire  à  Bangkok  le  roi 
déchu,  par  suite  d'un  accord  secret  passé  avec  Siam,  et  là  ce  mal- 
heureux, renfermé,  dit-on,  dans  une  cage  de  fer  contenant  les  in- 
strumens  de  torture  au  moyen  desquels  on  le  suppliciait  chaque 
jour,  ne  tarda  point  à  expirer,  laissant  les  derniers  survivans  de 
sa  race  dans  une  situation  tellement  abaissée  que  le  vainqueur 
n'en  put  désormais  concevoir  aucun  ombrage. 

Ainsi  donc,  de  nos  jours,  une  capitale  florissante  a  été  anéantie, 
un  peuple  tout  entier  a  en  quelque  sorte  disparu,  sans  que  l'Eu- 
rope ait  rien  soupçonné  de  ces  scènes  de  désolation ,  sans  qu'il  soit 
arrivé  jusqu'à  elle  un  seul  écho  de  ce  long  cri  de  désespoir.  Lors- 
que je  traveiserai  dans  l'empire  chinois  de  vastes  champs  de  mas- 
sacre, j'aurai  à  soulever  le  voile  qui  cache  au  monde  civilisé  des 
spectacles  non  moins  sanglans  et  non  moins  ignorés;  j'aurai  à  mon- 
trer la  vie  humaine  s' écoulant  à  flots  sanglans  sans  laisser  ni  trace 
ni  souvenir,  comme  les  eaux  d'un  grand  fleuve  perdu  dans  les  sa- 
bles. Si  les  révolutions  et  les  guerres  qui  bouleversent  l'Europe 
chrétienne  y  sont  parfois  suivies  de  transformations  utiles,  s'il  est 
possible  de  les  rattacher  à  quelque  doctrine  philosophique  ou  à 
quelque  grand  intérêt  social,  les  calamités  qui  éprouvent  les  po- 
pulations de  l'Asie  bouddhiste  et  musulmane  restent  toujours  pour 
elles  des  douleurs  stériles  et  des  désastres  sans  compensation.  Rien 
ne  germe  dans  ces  torrens  de  sang,  car  pour  ces  peuples  infortunés 
les  conquérans  sont  des  anges  exterminateurs,  et  les  armées  des 
nuées  de  sauterelles  qui  épuisent  pour  une  longue  suite  de  géné- 
rations les  contrées  sur  lesquelles  elles  s'abattent. 

L.-M.  DE  Carné. 


TOME  LSXXIÏ,   —   11869.  32 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  juillet  1869. 

Il  y  aurait  du  plaisir,  si  ce  plaisir  n'était  mêlé  d'une  certaine  amer- 
tume, à  voir  comment  dans  cette  bonne  France  les  mouvemens  politi- 
ques s'accomplissent.  Heureusement  ou  malheureusement,  nous  possé- 
dons une  élasticité,  une  souplesse,  une  agilité  d'évolution,  une  sensibilité 
nerveuse,  qui  font  de  nous  le  peuple  le  plus  prompt  à  ressentir  tous  les 
souffles  qui  passent  dans  l'air.  Par  exemple,  prenez  garde  que  ce  peuple, 
si  mobile,  si  facile  à  entraîner  et  à  capter  en  paraissant  ingouvernable, 
ne  soit  pris  un  jour  de  quelque  besoin  irrésistible  de  s'oublier  lui-même: 
il  ne  connaîtra  plus  rien,  il  se  précipitera  dans  l'obéissance  voilée  de 
tranquillité  et  de  bien-être,  il  reniera  tout  ce  qu'il  adorait  la  veille,  il 
aura  des  frénésies  d'ordre  et  de  somnolence,  et  en  voilà  pour  des  an- 
nées. On  essaiera  de  le  secouer,  il  ne  répondra  pas  ou  il  vous  regardera 
d'un  air  sceptique,  puis  il  reviendra  à  son  sommeil  ou  à  ses  affaires; 
mais  aussi  dès  qu'il  se  réveille,  dès  qu'il  reprend  goût  à  la  politique,  il 
ne  tient  plus  en  place,  il  est  impatient  de  regagner  le  temps  perdu.  Il  se 
remet  en  marche  vivement  et  allègrement  comme  une  armée  excitée 
par  la  diane  au  matin.  Tout  a  changé  en  peu  de  temps,  et  maintenant 
c'est  à  qui  arrivera  le  plus  vite,  c'est  à  qui  ne  se  laissera  pas  devancer. 
On  se  coudoie  dans  la  confusion,  d'un  bond  on  franchit  les  obstacles, 
on  se  hâte  sur  le  chemin  du  progrès  et  de  la  liberté,  de  même  qu'on  se 
hâtait  autrefois  vers  la  servitude  et  le  repos.  11  y  a  des  contagions  d'acti- 
vité et  d'innovation ,  comme  il  y  a  des  contagions  d'immobilité.  On  ne 
se  demande  même  plus  trop  où  l'on  va,  on  veut  marcher,  on  double 
les  étapes.  Ainsi  encore  une  fois  viennent  de  se  passer  les  choses  depuis 
ces  élections  dernières  qui  datent  à  peine  d'un  mois  et  demi,  et  qui  déjà 
ressemblent  à  une  vieille  histoire,  tant  on  a  fait  de  chemin  en  quelques 
jours. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  llQQ 

Récapitulons  un  instant  cette  vieille  histoire  de  six  semaines.  Au  pre- 
mier aspect,  les  élections  du  2^  mai  et  du  7  juin,  malgré  le  réveil  de 
vitalité  qui  se  déclare  énergiquement,  n'offrent  sans  doute  encore  rien 
de  décisif;  d'après  les  apparences,  elles  assurent  même  au  gouvernement 
une  majorité  des  plus  respectables,  toujours  fidèle,  quoiqu'un  peu  émue 
de  la  lutte.  Au  fond  cependant,  on  sent  déjà  que  quelque  chose  de  grave 
se  prépare,  que  les  conditions  politiques  de  la  France  viennent  d'être 
transformées  par  un  coup  de  scrutin,  que  si  la  force  numérique  est  dans 
la  majorité,  la  force  morale  est  dans  l'opposition,  et  le  gouvernement 
lui-même  a  le  sentiment  vague  de  cette  révolution  d'opinion  qui  s'ac- 
complit autour  de  lui,  dont  les  troubles  de  Paris  ne  sont  qu'un  incident 
désavoué  par  l'instinct  public.  Le  gouvernement,  sans  se  rendre  un 
compte  exact  de  la  réalité,  commence  à  se  préoccuper,  disons-nous,  et 
le  premier  symptôme  de  cette  agitation  intime  mal  déguisée,  c'est  la 
lettre  à  M.  de  Mackau.  Comment,  entre  tous  les  députés,  l'empereur  al- 
lait-il choisir  pour  confident  un  des  plus  jeunes  et  un  des  moins  connus? 
On  n'a  plus  même  à  le  rechercher.  Que  signifiait  réellement  cette  confi- 
dence? Ce  n'est  plus  qu'un  détail  archéologique.  Survient  peu  après  la 
lettre  à  M.  Schneider  :  celle-ci  est  certainement  plus  grave,  car  elle  res- 
semble à  une  satisfaction  demandée  par  le  président  du  corps  législatif 
et  accordée  par  le  chef  de  l'état.  C'est  la  dignité  du  souverain  entrant 
en  explication  et  en  composition  avec  la  dignité  d'un  personnage  poli- 
tique. Ce  qu'il  faut  chercher  du  reste  dans  ces  lettres,  c'est  bien  moins 
une  signification  précise  que  l'incertitude,  le  malaise  qu'elles  révèlent  en 
présence  d'une  situation  mal  définie.  Le  gouvernement  flotte  entre  une 
réserve  énigmatique  et  le  pressentiment  de  nécessités  dont  il  ne  distingue 
pas  encore  la  mesure;  il  attend,  sans  voir  que  le  flot  monte  autour  de  lui, 
et  que  chaque  jour  perdu  est  une  aggravation.  Le  28  juin,  le  corps  légis- 
latif est  inauguré  par  les  déclarations  de  M.  Rouher,  croyant  aller  au- 
devant  de  toutes  les  sollicitations  et  promettant  pour  la  session  prochaine 
des  réformes  destinées  à  répondre  aux  vœux  publics  manifestés  dans  les 
élections.  Quelles  sont  ces  réformes  qui  doivent  être  réalisées?  On  ne  le 
dit  pas  encore  :  moyen  infaillible  de  tenir  les  esprits  dans  l'attente, 
d'abandonner  majorité  et  opposition  à  elles-mêmes. 

C'est  alors  que  la  vérité  éclate  brusquement,  et  que  la  situation  s'ac- 
centue d'heure  en  heure  par  la  force  des  choses.  Au  milieu  d'une  vérifi- 
cation des  pouvoirs  entrecoupée  d'incidens  presque  orageux,  on  sent  que 
toutes  les  préoccupations  sont  ailleurs,  qu'il  y  a  une  obscurité  à  éclair- 
cir,  un  mot  décisif  à  prononcer.  Dans  le  demi-jour  parlementaire,  les 
nuances  se  dessinent,  les  groupes  se  forment,  les  hommes  se  cherchent 
et  se  rapprochent.  De  toutes  parts  on  s'inquiète  de  ce  qui  reste  à  faire, 
car  personne  ne  doute  plus  qu'il  n'y  ait  quelque  chose  à  faire,  et  ici  s'en- 
gage une  vraie  course  au  clocher  dépassant  du  premier  coup  les  décla- 


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rations  du  gouvernement.  Tandis  que  la  gauche  se  tient  dans  une  habile 
réserve  et  que  la  majorité  attend  une  direction,  c'est  le  tiers-parti,  natu- 
rellement désigné  pour  ce  rôle,  qui  prend  la  tête  du  mouvement.  11 
combine  sa  campagne,  il  cherche  une  formule  d'interpellation  qui  de  jour 
en  jour  se  modifie  et  se  précise  pour  finir  par  la  demande  de  la  constitu- 
tion d'un  ministère  responsable.  C'est  un  drapeau  opposé  aux  déclarations 
vagues  du  gouvernement;  mais  bientôt  ce  n'est  plus  seulement  le  tiers-parti 
qui  est  en  marche,  la  majorité  elle-même,  à  demi  désorientée,  se  débande 
à  son  tour,  et  porte  au  mouvement  un  contingent  d'adhésions  inattendues. 
M.  de  Mackau,  le  confident  des  hésitations  du  chef  de  l'état,  va  signer  la 
demande  d'interpellation  du  tiers-parti,  et  avec  M.  de  Mackau  M.  le  duc 
de  Mouchy,  qui  tout  récemment  recevait  l'empereur  dans  son  château, 
et  avec  ceux-ci,  qui  n'ont  d'importance  que  par  le  nom  ou  par  une  cir- 
constance particulière,  bien  d'autres  emboîtent  le  pas  par  entraînement 
ou  pour  ne  point  se  laisser  distancer,  si  bien  qu'en  peu  de  jours  l'interpel- 
lation réunit  plus  de  cent  signatures.  Ce  qui  était  au  lendemain  des  élec- 
tions une  minorité  devient  presque  une  majorité  dans  la  chambre,  tant 
la  contagion  est  prompte  à  se  propager.  Que  fait  de  son  côîé  le  gouver- 
nement? 11  ne  fait  rien  encore,  et  il  laisse  faire;  il  est  tout  entier  à  des  dé- 
libérations inconnues,  il  cause  avec  les  députés,  il  négocie  avec  les  chefs 
du  tiers-parti.  Pressé  par  la  menace  d'une  interpellation  qui  n'attend 
pour  se  produire  que  la  constitution  de  la  chambre,  il  laisse  passer  les 
jours,  lorsqu'à  la  dernière  heure,  et  afin  de  garder  au  mohis  l'apparence 
de  la  spontanéité,  l'empereur  adresse  au  corps  législatif  un  message  pré- 
cisant enfin,  énumérant  les  réformes  constitutionnelles  et  parlementaires 
qui  doivent  être  accomplies.  11  est  certain  que,  pour  venir  un  peu  tardi- 
vement, les  concessions  ne  sont  pas  moins  à  peu  près  complètes.  Est-ce 
là  tout  cependant?  En  aucune  façon;  ce  n'est  peut-être  an  contraire  que 
le  commencement.  A  peine  le  message  a-t-il  retenti  dans  la  chambre, 
que  se  déclare  une  crise  ministérielle  bien  facile  à  prévoir  et  aussi  peu 
ménagée  que  tout  le  reste;  le  corps  législatif  est  prorogé  indéfiniment,  le 
sénat  est  appelé  à  se  réunir  le  2  août  pour  enregistrer  les  irréparables 
changemens  faits  à  une  constitution  dont  il  est  le  gardien  ou  le  médecin. 
On  entre  décidément  dans  l'inconnu.  Jusqu'ici,  nous  nous  bornons  à  ra- 
conter une  histoire  qui  n'est  point  sûrement  arrivée  à  ses  dernières  pé- 
ripéties, qui  vient  se  résumer  pour  le  moment  dans  la  promulgation 
d'une  politique  nouvelle  et  dans  une  crise  de  pouvoir  qui  commence  à 
peine. 

Ce  qui  frappe  dès  le  premier  abord,  on  en  conviendra,  dans  cette  sé- 
rie d'événemens,  c'est  la  rapidité  avec  laquelle  la  crise  actuelle  s'est  dé- 
veloppée depuis  les  élections.  Nous  ne  cachons  pas  que ,  si  par  un  côté 
cette  crise  est  à  nos  yeux  rassurante  et  heureuse,  puisqu'elle  est  une 
victoire  des  instincts  libéraux,  une  restitution  de  droits,  elle  laisse  d'un 


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autre  côté  fort  à  désirer  pour  la  manière  dont  elle  s'accomplit.  Elle  i)ro- 
cède  véritablement  un  peu  trop  par  surprise  et  par  coups  de  théâtre, 
elle  se  ressent  trop  manifestement  d'un  long  oubli  de  toutes  les  habi- 
tudes de  la  délibération  publique,  de  l'inexpérience  des  hommes  et  de  la 
contradiction  des  choses.  C'est  bien  là,  comme  nous  le  disions,  le  carac- 
tère de  ces  mouvemens  soudains  et  irrésistibles  qui  échappent  à  toutes 
les  directions  une  fois  qu'ils  sont  déclarés,  qui  entrahient  tout  avec  eux, 
qui  font  assez  bizarrement  passer  les  retardataires  eux-mêmes  aux  pre- 
miers rangs  de  l'armée  en  marche,  et  dégénèrent  quelquefois  en  confu- 
sion. La  conséquence  est  cette  condition  étrange  où  nous  nous  trouvons 
jetés  tout  à  coup  aujourd'hui,  car  enfin,  il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper,  nous 
sommes  provisoirement  dans  unq  situation  qui  ne  s'est  pas  encore  vue. 
Nous  avons  un  corps  législatif  qu'on  ajourne  indéfiniment  avant  même 
qu'il  ait  achevé  la  vérification  des  pouvoirs  pour  laquelle  il  avait  été 
réuni.  Voilà  une  constitution  proclamée  fort  malade  qui  doit  attendre  au 
moins  quatre  ou  cinq  semaines  encore  la  consultation  des  médecins  de 
service  et  l'application  des  remèdes.  Il  y  a  un  ministère  tombé,  tout  au 
moins  en  partie  désorganisé,  et  il  est  réellement  assez  diflîcile  de  former 
un  nouveau  cabinet  dans  l'état  actuel.  Les  membres  du  corps  législatif 
peuvent-ils  dès  ce  moment,  sans  attendre  la  décision  du  sénat,  entrer 
aux  affaires?  S'ils  n'y  entrent  pas,  quelle  pourrait  être  la  signification 
d'un  nouveau  cabinet?  S'ils  entrent  au  pouvoir  en  gardant  leur  mandat 
législatif,  ils  sont  au  moins  pour  un  mois  dans  une  position  fort  irrégu- 
lière qui  est  une  violation  de  la  légalité  telle  qu'elle  existe  encore.  Ce 
sont  des  ministres  selon  le  message  impérial  et  non  pas  selon  la  consti- 
tution. Tout  cela  est  passablement  décousu,  singulièrement  incohérent, 
et  montre  plus  de  vague,  plus  de  trouble  d'esprit  que  de  netteté  et  de  ré- 
solution à  l'approche  d'une  crise  qu'il  était  si  facile  de  voir  venir.  On  s'est 
laissé  surprendre,  on  ne  s'est  préparé  à  rien,  voilà  la  vérité. 

Ce  n'est  point  sans  doute  le  moment  de  chicaner  la  pensée  qui  a  dicté 
la  lettre  lue  il  y  deux  jours  au  corps  législatif,  et  qui  reste  entière;  il 
n'est  pas  moins  clair  qu'à  voir  les  choses  de  près,  si  la  capitulation  du 
gouvernement  personnel  n'est  pas  dans  le  message  du  12  juillet,  elle  est 
clairement  écrite  dans  la  manière  de  conduire  les  événemens  de  ces  der- 
niers jours.  On  a  fait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  compliquer  une  situation 
qui  par  elle-même  pouvait  être  parfaitement  simple,  et  pour  laisser  la 
porte  ouverte  à  l'imprévu.  Puisque  le  gouvernement  ne  pouvait  avoir  et 
n'avait  point  réellement  l'idée  de  résister  à  un  mouvement  désormais 
à  peu  près  invincible,  il  n'avait  qu'une  conduite  à  suivre  :  c'était  d'agir 
à  propos,  de  céder  plus  tôt  et  plus  nettement,  d'éviter  jusqu'à  l'appa- 
rence des  tergiversations,  au  lieu  de  paraître  attendre  jusqu'au  bout  le 
secours  des  circonstances.  Jomini  disait  sur  Napoléon  P""  un  mot  curieux 
que  M.  Sainte-Eeuve  rappelait  récemment.  Jomini  prétendait  que  Napo- 


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léon  I"  était  à  la  fois  «  le  plus  décidé  et  le  plus  indécis  des  hommes.  » 
Cela  peut  sembler  étrange,  rien  n'est  pourtant  plus  vrai,  et  ce  qu'il  y  a 
de  plus  bizarre,  c'est  que  l'empereur  était  surtout  indécis  aux  momens 
difficiles,  aux  heures  critiques,  lorsque  la  fortune  cessait  de  lui  sourire. 
C'est  au  contraire  dans  ces  momens  que  les  chefs  politiques  doivent  re- 
trouver leur  sang-froid,  leur  décision  et  leur  coup  d'oeil.  Assurément; 
il  y  a  deux  mois  encore,  le  gouvernement  pouvait  tout,  il  n'avait  qu'à 
vouloir  pour  accomplir  aisément  et  sans  péril  toutes  les  réformes  né- 
cessaires; il  a  préféré  attendre,  et  il  s'est  trompé,  non  certes  par  un  calcul 
perfide,  mais  par  une  complaisance  d'inertie,  peut-être  par  une  bonne 
intention,  parce  qu'il  a  voulu,  avant  de  rien  faire,  juger  des  dispositions 
véritables  du  corps  législatif.  Il  en  est  résulté  qu'il  ne  s'est  pas  même 
assuré  le  bénéfice  moral  des  résolutions  qui  étaient  dans  son  esprit  aussi 
bien  que  dans  la  nature  des  choses,  et  qui  se  sont  fort  compliquées,  on 
en  conviendra,  en  se  manifestant  dans  les  conditions  où  elles  se  sont 
produites.  De  cet  amas  d'hésitations,  il  est  résulté  encore  qu'au  dernier 
instant  les  questions  personnelles  sont  venues  se  joindre  aux  questions 
politiques,  non  plus  pour  les  simplifier  comme  cela  aurait  dû  être,  mais 
pour  les  aggraver. 

Le  vrai  victorieux  en  tout  ceci,  et  un  victorieux  peut-être  assez  embar- 
rassé, c'est  le  tiers-parti,  qui  a  conduit  cette  campagne,  qui  semble  na- 
turellement appelé  à  recueillir  l'héritage  d'une  situation  qu'il  a  contribué 
à  créer.  Le  tiers-parti  a  vaincu  en  réalité,  non-seulement  par  l'interpel- 
lation qui  a  provoqué  la  crise  actuelle,  mais  encore,  si  nous  ne  nous 
trompons,  par  l'influence  qu'il  a  eue  à  un  certain  moment  sur  les  dé- 
terminations de  l'empereur.  Nous  ne  recherchons  plus  si  la  présence  de 
M.  Rouher  au  pouvoir  n'eût  pas  été  favorable  jusqu'à  l'accomplissement 
définitif  des  réformes  désormais  décidées,  et  si,  étant  favorable,  elle  n'é- 
tait pas  devenue  au  moins  très  difficile  en  face  des  oppositions  crois- 
santes que  rencontrait  le  ministre  d'état  d'hier.  Ce  qui  semble  parfaite- 
ment avéré,  c'est  que  dès  la  première  heure  M.  Rouher  avait  demandé  à 
se  retirer  du  pouvoir,  et  que  jusqu'à  une  date  très  récente,  jusqu'à  di- 
manche, l'empereur  avait  absolument  refusé  d'accepter  la  démission  du 
ministre  d'état.  L'empereur  semblait  persister  à  croire  que  M.  Rouher 
pouvait  très  bien  rester  aux  affaires  et  l'aider  à  réaliser  sa  politique  nou- 
velle; il  n'a  cédé  et  n'a  fini  par  accepter  la  démission  du  ministre  d'état 
que  lorsqu'il  a  vu  que  c'était  à  peu  près  la  condition  des  hommes  du 
tiers-parti  qui  devaient  nécessairement  entrer  au  pouvoir.  C'est  M.  Schnei- 
der, dit-on,  qui  aurait  fait  sentir  à  l'empereur  la  nécessité  de  cette  re- 
traite de  M.  Rouher,  et  c'est  plus  sûrement  encore  le  même  M.  Schneider 
qui  aurait  demandé  au  chef  de  l'état  la  prorogation  indéfinie  du  corps 
législatif.  Cette  prorogation  ne  devait  d'abord  s'étendre  que  jusqu'au 
19  juillet  pour  laisser  à  un  nouveau  cabinet  le  temps  de  naître;  c'est  sur 


REVUE.    CHKOr<IQU£.  503 

les  instances  du  président  du  corps  législatif  qu'elle  est  devenue  un  ajour- 
nement indéfini.  Le  tiers-parti  avait  certes  le  droit  de  faire  ses  condi- 
tions, et  il  aurait  pu  même  en  faire  de  sérieuses  dont  personne  n'aurait 
songé  à  s'étonner;  nous  nous  permettrons  seulement  de  trouver  que  de- 
puis quelques  jours  toutes  les  gaucheries  ne  viennent  pas  du  côté  du 
gouvernement  seul.  Assurément  la  prorogation  du  corps  législatif  n'a 
point  ce  caractère  de  coup  d'état  qu'on  lui  a  prêté  sous  une  première 
impression.  Rien  n'était  plus  simple  que  d'éviter  pendant  quelque  temps 
des  discussions  irritantes  devant  un  gouvernement  en  interrèi^ne,  en  face 
de  toutes  les  difficultés  d'une  reconstitution  du  pouvoir.  Il  n'est  pas 
moins  certain  qu'une  prorogation  étendue  au-delà  de  quelques  jours,  et 
lorsque  plus  de  cinquante  élections  restent  à  vérifier,  est  un  assez  mé- 
diocre commencement.  M.  Schneider  est  parti  du  pied  gauche  quand  il 
est  allé  proposer  cet  expédient  à  l'empereur.  Ce  n'est  rien  de  grave,  c'est 
une  maladresse,  c'est  une  malheureuse  marque  de  timidité.  Maintenant 
quel  sera  ce  cabinet  nouveau  qui  se  prépare?  Pour  le  moment,  les  seuls 
membres  de  l'ancien  ministère  qui  restent  au  pouvoir  sont,  à  ce  qu'il 
semble,  M.  de  Forcade  La  Roquette,  le  maréchal  Niel,  l'amiral  Rigault 
de  Genouilly,  M.  Magne;  les  nouveaux  ministres  seraient,  dit-on,  M.  Se- 
gris,  M.  Louvet,  le  prince  de  Latour  d'Auvergne.  Ce  sont  là  des  mi- 
nistres éclairés,  bien  intentionnés,  et  M.  de  Forcade  La  Roquette  a  un 
esprit  assez  libéral  et  assez  résolu  pour  donner  une  certaine  vie,  une 
certaine  consistance  à  la  combinaison  nouvelle;  mais  enfin  l'avènement 
du  tiers-parti  ne  prend  pas  décidément  un  caractère  à  subjuguer  du 
premier  coup  le  pays.  Ces  membres  du  tiers-parti  sont  des  esprits  sensés, 
estimables,  modérés,  qui  ont  servi  les  idées  libérales  dans  des  temps  dif- 
ciles  et  par  des  moyens  conformes  à  leur  nature.  Il  y  a  malheureusement 
à  leur  sujet  dans  le  public  la  crainte  vague  qu'ils  ne  soient  pas  à  la  hau- 
teur d'une  situation  hérissée  d'embarras,  et  en  général,  avouons-le,  ce 
qui  fait  la  gravité  de  la  crise  actuelle ,  c'est  bien  moins  la  difficulté  des 
choses  que  l'absence  d'hommes  capables  de  se  mesurer  avec  les  circon- 
stances, de  rallier  les  esprits  en  déroute,  de  diriger  l'opinion.  Il  est  vrai 
que,  si  ces  hommes  existaient,  si  on  les  voyait  à  l'œuvre,  la  crise  n'exis- 
terait pas,  et,  si  le  gouvernement  avait  contribué  à  préparer  par  la 
liberté  cette  génération  nouvelle  d'hommes  publics,  il  serait  lui-même 
aujourd'hui  à  l'abri  des  ennuis  qui  l'assiègent. 

Ce  qui  n'est  point  douteux  pour  le  moment,  c'est  qu'on  entre  dans  une 
période  nouvelle  où  tout  redevient  possible.  Les  combinaisons  ministé- 
rielles qui  s'essaient  devant  nous  réussiront  ou  ne  réussiront  pas,  c'est 
une  question  de  circonstance  et  de  transition.  Nous  assistons  pour  notre 
part  avec  philosophie  à  ce  spectacle.  Le  point  essentiel,  c'est  qu'il  y  a 
désormais  un  terrain  patiemment  conquis  où  peuvent  se  rallier  sincère- 
ment les  esprits  libéraux  qui  vont  droit  à  la  réalité  des  choses,  et  ce 
terrain,  qui  ne  pourrait  plus  être  disputé  au  pays  sans  que  tout  fût  re- 


50â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mis  en  question,  l'empereur  lui-même  l'a  défmi  dans  son  message.  Ainsi 
maintenant  le  corps  législatif  fera  son  règlement  intérieur  et  choisira 
son  bureau;  le  droit  d'interpellation,  le  droit  d'amendement,  seront 
étendus  et  simplifiés;  le  budget  devra  être  voté  par  chapitres;  les  modi- 
fications de  tarifs  de  douane  seront  soumises  à  l'approbation  législative; 
il  n'y  aura  plus  incompatibilité  erftre  le  mandat  de  député  et  certaines 
fonctions  publiques,  notamment  celles  de  ministre.  Ce  sont  toutes  ces 
questions  que  le  sénat  va  être  chargé  de  résoudre.  On  ne  peut  évidem- 
ment méconnaître  la  valeur  d'un  ensemble  de  réformes  qui  n'ont  qu'un 
défaut,  celui  de  venir  tardivement,  lorsqu'on  a  laissé  déjà  se  développer 
une  crise  qu'elles  auraient  dû  prévenir.  Avec  cela,  la  liberté  parlemen- 
taire retrouve  ses  droits.  Sans  doute  ce  n'est  pas  là  le  dernier  mot  du 
libéralisme,  et  on  se  tromperait  même  étrangement,  si  l'on  croyait  que 
tout  peut  se  réduire  à  rendre  au  corps  législatif  des  attributions  qu'il 
avait  perdues.  Le  problème  est  infiniment  plus  vaste,  nous  en  convenons. 
11  y  a  pour  le  pays  bien  d'autres  garanties,  bien  d'autres  réformes  admi- 
nistratives, économiques,  à  conquérir,  et,  sans  sortir  du  cercle  des  pou- 
voirs publics,  on  pourrait  trouver  sans  effort  quelque  combinaison  pour 
rajeunir  le  sénat  en  lui  donnant  une  autorité  plus  effective.  Tout  cela 
est  facile,  si  on  le  veut  bien.  Sans  doute  encore,  le  mot  de  responsabilité 
ministérielle  n'est  pas  dans  le  message,  il  est  déguisé  sous  l'obligation 
de  soumettre  toutes  les  grandes  affaires  du  pays  à  la  délibération  collec- 
tive du  conseil;  mais  qu'importe  le  mot,  lorsque  la  réalité  passe  néces- 
sairement dans  la  pratique,  lorsque  les  assemblées  n'ont  qu'à  vouloir 
pour  faire  sentir  leur  autorité  à  un  ministère?  L'essentiel  est  de  ne  pas 
jeter  la  proie  pour  l'ombre,  de  se  servir  de  ces  conquêtes  nouvelles  pour 
travailler  sans  parti-pris  à  Tacclimatation  régulière  de  la  liberté  dans  nos 
institutions  et  dans  nos  mœurs.  Le  reste,  c'est  le  contingent  et  l'im- 
prévu. 

A  considérer  de  près  le  mouvement  actuel  de  l'Europe,  le  problème 
qui  domine  tous  les  autres  dans  la  plupart  des  pays  est  justement  celui 
qui  agite  aujourd'hui  la  France,  c'est  le  problème  de  la  reconstruction, 
de  la  réorganisation  libérale.  Il  y  a  sans  doute  bien  d'autres  questions, 
grandes  ou  petites,  qui  errent  à  la  surface  du  continent  européen  et  qui 
peuvent  s'enflammer  tout  à  coup.  Il  y  avait,  tout  récemment  encore, 
ce  conflit  franco-belge  dont  on  a  fait  un  événement  en  mêlant  la  poli- 
tique à  des  combinaisons  de  chemins  de  fer,  qui  a  exigé  plusieurs  mois 
de  négociations,  et  qui  vient  enfin  d'être  résolu  le  plus  pacifiquement 
du  monde;  mais  l'incident  franco  belge  n'avait  en  vérité  que  l'impor- 
tance qu'on  aurait  pu  ou  qu'on  aurait  bien  voulu  lui  donner,  et  la  so- 
lution que  viennent  de  trouver  des  négociateurs  de  bonne  volonté  passe 
inaperçue  au  milieu  des  préoccupations  du  moment.  Ce  n'est  pas  de  cela 
qu'on  prend  souci.  La  vraie,  la  sérieuse  question  est  dans  ce  travail  qui 
s'accomplit  partout,  en  Allemagne,  en  Angleterre  même,  comme  en 


REVUE.    —   CHRONIQUE. 


505 


France,  qui  se  retrouve  jusque  sous  les  rivalités  nationales,  qui  se  mani- 
feste par  toute  sorte  de  symptômes,  et  dont  le  dernier  mot  est  une  heu- 
reuse nécessité  de  progrès. 

Que  l'Autriche  sente  le  besoin  de  se  refaire  une  situation  diplomatique 
en  Europe  et  de  reprendre  son  équilibre  au  centre  des  puissances  conti- 
nentales, c'est  bien  clair;  mais,  pour  elle,  la  première  loi,  c'est  la  recon- 
stitution intérieure,  c'est  la  pacification  de  tous  les  antagonismes  qui 
dévorent  l'empire,  c'est  le  rajeunissement  de  la  monarchie  par  la  liberté 
et  par  l'équité.  L'Autriche  est  tout  entière  à  cette  œuvre,  qu'elle  a  com- 
mencé de  réaliser  par  ce  qu'on  a  nommé  le  dualisme,  machine  assez 
compliquée  dont  on  voit  en  ce  moment  jouer  un  des  ressorts  par  la  réu- 
nion des  délégations  à  Vienne.  Il  reste  à  savoir  ce  qu'il  y  a  de  définitif 
dans  ce  système  du  dualisme,  ce  qu'il  y  a  de  sérieux  et  de  durable  dans 
ce  partage  baroque  de  l'Autriche  en  une  Gisleithanie  et  une  Transleitha- 
nie,  division  d'autant  plus  bizarre  qu'elle  ne  répond  à  rien  de  précis, 
qu'elle  n'est  même  pas  vraie  géographiquement,  que  des  provinces  rat- 
tachées au  groupe  de  la  Gisleithanie  sont  par  le  fait  situées  au-delà  de 
la  Leitha.  Le  dualisme,  on  commence  bien  à  le  voir  aujourd'hui,  n'a 
été  qu'un  expédient  :  il  a  eu  sans  doute  une  conséquence  heureuse,  puis- 
qu'il a  réconcilié  la  Hongrie  et  qu'il  en  a  fait  une  des  forces  de  la  mo- 
narchie; mais  comment  l'Autriche  s'arrêterait-elle  en  chemin  dans  ce 
travail  de  réorganisation  intérieure  par  la  pacification  des  races  diverses 
qui  peuplent  l'empire?  Ce  qu'elle  concède  aux  Hongrois,  comment  le  re- 
fuserait-elle aux  Tchèques  de  la  Bohême,  aux  Polonais  de  la  Galicie,  qui 
les  uns  et  les  autres  réclament  les  droits  de  leur  nationalité  et  de  leur 
autonomie?  Et  si  le  cabinet  de  Vienne  fait  la  part  de  toutes  les  nationa- 
lités de  l'empire,  s'il  entre  dans  cette  voie  de  libérales  concessions  qui 
conduit  tout  droit  à  une  monarchie  fédérative,  que  devient  le  dualisme? 
Les  Hongrois  à  leur  tour  ne  se  sentiront-ils  pas  menacés  dans  l'impor- 
tance qu'ils  ont  soudainement  reconquise ,  que  le  système  actuel  leur 
assure? 

L'Autriche  en  est  là,  elle  a  fait  réellement  moins  de  chemin  qu'on  ne 
le  dirait  ou  que  ne  le  ferait  croire  le  succès  de  sa  politique  vis-à-vis  de 
la  Hongrie,  et  la  difficulté  devient  d'autant  plus  pressante  que  tout  ce 
qu'on  a  tenté  pour  réprimer,  pour  contenir  les  autres  nationalités  n'a 
réussi  qu'à  les  aiguillonner,  à  les  aigrir.  Les  Tchèques  ne  se  laissent 
nullement  ébranler;  ils  ne  se  révoltent  pas,  ils  se  retranchent  dans  une 
attitude  de  résistance  passive  tant  qu'on  ne  reconnaît  point  leurs  droits; 
ils  multiplient  les  meetings  pour  revendiquer  leur  autonomie  historique, 
la  semi-indépendance  de  la  «  couronne  de  Bohême.  »  Les  Tchèques  sont 
pour  le  moment  les  irréconciliables  de  l'Autriche,  non  pas  irréconcilia- 
bles avec  l'empire,  avec  la  couronne  des  Habsbourg,  mais  irréconcilia- 
bles avec  le  centralisme  de  Vienne,  avec  le  système  qui  tend  à  confondre 
politiquement  toutes  les  nationalités  sous  ce  nom  barbare  de  Gisleithanie. 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  Polonais,  en  se  montrant  un  peu  plus  accommodans  ou  plus  politiques 
dans  leurs  rapports  avec  Vienne,  ne  sont  pas  moins  fermes  dans  leurs 
revendications.  Il  n'y  a  plus  moyen  cependant  de  prolonger  une  situa- 
tion si  visiblement  provisoire,  si  dangereusement  précaire.  M.  de  Beust 
s'est  tiré  d'embarras  jusqu'ici  par  sa  dextérité,  il  porte  le  fardeau  des 
affaires  de  l'empire  avec  une  aisance  apparente,  sans  cesse  occupé  à  em- 
pêcher les  chocs,  les  tiraillemens.  Le  moment  approche  oi^i  l'Autriche 
sera  bien  obligée  d'aller  jusqu'au  bout  de  sa  transformation.  Tant  qu'on 
n'en  est  pas  venu  là,  on  n'a  rien  fait,  la  monarchie  autrichienne  reste, 
pour  ainsi  dire,  en  l'air,  La  Bohême  demeure  livrée  à  la  propagande  pansla- 
viste,  qui  n'est  à  craindre  que  si  on  ne  fait  rien;  l'Autriche  n'est  que  très 
médiocrement  relevée  des  désastres  de  cette  guerre  de  1866,  qui,  en 
l'exilant  de  l'Allemagne,  lui  a  créé  la  nécessité  d'une  politique  nouvelle, 
politique  qui  peut  elle-même  se  résumer  en  deux  mots,  liberté  dans  les 
institutions,  équité  dans  les  rapports  des  nationalités  qui  composent 
l'empire. 

Que  la  Prusse  de  son  côté  triomphe  des  événemens  qui  ont  accablé 
l'Autriche,  qu'elle  montre  dans  sa  politique  extérieure  une  ambition 
proportionnée  à  ses  victoires,  le  fier  sentiment  de  son  rôle,  c'est  assez 
naturel;  au  fond,  la  Prusse  n'est  pas  plus  que  l'Autriche  et  plus  que  la 
France  à  l'abri  des  difficultés  intérieures.  La  Prusse  ne  fait  point  assu- 
rément tout  ce  qu'elle  voudrait;  elle  n'est  pas  au  bout  de  ses  peines  dans 
l'œuvre  d'assimilation  des  provinces  nouvelles,  ni  même  dans  cet  agen- 
cement compliqué  qui  lie  la  confédération  du  nord  à  l'hégémonie  prus- 
sienne. La  campagne  financière  que  le  cabinet  de  Berlin  vient  de  faire 
n'a  point  décidément  réussi;  les  confédérés  de  la  Prusse  ont  refusé  de 
voter  les  impôts  nouveaux  qu'on  leur  demandait,  et,  comme  il  faut  de 
l'argent,  on  sera  bien  obligé  d'en  demander  vers  le  mois  d'octobre  au 
parlement  prussien,  qui  ne  sera  peut-être  pas  mieux  disposé  à  en  accor- 
der. Le  sentiment  de  toutes  ces  difficultés  n'est  point  sans  doute  étran- 
ger à  la  retraite  momentanée  de  M.  de  Bismarck,  qui  vient  de  quitter  la 
présidence  du  ministère  prussien,  en  restant  toujours,  bien  entendu, 
chancelier  de  la  confédération  du  nord,  et  qui  est  parti  aussitôt  pour  ses 
terres  de  la  Poméranie,  pour  Varzin.  C'est  toujours  à  Varzin  que  l'im- 
pétueux chancelier  va  se  reposer  de  ses  ennuis  et  se  refaire  en  méditant 
des  expédiens  nouveaux  à  l'abri  de  quelque  maladie  invoquée  à  propos. 

Le  départ  de  M.  de  Bismarck  est  pour  le  moment  ce  dont  on  s'occupe 
le  plus  à  Berlin  après  les  affaires  de  France,  qui  ont  le  privilège  d'ex- 
citer un  singulier  intérêt.  Malheureusement,  dans  le  monde  berlinois, 
surtout  dans  la  diplomatie,  on  ne  croit  guère,  on  est  parfaitement  décidé 
à  ne  pas  croire  aux  maladies  de  M.  de  Bismarck;  on  croit  à  ses  agace- 
mens  de  nerfs,  à  ses  ennuis,  à  ses  impatiences.  Cette  dernière  campagne 
financière  qui  a  si  mal  tourné  lui  a  laissé,  à  ce  qu'il  paraît,  une  terrible 
irritation  contre  ses  collègues  du  cabinet  prussien ,  particuliè»ement 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  507 

contre  le  ministre  des  finances,  M.  von  der  Heydt.  Il  aurait  essayé  d'ob- 
tenir du  roi  l'éloignement  de  quelques-uns  de  ces  ministres  insuffisans, 
trop  peu  souples  ou  trop  peu  habiles;  mais  le  bon  roi  Guillaume  n'en- 
tend pas  raillerie  sur  ce  point,  il  se  ferait  un  scrupule  de  renvoyer  des 
ministres  désagréables  au  parlement.  Que  dirait  l'univers,  si  un  Hohen- 
zoUern  pouvait  être  soupçonné  de  céder  à  une  pression  parlementaire,  à 
un  attentat  contre  sa  royale  prérogative  !  M.  de  Bismarck,  avec  toute  sa 
puissance,  a  été  vaincu,  et  c'est  alors,  assure-t-on,  qu'il  aurait  demandé 
à  être  momentanément  exonéré  de  la  présidence  du  ministère  prussien, 
ce  que  le  roi  lui  a  tout  de  suite  accordé.  M.  de  Bismarck  n'a  peut-être  pas 
été  insensible  au  plaisir  de  laisser  à  ses  collègues  l'ennuyeuse  besogne 
de  batailler  avec  le  parlement,  qui  se  réunira  au  mois  d'octobre,  pour  lui 
arracher  l'argent  dont  on  a  besoin.  Qui  sait  même  si  tout  bas  il  ne  se 
flatte  pas  de  l'espoir  que  les  ministres  n'oseront  pas  affronter  sans  lui  le 
combat,  ou  qu'ils  sortiront  de  la  lutte  tellement  meurtris  qu'ils  en  de- 
viendront impossibles?  C'est  un  plaisir  des  dieux  que  se  donne  là  l'irri- 
table chancelier.  On  dit  tout  ceci  à  Berlin,  et  on  dit  bien  d'autres  choses 
qui  se  rapportent  à  cette  situation  un  peu  confuse.  On  se  figure  volon- 
tiers que  M.  de  Bismarck  est  allé  à  Varzin  mûrir  une  autre  idée.  11  vou- 
drait arriver  à  quelque  modification  constitutionnelle  qui,  en  lui  laissant 
toute  son  importance,  tout  son  ascendant  comme  chancelier  de  la  con- 
fédération, le  débarrasserait  des  rivalités  subalternes,  des  tiraiîlemens 
insupportables  à  son  tempérament  d'autocrate  nerveux.  Pour  cela,  il  ne 
s'agirait  de  rien  moins  que  de  donner  un  caractère  plus  unitaire  à  l'orga- 
nisation actuelle  du  Nordbund.  Or  c'est  en  vérité  une  grosse  question, 
une  grosse  difficulté.  Si  effacée  qu'elle  soit,  la  Saxe  ne  résisterait-elle  pas, 
et  ne  trouverait-elle  pas  des  appuis  dans  sa  résistance? 

Le  parti  national-libéral,  qui  se  préoccupe  moins  de  la  liberté  que  de 
tout  ce  qui  peut  hâter  la  marche  vers  l'unité  allemande,  se  prêterait 
sans  doute  à  cette  politique,  il  pourrait  aider  le  chancelier  fédéral  à 
vaincre  toutes  les  résistances,  et  de  là  est  venu  un  soupçon.  On  a  pu 
croire  que  M.  de  Bismarck  songeait  à  se  créer  une  nouvelle  majorité 
parlementaire,  que  pour  cela  il  voudrait  essayer  de  gagner  ou  de  dé- 
composer le  parti  national-libéral  actuel  en  donnant  accès  dans  le  mi- 
nistère à  quelques-uns  des  chefs  les  plus  influens  de  ce  parti.  Les  vel- 
léités qu'on  prête  à  M.  de  Bismarck  iraient-elles  réellement  jusque-là? 
Cela  est  fort  douteux.  Le  tout-puissant  chancelier  n'est  guère  l'homme 
des  concessions;  il  est  trop  accoutumé  à  gouverner  comme  bon  lui 
semble  pour  faire  des  avances  et  des  sacrifices  d'opinion  qui  coûte- 
raient singulièrement  à  son  orgueil  et  à  son  humeur  dédaigneuse.  Ce 
qui  est  positif,  c'est  que  les  chefs  du  parti  libéral-national  ne  croient 
guère  à  cette  évolution,  et  ils  n'ont  aucune  raison  d'y  croire,  puis- 
qu'on ce  moment  même  ils  sont  traités  avec  une  étrange  aigreur  par  les 
journaux  amis  du  premier  ministre,  puisqu'on  se  plaît  à  accuser  ces  in- 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

corrigibles  et.  prétentieux  libéraux  d'avoir  obligé  le  gouvernement,  par 
le  refus  des  nouveaux  impôts,  à  suspendre  des  travaux  utiles  et  à  laisser 
en  souffrance  certains  services  publics.  Ce  qui  a  surtout  froissé  les  na- 
tionaux-libéraux dans  ces  derniers  temps,  c'est  la  divulgation  qui  vient 
d'être  faite  d'une  conversation  de  M.  de  Bismarck  avec  le  correspondant 
d'un  journal  américain.  La  conversation  doit  être  vraie.  M.  de  Bismarck 
ne  se  gêne  pas  en  vérité,  il  traite  lestement  ces  messieurs  du  parlement, 
«  dont  chacun  se  tient  pour  un  homme  cVélài  par  excellence;  »  il  prétend 
ou  à  peu  près  qu'ils  n'ont  pas  le  sens  commun,  qu'ils  n'ont  pas  la 
moindre  idée  de  la  situation,  qu'ils  ne  savent  que  contredire,  blâmer, 
Soulever  des  difiicultés  sans  avoir  rien  d'utile  à  présenter,  qu'ils  «  se 
laissent  dominer  positivement  par  les  idées  féodales,  »  et  en  fin  de 
compte  il  laisse  entrevoir  la  possibilité  d'en  appeler  cet  automne  aux 
électeurs,  pour  voir  si  ceux-ci  «  ne  comprennent  pas  mieux  la  tâche  d'un 
état  moderne.  »  Notez  que  les  journaux  de  M.  de  Bismarck  se  sont  hâtés 
de  publier  tout  cela.  Ce  n'est  pas  précisément  un  acheminement  vers  une 
alliance  prochaine.  D'ailleurs,  M.  de  Bismarck  voulût-il  cette  alliance,  le 
roi  Guillaume  la  voudrait-il?  Les  résistances  de  la  Saxe,  le  ministre  en 
villégiature  à  Varzin  peut  s'en  moquer;  ce  que  pense  et  ce  que  dit  le  roi 
a  une  autre  importance.  M.  de  Bismarck  sait  bien  que  lui-même  a  eu 
plus  d'une  fois  à  s'arrêter,  ou  qu'il  s'est  donné  l'air  de  s'arrêter  devant 
cette  volonté  dont  il  a  su  si  habilement  se  couvrir  en  certaines  circon- 
stances. Il  en  résulte  cette  situation  assez  mal  définie  où  la  Prusse,  avec 
l'apparence  de  l'éclat  et  de  la  force  à  l'extérieur,  ne  laisse  pas  d'être  tra- 
vaillée d'embarras  intimes,  et  c'est  ce  qui  explique  peut-être  que  M.  de 
Bismarck  voie  sans  déplaisir  nos  propres  embarras.  Il  reste  à  savoir  ce 
qui  pourra  sortir  de  cette  solitude  de  Varzin  oi!i  le  bouillant  chancelier 
de  l'Allemagne  du  nord  est  allé  se  reposer  de  ses  contrariétés.  Il  n'en 
faudrait  pas  beaucoup  sans  doute  pour  que,  secouant  maladie  et  médita- 
tions, il  se  lançât  de  nouveau  sur  une  scène  qu'il  a  ébranlée  par  l'audace 
de  ses  entreprises.  Ce  serait  fait  pour  le  guérir  du  coup  et  pour  le  dis- 
penser de  réfléchir  sur  les  difficultés  de  la  situation  qu'il  s'est  faite  à  lui- 
même,  qu'il  a  faite  à  la  Prusse. 

Il  n'y  a  que  les  pays  franchement  et  décidément  libéraux  depuis  long- 
temps qui  trouvent  dans  le  régime  parlementaire  appliqué  avec  une  vi- 
rile sincérité  la  solution  des  questions  les  plus  épineuses.  Là  où  l'opi- 
nion est  reine  et  maîtresse,  ceux  qui  ont  le  pouvoir  dans  leurs  mains  ne 
sont  pas  obligés  de  se  mesurer  perpétuellement  avec  toute  sorte  d'ob- 
stacles invisibles,  de  s'étudier  à  passer  à  travers  toute  sorte  de  défilés 
obscurs.  Que  se  passe-t-il  aujourd'hui  en  Angleterre?  Depuis  deux  ans,  la 
question  de  l'abolition  de  l'église  d'Irlande  est  incessamment  débattue  : 
elle  a  été  tranchée  en  principe  par  le  pays  dans  les  élections,  elle  est 
devenue  une  affaire  de  gouvernement  par  l'arrivée  au  pouvoir  du  minis- 
tère de  M.  Gladstone,  elle  a  été  pratiquement  résolue  par  la  chambre  des 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  509 

communes,  elle  est  en  ce  moment  devant  la  chambre  des  lords.  Ici  elle 
rencontre  des  contestations  et  des  résistances  qu'il  était  facile  de  prévoir, 
mais  dont  on  ne  songe  pas  à  triompher  autrement  que  par  la  discussion, 
par  l'action  régulière  des  pouvoirs  publics,  au  besoin  par  quelque  trans- 
action, si  cela  devient  nécessaire.  L'autre  jour,  dans  un  banquet  offert 
au  prince  de  Galles  et  aux  ministres  par  la  corporation  de  Trinity-House, 
instituée  pour  établir  des  phares  sur  tous  les  points  dangereux  des  côtes 
d'Angleterre,  un  des  membres  du  cabinet,  le  lord-chancelier,  ne  s'est 
pas  refusé  le  plaisir  de  parler  en  termes  humoristiques,  quoique  nulle- 
ment irrespectueux,  de  la  discussion  de  la  chambre  des  lords;  il  a  égayé 
le  festin  en  exprimant  le  désir  qu'on  put  inventer  une  institution  ana- 
logue à  celle  de  Trinity-House  «  pour  éclairer  les  détroits  de  la  carrière 
politique;  »  il  a  jovialement  appelé  les  sympathies  sur  cette  malheureuse 
chambre  des  communes,  qui  à  l'heure  actuelle  est  véritablement  un 
((  corps  en  souffrance,  »  qui  croyait  avoir  fait  un  chef-d'œuvre  avec  son 
bill  sur  l'église  d'Irlande,  et  qui  voit  ce  chef-d'œuvre  critiqué,  boule- 
versé, remanié  à  la  chambre  des  lords.  «  On  se  livre  sur  notre  œuvre  ii 
une  série  d'expériences  et  de  fantaisies,  s'est-il  écrié,...  les  teintes  neutres 
disparaissent  et  font  place  aux  oppositions  les  plus  heurtées  d'ombres  et 
de  lumières...  » 

Le  fait  est  que  la  chambre  des  lords  a  passablement  maltraité  le  tra- 
vail de  la  chambre  des  communes.  Le  bill  a  doublé  sans  encombre  le 
cap  de  la  première  lecture,  c'est-à-dire  qu'il  n'a  pas  été  repoussé  du 
premier  coup;  en  revanche,  lorsque  la  discussion  s'est  ouverte,  les  amen- 
demens  se  sont  succédé  de  façon  à  faire  dévier  presque  complètement  la 
loi.  11  y  en  a  de  toute  sorte,  et  beaucoup  ont  été  votés  :  amendement  de 
îord  Cairns  ajournant  jusqu'après  la  liquidation  des  biens  de  l'église 
l'emploi  des  excédans  primitivement  destinés  aux  institutions  charita- 
bles, amendement  exemptant  de  tout  impôt  les  annuités  qui  devront 
être  payées  au  clergé,  etc.  Il  est  douteux  que  l'œuvre  ainsi  mutilée  ou 
métamorphosée  soit  du  goût  de  la  chambre  des  communes,  devant  la- 
quelle elle  revient  maintenant,  et  si  la  chambre  des  communes,  en  cé- 
dant sur  certains  détails,  résiste  absolument  sur  les  points  essentiels, 
qu'arrivera-t-il?  Les  deux  chambres  réunies  en  conférence  selon  la  règle 
constitutionnelle  arriveront -elles  à  une  transaction,  ou  bien  M.  Glad- 
stone sera-t-il  obligé  d'en  appeler  encore  une  fois  au  pays  pour  achever 
la  défaite  des  lords?  M.  Gladstone  déclarait  récemment  qu'il  n'ou- 
blierait pas  au  pouvoir  les  engagemens  qu'il  avait  pris  dans  l'oppo- 
sition. Cette  campagne,  dont  l'abolition  de  l'église  d'Irlande  est  le  mot 
d'ordre  et  qui  a  eu  déjà  bien  des  péripéties,  un  jeune  écrivain  français, 
M.  Edouard  Hervé,  vient  de  la  retracer  dans  un  livre  écrit  au  courant 
de  la  plume  sous  ce  titre  :  Une  page  de  l'histoire  d'Angleterre.  L'auteur 
a  raison  de  remarquer  que,  de  toutes  les  nations  de  l'Europe,  l'Angle- 
terre, sans  qu'on  y  prenne  garde,  est  celle  qui  se  transforme  le  plus  vite 


510  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  le  plus  complètement;  oui,  mais  elle  se  transforme  régulièrement, 
pacifiquement,  et,  M.  Hervé  a  encore  plus  raison  de  le  dire,  il  ne  s'agit 
pas  d'emprunter  aux  Anglais  leur  pairie  héréditaire  ou  d'autres  institu- 
tions aristocratiques,  il  s'agirait  bien  plutôt  de  leur  emprunter  ces  pro- 
cédés d'action  légale  qui  font  leur  force  dans  des  crises  de  transforma- 
tion où  d'autres  ont  sombré  quelquefois. 

Et  tandis  que  se  déroulent  tous  ces  événemens  publics  oîi  palpite  la 
vie  contemporaine,  nous  ne  pouvons  nous  défendre  d'un  serrement  de 
cœur,  d'un  retour  douloureux  sur  un  deuil  intime,  car  nous  venons  de 
perdre  l'enfant  de  la  maison,  un  aimable  compagnon  de  travail.  M.  Louis 
Buloz,  qui  a  été  gérant  de  cette  Revue,  est  mort  à  vingt-sept  ans,  à 
l'âge  où  l'on  ne  devrait  pas  mourir.  Il  a  été  enlevé  par  une  maladie  im- 
placable dont  rien  n'a  pu  conjurer  le  cruel  dénoûment.  Certes,  en  le 
voyant  partir  il  y  a  quelques  mois,  un  peu  triste  déjà,  mais  confiant  en- 
core, pour  aller  chercher  la  santé,  nous  ne  nous  doutions  guère  que 
nous  ne  devions  plus  le  revoir;  nous  aimions  à  espérer  qu'il  nous  re- 
viendrait bientôt  avec  une  force  nouvelle  pour  reprendre  ici  une  place 
qu'il  occupait  avec  une  bonne  grâce  si  parfaite.  Il  nous  est  revenu  dans 
un  cercueil  !  S'il  y  a  un  être  qui  mérite  d'être  regretté,  c'est  celui-là  :  il 
avait  la  jeunesse  de  l'âge  et  la  précoce  maturité  de  l'esprit,  du  zèle,  de 
la  modestie,  une  droiture  naturelle,  une  application  assidue  à  son  de- 
voir. 11  n'ignorait  pas  tout  ce  qu'il  avait  à  faire  pour  continuer  l'œuvre 
élevée  et  soutenue  par  l'énergie  paternelle,  et  il  s'y  préparait  sincère- 
ment, simplement,  par  une  bonne  volonté  intelligente  et  par  le  travail. 
Il  n'avait  pas  commencé  depuis  bien  longtemps,  et  déjà  il  avait  donné  la 
mesure  de  ce  qu'il  serait.  Aux  qualités  séduisantes  les  plus  propres  à  lui 
assurer  les  sympathies ,  il  joignait  les  qualités  sérieuses  faites  pour  lui 
promettre  le  succès  dans  une  carrière  qui  n'est  pas  toujours  sans  diffi- 
cultés et  sans  orages.  En  un  mot,  l'avenir  lui  souriait  ;  cet  avenir  a  été 
cruellement  brisé  en  un  instant,  et  de  cette  existence  qui  avait  tout  pour 
elle,  qui  pouvait  être  si  brillante  et  si  heureuse,  il  ne  reste  plus  rien  au- 
jourd'hui, —  rien  que  la  bonne  et  douce  image  de  l'aimable  jeune  homme 
survivante  dans  le  cœur  désolé  des  siens,  dans  un  foyer  en  deuil,  dans 
le  souvenir  affectueux  de  ceux  qui  l'ont  connu.  ch.  de  mazade. 


ESSAIS  ET  NOTICES. 


Histoire  générale  de  Paris.  —  Paris  et  ses  historiens  aux  quatorzième  et  quinzième  siècles.  — 
Documens  et  écrits  originaux  recueillis  et  commentés  par  MM.  Le  Roux  de  Lincy  et  L.-M. 
Tisserand  ;  Paris,  imprimerie  impériale. 

C'est  une  heureuse  pensée  de  l'édilité  parisienne  qui  a  donné  nais- 
sance à  ce  beau  et  savant  volume.  M.  Ampère,  il  y  a  une  trentaine  d'an- 


«  REVUE.    CHRONIQUE.  511 

nées,  publiait  ici  même  une  série  d'études  qu'il  intitulait  :  Portraiis  de 
Rome  aux  différens  âges;  la  collection  des  portraits  de  Paris  aux  diiïérens 
âges  est  brillamment  inaugurée  par  le  travail  de  MM.  Le  Roux  de  Lincy 
et  Tisserand,  Ce  travail  embrasse  une  période  très  nettement  circonscrite; 
il  commence  avec  le  xiv^  siècle  et  se  termine  vers  le  milieu  du  xv^,  à  la 
veille  de  la  découverte  de  l'imprimerie.  C'est  toute  la  fin  du  moyen  âge 
et  la  première  aube  de  la  renaissance;  surtout,  en  ce  qui  concerne  l'his- 
toire de  Paris,  c'est  une  période  très  distincte,  très  originale,  qui  ne  res- 
semble ni  à  ce  qui  précède  ni  à  ce  qui  suit.  Avant  le  xiv°  siècle,  on  ren- 
contre dans  les  écrits  du  temps  certaines  mentions  de  la  cité  qui  sera 
un  jour  la  grand'  ville,  une  page  à  détacher,  un  trait  à  recueillir,  de  quoi 
former  une  sorte  d'anthologie  historique,  mais  rien  de  suivi,  rien  qui 
offre  un  ensemble;  après  la  découverte  de  Timprimerie  paraissent  les 
écrivains  lettrés,  chez  lesquels  l'histoire  de  Paris  a  le  caractère  d'une 
étude  savante  beaucoup  plus  que  d'une  description  originale  et  d'un  té- 
moignage naïf.  Entre  les  premiers,  qui  décrivent  seulement  par  occasion, 
et  les  autres,  qui  s'appliquent  à  leurs  compilations  laborieuses,  les  chro- 
niqueurs du  xiv^  et  du  xV^  siècle  occupent  une  place  à  part.  C'est  à  ces 
chroniqueurs  que  MM.  Le  Roux  de  Lincy  et  Tisserand  viennent  d'élever, 
on  peut  le  dire,  un  véritable  monument,  grâce  à  la  munificence  de  la 
ville  de  Paris. 

Voici  d'abord  Jean  de  Jandun,  qui  écrivait  en  1323  ses  Éloges  de  Paris, 
Recommentatlo  civitatis  parlsiensis,  tractatus  de  laudibus  farisiis.  Ses 
naïves  descriptions  ne  manquent  ni  de  couleur  ni  de  force,  soit  que, 
parlant  des  médecins,  «  ces  princes  de  la  science,  ces  hommes  que  le 
sage  nous  ordonne  d'honorer  comme  étant  créés  par  le  Très-Haut  pour 
nous  secourir,  »  il  nous  les  montre  si  nombreux,  si  empressés  dans  les 
rues  de  Paris,  reconnaissables  à  leurs  habits  précieux  et  à  leurs  bonnets 
de  docteur,  in  suis  prcciosls  habitibus  et  capitibus  birretatis,  soit  que, 
décrivant  les  théologiens  de  Sorbonne,  ces  vénérables  pères  et  seigneurs, 
ces  satrapes  célestes  et  divins,  cœlesles  et  divini  satra]>x,  il  leur  demande 
compte  de  leurs  discussions  subtiles,  «  Quel  avantage  la  religion  catho- 
lique tire-t-ellé  de  cet  exercice?  Dieu  le  sait.  »  Après  Jean  de  Jandun,  voici 
Raoul  de  Presles,  qui,  traduisant  la  Cite  de  Dieu  de  saint  Augustin,  et 
rencontrant  un  chapitre  sur  les  prospérités  accordées  à  l'empereur  Con- 
stantin par  la  protection  divine,  fait  le  commentaire  de  ce  chapitre,  ap- 
plique à  la  France  de  Charles  V  les  principes  de  l'évêque  d'Hippone,  nous 
donne  enfin  d'intéressans  détails  sur  les  accroissemens  de  Paris  et  ses 
beaux  maçonnages.  Plus  loin,  voici  Guillebert  de  Metz  avec  son  curieux 
livre  :  la  Description  de  la  ville  de  Paris  et  de  l'excellence  du  royaume 
de  France.  C'est  le  Paris  de  Charles  VI  qui  est  décrit  par  Guillebert  de 
Metz;  arrivez  à  la  fin  du  volume,  vous  trouverez  le  Paris  de  Charles  VII 
dans  le  poème  latin  d'Antoine  Astesan.  Au  texte  de  ces  précieux  docu- 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  ^ 

mens  se  joignent  des  notes,  des  commentaires,  des  appendices,  dont 
l'histoire  littéraire  peut  faire  son  profit.  Nous  recommandons  particu- 
lièrement le  chapitre  intitulé  :  les  lettrés,  les  artistes  et  les  artisans  à 
Paris  vers  la  fin  du  quatorzième  siècle  et  au  commencement  du  quinzième. 
Même  après  le  vaste  tableau  que  MM.  Victor  Leclerc  et  Ernest  Renan  ont 
tracé  de  l'état  des  lettres  et  des  arts  au  xiv^  siècle  dans  le  XXIV^  volume 
de  V Histoire  littéraire  de  la  France,  les  études  de  M.  Le  Roux  de  Lincy 
ont  encore  leur  intérêt  et  leur  prix. 

Nous  écrivions  cette  simple  note  quand  une  maladie  cruelle  est  venue 
enlever  M.  Le  Roux  de  Lincy  à  l'érudition  française.  Le  laborieux  cher- 
cheur ne  lira  pas  les  remercîmens  auxquels  il  avait  droit;  qu'il  nous  soit 
permis  du  moins  de  payer  ce  modeste  tribut  à  sa  mémoire.  Les  époques 
les  plus  agitées  ont  des  retraites  silencieuses,  des  asiles  pour  l'étude 
paisible  et  désintéressée;  le  xvni«  siècle  n'a-t-il  pas  eu  ses  bénédictins? 
M.  Le  Roux  de  Lincy  était  un  de  ces  bénédictins  qui  passent  dans  le 
monde  sans  bruit,  sans  récompense  littéraire,  ou  plutôt  dont  la  seule 
récompense  est  le  plaisir  même  d'avoir  mis  leur  savoir  à  la  disposition 
d'autrui ,  d'avoir  servi  discrètement  les  lettres  sérieuses.  Il  y  a  trente- 
sept  ans  que  M.  de  Lincy  publiait,  d'après  un  manuscrit  de  la  Biblio- 
thèque impériale,  un  des  plus  curieux  poèmes  du  xiii«  siècle,  li  romans 
de  Berte  aus  grans  pies,  du  roi  Adenès;  quand  la  mort  Ta  frappé,  il  pour- 
suivait ses  recherches  sur  les  historiens  de  la  ville  de  Paris,  car  ce  pre- 
mier volume  n'était  qu'un  commencement.  Entre  l'édition  de  Berte  aus 
grans  pies  et  les  études  sur  les  historiens  de  Paris,  M.  de  Lincy  avait  ap- 
pliqué ses  investigations  à  un  grand  nombre  de  points  de  notre  histoire 
littéraire.  Il  possédait  particulièrement  les  xv'=  et  xvi'^  siècles.  Bien  qu'on 
ait  de  lui  des  recherches  pleines  d'intérêt  sur  les  sermons  français  de 
saint  Bernard,  bien  qu'il  ait  donné  un  recueil  deCliants  historiques  fran- 
çais où  le  moyen  âge  tient  une  large  place,  c'était  surtout  la  fin  du 
moyen  âge  et  la  renaissance  qui  étaient  devenues  le  centre  de  ses  explo- 
rations. Sa  Vie  d'Anne  de  Bretagne  (1860),  ses  Becherches  sur  Jean  Gro- 
lier  (1866],  seront  toujours  consultées  avec  fruit  par  les  historiens  de  la 
renaissance.  Nous  aurions  bien  d'autres  travaux  à  signaler,  s'il  s'agissait 
ici  de  dresser  la  liste  des  œuvres  utiles,  des  éditions  scrupuleusement 
exactes  auxquelles  est  attaché  le  nom  de  M.  Le  Roux  de  Lincy.  Nous 
avons  voulu  seulement  exprimer  la  gratitude  des  lettrés  pour  l'homme 
excellent  dont  l'obligeance  égalait  le  savoir,  et  qui,  confiné  dans  son 
rôle  de  bibliophile,  était  si  heureux  de  prêter  aux  écrivains  le  secours  de 
ses  lectures.  saint-rené  taillandier. 


G.  BuLOz. 


L'AUTRICHE 


ET 


LA    BOHEME    EN    1869 


LA    OUESTION  TCHÈQUE   ET   L'INTÉRÊT   FRANÇAIS. 


I.  OEsten-eichs  Staatsidee,  von  Franz  Palaçky;  Prague  1S66.  —  II.  Correspondance  tchèque; 
Berlin  1868-1869.  —  III.  Politische  Stimmen  aus  Bolimen;  Prague  1869.  —  IV.  Die  lleform, 
von  Franz  Schuselka;  Vienne  1869.  —  V.  Bundesslaal  oder  Kadavef,  von  Oraf  Nikolaus 
Bethlen;  Pesth  1869. 


De  graves  événemens  se  préparent  en  Autriche;  la  majorité  des 
sujets  de  l'empire  poursuit  énergiquement  sa  lutte  contre  les  deux 
minorités  qui  la  dominent.  Le  dualisme  est  attaqué  par  des  adver- 
saires qui  ne  reculeront  pas,  car  ils  ont  pour  eux  non-seulement  la 
conscience  de  leur  droit,  mais  la  conviction  qu'ils  travaillent  au  sa- 
lut de  l'état.  Ces  ennemis  irréconciliables  du  dualisme  austro-hon- 
grois, ce  sont  les  Tchèques  de  la  Bohême.  Malgré  les  fautes  qu'ils 
ont  commises,  ils  gagnent  chaque  jour  du  terrain.  Déjà,  par  la 
seule  force  des  choses,  ils  recrutent  des  auxihaires  chez  toutes  les 
nations  de  la  monarchie,  chez  celles-là  mêmes  qui  naguère  encore 
les  combattaient  avec  le  plus  de  violence.  C'est  qu'une  évolution 
très  sérieuse  s'est  faite  depuis  quatre  ans  dans  les  principes  et  la 
conduite  des  défenseurs  de  la  Bohême.  Nous  vouions  raconter  ce 
travail  de  quatre  années,  indiquer  la  situation  qu'il  a  produite, 
montrer  l'ardeur  croissante  des  Tchèques,  juger  la  politique  de 
leurs  ennemis,  signaler  enfin  les  problèmes  qui  se  rattachent  étroi- 

TOME   LXXXII.   —   1"   AOUT  1869.  33 


hlh  REVUE    DES    DEUX   MOADES. 

tement  à  ce  condit.  Comment  se  défendre  d'une  vive  émotion  en 
face  de  pareils  intérêts?  Ces  questions,  qui  semblent  aujourd'hui 
si  éloignées  de  nous,  peuvent  nous  atteindre  demain  par  des  contre- 
coups effroyables.  Nos  renseignemens  nous  arrivent  de  Prague,  de 
Vienne,  de  Pesth,  de  tous  les  endroits  où  s'agite  la  crise,  une  crise 
de  vie  ou  de  mort  pour  la  monarchie  autrichienne.  S'il  n'y  avait  ici 
qu'une  bataille  dont  nous  pourrions  être  les  spectateurs  désinté- 
ressés, notre  curiosité  serait  déjà  excitée  au  plus  haut  point.  Cette 
quiétude  ne  nous  est  pas  permise,  et  nous  avons  le  droit  de  dire  à 
nos  lecteurs  :  attention  !  il  s'agit  de  nous-mêmes. 

T. 

Ce  n'est  pas  la  bataille  de  Sadowa,  comme  on  le  croit  générale- 
ment, qui  a  fait  naître  la  conception  d'une  Autriche  partagée  en 
deux;  l'idée  de  ce  dualisme,  pour  employer  l'expression  consacrée, 
l'idée  de  cette  monarchie  austro-hongroise,  puisque  tel  est  en  ce 
moment  le  nom  officiel  de  l'empire  des  Habsbourg,  avait  été  discu- 
tée avec  véhémence  par  les  intéressés  plus  d'une  année  avant  la 
catastrophe  qui  a  obligé  la  vieille  Autriche  à  se  renouveler  de  fond 
en  comble.  Au  mois  de  mai  1865,  une  polémique  très  vive  mettait 
aux  prises  les  principaux  publicistes  slaves,  magyars,  allemands, 
de  la  monarchie  autrichienne.  A  Prague,  à  Pesth,  à  Vienne,  les 
chefs  de  l'opinion  agitaient  ouvertement  ces  problèmes  :  quel  va 
être  le  sort  de  l'Autriche,  quelle  devra  être  sa  constitution  dans  un 
avenir  prochain?  en  d'autres  termes,  l'état  actuel  ne  peut  se  main-' 
tenir,  l'Autriche  s'écroule,  comment  se  relèvera-t-elle?  C'était  même 
là,  pour  le  dire  en  passant,  un  avertissement  assez  clair  à  tous  les 
politiques  de  l'Europe,  et  l'on  est  surpris  que  tant  de  personnes  en 
mesure  d'être  bien  informées  aient  pu  compter  en  1806  sur  la  vic- 
toire d'une  puissance  si  sérieusement  malade.  Or,  dans  cette  con- 
troverse où  la  vie  et  la  mort  de  l'ancienne  Autriche,  sa  condamna- 
tion inévitable  et  sa  transformation  nécessaire  étaient  si  ardemment 
débattues,  l'homme  qui  représentait  la  politique  libérale,  la  poli- 
tique à  laquelle  se  rattachent  en  ce  moment  les  meilleurs  esprits 
et  les  juges  les  plus  compétens  de  l'Europe,  c'était  le  représentant 
des  Tchèques,  c'était  Phistorien  national  de  la  Bohême,  M.  Franz 
Palaçky.  M.  Palaçky,  deux  années  après,  a  eu  un  tort  grave  aux 
yeux  de  notre  Occident,  il  a  eu  le  tort  d'accepter  l'invitation  des 
Russes  et  d'aller  siéger  au  congrès  slave  de  Moscou.  Ce  fut  une 
faute;  cette  démarche  fâcheuse  a  fait  considérer  les  Tchèques  comme 
des  agens  du  panslavisme  moscovite,  elle  a  refroidi  à  leur  égard  les 
sympathies  de  la  presse  libérale  en  Europe;  ce  n'est  pas  une  raison 


l' AUTRICHE    ET    LA    BOHÊME.  515 

pour  méconnaître  le  rôle  rempli  par  M.  Palaçky  et  ses  compatriotes 
dans  la  discussion  des  principes  qui  doivent  relever  l'Autriche.  Que 
proposait  donc  le  célèbre  publiciste?  Il  demandait  que  chacune  des 
races  ou  du  moias  chacune  des  nations  historiques  dont  se  com- 
pose l'empire  fût  mise  en  possession  de  ses  droits;  il  demandait 
l'établissement  d'une  monarchie  fédérative  où  les  Tchèques  de  Bo- 
hême, les  Magyars  de  la  Hongrie,  les  Polonais  de  la  Galicie,  les  Va- 
laques  de  la  Transylvanie,  les  Allemands  de  l'archiduchê,  auraient 
leurs  institutions  nationales  et  leur  existence  propre  sans  cesser 
d'être  unis  par  les  intérêts  généraux,  sans  renoncer  à  la  grande 
patrie  sous  le  sceptre  tutélaire  des  Habsbourg.  Et  de  tous  les  sys- 
tèmes proposés  dans  cette  discussion,  quel  est  celui  qu'il  combat- 
tait le  plus  énergiquement?  C'est  le  dualisme,  ce  dualisme  austro- 
hongrois  qui  se  préparait  déjà  dans  les  conseils  de  l'empereur,  et 
que  les  Slaves  regardaient  comme  une  menace  de  mort. 

Était-ce  en  haine  de  l'Autriche,  comme  le  croient  à  première  vue 
les  esprits  étrangers  à  ces  questions?  était-ce  pour  accélérer  la  dé- 
composition de  la  vieille  monarchie  que  les  représentans  de  la  Bo- 
hême réclamaient  une  fédération?  Non  certes.  Dès  la  controverse  de 
1865,  M.  Palaçky,  répondant  aux  publicistes  viennois,  leur  prou- 
vait qu'ils  avaient  moins  de  foi  que  les  Tchèques  dans  la  mission 
de  l'Autriche.  «  Ne  nous  séparons  jamais  de  la  confédération  ger- 
manique, disaient  les  Allemands,  ne  permettons  jamais  à  l'Autriche 
de  se  constituer  en  dehors  de  l'Allemagne;  elle  cesserait  d'être  une 
grande  puissance,  bien  plus  elle  cesserait  d'exister.  »  M.  Palaçky 
répliquait  aussitôt  :  «  Étrange  compliment!  Quoi!  l'Autriche  ne 
peut  être  une  grande  puissance  qu'à  la  condition  de  chercher  en 
dehors  d'elle-même  les  élémens  de  sa  force!  et  le  journal  qui  tient 
ce  langage  est  un  des  premiers  organes  de  l'opinion  dans  le  cœur 
de  l'Autriche!  C'est  à  Vienne  qu'on  parle  de  la  sorte!  Pour  moi,  si 
j'avais  dit  pareille  chose,  je  me  croirais  coupable  de  lèse-majesté 
envers  l'empire;  la  seule  explication  de  ces  paroles  à  mon  avis, 
c'est  que  les  hommes  qui  pensent  et  parlent  de  cette  manière  tien- 
nent beaucoup  plus  à  la  domination  de  la  nationalité  allemande 
qu'à  la  durée  de  l'Autriche.  Nous  autres  Slaves,  nous  ne  tenons 
pas  le  moins  du  monde  à  ce  que  l'Autriche  domine  l'Allemagne  et 
l'Italie;  nous  sommes  persuadés  au  contraire  que  le  jour  où  l'Au- 
triche, par  de  sages  et  libres  institutions,  aura  donné  satisfaction 
à  ses  peuples,  le  jour  où  nous  pourrons  tous  avec  raison  être  fiers 
du  nom  de  l'Autriche,  l'Autriche  n'aura  rien  à  craindre  d'aucune 
puissance  du  monde  (1).  » 

(1)  L'écrivain  slave  répondrat  à  la  Presse  de  Vienne,  n"  du  20  avril  18G5. 


516  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'habile  publiciste  poursuit  en  toute  franchise  l'exposé  de  ses 
doctrines,  c'est-à-dire  des  vœux  de  son  pays.  Il  pressent  les  objec- 
tions et  les  réfute  d'avance.  Il  adresse  à  ses  adversaires  les  questions 
les  plus  embarrassantes,  il  les  contraint  à  des  aveux,  il  les  oblige 
à  sortir  de  l'équivoque.  Ses  dilemmes  sont  terribles,  car  ce  n'est 
pas  l'argumentation  d'un  polémiste  rompu  aux  ruses  du  métier, 
c'est  la  réalité  même  qui  s'exprime  par  sa  bouche.  Rien  n'est  plus 
redoutable  que  ces  dilemmes  oiî  l'on  se  trouve  enfermé  par  la  na- 
ture des  choses.  «  Vous  proclamez,  dit  M.  Palaçky,  que  l'union 
des  peuples  de  l'Autriche  avec  l'Allemagne  est  pour  l'Autriche  une 
condition  d'existence;  à  qui  donc  cette  union  a-t-elle  le  plus  profité 
jusqu'à  présent?  Est-ce  aux  peuples  de  l'Autriche?  est-ce  à  l'em- 
pire d'Allemagne?  Interrogez  l'histoire,  sa  réponse  est  claire.  Le 
mal  que  cette  union  a  causé  au  plus  grand  nombre  des  peuples  de 
l'Autriche,  un  enfant  même  pourrait  le  dire;  le  bien  qu'ils  en  ont 
retiré,  où  est-il  ?  »  Ici,  les  publicistes  allemands  sont  bien  obligés 
de  reconnaître  que  l'union  de  l'Autriche  avec  l'Allemagne  est  un 
intérêt  tout  allemand,  et,  relevant  le  reproche  de  germanisme  que 
semble  contenir  l'argumentation  du  publiciste  slave,  ils  ajoutent 
que  cet  intérêt  est  précisément  la  règle  de  leur  conduite,  qu'ils 
sont  Allemands,  qu'ils  servent  la  cause  allemande.  «  Fort  bien, 
c'est  votre  droit,  répond  l'imperturbable  champion  des  Tchèques; 
mais  alors,  si  vous  arborez  le  drapeau  du  pangermanisme,  quels 
reproches  pourrcz-vous  faire  à  ceux  qui  arboreront  le  drapeau  du 
panslavisme?  Vous  sacrifiez  l'Autriche  à  l'Allemagne;  les  Slaves 
d'Autriche  sacrifieront  l'Autriche  à  la  Russie,  tandis  que  les  Yala- 
ques  de  Transylvanie  se  tourneront  vers  Rukharest  et  les  Serbo- 
Croates  vers  Belgrade.  Du  même  coup  le  grand  empire  de  l'est  se 
trouvera  disloqué;  il  n'y  aura  plus  d'Autriche.  »  Encore  une  fois, 
le  dilemme  est  terrible,  parce  qu'il  est  le  résumé  de  la  situation. 
Le  voici  dans  toute  sa  force  :  ou  bien  aidez-nous  à  construire  l'Au- 
triche nouvelle,  ou  bien,  si  vous  préférez  l'intérêt  allemand  à  l'in- 
térêt autrichien,  ne  vous  étonnez  pas  que  les  autres  races  de  l'em- 
pire conforment  leur  conduite  à  la  vôtre.  C'est  vous  qui  nous 
pousseriez  malgré  nous  au  panslavisme,  si  vos  doctrines  triom- 
phaient. N'invoquez  pas  l'unité  allemande  pour  nous  écraser  sous 
son  poids,  si  vous  ne  voulez  pas  que  nous  invoquions,  pour  nous 
défendre,  l'unité  des  races  slaves. 

Réduits  au  silence  par  cette  argumentation  sans  réplique,  les 
publicistes  viennois  n'avaient  plus  de  ressources  que  dans  la  colère 
et  l'injure.  On  devait  s'attendre  à  rencontrer  ici  les  théories  or- 
gueilleuses sous  lesquelles  l'Allemagne  de  nos  jours  prétend  acca- 
bler les  populations  voisines  de  ses  frontières;  elles  ont  déjà  servi, 


l'autriche  et  la  bohème.  517 

ces  théories  conquérantes,  contre  les  Polonais  du  duché  de  Posen 
et  les  Danois  du  Slesvig,  il  était  naturel  qu'on  en  fît  usage  contre 
les  Slaves  d'Autriche.  «  Les  Tchèques  osent-ils  bien  se  comparer 
aux  Allemands  ?  »  tel  est  le  premier  mot  de  l'invective,  et,  une  fois 
ce  thème  attaqué,  on  devine  ce  qui  va  suivre.  Il  y  a  des  races  émi- 
nentes  et  des  races  inférieures.  Les  Allemands  sont  mieux  doués 
que  les  Slaves,  ils  sont  plus  laborieux,  plus  sobres,  plus  honnêtes; 
tout  ce  que  renferment  les  mots  allemands  tiœhtig,  grûndlich,  l'in- 
dustrie, l'habileté,  l'aptitude,  l'art  de  faire  réussir  une  entreprise 
à  force  d'application  et  de  zèle,  cette  disposition  de  nature  qui  fait 
que  la  conscience  préside  toujours  au  travail  de  l'ouvrier,  travail 
d'esprit  ou  travail  des  mains,  ce  besoin  d'aller  au  fond  des  choses, 
de  ne  pas  se  contenter  à  demi,  de  préférer  le  solide  à  l'agréable  et 
ce  qui  dure  à  ce  qui  brille,  tout  cela  révèle  la  supériorité  des 
peuples  germaniques  sur  les  peuples  slaves.  Les  grands  esprits  de 
l'Allemagne  au  xviii''  siècle,  Lessing  excepté,  étaient  modestes  pour 
leur  pays  et  pour  eux-mêmes  avec  un  juste  sentiment  de  leur  va- 
leur; Herder  et  Goethe  étaient  animés  des  sympathies  les  plus 
vives  pour  la  culture  universelle;  Schiller  ne  méprisait  aucune  des 
races  qui  ont  concouru  ou  qui  peuvent  concourir  à  leur  tour  à 
l'œuvre  de  la  civilisation  ;  Kant,  Fichte,  Schelling,  les  deux  Ilum- 
boldt,  obéissaient  au  môme  esprit  libéral  et  profondément  humain; 
c'est  le  dernier  venu  de  ces  penseurs  souverains,  qui,  ébloui  sans 
doute  par  tant  de  richesses,  ébloui  surtout  par  ses  propres  doc- 
trines, proclama  la  supériorité  de  la  race  germanique  sur  toutes  les 
races  de  l'Europe  moderne.  Ai-je  besoin  de  nommer  Hegel  ?  Il  con- 
struisait son  système  après  la  défaite  de  la  France  en  1815.  On  sent 
frémir  sous  ses  formules  algébriques  l'enthousiasme  du  poète  et 
l'exaltation  du  visionnaire.  Un  de  ses  premiers  discours,  prononcé 
à  Ileidelberg  en  1817,  est  un  hymne  à  la  mission  providentielle  des 
nations  allemandes.  Pour  lui,  toute  l'histoire  moderne  est  l'histoire 
de  l'esprit  allemand.  Quand  il  dessine  à  grands  traits  sa  philosophie 
de  l'histoire,  il  y  trouve  trois  divisions,  trois  époques,  trois  mondes  : 
le  monde  oriental,  le  monde  gréco-latin,  le  monde  germanique.  La 
philosophie  hégélienne,  qui  a  marqué  de  son  empreinte  toute  la 
littérature  allemande  des  cinquante  dernières  années,  n'a  pas  eu 
de  principe  qui  ait  pénétré  plus  profondément  que  celui-là.  Ses 
théories  spéciales  ont  subi  bien  des  fortunes  diverses;  ce  sentiment 
exalté  de  la  prééminence  intellectuelle  et  morale  des  peuples  al- 
lemands se  retrouve  encore  partout  aujourd'hui,  et,  après  avoir 
été  la  vision  de  quelques  songeurs,  il  est  devenu  le  lieu-commun 
des  publicistes.  Il  faut  une  certaine  force  aux  esprits  d'élite  pour 
revenir  simplement  aux  sympathies  humaines  du  dernier  siècle. 


518  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Chaque  peuple  sans  doute  a  ses  bouffées  d'orgueil,  et  nous  con- 
naissons trop  bien  la  vanité  française  pour  ne  pas  excuser  chez  nos 
voisins  des  sentiraens  analogues;  la  foi  en  soi-même  est  une  marque 
de  vitalité  après  tout,  et  il  est  permis  à  un  grand  peuple  de  ne  pas 
être  trop  modeste.  La  foi  de  la  France  était  du  moins  une  foi  gé- 
néreuse, et  si  elle  était  fière  de  ses  conquêtes  dans  l'ordre  politique 
et  social,  c'était  par  l'espérance  d'en  faire  profiter  le  genre  humain. 
Un  libéral  esprit  de  propagande  s'associait  toujours  au  sentiment 
de  sa  gloire. 

La  révolution,  cette  œuvre  si  française,  n'était  pas  une  œuvre 
égoïste;  la  France  avait  travaillé  pour  le  monde.  Que  l'orgueil 
allemand,  l'orgueil  prussien  surtout,  depuis  un  demi -siècle  est 
différent  de  cet  enthousiasme!  Ne  parlons  pas  ici  de  confiance  en 
soi-même,  il  s'agit  de  tout  autre  chose,  d'un  sentiment  nftoins 
noble  et  plus  étroit.  Certes  il  y  a  en  Allemagne  nombre  d'hommes 
distingués  qui  sont  à  l'abri  de  ces  reproches;  nous  sommes  assuré 
pourtant  qu'ils  ne  sauraient  nous  contredire,  puisqu'ils  ont  eux- 
mêmes  si  souvent  combattu  les  procédés  que  nous  signalons.  N'est- 
il  pas  vrai  qu'après  la  guerre  du  Slesvig  les  publicistes  prussiens 
répétaient  sur  tous  les  tons  :  «  Vaincus  de  Dûppel,  c'est  la  moralité 
allemande  qui  a  brisé  vos  armes  dans  vos  mains  ;  nous  valons  mieux 
que  vous,  voilà  pourquoi  vous  périssez.  Votre  corruption  vous  con- 
damne à  mort  ?  ))  N'est-il  pas  vrai  que,  dans  toutes  les  luttes  des 
Allemxands  de  la  Prusse  avec  les  Polonais  du  duché  de  Posen,  ces 
mômes  écrivains  ne  cessaient  de  prodiguer  l'outrage  aux  victimes  ? 
N'est- il  pas  vrai  qu'ils  aggravaient  encore  l'iniquité  germanique 
par  la  plus  insolente  des  justifications?  N'était-ce  pas  toujours  la 
même  injure?  «  Vous  êtes  des  oisifs  et  des  pervertis,  subissez  donc 
votre  sort.  L'honnêteté  allemande  ne  cessera  point  d'avoir  le  des- 
sus. »  Voilà  comment  le  meurtre  de  la  Pologne  est  devenu  chez  les 
disciples  de  Kant  et  de  Hegel  un  éclatant  exemple  du  triomphe  de 
la  morale  !  Eh  bien  !  c'est  le  même  esprit  d'infatuation  qui  va  four- 
nir aux  publicistes  viennois  leurs  derniers  argumens  contre  les 
Tchèques  de  Bohême. 

Cette  argumentation,  si  blessante  par  elle-même,  est  plus  irri- 
tante encore  sous  la  plume  des  Allemands  de  l'Autriche.  Qu'un 
écrivain  de  l'Allemagne  du  nord,  avec  sa  rigidité  kantienne  et  son 
enthousiasme  hégélien,  soit  convaincu  que  la  moralité  germanique 
justifie  la  domination  de  la  Prusse  sur  les  Slaves  du  duché  de  Po- 
seiï,  on  peut  admettre  sa  sincérité  en  bafouant  ses  prétentions;  à 
Vienne,  les  écrivains  qui  ont  recours  à  ces  théories  n'ont  véritable- 
ment pas  d'excuse.  Aussi  M.  Palaçky  a-t-il  grande  raison  de  leur 
répondre  :  «  Il  y  a  toujours  dans  la  nation  allemande,  dans  cette 


l'autriche  et  la  bohème.  519 

grande  nation  à  l'esprit  spéculatif,  des  philosophes  d'une  espèce 
particulière  tout  prêts  à  coordonner  en  système  les  plus  violentes 
absurdités  ;  ils  se  feront  fort,  par  exemple,  de  démontrer  a  priori 
que  le  principe  de  l'égalité  de  droits  de  nation  à  nation  est  un  non- 
sens.  La  commune  origine  du  genre  humain  est  une  fable  à  leur 
avis,  aussi  bien  que  l'histoire  d'Adam  et  d'Eve.  La  nature,  qui  ne 
crée  pas  deux  feuilles  absolument  semblables,  n'a  pas  créé  non  plus 
deux  nations  douées  d'aptitudes  égales,  et  si  une  race  en  naissant  a 
reçu  un  privilège,  elle  a  reçu  en  même  temps  le  droit  de  le  faire  va- 
loir. C'est  pourquoi  les  Allemands,  étant  mieux  doués,  étant  plus 
énergiques  et  plus  nobles  que  les  Slaves,  ne  sauraient  consentir  à  se 
voir  placés  au  même  rang.  VoiLàles  principes  du  parti  allemand,  prin- 
cipes qui  ont  cours  aujourd'hui  non-seulement  dans  les  livres  et  les 
journaux,  mais  jusque  dans  les  cabarets.  Or  si  les  Allemands,  par  un 
privilège  de  nature,  sont  plus  mâles  et  plus  nobles  que  les  Slaves , 
qu'était-ii  devenu,  ce  privilège,  pendant  la  guerre  des  hussites?  » 
L'historien  a  beau  jeu  ici  pour  rappeler  aux  Allemands  les  grands 
jours  de  la  race  tchèque.  C'était  le  temps  où  la  Bohême  faisait  re- 
culer l'Allemagne  sur  tous  les  champs  de  bataille.  Lorsque  le  con- 
cile de  Bâle  accorda  aux  hussites  les  concessions  connues  sous  le 
nom  de  compactais^  il  déclara  ouvertement  le  motif  qui  avait  dicté 
sa  décision,  et  ce  motif  si  glorieux  pour  les  Tchèques,  c'est  que, 
suivant  un  jugement  de  Dieu  impénétrable  aux  hommes  {inscnUa- 
hili  divino  Judicio),  les  Bohèmes  n'avaient  pu  être  vaincus  que 
par  les  Bohèmes.  Et  combien  de  titr-es  encore  leur  fournissait  cette 
grande  époque!  Aux  xi\^  et  xV'  siècles,  ce  n'est  pas  l'Allemagne, 
c'est  la  Bohême  qui  a  le  pas  dans  l'ordre  intellectuel  :  la  grande 
université  de  cette  période  est  l'université  de  Prague.  K 'allez  pas 
croire  pourtant  que  l'historien  enivré  de  ses  souvenirs  méconnaisse 
le  génie  allemand,  comme  les  Allemands  de  l'Autriche  méconnais- 
sent le  génie  de  la  Bohême.  11  sait  ce  que  vaut  l'Allemagne ,  il  ho- 
nore sa  science,  ses  arts,  ses  vertus,  les  services  qu'elle  a  rendus  à 
la  civilisation  moderne,  il  ne  fait  aucune  difficulté  d'avouer  que  le 
niveau  de  la  culture  allemande  depuis  deux  siècles  est  supérieur  au 
niveau  de  la  culture  bohème  ;  mais  qui  donc  a  produit  ce  résultat? 
Alléguera- t-on  encore  un  privilège  de  race,  une  supériorité  de  na- 
ture? Depuis  detux  siècles,  les  Allemands  d'Allemagne,  sinon  ceux 
de  l'Autriche,  ont  pu  travailler  librement  à  leur  éducation,  accom- 
plir des  progrès  de  toute  sorte,  et  en  Autriche  même  ce  que  le  gou- 
vernement a  fait  pour  l'instruction  du  peuple  (bien  peu  de  chose 
en  vérité)  a  toujours  été  réservé  à  la  partie  allemande  de  l'empire, 
«  Notre  culture  d'aujourd'hui,  s'écrie  M.  Palaçky  avec  un  mélange 
de  tristesse  et  de  fierté,  notre  patrimoine  intellectuel,  nos  sciences, 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nos  arts,  notre  industrie,  et  sachez  que  ce  patrimoine  a  encore  une 
valeur  relative  qui  n'est  pas  à  dédaigner,  ce  n'est  pas  avec  le  se- 
cours de  nos  voisins  les  Allemands  que  nous  l'avons  acquis,  c'est 
malgré  eux  et  contre  eux  !  » 

Quand  on  connaît  la  valeur  de  l'esprit  germanique,  quand  on 
admire  ses  rares  qualités,  sa  conscience,  sa  vigueur,  son  ardent  dé- 
sir de  savoir,  la  hardiesse  ingénue  de  ses  tentatives,  tant  de  labeurs, 
tant  d'elForts,  tant  d'idées  remuées  courageusement  et  livrées  à  la 
discussion  des  hommes,  on  souffre  de  voir  un  tel  peuple  s'attirer  de 
tels  reproches.  Nous  ne  sommes  pas  suspects  de  partialité  contre 
l'Allemagne;  la  France,  depuis  M.'^^  de  Staël  et  par  les  voies  les  plus 
diverses,  a  montré  qu'elle  savait  rendre  hommage  à  ce  noble  et  la- 
borieux pays.  Ce  n'est  donc  pas  un  mauvais  sentiment  qui  nous 
anime  quand  nous  constatons  les  torts  de  l'Allemagne  à  l'égard  des 
nations  slaves,  c'est  plutôt  notre  sympathie  pour  cette  nation  alle- 
mande, si  méritante  à  d'autres  égards,  qui  est  ici  blessée.  Est-ce  bien 
l'Allemagne,  si  jalouse  de  ses  droits  nationaux,  qui  méconnaît  le  droit 
des  Polonais  de  Posen  et  des  Tchèques  de  Bohême?  Quand  on  vient 
d'entendre  les  plaintes  de  M.  Palaçky,  on  a  besoin  de  se  rappeler 
que  les  esprits  d'élite  en  Allemagne  condamnent  ces  insolences  du 
germanisme  vulgaire.  M.  Palaçky  lui-même  fait  appel  à  ce  souvenir. 
«  Vous  qui  prétendez  avec  mépris  que  le  Slave  est  exactement  le  con- 
traire du  Germain,  oubliez-vous  donc,  s'écrie-t-il,  les  paroles  de 
Jacob  Grimm?  C'est  le  premier  de  vos  grands  investigateurs,  c'est 
le  maître  et  le  gardien  de  vos  traditions  nationales.  Eh  bien  !  après 
avoir  étudié  à  fond  tous  les  peuples  du  monde  moderne,  il  affirme 
que,   dans  la  généalogie  des  nations,  la  race  allemande  tout  en- 
tière n'a  pas  de  plus  proches  parens  que  les  hommes  de  race  slave.» 
M.  Palaçky  aurait  pu  rappeler  en  même  temps  que,  si  Hegel  n'a 
pas  donné  place  aux  Slaves  dans  sa  Philosophie  de  l'hisïoire,  Her- 
der,  au  xviii''  siècle,  les  avait  vengés  d'avance.  Dans  ce  noble  livre 
des  Idées  qui  enchantait  Goethe,   lisez  le  chapitre  consacré  aux 
Slaves;  Herder  nous  les  montre  généreux,  hospitaliers  jusqu'à  l'ex- 
cès, amis  de  la  liberté  des  champs,  absolument  inoffensifs,  et  par 
ces  vertus  mêmes  exposés  aux  coups  des  races  brutales,  a  Comme  il 
n'y  avait  parmi  eux  aucun  prince  héréditaire  qui  entretînt  l'esprit 
guerrier  et  que  d'ailleurs  ils  consentirent  sans  peine  à  payer  d'un 
tribut  le  droit  de  vivre  en  paix  dans  leurs  foyers,  diverses  nations, 
la  plupart  d'origine  germanique,  se  réunirent  pour  les  accabler; 
...  mais  la  roue  du  temps  tourne  sans  s'arrêter.  Bientôt  la  législa- 
tion et  la  politique  de  l'Europe,  au  lieu  de  l'esprit  militaire,  ne 
tendront  qu'à  exciter  le  génie  paisible  de  l'industrie  et  à  multiplier 
les  relations  amicales  des  peuples.  Or,  puisque  les  contrées  qu'ha- 


l'autriche  et  la  bohème.  521 

bitent  ceux  dont  il  est  ici  question  sont  en  grande  partie  les  plus 
belles  de  l'Europe,  si  elles  étaient  partout  cultivées  et  vivifiées  par 
l'industrie,  alors,  nations  déchues,  jadis  nations  laborieuses  et  flo- 
rissantes, vous  sortiriez  de  votre  long  sommeil  :  brisant  vos  fers, 
vous  jouiriez  enfin  de  votre  belle  patrie  depuis  l'Adriatique  jus- 
qu'aux monts  Garpatlies,  depuis  le  Don  jusqu'à  la  Baltique,  les 
paisibles  fêtes  du  commerce  et  de  l'industrie  y  renaîtraient  de 
toutes  parts  (1).  » 

Avant  que  cette  prophétie  se  réalise,  les  Slaves  d'Autriche,  comme 
les  Polonais  du  duché  de  Posen,  ont  encore  bien  des  luttes  à  sou- 
tenir, et  c'est  précisément  une  de  ces  luttes,  une  lutte  d'un  carac- 
tère tout  nouveau,  que  nous  racontons  ici.  On  vient  de  voir  les 
principaux  argumens  des  publicistes  tchèques  et  allemands  dans 
cette  vive  discussion  de  1865.  Entre  de  tels  adversaires,  aucune 
conciliation  n'était  possible,  puisque  les  Allemands,  battus  sur  le 
terrain  du  droit,  en  étaient  réduits  à  invoquer  leur  doctrine  théo- 
cratique,  la  doctrine  d'une  mission  providentielle  qui  les  charge  de 
dominer  les  races  inférieures.  C'est  alors  que  des  politiques  hon- 
grois, voyant  la  colère  des  Allemands  contre  les  Tclièques,  eurent 
l'idée  d'exploiter  cette  colère,  et  conçurent  le  projet  du  dualisme. 
Au  point  de  vue  magyar,  c'était  une  conception  aussi  habile  que 
hardie.  Le  parti  Deâk  proposait  aux  Allemands  de  partager  avec 
eux  la  monarchie  autrichienne,  c'est-à-dire  de  former  un  empire 
austro-hongrois,  dont  chaque  partie  aurait  sa  vie  propre,  son  par- 
lement, son  administration,  sous  le  sceptre  du  même  souverain 
et  avec  un  ministère  commun  pour  les  affaires  communes.  A  ce 
prix,  la  réconciliation  était  faite  entre  le  cabinet  de  Vienne  et  les 
Hongrois.  Le  gouvernement  impérial,  qui  ne  se  sentait  plus  en  me- 
sure de  poursuivre  la  lutte  à  la  fois  contre  les  Slaves  et  les  Magyars, 
prêta  l'oreille  à  ces  propositions.  Le  germanisme  viennois  abandon- 
nait une  moitié  de  ses  prétentions  pour  sauver  le  reste.  Gomme  dans 
un  incendie,  on  faisait  la  part  du  feu. 

A  la  distance  où  nous  sommes  des  affaires  de  l'Autriche,  le  dua- 
lisme austro-hongrois  nous  a  paru  tout  d'abord  une  œuvre  libérale 
et  digne  d'encouragement.  N'était-ce  pas  le  point  de  départ  d'une 
transformation  qui  ne  pouvait  s'accomplir  du  premier  coup,  n'é- 
tait-ce pas  un  engagement  solennel  envers  toutes  les  po|)ulations 
de  l'empire?  En  faisant  capituler  les  Habsbourg,  les  Hongrois  n'a- 
vaient-ils pas  remporté  une  victoire  qui  devait  profiter  aux  Tchè- 


(1)  Herder,  Idées  sur  la  philosophie  de  l'histoire  de  Vhumanilé,  livre  XVI,  cha- 
pitre IV.  —  J'emprunte  l'éloquente  traduction  de  M.  Edgar  Quinet  en  la  modifiant 
légèrement  pour  serrer  le  texte  de  plus  près. 


522  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ques,  aux  Polonais,  aux  Roumains?  Les  défenseurs  du  droit  de  la 
Bohême,  jugeant  les  choses  au  point  de  vue  tchèque,  n'en  augurè- 
rent pas  de  même,  ils  formulèrent  même  leurs  protestations  en 
termes  très  vifs.  Dès  que  ce  mot  de  dualisme  fut  mis  à  l'ordre  du 
jour,  dès  que  les  hommes  d'état  autrichiens  parurent  accueillir  la 
pensée  de  M.  Deâk  une  année  avant  Sadowa,  une  année  avant  l'ar- 
rivée de  M.  le  baron  de  Beust,  M.  Palaçky  déclara  au  nom  de  son 
pays  que  le  dualisme  austro-hongrois  était  le  pire  des  systèmes,  un 
système  inique  et  qui  ruinerait  la  monarchie.  Mieux  valait  la  centra- 
lisation, même  la  plus  dure,  la  centralisation  du  prince  de  Schwar- 
zenberg  et  d'à  baron  de  Bach;  oui,  quelques  maux  qu'elle  eût  causés 
à  l'état,  quelques  ressentimens  qu'elle  eût  soulevés,  cette  centrali- 
sation désormais  reconnue  impossible  valait  encore  mieux  que  le 
dualisme.  Qn'ètait-ce  en  effet  qu-e  ce  partage  de  l'empire  entre  les 
Allemands  et  les  Hongrois?  Une  centralisation  double,  c'est-à-dire 
une  aggravation  du  despotisme  et  de  l'iniquilé  pour  tout  ce  qui 
n'était  ni  Hongrois  ni  Allemand.  Au  lieu  d'une  machine  à  compres- 
sion, il  y  en  aurait  deux.  Les  Slaves  du  nord  de  l'Autriche  seraient 
écrasés  par  les  Allemands,  les  Slaves  du  sud  par  les  Hongrois.  Les 
peuples  dont  le  dualisme  ne  s'inquiète  pas,  ajoutait-il,  ceux  dont 
on  ne  daigne  pas  prononcer  le  nom,  c'est  la  race  qui  a  la  majorité 
de  l'empire.  Allemands  et  Hongrois,  même  en  se  réunissant,  n'at- 
teignent pas  au  nombre  des  Slaves.  Il  y  a  en  Autriche  8  millions  1/2 
d'Allemands,  5  millions  1/2  de  Magyars;  les  Slaves  sont  16  mil- 
lions (1).  Quel  mépris  pour  ces  16  millions  de  Slaves  dans  l'idée  d'or- 
ganiser une  Autriche  où  il  ne  sera  pas  question  d'eux!  car  il  ne 
faut  pas  se  leurrer  de  vaines  espérances,  ce  ne  serait  pas  un  com- 
mencement, ce  ne  serait  pas  une  promesse,  ce  serait  tout  un  sys- 
tème. Résolus  à  étouffer  le  progrès  des  Slaves  autrichiens,  les  Alle- 
mands et  les  Magyars  se  partageraient  cette  œuvre  de  ténèbres. 
Une  seule  chose  soutient  encore  le  défenseur  des  Tchèques,  il  lui 
paraît  impossible  que  cette  œuvre  s'accomplisse.  Au  moment  d'y 
mettre  la  main,  on  reculera.  Déclarer  aiiisi  la  guerre  à  la  majorité 
du  pays,  mettre  l'interdit  sur  16  millions  d'hommes,  repousser  des 
peuples  qui  veulent  aller  à  vous,  sacrifier  à  plaisir  un  des  plus  pré- 
cieux élémens  de  la  prospérité  commune,  est-ce  possible?  Non,  ce 

(1)  Nous  donnons  des  chiRres  ronds  afin  de  simplifier.  Voici  les  chiffres  e^"acts,  qui 
ne  sauraient  être  suspects,  car  nous  les  empruntons  au  dernier  recensement  ofiiciei. 
C'est  par  des  bureaux  allemands  que  ces  tables  ont  été  dressées.  Il  en  résulte  que  l'Au- 
triclie  est  habitée  par  1G,005,'2C0  Slaves,  8,407,390  Allemands,  5,305,460  Magyars, 
1,824,150  Roumains.  Voyez  Staiistisches  I]andhuchléi:i  dor  OEsterreichisch-ungarischen 
Monarchie  fiir  das  Jahr  1867.  Ho-ausgegeben  von  den  K.  K.  slatutischen  Central- 
Commission.  Vienne  '18C9. 


l'autriche  et  la  bohème.  523 

ne  sont  pas  des  amis  de  l'Autriche  qui  ont  conçu  ce  dessein;  la 
mission  de  l'Autriche  en  est  précisément  le  contre-pied.  Les  po- 
pulations slaves,  roumaines,  magyares,  qui  se  sont  réunies  volon- 
tairement sous  le  sceptre  des  Habsbourg  au  commencement  du 
xvi«  siècle,  ont  voulu  se  donner  un  chef  pour  se  protéger  contre  les 
Turcs;  aujourd'hui  c'est  contre  l'ambition  moscovite  que  l'Autriche 
a  le  devoir  de  protéger  cette  confédération  naturelle,  et  l'Autriche 
la  détruirait  elle-même,  l'Autriche  renierait  sa  destinée,  l'Autriche 
obligerait  10  millions  de  Slaves  désespérés  à  invoquer  le  secours 
des  Piusses!  Ce  serait  de  la  folie. 

C'est  ainsi  que  l'éloquent  historien  poursuivait  de  ses  clameurs 
l'œuvre  du  dualisme  à  l'heure  où  ce  n'était  encore  qu'un  projet. 
Représentez-vous  sa  stupeur  lorsqu'il  apprend  que  ce  projet,  sé- 
rieusement débattu  entre  Vienne  et  Pesth,  a  toutes  les  chances  pos- 
sibles de  réussir.  Alors  s'échappent  de  son  âme  une  protestation  et 
une  menace.  «  En  face  de  la  situation  qui  se  prépare,  nous  n'avons 
plus  qu'un  mot  à  dire  :  si  l'on  se  décide  à  établir  ce  qui  est  le  con- 
traire de  la  mission  de  l'Autriche,  si  cet  empire  composé  d'un  as- 
semblage de  peuples  et  unique  dans  son  genre,  refusant  d'accorder 
à  tous  les  mêmes  droits,  organise  la  suprématie  des  uns  sur  les  au- 
tres, si  les  Slaves,  considérés  comme  une  race  inférieure,  ne  doi- 
vent plus  être  qu'une  matière  à  gouvernement  entre  les  mains  des 
deux  peuples  dominateurs,  alors  la  nature  reprendra  ses  droits,  une 
résistance  inflexible  changera  l'esprit  de  paix  en  esprit  de  guerre, 
l'espérance  en  désespoir,  et  l'on  verra  s'élever  des  conflits,  éclater 
des  luttes  dont  nul  ne  saurait  prévoir  la  direction,  l'étendue  et  la 
fin.  Le  jour  où  le  dualisme  sera  proclamé,  oui,  ce  même  jour,  par 
une  nécessité  de  nature  irrésistible,  enfantera  le  panslavisme  sous 
sa  forme  la  moins  acceptable.  Ce  qui  arrivera  ensuite,  le  lecteur 
peut  se  le  représenter  à  lui-même.  Pour  nous,  Slaves,  si  nous  en- 
visageons l'avenir  avec  une  juste  douleur,  nous  l'attendons  sans 
crainte.  Nous  existions  avant  l'Autriche,  nous  existerons  après  elle... 
Ma  conscience  ne  me  reprochera  pas  un  jour  de  ne  pas  avoir,  jus- 
qu'à la  dernière  heure,  signalé  des  dangers  que  tous  mes  conci- 
toyens ne  pouvaient  prévoir  avec  la  même  précision,  avec  la  même 
certitude.  Dans  ces  conditions,  c'eut  été  de  ma  part  une  lâcheté  de 
ne  pas  prononcer  l'avertissement  suprême.  » 

L'avertissement  suprême,  c'est  ce  mot  si  expressif  :  «  nous  exis- 
tions avant  l'Autriche,  nous  existerons  après  elle.  »  Tout  le  système 
de  II.  Palaçky  est  dans  cette  formule.  C'est  à  l'histoire  même  de 
l'Autriche  que  M.  Palaçky  emprunte  son  idéal  de  la  mission  de 
l'Autriche.  Après  l'extinction  de  sa  dynastie  nationale,  après  la 
mort  de  cette  race  des  Prémysl  qui  avait  produit  saint  Venceslas  et 


524  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  grand  Ottocar,  la  Bohême  avait  demandé  des  souverains  aux  mai- 
sons princières  des  contrées  voisines,  tantôt  aux  rois  de  Pologne, 
tantôt  à  des  archiducs  allemands.  Une  seule  fois  elle  se  choisit  un 
chef  parmi  ses  plus  glorieux  enfans  et  lui  donna  la  couronne;  c'est 
l'épisode  extraordinaire  du  roi  George  de  Podiebrad  au  xv*  siècle. 
Or  en  1526  la  Bohême  appela  librement  au  trône  l'archiduc  d'Au- 
triche Ferdinand,  frère  cadet  de  Charles- Quint,  celui  qui  trente 
ans  plus  tard,  après  l'abdication  du  puissant  monarque,  devint  em- 
pereur d'Allemagne  sous  le  nom  de  Ferdinand  I".  Le  moment  était 
grave  pour  la  Bohême.  Le  roi  Louis  (un  Jagellon ,  petit-fils  du  roi 
de  Pologne  Casimir  lY) ,  qui  régnait  à  la  fois  sur  la  Bohême  et  la 
Hongrie,  venait  de  périr  dans  cette  terrible  journée  de  Mohacz  qui 
avait  mis  les  Magyars  à  la  merci  des  Turcs.  En  face  de  l'invasion 
ottomane  toujours  plus  menaçante,  la  Bohême  comprit  la  nécessité 
d'une  fédération  énergique  qui  unirait  ses  forces  contre  l'ennemi 
commun.  Elle  fit  donc  appel  à  l'archiduc  d'Autriche  Ferdinand,  et 
lui  accorda  la  royauté  de  Bohême  à  titre  héréditaire;  elle  eut  grand 
soin  toutefois  de  réserver  les  droits  de  l'indépendance  nationale.  La 
Bohême  ne  se  confondait  pas  avec  les  autres  états  de  l'archiduc;  tout 
cela  était  nettement  stipulé  dans  les  pactn  convcnta  dont  Ferdi- 
nand P''  jura  l'exécution  en  recevant  la  couronne  des  Prémysl.  La 
détermination  qu'avait  prise  la  Bohême  était  si  bien  justifiée  par  les 
circonstances,  que  l'année  suivante,  en  1527,  la  Hongrie  suivit 
exactement  la  même  politique.  Les  Magyars,  eux  aussi,  élurent 
librement  roi  de  Hongrie  l'archiduc  Ferdinand,  déjà  roi  de  Bohême, 
en  stipulant  que  les  états  de  la  couronne  de  Saint-Édenne  ne  se 
confondraient  jamais  avec  les  autres  états  du  souverain.  C'était, 
comme  on  le  voit,  une  fédération  où  chaque  peuple  conservait  son 
autonomie.  Voilà  la  véritable  Autriche,  voilà  son  origine  et  sa  mis- 
sion dans  le  monde.  Elle  s'est  formée  au  xvi''  siècle  pour  défendre 
contre  les  Turcs  des  nations  que  leur  isolement  exposait  à  de  grands 
périls;  ces  mêmes  nations,  menacées  aujourd'hui  d'un  autre  péril 
par  l'ambition  moscovite,  n'ont-elles  pas  tout  intérêt  à  renouveler 
les  j^acia  convenla  du  xvi*^  siècle,  et,  en  les  renouvelant  dans  les 
conditions  plus  précises  du  droit  moderne,  ne  rendraient-elles  pas 
à  l'Europe  libérale  un  immense  service?  Telle  est  la  doctrine  de 
M.  Palaçky.  Si  l'Autriche  s'y  refuse,  elle  se  renie  elle-même,  elle 
s'abandonne,  elle  court  à  sa  ruine,  car  l'Autriche  a  encore  plus  be- 
soin de  la  Bohême  que  la  Bohême  n'a  besoin  de  l'Autriche.  Si  la 
Bohème  était  poussée  au  désespoir,  il  se  trouverait  bien  quelque 
puissance  intéressée  à  recueillir  ses  cris  de  détresse.  H  y  a  d'autres 
Slaves  dans  le  monde.  Représentez-vous  alors  le  déchirement  de 
l'empire  des  Habsbourg,  les  Allemands  de  l'archiduché  gravitant 


l' AUTRICHE    ET    LA   BOHÈME.  525 

vers  l'unité  germanique,  les  Tchèques,  les  Ruthènes,  les  Croates, 
les  Slovènes,  gravitant  vers  la  grande  monarchie  slave;  que  reste- 
rait-il de  l'Autriche?  Un  seul  morceau,  la  Hongrie,  puisque  la  Hon- 
grie est  seule  de  sa  race  au  milieu  des  populations  de  l'Europe 
orientale;  mais  cette  Hongrie,  si  fière  en  ce  moment,  que  devien- 
drait-elle à  son  tour,  écrasée  entre  le  pangermanisme  et  le  pansla- 
visme? L'avertissement  de  M.  Palaçky  ne  s'adresse  donc  pas  seule- 
ment aux  Habsbourg,  il  est  dirigé  aussi  contre  les  Magyars.  Voilà 
le  sens  de  ces  paroles  que  la  nécessité  lui  arrache,  qu'il  prononce 
à  contre-cœur,  et  qui  sont  bien  le  dernier  mot  de  la  crise  :  «  nous 
existions  avant  l'Autriche,  nous  existerons  après  elle.  » 


II. 


M.  Palaçky  écrivait  ces  paroles  le  16  mai  1865;  il  semblait  d'a- 
bord que  le  gouvernement  se  décidât  enfin  à  ouvrir  les  yeux.  C'est 
le  21  novembre  de  cette  même  année  que  le  système  centraliste  fut 
définitivement  abandonné,  et  le  ministre  chargé  d'inaugurer  un 
nouveau  système,  M.  le  comte  Belcredi,  passait  pour  favorable  aux 
idées  de  fédération.  Certainement  M.  Belcredi  était  fort  opposé  à  la 
centralisation  oppressive  du  prince  de  Schwarzenberg  et  du  baron 
de  Bach;  il  désapprouvait  même  la  centralisation  plus  modérée  du 
comte  de  Schmerling;  enfin  il  connaissait  trop  bien  l'opinion  pu- 
blique des  pays  slaves  pour  ne  pas  voir  que  le  dualisme  austro- 
hongrois,  établi  d'une  manière  définitive,  serait  une  funeste  poli- 
tique. Comment  donc  n'a-t-il  pas  réussi  à  faire  triompher  ses 
vues?  bien  plus,  comment  a-t-il  pu  se  résigner  à  être  le  premier 
promoteur  du  dualisme?  C'est  que  cette  demi-victoire  de  l'opinion 
slave  fut  presque  immédiatement  paralysée  par  les  conséquences 
de  la  bataille  de  Sadowa.  La  bataille  de  Sadowa,  qui  précipita  le 
triomphe  des  Magyars,  ajourna  les  réclamations  tout  aussi  légitimes 
des  Tchèques  de  Bohême. 

Il  faut  rappeler  et  expliquer  les  faits  en  peu  de  mots.  Lorsque 
l'empereur  d'Autriche,  après  la  guerre  d'Italie  et  la  paix  de  Villa- 
franca,  comprit  la  nécessité  de  renouveler  son  empire  en  renon- 
çant au  pouvoir  absolu ,  il  publia  un  manifeste  où  «  les  droits 
historiques  de  toutes  les  nations  de  la  monarchie  »  étaient  solen- 
nellement reconnus.  C'est  le  manifeste  célèbre  accompagné  du  di- 
plôme ou  règlement  qui  porte  la  date  du  20  octobre  1860.  L'em- 
pereur promettait  de  respecter  à  l'avenir  les  demandes  légitimes  de 
toutes  ses  nations;  les  questions  de  finances,  de  postes,  de  télé- 
graphes, de  service  militaire,  étant  réservées  au  conseil  de  l'em- 


526  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pire,  toutes  les  autres,  disait  l'article  2,  «  appartiennent  aux  diètes 
de  nos  royaumes  et  pays  dans  le  sens  de  leurs  constitutions  pro- 
vinciales. ))  En  1865,  à  la  suite  des  grandes  discussions  que  nous 
venons  de  rappeler,  le  souverain  prononçait  des  paroles  semblables. 
Amené  par  ses  négociations  avec  la  Hongrie  à  soumettre  le  diplôme 
du  20  octobre  1860  aux  suffrages  de  la  diète  de  Pesth,  François- 
Joseph  promettait  que,  dans  le  cas  où  les  Magyars  modifieraient  la 
loi  de  l'empire,  ces  modifications  seraient  soumises  à  leur  tour  aux 
représentans  des  autres  royaumes.  C'était  comme  une  annonce  de 
politique  fédérative.  Ces  mots  de  «  royaumes,  »  de  «  droit  histo- 
rique, »  si  souvent  effacés  dans  les  actes  officiels  de  la  période  pré- 
cédente, reparaissaient  comme  un  engagement  sous  la  signature  de 
François-Joseph,  et  les  Tchèques,  inquiets  de  leur  avenir,  avaient 
bien  le  droit  d'en  prendre  note.  Où  sont-elles  aujourd'hui,  ces  pro- 
messes? Qui  parle  encore  des  royaumes  de  la  monarchie,  des  droits 
historiques  des  peuples?  Ébranlée  par  la  catastrophe  de  1866^  l'Au- 
triche se  hâta  de  concku'e  avec  les  Hongrois  l'accord  qui  se  prépa- 
rait depuis  un  an,  et  le  gouvernement  de  François-Joseph  oublia 
de  consulter  les  roj.aumes  et  pays  de  la  monarcliie  sur  cette  révo- 
lution fondamentale. 

Si  M.  le  comte  Belcredi  eût  été  un  homme  d'action,  il  aurait  pu 
faire  comprendre  à  l'empereur  François-Joseph  que  le  meilleur 
moyen  de  relever  l'Autriche  après  Sadovva  était  de  procéder  immé- 
diatement à  l'émancipation  de  ses  peuples.  Reconstituer  le  royaume 
de  Pologne,  rien  de  mieux,  si  en  mêm.e  temps  on  reconstituait  le 
royaume  de  Bohême,  si  on  rétablissait  tous  les  groupes  historiques, 
si  on  ranimait  d'un  seul  coup  tant  de  forces  indifférentes  ou  hos- 
tiles. Malheureusement  M.  Belcredi ,  intelligence  éclairée,  caractère 
bienveillant  et  timide,  n'était  pas  l'homme  de  ce  rôle.  Il  se  trouva 
au  contraire  qu'en  ce  moment-là  même  un  esprit  des  plus  résolus 
entra  subitement  au  pouvoir  avec  des  idées  toutes  différentes. 
Avons-nous  besoin  de  nommer  M.  le  baron  de  Beust?  Yaincu  dans 
son  duel  avec  M.  de  Bismarck,  l'ancien  ministre  du  roi  de  Saxe  ve- 
nait d'être  appelé  au  secours  de  l'Autriche  par  l'empereur  François- 
Joseph.  Quelles  que  fussent  alors  les  intentions  de  M.  de  Beust, 
qu'un  désir  bien  naturel  de  revanche  inspirât  sa  politique  ou  qu'il 
voulût  seulement  travailler  à  la  rénovation  pacifique  d'un  état  si 
menacé,  nul  ne  s'étonnera  qu'en  des  circonstances  si  critiques  le 
hardi  Saxon  ait  saisi  les  premières  armes  que  le  sort  lui  offrait.  La 
Hongrie  était  prête;  M.  de  Beust  conclut  l'accord  de  la  Hongrie  et 
de  l'Autriche.  La  Hongrie  voulait  partager  la  domination  avec  les 
Allemands  de  l'empire;  M.  de  Beust  organisa  île  dualisme  austro- 
hongrois. 


l'autriciie  et  la  BOiiÊMi:.  527 

Ceux  qui  aujourd'hui  condamnent  le  plus  énergiquement  le  sys^ 
tème  du  dualisme  austro-hongrois,  s'ils  sont  désintéressés  dans  la 
question,  reconnaissent  que  M.  le  baron  de  Beust,  en  1866,  avait 
toute  sorte  de  bonnes  raisons  pour  faire  ce  qu'il  a  fait.  M.  de  Beust 
était  Allemand  et  préoccupé  de  l'Allemagne;  n'était-ce  pas  déjà 
beaucoup  que  de  faire  accepter  aux  Allemands  de  l'Autriche  le  par- 
tage avec  les  Magyars?  Ne  fallait-il  pas  les  accoutumer  peu  à  peu  à 
une  transformation  qui  froissait  leur  amour-propre?  De  loin  et  à  pre- 
mière vue,  cette  politique  nous  semblait  excellente,  parce  que  nous 
la  considérions  surtout  comme  l'ébauche  d'une  monarchie  nouvelle, 
comme  la  promesse  d'une  restauration  de  l'état  sur  le  fondement 
de  la  justice  et  de  la  vérité.  Après  le  récit  que  nous  avons  donné  des 
controverses  de  1865,  on  ne  s'étonnera  pas  que  les  Tchèques  aient 
jeté  les  hauts  cris.  Ce  qui  était  pour  eux  l'iniquité  prévue,  ce  qu'ils 
avaient  condamné  d'avance  avec  tant  de  force  venait  d'être  ac- 
compli. «  Qu'on  nous  rende,  disaient-ils,  le  régime  de  l'unité;  si 
injuste  qu'il  fût,  il  était  moins  humiliant  que  le  dualisme;  nous 
n'avions  qu'un  ennemi  autrefois,  désormais  nous  en  avons  deux. 
Ce  que  vous  appelez  le  dualisme  austro-hongrois,  c'est  la  coalition 
des  Allemands  et  des  Magyars  contre  les  Slaves.  »  Et  les  vieilles 
antipathies,  les  ressentimens  séculaires  que-  l'esprit  de  notre  temps 
a  mission  d'eflfacer  reparaissaient  de  plus  belle. 

A  ce  point  de  vue,  les  Tchèques  n'avaient  qu'une  ligne  à  suivre; 
ils  protestèrent.  Une  adresse  votée  le  25  février  1867  par  la  diète 
du  royaume  de  Bohême  déclara  que  la  Bohême  serait  toujours  prête 
à  faire  à  l'unité  et  à  la  puissance  de  l'empire  les  sacrifices  compa- 
tibles avec  sa  propre  existence,  mais  qu'elle  protesterait  contre  tous 
changemens  du  droit  public  auxquels  elle  n'aurait  point  coopéré. 
Que  la  Hongrie  traite  avec  l'empire  pour  les  choses  qui  intéressent 
la  Hongrie,  libre  à  elle;  est-ce  aux  politiques  magyars,  est-ce  à 
M.  Deâk  de  décider  avec  M.  de  Beust  quels  seront  à  l'avenir  les 
rapports  du  royaume  de  Bohême  et  de  la  dynastie  des  Habsbourg? 
—  Tel  était  le  sens  de  cette  adresse  de  la  diète.  Le  baron  de  Beust 
répondit,  comme  c'était  son  droit,  en  fai'sant  appel  au  pays,  La  diète 
de  Bohême  fut  dissoute  et  de  nouvelles  élections  eurent  lieu,  La  loi 
électorale,  établie  par  une  administration  allemande,  est  combinée, 
on  le  pense  bien,  de  façon  à  favoriser  l'élément  germaniquie.-  Dans 
un  pays  où  les  deux  tiers  de  la  population  appartiennent  aux  Slaves, 
les  AlTemand's,  grâce  à  de  savan g  artifices,  o-n-t  à  nom-mer  presque  la 
moitié  des  représentans  de  la  Bohême.  Il  y  a  en  outre  soixante-dix 
sièges  réservés  aux  grands  propriétaires  du  pays.  Or,  comme  M.  de 
Beust  savait  très  bien'  que  lés  députés  tchèques,  un  peu  plus  nom- 
breux que  les  députés  allemands,  condamneraient  le  système  du 


528  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

dualisme,  c'était  sur  les  représentans  de  la  grande  propriété  que  le 
ministère  comptait  pour  déplacer  la  majorité  en  sa  faveur.  Ces 
grands  propriétaires  sont  de  deux  sortes  :  les  uns,  parfaitement  in- 
dépendans,  composent  la  vieille  aristocratie  de  la  contrée;  les  autres 
doivent  au  gouvernement  les  titres  qui  ont  anobli  leurs  domaines. 
Ces  derniers  étaient  comme  désignés  d'avance  au  rôle  que  leur 
confia  le  ministère.  On  ne  recula  pas  devant  l'emploi  des  moyens  les 
plus  fâcheux  pour  assurer  la  victoire;  il  était  vraiment  impossible 
que  l'élection  des  propriétaires  domaniaux,  si  elle  devenait  l'objet 
d'un  débat  sérieux,  ne  fût  pas  invalidée.  Que  fit  le  ministère  par 
l'organe  de  ceux  qui  le  représentaient  à  la  diète?  Il  fit  voter  sans 
discussion.  Les  cinquante-quatre  députés  dont  l'élection  était  en 
cause  eurent  assez  peu  de  scrupules  pour  prendre  part  au  vote  mal- 
gré les  protestations  d'une  partie  de  l'assemblée.  C'est  ainsi  que  les 
Allemands  anivèrent  à  dominer  les  Tchèques  dans  cette  seconde 
diète  de  1867,  c'est  ainsi  que  la  majorité  des  représentans  alle- 
mands d'un  pays  slave  se  crut  en  droit  de  consacrer  la  révolution 
intérieure  qui  partageait  l'Autriche  entre  les  Allemands  et  les  Ma- 
gyars. 

Que  demanda- t-on  en  effet  à  cette  diète  ainsi  composée?  On  lui 
demanda  d'envoyer  des  députés  au  conseil  de  l'empire  [Reichsrath) 
siégeant  à  Vienne  «  pour  les  pays  et  royaumes  non  hongrois.  »  L'en- 
voi de  ces  députés,  c'était  la  reconnaissance  officielle  de  l'immense 
changement  qui  venait  d'être  accompli  dans  la  monarchie  autri- 
chienne malgré  les  protestations  et  les  menaces  de  la  Bohême.  Ces 
protestations  furent  renouvelées  le  13  avril  1867  par  une  voix  élo- 
quente. Un  homme  qui  doit  à  son  patriotisme  un  rôle  prépondérant 
parmi  les  Tchèques  et  qui  joint  à  ce  titre  une  rare  puissance  de  pa- 
role, M.  Ladislas  Rieger,  fit  retentir  le  cri  de  la  Bohême.  Fidèle  aux 
doctrines  développées  par  M.  Palaçky  en  1865,  il  défendit  l'intérêt 
de  la  monarchie  autrichienne  autant  que  l'intérêt  de  ses  frères.  Le 
système  du  dualisme  fut  soumis  par  lui  à  une  critique  dont  la  mo- 
dération augmentait  la  vigueur.  Il  avertissait  les  Allemands,  il 
avertissait  les  Hongrois  de  tous  les  dangers  que  cette  division  atti- 
rerait sur  eux  infailliblement.  Il  demandait  avec  douleur  pourquoi  la 
dynastie  des  Habsbourg  témoignait  hi  peu  de  confiance  aux  Slaves; 
il  rappelait  qu'eux  aussi,  en  des  jours  de  désastres,  ils  avaient, 
comme  les  Hongrois  de  Marie-Thérèse,  montré  leur  dévoûment  à  la 
dynastie.  «  iNous  savons  très  bien,  disait  M.  Rieger  en  terminant, 
que  cette  institution  du  dualisme  n'est  qu'une  machine  inventée 
pour  opprimer  les  Slaves.  Nous  espérons  pourtant,  nous  ne  nous 
lassons  pas  d'espérer  que  sa  majesté  notre  roi  reconnaîtra  le  tort 
qu'on  nous  fait  et  qu'il  le  réparera;  nous  ne  nous  lassons  pas  d'es- 


l'autriciie  et  la  bohème.  529 

pérer  qu'enfin  viendra  le  jour  où  la  voix  des  peuples  slaves  sera  en- 
tendue dans  le  conseil  de  la  couronne,  comme  la  voix  des  peuples 
magyar  et  allemand.  Je  crois  qu'une  nation  qui  a  la  majorité  dans 
l'empire,  une  nation  sur  laquelle  est  fondée  la  force  matérielle  et 
morale  de  l'empire,  y  a  bien  quelque  droit.  Si  justice  lui  est  re- 
fusée, jusqu'où  s'emportera  sa  colère?  En  vérité,  je  l'ignore.  Nous, 
Slaves  de  Bohême,  nous  ferons  tous  nos  efforts  pour  sauver  l'Au- 
triche afin  de  nous  sauver  nous-mêmes;  mais  nous  ne  sommes  pas 
les  maîtres  de  l'opinion  publique,  nous  ne  pouvons  pas  commander 
aux  sentimens  outragés,  nous  ne  pouvons  pas  non  plus  prévoir  les 
résolutions  de  nos  frères.  Que  les  intéressés  veuillent  bien  y  réflé- 
chir! » 

Les  paroles  de  M.  Rieger  rappelaient  celles  de  M.  Palaçky; 
c'étaient  les  avertissemens  d'un  sujet  loyal,  non  les  menaces  d'un 
factieux.  Au  reste  comment  ne  pas  répéter  les  mêmes  argumens 
dans  une  cause  si  simple  et  si  claire?  Sans  s'être  concertés,  sans 
s'être  seulement  communiqué  leurs  impressions,  tous  les  juges  im- 
partiaux eussent  prononcé  un  verdict  absolument  semblable  sur  le 
dualisme  austro-hongrois.  En  face  de  problèmes  comme  celui-là, 
il  suffit  d'ouvrir  les  yeux.  Il  y  a  quatorze  ans,  bien  avant  qu'il  fût 
question  du  dualisme,  ayant  eu  occasion  d'étudier  ici  même  la 
grande  Histoire  de  Bohême,  dont  M.  Palaçky  venait  de  publier 
les  premiers  volumes,  nous  avions  interrogé  le  caractère  de  l'his- 
torien national,  et,  frappé  de  son  rôle  au  milieu  des  Tchèques, 
frappé  des  plaintes  dont  il  était  l'interprète  si  mesuré,  nous  écri- 
vions ces  paroles  :  «  Chaque  injustice  exercée  contre  les  Tchè- 
ques est  une  arme  redoutable  donnée  à  la  propagande  de  l'esprit 
russe.  Ce  ne  serait  donc  pas  assez  pour  l'Autriche  de  s'allier  plus 
résolument  avec  les  puissances  occidentales,...  il  faut  que  sa  poli- 
tique intérieure  obéisse  aux  mêmes  inspirations.  —  Piemis  en  pos- 
session de  leur  existence  nationale  et  associés  à  la  civilisation  de 
r Occident,  les  Tchèques  de  Bohême  ne  seraient  plus  tentés  de  se 
confondre  avec  les  fils  de  Rurik;  au  contraire  le  jour  où  tout  espoir 
leur  serait  enlevé,  le  jour  où  la  Russie  seule  leur  apparaîtrait  comme 
une  puissance  libératrice,  ni  l'autorité  du  gouvernement  autrichien, 
ni  les  exhortations  de  M.  Palaçky,  ne  pourraient  opposer  une  digue 
au  courant  de  l'opinion.  »  Dans  cette  séance  de  la  diète  de  Prague 
du  13  avril  1867,  l'orateur  de  la  Bohême  nous  a  fait  l'honneur  de 
citer  ces  paroles  comme  l'opinion  d'un  témoin  désintéressé  qui,  exa- 
minant sans  parti-pris  la  situation  de  l'Autriche,  en  tirait  les  consé- 
quences nécessaires.  Il  ajoutait  pourtant,  et  ce  détail  est  bon  à  no- 
ter, que  ces  paroles  n'étaient  point  les  siennes,  qu'il  ne  pouvait 
admettre  cette  rupture  du  royaume  de  Bohême  avec  la  dynastie  des 

TOME  LXXXII.  —   1869.  34 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Habsbourg,  qu'il  ne  doutait  pas  du  maintien  de  la  monarchie,  et 
son  dernier  mot  était  un  cri  d'espérance  en  même  temps  qu'une  ad- 
monition. «  Lorsque  vous  aurez  compris  que  vos  institutions  fon- 
dées sur  le  mépris  des  Slaves  ne  sauraient  durer,  hâtez-vous,  si 
vous  voulez  sauver  l'Autriche,  bâtez-vous  de  reconstruire  la  mo- 
narchie sur  cette  base  :  justice  aux  Slaves  !  justice  à  tous  l  » 

Gomment  donc  se  fait-il  que,  trois  mois  après  cette  séance  de  la 
diète  de  Prague,  au  mois  de  juillet  4867,  M.  Palaçky,  M.  Rieger 
et  leurs  amis  se  soient  rendus  sans  hésiter  au  congrès  slave  de 
Moscou?  C'est  que  la  protestation  signée  le  13  avril  par  tous  les 
députés  tchèques  contre  le  dualisme  austro-hongrois  et  le  refus 
d'envoyer  des  représentans  au  Reiclisrath  cisleitlianien  avaient  sou- 
levé dans  la  presse  austro-magyare  des  attaques  qui  dépassaient 
toute  mesure.  Devant  ces  déclamations  acerbes,  les  plus  modérés 
des  Tchèques  perdirent  la  tête.  Us  crurent  le  moment  venu  de  faire 
comprendre  aux  défenseurs  du  dualisme  que  les  16  millions  de 
Slaves  autrichiens  avaient  derrière  eux  une  grande  nation,  une 
grande  monarchie  toute  prête  à  profiter  de  leurs  folies.  Si  j'explique 
par  les  faits  la  résolution  des  Tchèques  de  Bohême,  ne  croyez  pas 
que  je  la  veuille  excuser.  A  des  violences  morales,  les  Tchèques 
avaient  répondu  par  une  violence  morale.  Cette  application  de  la 
peine  du  talion  était  une  faute  politique  des  plus  graves.  Elle  avait 
pour  premier  efiet  d'intervertir  les  j'ôles,  et,  au  lieu  de  dénoncer  à 
l'Europe  l'injustice  révoltante  infligée  à  la  Bohème,  elle  semblait 
prendre  à  tâche  de  la  justifier.  Dans  tous  les  pays  où  l'inrasion  du 
panslavisme  préoccupe  les  esprits  cîairvoyans,  la  démarche  des 
Tchèques  compromit  immédiatement  leur  cause.  C'est  ainsi  que  la 
Revue  des  Deux  Mondesingea.  tout  d'abord  ce  fâcheux  épisode.  Nous 
ne  regrettons  pas  ce  que  nos  collaborateurs  ont  écrit  à  ce  sujet;  ils 
étaient  dans  la  vérité  du  point  de  vue  occidental,  et  à  leur  tour  ils 
donnaient  un  avertissement  à  ces  hommes  qui  prétendaient  avertir 
l'Europe  en  effrayant  l'Autriche.  La  force  des  Tchèques  est  dans  leur 
attache  à  l'esprit  de  l'Occident;  c'est  par  leur  culture  occidentale 
qu'ils  se  séparent  des  Slaves  de  l'est  et  du  nord,  c'est  par  leurs  idées 
philosophiques  et  religieuses,  politiques  et  sociales,  par  leur  com- 
munauté de  principes  avec  l'Europe  libérale  qu'ils  échapperont  tou- 
jom'S,  nous  l'espérons,  au  gouffre  du  panslavisme;  c'est  donc  vers 
l'Occident,  non  vers  les  Russes,  qu'ils  doivent  se  tourner,  c'est  à 
Paris  et  à  Londres,  non  à  Pétersbourg  ou  Moscou,  qu'ils  doivent 
chercher  leur  point  d'appui.  Les  députés  de  la  Bohême  au  congrès 
slave  semblent  avoir  compris  leur  faute  au  moment  même  où  ils 
la  commettaient;  on  dirait  que,  prévoyant  tout  à  coup  les  repro- 
ches de  leurs  amis  de  l'Occident,  ils  ont  voulu  réparer  dans  une 


L'AUTRICHE    ET   LA   BOHÊME.  531 

certaine  mesure  un  acte  si  gravement  impolilâque.  C'est  ainsi  que 
M.  Rieger,  au  banquet  de  l'université  de  Moscou,  répondant  à  je 
ne  sais  quelles  paroles  aventureuses  sur  l'unité  des  Slaves,  pro- 
testa contre  les  agglomérations  qui  ne  seraient  que  la  promiscuité 
et  le  chaos.  En  dehors  et  au-dessus  des  questions  de  race,  il  y  avait, 
disait-il,  des  nations  constituées,  des  nations  historiques,  avec  leurs 
souvenirs,  leurs  droits,  leurs  intérêts  distincts;  y  renoncer  serait 
un  suicide.  Il  est  probable  que  ces  paroles  ne  furent  pas  très  ap- 
plaudies des  Moscovites;  elles  ont  du  moins  sauvé  l'honneur  des 
Tchèques  auprès  des  publicistes  de  l'Occident,  et  je  ne  m'étonne 
pas  qu'un  écrivain  anglais,  dans  le  Westminster  Revi'eiv,  ait  signalé 
le  caractère  libéral  et  humain  des  discours  de  M.  Mieger  (1). 

Cet  épisode  après  tout  n'a  peut-être  pas  été  inutile  aux  chefs  de 
l'opinion  publique  en  Bohême.  Les  esprits  droits  savent  profiter  de 
leurs  fauies.  Dans  les  commenoemens  de  l'agitation  tchèque,  on 
parlait  des  rïices  beaucoup  plus  que  des  nationalités;  on  opposait 
toujours  l'élément  slave  à  l'élément  germanique,  sans  remarquer 
combien  de  telles  formules  prêtaient  à  l'équivoque.  Ne  serait-ce 
pas  la  réception  même  des  Moscovites  qui  aurait  ouvert  les  yeux 
aux  députés  bohémiens?  Une  chose  certaine,  c'est  que  dans  ces 
deux  dernières  années  l'argumentation  des  défenseurs  de  la  Sohême 
est  devenue  bien  autrement  précise.  Ce  n'est  plus  au  nom  de  telle 
ou  telle  race,  c'est  au  nom  des  groupes  véritablement  historiques, 
au  nom  des  peuples  ayant  leur  vie  propre  et  leur  destinée  indivi- 
duelle, que  la  fédération  est  revendiquée.  Le  droit  ne  vient  pas  du 
sang,  il  vient  de  la  tradition,  c'est-à-dire  du  labeur  des  générations 
précédentes.  Il  n'y  a  qu'un  état  déjà  constitué  par  les  siècles  qui 
puisse  réclamer  son  autonomie.  La  nation  bohème  est  un  de  ces 
états,  comme  la  nation  hongroise,  comme  les  Allemands  de  l'ar- 
chiduché.,  comme  les  Roumains  de  la  Transylvanie,  comme  les  Po- 
lonais de  la  Gallcie,  comme  les  Serbes-Croates  de  l'Illyrie.  Ce  prin- 
cipe simplKie  bien  des  choses.  Il  reste  encore  assurément  de  graves 
difficultés  à  régler  dans  ce  mélange  de  peuples  qui  compose  l'Au- 
triche; du  moins,  en  ce  qui  concerne  la  lutte  des  Tchèques  et  des 
Allemands,  un  grand  pas  est  fait  vers  la  conciliation.  S'il  y  a,  par 
exemple,  des  hommes  de  race  slave  parmi  les  Allemands  de  l'archi- 
duché  (et  on  sait  que  le  nombre  en  est  eonsidérable),  l'histoire  et 

(1)  We  hâve  pexused  the  speeches  at  the  various  banquets  and  social  gatheriiigs,  and 
on  the  whole  hâve  been  strnck  with  the  enlightened,  hamane  and  temperate  tone  wich 
prevailed  in  those  of  the  Czechs  and  other  Slavons  from  Austria.  C  Rieger,  in  parti- 
cular,  spoke  against  over-centralization,  asserting  that  only  narrow  or  uneducated  minds 
were  dazzled  by  mère  fxternal  grandeur...  —  Voyez  l'article  intitulé  Dualism  in  Austria 
dans  la  Rwue  de  WesPminsLer  du  mois  d'octobre  1867. 


532  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  sens  commun  veulent  qu'ils  appartiennent  au  groupe  allemand 
de  l'Autriche;  pareillement  les  Allemands  établis  en  Bohême  appar- 
tiennent à  la  nation  bohème  :  c'est  par  le  même  principe  que  les 
Slaves  de  Hongrie  font  partie  de  la  nation  hongroise,  et  que  les 
Ruthènes  de  Galicie  font  partie  de  la  nation  polonaise.  En  un  mot, 
le  droit  historique  domine  le  droit  du  sang,  et  il  n'appartient  qu'à 
des  nations  de  réclamer  leur  place  dans  la  fédération  future.  La 
Bohême  est-elle  une  nation?  la  Bohême  n'a-t-elle  pas  été  toujours 
un  royaume  distinct?  la  Bohême,  en  se  donnant  aux  Habsbourg, 
n'a-t-elle  pas  toujours  réservé  ses  droits?  l'empereur  d'Autriche 
n'a-t-il  pas  toujours  été  roi  de  Bohême  comme  il  était  roi  de  Hon- 
grie? Tous  les  prédécesseurs  de  François-Joseph,  excepté  l'impru- 
dent niveleur  Joseph  II,  n'ont-ils  pas  renouvelé  leur  serment  en 
recevant  la  couronne  de  saint  Yenceslas  comme  en  recevant  la 
couronne  de  saint  Etienne?  S'obstinera-t-on  enfin  à  violer  le  droit 
chez  les  Tchèques  après  qu'on  l'a  reconnu  chez  les  Magyars?  Toute 
la  question  est  là. 

A  cette  question  ainsi  posée,  trois  réponses  ont  été  faites,  et 
toutes  les  trois  dans  le  même  sens,  la  première  par  des  Allemands 
du  royaume  de  Bohême,  la  seconde  par  des  Allemands  de  Vienne, 
la  troisième  par  des  Magyars.  Ce  sont  là,  comme  on  voit,  les  trois 
catégories  de  personnes  les  plus  directement  intéressées  dans  le 
grand  procès  soulevé  par  les  Tchèques.  La  réponse  des  Allemands 
de  Bohême  doit  être  citée  avant  les  autres;  c'est  chez  eux  en  effet 
qu'il  y  a  eu  de  tout  temps  les  passions  les  plus  vives  contre  les 
Slaves,  c'est  sur  eux  que  les  centralistes  de  Vienne  ont  toujours 
compté  pour  repousser  le  système  fédératif.  Si  donc  les  Allemands 
de  Bohême  font  cause  commune  avec  les  Tchèques  pour  la  reven- 
dication de  l'autonomie  nationale,  n'est-ce  pas  là  un  symptôme 
des  plus  graves?  Or  voilà  deux  ans  que  les  Tchèques,  décidés  à 
s'abstenir  de  tout  acte  qui  impliquerait  une  adhésion  quelconque 
au  dualisme,  refusent  d'envoyer  des  représentans  au  Reichsrath 
cisleithanien,  voilà  deux  ans  qu'ils  ont  organisé  avec  autant  de 
prudence  que  de  fermeté  une  résistance  passive  véritablement  for- 
midable, et  voilà  deux  ans  aussi  que,  soit  par  la  presse,  soit  en 
d'immenses  meetings,  ils  ne  cessent  d'expliquer  à  tous  la  significa- 
tion de  cette  résistance.  Sur  les  points  les  plus  importans  de  la 
Bohême,  au  pied  des  montagnes  qui  rappellent  les  grands  souve- 
nirs de  la  patrie,  on  a  vu  des  rassemblemens  qu'aucune  salle  n'au- 
rait pu  contenir.  11  y  avait  là  des  orateurs  à  la  voix  retentissante  et 
des  auditoires  de  plusieurs  milliers  d'hommes.  Les  Allemands  y 
venaient  comme  les  Tchèques,  car  il  ne  s'agissait  plus  d'exalter 
une  race  aux  dépens  d'une  autre  race,  il  s'agissait  de  défendre  les 


l'AUTRICHE    et    la.   BOHÊME.  533 

droits  d'une  nation;  c'est  sur  la  patrie  commune  que  l'on  délibé- 
rait. Or,  de  ces  nombreux  meetings,  le  plus  significatif  est  celui  qui 
eut  lieu  le  22  juin  18(58  au  pied  de  la  montagne  de  Berdez.  On  y 
adopta  d'une  voix  unanime  la  résolution  suivante,  qui  fut  bientôt 
couverte  de  signatures  : 

«  Nous,  fils  d'une  même  patrie,  enfans  du  royaume  de  Bohême, 
hommes  de  nationalité  bohème  et  allemande,  rassemblés  au  pied  du 
majestueux  Berdez,  déclarons  par  cette  manifestation  solennelle  que 
nous  sommes  en  bonne  intelligence,  en  plein  accord  les  uns  avec  les 
autres,  et  que  nous  souhaitons  la  même  chose  à  nos  frères  de  toute 
classe  habitant  le  royaume  de  Bohême. —  Nous  savons  que  les  deux  na- 
tionalités habitent  depuis  des  siècles  cette  terre  qui  nous  est  commune, 
nous  savons  qu'elles  ont  participé  ensemble  à  la  prospérité  des  jours 
heureux  comme  aux  angoisses  des  jours  néfastes,  et  nous  sommes  prêts 
à  défendre  ce  glorieux  royaume,  notre  patrie,  toujours  et  contre  tous.  — 
Nous  désirons  que  le  peuple  du  royaume,  sans  distinction  de  race, 
puisse  régler  lui-même  ses  affaires  avec  le  roi  couronné  selon  notre  an- 
tique coutume  et  selon  notre  droit.  —  Nous  voulons  qu'on  ne  puisse  ap- 
pliquer en  Bohême  d'autres  lois  que  celles  qui  sont  élaborées  par  la 
diète  légale  de  Bohême  et  sanctionnées  par  le  roi.  —  Nous  voulons  qu'on 
ne  puisse  ni  imposer  des  contributions,  ni  recruter  des  soldats,  sans  que 
la  diète  et  le  roi  l'aient  ordonné.  —  Lorsque  nos  affaires  seront  réglées 
par  une  légi.^lation  indigène  et  une  administration  nationale,  seules  ca- 
pables de  connaître  nos  besoins  et  d'apprécier  notre  situation,  lorsque 
le  droit  constitutionnel  de  ce  royaume  aura  été  légalement  réformé  selon 
le  progrès  des  temps,  mais  toujours  sur  la  base  historique,  d'après  le 
principe  de  l'autonomie,  sans  pouvoir  jamais  se  fondre  et  disparaître 
dans  quelque  unité  politique  que  ce  soit,  alors,  alors  seulement  sera 
fondée  la  prospérité  du  peuple  de  Bohême,  sans  distinction  de  race. 
Nous  déclarons  que  nous  ne  cesserons  pas  de  travailler  à  l'accomplisse- 
ment des  conditions  ci-dessus,  et  cela  en  signe  de  l'union,  en  vue  de  la 
concorde  des  deux  nationalités  ici  présentes.  Yive  la  concorde  !  vive  le 
royaume  de  Bohême!  » 

Voilà  certes  un  noble  pacte!  Nous  savons  bien  que  ce  meelhig  a 
été  dissous,  nous  savons  bien  que  tous  les  meetings  des  semaines 
suivantes  ont  été  entravés  par  des  chicanes  ou  dispersés  par  la 
force,  que  la  ville  de  Prague  est  restée  quatre  mois  en  état  de 
siège,  qu'il  y  a  eu  dans  ces  quatre  mois  jusqu'à  deux  cents  procès 
de  presse;  qu'importe?  On  peut  étouffer  la  voix  d'un  orateur,  briser 
la  plume  d'un  écrivain,  on  n'étouffe  pas  la  volonté  d'un  peuple.  Si 
les  manifestations  tumultueuses  deviennent  un  péril  pour  l'ordre 


534  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

public,  les  Tchèques  se  retranchent  dans  leur  résistance  passive, 
et  cette  attitude,  ce  silence,  produisent  la  plus  vive  impression  sur 
tous  ceux  que  n'aveugle  point  le  parti-pris.  Nous  ne  disons  rien  de 
trop;  l'impression  a  été  profonde  et  bien  plus  qu'on  ne  pouvait  s'y 
attendre.  Si  l'on  veut  s'en  rendre  compte,  il  suffit  de  mesurer  le 
progrès  des  idées  fédéralistes,  même  parmi  les  Allemands  de  l'ar- 
chiduché.  Qu'une  partie  des  Allemands  de  Bohême,  malgré  des  an- 
tipathies invétérées  contre  les  Tchèques,  ait  fini  par  s'attacher  très 
sérieusement  à  l'autonomie  du  royaume,  plusieurs  causes  ont  con- 
couru à  ce  résultat  ;  ce  que  les  uns  réclamaient  au  nom  de  l'indé- 
pendance nationale,  d'autres  le  désiraient  au  nom  des  vieilles  tra- 
ditions, et  voilà  comment  la  noblesse  allemande  de  Bohême  se 
trouva  d'accord  avec  la  démocratie  slave.  Une  chose  plus  éton- 
nante à  coup  sûr,  c'est  que  des  voix  favorables  aux  revendications 
de  la  Bohême  se  soient  élevées  dans  la  presse  viennoise.  Qui  donc 
a  mis  en  pratique  un  système  de  provocations  incessantes  contre 
les  Tchèques?  La  presse  de  Vienne.  Qui  donc  leur  jette  l'injure  à 
pleines  mains,  afin  de  les  humilier,  s'ils  gardent  le  silence,  et  de 
les  dénoncer,  s'ils  relèvent  la  tête?  La  presse  de  Yienne.  On  dirait 
que  la  vieille  capitale,  déjà  dépossédée  de  son  titre  pour  une  moitié 
de  l'empire,  livre  ici  sa  dernière  bataille.  Vaines  clameurs  après 
tout!  la  population  de  Vienne  est  trop  cosmopolite,  partant  trop 
insouciante,  pour  s'intéresser  à  de  tels  débats.  N'est- elle  pas  assu- 
rée que  sa  bonne  ville  restera  toujours  la  capitale  du  luxe  et  des 
plaisirs?  La  presse  viennoise  fait  plus  de  bruit  que  de  besogne. 
N'importe;  ce  bruit  est  très  fort,  on  dirait  qu'il  représente  quelque 
chose,  et  il  risque  à  la  longue  d'étourdir  les  meilleures  têtes.  C'est 
donc  un  symptôme  très  heureux,  si  au  milieu  d'un  pareil  vacarme 
des  publicistes  libéraux,  préoccupés  à  la  fois  de  l'honneur  allemand 
et  du  salut  de  l'Autriche,  soutiennent  la  cause  des  Tchèques,  c'est- 
à-dire  la  cause  du  droit,  contre  le  dualism-e. 

Tel  est  le  rôle  que  s'est  donné  M.  Franz  Schuselka,  telle  est  la 
tâche  qu'il  remplit  avec  talent  dans  un  recueil  hebdomadaire  inti- 
tulé la  Réforme.  M.  Franz  Schuselka  est  un  démocrate,  mais  un 
démocrate  libéral,  j'aurais  dit  autrefois  un  démocrate  germanique, 
tant  la  démocratie  germanique,  avant  les  tentations  de  la  politique 
prussienne,  se  séparait  de  la  démocratie  latine  par  son  respect  de 
tous  les  droits.  Le  respect  de  tous  les  droits,  voilà  le  sentiment  qui 
inspire  l'esprit  pratique  de  M.  Franz  Schuselka.  Au  lendemain  des 
concessions  de  1861,  quand  l'empereur  François-Joseph,  après  Sol- 
ferino,  comprit  enfin  la  nécessité  d'abandonner  un  système  qui  rui- 
nait l'empire,  M.  Schuselka  fut  un  des  premiers  à  profiter  des  li- 
bertés nouvelles.  11  fonda  ce  recueil  la  Réforme  avec  l'intention 


L'AUTRICHli;    ET    LA    BOHÈME.  535 

d'étudier  les  causes  de  la  décadence  de  l'Autriche  et  de  signaler  les 
remèdes.  Fils  de  l'Allemagne,  il  eût  désiré  sans  doute  que  la  cen- 
tralisation de  l'Autriche  pût  se  faire  par  l'influence  des  idées  alle- 
mandes; l'entreprise  ayant  absolument  échoué,  il  était  puéril,  toute 
question  de  droit  à  part,  de  s'acharner  à  une  œuvre  impossible.  La 
première  condition  de  la  politique  est,  l'étude  de  la  réalité.  D'ail- 
leurs, si  toutes  les  tentatives  de  centralisation  germanique  depuis 
IS/iS  ont  échoué  misérablement,  si  les  idées  aristocratiques  et  hau- 
taines du  prince  de  Schwarzenberg,  si  la  démocratie  bureaucratique 
et  iiiveleuse  du  baron  de  Bach,  si  la  politique  plus  douce,  plus  libé- 
rale, mais  toujours  défiante,  de  M.  le  comte  de  Schmerling,  n'ont 
réussi  qu'à  exalter  les  Magyars  et  les  Slaves,  l'immense  désarroi  de 
l'Autriche  n'est-il  pas  un  juste  jugement  de  l'histoire?  L'homme 
d'état  qui  a  gouverné  l'empire  des  Habsbourg  pendant  la  première 
moitié  du  siècle  a  employé  quarante  ans  de  sa  vie  à  éveiller  les  haines 
de  races;  il  est  juste  que  ce  système  machiavélique  reçoive  sa  ré- 
compense. M.  de  Metternich  n'avait  songé  qu'à  diviser  pour  régner; 
il  est  juste  que  l'Autriche  ne  puisse  reconstituer  son  unité  que  par 
une  fédération.  Allemand  de  cœur  et  d'âme,  mais  Allemand  autri- 
chien, M.  Schuselka  s'est  vite  converti  à  ces  idées,  parce  qu'il  y  a  vu 
te  salut  de  son  pays.  C'est  ainsi  que  la  Réforme  a  soutenu  les  Ma- 
gyars tant  qu'ils  ont  revendiqué  leur  autonomie  dans  l'intérêt  com- 
mun, c'est  ainsi  qu'elle  soutient  aujourd'hui  les  défenseurs  du  droit 
de  la  Bohême.  Depuis  que  les  Magyars  se  sont  unis  aux  centra- 
listes de  Vienne  pour  opprimer  les  Slaves,  le  ministère  du  comte 
Andrassy  n'a  pas  dans  la  presse  un  adversaire  plus  constant,  plus 
honnête,  plus  redoutable,  que  M.  Franz  Schuselka,  l'ancien  dé- 
fenseur des  Magyars.  «  Les  Magyars,  disait  dernièrement  la  Ré- 
forme, veulent  fonder  une  nouvelle  Autriche  qui  sera  exclusive- 
ment magyare,  et  les  autres  peuples  de  l'ancienne  Autriche,  sans 
excepter  les  Allemands,  devront  être  les  serviteurs  de  cette  Au- 
triche magyare,  lui  payer  des  tributs,  lui  fournir  des  soldats.  Les 
Magyars  ont  imposé  aux  nationalités  de  leur  territoire  une  tyrannie 
insupportable,  et  ils  veulent  que  le  gouvernement  de  Vienne  fasse 
la  même  chose  en  Cisleithanie.  Les  Magyars  ont  établi  un  dualisme 
qui  est  une  double  centralisation,  par  conséquent  une  double  vio- 
lence, une  double  injustice,  une  double  impossibihté.  Ce  dualisme, 
œuvre  des  Hongrois,  amènera  dans  chaque  moitié  de  l'empire  une 
guerre  civile,  une  bataille  de  races,  qui  sera  le  signal  de  la  disso- 
lution de  l'état.  Et  pour  aucun  des  peuples  de  l'Autriche  cette  dis- 
solution ne  serait  aussi  fatale  que  pour  les  Magyars.  Au  jour  de  la 
catastrophe,  les  autres  peuples  trouveraient  les  alliances  que  leur 
indiquent  la  nature  et  l'histoire;  les  Magyars  seraient  seuls...  »  Voilà 


536  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ce  que  nous  appelons  la  seconde  réponse,  la  réponse  autrichienne, 
aux  questions  posées  par  les  Tchèques. 

La  troisième  est  plus  importante  encore,  c'est  la  réponse  hon- 
groise. Les  réclamations  des  Tchèques  ont  trouvé  des  avocats  illus- 
tres même  parmi  ces  Magyars  si  héroïques,  si  intéressans  quand  ils 
combattent  pour  leur  liberté,  si  arrogans  et  si  oublieux  de  la  jus- 
tice à  l'heure  de  la  victoire.  Le  comte  Széchenyi,  qui  connaissait 
bien  ses  compatriotes,  leur  a  dit  plus  d'une  fois  :  «  Défiez-vous  de 
vos  dispositions  altières,  gardez-vous  de  méconnaître  le  droit  des 
Slaves.  »  C'est  aussi  ce  que  leur  disait  M.  Edgar  Quinet,  si  sympa- 
thique pourtant  à  leurs  libertés,  lorsque  dans  son  poème  de  Merlin, 
décrivant  le  réveil  des  nations  affranchies,  il  s'écriait  en  conseiller 
austère  :  «  Est-ce  toi  qui  devances  les  autres,  ô  Hongrie,  dont  les 
chevaux  effarés  respirent  encore  la  mort?  Prends  pitié  de  ceux  que 
tu  as  foulés  trop  longtemps,  et  vois  comme  ils  sont  prêts  encore  à  te 
haïr.  Ne  les  fais  pas  repentir  d'avoir  pleuré  sur  toi.  »  Ne  semble-t-il 
pas  que  ces  conseils  aient  été  entendus?  Voilà  des  Hongrois,  et  non 
pas  les  premiers  venus,  voilà  des  chefs  de  parti,  des  personnages 
considérables,  qui  prennent  fait  et  cause  pour  les  Slaves  de  Bohême 
contre  leurs  détracteurs.  Au  mois  de  mars  dernier,  dans  une  lettre 
adressée  à  un  journal  de  Pesth,  l'ancien  dictateur  de  la  Hongrie, 
M.  Louis  Kossuth,  écrivait  : 

(c  On  me  répète  toujours  que  les  tendances  des  Tchèques  sont  du  pur 
panslavisme  et  qu'il  les  faut  étouffer  à  tout  prix.  Ce  n'est  pas  mon  opi- 
nion. Les  Tchèques  veulent  être  une  nation ,  et  non  un  appendice  de 
l'Autriche  réduite,  une  province  cisleithanienne.  La  nation  bohème,  qui 
fut  jadis  le  premier  champion  de  la  liberté  de  conscience  en  Europe,  qui 
a  souffert  pour  cette  liberté  plus  qu'aucun  autre  peuple,  une  telle  nation 
a  bien  le  droit  d'être  traitée  en  nation,  de  diriger  elle-même  ses  affaires, 
de  décider  de  son  sort;  ce  droit  qu'elle  réclame  n'est  pas  d'un  grain  plus 
petit  que  le  droit  de  la  nation  magyare.  Je  dis  beaucoup  en  parlant  de 
la  sorte,  mais  je  dis  la  vérité.  Non,  les  tendances  de  ce  peuple  ne  sont 
pas  panslavistes.  Elles  ne  pourraient  le  devenir  que  dans  le  cas  où  les 
organes  du  parti  régnant  en  Autriche,  au  lieu  de  condamner  le  système 
qui  tend  à  l'annihilation  des  Tchèques,  approuveraient  les  mesures  par 
lesquelles  le  gouvernement  cisleithanien  s'efforce  d'étouffer  les  justes  de- 
mandes de  la  Bohême.  » 

Enfin,  pendant  que  les  journaux  hongrois  ne  cessent  de  pousser  le 
ministère  cisleithmien  à  réprimer  l'opposition  des  Slaves,  un  publi- 
ciste  éminent,  M.  le  comte  Nicolas  Bethlen,  rédacteur  en  chef  de  la 


l'Autriche  et  la  bohème.  537 

Revue  diplomatique,  publiée  à  Pesth,  dénonce  au  contraire  cette  .po- 
litique de  compression  comme  une  cause  de  ruine  pour  l'Autriche. 
Au  nom  des  intérêts  magyars,  il  s'alarme  des  conséquences  que  pro- 
duira ce  système;  il  supplie  le  ministère  hongrois  d'avertir  l'empe- 
reur. —  Et  qu'on  ne  dise  pas  que  ces  choses  ne  regardent  pas  les 
Hongrois.  Est-il  donc  indifférent  pour  la  Hongrie  de  savoir  si  elle  est 
alliée  avec  un  état  vigoureux  ou  avec  un  cadavre?  Un  ciat  fédérât  if 
ou  un  cadavre,  tel  est  le  titre  que  M.  le  comte  Nicolas  Cethlen  a 
donné  à  ces  pages  généreuses.  «  Aujourd'hui,  s'écrie-t-il,  on  bcâil- 
lonne  les  adversaires  du  dualisme,  on  achète  la  presse,  on  ca- 
lomnie les  feuilles  indépendantes.  Quiconque  n'entonne  pas  les 
louanges  de  cette  trinité  glorieuse,  MM.  Giskra,  Herbst  et  Has- 
ner  (1),  est  vendu  à  la  Russie,  vendu  à  la  Prusse,  vendu...  à  qui 
encore?  Dieu  le  sait.  L'Autriche  est  libre,  l'Autriche  est  heureuse... 
Le  ciel  ait  pitié  de  nous!  Ne  se  trouvera-t-il  pas  dans  les  con- 
seils de  la  couronne  un  seul  homme  qui  ait  le  courage  d'aborder  le 
souverain  et  de  lui  parler  en  ces  termes  :  Sire,  l'Autriche  se  dislo- 
que. Une  force  extérieure  la  retient  encore;  à  la  première  défail- 
lance, tout  s'écroulera.  »  Ce  n'est  pas  la  force,  ce  n'est  pas  la  con- 
trainte des  docteurs  de  Vienne,  comme  dit  M.  le  comte  Bethlen, 
qui  empêchera  l'empire  de  se  disloquer;  il  faut  s'appuyer  sur  des 
peuples  amis,  il  faut  que  la  Gisleithanie  allemande  fasse  alliance 
avec  les  Bohèmes,  comme  la  Hongrie  avec  les  Croates.  Et  si  les  jour- 
naux de  Vienne,  étonnés  de  ce  langage,  essaient  d'inquiéter  les 
Hongrois  en  leur  faisant  peur  des  Slaves,  le  comte  Bethlen  répond 
aussitôt  avec  une  verve  qui  rappelle  les  éclats  sarcastiques  du  comte 
Széchenyi  :  «  Nous  prévenons  l'honorable  direction  de  la  presse  au 
ministère  cisleithanien  que  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  rire 
à  gorge  déployée  en  la  voyant  se  servir  de  ces  moyens  tout  à  fait 
passés  de  mode  pour  effrayer  la  Hongrie.  On  croit  encore  à  Vienne 
qu'il  est  possible  d'exciter  les  nationalités  les  unes  contre  les  au- 
tres, de  contenir  les  Slaves  par  les  Hongrois,  et  plus  tard  les  Hon- 
grois par  les  Slaves.  Si  la  direction  de  la  presse  n'a  pas  d'autre 
moyen  de  sauver  l'empire,  elle  fera  bien  de  laisser  la  place  à  de 
plus  habiles.  Les  Hongrois  paient  volontiers  leur  part  des  fonds  des- 
tinés à  ce  service,  pourvu  que  la  direction  de  la  presse  se  propose 
une  influence  conciliatrice;  mais  payer  un  demi-million  pour  être 
excité  contre  les  Slaves,  voilà  une  dépense  qui  pourrait  bien  causer 
quelque  surprise  à  la  délégation  hongroise  (2).  Ces  temps-là  sont 

(1)  Les  trois   ministres  cisleitlianieas  les  plus  opposés   aux  réclamations   de  la 
Bohême. 

(2)  Pour  comprendre  ces  paroles,  il  faut  se  rappeler  que,  dans  le  système  actuel  du 
dualisme,  lo  ministère  des  finances  fait  partie  de  l'administration  des  affaires  communes, 


538  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

passés.  Une  Hongrie  libre  n'a  rien  à  redouter  d'un  libre  royaume 
de  Bohême,  » 


IIÏ. 

On  voit  quel  chemin  les  esprits  ont  fait  dans  le  sens  de  la  conci- 
liation et  du  droit  commun.  Le  changement  que  nous  venons  de 
signaler  chez  l'éUte  de  la  société  allemande  et  magyare  correspond 
exactement  à  l'évolution  accomplie  par  les  Tchèques  eux-mêmes. 
De  1S65  à  1867,  de  1867  à  1869,  nous  avons  indiqué  les  phases  de 
cette  évolution.  En  1865,  par  la  voix  de  M.  Palaçky,  les  Tchèques 
discutent  l'idée  hongroise  du  dualisme,  et  protestent  d'avance 
contre  un  partage  de  l'empire  qui  poussera  tous  les  Slaves  au 
désespoir.  Cette  protestation  étant  repoussée  avec  dédain  et  le  dua- 
lisme étant  établi  comme  la  forme  définitive  de  l'Autriche  nouvelle, 
les  chefs  des  Slaves  de  Bohême,  soit  qu'ils  aient  cédé  à  un  accès  de 
délire,  soit  qu'ils  aient  voulu  avertir  le  gouvernement  autrichien, 
font  leur  triste  pèlerinage  de  Moscou  au  mois  de  juin  1867.  Tout 
aussitôt  cependant  ils  reconnaissent  leur  faute,  ils  affirment  leur  na- 
tionalité distincte  en  face  du  panslavisme,  et,  rectifiant  peu  à  peu 
leurs  formules,  ils  cessent  d'invoquer  le  droit  des  races  pour  invo- 
quer le  droit  des  nations  historiques,  ce  droit  qui  met  le  royaume 
de  Bohême  au  même  rang  que  le  royaume  de  Hongrie.  C'est  alors 
que  les  Allemands  de  Bohême  et  les  Magyars  commencent  à  s'en- 
tendre avec  les  Tchèques;  les  esprits  vraiment  poliiiques  s'unissent 
sur  le  terrain  du  droit.  Une  opinion  nouvelle  se  forme  dans  les  deux 
années  qui  viennent  de  s'écouler;  si  les  Tchèques  ont  encore  des  en- 
nemis nombreux  et  acharnés,  ils  ont  conquis  pourtant  des  sympa- 
thies ardentes  dans  les  partis  mêmes  qui  les  combattaient  naguère 
avec;le  plus  de  vigueur.  Les  articles  de  M.  Schuselka,  la  lettre  de 
M.  Kossuth,  le  manifeste  du  comte  Bethlen,  sont  des  témoignages 
qui  parlent  assez  haut. 

Le  devoir  des  Tchèques  est  de  persister  dans  cette  voie  et  de 
donner  à  leur  programme  une  forme  de  plus  en  plus  précise.  Si  les 
mots  fcdération,  fédéralisme^  prêtent  à  l'équivoque  et  peuvent 
causer  de  justes  alarmes,  il  faut,  ou  bien  y  renoncer,  ou  bien  en  mar- 
quer le  sens  une  fois  pour  toutes.  U  ne  s'agit  pas  de  diviser  l'Au- 
triche en  cantons,  il  s'agit  d'en  faire  un  faisceau  de  royaumes  : 
royaume  de  Hongrie,  royaume  de  Bohême,  royaume  de  Pologne, 
voilà  la  grande  fédération  que  réalisera  l'Autriche,  si  elle  comprend 


et  que  les  deux  fractions  de  l'empire,  la  Cisleitlianie  et  la  Transleithanie,  discutent  ces 
affaires  communes  par  l'organe  de  deux  assemblées  nommées  délégations. 


l' AUTRICHE    ET    LA    BOHÈME.  539 

sa  destinée;  l'archidiiché  des  Habsbourg,  sous  le  titre  de  royaume 
austro-allemand,  y  occupera  aussi  la  place  qui  lui  appartient,  car, 
si  la  liberté  est  l'âme  de  cette  Autriche  régénérée,  les  Austro-Alle- 
mands, attachés  par  tant  de  souvenirs  à  la  dynastie  des  Habsbourg, 
ne  seront  pas  plus  disposés  à  se  perdre  dans  l'unité  germanique 
que  les  Tchèques  dans  l'unité  slave.  Alors  l'empire  de  l'est  sera 
fondé,  alors  aussi  pourront  être  conjurés  quelques-uns  des  périls 
qui  menacent  l'Europe  au  nord  et  à  l'orient. 

Est-ce  seulement  l'intérêt  de  l'Europe  qui  nous  fait  parler?  A 
coup  sûr,  notre  sollicitude  n'aurait  pas  besoin  d'autre  justification; 
nous  avons  pourtant  un  intérêt  plus  direct  encore  dans  la  question 
de  Bohême.  La  France  est  préoccupée  à  juste  titre  des  périls  que 
peut  lui  susciter  la  constitution  de  l'unité  germanique.  La  Prusse 
n'a  pas  toujours  tenu  la  conduite  la  plus  sage  depuis  le  traité  de 
Nikolsbourg;  elle  a  substitué  ses  propres  ambitions  aux  devoirs  que 
lui  hîiposait  la  victoire  de  Sadov^a,  elle  a  été  arrogante,  impérieuse, 
elle  a  paru  plus  disposée  à  dominer  l'Allemagne  qu'à  la  servir; 
enfin  ceux-là  mêmes  qui  chez  nous  avaient  loyalement  reconnu  les 
titres  de  la  monarchie  prussienne  à  l'hégénïonie  germanique,  voyant 
aujourd'hui  grandir  son  égoïsrae,  se  demandent  s'il  sera  possible 
d'éviter  une  guerre  entre  la  France  et  la  confédération  du  nord. 
Nous  croyons,  nous,  que  la  guerre  serait  funeste,  nous  croyons 
qu'elle  précipiterait  la  conclusion  de  l'unité  germanique  par  la 
Prusse,  alors  même  que  la  France,  comme  nous  n'en  doutons  pas, 
maintiendrait  la  supériorité  de  ses  armes.  Nous  sommes  persuadé 
au  contraire  que  la  prolongation  de  la  paix  prolongerait  une  expé- 
rience peu  favorable  à  l'ancien  prestige  libéral  du  pays  de  Fiédé- 
ric  le  Gi-and.  Or,  quel  que  soit  le  dénoûment  de  cette  crise,  que  la 
guerre  éclate  à  l'improviste  ou  qu'elle  soit  prudemment  ajournée, 
nous  avons  le  même  intérêt  à  ce  que  la  Bohême  recouvre  au  plus 
tôt  sa  libre  autonomie.  Si  la  paix  se  maintient,  si  l'esprit  particulier 
de  l'Allemagne  du  sud  s'affermit,  si  une  confédération  s'organise 
entre  les  états  situés  en-deçà  du  Mein,  l'Autriche,  par  ses  provinces 
allemandes,  pourra  jouer  un  rôle  dans  cette  confédération;  mais, 
pour  qu'elle  puisse  le  jouer  sans  être  suspecte  à  personne,  il  faut 
qu'elle  ait  donné  chez  elle  l'exemple  d'une  confédération  libérale. 
L'Autriche  absolutiste  a  été  renversée  pour  toujours  à  Sadowa;  la 
dynastie  des  Habsbourg  ne  recouvrera  son  influence  sur  l'Alle- 
magne du  midi  qu'après  avoir  fait  ses  preuves  comme  puissance  tu- 
télaire  d'une  fédération  libre.  Si  au  contraire  l'unité  germanique 
devait  être  accomplie  quelque  jour,  il  est  bien  plus  encore  de  l'in- 
térêt de  la  France  que  la  Bohême,  maîtresse  de  son  autonomie,  ne 
puisse  offrir  aucune  prise  aux  étreintes  de  la  Prusse.  Une  Bohême 


540  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

considérée  comme  austro-allemande,  une  Bohême  illégalement  ger- 
manisée, serait  réclamée  par  l'unité  germanique  triomphante;  la 
Bohême  véritable,  remise  comme  la  Hongrie  en  possession  de  ses 
droits,  échapperait  comme  la  Hongrie  à  toutes  les  convoitises  prus- 
siennes. Préparer  le  rétablissement  du  royaume  de  Bohême,  c'est 
donc  travailler  à  la  fois  contre  la  Russie  et  contre  la  Prusse.  L'inté- 
rêt de  la  France  est  ici  parfaitement  d'accord  avec  l'intérêt  de  l'Au- 
triche. 

Qu'on  jette  les  yeux  sur  une  carte  d'Autriche,  qu'on  interroge 
surtout  l'une  des  cartes  ethnographiques  dressées  dans  ces  derniers 
temps  par  des  géographes  et  des  statisticiens  justement  renommés  (1); 
on  verra  que  cette  question  est  une  des  plus  graves  au  point  de  vue 
politique  comme  au  point  de  vue  militaire.  Si  jamais  la  Prusse  et 
ses  confédérés  franchissaient  le  Mein,  on  peut  être  assuré  qu'ils 
commenceraient  par  convoiter  la  Bohême.  C'est  là,  au  sommet  des 
Carpathes,  qu'est  la  ligne  du  partage  des  eaiix.  Il  n'est  pas  en  Al- 
lemagne de  position  plus  avantageuse  aux  mains  d'une  puissance 
capable  de  s'en  servir.  On  dirait  un  immense  quadrilatère  qui  s'a- 
vance du  côté  de  l'ouest  jusqu'au  centre  des  pays  germaniques.  La 
frontière  occidentale  de  la  Bohême  est  à  quelques  lieues  de  Nurem- 
berg, entre  Dresde  au  nord  et  Munich  au  sud.  Sur  un  espace  assez 
considérable,  ce  prolongement  slave  sépare  les  deux  Allemagnes. 
Pourquoi  l'équilibre  européen,  d'accord  ici  avec  la  géographie  et 
l'histoire,  ne  profiterait-il  pas  de  ce  bénéfice?  Les  Tchèques  veulent 
être  Autrichiens  en  conservant  leur  autonomie  ;  ne  permettons  pas 
à  une  fausse  manœuvre  politique  de  les  exposer  un  jour  à  être 
Prussiens  malgré  eux.  Nous  savons  bien  que  ce  jour-là  les  Bohèmes 
appelleraient  les  Russes  à  leur  aide  plutôt  que  d'être  noyés  dans 
l'unité  allemande;  mais  le  remède  serait  aussi  funeste  que  le  mal, 
puisque  les  violences  du  pangermanisme  fourniraient  un  prétexte 
aux  entreprises  du  panslavisme.  C'est  ce  double  mal  que  les  esprits 
clairvoyans  s'efforcent  de  conjurer  en  signalant  tous  les  dangers  du 
dualisme  austro-hongrois.  L'intérêt,  le  devoir  de  la  France  est  de 
joindre  sa  voix  à  celle  des  publicistes  autrichiens  et  magyars  dont 
nous  avons  recueilli  les  suffrages. 

On  dit  que  ces  idées  fédératives,  suivant  le  sens  précis  indiqué 
par  nous  tout  à  l'heure,  commencent  à  pénétrer  dans  les  hautes 
sphères  de  l'état.  On  dit  que  M.  de  Beust  s'inquiète  d'une  situation 

[\)  La  plus  récente  est  celle  de  M.  Kiepert  :  Vôlker-und  Sprachen-Karte  vo7i  OEster- 
reich  und  den  Unter-Donau-Landern,  zusammengestelU  von  H.  Kiepert,  Berlin  1SG9.  — 
La  plus  riche  peut-être  en  renseignemens  ethnographiques  est  celle  qui  a  été  publiée  à 
Vienne  en  18G0  par  M.  le  baron  de  Czoernig,  chef  de  bureau  de  la  statistique  au  minis- 
tère de  l'intérieur. 


l'autriche  et  la  bohème.  5A1 

si  périlleuse,  et  qu'il  songe  à  réaliser  sérieusement  les  promesses 
un  peu  vagues  des  discours  adressés  par  lui  aux  représentans  des 
Slaves.  11  est  certain  que  deux  opinions  fort  différentes  se  manifes- 
tent de  plus  en  plus  au  sein  du  ministère  cisleithanien.  M.  Giskra, 
ministre  de  l'intérieur,  M.  Herbst,  ministre  de  la  justice,  M.  Has- 
ner,  ministre  de  l'instruction  publique,  représentent  la  politique 
allemande,  celle  qui  ne  renonce  pas  à  jouer  un  rôle  en  Allemagne, 
qui  veut  prendre  sa  revanche  de  Sadowa,  et  qui  considère  le  main- 
tien de  la  domination  allemande  sur  les  Slaves  comme  le  meilleur 
moyen  de  relever  l'Autriche;  les  Tchèques  n'ont  pas  de  détracteurs 
plus  passionnés,  les  idées  que  nous  défendons  n'ont  pas  d'adver- 
saires plus  opiniâtres.  Au  contraire  M.  le  comte  Taaffe,  ministre 
de  la  sûreté  publique,  et  M.  Berger,  ministre  sans  portefeuille, 
chargé  des  rapports  avec  la  presse,  sont  plutôt  les  organes  de  la 
politique  autrichienne,  c'est-à-dire  qu'avant  de  songer  à  l'Alle- 
magne ils  voudraient  d'abord  reconstituer  l'Autriche;  ceux-là  se 
préoccupent  de  l'esprit  public,  et  ils  n'ont  aucun  parti-pris  contre 
les  réformes  dont  l'expérience  démontrerait  la  nécessité.  Or,  selon 
des  renseignemens  que  nous  avons  lieu  de  croire  très  exacts,  M.  le 
baron  de  Beust,  chancelier  de  l'empire,  serait  en  parfaite  commu- 
nauté de  sentimens  avec  M.  Berger  et  M.  le  comte  TaalTe. 

L'autorité  de  M.  le  baron  de  Beust  est  très  grande  en  Autriche; 
son  opinion  sur  le  point  qui  nous  occupe  est-elle  assez  assurée  déjà, 
assez  nette  et  précise  pour  écarter  les  obstacles  qu'il  rencontrera 
infailliblement?  Là-dessus,  nous  ne  pouvons  que  faire  des  vœux.  11 
y  a  pourtant  des  symptômes  qui  encouragent  nos  espérances.  Un 
manifeste  récent,  attribué  à  un  fonctionnaire  supérieur,  exprime 
des  idées  conformes  aux  nôtres,  et  signale  la  nécessité  d'une  orga- 
nisation nouvelle  où  les  Slaves  d'Autriche  ne  seront  point  sacrifiés. 
L'écrit  porte  ce  titre  :  Voix  politiques  de  la  Bohême.  Celui  qui  a 
recueilli  ces  plaintes  de  l'opinion  est  évidemment  un  Allemand 
d'Autriche  animé  des  intentions  les  plus  droites.  Voilà  un  nouveau 
témoignage  du  progrès  des  idées  fédératives  parmi  les  esprits  vi- 
gilans.  Si  l'auteur,  ainsi  qu'on  l'affirme,  était  sûr  de  ne  déplaire 
ni  à  M.  Berger,  ni  au  comte  Taaffe,  ni  au  chancelier  de  l'empire, 
ces  pages,  qui  ont  fait  grand  bruit  en  Bohême,  seraient  presque  une 
promesse.  On  ajoute  que  M.  de  Beust  aurait  annoncé  formellement 
l'intention  de  donner  un  chancelier  à  la  Bohême,  ce  qui  serait  un 
commencement  d'autonomie;  on  prétend  même  qu'il  aurait  dit: 
«  Les  Viennois  crieront,  que  nous  importe?  Mieux  vaut  faire  crier 
les  Viennois  que  de  soulever  contre  nous  la  moitié  de  la  monar- 
chie! »  Il  est  vrai  que  les  Viennois  ne  seront  pas  seuls  à  pousser 


5/i*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  eris;  les  organes  du  magyarisme  à  outrance,  sans  se  soucier 
de  la  lettre  de  M.  Louis  Kossutli-,  reprochent  tous  les  jours  au  mi- 
nistère cisleithanien  de  ne  pas  être  assez  centraliste,  d'avoir  laissé 
grandir  les  projets  d'autonomie  bohème,  de  ne  pas  avoir  fait  de  la 
Gisleithanie  un  tout  compacte  et  homogène.  Quelques-uns  vont  jus- 
qu'à dire  :  ((  Nous  avons  conclu  un  traité  qui  nous  impose  des  obli- 
gations réciproques.  Nous  nous  sommes  partagé  l'empire  pour  en 
constituer  plus  solidement  la  double  unité.  L'œuvre  des  Hongrois 
est  faite:  quand  ferez-vous  la  vôtre?  »  C'est  la  thèse  que  soutenait 
récemment  le  Lloyd  de  Pesfh^  un  autre  journal,  le  Szazadunk, 
organe  du  général  Klapka,  adressant  les  mêmes  sommations  au 
gouvernement  cisleithanien,  demandait  que  le  ministère  fût  con- 
gédié comme  impuissant  à  remplir  sa  tâche.  L'avenir  dira  qui  a 
mieux  compris  l'intérêt  hongrois,  l'intérêt  autrichien,  l'intérêt  eu- 
ropéen, de  M.  Klapka  invoquant  la  tyrannie  au  nom  de  l'orgueil 
magyar,  ou  de  M.  Kossuth  réclamant  la  liberté  pour  tous. 

Puisse  M.  le  baron  de  Beust  avoir  sérieusement  conçu  les  résolu- 
tions qu'on  lui  prête,  puisse-t-il  y  persévérer!  Si  sa  conscience  po- 
litique avait  besoin  d'être  rassurée,  qu'il  se  rappelle  les  traditions 
du  pays  aux  heures  les  plus  décisives  de  l'histoire.  Non,  les  idées 
de  fédération  ne  sont  pas  en  Autriche  une  nouveauté  téméraire. 
C'est  une  fédération  qui  a  été  le  principe  de  la  monarchie  autri- 
chienne, et  il  y  a  soixante  ans,  lorsque  l'empire  d'Allemagne  s'é- 
croula, un  des  hommes  d'état  les  plus  dévoués  à  l'Autriche  traça 
précisément  le  programme  qu'il  s'agit  de  réaliser  aujourd'hui.  C'é- 
tait au  lendemain  d'Austerlitz;  l'empire  d'Allemagne  n'existait  plus, 
la  confédération  du  Rhin  s'organisait  sous  la  protection  de  l'empe- 
reur des  Français,  la  Prusse  se  préparait  à  une  lutte  où  elle  allait 
être  écrasée  en  un  jour;  quel  était  le  sort  réservé  à  l'Autriche?  M.  de 
Gentz,  au  mois  de  juin  1806,  cherchant  le  moyen  d'empêcher  une 
révohution  épouvantable,  écrivait  ces  étonnantes  paroles  :  (c  La  mo- 
narchie autrichienne  doit  cesser  dès  ce  moment  d'être  considérée 
comme  puissance  d'Allemagne.  Il  ne  suffît  pas  que  la  dignité  impé- 
riale soit  détruite  de  fond  en  comble;  mais  ce  qui  reste  de  provinces 
à  l'empereur  n'a  plus  rien  de  commun  avec  l'Allemagne,  ne  tient  à 
aucun  lien  et  se  trouve  totalement  isolé.  Si,  après  cette  révolution 
épouvantable,  l'empereur  veut  continuer  d'exister  comme  puissance, 
il  n'a  plus  qu'un  parti  à  prendre  :  transférer  sa  résidence  en  Hon- 
grie, y  créer  une  véritable  constitution,  établir  des  rapports  tout 
nouveaux  entre  ce  pays,  la  Bohême,  la  Galicie  et  les  débris  de  ses 
possessions  germaniques,  fonder  en  un  mot  une  nouvelle  monarchie 
qui  peut  devenir  puissante  et  respectable,  mais  qui  ne  ressemblera 


l'Autriche  et  la  bohème.  543 

guère  à  celle  qu'il  a  gouvernée  jusqu'ici  (1).  »  Ce  programme  en 
1806  était  une  conception  clairvoyante  et  hardie;  après  les  événe- 
mens  de  1S6G,  il  est  devenu  comme  l'ordre  même  de  la  destinée. 
On  n'y  résisterait  pas  impunément. 

On  voit  combien  la  question  bohème  est  pressante  et  redoutable; 
les  plus  inquiétans  problèmes  de  l'avenir  sont  engagés  dans  ce  dé- 
bat. S'il  ne  s'agissait  ici  que  du  peuple  tchèque,  sans  méconnaître 
l'intérêt  qu'il  inspiré,  nous  ne  croirions  pas  nécessaire  d'élever 
ainsi  la  voix.  Que  les  Tchèques  soient  accablés  d'outrages  depuis 
le  jour  où  s'est  réveillé  leur  esprit  national,  qu'on  ait  vu  se  déchaî- 
ner contre  eux  l'orgueil  allemand,  l'orgueil  magyar,  parfois  même 
l'orgueil  polonais,  —  car  l'héroïsme  des  victimes  a  aussi  son  or- 
gueil, — c'est  sans  doute  un  fait  douloureux;  mais  les  Tchèques 
sont  en  mesure  de  se  défendre.  Les  Allemands  et  les  Hongrois  leur 
reprochent  d'être  Russes  à  force  d'être  Slaves;  les  polémiques  dont 
nous  venons  de  parler  prouvent  aujourd'hui  que  rien  n'est  plus  in- 
juste. Les  Polonais  les  accu-sent  d'être  à  moitié  Allemands;  la  vé- 
rité est  que,  mêlés  depuis  des  siècles  à  la  société  germanique ,  ils 
lui  ont  pris  quelques-unes  de  ses  qualités,  l'amour  du  travail,  la 
constance,  la  conscience.  C'est  ainsi  que  les  Tchèques  sont  parve- 
nus à  former  chez  eux  ce  qui  manque  à  presque  tous  les  autres  en- 
fans  de  la  famille  slave,  une  bourgeoisie  laborieuse,  un  tiers-état 
avec  lequel  les  gouvernemens  sont  obligés  de  compter.  Ils  n'ont 
pas  les  héroïques  élans,  les  sublimes  imprudences  de  la  Pologne  ; 
avec  des  vertus  plus  bourgeoises,  ils  contribueront  peut-être  à  re- 
lever un  jour  la  race  aristocratique  dont  ils  ont  loiigtemps  subi  les 
injustes  dédains.  Dès  à  présent,  on  peut  l'affirmer,  ils  occupent  le 
premier  poste  de  la  Slavie  occidentale.  Les  Polonais  de  la  Galicie, 
hostiles  d'abord  cà  leur  politique,  n'y  sont-ils  pas  ralliés  désormais? 
Les  Tchèques  sont  donc  parfaitement  en  mesure  de  se  défendre  eux- 
mêmes,  s'il  ne  s'agit  que  d'eux-mêmes;  pour  nous,  l'intérêt  prin- 
cipal en  cette  affaire,  c'est  l'intérêt  de  la  France  et  de  l'Europe.  C'est 
aussi  pour  cela  que,  soutenant  une  cause  générale,  nous  ne  crain- 
drons pas,  en  parlant  aux  Tchèques,  de  mêler  des  remontrances  à  nos 
encouragemens.  Plus  de  fausses  démarches,  plus  de  paroles  irréflé- 
chies, plus  de  pèlerinages  à  Moscou.  N'allez  pas,  même  par  une  tac- 
tique d'un  jour,  rétrograder  vers  l'Orient;  votre  salut  est  du  côté  de 
la  société  occidentale.  Souvenez-vous  du  martyre  de  vos  frères  de 

(1)  Ce  mi^moire  n'a  été  publié  que  l'année  dernière.  Voyez  l'ouvrage  intitulé  Aus 
dem  Nachlasse  Friedrichs  von  Gentz;  2  vol.  in-S»,  Vienne  1808;  voyez  surtout  dans 
le  tome  second  le  Supplément  au  chapitre  V,  p.  96-97.  Ce  mémoire  est  rédigé  en 
français. 


54Ù  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pologne.  Si  vous  avez  prononcé  des  paroles  qui  aient  pu  les  blesser, 
reniez-les,  eîTacez-les.  Ne  donnez  pas  à  vos  adversaires  d'Autriche 
les  occasions  de  vous  calomnier;  n'affaiblissez  pas  chez  vos  amis  de 
l'Occident  les  sympathies  qu'ils  vous  doivent. 

On  nous  pardonnera  la  vivacité  de  nos  paroles  :  nous  combattons 
des  adversaires  de  tout  bord,  nous  défendons  des  cliens  qui  n'ont 
pas  toujours  été  sans  reproche,  et  nous  nous  adressons  à  un  public 
que  ces  choses  lointaines  ont  trop  souvent  laissé  indifférent.  Parmi 
tant  de  problèmes  qui  pèsent  sur  l'Europe,  la  question  bohème, 
presque  inconnue  chez  nous,  est  peut-être  la  plus  périlleuse.  Dieu 
veuille  que  ni  la  clairvoyance  ni  la  décision  ne  fassent  défaut  aux 
hommes  chargés  de  prévenir  les  catastrophes  de  l'Orient!  Lors- 
que la  guerre  de  1866  changea  d'une  manière  si  grave  les  con- 
ditions de  l'Europe,  cette  révolution  produisit  l'effet  d'un  coup  de 
foudre,  tant  les  esprits  étaient  mal  préparés  h,  voir  la  Prusse  victo- 
rieuse de  l'Autriche.  Vainement  depuis  une  vingtaine  d'années  un 
petit  nombre  d'écrivains  attentifs  avait  signalé  la  marche  incessante 
de  l'esprit  puijlic,  de  plus  en  plus  représenté  par  l'Allem.agne  du 
nord.  Nous  montrions,  pièces  en  main,  que  ce  mouvement  gravi- 
tait vers  la  Prusse,  que  l'unité  allemande,  à  tort  ou  à  raison,  se 
plaçait  sous  son  drapeau,  que  l'issue  dernière  de  la  lutte,  toute 
part  faite  aux  chances  des  batailles,  ne  pouvait  être  douteuse,  qu'en- 
fin tôt  ou  tard  infailliblement  l'Autriche  absolutiste  serait  rejetée 
hors  de  l'Allemagne.  On  ne  voulait  pas  nous  croire.  Aujourd'hui 
nous  racontons  des  faits  qui  se  lient  à  des  questions  bien  autre- 
ment sérieuses,  à  des  événemens  bien  autrement  redoutables.  Nous 
croira-t-on  cette  fois?  ou  bien  serons-nous  condamnés,  comme  pour 
les  affaires  allemandes,  au  triste  avantage  de  rappeler  un  jour  nos 
paroles  inutiles  et  nos  avertissemens  oubliés?  Faisons  du  moins 
notre  tâche,  signalons  les  marées  qui  montent,  indiquons  les  nuées 
qui  recèlent  les  tempêtes.  Du  haut  de  la  vigie,  nous  répétons  ce  cri 
d'alarme  que  tant  de  voix  nous  apportent  des  rives  de  la  Moldau 
et  du  Danube  :  «  l'Autriche  sera  une  fédération,  ou  bien  il  n'y  aura 
plus  d'Autriche.  » 

Saint-René  Taillandier. 


PIERRE  QUI  ROULE 


QUATRIÈME     PARTIE     (1) 


—  Voici  l'heure  de  votre  dîner,  me  dit  Laurence ,  ouvrant  une 
nouvelle  parenthèse  à  son  récit.  Il  ne  faut  pas  que  l'histoire  de  mes 
vicissitudes  vous  le  fasse  oublier,  et  moi  j'avoue  que  je  ne  peux 
pas  raconter  mon  séjour  surl'écueil  sans  avoir  faim,  fût-ce  au  sor- 
tir de  table. 

Nous  rentrâmes  à  l'hôtel  Ouchafol,  où,  à  ma  grande  satisfaction, 
il  mangea  comme  quatre  et  but  d'autant.  Après  quoi,  ayant  repris 
des  forces,  il  me  conta  la  suite  de  ses  aventures. 

SUITE    DE    L'HISTOIRE    DU    BEAU    LAURENCE. 

l'ÉCUEIL    maudit.    —    LA    TOUR    AUX    TÈTES. 

—  OÙ  sommes-nous?  voyons,  imbécile!  dit  Bellamare  en  secouant 
le  superstitieux  patron.  —  Le  malheureux  n'en  savait  rien  et  ré- 
pétait sans  cesse  :  Scoglio  maledelto!  pielra  del  Diavolol  si  bien 
que  nous  étions  libres  de  donner  l'une  ou  l'autre  de  ces  épithètes 
désespérées  en  guise  de  nom  à  notre  écueil.  Gela  ne  nous  avançait 
à  rien.  L'important  était  de  reconnaître  la  côte  en  vue  de  laquelle 
nous  devions  nous  trouver  et  que  ne  signalait  aucun  phare.  Le  pa- 
tron interrogea  ses  hommes.  L'un  répondit  Zara,  l'autre  Spalatro. 
Le  patron  haussa  le's  épaules  en  disant  Raguse.  —  Eh  bien!  nous 
voilà  fixés,  dit  en  riant  tristement  Bellamare, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1 5  juin,  des  1"  et  15  juillet. 

TOME  LXXXII.  —  1869.  35 


546  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  C'est  pas  tout  ça,  dit  à  son  tour  Moranbois.  Quand  nous  se- 
rons à  la  côte,  nous  verrons  bien.  Ce  n'est  pas  le  diable  de  faire  un 
radeau  avec  les  débris  de  la  tartane  ! 

Le  patron  secoua  la  tête,  ses  deux  hommes  en  firent  autant, 
s'assirent  sur  les  débris  et  se  tinrent  cois. 

—  Réveillons-les,  battons-les,  dit  Moranbois  en  jurant.  Il  faudra 
bien  qu'ils  parlent  ou  qu'ils  obéissent. 

A  nos  menaces,  ils  répondirent  enfin  qu'il  ne  fallait  pas  bouger, 
ne  pas  se  montrer,  ne  faire  aucun  bruit,  parce  que  le  vent  com- 
mençait à  tomber,  et  que  si  nous  étions  du  côté  d'Almissa,  dont 
l'archipel  était  infesté  de  pirates,  nous  les  attirerions  et  serions  in- 
failliblement pillés  et  massacrés.  Il  fallait  attendre  le  jour,  ces  bri- 
gands n'étaient  bardis  que  la  nuit. 

—  Comment!  s'écria  Léon  indigné,  nous  sommes  ici  dix  hommes 
plus  ou  moins  bien  armés,  et  vous  croyez  que  nous  craignons  les  écu- 
meurs  de  mer?  Allons  donc!  cherchez  vos  outils,  vite,  et  mettons- 
nous  à  l'œuvre.  Si  vous  refusez  de  nous  aider,  voici  un  des  nôtres 
qui  nous  dirigera,  et  on  se  passera  de  vous. 

Il  désignait  Moranbois,  qui  avait  assez  longtemps  vécu  sur  le  port 
de  Toulon  pour  avoir  des  notions  suffisantes,  et  qui  se  mit  à  l'œuvre 
sans  attendre  l'assentiment  du  patron.  Léon,  Lambesc,  Marco  et 
moi  nous  prîmes  ses  ordres  et  travaillâmes  avec  activité,  tandis  que 
Bellamare  s'occupait  de  rassembler  et  de  charger  les  armes.  11  pen- 
sait que  les  craintes  du  patron  n'étaient  pas  tout  à  fait  illusoires, 
et  que  notre  naufrage  pourrait  bien  attirer  les  bandits  de  la  côte, 
si  nous  nous  trouvions  loin  d'un  port. 

Le  patron  nous  regarda  faire.  La  perte  de  ses  marchandises  l'a- 
vait complètement  démoralisé.  Craignant  la  mer  beaucoup  moins 
que  les  hommes,  il  se  lamentait  de  nous  voir  allumer  la  torche  et 
frapper  à  grand  bruit  sur  les  débris  de  V Alcyon. 

—  Il  ne  faut  pas  nous  mettre  le  doigt  dans  l'œil,  me  dit  Moranbois, 
avec  ce  méchant  bout  de  tablier  et  ces  épaves  détestables  nous  ne 
ferons  pas  un  radeau  pour  quinze  personnes;  si  nous  pouvons  en 
loger  quatre,  ce  sera  le  bout  du  monde.  Allons  toujours,  le  radeau 
ne  logeât-il  que  moi,  je  vous  réponds  de  m'en  servir  pour  aller 
chercher  du  secours. 

Dans  un  moment  de  répit,  je  courus  voir  ce  que  devenaient  les 
femmes.  Serrées  comme  des  oiseaux  dans  le  nid,  elles  grelottaient 
de  froid,  tandis  que  nous  étions  en  sueur.  Je  les  engageai  à  mar- 
cher, aucune  ne  s'en  sentit  le  courage,  et  pour  la  première  fois 
je  vis  Impéria  abattue.  —  Est-ce  possible,  vous?  lui  dis-je.  Elle 
me  répondit  :  —  Je  pense  à  mon  père;  si  nous  ne  réussissons  pas  à 
sortir  d'ici,  qui  le  nourrira?  —  Moi,  repris-je  en  déclamant  une  ré- 


PIERRE    QUI    ROULE.  5/i7 

plique  tirée  d'un  drame  moderne;  il  aura  V amitié  de  Beppo,  s'il 
en  récJiappe  ! 

J'étais  gai  comme  un  pinson;  mais  le  reste  de  la  nuit  dut  paraître 
mortellement  long  à  ces  pauvres  naufragées.  Pour  nous,  il  passa 
comme  un  instant,  et  le  soleil  nous  surprit  travaillant  depuis  quatre 
heures  sans  nous  douter  du  temps  écoulé.  Aucun  pirate  ne  s'était 
montré,  le  radeau  était  à  flot;  Moranbois  en  prit  le  commandement 
et  s'y  installa  avec  le  patron  et  un  des  matelots.  Il  n'y  avait  place 
que  pour  trois,  et  Moranbois  ne  se  fiait  qu'à  lui-même  pour  nous 
amener  de  prompts  secours.  INous  le  vîmes  avec  émotion  sauter  sur 
cette  misérable  épave  sans  vouloir  dire  adieu  à  personne  et  sans 
montrer  la  moindre  inquiétude.  La  mer  était  furieuse  autour  de 
recueil;  mais  nous  apercevions  à  quelques  milles  une  longue  bande 
de  rochers  qui  nous  semblait  être  la  côte  de  Dalmatie,  et  nous  es- 
périons que  la  traversée  de  notre  ami  serait  rapide.  Nous  fûmes 
donc  surpris  de  voir  que  le  radeau,  au  lieu  de  se  diriger  de  ce 
côté,  gagnait  le  large,  et  bientôt  il  disparut  derrière  les  lames 
amoncelées  qui  nous  faisaient  un  très  court  horizon.  C'est  que  le 
prétendu  rivage  n'était  qu'un<î  série  d'écueils  pires  que  celui  où 
nous  nous  trouvions;  nous  pûmes  nous  en  convaincre  quand  la 
brume  du  matin  se  dissipa.  Nous  étions  dans  une  véritable  impasse, 
entourés  d'îlots  plus  hauts  que  le  nôtre  et  qui  nous  dérobaient  en- 
tièrement l'horizon  du  côté  de  la  terre,  sauf  quelques  pointes 
d'un  blanc  rosé  qui  nous  apparaissaient  au  loin  ;  c'était  le  sommet 
des  alpes  de  la  Dalmatie  que  nous  avions  déjà  aperçues  de  la  côte 
d'Italie,  et  dont  il  semblait  que  la  traversée  de  l'Adriatique  nous 
eût  à  peine  rapprochés.  Le  matelot  qu'on  nous  avait  laissé  ne  nous 
renseigna  en  aucune  façon;  il  ne  parlait  qu'un  esclavon  inintelli- 
gible, et  comme  Marco  l'avait  un  peu  raillé  en  mer,  il  ne  voulait 
plus  répondre  à  nos  questions. 

Du  côté  de  la  pleine  mer,  nous  n'avions  que  d'étroites  échap- 
pées, V Alcyon  s'étant  buté  de  façon  à  cacher  son  désastre  à  tous 
les  points  de  l'horizon.  Le  splendide  écroulement  de  montagnes  sub- 
mergées qui  nous  environnait  présentait  un  décor  magnifique  d'hor- 
reur et  navrant  de  nudité  :  pas  un  brin  d'herbe  sur  la  roche,  pas  un 
varech  attaché  à  ses  flancs,  aucun  espoir  fondé  de  pêcher  quoi  que 
ce  soit  dans  ces  eaux  claires  et  profondes,  aucune  chance  d'en 
franchir  les  vagues  toujours  irritées,  sans  un  secours  du  dehors. 
Nous  fîmes  en  vain  dix  fois  le  tour  de  notre  prison.  De  nulle  part 
on  n'apercevait  un  rivage  hospitalier,  et  nous  consultions  en  vain 
nos  guides  et  nos  cartes.  En  vain  nous  nous  disions  que  les  côtes 
oiientales  de  l'Adriatique  sont  semées  d'îles  habitées;  il  n'y  avait 
pas  trace  de  vie  autour  de  nous. 


54S  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Nous  ne  fûmes  pas  encore  trop  effrayés  de  cette  situation.  On  de- 
vait circuler  sur  toutes  les  cotes,  et  nous  ne  tarderions  pas  à  voir 
apparaître  de  petites  voiles  autour  de  nous;  dans  tous  les  cas,  le 
radeau  ne  pouvait  tarder  à  en  aborder  quelqu'une  et  à  lui  signaler 
notre  détiesse. 

Avec  le  retour  du  soleil,  le  vent  avait  complètement  changé.  Il 
soufflait  de  l'ouest  avec  violence,  circonstance  inquiétante  sous  tous 
les  rapports.  Aucune  barque  de  pêche  ne  pouvait  se  mettre  en  mer, 
et  aucune  embarcation  de  voyage  ne  devait  s'aventurer  dans  le  voi- 
sinage des  écueils.  Moranbois  pourrait-il  aborder  quelque  part  sans 
se  briser?  On  avait  lesté  son  radeau  d'autant  de  vivres  qu'il  avait 
pu  en  contenir.  Ce  qui  nous  restait  n'était  pas  rassurant,  et  nous 
jugeâmes  prudent  de  retarder  le  plus  possible  le  moment  d'y  re- 
courir. La  petite  marée  qui  se  fait  sentir  dans  l'Adriatique  gagnait 
l'entrée  du  bassin,  et  nous  espéiions,  Marco  et  moi,  qu'elle  nous 
apporterait  des  coquillages,  dont  nous  étions  résolus  à  nous  conten- 
ter pour  ne  pas  toucher  à  la  soute  aux  provisions. 

Nous  guettâmes  le  flot  pour  l'empêcher  de  remporter  les  richesses 
qu'il  devait  nous  livrer.  Il  n'apporta  que  des  coquilles  vides.  Impé- 
ria,  qui  avait  repris  son  sang-froid,  me  pria  de  lui  ramasser  les 
plus  jolies.  Elle  les  prit,  les  tria,  et,  assise  sur  une  pointe  du  roc, 
elle  tira  de  sa  poche  la  petite  trousse  à  ouvrage  d'aiguille  qui  ne  la 
quittait  jamais,  et  se  mit  à  enfiler  en  collier  ces  trisiesjoyaux  comme 
si  elle  eût  dû  s'en  parer  le  soir  pour  aller  au  bal.  Pâle  et  déjà  amai- 
grie par  une  nuit  de  souffrance  et  d'angoisse  mortelle,  battue  du 
vent,  qui  ï\ç,  jouait  pas  avec  sa  chevelure,  mais  qui  semblait  vou- 
loir la  lui  arracher,  elle  était  sérieuse  et  douce  comme  je  l'avais  vue 
dans  le  foyer  de  l'Odéon,  sortant  de  maladie  et  déjà  travaillant  à  sa 
guipure,  en  attendant  qu'on  l'appelât  pour  travailler  sur  la  scène. 

—  Tu  la  regardes,  me  dit  Bellamare,  qui  la  contemplait  aussi; 
cette  fille  est  certainement  à  un  échelon  au-dessus  de  l'humanité; 
elle  est  là  comme  un  ange  au  milieu  des  damnés. 

—  Est-ce  que  vous  souifrez?  lui  dis-je  en  le  regardant  avec  sur- 
prise. 

Je  le  trouvais  si  changé  que  j'en  fus  effrayé.  Il  comprit  et  me  dit 
en  souriant  :  —  Ta  n'es  pas  moins  effrayant  que  moi;  nous  sommes 
tous  effrayans!  Nous  sommes  surmenés  de  fatigue.  Il  faut  manger, 
autrement  no.us  serons  tous  fous  dans  dix  minutes. 

Il  avait  raison.  Lambesc  commençait  à  se  prendre  de  querelle 
avec  Marco,  et  Purpurin,  couché  à  moitié  dans  l'eau,  récitait  d'un 
air  hébété  des  vers  qui  n'avaient  aucun  sens. 

On  courut  aux  provisions;  elles  n'étaient  point  avariées,  mais, 
fournies  par  le  patron  de  \ Alcyon,  qui  spéculait  sur  tout,  elles 


PIERRE    QUI    ROULE.  559 

étaient  de  très  mauvaise  qualité,  sauf  le  vin,  qui  était  bon  et  en 
quantité  suffisante  pour  plusieurs  jours.  Les  femmes  furent  servies 
les  premières.  Une  seule  mangea  de  grand  ap[)étit,  ce  fut  Uégine, 
qui  but  d'autant,  et  comme  nous  n'avions  pas  d'eau  potable,  la 
caisse  s'étant  etïondrée  dans  le  naufrage,  elle  fut  bientôt  complète- 
ment ivre,  et  alla  dormir  dans  un  coin  où  la  vague  l'eut  emportée, 
si  nous  ne  l'eussions  conduite  un  peu  plus  haut  sur  la  falaise. 

Lambesc,  déjà  surexcité,  s'enivra  aussi,  et  le  petit  Marco,  qui 
pourtant  était  sobre,  fut  vite  pris  d'une  gaîté  fébrile.  Les  autres 
s'observèrent,  et  je  mis  de  côté  une  pariie  de  ma  ration  d'alimens 
sans  qu'on  s'en  aperçût.  Je  commençais  à  me  dire  que  Moranbois, 
s'il  n'était  pas  englouti  par  la  mer  ou  brisé  à  la  côte,  pouvait  tarder 
à  revenir,  et  je  voulais  soutenir  les  forces  d'impéria  aux  dépens  des 
miennes  jusqu'à  la  dernière  heure. 

Aucune  voile  ne  nous  apparut  durant  cette  journée,  qui  devint 
brumeuse  vers  midi.  Le  vent  tomba  et  le  froid  diminua.  Nous  nous 
occupâmes  de  construire  un  abri  pour  les  femmes  en  brisant  le  ro- 
cher, qui  tenait  le  milieu  entre  le  marbre  blanc  et  la  craie,  qui  par 
conséquent  nous  offrait  peu  de  résistance,  et  en  y  creusant  une  es- 
pèce de  grotte  dont  on  augmenta  l'étendue  avec  un  petit  mur  en 
pierres  sèches.  On  leur  fit  un  lit  commun  avec  des  caisses  et  des 
ballots,  et  on  couvrit  le  tout  d'une  toile  de  décor  qui,  étrange  dé- 
rision de  la  destinée,  représentait  la  mer  vue  à  travers  des  rochers. 
Une  autre  tode,  retenue  aux  parois  des  rochers  véritables  par  des 
cordes,  forma  le  cabinet  de  toilette  et  le  vestiaire  de  ces  dames. 

On  s'occupa  ensuite  d'établir  une  vigie  qui  pût  dépasser  les 
écueils  du  côté  de  la  mer.  Nous  guettâ-mes  en  vain  les  flots  qui  bat- 
taient notre  prison;  ils  n'apportèrent  pas  le  moindre  débris  de  la 
mâture  de  V Alcyon.  Les  faibles  rouleaux  de  nos  toiles  de  théâtre 
ne  purent  résister  à  la  plus  faible  brise  de  mer;  malgré  l'art  et  le 
soin  que  nous  mîmes  à  les  assujettir,  ils  furent  emportés  au  bout  de 
peu  d'instans,  et  il  fallut  renoncer  à  planter  le  signal  de  détresse. 

La  nuit  nous  surprit  avant  que  nous  eussions  pu  songer  à  nous 
construire  un  abri  quelconque.  Le  vent  d'est  revint,  et  souffla  de 
nouveau  très  froid  et  très  rude.  Trois  ou  quatre  fois,  nous  dûmes 
replacer  et  consolider  la  tente  des  femmes,  qui  reposaient  quand 
même,  sauf  Anna,  qui  rêvait  et  jetait  de  temps  en  temps  un  cri  per- 
çant; mais  les  autres  étaient  trop  accablées  pour  s'en  préoccuper. 

11  nous  restait  bien  quelques  mauvais  copeaux  pour  allumer 
du  feu;  Bellamare  nous  engagea  à  ménager  cette  ressource  pour 
le  moment  extrême  et  dans  le  cas  où  l'un  de  nous  se  trouverait 
malade  sérieusement.  Nous  pouvions  être  délivrés  d'un  moment  à 
l'autre  par  l'approche  d'une  embarcation  ;  mais  il  était  évident 


550  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

aussi  que  nous  pouvions  être  prisonniers  tant  que  le  vent  forcerait 
les  navires  à  se  tenir  en  pleine  mer,  ou  tant  que  le  brouillard  de  la 
journée  nous  empêcherait  d'être  signalés. 

Le  froid  devint  si  vif  vers  le  matin  que  nous  sentions  tous  la 
fièvre  nous  envahir.  Nous  avions  encore  quelques  vivres,  mais  per- 
sonne n'avait  faim,  et  on  essayait  de  se  réchauffer  avec  le  contenu 
du  tonneau  de  vin  de  Chypre,  qui  soulageait  un  instant  et  augmen- 
tait bientôt  l'irritation. 

Nous  n'étions  pourtant  qu'au  début  de  nos  souffrances.  La  jour- 
née qui  suivit  nous  apporta  des  torrens  de  pluie  dont  on  se  réjouit 
'd'abord.  Nous  pûmes  étancher  notre  soif  et  faire  une  petite  provi- 
sion d'eau  douce  dans  le  peu  de  vases  qu'on  avait;  mais  nous  étions 
glacés,  et,  la  soif  apaisée,  la  faim  revint  plus  intense.  Bellamare,  se- 
condé par  l'assentiment  de  Léon,  de  Marco  et  de  moi,  décréta  que 
nous  devions  résister  le  plus  longtemps  possible  avant  d'attaquer 
nos  dernières  ressources. 

Cette  seconde  journée  de  vaine  attente  amena  pour  tous  la  pre- 
mière notion  d'un  abandon  possible  sur  cette  roche  stérile.  Le  sen- 
timent de  détresse  morale  augmenta  le  mal  physique.  Nous  fûmes 
plus  consternés  que  nous  ne  l'avions  été  au  moment  du  naufrage. 
Lambesc  devint  insoutenable  de  plaintes  inutiles  et  de  vaines  récri- 
minations. Le  matelot  qui  nous  était  resté,  et  qui  était  une  véritable 
brute,  parlait  déjà  en  pantomime  de  tirer  au  sort  lequel  de  nous  se- 
rait mangé. 

Le  soir,  la  pluie  ayant  cessé,  on  brûla,  pour  ranimer  Anna,  qui 
s'évanouissait  à  chaque  instant,  le  peu  de  bois  que  l'on  avait.  Im- 
péria,  à  qui  je  fis  accepter  les  alimens  que  j'avais  mis  en  réserve, 
les  lui  fit  prendre;  ce  qui  restait  en  magasin  disparut  pendant  la 
nuit,  dévoré  par  Lambesc  ou  par  le  matelot,  peut-être  par  tous  les 
deux.  Toute  l'eau  douce  mise  en  réserve  y  passa  ou  fut  gaspillée. 

Cette  troisième  nuit  fit  succéder  un  froid  si  vif  à  la  pluie  qui 
avait  percé  nos  vêtemens,  que  nous  ne  pouvions  plus  parler,  tant 
nos  dents  claquaient.  On  éventra  la  caisse  aux  costumes  et  on  revê- 
tit au  hasard  tout  ce  qu'elle  contenait  de  pourpoints,  de  robes,  de 
pelisses  et  de'  manteaux.  Les  femmes  aussi  étaient  mouillées,  la 
pluie  avait  pénétré  et  la  toile  qui  leur  servait  de  velariiim  et  la 
voûte  de  roclies  spongieuses  que  nous  leur  avions  creusée.  Cette 
maudite  roche  ne  gardait  pas  l'eau,  que  nous  eussions  pu  mettre  en 
réserve  dans  des  trous,  et  elle  ne  nous  protégeait  pas. 

On  voulait  brûler  la  caisse  qui  avait  contenu  nos  oripeaux  :  Bel- 
lamare s'y  opposa.  Elle  pouvait  servir  d'abri  au  dernier  survivant. 

Enfin  le  troisième  jour  ramena  le  soleil  et  avec  la  fin  du  brouil- 
lard l'espérance  d'être  aperçus.  On  se  réchauffa  un  peu,  on  se  fît 


PIERRE    QUI    ROULE.  551 

des  illusions ,  Anna  reprit  un  peu  de  forces  ;  l'ivresse  consola  en- 
core ceux  qui  voulurent  y  recourir.  Je  ne  pus  empêcher  le  petit 
Marco  de  dépasser  la  dose  nécessaire.  Il  détestait  Lanibesc,  dont 
l'arrogance  et  l'égoïsme  l'exaspéraient.  Nous  eûmes  fort  à  faire 
pour  les  empêcher  de  se  battre  sérieusement. 

Un  soudain  espoir  de  salut  fit  diversion,  on  apercevait  enfin  une 
voile  à  l'horizon!  On  fit  les  signaux  qu'on  put  faire.  Hélas!  elle  était 
trop  loin,  et  nous  étions  trop  petits,  trop  masqués  par  les  écueils  ! 
Elle  passa!  Une  seconde,  une  troisième,  deux  autres  encore  vers  le 
soir,  nous  jetèrent  dans  un  enthousiasme  délirant  et  dans  un  acca- 
blement désespéré.  Anna  s'endormit  sans  qu'il  fût  possible  de  la 
réveiller  pour  lui  faire  prendre  quelques  coquillages  que  nous 
avions  réussi  à  saisir.  Lucinde  mit  sa  tête  dans  son  châle  et  resta 
comme  pétrifiée.  Régine  recommença  ses  dévotions,  une  pâleur  li- 
vide avait  remplacé  sur  son  visage  la  rougeur  violacée  de  l'ivresse. 
Nous  dûmes  attacher  Purpurin  pour  l'empêcher  de  se  jeter  à  la 
mer,  et  calmer  à  grands  coups  de  poing  le  matelot,  qui  se  jetait  sur 
nous  pour  boire  notre  sang. 

La  soif  était  redevenue  notre  supplice;  le  vin  de  .Chypre  ne  fai- 
sait plus  que  l'exaspérer,  et  il  y  eut  des  momens  où,  la  bête  prenant 
le  dessus,  je  dus  prier  Bellamare  et  Léon,  encore  maîtres  d'eux- 
mêmes,  de  m'empêcher  de  m'enivrer  jusqu'à  la  mort. 

Sans  ce  vin  qui  nous  brûlait  le  sang  et  dévorait  nos  entrailles  af- 
famées, eussions-nous  moins  souffert?  Peut-être;  mais  peut-être 
aussi  aurions-nous  péri  par  le  froid  et  l'humidité  avant  de  recevoir 
du  secours. 

La  hutte  que  nous  nous  étions  bâtie  ne  nous  préservait  guère, 
La  caisse  aux  costumes  était  assez  grande  pour  contenir  une  per- 
sonne accroupie.  Lambesc  s'en  était  emparé,  et,  blotti  dans  ce  re- 
fuge, il  criait  des  injures -et  des  menaces  à  quiconque  en  approchait, 
tant  il  craignait  d'en  être  dépossédé.  A  force  de  tirer  sur  lui  le  cou- 
vercle, au  risque  d'étouiïer,  il  le  brisa  et  maugréa  d'autant  plus. 
—  C'est  bien  fait,  lui  dit  Bellamare,  rien  ne  profite  aux  égoïstes. 
Vous  ferez  bien  de  nous  survivre,  car  si  c'est  un  autre  qui  est  des- 
tiné à  ce  triste  avantage,  il  ne  fera  certainement  pas  votre  éloge 
funèbre. 

Pour  ne  pas  entendre  l'aigre  réponse  de  Lambesc,  il  m'emmena 
un  peu  plus  loin  et  me  dit  :  —  Mon  cher  enfant,  ce  que  nous  souffrons 
ici  n'est  rien,  si  nous  devons  en  sortir.  Je  ne  veux  pas  en  douter, 
mais  je  mentirais  si  je  disais  que  j'en  suis  assuré,  et  quand  même  le 
fait  serait  évident,  je  ne  pourrais  secouer  le  profond  chagrin  que 
me  cause  la  mort  plus  que  probable  de  Moranbois.  C'est  la  première 
fois  de  ma  vie  que  la  tristessa  est  plus  forte  que  ma  volonté.  Tu  es 
jeune,  tu  as  du  cœur  et  de  l'énergie,  Léon  est  un  stoïque  muet, 


55*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Marco  est  un  enfant  excellent,  mais  trop  jeune  pour  une  telle 
épreuve.  C'est  clone  à  toi  de  me  donner  du  courage,  si  j'en  manque. 
Yeux-tu  me  promettre  d'être  V homme  et  le  chef  de  notre  pauvre 
famille  échouée,  si  Bellamare  s'éteint  soit  dans  la  mort,  soit  dans  le 
délire  ? 

—  Vous  êtes  ingénieux  en  tout,  lui  répondis-je,  même  dans  l'ensei- 
gnement. J'ai  compris...  Tout  à  l'heure  je  faiblissais,  vous  trouvez 
le  moyen  de  me  ranimer  en  feignant  de  faiblir  aussi.  Merci,  mon 
ami,  je  tâcherai,  jusqu'à  la  dernière  heure,  d'être  digne  de  vous 
seconder. 

Il  m'embrassa,  et  je  sentis  des  larmes  sur  les  joues  de  cet  homme 
que  j'avais  toujours  vu  rire.  —  Laisse-moi  pleurer  comme  une 
.  bête,  reprit-il  avec  son  sourire  accoutumé,  qui  était  devenu  navrant. 
Moranbois  n'aura  pas  d'autre  adieu  que  ces  larmes  d'un  ami,  peut- 
être  bientôt  disparu  aussi.  Ce  rude  compagnon  de  ma  vie  errante 
était  le  dévoûment  personnifié.  Il  sera  mort  comme  il  devait  mourir, 
celui-là!  Tâchons  aussi  de  bien  mourir,  mon  enfant,  si  nous  devons 
rester  sur  cet  écueil  qui  prolonge  notre  agonie.  Il  eût  été  facile  de 
périr  en  sombrant  avec  la  barque.  Succomber  à  la  soif  et  au  froid, 
c'est  plus  long  et  plus  grave.  Soyons  des  hommes,  allons!  Abste- 
nons-nous de  ce  vin  qui  nous  exalte  et  nous  aiïaiblit,  j'en  suis  sûr. 
J'ai  lu  bien  des  relations  de  naufrages  et  le  récit  de  suicides  par 
inanition.  Je  sais  que  la  faim  cesse  au  bout  de  trois  ou  quatre  jours; 
nous  sommes  arrivés  à  ce  terme;  dans  deux  ou  trois  autres  jours,  la 
soif  aussi  aura  disparu,  et  ceux  de  nous  qui  sont  bien  constitués 
pourront  encore  vivre  quelques  jours  sans  délirer  et  sans  souffrir. 
Arrangeons-nous  pour  soutenir  par  l'espoir  et  la  patience  les  plus 
faibles,  les  femmes  surtout.  Anna  est  la  plus  nerveuse,  c'est  elle 
qui  résistera  le  mieux.  C'est  la  plus  courageuse,  c'est  Impéria  qui 
m'inquiète  le  plus,  parce  qu'elle  s'oublie  pour  les  autres,  et  ne 
songe  plus  à  se  préserver  de  rien.  Sache  que  j'ai  caché  sur  moi  un 
trésor  et  que  je  le  lui  réserve,  une  boîte  de  dattes,  bien  petite, 
hélas!  et  une  fiole  d'eau  douce.  N'attendons  pas  son  premier  sym- 
ptôme de  faiblesse,  car  avec  ces  natures-là,  qui  ne  tombent  que 
pour  mourir,  les  secours  tardifs  sont  superflus.  Va  la  chercher  de 
ma  part,  et  quand  nous  la  tiendrons  ici,  nous  la  forcerons  de  boire 
et  de  manger. 

J'obéis  en  hâte  sans  dire  à  Impéria  de  quoi  il  s'agissait.  Nous 
l'emmenâmes  à  la  pointe  de  l'îlot,  et  là,  Bellamare  lui  dit  :  —  Ma 
fille,  tu  vas  obéir,  ou  je  te  donne  ma  parole  d'honneur  que  je  me 
jette  à  la  mer.  Je  ne  veux  pas  te  voir  mourir  de  faim. 

—  Je  n'ai  pas  faim,  répondit-elle,  je  ne  souffre  de  rien;  c'est 
moi  qui  me  jetterai  à  la  mer,  si  vous  ne  mangez  pas  tous  les  deux 
ce  qui  vous  reste.  —  Elle  refusait  avec  obstination,  jurant  qu'elle 


PIERRE    QUI    ROULE.  553 

était  forte  et  pouvait  attendre  encore  longtemps.  En  parlant  ainsi 
avec  animation,  elle  s'évanouit  tout  à  coup.  Quelqies  gouttes  d'eau 
la  ranimèrent,  et  quand  elle  fut  mieux,  nous  la  forçâmes,  avec  une 
autorité  presque  brutale,  à  manger  quelques  dattes.  —  N'en  man- 
gerez-vous  pas  aussi?  nous  dit-elle  d'un  ton  suppliant.  —  Rap- 
pelez-vous votre  père,  lui  dis-je,  il  ne  vous  est  pas  permis  de  re- 
noncer à  la  vie. 

Le  jour  suivant,  qui  fut  le  quatrième,  il  faisait  encore  un  temps 
magnifique,  nous  nous  réchauffions  au  soleil.  La  faiblesse  commen- 
çait à  nous  envahir  tous;  on  était  calme,  il  n'y  avait  plus  de  vin. 
Lambesc  et  le  matelot  dormaient  enfin  profondément.  Purpurin 
avait  perdu  la  mémoire  et  ne  récitait  plus  de  vers.  Nous  entrâmes, 
Bellamare,  Léon,  Maico  et  moi,  dans  la  petite  enceinte  réservée  aux 
femmes.  Impéria  avait  réussi  à  les  ranimer  par  son  inaltérable  pa- 
tience. Elle  soutenait  ses  compagnes  comme  Bellamare  soutenait 
ses  compagnons.  —  Restez  près  de  nous,  nous  dit-elle,  nous  ne 
sommes  plus  ni  malades,  ni  maussades,  voyez!  nous  nous  sommes 
coiffées  et  habillées,  nous  avons  rangé  notre  salon  et  nous  recevons 
nos  amis.  H  nous  semble  impossible  à  présent  que  le  secours  n'ar- 
rive pas  aujourd'hui,  il  fait  si  beau!  Régine,  qui  est  devenue  une 
sainte  par  la  peur  de  mourir,  se  figure  qu'elle  jeûne  volontairement 
pour  se  racheter  de  ses  vieux  péchés.  Lucinde  a  retrouvé  son  mi- 
roir égaré  dans  le  déménagement  et  s'est  convaincue  que  la  pâleur 
lui  allait  très  bien.  Elle  a  pris  même  la  résolution  de  pâlir  son  fard 
quand  elle  remontera  sur  les  planches.  Notre  petite  Anna  est  guérie, 
et  nous  avons  projeté  de  faire  la  conversation  comme  si  nous  étions 
dans  un  en tr' acte,  sans  nous  rappeler  que  nous  ne  sommes  pas  ici 
pour  notre  plaisir. 

—  Mesdames,  répondit  Bellamare  très  gravement,  nous  accep- 
tons votre  gracieuse  invitation,  mais  c'est  à  la  condition  que  votre 
programme  sera  sérieux.  Je  propose  de  faire  donner  un  gage  à  celui 
qui  parlera  de  la  mer,  ou  du  vent,  ou  du  rocher,  ou  de  la  faim  et  de 
la  soif,  enfin  de  quoi  que  ce  soit  qui  rappelle  l'accident  désagréable 
qui  nous  retient  ici. 

—  Adopté  !  s'écria  tout  le  monde,  et  on  pria  Léon  de  réciter  des 
vers  de  sa  façon. 

—  Non,  répondit-il,  mes  vers  sont  toujours  tristes.  J'ai  toujours 
considéré  ma  vie  comme  un  naufrage,  et  il  ne  faut  point  parler  de 
cela  ici.  Ce  serait  du  plus  mauvais  goût,  la  chose  est  décrétée. 

—  Eh  bien!  reprit  Bellamare,  nous  allons  faire  un  peu  de  mu- 
sique. La  caisse  aux  instrumens  est  chez  vous,  mesdames,  elle  vous 
sert  de  lit,  si  je  ne  me  trompe  ;  ouvrons-la,  et  que  chacun  fasse  ce 
qu'il  pourra. 

11  me  donna  le  violon  et  prit  la  basse,  Marco  s'empara  des  cym- 


554  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

baies,  et  Léon  de  la  flûte;  nous  étions  tous  un  peu  musiciens  :  car, 
dans  les  localités  où  l'on  ne  comprenait  pas  le  français,  nous  chan- 
tions tant  bien  que  mal  l'opéra-coinique,  et  quand  les  musiciens 
manquaient  à  l'orchestre,  l'un  de  nous  dirigeait  les  amateurs  et 
faisait  sa  partie. 

L'effet  de  notre  concert  fut  de  nous  faire  fondre  tous  en  larmes. 
Ce  fut  comme  une  détente  générale.  Purpurin,  atiiré  par  la  mu- 
sique, vint  embrasser  les  genoux  de  son  maître  en  lui  disant  qu'il 
irait  avec  lui  au  bout  du  monde.  —  Au  bout  du  monde!  répon- 
dit mélancoliquement  Bellamare,  il  me  semble  que  nous  y  sommes 
assez  comme  ça. 

—  Un  gage!  lui  cria  Impéria,  on  ne  fait  pas  d'allusion  ici.  Pur- 
purin a  bien  parlé,  nous  irons  tous  au  bout  du  monde,  et  nous  en 
reviendrons. 

Elle  se  mit  alors  à  chanter  et  à  danser  en  nous  prenant  par  la 
main,  et  nous  suivîmes  son  exemple  sans  nous  souvenir  de  rien  et 
sans  nous  apercevoir  de  la  faiblesse  de  nos  jambes;  mais  quelques 
instans  après  nous  étions  tous  couchés  et  endormis  sur  la  grève. 

Je  m'éveillai  le  premier.  Impéria  était  près  de  moi.  Je  la  saisis 
dans  mes  bras  et  l'embj-assai  passionnément  sans  savoir  ce  que  je 
faisais.  —  Qu'est-ce  donc?  me  dit-elle  avec  effroi,  qu'est-ce  qui 
nous  arrive  encore? 

—  Piien,  lui  dis-je,  sinon  que  je  me  sens  mourir,  et  que  je  ne 
veux  pas. mourir  sans  vous  avoir  dit  la  vérité.  Je  vous  adore,  c'est 
pour  vous  que  je  me  suis  fait  comédien.  Yous  êtes  tout  pour  moi,  et 
je  n'aimerai  jamais  que  vous  dans  l'éternité.  —  Je  ne  sais  pas  ce  que 
je  lui  dis  encore,  j'avais  le  délire.  Ji  me  semble  que  je  lui  parlai 
longtemps  et  d'une  voix  forte  qui  n'éveilla  personne.  Bellamare, 
habillé  en  Grispin,  était  immobile  et  inerte  à  côté  de  nous;  Léon, 
en  costume  russe,  avait  la  tète  sur  les  genoux  de  Marco,  enveloppé 
d'une  toge  romaine.  Je  les  regardai  avec  hébétement.  —  Voyez, 
dis-je  à  Impéria,  la  pièce  est  finie!  tous  les  personnages  sont  morts. 
C'était  un  drame  burlesque;  nous  allons  mourir  aus^i,  nous  deux, 
c'est  pour  cela  que  je  vous  dis  le  secret,  le  grand  secret  de  mon 
rôle  et  de  ma  vie.  Je  vous  aime,  je  vous  aime  éperdument,  je  vous 
aime  à  en  mourir,  et  j'en  meurs.  —  Elle  ne  me  répondit  pas  et 
pleura.  Je  devins  fou.  —  Il  faut  que  cela  finisse,  lui  dis-je  en  riant, 
et  je  voulus  la  lancer  dans  la  mer;  mais  je  perdis  connaissance,  et 
des  deux  jours  qui  suivirent  je  n'ai  conservé  qu'un  vague  souvenir. 
Il  n'y  eut  plus  ni  gaîté,   ni  colère,  ni  tristesse;  nous  étions  tous 
mornes  et  indifférens.  La  mer  nous  apporta  quelques  épaves  char- 
gées de  misérables  anatifes  qui  nous  empêchèrent  de  mourir  de 
faim  et  que  nous  ramassions  avec  une  indolence  étonnante,  tant 
nous  étions  sûi's  de  périr  quand  même.  Quelques  gouttes  de  pluie 


PIERRE    QUI    ROULE.  555 

tombèrent  et  allégèrent  à  peine  la  soif:  quelques-uns  ne  voulurent 
même  pas  profiter  de  ces  minces  soulagemens,  qui  réveillaient  le 
désir  assoupi  de  la  vie.  Je  me  souviens  à  peine  de  mes  impressions, 
et  je  ne  retrouve  que  certains  retours  de  l'idée  fixe.  Impéria  était 
continuellement  dans  mes  rêves,  car  j'étais  continuellement  assoupi; 
quand  Bellamare,  qui  résistait  encore  à  cet  accablement,  venait  me 
secouer  un  peu,  je  ne  distinguais  plus  la  fiction  de  la  réalité,  et, 
croyant  qu'il  m'appelait  pour  la  représentation,  je  lui  demandais 
ma  réplique  d'entrée,  ou  bien  je  me  figurais  être  avec  lui  dans  la 
fameuse  chambre  bleue,  et  je  lui  parlais  bas.  Je  crois  que  je  révélai 
encore  mon  amour  à  Impéria,  et  qu'elle  ne  me  comprit  plus.  Elle 
faisait  de  la  guipure  ou  croyait  en  faire,  car  ses  doigts  raidis  et 
transparens  de  maigreur  s'agitaient  souvent  dans  le  vide.  Un  matin, 
je  ne  sais  lequel,  je  sentis  que  quelqu'un  de  très  fort  me  soulevait 
et  m'emportait  comme  un  enfant.  J'ouvris  les  yeux,,  ma  figure  se 
trouva  près  d'une  figure  basanée  que  j'embrassai  sans  savoir  pour- 
quoi, car  je  ne  la  reconnaissais  pas;  c'était  celle  de  Moranbois. 

Nous  avions  passé  sept  nuits  et  six  jours  sur  l'écueil  entre  la  vie 
et  la  mort.  Ce  qui  advint  de  ma  personne,  je  ne  vous  le  dirai  pas 
d'après  mes  impressions  personnelles,  je  fus  complètement  abruti  et 
comme  idiot  pendant  une  semaine.  La  plupart  de  mes  camarades 
subirent  la  même  conséquence  de  nos  misères;  mais  je  vous  tien- 
drai au  courant  d'après  ce  que  je  sus  par  Bellamare  et  Moranbois,  à 
mesure  que  je  recouvrai  la  raison  et  la  santé. 

La  dernière  nuit  de  notre  martyre  sur  Yécueil  maudit,  Bellamare 
avait  été  réveillé  en  sursaut  par  le  matelot,  qui  voulait  l'étrangler 
pour  le  manger.  Il  s'était  défendu,  et  le  résultat  de  la  lutte  avait 
été  un  plongeon  de  l'ennemi  dans  la  mer.  II  n'avait  pas  reparu, 
et  personne  ne  l'avait  pleuré;  seulement  Lambesc  avait  exprimé 
quelque  regret  de  ce  que,  l'ayant  occis  en  cas  de  légitinse  défense, 
Bellamare  avait  cédé  aux  poissons  les  restes  de  ce  misérable.  Lam- 
besc ne  reculait  nullement  devant  l'éventualité  de  manger  son  sem- 
blable, si  peu  appétissant  qu'il  fût,  et,  s'il  s'en  fût  senti  la  force,  je 
ne  sais  à  quelle  tentative  il  se  fût  porté  contre  nous. 

Mais  c'est  la  campagne  de  Moranbois  qui  doit  vous  intéresser. 
Voici  ce  qui  lui  arriva  à  partir  du  moment  où  il  s'embarqua  sur  le 
radeau. 

A  peine  fut-il  sorti  du  flot  qui  battait  les  écueils  avec  tant  de 
rage  qu'il  se  sentit  emporté  au  large  par  un  cnirant  extraordinaire 
et  tout  à  fait  inexplicable.  Le  patron  de  V Alcyon  n'y  comprenait 
rien,  et  disait  que  de  mémoire  d'homme  on  n'avait  vu  chose  pareille 
sur  l'Adriatique.  En  gagnant  la  terre  où,  après  vingt  heures  de 
lutte  désespérée,  il  arriva  seul  et  roulé  sur  les  rochers  avec  les  dé- 
bris du  radeau  et  les  cadavres  de  ses  deux  compagnons,  notre  ami 


556  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

comprit  ce  qui  s'était  passé.  Un  tremblement  de  terre,  dont  nous 
n'avions  pas  eu  conscience  au  moment  de  notre  naufrage,  avait  jeté 
l'épouvante  sur  les  côtes  de  la  Dalmatie,  et,  changeant  peut-être  la 
configuration  sous-marine  des  récifs  où  nous  avions  échoué,  avait 
produit  une  sorte  de  ras  de  marée  qui  dura  plusieurs  jours. 

Moranbois  venait  d'échouer,  lui,  sur  un  pauvre  îlot  habité  par 
quelques  pêcheurs,  dans  les  parages  de  Raguse.  Il  fut  recueilli 
par  eux  à  demi  mort.  Ce  ne  fut  qu'au  bout  de  quelques  heures  qu'il 
put  s'expliquer  par  gestes,  car  ils  ne  comprenaient  pas  un  mot  de 
français  ni  d'italien.  Tout  ce  qu'il  put  obtenir  d'eux,  ce  fut  d'être 
conduit  dans  une  autre  île,  où  il  trouva  les  mêmes  obstacles  pour 
se  faire  comprendre,  les  mêmes  difficultés  pour  gagner  le  conti- 
nent. Vous  savez  que  ce  pays  a  été  autrefois  ravagé  par  de  furieux 
tremblemens  de  terre,  dont  l'un  a  même  détruit  de  fond  en  comble 
la  splendide  cité  de  Raguse,  la  seconde  Venise,  comme  on  l'appe- 
lait alors.  Moranbois  trouva  les  habitans  du  rivage  beaucoup  plus 
effrayés  pour  eux-mêmes  que  pressés  d'aller  au  secours  des  autres. 
Il  se  traîna  jusqu'à  Gravosa,  qui  est  le  faubourg  et  le  port  de  guerre 
de  Raguse,  et  là,  succombant  à  la  fatigue,  au  chagrin,  à  la  colère, 
il  fut  si  mal  qu'on  le  porta  à  l'hôpital,  où  il  crut  mourir  sans  pou- 
voir nous  sauver. 

Quand  il  put  se  lever  et  s'aboucher  avec  les  autorités  locales,  on 
le  prit  pour  un  fou,  tant  il  était  exalté  par  la  fièvre  et  le  désespoir. 
Son  récit  parut  invraisemblable,  et  on  parla  de  l'enfermer.  Vous 
devinez  bien  que  son  langage,  habituellement  peu  parlementaire, 
avait  pris  en  de  telles  circonstances  une  énergie  qui  ne  prévenait 
pas  en  sa  faveur.  On  le  soupçonnait  de  vouloir  emmener  une  em- 
barcation pour  une  vaine  recherche  de  naufragés  imaginaires,  afin 
de  livrer  cette  capture  à  des  pirates.  Il  fut  même  question  de  le 
constituer  prisonnier,  comme  ayant  assassiné  le  patron  de  V Alcyon. 
Enfin,  quand  il  fut  parvenu  à  prouver  sa  sincérité  et  que  le  temps 
fut  devenu  calme,  il  réussit  à  louer  à  tout  prix  une  tartane  dont 
l'équipage  se  moquait  de  lui  et  le  conduisait  à  l'aventure,  sans  se 
presser  et  sans  consentir  à  approcher  des  écueils  où  il  voulait  pré- 
cisément la  faire  entrer.  Il  louvoya  très  longtemps  avant  de  recon- 
naître l'endroit  où  nous  étions,  et  n'y  put  pénétrer  qu'avec  une 
barque  de  sauvetage  dont  il  s'était  fait  accompagner. 

Tout  ceci  vous  explique  comment  il  ne  put  arriver  à  nous  qu'au 
moment  où  nous  ne  conservions  plus  ni  espérance  ni  désir  de  lut- 
ter. Je  dois  excepter  Rellamare,  dont  les  souvenirs  nets  nous  prou- 
vèrent qu'il  n'avait  pas  cessé  un  instant  de  veiller  sur  nous  et  de  se 
rendre  compte  de  notre  situation. 

La  tartane  nous  transporta  au  port  de  Raguse,  et  c'est  là  seu- 
lement qu'au  bout  de  quelques  jours  je  retrouvai  la  mémoire  du 


PIERRE    QUI    RODLE.  557 

passé  et  la  notion  du  présent.  Nous  avions  tous  été  très  malades, 
mais  avec  mon  grand  corps  jeune,  robuste  et  par  conséquent  exi- 
geant en  fait  d'alimentation,  j'avais  été  plus  éprouvé  que  les  au- 
tres. Moranbois  s'était  remis  en  deux  jours,  Anna  était  encore  si 
faible  qu'il  fallait  la  porter;  Lambesc  était  mieux  que  nous  tous  au 
physique,  mais  le  moral  était  profondément  troublé,  et  il  conti- 
nuait à  se  croire  sur  l'écueil  et  à  se  lamenter  stupidement.  Lucinde 
jurait  que  jamais  plus  elle  ne  quitterait  le  plancher  des  vaches,  et, 
collée  k  son  miroir,  se  tourmentait  de  la  longueur  de  son  nez,  ren- 
due plus  apparente  par  l'allaissement  de  ses  joues.  Régine  au  con- 
traire n'était  point  fâchée  d'être  maigrie  et  trouvait  encore  le  mot 
pour  rire,  le  mot  cynique  surtout;  elle  avait  fait  des  progrès  sous  ce 
rapport.  Léon  avait  gardé  tout  son  jugement,  mais  il  souffrait  du 
foie,  et  sans  se  plaindre  paraissait  plus  misanthrope  qu'auparavant. 
Marco  était  en  revanche  plus  sensible  et  plus  affectueux,  ne  parlant 
que  des  autres  et  s'oubliant  lui-même.  Purpurin  était  devenu 
presque  muet  d'hébétement,  et  Moranbois  lui  souhaitait  de  rester 
ainsi. 

Quant  à  Impéria,  qui  m'intéressait  plus  que  tous  les  autres,  elle 
était  mystérieuse  dans  l'accablement  comme  en  tout  :  elle  avait 
moins  souffert  physiquement  que  ses  compagnes,  grâce  aux  petits 
secours  que  Bellamare  et  moi  l'avions  forcée  d'accepter;  mais  son 
esprit  semblait  avoir  subi  une  commotion  particulière.  Elle  avait 
été  moins  malade,  elle  était  plus  affectée,  et  ne  pouvait  souffrir 
qu'on  reparlât  des  souffrances  passées.  —  Elle  a  été  sublime  jus- 
qu'au bout,  me  dit  Bellamare,  à  qui  je  témoignais  ma  surprise;  elle 
n'a  songé  qu'à  nous,  nullement  à  elle.  A  présent  il  se  fait  une  réac- 
tion, elle  paie  l'excès  de  son  dévoûment,  elle  nous  a  tous  pris  un 
peu  en  grippe  pour  lui  avoir  causé  trop  de  fatigue  et  de  souci. 
Autant  je  l'ai  vue  douce  et  patiente  avec  les  agonisans  que  nous 
étions,  autant  elle  se  sent  exigeante  et  irritable  avec  les  convales- 
cens  que  nous  sommes;  elle  ne  s'en  rend  pas  compte.  Faisons 
comme  si  nous  ne  nous  en  apercevions  pas.  Dans  quelques  jours, 
l'équilibre  sera  rétabli.  Dame  nature  est  une  implacable  souve''aine; 
le  dévoûment  la  dompte ,  mais  elle  reprend  ses  droits  quand  ce 
grand  stimulant  n'a  plus  besoin  de  fonctionner. 

Impéria  retrouva  en  effet  son  équilibre  en  peu  de  temps,  excepté 
avec  moi.  Elle  me  semblait  méfiante,  elle  était  même  épilogueuse 
et  railleuse  par  momens.  Elle  se  reprenait  en  me  voyant  surpris  et 
affligé,  mais  ce  n'était  plus  l'abandon  et  l'amitié  d'auparavant.  Que 
s'était-il  donc  passé  durant  mes  jours  de  délire?  Je  ne  pus  me  rap- 
peler que  ce  que  je  vous  ai  dit.  C'était  bien  assez  pour  la  mettre  en 
garde  contre  moi;  mais  l'avait-elle  compris?  pouvait-elle  s'en  sou- 
venir? ne  devait- elle  pas  attribuer  mon  transport  à  la  fièvre  qui  me 


558  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dévorait  alors?  Je  n'osai  pas  l'interroger,  dans  la  crainte  précisé- 
ment de  lui  remettre  en  mémoire  un  fait  peut-être  oublié.  J'y  mis 
aussi  de  l'insouciance  au  commencement.  J'étais  trop  affaibli  pour 
me  sentir  amoureux,  et  j'aimais  à  me  persuader  que  je  ne  l'avais 
jamais  été.  Il  est  certain  que  nous  étions  tous  singulièrement  dé- 
péris et  calmés.  Quand  nous  nous  trouvâmes  réunis  pour  lu  première 
fois  sur  la  terrasse  d'une  petite  villa  qu'on  nous  avait  louée  sur  la 
colline  boisée  qui  domine  le  port,  ce  ne  fut  pas  la  maigreur  et  la 
pâleur  de  nos  visages  qui  me  frappèrent,  ils  étaient  déjà  moins  ef- 
frayans  qu'ils  n'avaient  été  sur  l'écueil;  ce  fut  une  expres.sion  com- 
mune à  tous  et  qui  établissait  une  sorte  de  ressemblance  de  famille 
sur  les  traits  le^  plus  dissemblables.  Nous  avions  les  yeux  agrandis 
et  arrondis,  comme  terrifiés,  et,  par  un  contraste  douloureux  à 
voir,  un  sourire  d'hébétement  crispait  nos  lèvres  tremblantes.  Nous 
avions  tous  une  sorte  de  bégaiement  et  plus  ou  moins  de  surdité. 
Quelques-uns  s'en  ressentirent  même  longtemps. 

Bellamare,  qui  ne  s'était  pas  reposé  un  instant,  veillatit  sur  nous 
tous,  contrôlant  les  ordonnances  des  médecins  du  pays,  qui  ne  lui 
inspiraient  pas  de  confiance,  nous  administrant  lui-même  les  mé- 
dicamens  de  sa  pharmacie  portative,  commençait  à  ressentir  la  fa- 
tigue au  moment  où  la  notre  se  dissipait.  Nous  étions  depuis  quinze 
jours  dans  ce  petit  port,  sur  un  coteau  charmant,  en  vue  des  belles 
montagnes  d'un  gris  bleuâtre  qui  l'enserrent,  et  aucun  de  nous 
n'était  encore  en  état  de  travailler  ni  de  voyager.  Depuis  Ancône, 
c'est-à-dire  depuis  près  d'un  mois,  nous  n'avions  rien  gagné,  et 
nous  avions  beaucoup  dépensé,  Bellamare  n'ayant  rien  voulu  épar- 
gner pour  notre  rétablissement.  La  situation  financière  s'aggravait 
chaque  jour,  et  chaque  jour  aussi  se  rembrunissait  le  front  de  Mo- 
ranbois;  mais  il  n'en  voulait  rien  dire,  craignant  que,  pour  organi- 
ser des  représentations  à  Raguse,  Bellamare  ne  se  donnât  trop  vite 
des  soucis  et  des  fatigues  nouvelles.  Y  avait-il  un  théâtre  à  Raguse? 
Nous  n'en  savions  rien  et  ne  nous  en  embarrassions  guère.  Nous 
avions  sauvé  nos  toiles  de  forid,  et  Léon  se  disposait  à  les  repeindre, 
tandis  que  Marco  et  moi  nous  occupions  nos  loisirs  à  les  remet- 
ronfler  (J).  Je  ne  m'inquiétais  de  rien,  moi.  J'avais  encore  ma  pe- 
tite fortune  en  papier  dans  ma  ceinture,  et  je  regardais  cette  valeur 
comme  le  salut  du  directeur  et  de  la  troupe  quand  la  caisse  serait 
tout  à  fait  vide. 

Mais  le  salut  ne  devait  pas  encore  venir  de  moi.  Un  soir,  comme 
nous  prenions  le  café  dans  le  verger,  sous  les  citronniers  en  fleur, 
on  nous  annonça  la  visite  du  propriétaire  de  la  villa,  qui  était  aussi 


(1)  Maroufler  le  décor,  c'est  l'encoller  en  dessous  et  le  garnir  de  papier  pour  empê- 
cher la  transparence  des  toiles. 


PIERRE    QUI   ROULE.  559 

le  propriétaire  de  la  tartane  que  Moranbois  avait  louée  pour  aller  à 
notre  recherche.  Rien  n'était  encore  payé.  —  "Voici  le  quart  d'heure 
de  Rabelais,  nous  dit  Bellamare  en  regaidant  Moranbois,  qui  jurait 
entre  ses  dents.  —  Soyez  tranquilles,  leur  dis-je,  je  suis  encore  en 
fonds,  recevons  poliment  le  créancier. 

Nous  vîmes  alors  apparaître  un  jeune  homme  de  haute  taille, 
serré  à  la  ceinture  comme  une  guêpe,  ruisselant  d'or  et  de  pourpre, 
beau  de  visage  comme  l'antique,  et  plein  de  grâce  majestueuse 
dans  son  riche  costume  de  palikare.  —  Lequel  de  vods,  messieurs, 
dit-il  en  bon  français  et  en  saluant  avec  courtoisie,  est  le  directeur 
delà  troupe? 

—  C'est  moi,  répondit  Bellamare,  et  j'ai  à  vous  remercier  de  la 
confiance  avec  laquelle  le  gardien  de  cette  villa  m'a,  en  votre  nom, 
autorisé  à  m'y  installer  avec  mes  pauvres  naufragés  encore  ma- 
lades, sans  me  demander  d'arrhes;  mais  nous  sommes  en  mesure... 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  cela,  reprit  le  brillant  personnage;  je  ne 
loue  pas  cette  maison,  je  la  prête.  Je  ne  fais  pas  non  plus  payer  à 
des  naufragés  le  secours  que  tout  homme  doit  à  ses  semblables. 

—  Mais,  monsieur... 

—  Ne  parlez  plus  de  cela,  ce  serait  m'offenser.  Je  suis  le  prince 
Klémenti,  riche  en  mon  pays,  ce  qui  serait  pauvreté  dans  le  vôtre, 
où  l'on  a  d'autres  besoins,  d'autres  habitudes,  mais  aussi  d'autres 
charges.  Tout  est  relatif.  J'ai  été  élevé  en  France,  au  collège 
Henri  IV.  Je  suis  donc  un  peu  civilisé  et  un  peu  Français;  ma  mère 
était  Parisienne.  J'aime  le  théâtre,  dont  je  suis  privé  depuis  long- 
temps, et  je  considère  les  artistes  comme  gens  d'esprit  et  de  sa- 
voir qui  seraient  bien  nécessaires  à  notre  progrès.  Ma  vir^ite  n'a 
pas  d'autre  objet  que  celui  de  vous  emmener  passer  le  printemps 
dans  nos  montagnes,  où  vous  vous  rétablii-ez  tous  promptement 
dans  un  air  salubre,  au  milieu  de  gens  de  cœur  que  vos  talens 
charmeront,  et  qui  se  regarderont,  ainsi  que  moi,  comme  vos  obli- 
gés, quand  vous  voudrez  bien  leur  en  faire  part. 

Bellamare,  séduit  par  cette  gracieuse  invitation,  nous  consulta 
du  regard,  et,  se  voyant  généralement  approuvé,  promit  de  se 
rendre  aux  ordres  du  prince  pour  quelques  jours  seulement,  aus- 
sitôt que  nous  serions  en  état  de  jouer  et  de  chanter. 

—  Non,  notQ,  reprit  le  beau  Klémenti,  je  ne  veux  pas  attendre. 
Je  veux  vous  emmener,  vous  donner  du  bien-être  et  du  repos  chez 
moi  tout  le  temps  qu'il  vous  en  faudra;  vous  n'y  jouerez  la  comé- 
die que  quand  il  vous  plaira,  et  pas  du  tout,  si  bon  vous  semble. 
Je  ne  vous  considère  encore  que  comme  des  naufragés  auxquels  je 
m'intéresse,  et  dont  je  veux  faire  mes  amis  en  attendant  qu'ils 
soient  mes  artistes. 

Léon,  qui  n'aimait  pas  les  protecteurs,  objecta  que  nous  étions 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

attendus  à  Constantinople  et  que  nous  avions  pris  des  engagemens. 

—  Avec  qui?  s'écria  le  prince,  avec  M.  Zamorini? 

—  Précisément. 

—  Zamoiini  est  un  coquin  qui  va  vous  exploiter  et  vous  laisser 
sans  ressources  sur  le  pavé  de  Constantinople.  L'année  dernière, 
j'ai  trouvé  à  Bucharest  une  Italienne  qu'il  avait  emmenée  comme 
prima  donna^  et  qu'il  avait  abandonnée  dans  cette  ville,  où  elle 
était  servante  d'auberge  pour  gagner  son  pain  ;  sans  moi,  elle  y 
serait  encore.  Aujourd'hui  elle  chante  à  Trieste  avec  succès.  C'est 
une  personne  distinguée,  qui  a  conservé  de  l'amitié  pour  moi,  et  à 
qui  j'ai  rendu  sa  liberté  après  lui  avoir  demandé  quelques  leçons 
de  chant.  Je  ne  vous  demanderai,  à  vous,  que  de  causer  avec  moi 
de  temps  à  autre  pour  me  dérouiller  et  me  perfectionner  dans  le 
français,  que  je  crains  d'oublier.  Quand  vous  serez  tous  bien  por- 
tans,  vous  reprendrez  votre  volée,  si  vous  l'exigez,  et  si  vous  tenez 
à  aller  chez  nos  ennemis  les  Turcs,  je  vous  en  faciliterai  les  moyens; 
mais  je  serais  bien  étonné  si  Zamorini  n'a  pas  fait  faillite  avant  ce 
moment-là.  11  avait  une  femme  fort  belle  qui  remontait  son  com- 
merce quand  il  était  à  bas.  Elle  s'est  lassée  d'être  exploitée  par  ce 
misérable,  et  l'a  quitté  afin  d'exploiter  pour  son  propre  compte  un 
Ru.sse  de  la  Mer-Noire,  qui  l'a  emmenée  il  y  a  trois  mois. 

Le  beau  prince  continua  de  causer  ainsi  avec  cette  facilité  d'élo- 
cution  qui  est  particulière  aux  Esclavons,  car  il  n'était  point  Alba- 
nais, comme  nous  l'avait  fait  croire  la  ressemblance  de  son  costume 
avec  celui  de  cette  nation.  Il  se  disait  Monténégrin,  mais  il  était 
plutôt  de  l'Herzégovine  ou  de  la  Bosnie  par  ses  ancêtres.  Chose 
très  plai.-ante,  lesdits  ancêtres,  dont  nous  vîmes  bientôt  les  por- 
traits chez  lui,  avaient  le  type  carré  et  osseux  des  Hongrois,  et  il 
devait  son  beau  type  grec  à  sa  mère  qui ,  nous  le  sûmes  plus  tard, 
était  une  marchande  de  modes  de  la  rue  Vivienne,  pas  plus  Grecque 
que  vous  et  moi.  Ce  personnage  expansif  et  parfaitement  aimable 
à  la  surface  nous  séduisit  presque  tous,  et  comme  il  assurait  que  sa 
principauté  n'était  qu'à  une  journée  de  Raguse,  nous  cédâmes  au 
désir  qu'il  exprimait  de  nous  emmener  dès  le  lendemain. 

Comme  la  rade  de  Gravosa  est  fort  profonde  dans  les  terres,  nous 
fûmes  rembarques  avec  tout  notre  matériel  dans  la  tartane  qui  nous 
avait  amenés,  et  dont  le  prince  nous  fit  les  honneurs  avec  beau- 
coup de  désinvolture.  Il  ne  parut  pas  se  douter  que  l'intérieur  eût 
pu  être  plus  propre,  et  ce  détail  nous  donnait  à  penser  sur  les  ha- 
bitudes du  pays.  Du  reste,  cette  embarcation,  dont  le  prince  se  ser- 
vait rarement,  et  qui  le  reste  du  temps  faisait  le  cabotage  à  son 
profit,  ne  manquait  pas  de  prétentions  quand  elle  transportait  son 
altesse.  On  la  couvrait  alors  d'une  tente  bariolée  et  on  y  adaptait 
une  sorte  de  roof  découpé  et  décoré  dans  le  goût  des  féeries^de 


PIERRE    QUI    ROULE.  561 

nos  boulevards.  11  est  vrai  que  cette  ornementation  semblait  avoir 
passé  par  les  mains  d'un  décorateur  de  Carpentras. 

On  nous  débarqua  pour  nous  faire  gagner  en  voiture  Raguse,  où 
un  copieux  déjeuner  nous  attendait,  et  où  il  nous  fut  permis  de 
visiter  le  palais  des  doges  avant  de  remonter  dans  les  voitures  de 
louage.  Enfin  nous  nous  dirigeâmes  vers  les  montagnes  par  une 
belle  route  ombragée  qui  montait  assez  doucement,  et  qui  à  chaque 
détour  nous  faisait  enibrasser  un  pays  admirable.  Nous  étions  re- 
devenus gais,  insoucians,  prêts  à  tout  accepter.  Le  voyage  en  terre 
ferme  était  notre  élément,  toutes  nos  peines  s'effaçaient  comme  un 
rêve. 

Mais  au  bout  d'un  court  trajet  plus  de  route,  un  affreux  sentier 
à  pic.  Les  voitures  sont  payées  et  renvoyées.  Les  caisses  et  les  dé- 
cors sont  confiés  à  des  gens  ad  hoc,  qui  les  transporteront  à  bras 
en  deux  jours.  Des  mules,  conduites  par  des  femmes  aux  haillons 
pittoresques,  nous  attendaient  sur  le  sommet  de  la  montagne,  qu'il 
nous  fallut  gravir  à  pied.  Je  le  fis  avec  plaisir  pour  mon  compte, 
en  sentant  que  mes  jambes,  loin  de  refuser  le  service,  s'affermis- 
saient à  chaque  pas;  mais  je  craignais  pour  Bellamare  et  pour  Im- 
péria  la  suite  d'un  voyage  qui  ne  s'annonçait  pas  comme  semé  de 
fleurs. 

Il  fut  très  pénible  en  effet.  D'abord  nos  femmes  curent  peur  en 
se  trouvant  perchées  sur  des  mules  dans  des  sentiers  vertigineux, 
et  confiées  à  d'autres  femmes  qui  ne  cessaient  de  jaser  et  de  rire, 
tenant  à  peine  la  bride  des  montures  et  leur  laissant  raser  avec  in- 
souciance le  bord  des  précipices.  Peu  à  peu  cependant  nos  ac- 
trices se  fièrent  à  ces  robustes  montagnardes,  qui  fout  tous  les 
durs  travaux,  dont  se  dispense  l'homme,  adonné  seulement  à  la 
guerre;  mais  la  fatigue  fut  grande,  car  il  nous  fallut  faire  ainsi 
une  dizaine  de  lieues,  presque  toujours  courbés  en  avant  ou  en  ar- 
rière sur  nos  montures,  et  ne  pouvant  respirer  qu'à  de  courts  inter- 
valles sur  un  terrain  uni.  Léon,  Marco  et  moi,  nous  préférâmes 
marcher,  mais  il  fallut  aller  vite;  le  prince,  monté  sur  un  excellent 
cheval,  qu'il  maniait  avec  une  maestria  éblouissante,  tenait  la  tète 
de  file  avec  deux  serviteurs  à  longues  moustaches,  courant  à  pied 
derrière  lui,  la  carabine  sur  l'épaule  et  la  ceinture  garnie  de  coute- 
las et  de  pistolets.  Les  montagnardes,  fières  de  leur  force  et  de 
leur  courage,  se  faisaient  un  point  d'honneur  de  les  suivre  à  courte 
distance.  Nous  marchions  derrière,  ennuyés  et  embarrassés  de  nos 
mules  et  de  nos  chevaux,  qui  ne  se  faisaient  pas  remorquer  par  la 
bride,  —  ils  étaient  pleins  d'ardeur  et  d'émulation,  —  mais  qui,  vou- 
lant toujours  passer  devant  nous,  faisaient  rouler  des  avalanches  de 
pierres  dans  nos  jambes.  Lambesc  se  fâcha  tout  rouge  avec  son  mu- 

TOME  LXXXII.  —  1869.  36 


562  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

let,  qui,  en  évitant  ses  coups,  perdit  la  tête  et  se  lança  dans  l'abîme. 
Le  prince  et  son  escorte  n'en  prirent  pas  le  moindre  souci.  Il  fallait 
sortir  du  défilé  avant  la  nuit,  nous  mourions  de  soif,  et  le  rocher 
calcaire  n'avait  pas  un  filet  d'eau  à  nous  offrir. 

Enfin,  au  crépuscule  du  soir,  nous  nous  trouvâmes  sur  le  gazon 
d'une  étroite  vallée  que  surplombaient  de  tous  côtés  des  cimes  dé- 
solées. Tue  grande  maison  surmontée  d'un  dôme,  et  d'où  partaient 
des  lumières,  s'étendait  sur  une  colline  à  peu  de  distance.  Gela 
avait  l'air  d'un  vaste  couvent.  C'était  un  couvent  en  effet.  Notfe 
prince  avait  rang  d'évêque,  bien  qu'il  fût  laïque,  et  cet  antique 
monastère,  où  ses  oncles  avaient  régné  en  princes,  était  devenu  la 
résidence  où  il  se  prélassait  en  évêque. 

Je  ne  vous  expliquerai  pas  les  étrangetés  de  cet  état  social  d'un 
pays  chrétien  qui  est  censé  turc,  et  qui,  toujours  en  guerre  contre 
ses  oppresseurs,  n'obéit  et  n'appartient  en  somme  qu'à  lui-même. 
Nous  étions  à  la  limite  de  l'Herzégovine  et  du  Monténégro.  Je  n'ai 
presque  rien  compris  à  ce  que  j'ai  vu  là  de  bizarre  et  d'illogique 
selon  nos  idées.  J'y  ai  peut-être  porté  l'insouciance  du  Français  et 
la  légèreté  de  l'artiste  qui  voyage  pour  promener  son  esprit  à  tra- 
vers des  choses  nouvelles  sans  vouloir  se  pénétrer  du  pourquoi  et 
du  comment.  A  des  acteurs,  tout  est  spectacle;  à  des  acteurs  ambu- 
lans,  tout  mieux  encore  est  surprise  et  divertissement.  Si  le  comé- 
dien se  pénétrait  en  philosophe  des  idées  d'autrui,  les  choses  ne 
l'impressionneraient  plus  comme  il  a  besoin  d'être  impressionné. 

Mes  camarades  étaient  comme  moi  sous  ce  rapport.  Rien  ne  nous 
parut  plus  simple  que  d'avoir  un  couvent  pour  palais,  et  un  guer- 
rier monténégrin  pour  abbé. 

Nous  nous  attendions  pourtant  à  voir  apparaître  une  longue  file 
de  moines  sous  ces  voûtes  romanes.  Il  n'y  avait  qu'un  seul  reli- 
gieux, qui  gouvernait  la  pharmacie  et  la  cuisine.  Le  reste  de  la  com- 
munauté grecque  avait  été  transféré  dans  un  autre  couvent,  que  le 
prince  lui  avait  fait  bâtir  à  peu  de  distance  de  l'ancien.  Celui-ci 
tombant  en  ruine,  il  l'avait  fait  réparer  et  fortifier.  C'était  donc 
aussi  une  citadelle,  et  une  douzaine  de  têtes  de  morts  qui  ornaient 
le  couronnement  d'une  tourelle  d'entrée  témoignaient  de  la  justice 
sommaire  du  souverain  hobereau.  Couper  des  têtes  avec  le  chw 
oriental  tout  en  parlant  de  Déjazet,  se  battre  comme  un  héros 
d'Homère  tout  en  imitant  Grassot,  ces  contrastes  vous  résumeront 
en  deux  mots  l'existence  inénarrable  du  prince  Klémenti. 

Il  avait  des  vassaux  comme  un  baron  du  moyen  âge,  et  ces  vas- 
saux guerriers  étaient  plutôt  ses  maîtres  que  ses  cliens.  Il  était 
chrétien  fervent,  et  il  avait  un  harem  de  femmes  voilées  qu'on  n'a- 
percevait jamais.  Comme  avec  le  mélange  de  mœurs  et  coutumes 


PIERRE   QUI   ROULE.  563 

qui  caractérise  les  provinces  limitrophes  il  avait  cette  particularité 
d'être  Français  par  sa  mère  et  par  ses  années  de  lycée,  il  ofïVait  le 
type  le  plus  bizarre  que  j'aie  jamais  rencontré,  et  je  dois  vous  dire 
que,  sans  sa  richesse  relative  et  son  patriotisme  éprouvé,  il  n'eût 
probablem.ent  pas  été  accepté  par  ses  voisins,  plus  sérieusement 
dramatiques,  les  chefs  éternellement  insurgés  du  Monténégro  et  de 
la  Bosnie. 

Ses  sujets,  au  nombre  d'environ  douze  cents,  étaient  de  toutes 
les  origines,  et  se  vantaient  d'avoir  des  aïeux  mirdites,  guègues, 
bosniaques,  croates,  vénitiens,  serbes,  russes;  il  y  avait  peut-être 
aussi  des  auvergnats!  Ils  étaient  de  toutes  les  religions,  juifs,  ar- 
méniens, coptes,  russes,  catholiques  latins,  catholiques  grecs;  il 
y  avait  même  parmi  eux  bon  nombre  de  musulmans,  et  ceux-ci  n'é- 
taient pas  les  moins  dévoués  à  la  cause  de  l'indépendance  natio- 
nale. Le  prince  possédait  aussi  un  village,  c'est-à-dire  un  campe- 
ment de  tchinganes  idolâtres  qui  sacrifiaient,  dit-on,  des  rats  et  des 
chouettes  à  un  dieu  inconnu. 

Nous  fûmes  installés  tous  dans  deux  chambres,  mais  si  vastes 
que  nous  aurions  pu  nous  y  livrer  à  des  exercices  d'hippodrome. 
Des  tapis  d'O lient  un  peu  fanés,  mais  encore  très  riches,  divisaient 
en  plusieurs  compartimens  la  chambre  des  femmes,  et  leur  per- 
mettaient d'avoir  chacune  un  chez-soi.  Dans  celle  des  hommes,  une 
énorme  natte  d'aloès  divisait  l'espace  en  deux  parts  égales,  une 
pour  dormir,  l'autre  pour  se  promener.  En  fait  de  lits,  des  divans 
et  des  coussins  à  profusion  ;  pas  plus  de  draps  et  de  couvertures 
que  dans  la  chambre  bleue. 

Le  prince,  après  nous  avoir  souhaité  le  bonsoir,  disparut,  et  le 
moine  cuisinier  nous  apporta  du  ca'é  et  des  conserves  de  rose.  Nous 
pensâmes  que  c'était  l'usage  avant  le  repas,  et  nous  attendîmes  un 
souper  qui  ne  vint  point.  On  se  jeta  sur  les  confitures,  et,  comme 
nous  étions  très  fatigués,  on  s'en  contenta,  espérant  être  dédom- 
magé par  le  déjeuner  du  lendemain. 

Dès  la  pointe  du  jour,  me  sentant  trè'S  dispos  quand  même,  je 
courus  voir  le  pays  avec  Léon.  C'était  un  décor  admirable,  une 
oasis  de  verdure  dans  un  cadre  d'escarpemens  grandioses  couron- 
nés par  des  cimes  encore  couvertes  de  neige.  A  ulo  brèche  de 
forme  particulière,  je  reconnus  ou  crus  reconnaître  la  dentelure 
d'alpes  roses  que  nous  avions  eu  le  loisir  d'admirer  dans  cette  di- 
rection durant  notre  captivité  sur  l'écueil. 

La  vallée  que  dominait  le  manoir  n'avait  pas  deux  kilomètres 
d'étendue,  c'était  une  longue  prairie  que  nous  franchîmes  rapide- 
ment pour  voir  au-delà.  Ce  bel  herbage  bordé  d'amandiers  en  fleur 
semblait  fermé  par  une  muraille  calcaire  à  pic;  mais  nous  avions 
remarqué  dans  notre  voyage,  la  veille,  que  les  innombrables  val- 


564  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Ions  enfermés  dans  le  réseau  bizarre  de  ces  alpes  communiquaient 
entre  eux  par  des  brèches  étroites,  et  un  peu  d'escalade  nous  per- 
mit de  pénétrer  dans  une  antre  vallée  plus  vaste  que  la  première 
et  bien  cultivée,  qui  faisait  la  meilleure  partie  des  domaines  du 
prince.  Un  ravissant  petit  lac  y  recevait  les  eaux  sortant  d'une 
grotte  et  ne  les  rendait  pas  à  la  surface.  Léon  m'expliqua  que  c'était 
imponor,  c'est-à-dire  un  de  ces  nombreux  ruisseaux  et  fleuves  sou- 
terrains qui  montrent  et  cachent  de  place  en  place  leur  cours  mys- 
térieux dans  ce  pays  peu  accessible,  dont  la  géographie  n'existe 
pas  encore. 

Cette  eau  faisait  la  richesse  du  prince  Klémenti,  car  c'est  la  sé- 
cheresse qui  est  le  fléau  de  ces  contrées  en  même  temps  que  la  ga- 
rantie de  leur  indépendance.  11  y  existe,  m'a-t-on  dit,  des  espaces 
considérables,  de  véritables  saharas,  où,  faute  d'eau,  les  troupes 
ennemies  ne  peuvent  faire  campagne. 

En  rentrant  de  notre  promenade,  nous  trouvâmes  nos  actrices 
faisant  une  razzia  de  soupières  et  de  baquets  dans  les  cuisines.  On 
n'avait  pas  soupçonné  que  des  chrétiens  eussent  besoin  de  faire  des 
ablutions,  et  les  cuvettes  et  autres  vaisseaux  de  toilette  de  faïence 
anglaise  qui  décoraient  l'office  servaient  à  contenir  des  pâtés  de 
gibier. 

De  son  côté,  Bellamare  réclamait  au  moine  cuisinier  un  déjeuner 
plus  solide  que  le  souper  de  la  veille.  Celui-ci  s'excu.*a  avec  une 
politesse  obséquieuse,  disant  que  le  repas  serait  pour  midi,  et  qu'il 
n'avait  pas  d'ordre  pour  le  devancer.  On  prit  encore  patience  et 
beaucoup  de  café.  Le  frère  Ischirion,  ce  cuisinier  barbu,  en  robe 
noire  et  en  bonnet  déjuge,  avait  bien  autre  chose  à  faire  que  d'é- 
couter nos  plaintes.  C'était  une  sorte  de  maître  Jacques  qui,  en  ce 
moment,  fourbissait  des  armes  et  des  mors  de  chevaux.  Comme  il 
parlait  italien,  il  nous  apprit  que  le  prince  était  parti  de  grand 
matin  pour  organiser  la  revue  de  son  armée,  qui  devait  avoir  lieu 
sur  la  pelouse  à  dix  heures.  Il  ajouta  que  probablement  son  altesse 
avait  à  cœur  d'olfrir  ce  divertissement  à  nos  illustrissimes  seigneu- 
ries. Libre  à  nous  de  le  croire,  mais  en  réalité  le  prince  avait  de 
plus  sérieuses  préoccupations. 

Nos  actrices,  averties  de  la  solennité  qui  se  préparait,  s'habil- 
lèrent du  mieux  qu'elles  purent.  Leurs  toilettes  de  ville  avaient  bien 
éprouvé  quelques  avaries  séi'ieuses  sur  le  sroglio  m<iledctto;  mais 
avec  le  goût  et  l'adresse  des  Françaises  et  des  artistes  elles  répa- 
rèrent lestement  le  dommage,  et  purent  se  montrer  dans  une  tenue 
qui  nous  faisait  honneur.  Elles  nous  rendirent  le  service  de  recoudre 
bien  des  boutons  absens  à  nos  habits  et  de  repasser  plus  d'un  col 
de  chemise  outrageusement  déformé.  Enfin  à  dix  heures  nous  étions 
assez  présentables,  et,  après  s'être  fait  annoncer,  le  prince  nous 


PIERRE    QUI    ROULE.  565 

apparut  dans  tout  l'éclat  de  son  costume  de  guerre,  les  jambières 
blanches  rehaussées  de  galons  rouge  et  or  d'un  travail  merveilleux, 
la  fustanelle  d'un  blanc  de  neige  sur  des  grègues  de  cachemire 
écarlate,  le  dolman  de  drap  rouge  chamarré  de  boutons  et  de  pas- 
sementeries étincelantes  avec  des  manches  de  soie  brodées  d'or  et 
d'argent,  la  toque  d'astrakan  et  de  velours  surmontée  d'une  ai- 
grette retenue  par  une  agrafe  de  pierreries,  la  ceinture  tout  en  or, 
remplie  d'un  arsenal  d'yatagans  et  de  pistolets  qui  s'allongeaient  en 
têtes  d'oiseaux  et  de  serpens.  11  était  si  beau,  si  beau  qu'il  avait 
l'air  de  sortir  de  la  boîte  enchantée  de  quelque  génie  des  Mille  et 
une  nuits.  11  nous  conduisit  sur  la  plate-forme  de  la  tour  d'entrée, 
et  c'est  là  que  les  têtes  coupées,  auxquelles  nos  femmes  n'avaient 
pas  encore  fait  attention,  les  frappèrent  d'horreur  et  de  dégoût. 
Impéria,  à  qui  le  prince  avait  offert  son  bras  et  qui  s'avançait  la 
première,  étouffa  un  cri,  et,  quittant  son  guide  avec  précipitation, 
s'élança  sur  l'escalier  en  spirale  en  disant  à  ses  compagnes,  qui  la 
suivaient  :  —  Pas  là!  n'allez  pas  là,  c'est  hideux! 

La  peur  des  femmes  est  toujours  accompagnée  d'une  avide  cu- 
riosité. Bien  que  très  elfrayées  d'avance,  Anna,  Lucinde  et  Régine 
voulurent  voir,  et  revinrent  à  nous  en  criant  comme  des  folles.  Le 
prince  se  mit  à  rire  du  bout  des  lèvres,  un  peu  surpris,  un  peu 
blessé;  mais  il  ne  put  les  décider  à  rester  dans  un  lieu  si  empreint 
de  couleur  locale.  Il  eut  beau  leur  dire  que  des  têtes  de  Turcs 
n'étaient  pas  des  têtes  humaines  et  qu'elles  étaient  desséchées  par 
le  vent,  par  conséquent  fort  propres;  elles  déclarèrent  qu'elles  re- 
nonceraient au  plaisir  de  voir  la  revue  plutôt  que  de  la  voir  en  cette 
compagnie.  Rlémenti  nous  conduisit  sur  une  autre  tour,  ce  qui  le 
contrariait  un  peu  et  le  forçait  à  modifier  son  programme  de  spec- 
tacle, c'est-à-dire  son  plan  de  manœuvre;  puis  il  nous  quitta,  et 
nous  le  vîmes  reparaître  sur  le  pont-levis,  piaffant  et  rutilant  sur 
un  magnifique  cheval  de  montagne  qui  jetait  du  feu  par  toutes  ses 
ouvertures,  et  qui  semblait  vouloir  avaler  tous  les  autres. 

Le  spectacle  fut  très  beau.  L'armée  se  composait  de  deux  cent 
cinquante  hommes,  mais  quels  hommes!  Ils  étaient  tous  grands  et 
maigres,  élégans,  bien  costumés,  armés  jusqu'aux  dents  et  cava- 
liers admirables.  Leurs  petits  chevaux,  hérissés  et  nerveux  comme 
des  chevaux  cosaques,  dévoraient  le  terrain.  Ils  exécutèrent  plu- 
sieurs figures  très  habilement  rendues,  imitant  surtout  des  charges 
de  cavalerie,  descendant  et  remontant  du  même  galop  la  pente  ra- 
pide de  la  vallée,  sautant  des  fossés  énormes  et  se  retrouvant  en 
bon  ordre  de  manœuvre  après  un  steeple-chase  à  faire  frémir.  Il  y 
eut  ensuite  une  petite  guerre  d'embuscade  dans  les  rochers  qui 
nous  fciisaient  face.  Les  cavaliers  se  serraient  sur  d'étroites  plates- 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

formes  avec  leurs  chevaux,  qu'ils  tenaient  d'une  main  tandis  que 
de  l'autre  ils  s'envoyaient  des  coups  de  fusil;  ensuite  ils  s'exer- 
cèrent à  tirer  à  balle  au  galop  sur  des  tètes  de  Turcs,  cette  fois  pos- 
tiches. 

Le  prince  prit  part  à  tous  ces  exercices  et  y  déploya  une  adresse 
accompagnée  de  giâce  qui  donna  un  nouveau  lustre  à  sa  presti- 
gieuse beauté.  Un  festin  homérique  réunit  ensuite  tous  les  guer- 
riers sur  la  pelouse.  Vingt  moutons  y  furent  servis  entiers.  Officiers 
et  soldats  as&is  sur  l'herbe,  sans  distinction  de  rang,  mangèrent 
avec  leurs  doigts  fort  gravement  et  fort  proprement,  sans  faire  une 
tache  à  leurs  beaux  habits. 

La  fumée  de  ces  viandes  nous  rappela  que  nous  étions  presque  à 
jeun  depuis  Raguse,  et,  bien  que  l'on  ne  parût  point  songer  à  nous, 
nous  nous  invitâmes  nous-mêmes  et  descendîmes  de  notre  ob- 
servatoire avec  la  résolution  de  gens  qui  n'avaient  nulle  envie  de 
recommencer  le  jeûne  de  l'écueil  maudit. 

Le  prince,  qui  présidait  le  banquet,  était  en  train  de  porter  un 
toast  qui  dégénérait  en  speech.  Nous  nous  dirigeâmes  droit  sur  le 
frère  Ischirion,  qui  officiait  en  plein  vent,  et  Rellamare  s'empara 
d'une  casserole  qui  bouillait  sur  la  cantine  et  qui  contenait  la  moi- 
tié d'un  mouton  avec  du  riz.  Le  moine  voulut  s'y  opposer. 

—  Yeux-tu  que  je  te  crève?  lui  dit  Moranbois  en  fixant  sur  lui 
son  regard  d'oiseau  de  proie. 

Le  malheureux  comprit  ce  regard  à  défaut  de  la  formule  de  me- 
nace, soupira  et  laissa  faire. 

Réfugiés  et  cachés  dans  un  massif  de  lentisques,  nous  fîmes 
chère  lie,  chacun  de  nous  se  détachant  à  son  tour  pour  aller  s'em- 
parer ouvertement,  qui  d'une  pièce  de  gibier,  qui  d'un  poisson  du 
lac  de  la  vallée  voisine.  Le  prince  s'aperçut  de  notre  manège,  et, 
se  dérobant  un  moment  aux  soins  de  s  m  em  ;ire,  il  se  glissa  parmi 
nous,  s'excusant  de  ne  pas  nous  avoir  invités  à  ce  festin  tout  mili- 
taire, parce  que  ce  n'était  pas  l'usage  d'y  admettre  des  étrangers, 
et  qu'en  tout  temps  d'ailleurs  les  femmes  ne  mangeaient  pas  avec 
les  hommes. 

—  Monseigneur,  lui  répondit  Bellamare,  nous  sommes  tous  Au- 
vergnats, nous  autres,  ni  hommes  ni  femmes,  c'est-à-dire  tous 
égaux.  Libre  à  vos  guerriers  de  Y  Iliade  de  nous  prendre  pour  des 
tchinganes,  mais  nous  avions  faim  et  nous  ne  pouvons  pas  vivre  de 
confitures  sèches.  Faites  que  nous  mangions  de  la  viande,  ou  ren- 
voyez nous  :  car,  avec  le  régime  trop  recherché  auquel  votre  mi- 
nistre des  alfaires  culinaires  paraît  vouloir  nous  soumettre,  jamais 
nous  ne  serons  capables  de  vous  réciter  trois  vers. 

Le  prince  daigna  sourire  et  nous  promettre  que  dès  le  lende- 


PIERRE    QUI    ROULE.  567 

main  nous  serions  traités  à  l'européenne.  —  11  faut,  ajouta-t-il, 
que  vous  me  laissiez  cette  journée,  consacrée  à  des  allaires  bien 
sérieuses.  Demain  je  serai  tout  à  vous. 

—  Puisqu'il  en  est  ainsi,  dit  Moranbois  dès  qu'il  eut  tourné  les 
talons,  lestons  nos  poches  pour  le  reste  de  la  journée. 

Et  il  ploAgea  plusieurs  perdiix  rôties  dans  sa  vaste  sacoche  de 
voyage. 

Nous  allâmes  passer  le  reste  de  la  journée  au  bord  du  petit  lac 
que  Léon  et  moi  avions  découvert  le  matin.  C'était  un  endroit 
vraiment  délicieux.  Au  milieu,  l'eau  était  limpide  comme  du  cris- 
tal; à  l'entrée  et  à  la  sortie  du  torrent  souterrain  qui  l'alimentait, 
elle  bouillonnait  dans  des  rochers  couverts  de  lauriers-roses  et  de 
myrtes  en  fleur.  Nous  nous  sentîmes  tous  guéris  dans  cette  oasis, 
et  on  se  livra  à  des  accès  de  gaîté  folle  que  depuis  bien  longtemps 
nous  ne  connaissions  plus;  même  Moranbois  et  Léon  se  déridèrent, 
et  Purpurin  essaya  de  faire  de  la  poésie. 

Nous  eûmes  un  reste  de  spectacle  en  voyant  défder  sur  le  che- 
min qui  traversait  la  prairie  les  beaux  cavaliers  qui  nous  avaient 
donné  la  fantasia  et  qui  s'en  allaient  par  groupes,  s'enfonçant  dans 
divers  angles  de  la  montagne  par  des  sentiers  que  nous  ne  pou- 
vions deviner.  De  temps  en  temps,  ces  groupes  reparaissaient  sur 
des  hauteurs  vertigineuses.  L'or  de  leurs  costumes  et  leurs  belles 
armes  étincelaient  au  soleil  couchant. 

—  Je  n'ai  jamais  été  à  l'Opéra,  dit  judicieusement  Purpurin, 
mais  je  trouve  que  ceci  est  encore  plus  beau. 

Nous  nous  serions  oubliés  là  jusqu'à  la  nuit,  quand  un  grand 
vieillard  à  longues  moustaches  blanches,  les  bras  nus  jusqu'à  l'é- 
paule, et  portant  un  fusil  démesuré  en  guise  de  houlette,  passa  avec 
un  troupeau,  s'arrêta  en  nous  saluant  d'un  air  affable  et  grave,  et 
nous  tint  un  discours  qu'aucun  de  nous  ne  comprit;  mais,  comme  il 
nous  montrait  avec  insistance  tantôt  le  soleil  et  tantôt  le  monastère, 
nous  devinâmes  que,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  nous  de- 
vions rentrer.  Bien  nous  en  prit,  car  on  allait  lever  le  pont  quand 
nous  nous  y  présentâmes.  La  petite  forteresse  était  rigidement  close 
aussitôt  que  le  soleil  plongeait  derrière  la  plus  basse  des  montagnes. 
Nous  ne  fumes  pas  effrayés  à  l'idée  d'être  ainsi  prisonniers  toutes  les 
nuits  :  aucun  de  nous  ne  prévoyait  que  la  chose  pouvait  devenir 
très  désagréable. 

Frère  Ischirion  étant  le  seul  serviteur  avec  qui  l'on  pût  s'en- 
tendre, nous  essayâmes  de  le  faire  causer  quand  il  nous  apporta 
l'excellent  café  à  la  turque  et  les  éternelles  confitures  qui  devaient, 
selon  lui,  nous  suffire  après  le  repas  de  midi.  Il  nous  apprit  que  le 
prince  avait  gardé  près  de  lui  les  principaux  chefs  de  son  armée, 
et  qu'il  tenait  conseil  avec  eux  dans  l'ancienne  salle  du  chapitre. 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dieu  sait,  ajouta-t-il,  d'un  ton  emphatique  et  pénétré,  quel  rayon 
de  soleil  ou  quel  éclat  de  foudre  sortira  de  cette  conférence!  la  paix 
ou  la  guerre  ! 

—  La  guerre  avec  les  Turcs?  lui  demanda  Bellamare.  Est-ce  que 
ces  messieurs  les  attaquent  quelquefois? 

—  Tous  les  ans,  répondit  le  moine,  et  voici  bientôt  la  saison 
propice  pour  leur  prendre  quelque  fort  ou  quelque  passage.  Dieu 
veuille  que  ce  ne  soit  pas  avant  deux  mois,  car  alors  notre  lac  sera 
desséché!  Les  excellens  poissons  qu'il  nourrit  seront  rentrés  avec 
lui  dans  les  cavernes,  et  l'ennemi,  ne  trouvant  ni  à  manger  ni  à  boire 
dans  le  pays,  ne  s'aventurera  pas  jusque  chez  nous,  au  cœur  de  la 
montagne. 

—  De  quoi  donc  vivez-vous  durant  l'été?  lui  demanda  Régine. 

—  L'été,  répondit  le  moine,  notre  gracieux  maître,  le  prince  Klé- 
menti,  va  à  Trieste  ou  à  Venise.  Nous  autres,  nous  buvons  du  lait 
aigre  et  nous  mangeons  du  fromage  frit  dans  le  beurre,  comme  les 
autres  habitans  de  la  praiiie. 

—  Ça  n'engraisse  pas,  dit  Régine,  car  on  voit  le  jour  à  travers 
vos  côtes. 

—  Il  paraît,  nous  dit  Bellamare  quand  le  moine  fut  sorti,  que 
notre  amphitryon  veut  s'amuser  jusqu'au  moment  d'entrer  en  cam- 
pagne. C'est  une  singulière  idée  de  nous  avoir  amenés  chez  lui  au 
milieu  de  pareilles  préoccupations,  à  moins  qu'il  ne  nous  ait  ra- 
colés pour  faire  partie  de  son  armée,  qui  est  plus  belle  qu'elle  n'est 
grosse.  Voyons,  mes  enfans,  est-ce  que  cela  ne  vous  amuserait  pas 
de  faire  le  coup  de  fusil  contre  les  infidèles? 

—  IN  on  certes!  s'écria  Lambesc.  Il  ne  nous  manquerait  plus  que 
cela!  Nous  serions  tombés  dans  un  joli  guêpier! 

—  Moi,  dit  iMoranbois,  qui  aimait  comme  tout  le  monde  à  contra- 
rier Lambesc,  je  ne  serais  pas  fâché  de  pointer  le  canon  sur  ces  pe- 
tits remparts  et  de  casser  la  tète  à  quelques  musulmans. 

—  Alors,  réjouis-toi,  dit  Léon,  continuant  la  plaisanterie;  je  sais 
que  l'intention  du  prince  est  de  nous  confier  la  garde  de  sa  forte- 
resse quand  il  entrera  en  campagne,  et  il  y  a  dix  à  parier  contre  un 
que  nous  aurons  à  soutenir  quelque  assaut. 

—  Je  ne  m'en  sens  pas  de  joie,  s'écria  Marco,  j'ai  toujours  rêvé 
de  jouer  le  mélodrame  au  naturel. 

La  colère  et  la  peur  de  Lambesc  nous  remirent  en  belle  humeur, 
et  on  se  proposa  de  passer  gaîment  la  soirée;  mais  avant  tout  nous 
voulûmes  savoir  si  nous  étions  bien  chez  nous,  si  nous  pouvions 
être  bruyans  sans  molester  notre  hôte  et  sans  troubler  la  solennité 
de  son  conseil  de  guerre.  Bellamare,  Léon,  Marco,  Impéria,  Lu- 
cinde  et  moi,  marchant  en  tête  avec  un  flambeau,  nous  résolûmes 
d'aller  à  la  découverte  dans  ce  romantique  monastère  que  nous  n'a- 


PIERRE    QUI    ROULE.  569 

vions  pas  encore  eu  le  loisir  d'explorer.  Nos  chambres  avaient  ac- 
cès sur  un  bastion  que  dominait  une  autre  construction  crénelée  sur 
laquelle  une  sentinelle  se  promenait  jour  et  nuit.  Nous  pouvions 
contempler  un  bel  elTet  de  lune  plongeant  à  travers  les  lignes  aiguës 
des  fortifications;  mais  la  présence  de  cette  sentinelle  et  son  pas 
régulier  avaient  quelque  chose  de  gênant  et  d'irritant.  Le  décor 
n'était  point  gai,  et  la  soirée  était  froide.  Nous  voulûmes  chercher 
ailleurs  un  lieu  propice  à  nos  ébats  ou  aux  douceurs  d'un  farniente 
général,  quelque  chose  qui  nous  rappelât  le  foyer  d'un  grand 
théâtre.  A  travers  de  longs  cloîtres  à  voûtes  surbaissées  et  des  esca- 
liers mystérieux  qui  ne  conduisaient  parfois  qu'à  des  portes  murées 
ou  à  des  effrondremens,  —  car  certaines  parties  intérieures  du  mo- 
nastère étaient  encore  ruinées,  —  nous  découvrîmes  la  bibliothèque, 
qui  était  fort  belle  et  complètement  privée  de  ses  livres  vénérables, 
transportés,  ainsi  que  l'imprimerie,  dans  le  nouveau  couvent.  Dans 
une  des  armoires  erraient  seulement  quelques  volumes  dépareillés 
d'Eugène  Sue  et  de  Balzac  avec  les  chansons  de  Déranger,  plus  un 
livre  donné  en  accessit,  au  collège  Henri  IV,  à  l'élève  Klémenti.  Une 
guitare  turque  privée  de  ses  cordes  ou  plutôt  de  sa  corde,  car  la 
guzla  n'en  a  qu'une,  quelques  longs  fusils  hors  de  service,  de  vieux 
divans  placés  au  hasard,  des  escabeaux  roulans  pour  monter  aux 
rayons  vides,  des  tapis  roulés,  des  tables  boiteuses,  enfin  mille 
choses  à! en  cas  ou  de  rebut  dans  un  désordre  poudreux,  témoi- 
gnaient de  l'entier  abandon  de  cette  salle,  aussi  vaste  qu'une  église 
et  largement  éclairée  par  de  hautes  fenêtres  cintrées;  mais  la  lune 
jetait  sur  le  pavé  des  lueurs  de  sépulcre.  Il  eût  fallu  un  luminaire 
de  théâtre  pour  égayer  ce  désert.  Les  femmes  jurèrent  qu'elles  y 
mourraient  de  peur,  et  qu'il  fallait  chercher  autre  chose.  —  Atten- 
dez! dit  Lucinde,  voilà  sur  un  rayon  là-haut  une  quantité  de  cierges 
qui  nous  procureraient  une  illumination.  Essayez  d'y  grimper,  mes- 
sieurs! 

Nous  aidâmes  Marco  à  rouler  un  des  massifs  escabeaux,  et  déjà 
il  atteignait  la  provision  de  cierges,  lorsque  nous  entendîmes  mar- 
cher dans  la  galerie  qui  s'ouvrait  au  fond  de  la  bibliothèque;  c'é- 
tait le  claquement  traînard  des  sandales  du  frère  Ischirion,  et  chaque 
pas  le  rapprochait  de  nous.  Gomme  des  écoliers  en  maraude  sur- 
pris par  le  pion,  nous  éteignîmes  notre  lumière,  nous  nous  cachâmes 
tous,  qui  çà  qui  là,  derrière  les  divans  et  les  piles  de  coussins; 
Marco,  accroupi  sur  le  haut  de  son  escabeau,  se  tint  prêt  à  souiller 
la  lampe  du  moine,  s'il  passait  à  sa  portée.  Nous  étions  décidés  à 
lui  faire  peur  plutôt  que  de  lui  laisser  constater  notre  délit  de  vaga- 
bondage; mais  ce  fut  lui  qui  nous  glaça  le  sang  par  l'étrange  scène 
dont  il  nous  rendit  témoins. 

Il  portait  un  vaste  panier  qui  paraissait  fort  lourd,  et  il  marchait 


570  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

lentement,  élevant  sa  lampe  pour  se  diriger  à  travers  l'encombre- 
ment des  vieux  meubles.  Quand  il  fut  tout  près  de  nous,  il  s'arrêta 
devant  l'armoire  qui  contenait  la  mince  bibliothèque  et  l'accessit 
du  prince.  Là,  tenant  toujours  sa  lampe  et  posant  son  panier  près 
de  lui,  il  en  tira  une  à  une  les  douze  têtes  desséchées  que  nous 
avions  vues  sur  la  tour;  puis  de  ses  mains,  qui  préparaient  les  aii- 
mens  de  son  maître  et  de  ses  hôtes,  il  plaça  et  rangea  avec  soin,  on 
pourrait  dire  avec  amour,  ces  hideux  trophées  sur  le  rayon  le  plus 
apparent;  après  quoi  il  les  regarda  avec  attention,  les  aligna  de 
nouveau  comme  il  eût  fait  d'une  rangée  de  mets  sur  une  table,  et 
avec  ses  doigts  noueux  repeigna  un  peu  les  barbes  qui  pendaient 
encore  à  quelques  mentons. 

Le  pauvre  diable  ne  faisait  qu'obéir  au  prince,  qui,  pour  com- 
plaire à  nos  dames,  lui  avait  ordonné  de  cacher' ces  têtes,  tout  en 
les  conservant  avec  soin  dans  son  musée;  mais  le  sang- froid  qu'il 
portait  dans  cette  lugubre  occupation  irrita  Marco,  qui,  en  imitant 
le  cri  de  la  chouette,  lui  jeta  une  brassée  de  cierges  sur  le  corps  et 
descendit  précipitamment  de  l'escabeau  avec  l'intention  de  le  battre. 
Nous  le  retînmes  ;  le  malheureux  moine,  prosterné  sur  le  pavé, 
invoquait  d'une  voix  plaintive  tous  les  saints  et  tous  les  dieux  du 
paradis  slave,  et  s'efforçait  d'exorciser  les  démons  et  les  sorciers.  Sa 
lampe  s'était  échappée  de  ses  mains  et  fumait  dans  les  plis  de  sa 
robe.  Nous  pûmes  nous  esquiver  sans  qu'il  nous  vit,  mais  en  imi- 
tant le  cri  de  divers  animaux,  chacun  selon  son  talent,  afin  de  lui 
laisser  croire  qu'il  avait  affaire  aux  esprits  de  la  nuit. 

Nous  n'avions  plus  de  lumière  et  nous  nous  égarâmes  dans  les 
ténèbres.  Je  ne  sais  où  et  comment  nous  nous  trouvâmes  dans  une 
travée,  près  d'une  voûte  faiblement  éclairée  d'en  bas.  Nous  vîmes 
au-dessous  de  nous,  dans  la  profondeur  d'une  sorte  de  chapelle,  le 
prince  debout,  dans  une  petite  chaire,  en  face  d'une  douzaine  de 
jeunes  et  vieux  seigneurs  ou  paysans ,  tous  également  nobles,  offi- 
ciers de  son  corps  de  partisans;  c'était  le  conseil  de  guerre  dans  la 
salle  du  chapitre.  Klémenti  les  haranguait  d'une  voix  claire  et  sur 
un  ton  de  résolution  énergique.  Comme  nous  ne  comprenions  pas  un 
mot  d'esclavon,  nous  pûmes,  comme  d'une  loge  de  quatrième  rang, 
assister  sans  indiscrétion  à  cette  scène  sérieuse  qui  ne  manquait  pas 
de  couleur.  J'ignore  si  l'orateur  était  éloquent.  Peut-être  ne  disait- 
il  que  des  lieux-communs,  et  sans  doute  il  n'en  fallait  pas  davan- 
tage à  des  gens  si  convaincus  de  leurs  droits  et  si  bien  disposés  à 
couper  des  têtes  de  mécreans;  mais  sa  prononciation  était  harmo- 
nieuse et  ses  inflexions  assez  bonnes.  Quand  il  eut  fini,  nous  fail- 
lîmes l'applaudir.  Bellamare  nous  contint  et  nous  emmena  vite,  sans 
qu'on  se  fût  aperçu  de  notre  présence. 

Enfin  nous  retrouvâmes  notre  appartement,  qui  était  assez  loin  et 


PIERRE    QUI   ROULE.  571 

assez  isolé  pour  nous  permettre  de  parler  haut  et  sans  contrainte. 
Cette  certitude  étant  le  but  principal  de  notre  expédition,  nous  ré- 
solûmes de  nous  en  contenter.  Nous  trouvâmes  le  souper  servi  dans 
notre  grande  chambre  par  Moranbois  et  Régine,  qui  avaient  étalé 
leurs  provisions  sur  une  table  d'un  pied  de  haut,  entourée  de  cous- 
sins en  guise  de  sièges,  selon  la  coutume  orientale.  Anna  et  Pur- 
purin avaient  maraudé  de  leur  côté.  Ils  avaient  pénétré  dans  l'office, 
et,  pendant  que  frère  Ischirion  rangeait  ses  têtes  sur  le  dressoir  de 
la  bibliothèque,  ils  avaient  fait  main  basse  sur  les  gâteaux  et  sur 
quelques  bouteilles  de  vin  de  Grèce.  Le  souper  fut  donc  très  pré- 
sentable, et  le  café,  les  pipes  turques,  les  quolibets,  les  chansons, 
nous  conduisirent  gaîment  jusqu'à  trois  heures  du  matin. 

Je  me  sentais  pourtant  un  peu  troublé  intérieurement,  en  dépit 
des  lazzis  que  l'habitude  faisait  pleuvoir  de  mes  lèvres.  La  beauté 
du  prince  et  le  prestige  de  sa  fantastique  existence  avaient,  en  dépit 
des  têtes  coupées,  surexcité  les  imaginations  féminines.  La  grande 
Lucinde,  la  petite  Anna,  voire  la  grosse  Régine,  ne  se  cachaient  pas 
d'être  follement  éprises  de  lui.  La  discrète  Impéria  interrogée  avait 
répondu  avec  le  mystérieux  sourire  qu'elle  avait  en  certaines  occa- 
sions :  —  Je  mentirais  si  je  vous  disais  que  je  ne  trouve  pas  ce 
paladin  admirable  sur  son  cheval.  Quand  il  en  descend,  et  surtout 
quand  il  parle  français,  il  perd  un  peu.  Un  homme  comme  celui-là 
ne  devrait  parler  que  la  langue  des  tomps  fabuleux;  mais  enfin  ce 
n'est  pas  sa  faute  s'il  est  notre  contemporain.  Hier  j'étais  trop  fa- 
tiguée pour  le  regarder;  aujourd'hui  je  l'ai  vu,  et  s'il  continue  à 
être  ce  qu'il  a  l'air  d'être,  c'est-à-dire  un  Tancrède  du  Tasse  dou- 
blé d'un  Ajax  d'Homère,  je  dirai,  comme  ces  dames,  que  c'est  un 
idéal;  mais... 

—  Mais  quoi?  dit  Bellamare. 

—  Mais  la  beauté  qui  parle  aux  yeux,  reprit-elle,  n'est  que  le 
prestige  d'un  moment  :  l'œil  du  corps  n'est  pas  toujours  celui  de 
l'âme. 

n  me  sembla  qu'elle  me  regardait,  et  j'en  pris  du  dépit  :  avec  la 
santé,  l'amour  se  réveillait  en  moi,  je  ne  pus  dormir.  Gomme  Léon 
ne  dormait  pas  non  plus,  je  lui  demandai,  pour  faire  diversion  à 
mon  inquiétude  personnelle,  s'il  avait  remarqué  l'enthousiasme 
d'Anna  pour  notre  hôte.  Il  me  répondit  sur  un  ton  d'amertume  qui 
m'étonna.  —  Qu'as-tu  contre  moi?  lui  dis-je. 

—  Gontre  toi,  répondit-il,  rien!  J'en  ai  à  la  femme  en  général, 
et  à  celle  que  tu  viens  de  nommer  en  particulier.  C'est  la  plus  écer- 
velée  et  la  plus  vaine  de  toutes. 

—  Que  t'importe?  11  faut  en  rire.  Tu  ne  l'aimes  pas,  tu  ne  l'as 
jamais  aimée. 

—  C'est  ce  qui  te  trompe,  reprit-il  en  baissant  la  voix;  je  l'ai 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aimée!  Sa  faiblesse  me  semblait  une  grâce;  elle  était  pure  alors,  et 
si  elle  eût  eu  la  patience  de  rester  ainsi  quelque  temps,  j'aurais 
fait  l'immense  sottise  de  l'épouser.  Elle  a  eu  celle  de  céder  trop 
vite  à  ses  absurdes  entraînemens. 

—  Ce  qui  est  fort  heureux  pour  toi;  tu  lui  dois  de  la  reconnais- 
sance. 

—  xNon,  elle  m'a  rendu  défiant  et  misanthrope  dès  le  début  de 
ma  carrière.  T'avouerai-je  tout?  c'est  pour  elle  que  je  m'étais  fait 
comédien,  comme  toi  pour... 

—  Pour  personne!  que  dis-tu  là? 

—  Ta  prudence  et  ton  silence  ne  me  trompent  pas,  mon  cama- 
rade! iNous  sommes  blessés  tous  deux,  toi  par  un  amour  dompté 
faute  d'espoir,  moi  par  un  amour  enterré  faute  d'estime. 

Ce  fut  la  seule  fois  que  Léon  m'ouvrit  son  cœur.  J'ai  bien  vu  de- 
puis que,  s'il  n'aimait  plus  Anna,  il  souffrait  toujours  de  l'avoir 
aimée. 

Le  jour  suivant,  frère  Ischirion  vint  nous  dire  que  le  prince  dé- 
sirait savoir  l'heure  à  laquelle  il  plairait  à  ces  dames  de  dîner  avec 
lui.  Avant  de  répondre,  nous  voulûmes  connaître  les  habitudes  de 
son  altesse.  Des  réponses  du  moine,  il  résulta  pour  nous  que  le 
héros  était  à  la  fois  sobre  et  glouton.  Gomme  les  loups,  il  pouvait 
jeûner  indéfiniment  et  au  besoin  manger  de  la  terre;  mais,  quand 
il  s'attablait,  il  mangeait  comme  quatre  et  buvait  comme  six.  En 
temps  ordinaire,  il  ne  faisait  qu'un  solide  repas  par  jour,  à  trois 
heures  de  l'après-midi.  Le  matin  et  le  soir,  il  se  contentait  de  quel- 
ques friandises.  Nous  résolûmes  de  nous  conformer  au  programme, 
à  la  condition  qu'aux  friandises  on  ajouterait  pour  nous  des  œufs, 
du  fromage  et  beaucoup  de  jambon.  Tout  ceci  décidé,  on  demanda 
au  bon  frère  pourquoi  il  était  si  pâle  et  paraissait  si  languissant.  Il 
mit  sa  fatigue  sur  le  compte  du  repas  monstre  qu'il  avait  dû  or- 
donner la  veille,  et  se  garda  bien  de  parler  de  son  hallucination 
dans  la  bibliothèque.  Je  me  hasardai  à  lui  demander  d'un  air  ingénu 
pourquoi  les  tètes  n'étaient  plus  sur  la  tour.  De  pâle,  il  devint 
livide,  fit  un  signe  cabalistique  dans  l'air  et  répondit  d'un  air  égaré 
en  se  sauvant  :  —  Ce  que  fait  le  diable.  Dieu  seul  le  sait! 

—  Voilà,  nous  dit  Bellamare,  une  belle  occasion  de  continuer  le 
rôle  du  diable!  allons  chercher  les  têtes,  faisons-les  disparaître. 

.  —  C'est  fait,  répondit  Marco,  je  n'ai  pas  voulu  m'endorinir  sans 
me  procurer  une  satisfaction.  J'ai  pris  une  pincette  de  brasero,  et 
je  me  suis  glissé  dans  la  bibliothèque.  Le  moine,  qui  s'était  enfui 
sans  demander  son  reste,  avait  laissé  sa  lampe  éteinte  et  son  grand 
panier  béant,  j'y  ai  fourré  les  têtes  et  je  les  ai  emportées. 

—  Et  où  diable  les  as-tu  mises?  s'écria  Régine;  pas  ici,  j'espère? 

—  Non  !  je  les  ai  cachées  dans  un  trou  de  vieux  mur  que  j'ai  bou- 


PIEBRE    QUI    ROULE.  573 

ché  avec  des  pierres.  Je  veux  les  y  garder  jusqu'à  ce  que  je  dé- 
couvre où  ce  vieux  animal  perche.  Alors  j'en  ornerai  son  lii;  je  veux 
qu'il  en  crève  de  peur;  c'est  une  leçon  de  propreté  que  je  compte 
lui  donner. 

—  Tu  ferais  mieux,  observa  Moranbois,  d'infliger  cette  leçon-là 
au  maître  qu'au  valet. 

—  J'y  songerai,  répliqua  gravement  le  petit  bouiïon. 

A  trois  heures,  le  son  retentissant  d'une  effroyable  crécelle  nous 
annonça  le  dîner,  et  un  valet  en  livrée,  dont  le  costume  européen 
contrastait  avec  ses  longues  moustaches  et  sa  martiale  figure,  vint 
nous  annoncer  par  gestes  que  le  dîner  était  servi.  Pour  la  première 
fois.  Purpurin,  recouvrant  la  notion  de  la  vie  civilisée  et  appréciant 
les  choses  à  sa  manière,  déclara  que  ce  cosaque  du  Monténégro  avait 
une  fichue  tournure  dans  son  habit  de  cérémonie,  et  qu'il  voulait  lui 
donner  une  leçon  de  belle  tenue  et  de  belles  manières.  Il  courut 
donc  endosser  une  vieille  livrée  de  théâtre  à  la  mode  Louis  XV,  mit 
une  perruque  poudrée,  un  peu  de  ûird  et  des  gants  de  coton  blanc, 
et,  dès  que  nous  fumes  au  réfectoire,  il  vint  se  planter,  d'un  air  gra- 
cieux et  important,  derrière  la  chaise  destinée  à  Bellamare.  L'accès 
de  fou  rire  qui  s'empara  de  nous  et  qui  se  prolongea  longtemps, 
l'agréable  surprise  que  nous  fit  éprouver  la  vue  d'une  table,  d'une 
vraie  table  servie  à  l'européenne  avec  tous  les  ustensiles  qui  per- 
mettent de  ne  pas  déchiqueter  la  viande  avec  les  ongles,  nous  firent 
oublier  que  nous  avions  gi-and'  faim,  que  les  mets  refroidissaient  et 
que  le  prince  se  faisait  attendre  plus  qu'il  ne  convenait  à  un  homme 
élevé  en  France.  Enfin  la  porte  du  fond  s'ouvrit,  et  nous  vîmes  appa- 
raître d'abord  un  petit  groom  du  type  parisien  le  mieux  accentué,  en 
costume  anglais  irréprochable,  puis  un  grand  jeune  homme  maigre, 
vêtu  à  l'avant-dernière  mode  française,  c'est-à-dire  de  quatre  à 
cinq  ans  en  arrière  du  mouvement.  Il  était  joli  garçon,  mais  sans 
grâce,  et  le  bas  de  son  visage  avait  comme  un  ravalement  de  sot- 
tise ou  de  timidité.  Nous  pensâmes  que  c'était  un  secrétaire,  peut- 
être  un  parent  du  prince,  sortant  à  son  tour  du  collège  Henri  IV, 
peut-être  son  frère,  car  il  lui  ressemblait.  Il  parla,  s'excusant 
d'avoir  mis  trop  de  temps  à  une  toilette  dont  il  avait  un  peu  perdu 
l'habitude...  0  déception!  c'était  le  prince  lui-même  rajeuni  et 
amoindri  par  la  chute  de  ses  puissantes  moustaches,  rasé,  coiffé, 
pommadé,  encravaté,  les  mouvemens  emprisonnés  dans  un  habit 
noir,  la  poitrine  rétrécie  dans  un  gilet  blanc  à  boutons  de  perles 
fines  accompagné  de  beaucoup  trop  de  chaînes  d'or;  le  prince 
tombé  du  paladin  de  l'Arioste  dans  le  dandy  italien,  ou  plutôt  dans 
le  Scldavone  déguisé  en  monsieur,  dont  nous  avions  vu  l'année  pré- 
cédente les  types  nombreux  à  Venise,  où  ils  sont  insupportables  aux 


57Ù  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

gens  tranquilles  par  leur  caquet,  leur  étoujrderie  et  le  tapage  qu'ils 
font  dans  les  théâtres. 

Notre  Klémenti  était  plus  intelligent  et  mieux  élevé  que  ces  petits 
seigneurs  dépaysés  qui  vont  chercher  la  civilisation  hors  de  chez 
eux,  et  qui  n'y  rapportent  pas  toujours  ce  qu'elle  a  de  meilleur.  11  y 
avait  en  lui  un  côté  chevaleresque  et  féodal  qui  l'empêchait  d'être 
ridicule;  mais  comme  l'élément  français  transmis  par  sa  mère  s'é- 
tait atrophié  dans  sa  vie  belliqueuse  et  dure,  ce  qu'il  essayait  d'en 
faire  reparaître  n'était  ni  de  la  dernière  fraîcheur  ni  de  la  première 
qualité.  Ce  revers  de  la  belle  médaille  faisait  regretter  le  profil  an- 
tique de  la  veille.  Le  camée  était  redevenu  pièce  de  cent  sous. 

Dépouillé  de  son  costume  pittoresque,  il  ne  nous  parut  plus  qu'un 
personnage  de  troisième  rôle.  En  toquet  à  aigrette  et  en  fustanelle, 
il  nous  avait  semblé  parler  notre  langue  aussi  bien  que  nous;  vêtu 
comme  nous,  les  défauts  d'élocution  nous  sautèrent  aux  oreilles.  Il 
avait  un  zézaiement  désagréable  et  se  servait  d'expressions  vul- 
gaires ou  prétentieuses.  Ce  fut  bien  pis  quand  il  voulut  se  faire  en- 
joué à  notre  manière.  Il  avait  mis  en  réserve  depuis  son  adoles- 
cence (et  il  avait  bien  trente-deux  ans)  un  recueil  de  vieux  lazzis  qui 
avaient  trop  traîné  sur  les  petits  théâtres  pour  nous  sembler  drôles. 
Les  lazzis  qu'on  transporte  sur  la  scène  sont  déjà  usés  dans  la  cou- 
lisse quand  on  les  abandonne  au  public.  Jugez  s'ils  paraissent  neufs 
quand  ils  ont  passé  par  deux  ou  trois  cents  représentations!  Le 
prince  tenait  pourtant  à  nous  les  débiter  pour  nous  faire  voir  qu'il 
était  au  courant,  et  au  lieu  de  nous  parler  de  son  romantique  pays, 
de  ses  combats  et  de  ses  aventures,  choses  qui  nous  eussent  gran- 
dement intéressés,  il  nous  entretenait  d'Odry  dans  les  Saltim- 
banques ou  des  aventures  scandaleuses  de  certains  rats  d'Opéra 
déjà  hors  d'âge  et  parfaitement  oubliés. 

Il  essaya  aussi  d'être  égrillard,  bien  qu'il  fût  chaste  et  froid 
comme  un  homme  qui  a  trois  femmes,  c'est-à-dire  deux  de  trop.  11 
crut  plaire  à  nos  actrices  ;  mais  Régine  seule  lui  tint  tête,  et  il  com- 
prit qu'il  faisait  fausse  route  auprès  des  autres.  S'il  manquait  sou- 
vent de  goût,  il  ne  manquait  pas  de  finesse. 

Le  dîner  fut  assez  copieux  pour  nous  permettre  de  manger  ce  qui 
était  mangeable.  Le  reste  était  un  mélange  insensé  d'alimens  scan- 
dalisés de  se  trouver  ensemble.  L'ail,  le  miel,  le  piment,  le  lait 
caillé,  s'arrangeaient  comme  ils  pouvaient  avec  les  viandes  et  les 
légumes;  le  prince  dévorait  tout  sans  discernement.  Moranbois, 
voulant  faire  allusion  aux  repas  des  anciens,  remarqua  tout  bas  que 
notre  hôte  éisàt  gueulard  comme  l'antique.  Le  groom  parisien,  qui 
était  un  malin  singe,  l'entendit  et  se  fendit  la  bouche  jusqu'aux 
oreilles  dans  un  sourire  d'approbation.  Le  drôle  était  fort  réjoui  de 


PIERRE    QUI    ROULE.  575 

la  figure  hétéroclite  de  Purpurin,  et,  tout  en  servant,  il  lui  faisait 
des  niches  qui  compromettaient  cruellement  la  dignité  de  notre 
valet  de  comédie.  Les  autres  valets,  il  y  en  avait  une  demi-dou- 
zaine plantés  autour  de  nous,  graves  et  fiers  dans  leur  costuj[iie  na- 
tional ,  étaient  là  pour  la  montre  et  ne  bougeaient  non  plus  que  des 
statues.  Heureusement  le  groom,  leste  comme  un  lézard,  courait  de 
l'un  à  l'autre,  nous  versant  des  Ilots  d'un  Champagne  fabriqué  à 
Trieste,  à  Vienne  ou  ailleurs,  qui  nous  eût  porté  vite  à  la  tête,  s'il 
eût  été  assez  bon  pour  nous  faire  perdre  la  prudence.  Moranbois 
n'était  pas  difficile,  mais  il  pouvait  boire  impunément;  Lambesc  se 
croyait  encore  trop  malade  pour  se  risquer,  et  Marco,  placé  près  de 
Léon,  fut  contraint  par  lui  à  s'observer. 

Le  prince  seul  s'alluma  un  peu,  et,  l'instinct  batailleur  se  réveil- 
lant, il  nous  dit  quelques  mots  au  dessert  sur  l'éternelle  lutte  du 
pays  contre  les  Turcs.  Un  bon  grain  d'ambition  se  mêlait  à  son  pa- 
triotisme, et  il  nous  donna  à  entendre  qu'il  pourrait  bien  être  nommé 
chef  de  l'insurrection  permanente  qui  avait  pour  idée  fixe  f  unité 
du  pays  et  son  indépendance. 

Quelqu'un  fit  demander  à  lui  parler,  et  il  sortit  en  nous  priant 
de  l'attendre  à  table.  Alors  le  groom,  qui  était  un  rabougri  de  vingt-  . 
deux  ans,  ivre  de  joie  de  trouver  à  qui  parler  et  ambitieux  de  par- 
ler à  des  comédiens,  se  mêla  sans  hésiter  à  notre  conversation. 
—  N'allez  pas  croire,  nous  dit-il,  tout  ce  que  vous  débite  mon 
maître.  C'est  un  homme  terrible  à  la  bataille,  je  ne  dis  pas  non, 
mais  pas  plus  que  les  autres,  allez!  Ils  sont  comme  ça  une  cinquan- 
taine de  princes  qui  s'entendent  bien  pour  flanquer  des  tripotées 
aux  chiens  de  Turcs,  mais  qui  voudraient  tous  commander  en  pre- 
mier. Mon  maître  n'y  arrivera  pas,  il  est  trop  Français;  sa  mère 
n'était  pas  plus  noble  que  moi,  et  son  père  ne  descendait  pas  tout 
droit  des  fameux  Klémenti  de  l'ancien  temps.  On  ne  voit  pas  de 
bon  œil  les  genres  européens  que  se  donne  monsieur,  et  ces  gardes 
du  corps  que  vous  voyez  là,  plantés  comme  des  chandelles,  sans 
entendre  un  mot  de  ce  que  nous  disons,  nous  méprisent;  ils  vou- 
draient me  tordre  le  cou  parce  que  je  rase  monsieur  quand  il  veut 
être  propre  pendant  quelque  temps. 

—  S'il  veut  être  propre,  c'est  pour  nous  plaire  apparemment, 
dit  Régine;  mais  dis- nous,  petit!  cette  moustache  coupée  prouve 
que  d'ici  à  quelque  temps  ton  maître  ne  compte  pas  sur  la  guerre, 
car  cette  lèvre  bleuâtre  ne  serait  pas  d'ordonnance? 

, —  Ça  prouve  peut-être,  répondit  le  groom,  que  monseigneur 
veut  tenter  un  coup  de  main  sansBtre  reconnu;  on  ne  sait  pas.  Ça 
m'est  égal,  à  moi  :  la  paix,  la  guerre,  ça  se  ressemble  tant  dans  ce 
pays  de  brigands,  qu'on  n'en  voit  pas  la  différence. 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Des  brigands?  s'écria  Lucinde,  j'ai  toujours  désiré  d'en  voir. 
Il  y  a  en  a  donc  par  ici? 

—  Il  n'y  a  que  de  ça,  mademoiselle,  et  vous  en  voyez  là  autour 
de  vous. 

—  Allons  donc!  Ces  beaux  hommes-là? 

—  Aussi  vrai  que  je  vous  le  dis!  C'est  comme  les  loups  :  ça  ne 
fait  pas  de  mal  quand  ça  n'a  pas  faim;  mais  quand  ça  manque  de 
tout,  gare  aux  gens  qui  prennent  fantaisie  de  voir  leurs  montagnes! 
Ils  sont  très  doux  et  même  accueillans  quand  tout  va  bien  chez 
eux;  mais  quand  ils  sont  trop  molestés  par  les  Turcs,  il  faut  bien 
qu'ils  prennent  aux  étrangers  de  quoi  acheter  du  pain  et  de  la 
poudre.  Braves  gens  tout  de  même,  seulement  c'est  sauvage  et  il 
ne  faudrait  pas  les  agacer!  Il  y  a  aussi  des  ramassis  de  bandits 
de  tout  pays  qui  parcourent  la  frontière,  soi-disant  comme  pa- 
triotes, mais  dont  il  y  a  bien  à  se  méfier.  N'allez  jamais  vous  pro- 
mener plus  loin  que  le  petit  lac,  et  ne  vous  risquez  jamais  dans  la 
montagne.  Je  vous  le  dis  sans  rire. 

Ce  garçon  intelligent  et  effronté,  qui  s'appelait  Colinet  et  que  son 
maître  avait  surnommé  Meta,  moitié  d'homme,  eût  volontiers  ba- 
vardé toute  la  nuit;  mais  le  prince  rentra,  et  nous  emmena  prendre 
le  café  dans  son  salon,  qui  était  délicieusement  arrangé  dans  un 
goût  bas- empire  très  intéressant.  Il  nous  montra  tout  l'appartement, 
—  sa  chambre  à  coucher,  décorée  à  la  française,  avec  un  lit  fran- 
çais où  il  ne  couchait  pas,  préférant  s'étendre  sur  une  peau  d'ours 
en  hiver  et  sur  une  natte  en  été,  —  son  boudoir  et  son  cabinet  de 
travail.  Ces  pièces  étaient  riches,  dorées  sur  toutes" les  coutures, 
mais  sans  caractère  ni  comfortable  sérieux.  Nous  préférâmes  rester 
dans  le  salon  oriental,  où  nous  attendaient  de  superbes  chibouks 
et  des  cigares  détestables;  mais  le  café  épais  commençait  à  nous 
paraître  délicieux.  On  s'y  fait,  et  le  rude  marasquin  du  pays  ne  nous 
parut  plus  si  terrible  qu'au  commencement. 

Le  prince  s'en  abreuva  de  manière  à  tomber  dans  une  torpeur 
qui  ressemblait  beaucoup  au  sommeil;  Impéria  prit  sa  guipure;  Ré- 
gine, avisant  des  cartes,  défia  Moranbois  au  besigue;  Bellamare 
défia  Léon  aux  échecs;  Lambesc  prit  un  numéro  du  Siècle  qui  avait 
trois  semaines  de  date,  et  Marco  s'endormit,  ce  qui  lui  arrivait  tou- 
jours quand  il  ne  pouvait  rire  et  gambader.  La  soirée  menaçait 
d'être  trop  paisible  pour  nous,  lorsque  le  prince,  se  redressant  sur 
son  divan,  se  mit  à  réciter  des  vers  de  Racine  en  feignant  de  les 
avoir  oubliés,  pour  nous  engager  à  les  déclamer  devant  lui.  —  C'est 
nous  faire  payer  notre  écot  un  peu  vite,  me  dit  tout  bas  Bella- 
mare; mais  autant  vaut  payer  comptant  que  de  faire  des  dettes.  Al- 
lons-y gaîment.  Le  piince  demandait  une  scène  de  Phèdre.  C'était 


PIERRE    QUI  ROULE,  577 

l'emploi  de  Lucinde;  mais  elle  avait  pris  sur  l'écueil  une  extinction 
de  voix  qui  n'était  pas  entièrement  dissipée,  et  elle  était  trop  fière 
de  son  bel  organe  pour  consentir  à  le  compromettre;  elle  engagea 
Impéria  à  la  remplacer.  —  Je  n'ai  jamais  joué  qu'Aricie,  répondit 
Impéria.  Phèdre  n'est  ni  dans  mes  moyens,  ni  dans  mes  études. 

—  Ça  ne  fait  rien,  dit  Bellamare.  Tu  sais  le  rôle  et  d'ailleurs 
Moranbois  est  là. 

Moranbois  avait  une  mémoire  prodigieuse  et  savait  par  cœur  tout 
le  répertoire  classique.  Il  se  dissimula  derrière  un  écran,  Impéria  et 
Régine  se  drapèrent  dans  de  grands  chcâles  de  cachemire  que  leur 
offrit  le  prince ,  et,  se  plaçant  à  distance  convenable,  les  lumières 
bien  disposées  et  le  fauteuil  royal  mis  en  êîat,  c'est-à-dire  posé  à 
son  plan,  elles  commencèrent  la  scène  :  Ah!  que  ne  snis-je  assise 
à  V ombre  des  forêts  ! 

J'étais  curieux  de  voir  comment  Impéria,  dont  la  voix  était  cris- 
talline plutôt  que  tragique,  réciterait  ces  vers  de  contralto,  et  com- 
ment son  jeu  si  délicat  et  si  mesuré  se  plierait  à  la  sombre  attitude 
de  la  femme  dévorée  d'amour.  Elle  avait  ri  d'avance  du  fiaseo 
qu'elle  allait  faire,  et  nous  avait  priés  de  l'applaudir  quand  même, 
afin  que  le  prince,  qui  ne  devait  guère  s'y  connaître,  ne  s'aperçût 
pas  de  son  insuffisance. 

Quelle  ne  fut  pas  ma  surprise,  celle  de  Bellamare  et  de  tous  les 
autres,  quand  nous  vîmes  tout  d'un  coup  Impéria  changer  de 
figure,  et,  comme  inspirée  par  la  pensée  du  rôle,  trouver,  sans  l'a- 
voir jamais  cherchée,  l'attitude  brisée  et  absorbée  de  la  grande  vic- 
time du  destin  !  Son  œil  se  creusa  et  redevint  fixe  comme  si  elle 
interrogeait  encore  sur  l'écueil  maudit  les  voiles  décevantes  qui 
s'effaçaient  à  l'horizon.  Tout  ce  que  nous  avions  souffert  nous  rede- 
vint présent,  et  un  frisson  passa  dans  nos  veines.  Elle  le  sentit  vi- 
brer autour  d'elle,  et  sa  figure  prit  une  expression  que  nous  ne  lui 
connaissions  pas.  Son  irréprochable  diction  s'accentua  par  degrés, 
sa  froide  poitrine  palpita,  et  sa  voix  frêle,  devenue  stridente,  trouva 
des  accens  de  détresse,  de  révolte  et  d'étouffement  qui  ne  res- 
semblaient à  rien  de  connu.  Avait- elle  la  fièvre?  est-ce  nous  qui 
avions  le  délire  ?  Elle  nous  fit  verser  de  véritables  larmes ,  et  cette 
émotion,  nécessaire  sans  doute  à  des  gens  qui  s'étaient  efforcés  de 
rire  jusque  dans  les  affres  de  la  mort,  nous  emporta  jusqu'au  dé- 
lire. On  applaudit,  on  cria,  on  se  jeta  dans  les  bras  les  uns  des 
autres,  on  baisa  les  mains  d'Impéria  en  lui  disant  qu'elle  était  su- 
blime. On  fit  plus  de  bruit  qu'une  salle  tout  entière.  Le  prince  fut 
oublié  comme  s'il  n'eût  jamais  existé. 

Quand  je  me  souvins  de  lui,  je  vis  qu'il  nous  regardait  avec  éton- 
nement;  sans  doute  il  nous  prenait  pour  des  fous,  mais  c'était  en- 

TOME  LXXXII.  —  1869.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

core  un  spectacle.  Il  croyait  étudier  la  vie  intime  des  comédiens, 
dont  les  gens  du  monde  sont  prodigieusement  curieux,  et  qu'il  ne 
saisissait  là  que  dans  un  moment  tout  exceptionnel. 

Il  prenait  intérêt  à  la  chose.  Tout  ce  que  nous  lui  devions,  c'é- 
tait de  ne  pas  l'ennuyer.  Tout  était  donc  pour  le  mieux.  Il  n'eut 
pas  besoin  de  nous  demander  une  autre  scène,  nous  avions  tous  un 
besoin  enragé  de  jouer  la  tragédie  et  de  nous  sentir  excités  les  uns 
par  les  autres.  L'hercule  Moranbois  alla  chercher  la  caisse  aux  cos- 
tumes. Le  boudoir  du  prince  servit  de  vestiaire  aux  hommes,  son 
cabinet  de  travail  aux  femmes.  Il  remarqua  un  peu  bêtement  la 
décence  de  nos  habitudes,  et  Moranbois,  qui  ne  pouvait  se  con- 
traindre longtemps,  lui  dit   du  ton  le   plus  courtisan  qu'il  put 
prendre  :  —  Alors  votre  altesse  s'était  mis  en  tète  que  nous  n'étions 
que  des  pignoufs? 
Le  prince  daigna  rire  aux  éclats  de  cette  sortie. 
En  un  quart  d'heure,  nous  avions  passé  nos  maillots  et  endossé  nos 
draperies.  Je  faisais  Hippolyte,  Lambesc  faisait  Thésée,  Anna  Aricie, 
Léon  Théramène.  Nous  jouâmes  toute  la  pièce  je  ne  sais  comment; 
nous  étions  tous  pris  et  enlevés  au-dessus  de  terre  par  le  talent 
qui  se  révélait  chez  Impéria.  Il  semblait  que  le  naufrage  eût  changé 
son  tempérament  d'artiste;  elle  était  nerveuse,  enfiévrée,  admi- 
rable quelquefois,  déchirante  toujours.  Elle  se  livrait  au  hasard  de 
l'inspiration,  elle  ne  se  rendait  pas  compte  de  ce  qu'elle  faisait. 
Elle  était  prise  par  momens  d'une  envie  de  rire  qui  se  résolvait  en 
sanglots.  Ce  besoin  de  rire  commençait  aussi  à  solliciter  notre  sys- 
tème nerveux;  c'était  la  réaction  inévitable  après  nos  larmes.  Quand 
Léon  arriva  au  récit  de  Théramène,  qu'il  avait  en  horreur,  il  pré- 
tendit qu'il  ne  s'en  souvenait  plus,  et  Marco,  averti  par  lui,  poussa 
Purpurin,  costumé  de  la  plus  désopilante  façon,  en  face  de  Thésée. 
Purpurin  ne  se  fit  pas  prier.  Enchanté  de  montrer  son  talent  dra- 
matique, il  commença  ainsi,  mêlant  ses  deux  tirades  de  prédilection  : 

A  peine  nous  sortions  des  portes  de  Trézène, 
C'était  pendant  l'horreur  d'une  profonde  nuit, 
Ma  mère  Jézabel...  Ses  gardes  affligés... 

Il  n'en  put  dire  davantage.  Le  prince  se  renversa  en  riant  sur  les 
coussins,  et  ce  fut  pour  nous  le  signal  d'une  hilarité  exubérante. 

Pendant  que  nous  quittions  nos  costumes,  Bellamare  eut  aussi  la 
comédie,  et  ce  fut  le  prince  qui  la  lui  donna. 

—  Monsieur  l'imprésario,  lui  dit  ce  naïf  potentat,  vous  m'avez 
fait  un  mystère,  je  ne  sais  pourquoi;...  mais  enfin  je  le  découvre, 
et  vous  allez  avouer  la  vérité.  Cette  jeune  actrice  que  vous  appelez 
Impéria,  c'est  un  nom  de  guerre? 


PIERRE    QUI   ROULE.  579 

—  Nous  avons  tous  des  noms  de  guerre,  répondit  Bellamare,  et 
cela  ne  couvre  aucun  secret  digne  d'intéresser  votre  altesse. 

—  Pardonnez-moi.  J'ai  parfaitement  reconnu  M"'"  Racliel. 

—  Qui?  s'écria  Bellamare  effaré  de  surprise;  laquelle? 

—  Impéria,  vous  dis-je.  J'ai  vu  Rachel  une  fois,  dans  Phèdre 
précisément.  C'est  sa  taille,  son  âge,  sa  voix,  son  jeu...  Allons,  con- 
venez-en, ne  me  mystifiez  pas  plus  longtemps.  C'est  bien  Rachel, 
qui,  pour  me  punir  de  ne  l'avoir  pas  reconnue  tout  de  suite,  vous 
a  défendu  de  trahir  son  incognito. 

Bellamare  était  trop  honnête  pour  mentir,  et  en  même  temps 
trop  malin  pour  renoncer  au  divertissement  que  nous  promettait 
l'étrange  erreur  du  prince.  Il  assura  qu'Impéria  n'était  pas  Rachel, 
mais  il  l'assura  d'un  ton  craintif  et  avec  des  airs  embarrassés  qui 
persuadèrent  à  notre  hôte  qu'il  ne  s'était  pas  trompé. 

Quand  Impéria  rentra  au  salon,  Klémenti  lui  baisa  respectueuse- 
ment et  tendrement  les  mains  en  la  suppliant  de  garder  le  cache- 
mire qu'elle  lui  rapportait.  Elle  le  refusa,  disant  qu'elle  n'avait 
pas  assez  de  talent  et  de  réputation  pour  accepter  un  tel  cadeau. 
Lucinde,  qui  survint,  la  trouva  bien  sotte  et  regretta  beaucoup  de 
n'avoir  pas  joué  Phèdre.  Régine  lui  dit  tout  bas:  — Prends-le,  tu  me 
le  donneras,  si  tu  n'en  veux  pas.  —  Le  prince  paraissait  blessé  du 
refus.  Bellamare  prit  le  châle  et  dit  au  prince  qu'il  le  ferait  accep- 
ter; mais  il  le  replaça  adroitement  dans  la  chambre  de  son  altesse, 
jugeant  avec  raison  qu'il  ne  fallait  pas  exploiterle  nom  de  Rachel, 
et  que  le  présent  ne  serait  acceptable  que  lorsqu'il  serait  offert  à 
Impéria  appréciée  pour  elle-même. 

Quand  nous  fûmes  rentrés  chez  nous,  il  nous  régala  de  l'anec- 
dote, tout  en  ajoutant  qu'Impéria  avait  révélé  ce  soir-là  des  qualités 
qui  rendaient  la  méprise  de  notre  hôte  excusable.  —  Taisez-vous, 
mon  ami,  répondit  Impéria  tout  à  coup  attristée.  Ce  que  j'ai  été 
ce  soir,  je  l'apprécie  mieux  que  vous.  Je  me  suis  livrée  à  un  essai, 
j'ai  joué  d'inspiration,  croyant  être  détestable,  et  en  me  promettant 
de  charger  encore,  si  je  vous  faisais  rire.  Je  vous  ai  fait  pleurer 
parce  que  vous  aviez  besoin  de  pleurer;  mais  vous  rirez  demain,  si 
je  recommence. 

—  Non,  dit  Bellamare,  je  m'y  connais;  ce  que  tu  as  trouvé  ce 
soir  était  vraiment  beau;  je  t'en  donne  ma  parole  d'honneur. 

—  Eh  bien!  si  cela  est  vrai,  reprit-elle,  je  ne  le  retrouverai  pas 
demain,  puisque  je  l'ai  fait  sans  intention. 

—  On  verra!  dit  Lucinde,  qui  s'était  laissé  entraîner  comme  les 
autres  à  applaudir  sa  compagne,  mais  qui  en  avait  assez  déjà,  et  ne 
se  souciait  pas  d'être  mise  hors  de  concours. 

—  Voyons  tout  de  suite,  reprit  Bellamare  avec  la  passion  qu'il 
portait  dans  son  enseignement;  si  c'est  une  inspiration  fugitive 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  tant  d'artistes  distingués  en  ont  eu  une  dans  leur  vie  pour 
ne  plus  la  ressaisir,  je  vais  le  voir,  moi!  Recommence-moi  ça!  — 
Ah!  que  ne  suîs-je  assise... 

—  Je  suis  fatiguée,  répondit  Impéria,  cela  m'est  impossible. 

—  Fatiguée?  raison  de  plus,  allons!  essaie,  je  le  veux,  c'est 
pour  toi ,  ma  fille  !  tâche  de  graver  ton  inspiration  sur  le  marbre 
avant  qu'elle  soit  refroidie.  Si  tu  la  retrouves,  je  vais  la  noter,  et  je 
te  l'incrusterai  après,  pour  que  tu  ne  la  perdes  plus. 

Impéria  s'assit,  essaya  de  composer  son  attitude  et  sa  physiono- 
mie. Elle  ne  retrouva  ni  son  aspect,  ni  son  accent.  —  Yous  voyez 
bien,  dit-elle,  c'était  le  passage  d'un  soiiflle.  Peut-être  même  n'y 
avait-il  rien  en  moi.  Vous  avez  eu  l'hallucination  collective  qui  ap- 
partient aux  imaginations  exaltées. 

—  Ce  sera  donc  comme  pour  moi?  lui  dis-je.  J'ai  eu  le  feu  sa- 
cré un  certain  soir,  et  après... 

—  La  chose  arrive  à  tout  le  monde,  répondit  Bellamare.  Je  me 
souviens  d'avoir  joué  Arnolphe  tout  un  soir  sans  parler  du  nez.  J'a- 
vais battu  ma  femme  le  matin,  et  j'étais  radieux  comme  les  astres. 
De  ce  qu'on  retombe  dans  sa  nature  après  ces  prodiges-là,  il  n'en 
résulte  pas  qu'on  ne  puisse  pas  les  reproduire  et  les  fixer.  Ne  vous 
découragez  jamais,  enfans;  Apollon  est  grand  et  Bellamare  est  son 
prophète  ! 

Le  lendemain,  Bellamare  fut  mandé  par  le  prince  dans  son  cabi- 
net.—  Il  faut,  lui  dit-il,  que  vous  fassiez  acte  de  courage,  fussiez- 
vous  encore  un  peu  fatigué.  J'espérais  vous  laisser  quelques  jours 
de  repos;  mais  la  situation  me  presse,  et  d'ailleurs  la  présence  de 
Rachel  parmi  vous...  Ne  dites  pas  non,  mon  groom  a  causé  ce  ma- 
tin avec  votre  jeune  comâque,  qui  lui  a  tout  avoué;  c'est  bien  Rachel 
qui  se  cache  sous  le  nom  d'Impéria.  Je  n'aurais  pas  pu  m'y  trom- 
per, moi!  J'ai  encore  la  voix  de  Rachel  dans  l'oreille  et  son  fin  pro- 
fil devant  les  yeux.  Si  elle  persiste  à  se  dissimuler,  ne  la  contrariez 
pas,  nous  ferons  semblant  de  garder  son  secret;  mais  le  prestige  de 
son  vrai  nom  et  la  séduction  de  son  merveilleux  talent  vont  être 
d'une  grande  utilité  à  ma  patrie.  Entendez-moi  bien,  personne  n'est 
capable  de  commander  une  vaste  insurrection.  Tous  ces  petits  sei- 
gneurs, également  braves  et  dévoués,  manquent  tous  également  du 
nécessaire  :  l'argent  et  l'intelligence.  Je  suis  riche,  moi,  et  j'ai  reçu 
l'éducation  qui  tire  un  homme  d'un  sauvage.  Le  salut  général  est 
donc  dans  mes  mains,  si  l'on  veut  ouvrir  les  yeux.  11  y  a  des  pré- 
ventions contre  moi  précisément  à  cause  de  cette  éducation  dont  on 
ne  comprend  pas  les  avantages.  On  me  traite  de  baladin  parce  que 
j'aime  les  arts  !  Aidez-moi  à  séduire  et  à  charmer  ces  esprits  in- 
cultes. Dites-leur  de  beaux  vers  dont  je  leur  donnerai  la  traduction 
faite  par  moi,  et  dont  l'harmonieuse  solennité  les  frappera  de  res- 


PIERRE    QUI    ROULE.  581 

pect.  Montrez-leur  des  costumes  sérieux,  cbantez-Ieur  de  beaux 
airs  guerriers,  je  sais  que  vous  êtes  tous  musiciens...  et  enfin... 
enfin,  si  ilachel  voulait,  si  Racliel,  revenant  de  très  peu  d'années 
en  arrière,  consentait  à  leur  chanter  cette  Marseillaise  qui  a, 
dit-on,  passionné  le  peuple  français...  Voyons!  je  sais  qu'elle  ne 
veut  plus  la  chanter;  mais  ici,  sous  un  pseudonyme  transparent... 
Impérial  impératrice,  c'est  si  clair!  Je  sais  bien  que  ce  chant  la 
fatigue  beaucoup,  mais  j'ai  des  pierreries  pour  l'indemniser,  et  de 
plus  beaux  cachemires  que  celui  qu'elle  a  refusé  hier.  Quant  à  vous, 
monsieur  Vinipi-esario,  j'en  passerai  par  tout  ce  que  vous  voudrez. 
Vous  ne  m'avez  pas  fait  de  conditions;  voici  le  moment,  mettez- 
vous  à  mon  bureau.  Écrivez,  et  je  signerai. 

A  moins  d'être  un  coquin,  tout  autre  que  Eellamare  eût  été  em- 
barrassé d'accepter;  mais  il  savait  être  honnête  homme  et  homme 
d'esprit  en  même  temps,  il  prit  son  parti  sur  l'heure,  et  il  écrivit 
ce  qui  suit  : 

«  Le  prince  Kîémenti  engage  pour  un  mois  la  troupe  du  sieur 
Bellamare  à  mille  francs  par  chaque  représentation  qu'elle  don- 
nera dans  le  château  de  son  altesse,  avec  le  concours  de  M""  Im- 
péria.  11  sera  en  outre  alloué  à  ladite  demoiselle  Impéria  une  somme 
de  mille  francs  par  représentation,  si,  à  la  fin  dudit  engagement,  le 
prince  Kîémenti  persiste  à  voir  en  elle  l'égale  de  M"'^  Rachel  dans 
le  chant  de  la  Marseillaise  et  dans  la  tragédie ,  faute  de  quoi  il 
ne  sera  dû  à  ladite  Impéria  qu'un  présent  h  la  convenance  dudit 
prince.  » 

Le  prince  trouva  la  rédaction  ingénieuse,  signa  et  donna  mille 
francs  d'avance.  Bellamare,  en  se  retirant,  lui  dit,  pour  l'acquit 
de  sa  conscience  :  —  Je  vous  jure,  altesse,  qu'Impéria  n'est  pas 
Rachel. 

—  Parfait!  parfait!  s'écria  le  prince  en  riant.  Appelez  votre 
monde  et  choisissez  votre  salle  de  spectacle.  Moi,  je  vais  envoyer 
mes  invitations  pour  dimanche.  — Il  sonna  Meta,  qui,  à  son  service 
depuis  trois  ans,  avait  appris  la  langue  du  pays,  et  il  lui  ordonna 
de  servir  de  truchement  entre  la  troupe  et  les  ouvriers  qu'elle  au- 
rait à  employer.  De  ce  moment.  Meta,  qui  nous  aimait  avec  pas- 
sion, ne  nous  quitta  plus  que  pour  habiller  et  raser  le  prince. 

C'était  un  garçon  intelligent,  audacieux  et  corrom.pu,  un  vrai  ga- 
min de  Paris,  qui  se  vantait  d'avoir  joué  son  rôle  sur  mainte  bar- 
ricade. Il  avait  vu  Rachel  aux  spectacles  gratis ,  et,  bien  certain 
qu'elle  n'était  point  parmi  nous,  il  avait  abondé  malicieusement 
dans  la  fantaisie  de  son  maître,  sur  lequel  il  avait  l'ascendant  qu'on 
laisse  prendre  aux  enfans  gâtés.  Il  était  donc  le  principal  auteur 
du  roman  dont  nous  allions  aborder  les  aventures. 

Léon  blâma  beaucoup  le  mezzo  ierudne  de  Bellamare,  et  préten- 


582  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dit  que  nous  faisions  du  nom  de  Rachel  une  exploitation  jésuitique. 
Impéria  se  sentit  beaucoup  de  répugnance  à  être  l'objet  de  cette 
supercherie  du  prince  vis-à-vis  de  ses  invités;  mais  le  prince  y 
mettait  une  bonne  foi  si  obstinée  ou  si  bien  imitée,  tous  nos  efforts 
pour  le  détromper  furent  tellement  vains,  que  les  scrupules  s'envo- 
lèrent, et  qu'on  se  prépara  gaîment  à  jouer  du  Corneille  et  du  Ra- 
cine au  couvent-évêché-palais-forteresse  de  Saint-Clément. 

Nous  ne  pouvions  trouver  mieux  que  la  monumentale  bibliothèque. 
Il  y  avait  place  pour  un  public  de  quatre  cents  personnes,  maximum 
indiqué  par  le  prince,  plus  pour  un  joli  petit  théâtre,  avec  ses  cou- 
lisses, vestiaire  et  dégagemens.  Les  solides  rayons  qui  avaient  jadis 
porté  des  in-folio  manuscrits,  des  volumes  imprimés  dans  toutes 
les  langues,  furent  démontés  et  rajustés  de  façon  à  former  une  très 
belle  estrade  pour  le  public.  Nous  avions  des  ouvriers  à  discrétion, 
très  actifs  et  soumis.  C'étaient  des  soldats  de  l'armée  du  prince.  On 
fit  venir  du  nouveau  couvent  deux  moines  qui,  pensant  décorer  une 
chapelle,  nous  peignirent  à  la  détrempe,  dans  le  style  gréco-byzantin, 
une  fort  jolie  devanture  et  les  manteaux  d'arlequin,  c'est-à-dire  les 
premières  coulisses  à  demeure  qui  servent  de  repoussoir  aux  autres. 
Un  immense  tapis  fit  l'office  de  toile;  c'était  un  peu  lourd,  il  fallait 
quatre  bommes  pour  le  manœuvrer,  cela  ne  nous  regardait  pas. 
Moranbois  se  chargea  de  composer  le  décor,  qu'il  entendait  mieux 
que  personne.  Léon  le  dessina,  je  le  peignis  avec  l'aide  de  Bella- 
mare  et  de  Marco.  La  toile  de  fond  du  péristyle  classique  pour  la 
tragédie  avait  déjà  été  réparée  à  Gravosa.  Lambesc  répara  de  son 
mieux  les  instrumens  qui  avaient  souiTert.  L'orchestre,  c'est-à-dire 
le  quatuor  qui  nous  en  tenait  lieu,  fut  caché  dans  la  coulisse  pour 
que  les  acteurs  en  représentation  pussent  faire  de  temps  en  temps 
leur  partie  sans  être  vus,  jouant  du  violon  ou  de  la  basse  en  cos- 
tume d'empereur  ou  de  confident.  CellaiPiare  avait  introduit  une 
innovation  :  un  coryphée  récitait  en  guise  de  chœur  une  pièce  de 
vers  à  la  fin  ou  à  l'entrée  des  actes.  Ces  vers,  imités  des  anciens 
textes,  étaient  fort  beaux,  ils  étaient  de  Léon.  L'orchestre  les  ac- 
compagnait en  sourdine  sur  un  rhythme  grave  et  monotone  que 
j'avais  composé,  c'est-à-dire  pillé,  mais  qui  faisait  très  bon  effet. 

Pendant  que  nous  nous  hâtions  ainsi,  Impéria  étudiait  la  Mar- 
seillaise, qu'elle  n'avait  chantée  de  sa  vie  et  qu'elle  n'avait  jamais 
entendu  chanter  par  Rachel;  elle  savait  seulement  que,  sans  voix 
et  sans  aucune  méthode  musicale,  la  grande  tragédienne  avait  com- 
posé une  sorte  de  mélopée  dramatique  qui  était  plutôt  mimée  et 
déclamée  que  chantée.  Impéria  musicienne  ne  pouvait  pas  faire  si 
bon  marché  du  thème  musical,  et  n'espérait  point  arriver  à  la 
beauté  sculpturale,  à  l'accent  voilé  et  terrible  de  celle  qu'on  avait 
appelée  la  muse  de  la  liberté.  Sa  voix  pure  voulait  chanter,  mais 


PIERRE    QUI    ROULE.  583 

elle  était  trop  douce  pour  armer  des  halaillom.  Elle  prit  le  parti  de 
s'exprimer  selon  sa  nature,  dont  le  fond  était  calme,  résolu  et  te- 
nace. Elle  fit  appel  aux  cordes  de  sa  volonté  stoïque  et  fière  ;  elle 
fut  toute  simple,  elle  chanta  toute  droite,  elle  regarda  son  public 
en  face  avec  une  fixité  fascinatrice,  elle  marcha  sur  lui  en  étendant 
les  bras  comme  si  elle  eût  marché  à  la  mort  au  milieu  des  balles  avec 
une  indifférence  dédaigneuse.  Cette  interprétation  fut  un  chef- 
d'œuvre  d'intelligence.  La  première  fois  qu'elle  l'essaya  devant 
nous,  la  première  strophe  nous  étonna,  la  seconde  commença  de 
nous  agiter,  la  troisième  nous  emporta.  Ce  n'était  pas  un  appel  à 
l'enthousiasme,  c'était  comme  un  défi  d'autant  plus  excitant  qu'il 
était  froid  et  hautain. 

—  C'est  cela!  dit  Moranbois,  qui,  vous  vous  en  souvenez,  était  le 
juge  infaillible  de  l'effet,  par  conséquent  du  résultat.  Ce  n'est  pas 
la  Marseillaise  vociférée  aux  titis,  ni  drapée  pour  les  artistes; 
c'est  la  Marseillaise  crachée  au  visage  des  capons. 

Nous  ne  vîmes  le  prince  qu'à  dîner  durant  tous  ces  préparatifs. 
Il  avait  fort  à  faire  de  son  côté  pour  rassembler  et  attirer  son  pu- 
blic, dont  les  principaux  membres  étaient  séparés  de  lui  par  des 
montagnes  et  des  précipices.  Tous  ces  chefs  de  clans  n'étaient  pas 
bien  difficiles  à  héberger.  Une  salle  commune,  des  tapis  et  des 
coussins,  ils  n'en  demandaient  pas  davantage.  Ils  apportaient  tout 
leur  bagage  dans  leur  ceinture,  armes,  pipes  et  tabac.  N'admettant 
pas  leurs  femmes  à  se  promener  et  à  se  divertir  avec  eux,  ils  sim- 
plifiaient beaucoup  les  embarras  de  l'hospitalité.  Ce  public  sans 
femmes  nous  refroidit  d'abord,  mais  il  excita  l'entrain  d'Impéria 
pour  la  Marseillaise. 

Lucinde  avait  repris  son  rôle  de  Phèdre,  et,  sauf  le  prince  et  son 
groom,  tout  l'auditoire  la  prit  sérieusement  pour  la  célèbre  Rachel. 
Impéria  récitait  admirablement  les  tirades  du  coryphée,  mais  on 
n'y  faisait  pas  grande  attention.  Quand  elle  parut  à  la  fin  en  tunique 
courte,  manteau  rouge  et  bonnet  phrygien ,  avec  un  drapeau  aux 
couleurs  de  l'insurrection  locale,  on  se  ravisa,  et  la  Marseillaise 
fit  le  même  effet  qu'elle  avait  fait  sur  nous.  On  écouta  en  silence, 
puis  un  murmure  s'éleva  comme  un  souffle  d'orage,  puis  une  sorte 
de  fureur  éclata  en  cris,  en  trépignemens  et  en  menaces.  Un  éclair 
passa  dans  la  salle,  c'étaient  tous  les  yatagans  tirés  de  la  ceinture 
et  brandis  au-dessus  des  têtes.  Toutes  ces  longues  figures  impo- 
santes, qui  depuis  le  commencement  de  la  représentation  nous  con- 
templaient avec  une  attention  majestueuse  et  froidement  bienveil- 
lante, devinrent  terribles  :  les  moustaches  se  hérissèrent,  les  yeux 
lancèrent  des  flammes,  les  poings  menacèrent  le  ciel,  Impéria  eut 
peur.  Ce  public  de  lions  du  désert,  qui  semblait  vouloir  s'élancer 
sur  elle  en  rugissant  et  en  montrant  les  griffes,  faillit  la  faire  fuir 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  la  coulisse;  mais  Moranbois  lui  criait  de  sa  voix  raiique  au 
milieu  du  vacarme  :  —  Tiens  ton  effet,  tiens-le!  toujours,  tou- 
jours! —  Elle  fit  ce  qu'elle  croyait  ne  pouvoir  faire  de  sa  vie;  elle 
s'avança  jusque  sur  la  rampe,  bravant  le  public  et  gardant  son  im- 
passible audace,  rendue  plus  émouvante  par  la  délicatesse  de  sa 
taille  et  de  son  type  d'enfant.  Alors  ce  fut  un  transport  de  sympa- 
thie dans  la  salle;  tous  ces  héros  de  V Iliade,  comme  les  appelait 
Bellamare,  lui  envoyèrent  des  baisers  ingénus  et  lui  jetèrent  leurs 
écharpes  d'or  et  de  soie,  leurs  chaînes  d'or  et  d'argent,  et  jusqu'aux 
riches  agrafes  de  leurs  toques  :  on  en  eut  pour  une  heure  à  tout 
ramasser. 

Le  prince  avait  disparu  pendant  ce  tumulte.  Où  était-il?  Très 
naïf  avec  nous,  mais  très  malin  avec  les  gens  de  son  pays,  il  s'était 
ménagé  son  effet.  Il  avait  reçu  ses  hôtes  en  costume  français,  pre- 
nant plaisir  à  les  agacer  par  cette  affectation,  et  voulant  les  forcer 
à  l'accepter  pour  un  métis  qui  valait  tous  leurs  inir-sang.  Dans 
l'entr'acte  que  lui  ménageait  le  long  et  bi'uyant  triomphe  d'împé- 
ria,  il  avait  été  lestement  revêtir  son  plus  magnifique  costume  d'ap- 
parat, et  il  avait  replacé  sa  belle  moustache  de  cérémonie,  qui  était 
en  tout  temps  postiche,  la  sienne  étant  pauvre  naturellemicnt.  Il  fit 
ainsi  son  entrée  sur  la  scène,  et  présenta  k  la  prétendue  Rachel  un 
énorme  bouquet  d'anémone  de  montagnes  et  de  fleurs  de  myrte  dont 
la  tige  était  passée  dans  un  bracelet  de  diamans. 

Il  accompagna  cette  offrande  d'un  speech  en  langue  du  pays, 
qu'il  débita  en  se  tournant  vers  le  public,  et  qui  exprimait  l'ardent 
patriotisme  et  l'implacable  vendetta  nationale  que  le  génie  de  l'ar- 
tiste avait  fait  vibrer  et  tressaillir  dans  des  âmes  héroïques.  Puis, 
voyant  que  le  public  hésitait  à  accepter  les  faciles  transformations 
de  sa  personne,  le  prince  ajouta  quelques  mots  en  touchant  son 
dolman  et  sa  barbe  et  en  frappant  sur  son  cœur.  Cela  était  facile  à 
comprendre.  Il  leur  disait  que  la  valeur  d'un  homme  n'était  pas 
dans  un  costume  qu'on  pouvait  se  procurer  avec  de  l'argent,  ni 
dans  une  moustache  que  le  barbier  pouvait  aussi  bien  replanter 
qu'abattre,  mais  qu'elle  était  dans  un  cœur  vaillant  que  Dieu  seul 
pouvait  vous  mettre  dans  la  poitrine.  Il  accentua  si  bien  ce  dernier 
trait  et  son  geste  fut  si  énergique  qu'il  enleva  son  effet  en  maître 
comédien  brûleur  de  planches.  Il  avait  certes  étudié  Lambesc,  et 
disait  tout  aussi  bien  que  lui  dans  son  idiome.  Nous  donnâmes  le 
signal  des  applaudissemens  dans  la  coulisse,  et  le  public  entraîné 
lui  fit  l'ovation  qu'il  avait  couvée. 

Impéria,  rentrée  au  foyer,  s'évanouit  de  fatigue  et  d'émotion.  En 
reprenant  ses  esprits,  elle  vit  à  ses  pieds  le  monceau  d'hommages 
qui  lui  avaient  été  jetés.  Elle  les  fit  emporter  par  Moranbois,  comme 
appartenant  à  l'association,  et,  quoi  qu'on  pût  lui  dire,  il  fallut  les 


PIERRE    QUI    ROULE.  585 

mettre  à  la  caisse  commune.  Elle  n'en  garda  que  deux  belles  écharpes 
dont  elle  fit  cadeau  à  Lucinde  et  à  Régine,  lesquelles  n'étaient  que 
pensionnaires.  Bellauiare  exigea  pourtant  qu'elle  reprît  le  bracelet 
de  diamans  pour  le  porter  devant  le  prince,  qui  ne  comprenait  pas 
les  refus,  et  ne  les  attribuait  qu'au  dédain  pour  la  valeur  de  l'objet 
offert. 

Nous  jouâmes  ainsi  quatre  fois  la  tragédie  en  un  mois  devant  un 
auditoire  toujours  plus  nombreux,  et  toujours  la  Marseillaise  ex- 
cita les  mêmes  transports  et  fil  pleuvoir  une  grêle  de  cadeaux.  C'é- 
tait comme  <à  Toulon,  seulement  c'était  plus  luxueux,  et  comme  le 
prince  persistait  à  vouloir  persuader  aux  autres  et  à  lui-même  que 
personne  autre  que  Rachel  n'était  capable  de  chanter  la  Marseil- 
laise comme  Impéria  la  chantait,  nous  nous  vîmes  à  la  tête  d'une 
belle  somme  et  d'une  valeur  réalisable  tant  en  bijoux  anciens  et  en 
tissus  brodés  qu'en  couteaux,  pipes  et  autres  objets  riches  et  cu- 
rieux. Impéria  se  fâchait  très  sérieusement  quand  on  essayait  de 
séparer  ses  intérêts  des  nôtres.  Elle  entendait  que  le  traité  d'asso- 
ciation fût  exécuté  à  la  lettre.  Elle  ne  profita  de  ses  avantages  que 
pour  faire  donner  une  belle  gratification  aux  pensionnaires.  Lam- 
besc  n'en  fut  point  exclu,  malgré  tous  ses  torts.  Il  avait  fait  ronfler 
îes  vers  avec  des  vibrations  cyclopéennes  qui  avaient  produit  plus 
d'effet  que  le  jeu  correct  et  approfondi  de  Léon.  Il  avait  donc  con- 
tribué à  nos  succès,  on  lui  devait  une  récompense.  Il  ne  s'y  atten- 
dait pas  et  se  montra  très  reconnaissant. 

Le  succès,  c'est  la  vie  pour  le  comédien,  c'est  la  sécurité  du  pré- 
sent, c'est  l'espérance  illimitée,  c'est  la  confiance  dans  la  bonne 
étoile.  Nous  étions  unis  comme  frères  et  sœurs  ;  plus  de  jalousies, 
plus  de  dépits,  plus  de  bourrasques;  une  obligeance  parfaite  de 
tous  pour  tous,  une  gaîté  intarissable,  une  santé  de  fer.  Nous  avions 
cette  prodigieuse  exubérance  de  vitalité  et  cette  irhprévoyance  en- 
fantine qui  caractérisent  la  profession  quand  elle  va  bien.  Nous  fai- 
sions d'ardentes  études,  nous  introduisions  des  perfectionnemens  à 
notre  mise  en  scène.  Bellamare,  n'ayant  pas  les  soucis  du  dehors, 
était  tout  à  nous  et  nous  faisait  faire  des  progrès  réels.  Léon  n'était 
plus  triste.  Le  plaisir  d'entendre  bien  dire  ses  vers  par  Im.péria  le 
remettait  en  veine  d'inspiration.  Nous  menions  une  vie  charmante 
dans  notre  oasis.  Le  temps  était  superbe,  et  nous  permettait  de 
temps  en  temps  des  promenades  dans  un  pays  entrecoupé  d'hor- 
reurs splendides  et  de  merveilles  cachées.  Nous  n'apercevions  pas 
l'ombre  d'un  brigand.  Il  est  vrai  que,  quand  nous  devions  nous 
aventurer  un  peu  dans  la  montagne,  le  prince  nous  faisait  escorter; 
nous  allions  alors  chasser,  et  les  femmes  nous  rejoignaient  avec  les 
provisions  pour  déjeuner  dans  les  sites  les  plus  sauvages.  Nous  étions 
affolés  de  découvertes,  et  personne  ne  se  souciait  plus  du  vertige. 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  liabitans  de  la  vallée  nous  avaient  pris  en  amitié  et  nous  of- 
fraient une  hospitalité  touchante.  C'étaient  les  plus  honnêtes,  les 
plus  douces  gens  du  monde.  Le  soir,  quand  nous  rentrions  dans  la 
forteresse,  il  nous  semblait  rentrer  chez  nous,  et  le  grincement 
du  pont-levis  derrière  nous  ne  nous  causait  aucune  mauvaise  im- 
pression. Nous  prolongions  les  études,  les  dissertations  littéraires, 
les  gais  propos,  les  rires  et  les  gambades  jusque  fort  avant  dans  la 
nuit.  Nous  n'étions  jamais  épuisés,  jamais  las. 

Le  prince  s'absentait  souvent  et  toujours  inopinément.  Se  prépa- 
rait-il à  un  coup  de  main,  comme  son  groom  le  pensait,  ou  chauf- 
fait-il son  parti  pour  en  prendre  la  direction  suprême?  Meta,  qui  ba- 
vardait plus  que  nous  ne  le  lui  demandions,  prétendait  qu'il  y  avait 
de  grandes  intrigues  pour  et  contre  son  maître,  qu'il  avait  un  com- 
pétiteur plus  sérieux  que  lui,  appelé  Danilo  Niégosh,  lequel  réu- 
nissait plus  de  chances  dans  la  province  de  la  Montagne-Noire,  où 
Klémenti  échouerait  certainement  malgré  ses  efforts,  ses  dépenses, 
ses  réceptions  et  son  théâtre.  —  Il  n'y  a,  disait-il,  qu'une  chose  qui 
pourrait  le  faire  réussir  :  ce  serait  d'enlever  aux  Turcs,  à  lui  tout 
seul,  une  bonne  place  de  guerre.  C'est  comme  ça  dans  le  pays.  Ces 
messieurs,  quand  ils  vont  tous  ensemble,  font  autant  les  uns  que 
les  autres;  aussi  les  ambitieux  voudraient  bien  faire  un  coup  d'éclat 
sans  avertir  personne,  ou  réussir  avec  leur  petite  bande  dans  une 
entreprise  que  tous  les  autres  auraient  jugée  impossible.  C'est 
comme  ça  qu'ils  font  quelquefois  des  choses  étonnantes;  mais  c'est 
comme  ça  aussi  qu'il  leur  en  cuit  bien  souvent  pour  s'être  atta- 
qués à  plus  fort  qu'eux,  et  c'est  toujours  à  recommencer. 

Le  groom  avait  peut-être  raison;  nous  ne  pouvions  cependant 
nous  empêcher  d'admirer  ces  beaux  seigneurs,  barbares  de  mœurs 
et  d'habitudes,  mais  fiers  et  indomptables,  qui  aimaient  mieux  vivre 
en  sauvages  dans  leurs  inexpugnables  montagnes  que  de  les  aban- 
donner à  l'ennemi  pour  aller  vivre  dans  les  pays  civilisés.  Nous  sen- 
tions plus  d'estime  et  de  sympathie  pour  eux  que  pour  notre  prince, 
et  il  nous  semblait  que  les  autres  chefs  n'avaient  point  à  lui  envier 
sa  littérature  et  sa  barbe  d'emprunt.  Nous  nous  trouvions  ridicules 
de  leur  vouloir  infuser  une  civilisation  dont  ils  n'avaient  aucun  be- 
soin, et  qui  n'avait  servi  au  prince  qu'à  le  dépoétiser  de  moitié. 

Peut-être  trouverez-vous  que  nous  avions  tort  et  que  nous  rai- 
sonnions trop  en  artistes,  c'est  possible.  L'artiste  s'éprend  de  la 
couleur  locale,  et  se  soucie  peu  des  obstacles  qu'elle  apporte  au 
progrès.  Je  vous  l'ai  dit,  il  ne  va  pas  au  fond  des  idées.  Il  s'y  noie- 
rait; il  est  fait  d'imagination  et  de  sentiment. 

Nous  ne  discutions  pas  avec  le  prince.  C'eût  été  fort  inutile,  et 
il  ne  nous  en  donnait  pas  le  temps.  Quand  il  venait  nous  trouver  à 
nos  répétitions,  ou  quand  il  nous  emmenait  dans  son  salon  byzan- 


PIERRE    QUI    ROULE.  587 

tin,  il  nous  pressait  comme  des  citrons  pour  exprimer  à  son  profit 
notre  esprit  et  notre  gaité.  Avait-il  un  réel  besoin  de  s'amuser  et 
d'oublier  avec  nous  sa  petite  fièvre  d'ambition,  ou  s'exerçait-il 
avec  nous  à  jouer  le  rôle  d'un  homme  frivole,  pour  endormir  les 
soupçons  de  certains  rivaux? 

Quelle  que  fût  sa  pensée,  il  était  parfaitement  aimable  et  bon 
enfant,  et  nous  ne  pouvions  pas  lui  refuser  d'être  aimables  avec 
lui.  Il  nous  faisait  bien  payer  notre  écot  à  sa  table  et  gagner  l'ar- 
gent de  notre  traité  :  car  il  nous  demandait  très  souvent  la  comédie 
gratis  pour  lui  seul,  et  il  riait  à  se  tordre  devant  l'excellent  co- 
mique de  Bellamare  et  la  gentillesse  burlesque  de  Marco;  mais  il 
ne  s'était  montré  ni  défiant  ni  avare,  et  nous  ne  voulions  pas  être 
en  reste  avec  lui.  S'il  n'avait  pas  toujours  un  excellent  ton,  il  avait 
au  moins  l'esprit  de  combler  nos  actrices  d'attentions  et  de  préve- 
nances sans  faire  la  cour  à  aucune.  Comme  Anna  continuait  d'avoir 
la  tête  fort  montée  pour  lui,  nous  avions  craint  quelque  tiraillement 
dans  nos  rapports  à  ce  sujet.  Nous  ne  faisions  pas  les  pédagogues 
avec  ces  dames,  mais  nous  détestions  les  gens  qui  viennent  rou- 
couler sous  les  yeux  des  acteurs,  et  qui  les  obligent  ainsi  à  faire 
des  figures  de  jaloux  ou  de  complaisans,  encore  qu'ils  ne  soient  ni 
l'un  ni  l'autre.  En  province  et  dans  une  petite  troupe,  la  situation 
est  parfois  insupportable,  et  nous  n'étions  pas  plus  disposés  à  la 
subir  dans  un  palais  d'Orient  que  dans  les  coulisses  de  Quimper- 
Corentin.  Anna  avait  été  bien  avertie  que  si  le  prince  lui  jetait  le 
mouchoir,  nous  ne  voulions  être  ni  confidens  ni  témoins. 

Le  prince  fut  plus  fin  que  de  cacher  ses  amours,  il  s'abstint  de 
toute  galanterie.  Il  nous  voulait  dispos  et  en  possession  de  tous  nos 
moyens;  il  ne  voulut  pas  mettre  le  trouble  dans  notre  intérieur,  et 
nous  lui  en  sûmes  beaucoup  de  gré.  Nous  lui  avons  dû  un  mois  de 
bonheur  sans  nuage.  J'ai  besoin  de  me  le  rappeler  pour  vous  par- 
ler de  lui  avec  justice.  Combien  nous  étions  loin  de  prévoir  par 
quelle  horrible  tragédie  nous  devions  payer  sa  splendide  hospitalité! 

Il  faut  pourtant  que  j'arrive  à  ce  déchirement,  à  cette  scène 
atroce  dont  le  souvenir  me  fait  toujours  venir  une  sueur  froide  à  la 
racine  des  cheveux. 

Nous  avions  rempli  notre  engagement.  Nous  avions  joué  Phèdre, 
Athalic,  Polyeucte  et  Cinna.  Le  prince  tint  ses  promesses  et  nous 
fit  riches.  En  réglant  avec  nous,  il  nous  montra  une  lettre  de  Con- 
stantinople  où  on  lui  apprenait  que  Zamorini  était  parti  pour  la 
Russie.  Cet  exploiteur  nous  faussait  compagnie,  nous  étions  dégagés 
envers  lui.  Il  laissait  le  voyage  que  nous  avions  fait  à  notre  charge; 
mais  nous  étions  trop  bien  dédommagés  pour  nous  plaindre,  et  Bel- 
lamare hésitait  à  décider  si  nous  irions  à  Constantinople  pour  notre 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

compte,  ou  si  nous  retournerions  en  France  par  l'Allemagne.  Le 
prince  nous  conseillait  ce  dernier  parti;  la  Turquie  ne  nous  donnerait 
que  déceptions,  périls  et  misères.  Il  nous  engageait  à  nous  rendre 
à  Belgrade  et  à  Pesth,  nous  prédisant  de  grands  succès  en  Hongrie; 
mais  il  nous  pria  de  ne  prendre  aucun  parti  avant  une  courte  ab- 
sence qu'il  était  forcé  de  faire.  Peut-être  nous  demanderait -il 
encore  une  quinzaine  aux  mêmes  conditions.  Nous  promîmes  de 
l'attendre  trois  jours,  et  il  partit  en  nous  répétant  de  considérer 
sa  maison  comme  la  nôtre.  Jamais  il  ne  se  montra  plus  aimable.  Il 
persistait  si  bien  à  prendre  Impéria  pour  Racliel,  qu'il  lui  dit  en  lui 
faisant  ses  adieux  :  —  J'espère  que  vous  ne  garderez  pas  un  mau- 
vais souvenir  de  mon  sauvage  pays,  et  que  vous  direz  un  peu  de 
bien  de  moi  à  vos  généraux  et  à  vos  ministres. 

Nous  restâmes  donc  fort  tranquilles  sous  la  garde  des  douze 
hommes  de  garnison  qui  veillaient  au  service  de  la  maison  et  à  celui 
de  la  forteresse,  tour  à  tour  domestiques  et  soldats.  Je  vous  ai  dit 
que  c'étaient  de  beaux  hommes  graves  qui  n'entendaient  pas  un  mot 
de  français.  Une  espèce  de  lieutenant,  qui  s'appelait  iSikanor  (je  ne 
l'oublierai  jamais),  et  qui  commandait  en  l'absence  du  prince,  par- 
lait très  bien  italien,  mais  il  ne  nous  parlait  jamais.  Nous  n'avions 
point  affaire  à  lui,  ses  fonctions  étant  toutes  mihtaires.  C'était  un 
grand  vieillard  dont  le  regard  oblique  et  la  lèvre  mince  ne  nous 
plaisaient  pas.  Nous  nous"  imaginions,  non  sans  raison,  qu'il  avait 
un  profond  mépris,  peut-être  une  secrète  aversion  pour  nous. 

Notre  service  immédiat  était  fait  par  le  frère  Ischirion  et  par  le 
petit  Meta,  et  autant  que  possible  nous  nous  passions  d'eux.  Le 
moine  était  malpropre,  curieux,  obséquieux  et  faux.  Le  groom  était 
bavard,  familier,  loustic,  tuais  canaille,  disait  Moranbois. 

Ce  ne  fut  donc  pas  sans  déplaisir  que  nous  vîmes  notre  petit 
Marco  se  lier  jusqu'au  tutoiement  réciproque  avec  ce  garçon  et 
s'isoler  de  nous  de  plus  en  plus  pour  courir  avec  lui  dans  les  cloî- 
tres et  dans  les  offices.  Marco  répondait  à  nos  reproches  qu'il  était 
le  fils  d'un  ouvrier  de  Rouen,  comme  Meta  était  celui  d'un  ouvrier 
de  Paris,  qu'ils  avaient  parlé  le  même  argot  dès  l'enfance,  que 
Meta  avait  tout  autant  d'esprit  que  lui,  enfin  qu'ils  n'étaient  pas 
plus  l'un  que  l'autre.  Il  donnait  pour  prétexte  à  son  éternelle 
maraude  avec  ce  Frontin  le  plaisir  de  faire  enrager  le  moine,  qui 
était  une  vieille  peste  et  les  détestait  tous  les  deux.  Il  était  facile  de 
voir  que  le  moine  les  avait  effectivement  en  horreur,  bien  qu'il  ne 
se  plaignît  jamais  de  leurs  malices,  et  parût  les  supporter  avec  une 
angélique  patience.  L'histoire  des  têtes  de  Turcs  lui  était  restée  sur 
le  cœur.  Il  les  avait  retrouvées  sur  l'autel  d'un  petit  oratoire  où  il 
faisait  ses  dévotions  et  serrait  ses  confitures.  11  avait  fort  bien  de- 


PIEraîE    QUI    ROL'LE.  589 

viné  l'auteur  de  cette  profanation.  J'ignore  s'il  s'en  était  plaint  au 
prince.  Le  prince  avait  paru  ignorer  tout,  et  les  têtes  n'avaient  ja- 
mais reparu. 

Connne  notre  table  était  désormais  aussi  bien  servie  que  le  per- 
mettaient les  ressources  du  pays  et  les  notions  culinaires  d'Ischi- 
rion,  nous  avions  formellement  défendu  à  Marco  et  à  Meta  de 
dérober  quoi  que  ce  soit  à  l'office,  et,  s'ils  continuaient  ce  pillage, 
c'était  pour  leur  compte  et  à  notre  insu. 

Un  jour,  ils  vinrent  à  la  répétition  avec  des  figures  toutes  boule- 
versées, riant  d'un  rire  étrange,  plutôt  convulsif  que  gai.  i\ous 
n'aimions  pas  que  Meta  se  tînt  dans  nos  jambes  pendant  l'étude.  Il 
nous  dérangeait,  touchait  à  tout  et  ne  faisait  que  babiller.  Bella- 
mare,  impatienté,  le  mit  à  la  porte  un  peu  durement,  et  gronda 
Marco,  qui  s'était  fait  attendre  et  qui  répétait  tout  de  travers.  Marco 
se  mit  à  pleurer.  Gomme  cela  ne  lui  arrivait  pas  souvent  et  qu'il 
était  réellement  en  faute,  on  crut  devoir  laisser  la  leçon  de  Bella- 
mare  entrer  un  peu  en  lui,  et  on  ne  chercha  pas  à  les  réconcilier 
tout  de  suite.  Après  la  répétition,  il  disparut.  Nous  ne  nous  sommes 
jamais  pardonné  cette  sévérité,  et  Bellamare,  si  sobre  de  répri- 
mandes et  si  paternel  avec  les  jeunes  artistes,  se  l'est  reprochée 
comme  un  crime. 

Nous  dînions  toujours  à  trois  heures  dans  le  grand  réfectoire.  Ni 
Marco  ni  Meta  ne  se  montrèrent.  On  pensa  qu'ils  boudaient  connue 
des  enfans  qu'ils  étaient.  —  Qu'ils  sont  bêtes  !  dit  Bellamare,  j'avais 
déjà  oublié  leurs  méfaits. 

Le  soir  vint,  et  la  collation  nous  fut  servie  par  Ischirion  en  per- 
sonne. Nous  lui  demandâmes  où  étaient  les  jeunes  gens.  11  nous 
répondit  qu'il  les  avait  vus  sortir  avec  des  lignes  pour  pêcher  dans 
le  lac,  que  sans  doute  ils  étaient  revenus  trop  tard  et  avaient  trouvé 
le  pont  levé,  mais  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  de  s'en  inquiéter.  Par- 
tout dans  le  village  ils  trouveraient  des  gens  empressés  à  leur 
donner  l'hospitalité  jusqu'au  lendemain. 

La  chose  était  si  vraisemblable,  nous  avions  été  si  bien  accueillis 
toutes  les  fois  que  nous  avions  parcouru  le  village,  que  nous  ne 
conçûmes  aucune  inquiétude.  Cependant  nous  fûmes  frappés  de  ce 
que  Lambesc  nous  dit  en  rentrant  dans  notre  chambre.  Il  nous  de- 
manda si  nous  savions  que  le  prince  avait  un  harem. 

— ^  Non  pas  un  harem  précisément,  lui  répondit  Léon;  c'est,  je 
crois,  ce  qu'on  appelle  un  odalik.  Il  n'est  pas,  comme  les  Turcs, 
marié  à  l'une  de  ses  femmes  et  possesseur  des  autres  par  droit 
d'acquisition.  Il  a  tout  simplement  plusieurs  maîtresses  qui  sont 
libres  de  le  quitter,  mais  qui  n'en  ont  nulle  envie  parce  qu'elles 
seraient  vendues  à  des  Turcs.  Elles  vivent  en  bonne  intelligence, 
probablement  parce  que  cela  est  dans  les  habitudes  des  femmes  de 


590  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'Orient,  et  on  les  tient  cachées,  parce  que  cela  est  la  manière  d'ai- 
mer ou  le  point  d'honneur  des  hommes. 

—  C'est  possible,  reprit  Lambesc;  mais  savez-vous  dans  quel 
coin  de  ce  mystérieux  manoir  elles  sont  murées  ? 

—  Mm'ées?  dit  Bellaraare. 

—  Oui,  murées,  bien  murées.  On  a  supprimé  toutes  les  portes 
qui  communiquaient  avec  la  partie  du  couvent  qu'elles  habitent; 
c'est  l'ancienne  buanderie,  où  il  y  a  une  belle  citerne.  On  a  fait  de 
cette  buanderie  une  salle  de  bains  très  luxueuse,  on  a  planté  un 
petit  jardin  dans  le  préau,  on  a  bâti  un  très  joli  kiosque,  et  ces 
trois  dames  vivent  là  sans  jamais  sortir.  Il  y  a  une  négresse  pour 
les  servir  et  deux  gardiens  pour  surveiller  l'unique  porte  de  leur 
prison ,  oîi  le  prince  se  rend  la  nuit  par  un  couloir  pratiqué  dans 
l'épaisseur  des  murs.  Ce  cher  prince  a  la  lasciveté  pudique  des 
Orientaux. 

—  Comment  savez-vous  ces  détails  ?  lui  dit  Bellamare  avec  sur- 
prise. Est-ce  que  vous  auriez  eu  l'imprudence  de  rôder  par  là? 

—  Non  ;  ce  serait  de  mauvais  goût,  répondit  Lambesc,  et  Dieu 
sait  si  ces  dames  sont  des  houris  ou  des  guenons!  Enfm  je  n'ai  pas 
été  tenté;  mais  le  petit  efîi'onté  de  groom  a  trouvé  dans  l'apparte- 
ment du  prince  la  clé  du  passage  mystérieux,  et  il  s'en  est  servi 
plusieurs  fois  pour  voir,  sans  être  aperçu,  ces  dames  dans  le  bain. 

—  11  vous  l'a  dit? 

—  Non;  c'est  Marco  qui  me  l'a  dit,  et  même... 

—  Et  même  quoi  ? 

—  Je  ne  sais  si  je  dois  vous  le  dire...  il  me  l'a  confié  un  soir  qu'il 
était  gris  et  qu'il  se  réconciliait  avec  moi  plus  qu'il  n'était  néces- 
saire. Je  me  serais  bien  passé  de  sa  confiance;  mais  j'avoue  que 
j'étais  curieux  de  voir  s'il  se  moquait  de  moi,  et  il  m'a  donné  des 
détails  qui  me  prouvent...  Enfm  je  crois  qu'il  est  bon  que  vous  le 
sachiez,  Meta  l'a  emmené  avec  lui  voir  la  toilette  des  odalisques,  et 
il  en  a  eu  la  tête  tournée.  Je  gage  qu'il  était  là  hier  quand  nous 
l'avons  attendu  à  la  répétition,  et  peut-être  la  chose  n'est-elle  pas 
sans  danger  pour  lui.  Je  ne  sais  pas  comment  les  icoglans  du  prince 
prendraient  la  plaisanterie,  s'ils  le  pinçaient  en  flagrant  délit  de 
curiosité. 

—  Bah  !  nous  ne  sommes  pas  chez  les  Turcs,  reprit  Bellamare, 
on  ne  l'empalerait  pas  pour  ça;  mais  le  prince  serait  fort  mécon- 
tent, je  suppose,  et  je  vais  m'opposer  sévèrement  à  ces  escapades. 
Marco  est  un  bon  et  brave  enfant;  quand  il  comprendra  que  ces 
petites  folies-là  peuvent  porter  atteinte  à  notre  honneur,  il  y  re- 
noncera. Vous  avez  bien  fait,  Lambesc,  de  me  dire  la  vérité,  et  je 
regrette  que  vous  ne  l'ayez  pas  dite  plus  tôt. 

On  se  coucha  tranquillement,  mais  je  ne  sais  quel  vague  pressen- 


PIERRE    QUI    ROULE.  591 

timent  troubla  mon  sommeil  et  m'éveilla  avant  le  jour.  Je  pensais 
à  Marco  malgré  moi,  j'aurais  voulu  qu'il  fût  rentré. 

Il  avait  tonné  clans  la  nuit,  et  une  lourde  chaleur  s'était  concen- 
trée dans  les  appartenions.  Me  sentant  oppressé,  je  ne  voulus  pas 
réveiller  mes  camarades  ;  je  passai  sans  bruit  sur  la  terrasse  que 
dominait  un  bastion  voisin  et  d'où  l'on  voyait,  un  peu  plus  loin,  la 
tour  d'entrée  se  dessinant  sur  un  ciel  chargé  de  nuages.  La  lueur 
verdâtre  du  matin  faisait  ressortir  les  formes  bizarres  de  ces  nuées 
immobiles.  La  forteresse,  vue  ainsi,  présentait  un  amas  de  masses 
noires  solennellement  tristes. 

Il  y  avait,  à  ce  qu'il  me  sembla,  quelques  personnes  sur  la  tour, 
mais  elles  ne  bougeaient  pas.  Je  pensai  que  c'était  des  groupes  de 
cigognes  endormies  sur  les  créneaux.  Cependant  le  jour  augmentait, 
et  bientôt  il  me  fut  impossible  de  ne  pas  reconnaître  les  têtes  de 
Turcs  replacées  triomphalement  sur  leurs  tiges  de  fer.  C'était  sans 
doute  une  infraction  aux  ordres  du  prince  absent,  car  son  intention 
ne  pouvait  pas  être  de  présenter  ce  défi  à  la  susceptibilité  nerveuse 
de  nos  actrices;  mais  c'était  un  défi  de  ses  gens,  peut-être  une 
menace  à  notre  adresse.  J'allai  doucement  réveiller  Bellamare  pour 
lui  faire  part  de  cette  circonstance.  Pendant  qu'il  s'habillait  pour 
venir  avec  moi  s'en  assurer,  le  jour  s'était  complètement  dégagé  de 
la  nuit,  et  nous  vîmes  distinctement  entre  deux  créneaux  qui  nous 
faisaient  face  Marco  et  Meta  qui  nous  regardaient. 

—  On  les  a  donc  faits  prisonniers?  me  dit  Bellamare,  et  on  les 
a  forcés  de  passer  la  nuit  en  compagnie  de  ces  têtes  coupées, 
pour  les  punir...  La  parole  expira  sur  ses  lèvres,  chaque  seconde 
augmentait  l'intensité  du  rayon  matinal.  Les  deux  jeunes  gens 
étaient  immobiles  comme  s'ils  eussent  été  étroitement  enchaînés,  le 
menton  appuyé  sur  le  rebord  de  la  plate-forme.  Leur  pâleur  était 
livide,  un  rictus  effrayant  contractait  leurs  bouches  entr' ouvertes, 
ils  nous  regardaient  d'un  œil  fixe.  Nos  gestes  et  notre  appel  ne  leur 
faisaient  aucune  impression...  Quelques  gouttes  de  sang  suintaient 
sur  la  pierre...  —  Ils  sont  morts!  s'écria  Bellamare  en  me  serrant 
dans  ses  mains  crispées,  on  les  a  décapités...  Il  n'y  a  là  que  leurs 
têtes  ! 

Je  faillis  m'évanouir,  et  pendant  quelques  instans  je  ne  sus  où 
j'étais.  Bellamare  aussi  tournait  sur  lui-même  et  chancelait  comme 
un  homme  ivre.  Enfin  il  raffermit  sa  volonté.  —  Il  faut  savoir,  me 
dit-il,  il  faut  châtier...  viens! 

Nous  réveillâmes  nos  camarades. — Écoutez,  leur  dit  Bellamare,  il 

y  a  quelque  chose  d'atroce,  un  meurtre  infâme...  Marco  et  Meta!... 

Taisez-vous!  pas  un  mot,  pas  un  cri...  Songeons  à  nos  pauvres 

femmes  qui  ont  déjà  tant  souffert! 

Il  alla  fermer  leur  porte  en  dehors,  et  donna  la  clé  à  Léon  en 


592  RE\'UE    DES   DEUX   MONDES. 

lui  disant  :  —  Tu  n'es  pas  fort,  tu  ne  pourrais  pas  nous  aider.  Je  te 
coufie  les  femmes;  si  on  venait  les  inquiéter,  frappe  sur  notre  tam- 
tam,  nous  t'entendrons,  nous  ne  sortons  pas  de  la  maison.  Ne  leur 
dis  rien,  si  elles  ne  s'éveillent  pas  avant  l'heure  accoutumée  et  si 
elles  n'essaient  pas  de  sortir.  De  leur  chambre,  elles  ne  peuvent  pas 
voir  cette  chose  horrible.  Viens,  Moranbois,  viens,  Laurence!  pour 
les  muscles,  vous  valez  dix  hommes  à  vous  deux;  moi  aussi  je  suis 
fort  quand  il  le  faut.  Et  vous,  Lambesc,  écoutez!  vous  êtes  très  so- 
lide aussi;  mais  vous  n'aimiez  pas  Marco.  Étes-vous  assez  généreux, 
assez  bon  camarade,  pour  vouloir  le  venger,  même  au  péril  de 
votre  vie? 

—  Vous  en  doutez?  répondit  Lambesc  avec  un  accent  de  bravoure 
et  de  sincérité  qu'il  n'avait  jamais  eu  sur  la  scène. 

—  C'est  bien  !  répondit  Bellamare  en  lui  serrant  la  main  avec 
énergie.  Prenons  des  armes,  des  poignards  surtout,  nous  n'en  man- 
quons pas  ici. 

Moranbois  ouvrit  la  caisse,  et  en  un  clin  d'œil  nous  fûmes  armés; 
puis  nous  nous  rendîmes  à  la  tour  d'entrée.  Elle  n'était  pas  gardée, 
personne  ne  paraissait  levé  dans  cette  partie  de  la  forteresse;  le 
pont  n'était  pas  encore  baissé.  Seule,  la  sentinelle  qui  veillait  sur 
le  bastion  voisin  nous  regarda  d'un  œil  indifférent  et  n'interrompit 
pas  un  instant  ses  volte-face  monotones.  Sa  consigne  n'avait  point 
prévu  notre  dessein. 

Avant  tout,  nous  voulions  nous  assurer  de  la  vérité,  quelque  évi- 
dente qu'elle  fut.  Nous  montâmes  l'escalier  en  vis  de  la  tour,  et  nous 
n'y  trouvâmes  que  les  têtes  sanglantes  des  deux  malheureux  enfans. 
Elles  avaient  été  tranchées  net  par  le  damas  dont  les  Orientaux  se 
servent  si  cruellement  bien,  leurs  corps  n'étaient  point  là. 

—  Laissons  leurs  têtes  où  elles  sont,  dit  Bellamare  à  Moranbois, 
dont  les  dents  claquaient  de  douleur  et  de  colère.  Le  prince  revient 
aujourd'hui,  il  faut  qu'il  les  voie. 

—  Eh  bien!  il  les  verra,  répondit  Moranbois;  mais  je  ne  veux  pas 
que  ces  innocens  restent  en  la  compagnie  de  ces  charognes  de 
Turcs.  —  Et  comme  il  avait  besoin  d'exhaler  sa  rage,  il  arracha  les 
têtes  desséchées  de  leurs  supports  et  les  jeta  sur  le  pavé  delà  cour, 
où  leurs  crânes  se  brisèrent  avec  un  bruit  sec. 

—  Ceci  est  inutile!  lui  disait  Bellamare;  mais  il  ne  put  l'empêcher, 
et  nous  quittâmes  la  tour  après  avoir  couvert  de  nos  foulards  ces 
deux  malheureuses  figures  que  nous  ne  voulions  pas  laisser  en  spec- 
tacle dérisoire  à  leurs  bourreaux.  Nous  prîmes  la  clé  de  la  tour,  et 
comme  nous  en  sortions,  nous  vîmes  que,  malgré  le  soleil  levé,  le 
pont  était  toujours  dressé,  contre  l'usage  ;  on  nous  faisait  prison- 
niers. —  Ça  nous  est  bien  égal,  dit  Moranbois,  ce  n'est  pas  dehors 
que^nous  avons  affaire. 


PIERRE    QUI    ROULE.  593 

Il  y  avait  deux  gardes  placés  sous  la  herse.  Bellamare  les  inter- 
rogea. Leur  consigne  leur  défendait  de  répondre,  ils  eurent  l'air  de 
ne  pas  entendre.  En  ce  moment,  le  frère  Iscliirion  parut  de  l'autre 
côté  du  fossé.  Il  portait  un  panier  rempli  d'œufs  qu'il  avait  été 
chercher  dans  le  village.  Donc  il  avait  été  debout  assez  matin  pour 
savoir  ce  qui  s'était  passé  la  veille  ou  dans  la  nuit.  Bellamare  at- 
tendit qu'on  l'eût  fait  rentrer,  et  comme  Moranbois  le  secouait  ru- 
dement pour  le  faire  parler  plus  vite,  nous  dûmes  prendre  sa 
défense;  il  était  désormais  le  seul  qui  pût  nous  comprendre  et  nous 
répondre. 

—  Qui  a  assassiné  notre  camarade  et  le  groom  du  prince?  dit 
Bellamare  au  moine  éperdu.  Yous  le  savez,  voyons,  ne  jouez  pas  la 
surprise  ! 

—  Au  nom  du  grand  saint  George,  répondit  le  moine,  ne  cassez 
pas  mes  œufs,  excellence!  ils  sont  tout  frais,  c'est  pour  votre  dé- 
jeuner... 

—  Je  vais  t'écraser  comme  une  vipère,  lui  dit  Moranbois,  si  tu 
fais  la  sourde  oreille.  Est-ce  toi  qui  as  assassiné  ces  enfans?JNon, 
tu  n'aurais  pas  eu  ce  courage;  mais  c'est  toi  qui  les  as  espionnés, 
dénoncés,  livrés,  j'en  suis  sûr,  et  je  te  réponds  que  tu  ne  porteras 
pas  ta  sale  tête  en  paradis. 

Le  moine  tomba  sur  ses  genoux,  jurant  par  tous  les  saints  du  ca- 
lendrier grec  qu'il  ne  savait  rien,  et  qu'il  était  innocent  de  toute 
mauvaise  intention.  Il  mentait  évidemment;  mais  les  deux  gardes, 
qui  regardaient  tranquillement  la  scène,  commençaient  à  s'émou- 
voir un  peu,  et  Bellamare  ne  voulait  pas  qu'ils  intervinssent  avant 
d'avoir  obtenu  une  réponse  du  moine.  Il  lui  fit  déclarer  que  la 
seule  autorité  qui  pût  être  responsable  d'une  exécution  dans  la 
forteresse  était  le  commandant  Nikanor. 

—  Et  quel  autre  aurait  droit  sur  les  personnes?  répondit  le 
moine.  En  l'absence  du  prince,  il  faut  bien  un  maître  ici  :  le  com- 
mandant a  droit  de  vie  et  de  mort  sur  tous  les  habitans  de  la  forte- 
resse et  du  village. 

—  Sur  vous,  chiens  d'esclaves,  c'est  possible,  lui  dit  Moranbois; 
mais  sur  nous,  c'est  ce  que  nous  allons  voir!  Où  est-elle  terrée,  ta 
bête  fauve  de  commandant?  conduis-nous  à  son  chenil,  vite,  et  ne 
raisonne  pas  ! 

Le  moine  obéit  en  se  lamentant  sur  ses  œufs  cassés  par  les  mou- 
vemens  brusques  de  Moranbois ,  et  en  souriant  sous  cape  de  notre 
indignation.  Il  nous  menait  à  l'antre  du  tigre;  il  espérait  sans  doute 
que  nous  n'en  sortirions  pas. 

George  Sand. 

{La  cinquième  partie  au  prochain  n".^ 
TOME  Lxxxii.  —  1869.  38 


L^EGLISE   ROMAINE 


LE   PREMIER  EMPIRE 


—  1800  —  1814  — 


XXIIl. 

LE    PAPE    A    FONTAINEBLEAU.  —   SIGNATURE    DU    CONCORDAT. 


I.  Mémoires  du  cardinal  Consalvi.  —  II.  Œuvres  complètes  du  cardinal  Pacca.  —  III.  Cor- 
respondance du  cardinal  Caprara.  —  IV.  Correspondance  de  Napoléon  I".  —  V.  Dépêches 
diplomatiques  et  documens  inédits  français  et  étrangers,  etc. 


I. 

Arrivé  à  Fontainebleau  le  19  juin  1812  au  matin,  Pie  VII,  ainsi 
que  nous  l'avons  raconté  dans  notre  précédente  étude,  n'avait  pas 
d'abord  trouvé  où  reposer  sa  tête  (1).  Aucun  ordre  n'était  parvenu 
au  concierge  du  château,  le  sieur  Ribbes.  Il  en  coûtait  à  ce  digne 
homme  d'interdire  l'entrée  de  la  résidence  impériale  au  vieillard 
épuisé  de  fatigue  qu'il  avait  sous  les  yeux.  D'un  autre  côté,  com- 
ment recevoir  sans  instructions  un  tel  hôte,  ou  plutôt  comment  se 
constituer  à  ses  risques  et  périls  le  gardien  sans  mandat  d'un  pa- 
reil prisonnier?  L'humble  concierge  déclara  qu'il  ne  pouvait  rien 
prendre  sur  lui,  et  qu'il  allait  en  référer  à  ses  supérieurs.  Afin  de 
concilier  toutefois  avec  l'accomplissement  de  son  devoir  la  compas- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  avril. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  595 

sion  dont  il  ne  pouvait  se  défendre,  M.  Ribbes  offrit  au  saint-père  de 
l'installer  provisoirement  dans  une  maison  qu'il  possédait  non  loin 
du  palais.  Ce  fut  dans  ce  modeste  logis  que  durant  la  même  soirée 
Pie  VII  reçut  la  visite  du  duc  de  Cadore  apportant  l'ordre  tardif  de 
mettre  immédiatement  en  état  les  appartemens  destinés  au  sou- 
verain pontife. 

Le  lendemain,  M.  Bigot  de  Préameneu  accourait  à  Fontainebleau, 
où  la  plupart  de  ses  collègues  ne  tardèrent  pas  non  plus  à  se  rendre. 
Leur  but  n'était  pas  en  ce  premier  moment  d'être  admis  auprès  de 
la  personne  du  pape,  car  Pie  VII  gisait  encore  sur  son  lit  de  douleur 
dans  un  état  de  santé  qui,  pendant  trois  semaines  environ,  renou- 
vela toutes  les  inquiétudes  que  l'on  venait  d'éprouver  pour  sa  vie  (1). 
Par  cette  démarche  ostensible,  les  ministres  de  l'empereur  avaient 
hâte  de  témoigner  de  leur  déférence  pour  le  chef  de  la  foi  catho- 
lique. Ils  avaient  surtout  à  cœur  de  faire  comprendre  au  clergé  et 
à  la  société  parisienne  qu'ils  n'étaient  pour  rien  dans  les  incidens 
qui  avaient  si  étrangement  marqué  le  passage  du  saint-père  au 
Mont-Genis  et  son  arrivée  cà  Fontainebleau.  Quels  reproches  pou- 
vait-on leur  adresser?  Était-ce  leur  faute  si  le  gouverneur  du  Pié- 
mont, le  beau- frère  de  l'empereur,  n'avait  pas  voulu  accorder 
quelques  instans  de  repos  à  l'auguste  malade?  Quant  aux  instruc- 
tions remises  au  colonel  Lagorse,  l'empereur  les  avait  dictées  lui- 
même.  Était-il  juste  de  les  blâmer  parce  qu'un  militaire,  esclave 
de  sa  consigne,  avait  compromis  la  santé  du  prisonnier  en  n'osant 
prendre  sur  lui  de  le  faire  voyager  à  petites  journées?  Comment 
pouvaient-ils  prévoir  que  le  concierge  d'un  palais  impérial  serait 
si  malavisé  que  d'en  fermer  les  grilles  au  souverain  pontife?  Pré- 
parer d'avance  les  appartemens  du  saint-père,  c'eût  été  donner 
l'éveil  aux  habitans  de  la  ville,  et  l'on  aurait  alors  risqué  de  les 
voir,  comme  jadis,  se  porter  tous  au-devant  de  la  voiture  pontificale. 
Pour  l'empereur,  quel  déboire,  et  pour  eux  quelle  responsabilité, 
s'ils  avaient  imprudemment  fourni  à  Pie  VIT  l'occasion  d'un  sem- 
blable accueil  !  Ces  explications,  données  à  voix  basse  par  M.  Bigot 
de  Préameneu  et  par  le  duc  de  Rovigo,  n'étalent  pas  dénuées  de  fon- 
dement. Autant  en  pouvaient  dire  pour  leur  propre  décharge  le  prince 
Borghèse,  le  colonel  Lagorse  et  jusqu'à  ce  pauvre  portier,  sur  lequel 
on  eût  volontiers,  si  cela  n'avait  été  trop  ridicule,  fait  exclusivement 
retomber  le  poids  de  tout  ce  qui  venait  de  se  passer.  Cette  fois  en- 
core, comme  en  1809  lors  de  l'enlèvement  du  pape  du  Vatican  et 
de  son  transfert  à  Savone,  aucun  des  personnages  impliqués  dans 
ce  drame  étrange  n'avait,  à  vrai  dire,  mérité  d'être  particulièrement 

(1)  OEuvres  ccmplèles  du  cardinal  Pacca,  t.  F"",  p.  3U. 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

désigné  à  l'indignatioiî  publique.  Du  sommet  le  plus  élevé  au  degré 
le  plus  bas  de  la  hiérarchie,  les  fonctionnaires  du  premier  empire 
n'avaient  tous  fait  qu'obéir.  Ne  point  se  compromettre,  telle  avait 
été  leur  unique  pensée.  Le  plus  hardi  d'entre  eux  aurait  craint  en 
cédant,  fût-ce  un  instant,  à  quelque  généreuse  impulsi  m  d'attirer 
sur  lui  la  colère  d'un  maître  redouté;  par  frayeur,  ils  s'étaient  passé 
de  main  en  main  l'accablant  fardeau  du  pontife  moribond.  Un  peu 
de  pitié  s'attache,  quoi  qu'on  en  ait,  à  tant  de  faiblesse.  Il  est  difficile 
de  blâmer  sans  les  plaindre  ces  malheureux  agens  de  la  volonté 
impériale  ;  mais  que  penser  et  que  dire  du  souverain  tout-puissant 
qui  deux  fois  pendant  son  règne  a  mis  à  de  si  cruelles  épreuves  la 
conscience  de  ses  plus  dévoués  serviteurs? 

Maintenant  que  Pie  VII  était  rendu  à  Fontainebleau,  toute  incer- 
titude avait  cessé  sur  la  façon  dont  il  convenait  de  le  traiter.  Les 
instructions  laissées  par  l'empereur  avaient  tout  prévu.  Il  avait  or- 
donné qu'on  fît  garnir  de  meubles  magnifiques  les  chambres  occu- 
pées par  sa  sainteté  au  moment  du  sacre,  et  dont  les  fenêtres  don- 
naient en  partie  sur  la  cour  de  la  fontaine,  en  partie  sur  le  jardin 
réservé  du  château.  L'archevêque  d'Édesse,  le  docteur  Porta  et  les 
gens  de  la  maison  pontificale  devaient  être  logés  dans  les  pièces 
voisines.  D'autres  appartemens  placés  dans  le  même  corps  de  bâti- 
ment étaient  destinés  à  recevoir  les  cardinaux  et  les  évêques  qui 
viendraient  présenter  leurs  hommages  au  saint-père.  Convaincu  en 
effet  que  l'influence  de  l'entourage  au  milieu  duquel  il  vivrait 
ne  pouvait  manquer  d'agir  à  la  longue  sur  l'esprit  de  Pie  Yll,  Na- 
poléon n'avait  rien  tant  recommandé  à  M.  Bigot  de  Préameneu  que 
d'envoyer  les  dignitaires  les  mieux  pensans  du  clergé  s'établir  sou- 
vent près  de  lai  à  Fontainebleau.  Il  importait  d'y  avoir  autant  que 
possible  à  demeure  les  membres  des  anciennes  commissions  ecclé- 
siastiques, surtout  les  cardinaux  et  les  prélats  envoyés  récemment 
en  mission  à  Savone.  Il  fallait  que  les  plus  habiles  d'entre  eux  ne 
perdissent  pas  une  occasion  de  mettre  incessamment  sous  les  yeux 
du  souverain  pontife  le  tableau  des  maux  présens  de  l'église  de 
France,  afin  d'ouvrir  la  voie  à  de  nouvelles  négociations,  et  de  le 
préparer  aux  grands  sacrifices  qui  seraient  bientôt  exigés  de  lui. 
Ces  fréquentes  entrevues  du  chef  delà  catholicité  avec  des  membres 
sûrs  et  bien  choisis  de  l'ancien  concile  national  auraient  d'ailleurs 
plus  d'un  avantage.  Elles  tranquilliseraient  les  curés  de  campagne 
et  la  masse  entière  des  fidèles  sur  l'état  des  relations  entre  le  saint- 
siége  et  Napoléon.  Le  spectacle  du  souverain  pontife  devenu  l'hôte 
du  fils  aîné  de  l'église  et  habitant,  en  compagnie  d'une  foule  de 
cardinaux  et  d'évêques,  l'une  des  plus  somptueuses  résidences  im- 
périales ne  pouvait  qu'être  d'un  excellent  effet.  Si  l'on  amenait 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  597 

doucement  Pie  YII  à  s'occuper  par  lui-même  du  détail  des  affaires 
intérieures  des  divers  diocèses  de  France ,  un  grand  point  serait 
gagné.  Si  l'on  pouvait  à  le  décider  à  se  fixer  dans  la  capitale  de 
l'empire,  ce  serait  un  pas  immense  vers  la  seule  solution  possible 
des  difficultés  pendantes.  Napoléon  ne  désespérait  pas  en  effet  d'at- 
tirer le  pape  à  Paris.  Avis  était  déjà  donné  ai?  cardinal  Maury 
d'avoir  à  livrer  son  palais  épiscopal  aux  architectes,  afin  qu'ils 
le  missent  en  état  de  recevoir  bientôt  sa  sainteté  en  bâtissant  des 
écuries,  en  agrandissant  les  jardins,  en  doublant  les  appartemens 
de  réception  (1).  Les  curieux  de  la  capitale  avaient  assisté  avec 
surprise  à  ces  travaux  précipités,  dont  le  secret  leur  fut  révélé  par 
l'apparition  d'un  petit  livre  imprimé  avec  permission  de  la  police, 
le  Guide  des  voyageurs  à  Paris,  et  qui  donnait  officiellement  à  l'ar- 
chevêché restauré  de  Notre-Dame  le  titre  de  «  palais  papal,  jus- 
qu'ici archiépiscopal.  » 

Tous  les  plans  gigantesques  agités  vaguement  par  l'empereur 
sur  les  bords  du  Niémen,  qu'il  s'apprêtait  à  franchir,  il  n'était 
point  fâché  d'en  laisser  percer  quelque  chose  aux  yeux,  non-seule- 
ment du  public  français,  mais  de  l'Europe  entière;  ils  furent 
prompteraent  déjoués  par  Pie  VII.  A  peine  rétabli  de  ses  souf- 
frances, le  pape  avait  jeté  un  regard  de  souveraine  indifférence 
sur  les  splendeurs  de  sa  nouvelle  demeure.  Il  déclara  qu'il  enten- 
dait y  mener  une  vie  aussi  retirée  qu'à  Savone.  Il  y  avait  été  con- 
duit contre  son  gré,  et  s'y  considérait  comme  prisonnier.  Les  voi- 
tures et  les  chevaux  qu'on  lui  offrait  pouvaient  être  ramenés  aux 
écuries  impériales;  il  ne  s'en  servirait  pas.  Son  intention  n'était 
point  d'officier  publiquement  dans  la  chapelle  du  château.  Il  de- 
manda et  obtint  que  l'on  transformât  en  simple  oratoire,  pour  y 
dire  chaque  jour  sa  messe,  le  salon  le  plus  voisin  de  sa  chambre  à 
coucher.  Au  grand  désappointement  des  habitans  de  Fontainebleau, 
il  s'interdit  même  d'aller  prendre  l'air  dans  les  jardins  attenans  au 
palais.  Il  ne  se  refusa  d'ailleurs  à  aucune  visite,  et  reçut  avec  une 
froide  bonne  grâce  le  ministre  des  cultes,  ainsi  que  tous  les  grands 
fonctionnaires  de  l'empire,  qui  se  rendirent  par  ordre  auprès  de 
lui;  mais  il  ne  s'ouvrit  de  rien  avec  eux.  L'accueil  qu'il  fit  aux  car- 
dinaux mandés  de  Paris,  à  l'archevêque  de  Tours,  aux  évèques  de 
Nantes,  de  Trêves  et  d'Évreux,  quoique  moins  réservé,  ne  fat  pas 
beaucoup  plus  encourageant.  Eu  vain  les  uns  et  les  autres  multi- 
plièrent leurs  visites;  en  vain  ils  s'efforcèrent  de  mettre  à  plusieurs 
reprises  l'entretien  sur  les  contestations  pendantes  et  sur  les  moyens 

(!)  Mémoires  historiques  sur  les  affaires  ecclésiastiques  de  France,  par  M.  Jauffret, 
t.  II,  p.  492. 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  les  résoudre  dans  l'avenir.  Pie  YII  les  écouta  toujours  avec  pa- 
tience, sans  répondre  autrement  qu'en  renouvelant  les  déclarations 
déjà  faites  à  Savone.  Parmi  tant  d'interlocuteurs  qui  s'étaient  donné 
la  mission  de  le  convertir  aux  idées  de  l'empereur,  un  seul  avait  le 
don  d'émouvoir  péniblement  le  cœur  du  pieux  et  doux  pontife, 
c'était  l'impétueux  Maury.  Pie  YII  se  défendit  autant  qu'il  put  de 
discuter  avec  lui.  Plusieurs  fois  il  s'excusa  de  ne  le  point  recevoir; 
on  assure  qu'il  finit  même  par  demander  comme  une  grâce  de 
n'être  plus  obsédé  par  les  importunités  de  ce  membre  du  sacré-col- 
lége,  qu'il  considérait  comme  un  déserteur  de  la  cause  de  l'église, 
comme  un  ingrat  et  l'agent  de  son  ennemi  (1). 

Il  était  évident  qu'on  ne  gagnerait  rien  par  voie  de  conférences 
sur  la  résolution  bien  arrêtée  du  saint-père  de  se  renfermer,  à 
Fontainebleau  comme  à  Savone,  dans  un  rôle  purement  passif. 
Cette  résignation,  nous  le  savons  déjà,  lui  coûtait  assez  peu;  quant 
à  cette  profonde  retraite  dans  laquelle  il  s'ensevelissait  comme 
à  plaisir,  elle  éiait  conforme  à  ses  goûts  et  aux  habitudes  de  sa 
jeunesse,  écoulée  dans  la  solitude  du  cloître.  Ce  n'était  point 
une  privation  pour  lui  de  consacrer  ses  journées  au  jeûne  et  à  la 
prière,  ayant  pour  unique  distraction  les  entretiens  de  l'archevêque 
d'Édesse,  M.  Bertalozzi,  et  parfois,  à  ses  momens  perdus,  le  soin 
de  réparer  lui-même,  comme  un  simple  moine,  les  petits  dom- 
mages que  l'usure  et  le  temps  avaient  apportés  à  ses  vêtemens 
pontificaux.  Un  tel  calme,  tant  de  simplicité,  causaient  plus  de 
surprise  que  d'admiration  à  ceux  dont  Pie  VII  dérangeait  ainsi 
tous  les  calculs.  On  trouve  la  trace  de  cette  mauvaise  humeur  dans 
les  mémoires  laissés  par  le  duc  de  Rovigo,  qui  n'y  perd  pas  une 
occasion  de  mal  parler  du  saint-père.  «  Il  y  avait,  dit- il,  à  Fontai- 
nebleau, une  bibliothèque  superbe;  mais  Pie  VU  n'y  toucha  jamais. 
Il  n'ouvrait  pas  un  livre  de  toute  la  journée  ('2).  »  En  cela,  le  mi- 
nistre de  la  police  impériale  était  mal  informé,  et,  chose  plus  sin- 
gulière, le  cardinal  Pacca  est  tombé  dans  la  même  erreur  lorsque, 
pour  laver  Pie  VII  des  reproches  du  duc  de  Piovigo,  il  s'écrie  à  son 
tour  :  «  Gomment  cet  homme  ne  savait-il  pas  qu'une  personne 
pieuse  n'est  jamais  oisive  en  présence  d'un  crucifix  et  d'une  image 
de  la  Vierge  (3)?  »  La  vérité  est  que  la  bibliothèque  d'un  palais 
tout  rempli  des  souvenirs  de  François  P'",  de  Henri  II  et  de  Diane 
de  Poitiers,  de  Henri  IV  et  de  Gabrielle  d'Estrées,  ne  contenait  pro- 
bablement pas  le  genre  d'ouvrages  dont  le  saint-père  avait  alors 


(1)  Mémoires  pour  servir  à  VMstoire  ecclésiastique,  t.  III,  p.  586. 

(2)  Mémoires  du  duc  de  Rovigo,  t.  VI,  p.  72,  73,  etc. 

(3)  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  1. 1",  p.  350. 


l'église  roumaine  et  le  premier  empire.  599 

besoin.  Il  est  assez  naturel  qu'il  ne  se  soit  pas  adressé  aux  corres- 
pondans  du  ministre  de  la  police  pour  se  procurer  les  traités  reli- 
gieux et  les  ouvrages  spéciaux  qui  pouvaient  lui  être  utiles  pour 
se  défendre  contre  les  prétentions  toujours  croissantes  du  gouver- 
nement français.  La  congrégation  de  Saint-Sulpice  était,  on  s'en 
souvient,  dissoute  à  cette  époque,  et  son  pieux  directeur  était  mort. 
Ce  fut  à  l'ami  et  à  l'héritier  de  l'abbé  Émery  que  Pie  YII  fit  secrè- 
tement appel  pour  se  procurer  un  certain  nombre  de  livres  prove- 
nant de  la  bibliothèque  du  savant  théologien  qui,  tout  en  restant 
fidèle  aux  doctrines  gallicanes,  avait  si  courageusement  défendu 
jusqu'aux  derniers  jours  de  sa  vie  les  droits  du  saint-siége.  L'abbé 
Garnier,  devenu  à  son  tour  supérieur  de  Saint-Sulpice,  a  plus 
d'une  fois  raconté  à  des  personnes  encore  vivantes  qu'il  avait  ainsi 
envoyé  au  saint-père,  par  un  intermédiaire  sûr,  les  œuvres  de  saint 
Cyprien,  le  Cours  de  droit  canon  de  van  Espen,  et  plusieurs  au- 
tres volumes  dont  il  avait  oublié  les  titres.  «  Le  pape  avait  reçu 
ces  livres,  répétait  encore  en  1836  le  successeur  de  l'abbé  Émery; 
il  s'en  était  servi  et  les  avait  même  emportés  probablement  à  Rome, 
car  ils  ne  furent  jamais  rendus  (i).  »  Quittons  pour  un  instant  ce 
palais  de  Fontainebleau,  théâtre  prochain  de  la  chute  de  l'empereur 
et  de  la  délivrance  du  pape,  et  tandis  que  dans  une  solitude  pres- 
que absolue  Pie  VII  s'y  apprête  par  le  recueillement,  par  l'étude, 
par  la  prière  surtout,  à  la  dernière  lutte  qu'il  eut  à  soutenir  contre 
son  redoutable  adversaire,  essayons,  revenant  un  peu  sur  nos  pas, 
de  rendre  compte  de  la  situation  faite  à  l'église  de  France  depuis 
le  jour  de  la  brusque  dissolution  du  concile  jusqu'à  la  fin  de  la  dé- 
sastreuse expédition  de  Russie. 

IL 

Aussitôt  que  Napoléon  eut  reconnu  qu'il  aurait  peine  à  mener  à 
bonne  fin  la  négociation  entamée  à  Savone  avec  Pie  VII,  il  n'a- 
vait rien  eu  de  plus  pressé  que  de  renvoyer  dans  leurs  diocèses  les 
évêques  encore  assemblés  à  Paris.  La  plupart  avaient  devancé  ses 
ordres;  mais  quelques-uns  témoignèrent  la  plus  grande  répugnance 
à  se  rendre  au  milieu  de  leur  nouveau  troupeau  :  c'étaient  ceux  que 
l'empereur  avait  récemment  nommés.  Le  saint-père  avait  fini,  de 
guerre  lasse,  par  leur  accorder  l'institution  canonique;  mais  ils  ne 
pouvaient  en  définitive  être  sacrés  depuis  que  Napoléon,  par  les 

(1)  Des  recherches  faites  à  la  bibliothèque  du  château  de  Fontainebleau,  il  résulte 
qu'on  y  possède  un  gros  volume  iu-folio  des  œuvres  de  saint  Cyprien;  rien  n'indique 
toutefois  que  ce  soit  l'exemplaire  prêté  à  Pie  VIT  par  l'abbé  Garnier. 


600  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

» 

raisons  que  nous  avons  exposées,  avait  pris  tout  à  coup  le  singulier 
parti  de  ne  faire  usage  ni  du  bref  du  pape  ni  de  ses  bulles.  La  po- 
sition de  plusieurs  de  ces  évêques  était  très  embarrassante;  telle 
était,  par  exemple,  celle  de  M.  d'Osmond,  ancien  évêque  de  Nancy, 
récemment  nommé  à  Florence.  Ses  adversaires  faisaient  clandes- 
tinement courir  dans  son  diocèse  italien  de  nombreuses  copies  du 
bref  réprobatif  jadis  adressé  à  son  sujet  par  le  saint-père  à  l'archi- 
diacre Corboli,  et  d'un  autre  côté  l'emipereur  ne  voulait  point  l'auto- 
riser à  produire  les  bulles  pontificales  d'une  date  plus  récente  qui 
l'auraient  mis  régulièrement  en  possession  de  son  nouveau  siège. 
M.  Jauifret,  ancien  évêque  de  Metz,  nommé  naguère  à  l'archevê- 
ché d'Aix,  n'avait  été  pour  son  compte  l'objet  d'aucune  admoni- 
tion du  saint-père;  mais,  chef  incontesté  d'un  diocèse  où  il  était 
justement  considéré,  il  lui  répugnait  extrêmement  d'aller  prendre 
la  direction  d'un  troupeau  qui  peut-être  hésiterait  à  reconnaître  la 
légitimité  de  ses  pouvoirs.  Il  n'était  parti  pour  Aix  qu'après  avoir 
reçu  la  promesse  qu'on  lui  expédierait  ses  bulles  en  route;  elles  ne 
lui  parvinrent  jamais  (1).  Quelques-uns  des  nouveaux  prélats  étaient 
de  simples  prêtres  élevés  par  l'empereur  à  la  dignité  épiscopale. 
Munis  d'un  titre  officiel  parfaitement  valable  aux  yeux  de  l'admi- 
nistration civile,  ils  ne  pouvaient  avant  leur  consécration  ni  porter 
les  insignes  ni  exercer  les  fonctions  canoniques  de  leur  charge. 
Qu'on  juge  de  la  confusion  où  de  pareilles  anomalies  devaient  jeter 
une  notable  partie  des  diocèses  de  France!  Pour  parer  à  tant  d'em^- 
barras,  l'empereur  avait,  il  est  vrai,  employé  un  biais  déjà  mis  en 
pratique  pendant  les  derniers  temps  du  roi  Henri  III,  durant  une 
partie  du  règne  de  Henri  IV,  et  plus  récemment  par  Louis  XIV, 
lors  de  ses  démêlés  avec  la  cour  de  Rome.  M.  Bigot  de  Préameneu 
s'était  entendu  avec  la  plupart  des  chapitres,  afin  qu'ils  eussent  à 
choisir  pour  administrateur  capitulaire  du  siège  vacant  l'évêque 
désigné  par  l'empereur.  Semblable  mesure  avait  passé  autrefois 
presque  inaperçue,  «  et  l'on  ne  voit  pas,  dit  M.  Picot,  que  sous 
Louis  XIV  surtout  elle  eût  troublé  l'église,  ni  inquiété  les  con- 
sciences; mais  les  circonstances  étaient  bien  différentes.  Les  vues 
de  Napoléon  contre  l'église  n'étaient  pas  équivoques,  et  il  était  clair 
qu'il  n'avait  pris  ce  moyen  que  pour  se  passer,  au  moins  pendant 
quelque  temps,  des  bulles  pontificales  (2).  »  Les  anciennes  tradi- 
tions de  l'église  gallicane,  dont  l'empereur  avait  toujours  le  nom 
à  la  bouche,  autorisaient- elles  en  effet  le  procédé  auquel  il  venait 


(1)  Mémoires  historiques  sur  les  affaires  ecclésiastiques  de  France,  t.  II,  p.  394  et 
485,  par  M.  Jauffret,  frère  de  l'archevêque  d'Aix. 
(2j  Mémoires  pour  servir  à  l'histoii-e  ecclésiastique,  de  M.  Picot,  t.  III,  p.  DiO. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  601 

d'avoir  recours?  Nous  ne  saurions  le  dire,  nous  reconnaissant  tout 
à  fait  incompétent  en  semblable  matière,  et  n'osant  prendre  sur 
nous  d'avoir  un  avis  sur  une  question  délicate  qui  a  divisé  de  graves 
et  e.xcellens  esprits.  Dans  plus  d'un  diocèse,  nombre  d'ecclésias- 
tiques s'étonnèrent  d'entendre  le  ministre  des  cultes  de  cette 
époque  invoquer  les  fameuses  libertés  gallicanes  et  parler  de  faire 
rentrer  les  évêques  dans  leurs  droits  primitifs  au  moment  où  il  les 
voulait  au  contraire  courber  sous  le  joug  le  plus  dur.  u  Ils  trouvaient 
singulier  d'entendre  les  préfets  de  l'empire  s'élever  contre  le  des- 
potisme de  la  cour  de  Rome  alors  que  cette  cour  était  abattue,  et 
qu'un  despotisme  un  peu  plus  réel  pesait  sur  toutes  les  têtes  (1).  » 
D'ailleurs  les  chapitres  ne  furent  pas  toujours  unanimes  à  choisir 
l'évêque  nommé  par  le  chef  de  l'état.  Au  giand  mécontentement  de 
M.  Bigot,  les  chanoines  le  plus  en  crédit  pour  leur  science  et  leur 
piété  relusèrent  parfois  d'admettre  la  régularité  de  la  mesure  prise 
par  leurs  collègues,  et  quelques-uns  s'obstinèrent  même  à  mécon- 
naître absolument  la  juridiction  canonique  de  l'administrateur  ainsi 
désigné  par  le  chapitre.  Les  opposans  n'étaient  pas  sans  recruter  des 
adhérens  parmi  les  simples  curés  de  campagne.  A  ce  groupe  venait 
se  joindre  dans  quelques  départemens  celui  des  anti-concordatistes 
et  des  membres  de  la  petite  église.  Ces  dissidences  créaient  mille 
obstacles  à  l'administration  des  archevêques  et  des  évêques  non 
consacrés.  L'opposition  qu'on  se  hasardait  à  leur  faire  n'avait 
encore  rien  de  bruyant.  Au  sein  du  clergé  comme  parmi  les  au- 
tres classes  de  la  société,  qui  donc  à  cette  époque  aurait  osé  con- 
trecarrer publiquement  la  volonté  du  maître?  L'agitation  était  lo- 
cale, sourde  et  cachée.  Dans  un  petit  nombre  de  cas,  elle  franchit 
pourtant  la  limite  des  diocèses;  mais  la  faute  en  revint  tout  entière 
à  l'empereur,  car  ce  fut  la  suite  inévitable  des  violences  qu'il 
venait  d'exercer  contre  les  évoques  de  Troyes,  de  Tournai  et  de 
Gand. 

Ces  trois  prélats,  arrêtés  à  trois  heures  du  matin  dans  leur  lit  le 
12  juillet  1811,  avaient  été,  on  s'en  souvient,  conduits  comme  des 
criminels  d'état  à  Yincennes  ("2).  Tous  leurs  papiers  avaient  été  sai- 


(i)  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  ecclésiastique,  t.  III,  p.  550. 

(2)  Nous  nous  souvenons  d'avoir  entendu  raconter  à  M.  Pasquier  que  cette  arresta- 
tion, à  laquelle  il  fut  totalement  étranger,  et  qui  eut  même  lieu  à  son  insu,  avait  été 
opérée  par  un  inspecteur-général  de  police,  M.  Veyrat.  Malgré  la  rudesse  de  ses  formes 
et  en  dépit  des  habitudes  du  métier,  cet  agent  n'avait  pu  se  défendre  d'une  certaine 
émotion  lorsqu'il  s'était  vu  charger  de  mettre  la  main  sur  d'aussi  vénérables  person- 
nages; cette  émotion  durait  encore  lorsqu'il  vint  le  lendemain  matin  rendre  naïve- 
ment compte  au  préfet  de  police  étonné  de  l'emploi  de  sa  nuit.  Deux  des  prélats,  les 
évêques  de  Gand  et  de  Tournai,  l'avaient  frappé  par  la  dignité  de  leur  contenance  et 


602  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sis  à  domicile.  Ils  avaient  clù  subir  un  long  et  minutieux  interro- 
gatoire devant  M.  Desmaret,  chef  de  division  au  ministère  de  la 
police.  Ce  lieutenant  du  duc  de  Rovigo,  après  leur  avoir  enlevé  les 
livres  de  piété  qu'ils  avaient  emportés  avec  eux  et  jusqu'à  leur 
bréviaire,  après  s'être  assuré  qu'ils  n'avaient  ni  plumes  ni  crayons, 
les  avait  fait  enfermer  dans  le  donjon  du  château,  où  ils  furent  soi- 
gneusement séparés  les  uns  des  autres  et  privés  de  toute  commu- 
nication avec  le  reste  des  prisonniers.  Leur  mise  au  secret  était  si 
rigoureuse  que,  placés  au  même  étage  que  les  cardinaux  Gabrielli  et 
di  Pietro,  ils  furent  longtemps  à  l'ignorer.  On  se  figure  aisément 
l'effet  produit  sur  les  captifs  par  le  traitement  auquel  les  soumet- 
tait le  souverain  qui,  après  leur  avoir  demandé  leur  avis  comme 
évêques,  les  punissait  du  courage  qu'ils  avaient  mis  à  lui  répondre 
suivant  leur  conscience.  L'évêque  de  Tournai,  doué  d'une  consti- 
tution robuste  et  d'un  caractère  plein  d'égalité,  ne  parut  pas  trop 
souffrir  de  cette  épreuve;  l'évêque  de  Gand,  plus  faible  de  santé 
et  d'une  sensibilité  toute  nerveuse,  supportait  moins  facilement 
une  si  pénible  séquestration.  La  promenade  solitaire  qu'on  lui  per- 
mettait de  faire  chaque  jour  sur  la  plate-forme  du  donjon  trom- 
pait imparfaitement  son  ennui.  Dans  cette  même  prison  d'état  où 
le  grand  Condé,  gardé  moins  étroitement,  avait  jadis,  pour  occuper 
ses  loisirs,  cultivé  des  œillets  et  composé  des  épigrarames  contre 
Mazarin  et  le  comte  d'IIarcourt,  l'inûffensif  prélat  trouva  moyen 
de  se  distraire  un  peu  en  écrivant  avec  du  plomb  arraché  à  la 
toiture  de  la  terrasse ,  et  sur  les  morceaux  de  papier  qui  avaient 
servi  à  envelopper  ses  alimens,  quelques  ingénieux  commentaires 
sur  les  fables  de  La  Fontaine.  L'évêque  de  Troyes  avait  non  sans 
peine  obtenu  une  plume  et  de  l'encre.  Il  s'en  servit  pour  écrire,  le 
5  novembre,  à  M.  Desmaret,  et  pour  réclamer  avec  émotion  contre 
le  traitement  qu'on  lui  faisait  subir.  Sa  plainte  fut  écoutée,  et  le  duc 
de  Rovigo  donna  des  ordres  au  gouverneur  du  donjon  pour  qu'on 
fît  descendre  au  premier  étage  les  cardinaux  di  Pietro  et  Gabrielli. 
On  mit  à  leur  place  M.  Duvivier,  secrétaire  de  l'évêque  de  Tour- 
nai, et  M.  van  de  Welde,  théologien  de  l'évêque  de  Gand,  qui  avaient 
été  tous  deux  arrêtés  en  même  temps  que  leurs  pasteurs.  Les  trois 
prélats  reçurent  en  môme  temps  la  permission  de  se  visiter  dans 

par  le  calme  de  leur  résignation.  Il  n'en  avait  pas  été  de  même  pour  l'évêque  de  Troyes. 
M.  Veyrat  ne  pouvait  dissimuler  son  étonnement  d'avoir  vu  M.  de  Boulogne  descendre 
jusqu'à  la  prière,  et  le  conjurer  de  vouloir  bien  lui  donner  le  temps  de  faire  entendre 
ses  réclamations,  comme  si  pareille  condescendance  était  possible  de  sa  part.  «  Les 
hommes  doués  d'une  imagination  vive  jusqu'à  l'emportement,  ajoutait  M.  Pasquier,  et 
tel  était  Tévêque  de  Troyes,  sont  presque  toujours  ceux  qui  se  laissent  le  plus  aisé- 
ment abattre.  » 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  603 

leurs  chambres  et  de  se  promener  autant  qu'ils  le  voudraient  dans 
une  sorte  de  vestibule  commun.  C'était  l'empereur  qui  avait  per- 
sonnellement voulu  accorder  aux  trois  prisonniers  cette  faveur,  à 
laquelle  il  savait  qu'ils  seraient  fort  sensibles;  mais  il  avait  en  cela 
un  but  particulier.  Lorsque  les  trois  évêques  eurent  goûté  pendant 
quelques  jours  la  satisfaction  inattendue  de  se  retrouver  ensemble, 
le  duc  de  Rovigo,  car  c'était  lui  qui  semblait  avoir  désormais  la 
haute  main  dans  les  affaires  religieuses,  fit  savoir  à  M.  Bigot  de 
Préameneu  qu'il  était  chargé  par  le  chef  de  l'état  de  s'entendre 
avec  lui  pour  obtenir  la  démission  des  prélats.  Supposant  que  le 
secrétaire-général  du  département  des  cultes  serait  probablement 
chargé  de  cette  mission,  il  envoyait  au  commandant  du  château  la 
permission  de  le  laisser  communiquer  avec  les  prisonniers.  Pour 
éviter  sans  doute  que  M.  Bigot,  son  secrétaire-général  et  surtout 
les  évêques  se  fissent  la  moindre  illusion  sur  les  conséquences  pro- 
bables d'un  refus,  le  duc  de  Piovigo  avait  soin  de  terminer  sa  lettre 
en  priant  son  collègue  de  «  vouloir  bien  l'informer  immédiatement 
du  résultat  de  ]a  démarche,  afin  qu'il  pût  faire  exécuter  la  suite  des 
ordres  de  sa  majesté  (1).  » 

La  menace  était  suffisamment  transparente,  et  les  trois  évêques 
ne  s'y  trompèrent  point.  Le  secrétaire -général  du  ministère  des 
cultes,  arrivé  le  même  jour  à  Yincennes,  vit  séparément  chacun  de 
ces  messieurs,  et  prit  soin  d'empêcher  qu'ils  ne  pussent  se  concer- 
ter avant  de  lui  répondre.  Leur  hésitation,  à  ce  qu'il  paraît,  fut 
d'abord  assez  grande.  Chacun  d'eux  se  débattit  et  délibéra  plus  ou 
moins  longtemps  en  lui-même.  Cependant  l'évêque  de  Tournai 
céda  le  premier,  et  sa  lettre,  que  nous  avons  sous  les  yeux,  ne 
donne  point  à  penser  qu'il  ait  fallu  lui  livrer  un  très  rude  combat. 
«  M'abandonnant  entièrement  à  la  clémence  et  à  la  grâce  de  sa  ma- 
jesté l'empereur  et  roi,  à  qui  je  resterai  éternellement  soumis  et 
très  affectueusement  attaché,  y  disait-il,  je  me  fais  un  devoir,  d'a- 
près le  contenu  de  la  lettre  qui  m'a  été  présentée,  de  donner  ma 
démission  de  l'évêché  de  Tournai.  »  La  défense  de  l'évêque  de 
Troyes,  celle  surtout  de  l'évêque  de  Gand,  furent  beaucoup  plus 
longues.  «  Ils  refusèrent  quelque  temps,  écrit  le  chanoine  de  Smet, 
de  se  prêter  à  cet  acte;  mais,  pensant  ensuite  qu'ils  devaient  en 
tout  état  de  cause  se  regarder  comme  perdus  pour  leurs  diocèses, 
et  que  d'ailleurs  une  démission  souscrite  sous  les  verrous  ne  pou- 
vait avoir  aucune  valeur,  ils  se  déterminèrent  à  céder  (2).  »  La  dé- 


(1)  Lettre  de  M.  le  duc  de  Rovigo  au  ministre  des  cultes,  22  novembre  1811. 

(2)  Coup  d'œil  sur  VJdstoire  ecclésiastique  dans  les  premières  années  du  dix-neuvième 
siècle,  par  le  chanoine  de  Smet,  Gand  1849. 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mission  de  M.  de  Boulogne  et  de  M.  de  Broglie  était  pure  et  simple, 
sans  aucune  espèce  de  commentaire.  Huit  jours  après,  le  comman- 
dant du  donjon  vint  dire  aux  trois  évêques  que  l'empereur  leur 
permettait  de  choisir  une  ville  en  France  pour  leur  résidence;  mais 
il  fallait  que  la  ville  indiquée  par  eux  fût  à  quarante  lieues  de 
Paris,  et  ne  fût  pas  le  siège  d'un  évêché  :  leur  détention  allait  être 
commuée  en  exil.  Pendant  qu'ils  hésitaient  encore  sur  le  lieu  qu'ils 
désigneraient,  survint  un  autre  messager  du  duc  de  Piovigo,  qui  as- 
signa à  chacun  sa  résidence  :  Beaune  à  l'évèque  de  Gand,  Gien  à  l'é- 
vêque  de  Tournai,  Falaise  à  l'évèque  de  Troyes.  Défense  leur  était 
faite  de  s'en  éloigner  de  plus  de  deux  lieues.  Peu  de  jours  après,  le 
il  décembre,  arrivait  un  troisième  émissaire  chargé  de  signifier  aux 
prélats  que  leur  démission  ne  suffisait  plus.  Il  était  indispensable 
qu'avant  d'être  mis  en  liberté  ils  signassent  la  promesse  formelle 
de  n'entretenir  aucune  correspondance  avec  leurs  diocèses,  et  de  ne 
se  mêler  désormais  d'aucune  affaire  ecclésiastique.  C'était  M.  Des- 
maret  qui  avait  personnellement  mission  de  mener  à  bien  cette  né- 
gociation, et  ce  fut  par  des  lettres  directement  adressées  au  ministre 
de  la  police  que  les  trois  évêques  durent  prendre  sur  l'honneur  un 
pareil  engagement  (1). 

Yoici  quel  avait  été  le  motif  de  ce  redoublement  de  précautions  : 
à  peine  avait-il  obtenu  la  démission  des  prélats  captifs,  M.  Bigot 
de  Préameneu  s'était,  par  ordre  de  l'empereur,  empressé  d'écrire 
aux  chanoines  des  trois  chapitres  de  Troyes,  de  Tournai  et  de 
Gand  pour  leur  annoncer  que ,  le  siège  épiscopal  étant  désormais 
vacant,  ils  eussent  à  pourvoir  immédiatement  à  l'administration  du 
diocèse.  «  Les  pouvoirs  des  vicaires-généraux  nommés  par  l'évèque 
démissionnaire  ayant  cessé  par  le  fait  même  de  cette  démission,  je 
ne  puis  plus,  disait  le  ministre,  correspondre  avec  eux.  »  Le  devoir 
des  chanoines  était  donc  d'en  nommer  d'autres  sur-le-champ.  «  Je 
dois  vous  prévenir,  ajoutait  M.  Bigot,  que  les  vicaires  capitulaires- 
généraux  doivent  être  autres  que  les  vicaires-généraux  actuels,  dont 
la  nomination  ne  serait  pas  admise  ('2).  )>  Dans  la  dépêche  qu'il  avait 
expédiée  le  même  jour  aux  préfets  des  trois  départemens,  le  mi- 
nistre des  cultes  avait  été  plus  explicite  encore,  a  Prenez  lecture, 
disait-il  au  préfet  de  l'Aube,  et  gardez  copie  de  ma  lettre  au  cha- 
pitre de  la  cathédrale  de  Troyes.  Vous  verrez  que  son  objet  est  aussi 
pressé  qu'important.  Faites  venir  les  vicaires-généraux,  vous  les  pré- 
viendrez qu'ils  ne  peuvent  pas  être  continués.  C'est  une  mesure  qui 

(1)  Lettres  des  évêques  de  Gand,  de  Tournai  et  de  Troyes  au  ministre  de  la  police, 
ii  décembre  1811. 

(2)  Lettres  du  ministre  des  cultes  à  MM.  les  chanoines  des  chapitres  de  Gand,  de 
Troyes  et  de  Tournai,  23  novembre  1811. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  605 

ne  leur  est  pas  personnelle;  mais  il  ne  convient  pas  que  les  vicaires 
du  chapitre,  pendant  une  vacance  par  démission,  soient  les  mômes 
que  ceux  de  l'évoque  démis.  Sa  majesté  s'est  formellement  expliquée 
à  cet  égard...  Faites  également  venir  ceux  des  chanoines  en  qui 
vous  reconnaissez  le  plus  de  sagesse  et  de  bons  principes.-.  Vous 
emploierez  toute  votre  influence  pour  que  le  choix  ne  porte  pas  sur 
un  sujet  qui  serait  dans  le  cas  d'être  rejeté...  Vous  ferez  en  même 
temps  sentir  à  ces  chanoines  que,  si  le  chapitre  ne  remplissait  pas 
sur-le-ciiamp  le  devoir  indispensable  de  nommer  pendant  la  va- 
cance qui  leur  est  officiellement  notifiée,  ils  se  rendraient  coupables, 
et  s'exposeraient,  surtout  dans  les  circonstances  actuelles,  à  une 
juste  animadversion.  Si  contre  toute  apparence  le  chapitre,  dont 
j'ignore  les  dispositions,  disait  qu'il  ne  connaît  pas  de  sujet  capable 
ou  qui  veuille  accepter,  ce  serait  un  subterfuge  qui  indisposerait 
encore  plus  sa  majesté  (1).  » 

Ces  recommandations  mêlées  de  menaces  peu  dissimulées  avaient 
été  strictement  suivies  quant  à  la  lettre,  mais  complètement  élu- 
dées, quant  à  l'esprit,  par  les  chapitres  de  Troyes  et  de  Tournai. 
Avant  de  quitter  son  siège  épiscopal  pour  se  rendre  au  concile  de 
Paris,  M.  Hirn,  prévoyant  les  persécutions  auxquelles  il  pourrait 
être  en  butte,  avait  donné  des  lettres  de  grands-vicaires  à  tous  les 
membres  de  son  chapitre,  afin  qu'ils  fussent,  dans  n'importe  quelle 
conjoncture,  en  état  de  pourvoir  aux  besoins  du  diocèse.  Il  en  fut 
de  même  ou  à  peu  près  à  Troyes,  car  les  chanoines  trouvèrent 
moyen  de  choisir  des  administrateurs  qui  avaient  préalablement 
reçu  des  pleins  pouvoirs  secrets  de  M.  de  Boulogne.  A  Gand,  le  cha- 
pitre avait  été  plus  hardi.  11  avait  osé  répondre  à  M.  Bigot  de  Préa- 
meneu  que,  «  d'après  la  doctrine  des  canonistes,  ce  n'était  pas  la 
démission  d'un  évoque,  c'était  l'acceptation  de  cette  démission  par 
le  souverain  pontife  qui  rendait  un  siège  vacant...  Si  les  chanoines 
osaient  s'arroger  des  pouvoirs  qui  ne  leur  étaient  pas  encore  régu- 
lièrement dévolus,  cela  jetterait,  ajoutaient-ils,  le  plus  grand  trouble 
dans  les  consciences  des  fidèles.  Le  clergé  du  pays,  très  attaché 
aux  principes  et  aux  usages  de  l'église,  ne  déférerait  pas  aux  me- 
sures prises  par  les  vicaires-généraux  nommés  en  de  pareilles  cir- 
constances. La  désobéissance  détruirait  l'autorité  de  la  nouvelle 
administration,  et  la  division  se  mettrait  indubitablement  entre  les 
pasteurs  et  les  ouailles  (2).  » 

Napoléon  avait  aisément  deviné  que  des  chapitres  aussi  attachés 


(1)  Lettre  de  M.  le  ministre  des  cultes  au  préfet  de  l'Aube,  23  novembre  1811. 

(2)  Lettie  de  MM.  les  membres  du  chapitre  cathédral  de  Gand  au  ministre  des  cuites, 
27  novembre  1811. 


606  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  leurs  anciens  pasteurs  seraient  d'un  gouvernement  difficile,  et  re- 
cevraient plus  volontiers  le  mot  d'ordre  des  captifs  que  celui  de  son 
ministre  des  cultes;  c'est  pourquoi  il  avait  songé  à  obtenir  des  trois 
prélats  l'engagement  de  ne  plus  se  mêler  d'aucune  affaire  ecclé- 
siastique. Pour  son  compte,  M.  Bigot  aurait  beaucoup  souhaité  qu'on 
n'allât  pas  plus  loin,  car  les  violences  lui  répugnaient  fort;  mais  il 
avait  désormais  pour  auxiliaire  dans  se-s  rapports  avec  les  membres 
du  clergé  un  redoutable  acolyte  qui  possédait  plus  que  lui  la  con- 
fiance du  maître.  Averti  par  sa  police  qu'un  négociant  de  la  ville  de 
Gand  était  venu,  de  la  part  du  chapitre,  s'aboucher  à  Beaune  avec 
M.  de  Broglie,  le  duc  de  Rovigo  n'avait  rien  eu  de  plus  pressé  que 
d'en  prévenir  l'empereur,  déjà  si  fort  irrité  contre  les  chanoines  de 
ce  diocèse.  Aux  yeux  de  ce  zélé  serviteur  de  ]Napoléon,  c'était  le 
clergé  qui  faisait  courir  à  l'état  les  plus  grands  dangers.  Au  mo- 
ment où  son  chef  se  préparait  à  quitter  pour  longtemps  la  France, 
il  lui  semblait  donc  tout  à  fait  imprudent  de  laisser  derrière  lui,  en 
Bourgogne,  l'évêque  qui  passait  à  tort  ou  à  raison  dans  le  public 
pour  avoir  été  le  principal  meneur  de  l'opposition  au  sein  du  con- 
cile national.  Ces  profondes  considérations  politiques  persuadèrent, 
à  ce  qu'il  paraît,  Napoléon.  Or,  dans  les  temps  dont  nous  nous 
occupons,  on  ne  faisait  point  les  choses  à  demi  quand  il  s'agissait 
d'assurer  la  tranquillité  du  pouvoir.  C'est  pourquoi,  oubliant  dans 
la  maison  de  santé  de  la  barrière  du  Trône  le  général  républicain 
Mallet,  qui  allait  bientôt  leur  causer  une  si  chaude  alerte,  le  tout- 
puissant  souverain  et  son  précautionneux  ministre  s'occupèrent 
d'envoyer  M.  de  Broglie  aux  îles  Sainte-Marguerite.  Trop  de  sûre- 
tés ne  pouvaient  être  prises  contre  un  si  dangereux  conspirateur. 
On  lui  assigna  donc  pour  prison,  sur  le  sommet  des  rochers  les 
plus  escarpés,  la  cellule  aux  murs  épais,  aux  barreaux  inébranla- 
bles, qu'avait  jadis  habitée  l'homme  au  masque  de  fer.  Que  faisait 
cependant  à  l'heure  même  où  l'on  décidait  de  son  sort  le  prélat 
valétudinaire  qui  allait  subir  durant  cinq  ou  six  mois  un  si  cruel 
traitement?  Le  11  décembre  1811,  s'adressant  de  Beaune  à  M.  Bi- 
got pour  l'entretenir  avec  une  entière  ouverture  de  cœur  de  ses  af- 
faires personnelles,  ce  prétendu  ennemi  de  l'empereur  terminait 
ainsi  sa  lettre  : 

«...  Ma  ruine  pécuniaire  m'est  bien  moins  sensible  que  le  chagrin  de 
ne  pouvoir  plus  servir  la  religion  et  l'empereur  avec  le  zèle  qui  l'année 
dernière  a  mérité  l'éloge  de  ce  grand  prince  quand  il  vint  en  Belgique. 
Mon  attachement  à  la  personne  de  l'empereur  sera  toujours  le  même  que 
quand  il  m'honorait  de  ses  bontés.  Il  faut  que  la  calomnie  ait  bien  pré- 
valu sur  mes  fidèles  services.  J'espère  que  la  vérité  et  mon  innocence 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  607 

seront  reconnues.  A  quarante-cinq  ans,  s'éteindre  dans  l'inaction  est  un 
état  pénible.  Je  ferai,  comme  j'ai  toujours  fait,  les  vœux  les  plus  ardens 
pour  le  bonheur  de  sa  majesté  l'empereur,  de  son  auguste  famille,  pour 
la  prospérité  de  la  patrie,  et  je  conserverai  également  un  souvenir  re- 
connaissant des  témoignages  d'affection  que  j'ai  reçus  de  vous  (1).  » 

Le  6  février  1812,  M.  de  Boulogne  envoyait  de  Falaise  au  même 
ministre  une  supplique  beaucoup  plus  humble. 

«  Est-ce  donc  là,  s'écriait  l'évêque  de  Troyes,  que  devaient  se  terminer 
quatre  ans  de  succès  flatteurs  et  de -travaux  utiles?  Serait-il  vrai  que 
toutes  les  rigueurs  ne  sont  point  encore  épuisées,  et  que  je  sois  encore 
condamné  à  voir  la  fin  de  mon  honorable  carrière  attristée  par  le  besoin  ? 
Je  ne  puis  le  croire.  Non,  jamais  je  ne  croirai  que  sa  majesté  veuille 
mettre  le  comble  à  mes  malheurs  en  m'enlevant  mes  moyens  actuels  de 
subsistance  sans  m' assurer  un  sort  pour  l'avenir.  L'empereur  est  sans 
doute  le  maître  de  me  retirer  ses  bonnes  grâces,  puisque  j'ai  eu  le  mal- 
heur de  lui  déplaire;  mais  j'ose  dire,  avec  tout  le  respect  qui  lui  est  dû 
et  toute  la  confiance  que  m'inspire  la  magnanimité  de  son  caractère, 
qu'il  ne  l'est  pas  de  me  dépouiller  de  tout  sans  me  donner  quelque  dé- 
dommagement. Ce  serait,  je  ne  crains  pas  de  l'avancer,  une  injustice 
qui  n'est  pas  dans  son  cœur  et  qui  ne  serait  pas  moins  opposée  à  la  gé- 
nérosité de  ses  sentimens  qu'à  son  amour  pour  la  véritable  gloire  (2).  » 

Quoi  qu'en  dise  ici  M.  de  Boulogne,  la  générosité  envers  ceux 
qu'il  considérait  comme  des  adversaires  n'avait  jamais  fait  partie 
des  qualités  de  Napoléon.  Le  bon  sens,  une  juste  appréciation  des 
obstacles  que  pouvait  lui  opposer  la  nature  des  questions  engagées 
ou  le  caractère  des  hommes  qui  s'y  trouvaient  mêlés ,  l'avaient  à 
ses  débuts  presque  toujours  guidé  dans  le  maniement  difficile  des 
affaires  religieuses;  mais  ce  temps  heureux  était  passé.  La  raison 
ne  le  gouvernait  plus;  c'était  la  passion  qui  l'emportait.  Au  dedans 
comme  au  dehors,  il  ne  voulait  plus  dorénavant  compter  avec  rien 
ni  avec  personne.  Quoi  de  surprenant  si,  dans  une  pareille  dispo- 
sition d'esprit,  alors  qu'il  n'hésitait  point  à  se  jeter  dans  la  plus 
aventureuse  expédition,  et  semblait  courir  tête  baissée  au-devant 
de  la  catastrophe  qui  allait  détruire  sa  puissance  militaire ,  il  ne 
regardait  pas  davantage  à  prendre  coup  sur  coup,  avant  de  quit- 
ter la  France,  des  mesures  inutilement  violentes,  propres  surtout  à 

(1)  LeUre  de  Maurice  de  Broglie,  ancien  évoque  de  Gand,  au  ministre  des  cultes 
Beaune,  11  décembre  1811. 

(2)  Extrait  d'une  lettre  de  l'ancien  évêque  de  Troyes  au  ministre  des  cultes,  Falaise, 
C  février  1812. 


608  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ruiner  son  autorité  morale?  La  bonne  politique,  telle  qu'il  l'avait 
d'abord  pratiquée,  aurait  voulu  qu'il  fermât  les  yeux  sur  le  biais 
imaginé  par  les  chapitres  de  Troyes  et  de  Tournai;  ce  compromis 
devait  maintenir  la  tranquillité  dans  ces  deux  diocèses;  il  avait 
tout  à  gagner  à  s'y  prêter.  La  sagesse  lui  conseillait  également 
de  prendre  en  quelque  patience  le  refus  dilatoire  opposé  par  les 
chanoines  de  Gand.  La  simple  équité,  sinon  le  sentiment  des  ser- 
vices rendus,  aurait  dû  le  porter  à  ne  pas  sévir  à  outrance  contre 
d'anciens  partisans  restés  aussi  dévoués  à  sa  personne  que  l'é- 
taient encore  à  cette  époque  M.  de  Broglie  et  M.  de  Boulogne.  Au- 
cune de  ces  considérations  ne  lé  retint.  Ne  jamais  reculer  ni  fléchir, 
tout  pousser  à  l'extrême,  telle  était  la  règle  de  conduite  mainte- 
nant adoptée  dans  le  gouvernement  des  affaires  de  l'église,  comme 
partout  ailleurs,  par  l'ancien  négociateur  du  concordat.  Le  moindre 
retard  apporté  à  l'immédiate  exécution  de  ses  absolues  volontés  le 
transportait  de  colère.  Qu'étaient  les  ecclésiastiques  de  son  empire 
pour  oser  se  mesurer  avec  lui?  U  saurait  bien  les  mettre  à  la  raison. . . 
«  Les  prêtres,  étant  sujets  comme  les  autres,  écrit-il  à  M.  Bigot,  le 
16  juin,  de  Kœnigsberg,  c'est-à-dire  quelquesjours  seulement  avant 
d'entrer  en  campagne  contre  la  Russie,  sont  soumis  au  même  ser- 
ment. Il  faut  toutefois  distinguer.  Il  y  a  le  serment  ecclésiastique 
qui  a  été  prescrit  par  le  concordat  :  la  seule  peine  que  j'impose  au 
prêtre  qui  ne  veut  pas  le  prêter,  c'est  la  perte  de  son  bénéfice;  mais 
le  serment  d'obéissance  aux  constitutions  de  l'empire  et  de  fidélité 
à  l'empereur  est  dû  par  tous  les  citoyens.  Ceux  qui  ne  veulent  pas 
le  prêter  encourent  la  peine  portée  par  mon  décret.  Écrivez  donc  à 
l'évêque,  et  faites  comprendre  à  ces  malheureux  combien  ce  refus 
serait  contraire  à  leurs  devoirs.  Quand  ils  auront  prêté  ce  dernier 
serment,  ils  sortiront  seulement  de  leur  exil  (I)...  '> 

Pour  édicter  des  peines  aussi  sévères  contre  des  chanoines  trop 
consciencieux,  pour  envoyer  un  prélat  inolTensif  languir  aux  îles 
Sainte-iMarguerite,  pour  maintenir  un  pape  captif  à  Fontainebleau, 
il  y  avait  une  condition  à  remplir  :  il  fallait  être  partout  et  tou- 
jours vainqueur  de  tous  ses  ennemis.  Le  succès,  un  succès  pro- 
digieux comme  celui  qui  avait  jusqu'alors  couronné  les  campagnes 
les  plus  audacieuses  de  Napoléon,  eût  été  nécessaire,  nous  ne  di- 
rons pas  pour  absoudre,  mais  pour  rendre  supportables  à  l'opinion 
publique  d'aussi  injustes  violences.  Il  lui  aurait  fallu  battre  aujour- 
d'hui les  Russes  aussi  complètement  qu'il  avait  jadis  battu  les 
Autrichiens  et  les  Prussiens.  Quelque  triomphant  bulletin  daté  du 

(1)  Lettre  de  l'empereur  au  ministre  des  cultes,  Kœnigsberg,  10  juin  1812.  —  Cor- 
respondance  de  Napoléon  /'•'■,  t.  XXIII,  p.  501). 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  609 

champ  de  bataille  d'un  nouvel  Austerlitz  ou  d'un  autre  léna  au- 
rait seul  pu  faire  rentrer  au  fond  des  cœurs  les  griefs  accumulés 
par  l'exercice  du  pouvoir  qui  pesait  si  lourdement  depuis  douze 
années  sur  toutes  les  classes  de  la  nation.  C'est  le  sort  des  despotes 
de  voir  la  fortune  les  trahir  quand  ils  auraient  le  plus  besoin  de  ses 
faveurs,  et  c'est  aussi  la  leçon  des  peuples  qui  ont  trop  facilement 
accepté  leur  joug  d'être  un  jour  atteints,  meurtris  et  comme  bles- 
sés à  mort  par  les  rudes  coups  de  la  main  à  laquelle  ils  ont  laissé 
le  soin  d'opérer  leur  délivrance.  L'heure  fatale  avait  sonné  où  Na- 
poléon et  la  France  allaient  recueillir  les  fruits  amers  de  cette 
triste  expérience,  si  souvent  et  si  inutilement  renouvelée,  hélas! 
pendant  le  cours  des  siècles.  Le  25*  bulletin  de  la  grande  année, 
inséré  au  Moniteur,  avait  brusquement  appris  à  tout  Paris  dans  les 
premiers  jours  de  novembre  que  l'empereur  s'était  décidé  à  quitter 
Moscou  incendié,  et  venait  d'ordonner  la  retraite.  D'autres  bulletins 
avaient  suivi,  relatant  plusieurs  combats  livrés  aux  Russes  par  nos 
soldats,  combats  glorieux,  mais  sans  résultats  appréciables.  Le 
28«  bulletin,  daté  de  Smolensk  et  publié  le  29  novembre  au  Moni- 
teur, avait  le  premier  dcnné  cours  aux  plus  sinistres  pressentimens; 
après  quoi  le  silence  s'était  fait,  un  silence  de  dix-huit  jours,  pen- 
dant lequel  de  vagues  rumeurs  et  des  bruits  de  plus  en  plus  effrayans 
n'avaient  cessé  de  circuler  tout  le  long  de  nos  frontières  de  l'est. 
Enfin  le  29®  bulletin  était  venu  éclater  comme  un  coup  de  foudre  le 
17  décembre  1812.  Celui-là  ne  dissimulait  rien.  Jamais  plus  grande 
calamité  n'avait  été  annoncée  en  termes  plus  clairs,  peut-être  fau- 
drait-il dire  plus  naïfs;  on  ne  pouvait  le  lire  sans  frissonner.  Cepen- 
dant le  public  n'était  pas  au  bout  de  ses  étonnemens  :  vingt-quatre 
heures  après,  une  étourdissante  nouvelle  retentissait  aux  oreilles 
avidement  tendues  des  Parisiens  et  de  toute  la  population  française 
effarée.  L'empereur  venait  d'arriver  seul,  presque  en  fugitif,  dans 
sa  capitale,  laissant  au  loin  derrière  lui,  dans  les  plaines  glacées 
de  la  Pologne,  les  débris  mutilés  de  cette  grande  armée  qui  faisait 
naguère  sa  force  et  son  orgueil. 

IIL 

Il  est  plus  facile  d'imaginer  que  de  dépeindre  l'effet  produit  à 
Paris  et  dans  les  provinces  de  l'empire  par  l'issue  de  l'expédition  de 
Russie.  La  surprise  domina  d'abord.  Quoi  !  Napoléon  n'était  pas  in- 
vincible! Etait-ce  vraiment  croyable?  Quelles  résolutions  ce  terrible 
vaincu  allait-il  prendre  après  sa  défaite?  A  coup  sûr,  il  s'apprêtait  à 
demander  plus  d'hommes,  plus  d'argent  que  par  le  passé,  et  ce 
n'était  point  le  sénat  qui  les  lui  refuserait.  Cependant,  si  le  sort  des 

TOME  LXXXII.  —  18G9.  39 


610  JREVUE    DES    DEUX   MONDES. 

armes  lui  demeurait  contraire,  si  les  Prussiens  et  les  Autrichiens 
j)renaient  à  leur  tour  parti  avec  les  Russes,  qu'adviendrait-il? 
Épuisée  par  des  guerres  incessamment  renouvelées,  la  France  se- 
rait-elle en  état  de  lutter  seule  contre  tant  d'ennemis?  Cette  hy- 
pothèse de  la  chute  du  régime  impérial,  tristement  entrevue  au 
temps  des  prospérités  par  le  dévoué  Gambacérès,  sourdement  agitée 
dans  de  secrets  conciliabules  par  le  clairvoyant  pj'ince  de  Talleyrand 
depuis  qu'il  était  tombé  en  disgrâce,  s'offrait  maintenant  d'elle- 
même  à  tous  les  espiits  :  car  c'est  la  conséquence  des  grandes  ca- 
tastrophes de  poser  tout  à  coup  pour  le  vulgaire  les  questions  abor- 
dées longtemps  d'avance  par  les  profonds  politiques.  Comment  la 
masse  entière  des  sujets  de  l'empereur  envisageait- elle  une  pareille 
éventualité?  A  cet  égard,  quelques  distinctions  sont  à  faire.  Nul  doute 
que  la  majorité  des  habitans  de  l'ancienne  France  ne  repoussât  avec 
horreur  la  perspective  du  triomphe  des  étrangers.  Ce  serait  toute- 
fois se  tromper  beaucoup  que  de  prétendre  qu'il  en  fût  ainsi  dans 
tous  les  départemens  annexés  par  Napoléon  à  la  suite  de  ses  ré- 
centes conquêtes.  Les  populations  du  littoral  génois,  lésées  dans 
leur  commerce  maritime,  les  Allemands  de  la  rive  gauche  du  Rhin, 
froissés  dans  leur  nationalité,  les  Hollandais  et  les  Flamands,  bles- 
sés à  la  fois  dans  leurs  sentimens  patriotiques  et  dans  leurs  intérêts 
mercantiles,  ne  laissaient  pas  de  trouver  souverainement  injuste 
l'obligation  d'envoyer  un  si  grand  nombre  déjeunes  conscrits  périr 
au  loin  afin  d'assurer  la  domination  d'un  pays  qui  n'était  point  le 
leur.  Pour  ces  Français  de  fraîche  date,  l'invasion,  c'était  plutôt  la 
délivrance.  Malheureusement  ils  n'étaient  pas  seuls  à  penser  ainsi. 
Qu'on  veuille  bien  songer  quelle  était  à  cette  époque  la  condition  du 
clergé  dans  toute  l'étendue  de  l'empire,  et  particulièrement  dans  les 
provinces  situées  de  l'autre  côté  des  Alpes.  Treize  cardinaux  dé- 
pouillés de  la  pourpre  et  retenus  en  prison  sous  la  surveillance  de  la 
haute  police,  quantité  de  prélats  réputés  démissionnaires  et  trans- 
portés hors  de  leurs  diocèses,  des  centaines  de  prêtres  exilés  en 
Corse,  tous  les  couvens  vides  et  dépouillés  de  leurs  biens,  le  saint- 
père  captif,  Rome,  le  siège  antique  de  la  souveraineté  pontificale, 
devenu  le  simple  chef-lieu  d'un  département  français,  —  voilà  quel 
était  le  bilan  du  royaume  d'Italie.  Un  grand  nombre  de  sièges  épis- 
copaux  vacans  et  livrés  à  l'anarchie  par  le  fait  de  la  volonté  impé- 
riale, trois  membres  du  concile  arrêtés,  puis  contraints  à  donner 
leur  démission,  un  grand  nombre  de  prêtres  détenus  au  fort  de 
Fenestrelle  ou  dans  les  prisons  départementales,  —  telle  était  la 
part  relativement  restreinte  des  sévices  exercés  contre  les  ecclésias- 
tiques de  ce  côté  des  monts.  Et  qu'importait  après  tout  la  natio- 
nalité primitive  des  contrées  qui  avaient  été  le  théâtre  de  tant  de 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  611 

violences  accumulées?  La  séquestration  prolongée  du  saint-père 
n'était-elle  pas  un  de  ces  coups  qui  frappait  indifféremment,  quelle 
que  lût  leur  patrie  d'origine,  tous  les  membres  épars  de  l'église 
catholique  ? 

Il  y  a  quelque  légèreté  et  même  un  peu  d'injustice  à  ne  pas  vou- 
loir comprendre  l'intensité  des  sentimens  qu'on  ne  partage  pas.  Les 
adhérens  à  la  foi  romaine  ne  se  servent  pas  d'un  mot  vain  dans 
leur  bouche  quand  ils  appellent  le  pape  leur  souverain  et  leur  père 
spirituel.  Ils  avaient  sur  toute  la  surface  du  globe  éprouvé  comme 
une  sainte  horreur  quand  ils  avaient  appris  qu'à  deux  reprises  dif- 
férentes des  soldats  avaient  mis  la  main  sur  le  vicaire  du  Christ, 
et  l'avaient,  au  péril  de  sa  vie,  transporté  de  Rome  à  Savone  et 
de  Savone  à  Fontainebleau,  ainsi  qu'ils  l'auraient  fait  d'un  simple 
prisonnie  d'état.  A  leurs  yeux,  c'était  plus  qu'une  atteinte  por- 
tée au  droit  commun  des  têtes  couronnées  :  Napoléon  avait  com- 
mis un  véritable  sacrilège,  et  sa  présente  défaite  n'en  était,  sui- 
vant eux,  que  le  châtiment.  Gomment  donc  s'étonner  si  les  dé- 
sastres de  la  retraite  de  Russie  sont  avant  tout  représentés  dans 
les  mémoires  du  cardinal  Pacca  comme  l'inévitable  expiation  des 
méfaits  de  l'empereur?  En  les  expliquant  de  la  sorte,  cet  ancien 
secrétaire  d'état  de  sa  sainteté  restait  fidèle  aux  doctrines  de  toute 
sa  vie.  Il  avait  été  du  nombre  des  cardinaux  qui  avaient  médio- 
crement approuvé  le  concordat;  il  avait  déconseillé  plus  qu'aucun 
d'eux  le  voyage  du  pape  à  Paris  au  moment  du  sacre.  La  bulle 
d'excommunication  était  son  œuvre.  Aussi  se  plaît -il  à  signaler 
dans  l'anathème  lancé  du  haut  de  la  chaire  pontificale  la  cause 
des  revers  qui  ont  accablé  un  ancien  adversaire.  «  La  conduite  bar- 
bare de  Napoléon  fut  ce  dernier  péché,  dit-il,  qui  lassa  enfin, 
comme  nous  l'apprend  l'Écriture,  la  longanimité  du  Seigneur,  et 
arma  son  bras  des  verges  de  la  vengeance...  Les  temps  ne  sont 
pas  éloignés  où  ce  grand  victorieux  s'écriait  :  Que  me  veut  le  pape, 
et  se  fîgure-t-il  que  ses  excommunications  feront  tomber  les  armes 
des  mains  de  mes  soldats?...  Dieu  a  permis  cependant  que  ce  fait 
se  réalisât.  »  —  «  Les  armes  des  soldats  parurent  à  leurs  bras  en- 
gourdis un  poids  insupportable.  Dans  les  fréquentes  chutes  qu'ils 
faisaient,  elles  s'échappaient  de  leurs  mains,  se  brisaient  ou  se 
perdaient.  S'ils  se  relevaient,  c'était  sans  elles.  Ils  ne  les  jetèrent 
pas;  mais  la  faim  et  la  solfies  leur  arrachèrent  (1).  »  —  «  Le  soldat 
ne  put  tenir  ses  armes  ;  elles  s'échappèrent  des  mains  les  plus 
braves,...  elles  tombaient  des  bras  glacés  qui  les  portaient  (2).  »  — 


(1)  Histoire  de  la  grande  armée  en  iS12,  par  le  comte  de  Ségur. 

(2)  Mémoires  de  M.  de  Salgues. 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  La  neige,  la  glace  et  les  tempêtes,  à  qui  obéissaient-elles,  re- 
prend fièrement  le  cardinal,  sinon,  comme  dit  encore  l'Écriture,  à 
la  voix  du  Seigneur  (1)?  »  Si  nous  avons  relaté  ce  passage  des  mé- 
moires du  cardinal  Pacca,  c'est  qu'il  constate  la  véritaijle  disposi- 
tion d'esprit  où  se  trouvait  alors  un  membre  du  sacré-collége  qui 
va  jouer  derechef  un  rôle  des  plus  actifs  dans  les  scènes  qui  nous 
restent  à  raconter;  c'est  aussi  parce  qu'il  jette  un  certain  jour  sur  les 
dispositions  du  clergé  en  général.  Entre  les  sentimens  du  cardinal 
italien  et  ceux  des  ecclésiastiques  français,  il  y  avait  toutefois  une 
profonde  différence.  Au  lieu  de  le  proclamer  avec  joie,  ces  derniers 
n'acceptaient  qu'avec  tristesse  ce  jugement  de  Dieu  qui  les  prenait 
à  l'imprévuo  Après  avoir  considéré  comme  autant  de  marques  de 
la  faveur  céleste  les  prospérités  inouies  de  l'empire,  ils  étaient  con- 
duits par  la  même  habitude  d'esprit  à  reconnaître  les  signes  de  la 
réprobation  divine  dans  l'éclatant  échec  qui  venait  d'interrompre 
tout  à  coup  une  si  longue  suite  de  victoires;  mais  ce  tardif  ensei- 
gnement qu'à  regret  ils  tiraient  pour  eux-mêmes  des  faits  en  voie 
de  s'accomplir,  il  eût  été  malaisé  et  surtout  imprudent  aux  ora- 
teurs sacrés  d'en  faire  part  à  la  masse  des  fidèles.  Aucun  d'eux  ne 
l'essaya.  Les  chaires  de  nos  églises,  qui  naguère  avaient  tant  de 
fois  retenti  des  épanchemens  d'une  admiration  enthousiaste,  n'en- 
tendirent point  les  mêmes  prédicateurs  hasarder  sur  les  malheurs 
du  moment  un  dangereux  commentaire.  Si  plusieurs  épanchèrent 
leurs  tristes  pressentimens,  ce  fut  à  huis  clos,  au  fond  des  sacristies 
et  dans  l'ombre  des  oratoires  privés,  plus  capables  de  garder  de  si 
compromettans  secrets.  Comme  il  arrive  d'habitude,  les  manifesta- 
tions de  dévoûment  en  faveur  du  pouvoir  heureux  avaient  été  pu- 
bliques, solennelles  et  bruyantes;  les  signes  de  détachement  en- 
vers ce  même  pouvoir  désormais  menacé  furent  réservés,  timides 
et  silencieux.  Rien  n'en  transpira  au  dehors.  Justement  parce  qu'à 
l'époque  où  elle  se  produisit  la  transformation  des  sentimens  du 
clergé  à  l'égard  de  Napoléon  fut  si  peu  apparente,  et  qu'elle  ne  s'est 
clairement  manifestée  qu'après  sa  chute,  il  importait  de  la  rappor- 
ter à  sa  vraie  date,  c'est-à-dire  à  l'heure  même  des  premiers  re- 
vers. Ajoutons  que,  toujours  habile  à  discerner  la  vérité  quand  il 
avait  intérêt  à  la  connaître,  l'empereur  ne  se  fit  à  cet  égard  au- 
cune illusion.  Il  considéra  désormais  les  membres  de  son  clergé 
comme  passés,  depuis  que  la  fortune  l'avait  trahi,  dans  le  camp 
de  ses  plus  dangereux  adversaires. 

Tandis  que  le  chef  de  l'empire  se  rendait  un  compte  si  exact  des 
changemens  survenus  dans  les  sentimens  des  autres,  quelles  dis- 

(1)  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  t.  I",  p.  225-226. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  613 

positions  nouvelles  la  sévère  leçon  reçue  en  Russie  avait-elle  fait 
naître  dans  son  esprit?  Telle  était  l'intéressante  question  que  ses  dé- 
voués serviteurs  agitaient  secrètement  avec  une  véritable  anxiété. 
Les  dernières  nouvelles  reçues  avant  sa  soudaine  arrivée  témoi- 
gnaient de  l'irritation  qu'avait  causée  au  maître  la  folle  entreprise 
de  Mallet.  Quoiqu'il  eût  appris  en  même  temps  le  crime  et  le  sup- 
plice du  conspirateur,  il  n'avait  pu  retenir  des  exclamations  d'é- 
tonnement,  d'humiliation  et  de  courroux.  11  s'était  montré  surtout 
ulcéré  de  l'attitude  de  quelques-uns  des  fonctionnaires  de  la  capi- 
tale, particulièrement  du  préfet  de  la  Seine,  qui  avait  si  complète- 
ment perdu  la  tête  au  seul  bruit  de  sa  mort.  On  ne  doutait  guère 
qu'embarrassé  à  la  fois  et  mécontent,  il  ne  prît  plaisir,  pour  détour- 
ner l'attention  et  pour  se  faire  une  contenance,  à  exagérer  les 
expressions,  d'ordinaire  fort  peu  mesurées,  de  sa  colère.  Parmi  les 
personnages  considérables  que  leurs  charges  officielles  mettaient 
en  rapport  direct  avec  Napoléon,  il  n'en  était  pas  un  qui  ne  s'at- 
tendît à  être  violemment  pris  à  partie  et  rendu  responsable  de  ce 
qui  s'était  passé.  Plus  que  d'autres,  le  ministre  et  le  préfet  de  po- 
lice redoutaient  de  sa  part  quelque  fâcheux  éclat.  Leurs  prévisions 
furent  trompées.  Arrivé  aux  Tuileries  le  18  décembre  1812  au  mi- 
lieu de  la  nuit,  l'empereur  y  avait  fait  venir  Cambacérès  dès  le 
lendemain  matin.  A  peine  avait-il  fini  de  lui  faire  le  récit  des  fu- 
nestes événemens  qui  avaient  précipité  son  retour,  que  sans  tran- 
sition il  s'était  mis  à  presser  l'archichancelier  de  questions  sur  les 
moindres  détails  de  la  conspiration  de  Mallet.  Avec  sa  sagesse  et 
son  habileté  ordinaires,  Cambacérès  avait  trouvé  moyen  de  ré- 
pondre à  son  redoutable  interlocuteur  sans  compromettre  personne, 
et  Napoléon  était  sorti  évidemment  soulagé  de  ce  long  entretien. 
Quelques  instans  après,  —  à  l'audience  qui  suivit  immédiatement 
la  messe,  — apercevant  son  préfet  de  police,  M.  Pasquier,  il  l'avait 
abordé  d'un  air  affable,  et,  baissant  la  Toix  afin  de  n'être  entendu 
que  de  lui  :  «  Eh  bien!  monsieur  le  préfet,  lui  avait-il  dit  d'un  ton 
presque  familier,  vous  avez  eu  aussi  votre  mauvaise  journée;  il  n'en 
manque  pas  de  cette  espèce  dans  la  vie!  » 

D'aussi  philosophiques  paroles  n'étaient  point  de  mauvais  au- 
gure. Elles  témoignaient  d'une  modération  assez  inaccoutumée  chez 
l'empereur;  cette  modération  fut  d'ailleurs  entretenue  pendant  quel- 
que temps  encore  par  la  tristesse  croissante  des  nouvelles  qui  con- 
tinuaient d'arriver  du  théâtre  de  la  guerre.  A  partir  du  jour  où 
Napoléon  avait  quitté  l'armée,  les  pertes  d'hommes  avaient  été  en 
augmentant  sans  cesse.  De  Wilno  aux  bords  de  la  Yistule,  la  re- 
traite était  devenue  infiniment  plus  désastreuse  que  de  Smolensk  à 
Wilno.  La  défection  du  général  York  et  des  troupes  prussiennes 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faisant  partie  du  corps  du  maréchal  Macdonald  avait  jeté  dans  la 
marche  de  tous  nos  détachemens  la  plus  inextricable  confusion. 
Au  découragement  des  soldats  s'était  ajoutée  la  mésintelligence  sur- 
venue entre  les  chefs  depuis  que  Murât,  chargé  par  l'empereur  du 
commandement  suprême,  avait  jugé  à  propos  de  quitter  brusque- 
ment ses  compagnons  d'armes  afin  de  regagner  à  la  hâte  son 
royaume  de  Naples.  Il  devenait  évident  que,  malgré  les  efforts  du 
prince  Eugène,  les  Russes  allaient  à  leur  tour  passer  la  Yistule, 
et  qu'ils  inonderaient  bientôt  toute  l'Allemagne  du  nord.  Dans  une 
situation  aussi  critique,  le  maintien  de  l'alliance  avec  l'Autriche 
était  presque  notre  seule  ancre  de  salut.  Quel  danger  n'y  avait-il 
pas  à  lui  donner  en  pareille  occasion  le  moindre  sujet  de  méconten- 
tement! Obligé  pour  la  première  fois  de  compter  avec  son  beau-père, 
Napoléon  se  rappela  les  insinuations  que  celui-ci  avait  naguère  ha- 
sardées à  Dresde  au  sujet  du  pape,  insinuations  timides  et  repous- 
sées alors  avec  tant  de  hauteur.  A  coup  sûr,  le  plus  pressé  était  de 
mettre  sur  pied  les  cinq  cent  mille  hommes  qui  devaient  au  prin- 
temps prochain  servir  à  réparer  ses  échecs;  mais,  puisque  la  cam- 
pagne décisive  devait  s'ouvrir  au  sein  de  l'Allemagne  contre  les 
Russes  et  les  Prussiens,  il  n'était  pas  indifférent,  en  traitant  avec 
Pie  YII,  de  donner  satisfaction  à  l'empereur  d'Autriche,  au  roi  de 
Bavière  et  à  leurs  sujets  catholiques.  Ce  fut  ainsi  qu'au  plus  fort  de 
ses  préparatifs  militaires,  et  tandis  qu'on  aurait  pu  le  croire  absorbé 
par  la  vive  impulsion  qu'il  s'agissait  de  donner  à  tous  les  rouages 
de  l'immense  administration  impériale,  le  vigoureux  esprit  de  l'em- 
pereur était  ramené  par  des  raisons  purement  politiques  à  s'occu- 
per derechef  des  affaires  religieuses.  Il  savait  bien  qu'à  lui  seul  in- 
combait la  responsabilité  de  la  dernière  rupture  avec  le  pape,  et 
que,  s'il  voulait  renouer,  c'était  à  lui  de  faire  les  premiers  pas. 

Peut-être  nos  lecteurs  n'ont-ils  pas  oublié  en  quels  termes  dé- 
daigneux Napoléon  avait  refusé  de  répondre,  il  n'y  avait  pas  encore 
un  an,  aux  deux  lettres  que  le  saint-père  lui  avait  écrites  de  sa 
propre  main.  Ils  ont  probablement  gardé  souvenir  du  reproche  ou- 
trageant qu'il  n'avait  pas  craint  de  lui  adresser  d'avoir  manqué  à 
tous  ses  devoirs,  reproche  bientôt  suivi  de  la  sommation  signifiée 
par  l'entremise  de  M.  de  Chabrol  d'avoir  à  se  démettre,  comme  in- 
capable, de  ses  fonctions  de  souverain  pontife.  Reprendre  lui-même 
des  rapports  ainsi  interrompus  dut  coûter  beaucoup  à  l'orgueil  de 
l'empereur;  mais  il  n'était  pas  en  position  d'y  regarder  de  si  près, 
et  les  contrastes  ne  le  gênaient  guère  quand  sa  politique  était  en 
jeu.  Le  renouvellement  de  l'année  fut  le  prétexte  saisi  par  Napo- 
léon. Il  adressa  le  29  décembre  à  Pie  Yll  la  lettre  suivante  : 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  615 

((  Très  saint-père,  je  m'empresse  d'envoyer  un  officier  de  ma  maison 
près  de  votre  sainteté  pour  lui  exprimer  la  satisfaction  que  j'ai  éprouvée 
de  ce  que  m'a  dit  l'évêque  de  Nantes  sur  le  bon  état  de  sa  santé,  car 
j'ai  été  un  moment  très  alarmé,  cet  été,  lorsque  j'ai  appris  qu'elle  était 
fortement  indisposée.  Le  nouveau  séjour  de  votre  sainteté  nous  mettra 
à  même  de  nous  voir,  et  j'ai  fort  à  cœur  de  lui  dire  que,  malgré  tous 
les  événemens  qui  ont  eu  lieu,  j'ai  toujours  conservé  la  même  ami- 
tié pour  sa  personne.  Peut-être  parviendrons-nous  au  but  tant  désiré 
de  finir  tous  les  différends  qui  divisent  l'état  et  l'église.  De  mon  côté, 
j'y  suis  fort  disposé,  et  cela  dépendra  entièrement  de  votre  sainteté. 
Toutefois  je  la  prie  de  croire  que  les  sentimens  de  parfaite  estime 
et  de  haute  considération  que  je  lui  porte  sont  indépendans  de  tout 
événement  et  de  toute  circonstance.  Je  prie  Dieu,  très  saint-père,  qu'il 
vous  conserve  longues  années,  pour  que  vous  ayez  la  gloire  de  rasseoir 
le  gouvernement  de  l'église,  et  que  vous  puissiez  longtemps  jouir  et  pro- 
fiter de  votre  ouvrage  (1).  » 

Nul  ressentiment  n'était,  comme  on  va  le  voir,  resté  au  fond  du 
cœur  de  Pie  VII.  On  dirait  que  la  méfiance  lui  devenait  impossible 
dès  qu'il  entrait  en  relations  directes  avec  le  grand  homme  qui 
l'avait  jadis  tant  charmé  et  pour  lequel  il  éprouva  toute  sa  vie  une 
inaltérable  prédilection.  Il  y  avait  d'ailleurs  dans  la  lettre  de  l'em- 
pereur plus  d'un  passage  qui  était  de  nature  à  relever  chez  le  can- 
dide pontife  l'espérance,  jamais  entièrement  abandonnée,  d'être  un 
jour  appelé  à  mettre  lui-même  un  terme  aux  maux  de  l'église.  Pour 
reconnaître  l'acte  de  courtoisie  de  Napoléon,  Pie  Vif  envoya  le  car- 
dinal Joseph  Doria  le  complimenter  à  Paris.  Le  cardinal  Doria,  an- 
cien nonce  en  France,  était  un  personnage  fort  âgé,  sans  grande 
capacité  politique,  non  moins  dévoué  au  saint-père  qu'agréable  à 
l'empereur,  et  fort  propre  à  servir  entre  eux  de  premier  intermé- 
diaire. Quand  l'idée  d'une  sérieuse  négociation  fut  après  quelques 
pourparlers  définitivement  adoptée  de  pai't  et  d'autre,  l'empereur 
désigna  pour  traiter  en  son  nom  l'évêque  de  Nantes,  M.  Davoisin. 
Il  ne  pouvait  faire  un  choix  plus  habile.  M.  Duvoisin  avait,  au 
dire  même  de  ses  ennemis,  autant,  d'expérience  que  d'adresse  dans 
le  maniement  des  affaires,  et  la  fréquentation  habituelle  de  la  cour 
lui  avait  en  outre  donné,  ajoute  le  cardinal  Pacca,  ces  manières  in- 
sinuantes et  ces  formes  diplomatiques  qui  assurent  ordinairement  le 
succès  des  négociations.  En  arrivant  à  Fontainebleau,  l'évêque  de 
Nantes  y  rencontra  déjà  établis  les  quatre  cardinaux  Doria,  Du- 
gnami,  Ruffo  (Fabrice),  de  Bayanne  et  M.  Bertalozzi,  qui  logeaient 

(1)  L'empereur  au  pape  Pie  VII,  29  décembre  1812.  —  Correspondance  de  Napo- 
léon br,  t.  XXIV,  p.  354. 


616  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tous  dans  le  palais  même,  ainsi  que  le  docteur  Porta.  Bientôt  il  y 
fut  rejoint  par  l'archevêque  de  Tours,  l'évêque  de  Trêves  et  celui 
d'Évreux.  Ainsi  donc,  si  l'on  oublie  M.  de  Chabrol,  qui  venait,  à  la 
grande  surprise  du  monde  parisien,  d'être  nommé  préfet  de  la 
Seine,  mais  qui  ne  prit  d'ailleurs  nulle  part,  au  moins  apparente, 
aux  nouvelles  négociations,  le  hasard  voulut,  si  toutefois  ce  fut  le 
hasard,  que  le  pape  se  trouvât  en  ce  moment  entouré  des  mêmes 
personnages  qui  l'avaient  naguère  si  longtemps  assiégé  à  Savone 
de  leurs  continuelles  et  vaines  instances. 

Il  faut  convenir  que  les  instructions  remises  à  M.  Duvoisin  n'é- 
taient point  de  nature  à  faciliter  beaucoup  sa  besogne.  Chose 
étrange  et  vraiment  digne  de  remarque,  si  depuis  son  retour  à  Paris 
l'empereur,  dans  ses  conversations  journalières  avec  ses  familiers, 
n'avait  encore  fait  entendre  que  des  paroles  sensées  où  perçait  le 
juste  sentiment  de  sa  véritable  situation,  il  s'en  fallait  de  beaucoup 
que  son  attitude  extérieure,  ses  actes  et  son  langage  officiels  eus- 
sent paru  empreints  de  la  même  sagesse.  C'était  parti-pris  chez  lui 
d'afficher  devant  le  public  français  la  plus  superbe  confiance,  et  de 
faire  montre  au  dehors  de  nos  frontières  d'une  inflexible  persistance 
dans  toutes  les  visées  déjà  connues  de  sa  politique.  Il  se  serait  cru 
diminué  aux  yeux  de  ses  sujets  et  de  l'Europe  entière,  peut-être 
l'aurait-il  été  en  effet,  s'il  avait  laissé  seulement  soupçonner  qu'on 
avait  chance  de  le  trouver  moins  impérieux  et  plus  traitable  à 
Pheure  de  la  mauvaise  fortune  qu'aux  jours  de  la  prospérité.  Rési- 
gné par  nécessité  aux  concessions  indispensables,  il  jugeait  son 
honneur  intéressé,  tant  qu'il  n'aurait  pas  repris  quelque  éclatante 
revanche,  à  se  renfermer  dans  une  obstination  d'apparat.  Sans  doute 
il  faudrait  céder  quelque  chose;  mais  avant  de  céder  il  lui  fallait 
commencer  par  battre  d'abord  tous  ses  insolens  ennemis  :  alors  il 
serait  temps  d'être  modéré.  Malheureusement  pour  Napoléon,  il  se 
méconnaissait  lui-même  quand  il  se  proposait  un  pareil  plan  de 
conduite.  Les  éphémères  succès  qu'à  force  d'art  et  d'énergie  il  était 
encore  destiné  à  surprendre  à  la  fortune  devaient  avoir  pour  pre- 
mier résultat  d'ébranler  immédiatement  d'aussi  raisonnables  pro- 
jets, et  en  exaltant  son  incorrigible  ambition  de  mettre  aussitôt  fin 
à  sa  modération  passagère.  Les  conférences  entamées  avec  le  saint- 
père  aux  premiers  jours  de  l'année  1813  ont  ouvert  la  série  des 
transactions  par  lesquelles  l'empereur  a  essayé,  mais  en  vain,  d'ar- 
rêter à  diverses  reprises  la  marche  triomphante  de  ses  ennemis. 
Peut-être  le  succès  inattendu  de  la  tentative  de  Fontainebleau  et 
Pinconcevable  ascendant  repris  avec  tant  de  facilité  sur  Pie  VII  ont- 
ils  contribué  à  rendre  Napoléon  trop  confiant  au  moment  du  congrès 
de  Prague  et  des  pourparlers  de  Châtillon.  A  ce  titre  seul,  il  est 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  617 

curieux  d'insister  sur  les  phases,  d'ailleurs  assez  courtes,  de  ce  com- 
promis éphémère. 

Le  croirait-on?  M.  Duvoisin  était  chargé  par  l'empereur  de  pro- 
duire à  Fontainebleau  des  exigences  plus  grandes  encore  que  toutes 
celles  dont  il  eût  jamais  fait  parler  au  saint-père.  Le  projet  de  traité 
remis  à  l'évêque  de  Nantes  contenait  précisément  ces  mêmes  clauses 
qu'à  Dresde,  dans  la  prévision  de  son  futur  triomphe,  Napoléon 
avait  annoncé  l'intention  d'imposer  à  Pie  VII,  quand  il  reviendrait 
à  Paris  vainqueur  de  l'empereur  Alexandre.  Trahi  par  le  sort  des 
armes,  vaincu  non  certes  par  la  valeur  et  l'habileté  supérieure  de 
son  ennemi,  mais  par  les  rigueurs  d'un  climat  meurtrier,  il  n'avait 
pas  aujourd'hui  la  pensée  de  modifier  en  quoi  que  ce  soit  un  pro- 
gramme devenu  presque  insensé  à  force  de  contraster  avec  les  cir- 
constances présentes. 

«  Le  pape  et  ses  successeurs,  lisait-on  entre  autres  articles  dans  le  pro- 
jet de  traité  emporté  à  Fontainebleau  par  M.  Duvoisin,  jureront  avant 
leur  couronnement  de  ne  rien  faire  et  de  ne  rien  ordonner  de  contraire 
aux  quatre  propositions  du  clergé  gallican.  —  Le  pape  et  ses  successeurs 
n'auront  droit  à  l'avenir  qu'à  la  nomination  d'un  tiers  des  membres  du 
sacré-coUége,  et  celle  des  deux  autres  tiers  sera  dévolue  aux  souverains 
catholiques,  —  Le  pape  désapprouvera  et  condamnera  par  un  bref  solennel 
la  conduite  des  cardinaux  qui  n'ont  pas  assisté  à  la  cérémonie  religieuse 
du  mariage  de  l'empereur,  qui  d'ailleurs  leur  rendra  ses  bonnes  grâces, 
pourvu  toutefois  qu'ils  consentent  à  signer  ce  même  bref.  —  Les  cardi- 
naux di  Pietro  et  Pacca  seront  exclus  de  cette  amnistie,  et  jamais  il  ne 
leur  sera  permis  de  revenir  auprès  du  saint-père  (1).  » 

Le  reste  du  projet  était  rédigé  à  l'avenant.  Il  y  était  stipulé  que 
Pie  VII  devait  résider  à  Paris.  Il  pourrait  y  recevoir  les  ministres  et 
les  chargés  d'aiïaires  des  puissances  étrangères,  qui  jouiraient  près 
de  lui  des  immunités  et  privilèges  accordés  aux  membres  du  corps 
diplomatique.  Afin  qu'il  ne  subsistât  d'ailleurs  aucun  doute  sur  la 
situation  dépendante  dans  laquelle  l'empereur  entendait  maintenir 
le  souverain  pontife,  un  article  spécial  portait  qu'il  jouirait  d'un 
revenu  net  de  2  millions  qui  serait  prélevé  sur  ses  domaines  alié- 
nés. A  propos  de  la  nomination  des  évêques  des  états  romains,  l'em- 
pereur ne  cédait  absolument  rien.  Il  entendait  les  nommer  lui-même. 
Pour  ce  qui  regardait  ces  prélats,  ceux  du  reste  de  l'Italie  et  ceux 
de  la  France,  il  exigeait  toujours  qu'après  un  délai  de  six  mois  les 
sujets  nommés  fussent  de  plein  droit  institués  par  le  pape,  et  à 

(1)  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  1. 1",  p.  268. 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

défaut  cîu  consentement  du  pape  par  le  métropolitain  ou  par  le  pré- 
lat le  plus  ancien  du  diocèse. 

Quel  ne  fut  pas  le  trouble  de  Pie  YII  en  écoutant  de  pareilles 
propositions  !  Nos  lecteurs  peuvent  aisément  s'en  rendre  compte, 
s'ils  ont  présente  à  la  mémoire  l'anxiété  où  l'avaient  jeté  les  offres 
beaucoup  plus  acceptables  qui  lui  avaient  été  naguère  apportées  à 
Savone.  Nous  trouvons  d'ailleurs  dans  la  correspondance  de  l'évêque 
de  Nantes  avec  le  ministre  des  cultes  le  témoignage  authentique  de 
l'état  de  cruelle  perplexité  où  des  ouvertures  si  inattendues  jetèrent 
de  nouveau  le  saint -père,  mis  en  demeure  de  se  prononcer  à  bref 
délai  et  sans  conseil  suffisant  sur  d'aussi  formidables  questions. 

(c  Le  samedi  soir,  jour  de  mon  arrivée,  écrit  M.  Duvoisin  à  M.  Bigot, 
je  n'ai  fait  qu'annoncer  au  pape  l'objet  de  ma  mission  et  lui  demander 
une  audience  pour  le  lendemain.  Après  un  préambule  sur  les  intentions 
pacifiques  et  bienfaisantes  de  sa  majesté,  et  sur  ce  que  demandaient 
dans  les  circonstances  présentes  les  intérêts  de  la  religion  et  du  saint- 
père,  je  lui  ai  communiqué  les  propositions  rédigées  par  votre  excel- 
lence. Plusieurs  m'ont  para  lui  faire  beaucoup  de  peine,  particulière- 
ment la  résidence  à  Paris,  la  suppression  des  évêchés  suburbicaires, 
qu'il  croit  nécessaires  à  la  dignité  du  saint-siége  à  raison  de  leur  anti- 
quité, de  leurs  privilèges  et  des  fonctions  qui  leur  sont  affectées,  enfin 
la  répartition  et  la  nomination  des  cardinaux,  qui  ne  lui  laissent  pas  assez 
d'influence  dans  la  composition  du  sacré-colIége,  conseil-né  du  pape. 
Par-dessus  tout,  il  demande  pour  délibérer  le  conseil  qu'on  ne  lui  pro- 
met qu'après  qu'il  aura  pris  des  engagemens  irrévocables.  C'est  ce  qu'il 
ne  cessait  de  nous  dire  à  Savone,  et  ce  qui  néanmoins  ne  l'a  pas  empê- 
ché de  nous  donner  le  bref  du  20  septembre.  Du  reste  il  a  fini  par  me 
dire  qu'il  ferait  ses  réflexions,  et  qu'il  chargerait  l'archevêque  d'Édesse 
de  conférer  avec  moi.  —  J'ai  su  dans  la  soirée  que  le  pape  avait  fait  part 
aux  cardinaux  Dugnami  et  RufTo  d'une  partie  des  articles  que  je  lui  avais 
proposés.  Je  n'en  suis  pas  fâché.  Je  voudrais  qu'il  prît  confiance  dans  le 
cardinal  Ruffo,  homme  d'esprit  qui  ne  partage  point  les  préjugés  de  la 
théologie  ultramontaine,  qui  envisage  cette  affaire  sous  son  véritable 
point  de  vue,  et  à  qui  il  me  serait  bien  plus  facile  de  faire  entendre  rai- 
son qu'à  l'archevêque  d'Édesse  (1).  » 

M.  Duvoisin  n'avait  pas  tort  de  considérer  le  cardinal  Ruffo  (Fa- 
brice) comme  un  de  ses  plus  utiles  auxiliaires;  mais  ce  cardinal  n'é- 
tait pas  seul  à  s'efforcer  d'agir  sur  les  déterminations  du  pape  en  lui 
conseillant  de  faire  taire  ses  scrupules,  de  tout  concéder  au  plus 

(1)  Lettre  de  M.  Duvoisin,  évêque  de  Nantes,  à  M.  le  ministre  des  cultes,  11  jan- 
vier 1813, 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  619 

vite  à  l'empereur.  Ainsi  faisaient  ses  trois  collègues  du  sacré-col- 
lège, les  cardinaux  Spina,  Dugnatni  et  de  Bayanne,  et  l'archevêque 
d'Édesse,  le  faible  M.  Bertalozzi,  à  qui  l'évoque  de  Nantes  prête  à 
tort  des  velléités  de  résistance  dont  il  fut  toujours  incapable.  Ainsi 
faisaient  du  meilleur  de  leur  cœur  l'archevêque  de  Tours,  les  évo- 
ques de  Trêves  et  d'Évreux,  ces  zélés  serviteurs  de  Napoléon,  et 
probablement  aussi,  pour  que  personne  ne  manquât  au  concert, 
le  docteur  Porta,  à  qui  Napoléon  continuait  à  payer  pension,  afin 
de  reconnaître  les  soins  attentifs  qu'il  donnait  à  la  santé  du  saint- 
père  (Ij.  Pour  le  scrupuleux  et  timoré  Pie  VII,  quel  supplice  de 
toutes  les  minutes  que  cette  entente  établie  entre  les  personnes 
de  son  entourage,  uniquement  appliquées  à  le  blâmer  de  son  in- 
tempestive opposition  aux  volontés  de  l'empereur,  ardentes  à  lui 
représenter  sous  les  couleurs  les  plus  noires  les  maux  affreux  de 
l'église,  et  n'hésitant  pas  à  en  rejeter  sur  lui  l'entière  responsabilité! 
Déjà  pareil  assaut  avait  été  livré  au  saint-père  à  Savone,  et  ses 
forces  physiques  y  avaient  succombé.  Les  mêmes  causes  ne  devaient 
pas  tarder  à  produire  les  mêmes  résultats.  «  Je  n'ai  pas  encore  écrit 
à  votre  excellence,  lisons- nous  dans  une  lettre  adressée  de  Fontai- 
nebleau par  M.  Duvoisin  à  M.  Bigot,  parce  que  je  n'avais  rien  à  lui 
mander.  Le  pape  est  extrêmement  agité.  Il  ne  dort  pas.  Sa  santé  est 
altérée.  En  ce  moment,  je  ne  le  crois  pas  en  état  de  soutenir  une 
discussion.  Il  n'a  que  très  peu  de  confiance  dans  les  personnes  qui 
l'entourent.  Il  persiste  à  dire  qu'il  a  le  plus  grand  désir  de  satis- 
faire l'empereur,  mais  que  sa  conscience  ne  lui  permet  pas  de  se 
prononcer  seul,  prisonnier  et  sans  conseil.  Cependant  il  me  faut 
une  réponse.  J'épie  le  moment  où  je  pourrai  la  lui  demander  sans 
lui  causer  trop  d'émotion.  » 

La  lettre  que  nous  venons  de  rapporter,  et  qui  rend  un  si  sincère 
et  si  triste  compte  de  l'état  du  saint-père,  était  datée  de  Fontaine- 
bleau le  13  janvier  1813.  Remise  le  14  à  M.  Bigot  de  Préameneu, 
elle  était  probablement  le  16  ou  le  17  entre  les  mains  de  l'empe- 
reur. Le  18,  une  chasse  à  courre  était  commandée  dans  des  bois 
qui  n'étaient  pas  éloignés  de  Alelun.  Tout  à  coup,  vers  le  milieu  de 
la  journée,  laissant  là  chiens  etpiqueurs,  ^Napoléon  se  fit  amener  une 
chaise  de  poste,  et,  comme  si  l'idée  lui  en  avait  été  soudainement 
inspirée  par  le  seul  voisinage,  il  donna  ordre  de  le  conduire  à  Fon- 
tainebleau, où  d'avance  l'impératrice  avait  été  invitée  à  se  rendre 
de  son  côté. 

Est-ce  beaucoup  s'aventurer  que  de  supposer  Napoléon  moins 
pressé  en  cette  circonstance  de  savoir  des  nouvelles  du  pape  que 

(1)  Lettre  déjà  citée  de  l'empereur  au  ministre  des  cultes. 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  venir  en  aide  par  sa  présence  à  son  négociateur  embarrassé? 
Est-ce  le  noircir  injustement  que  de  lai  prêter  l'intention  arrêtée 
d'arracher  lui-même,  s'il  était  nécessaire,  cette  réponse  qu'il  désirait 
si  fort,  mais  que  l'évêque  de  Nantes  n'osait  exiger  immédiatement 
du  saint-père,  de  peur  de  lui  causer  une  trop  vive  émotion?  Il  nous 
répugnerait  d'aller  plus  loin  encore  et  de  nous  figurer  l'empereur 
pressé  d'entrer  en  lutte  avec  le  souverain  pontife,  parce  que  M.  Du- 
voisin  le  lui  représentait  comme  agité,  souffrant  et  devenu  inca- 
pable de  soutenir  une  discussion.  Certes  l'empereur  était  le  dernier 
homme  qui  eût  besoin  de  prendre  contre  qui  que  ce  fût  un  si  misé- 
rable avantage.  Quoi  qu'il  en  soit  des  motifs  qui  amenèrent  à  Fon- 
tainebleau ce  visiteur  inattendu.  Pie  VII  l'accueillit  avec  une  évi- 
dente satisfaction.  La  nuit  était  tombée.  Le  pape,  ainsi  qu'il  en 
avait  l'habitude,  causait  après  son  repas  du  soir  avec  les  cardi- 
naux et  les  évêques  logés  au  palais,  quand  la  porte  du  salon,  s'ou- 
vrant  inopinément,  livra  passage  à  Napoléon.  Chacun  eut  hâte  de  se 
retirer,  n  Alors  Napoléon,  courant  vers  le  pape,  le  serra  dans  ses 
bras,  lui  donna  un  baiser,  dit  le  cardinal  Pacca,  et  le  combla  de 
marques  d'amitié  (1).  »  Les  conférences  furent  remises  au  lende- 
main; elles  eurent  toujours  lieu  entre  le  pape  et  l'empereur  en- 
fermés tête  à  tête  et  durèrent  plusieurs  jours.  Personne  n'y  fut 
admis,  et  M.  Fain,  secrétaire  du  cabinet  de  l'empereur,  ne  fut  ap- 
pelé, pour  mettre  par  écrit  les  clauses  convenues,  qu'au  moment 
où  toute  contestation  avait  cessé  entre  les  deux  augustes  négocia- 
teurs. «  Il  est  évident,  écrit  M.  de  Pradt,  que  l'empereur  voulait  en 
finir  par  un  coup  rapide  et  imprévu,  et  qu'il  se  fiait  sur  l'effet  que 
sa  présence,  une  discussion  directe  et  son  habileté  personnelle  pro- 
duiraient sur  le  pape.  Le  prestige  était  encore  dans  toute  sa  force, 
et  personne  ne  soupçonnait  l'île  d'Elbe,  encore  moins  Sainte-Hé- 
lène ('2).  »  Que  se  passa-t-il  durant  ces  intimes  entretiens?  On  ne  l'a 
jamais  su  au  juste.  La  plupart  des  détails  publiés  à  ce  sujet  pen- 
dant les  premières  années  de  la  restauration  sont  dénués  de  tout 
fondement.  Malgré  ce  qu'en  a  écrit  l'auteur  de  la  brochure  inti- 
tulée Bonaparte  et  les  Bourbons^  il  est  faux  que,  dans  un  mouve- 
ment de  colère,  l'empereur  ait  osé  frapper  le  pape  et  le  traîner  par 
les  cheveux.  Ce  sont  là  d'indignes  inventions  trop  habituelles  à 
l'esprit  de  parti.  Faut-il  d'un  autre  côté  s'en  rapporter  tout  à  fait 
à  l'archevêque  nommé  de  Malines,  qui,  tout  en  convenant  que  la 
discussion  fat  souvent  animée,  tient  à  nous  persuader  que  «  les 
formes  les  plus  augustes  et  les  plus  amicales  furent  de  part  et 

(1)  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  t.  I'"",  p.  310. 

(2)  Les  Quatre  Concordats,  par  l'abbé  de  Pradt,  t.  III,  p.  2. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  621 

d'autre  continuellement  observées  (1)?  »  Pie  VII,  que  ses  plus  in- 
times serviteurs  hésitaient  à  interroger,  et  qui  n'aima  jamais  à 
s'expliquer  sur  les  incidens  de  cette  entrevue  de  Fontainebleau,  a 
toujours  nié  les  voies  de  fait.  Il  a  donné  seulement  à  entendre  que 
l'empereur  lui  avait  parlé  avec  «  hauteur  et  mépris,  jusqu'à  le 
traiter  d'ignorant  en  matières  ecclésiastiques  (2).  »  De  son  côté.  Na- 
poléon, dans  les  notes  dictées  à  Sainte-Hélène,  ne  dit  absolument 
rien  au  sujet  des  entretiens  de  Fontainebleau.  11  se  borne  à  affir- 
mer qu'il  fit  preuve  en  cette  circonstance  «  de  plus  de  patience 
que  ne  comportaient  sa  situation  et  son  caractère  (3).  »  Pour  notre 
compte,  nous  n'avons  rien  trouvé,  malgré  tous  nos  efforts,  dans  les 
nombreux  documens  passés  sous  nos  yeux  qui  nous  autorisât  à 
confirmer  ou  à  démentir  les  témoignages  malheureusement  con- 
tradictoires soit  de  Napoléon,  soit  de  Pie  VII;  mais  si  l'on  connaît 
mal  le  détail  des  conférences  personnelles  entre  Pie  VII  et  Napo- 
léon à  Fontainebleau,  le  résultat  en  est  au  contraire  authentique. 
A  parcourir  seulement  le  texte  du  nouveau  concordat,  on  s'aperçoit 
d'abord  que  l'empereur  n'hésita  point  à  rabattre  beaucoup  de  ses 
prétentions  primitives.  Toutes  les  clauses  qui,  d'après  l'évêque  de 
Nantes,  avaient  à  première  vue  si  fort  effarouché  le  saint-père  en 
ont  totalement  disparu.  Il  n'est  plus  question  ni  des  quatre  propo- 
sitions de  l'église  gallicane,  ni  de  l'intervention  des  puissances  ca- 
tholiques dans  la  composition  du  sacré-collége.  La  résidence  à  Paris 
n'est  pas  textuellement  imposée  au  saint-père;  il  est  seulement 
indiqué  en  termes  un  peu  vagues  qu'il  se  fixera  en  France  ou 
dans  le  royaume  d'Italie.  Avignon  paraît  avoir  été  la  ville  préfé- 
rée par  Pie  VII.  L'empereur  a  cessé  d'exiger  que  les  cardinaux 
noirs  fussent  blâmés,  et  n'impose  plus  au  souverain  pontife  l'obli- 
gation de  bannir  à  tout  jamais  de  sa  présence  les  cardinaux  di 
Pietro  et  Pacca.  Il  y  a  plus,  s'il  maintient  le  terme  fatal  de  six 
mois  pour  l'institution  canonique  des  évêques,  il  octroie  en  retour 
certaines  concessions  qui  tenaient  fort  au  cœur  du  pape,  et  qu'à 
Savone  il  lui  avait  impitoyablement  refusées.  Les  six  évêchés  sub- 
urbicaires  de  Rome  étaient  rétablis  et  rendus  à  la  nomination  du 
saint-père.  11  avait  en  outre  le  droit  de  nommer  directement,  soit 
en  France,  soit  en  Italie,  à  dix  évêchés  qui  devraient  être  ultérieu- 
rement désignés.  A  l'égard  des  évêques  des  états  romains  absens  de 
leurs  diocèses  par  suite  des  événemens,  le  pape  pouvait  les  nommer 
à  des  évêchés  in  partibus  en  attendant  qu'ils  fussent  replacés  aux 
sièges  vacans  soit  de  l'empire,  soit  du  royaume  d'Italie.  L'empereur 

(1)  Les  Quatre  Concordats,  par  l'abbé  de  Pradt,  t.  III,  p.  G. 

(2)  Mémoires  de  Napoléon,  t.  IV,  p.  212. 

(3)  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  t.  !«•■,  p.  317. 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'engageait  enfin  à  rendre  sa  faveur  aux  cardinaux,  évêques,  prêtres 
et  laïques  qui  avaient  encouru  sa  disgrâce  dans  les  circonstances. 
Ces  dernières  clauses,  les  unes  plus  avantageuses  à  l'église  que 
celles  qui  lui  avaient  été  présentées  à  Savone,  les  autres  parti- 
culièrement favorables  aux  personnes  qui  avaient  le  plus  chau- 
dement embrassé  sa  cause,  déterminèrent  sans  doute  l'assentiment 
de  Pie  Yll.  On  sait  qu'il  avait  beaucoup  tenu  à  faire  constater  dans 
le  préambule  du  concordat  que  les  articles  dont  il  était  composé 
«  devaient  servir  de  base  à  un  arrangement  définitif.  »  Il  avait 
également  insisté  avec  force  pour  établir  dans  un  dernier  article 
((  qu'il  s'était  prêté  aux  dispositions  ci-dessus  par  la  considération 
de  l'état  actuel  de  l'église,  et  dans  la  confiance  que  lui  avait  inspi- 
rée sa  majesté  qu'elle  accorderait  sa  puissante  protection  aux  be- 
soins si  nombreux  de  la  religion  (1).  » 

L'élaboration  du  concordat  avait  duré  cinq  jours.  Ce  fut  dans  la 
soirée  du  25  janvier  1813  que  tout  fut  consommé.  En  dépit  des 
adoucissemens  qu'à  force  d'instances  il  avait  fait  subir  au  texte 
primitif,  Pie  VII  était  encore  horriblement  troublé  à  l'idée  de  mettre 
son  nom  au  bas  d'un  document  qui  changeait  d'une  façon  si  étrange 
la  condition  séculaire  de  l'église  catholique.  Les  cardinaux  logés  au 
palais  assistaient  à  cette  dernière  conférence.  On  dit  que,  pressé  par 
l'empereur  d'en  finir,  Pie  YII  jeta  un  regard  éploré  sur  les  quatre 
membres  du  sacré-collége  qui  formaient  alors  son  unique  conseil. 
Ce  regard  invoquait  un  peu  d'aide,  quelque  appui,  une  parole 
propre  à  l'encourager  dans  sa  consciencieuse  résistance.  S'ils  avaient 
prononcé  un  mot,  fait  un  signe,  peut-être  n'eût-il  point  passé 
outre.  Aucun  d'eux  ne  bougea.  Devant  les  douloureuses  perplexités 
"de  leur  chef  spirituel,  ils  demeurèrent  tous  silencieux.  Directement 
consulté  par  un  dernier  coup  d'œil  où  se  peignait  l'angoisse  su- 
prême du  souverain  pontife,  le  cardinal  le  plus  rapproché  de  lui 
baissa  la  tête,  faisant  ainsi  comprendre  qu'il  fallait  se  soumettre. 
Alors  Pie  YII  signa  (2). 

Le  but  de  l'empereur  était  maintenant  atteint.  Il  semble  qu'il 
aurait  pu  dès  lors  témoigner  quelque  satisfaction.  Ce  fut  une  sorte 
de  mauvaise  humeur  qui  l'emporta  d'abord.  Les  ordres  à  donner 
pour  l'élargissement  des  cardinaux  di  Pietro  et  Pacca  parurent  lui 
coûter  beaucoup.  «  Pacca  est  mon  ennemi,  »  ne  cessait-il  de  répé- 
ter au  pape,  qui  dut,  suivant  ses  propres  expressions,  livrer  une- 
vraie  bataille  afin  d'obtenir  que  ce  membre  du  sacré-collége  sortît 
immédiatement  de  la  prison  de  Fenestrelle.  L'empereur  avait  les 

(1)  Voyez  les  articles  du  concordat.  —  Correspondance  de  Napoléon  1'^,  t.  XXiVj 
p.  450. 

(2)  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  t.  F'"",  p.  317. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  623 

mêmes  répugnances  à  mettre  en  liberté  le  cardinal  di  Pietro,  ren- 
fermé dans  le  donjon  de  Yincennes.  «  Quand  le  cardinal  di  Pietro 
sera  arrivé,  dit-il  au  pape  d'un  ton  ironique,  vous  irez  vous  con- 
fesser à  lui  (1).  ))  Le  soir  même  de  la  signature  du  concordat,  il 
dicta  à  l'évêque  de  Nantes  une  lettre  si  étrange  qu'il  est  assez  diffi- 
cile de  deviner  si  elle  était  inspirée  par  une  intention  gracieuse, 
ou  si  elle  contenait  un  sarcasme  amer.  «  Votre  sainteté  ayant  paru 
craindre,  au  moment  de  la  signature  des  articles  du  concordat  qui 
mettent  un  terme  aux  divisions  qui  affligent  l'église,  que  cela  ne 
comportât  une  renonciation  à  la  souveraineté  de  Rome,  je  me  fais 
un  plaisir  de  l'assurer  par  la  présente  que,  n'ayant  jamais  cru  de- 
voir la  demander,  je  ne  puis  donc  entendre  qu'elle  ait  renoncé  di- 
rectement ou  indirectement  par  lesdits  articles  à  la  souveraineté  des 
états  romains,  et  je  n'ai  entendu  traiter  avec  vous  qu'en  votre  qua- 
lité de  chef  de  l'église  dans  les  choses  spirituelles  (2).  » 

Cette  disposition  mécontente  dura  peu  toutefois.  Napoléon  com- 
prit vite  qu'il  commet! rait  une  imprudence  en  se  montrant  peu  sa- 
tisfait, et  surtout  en  remettant  hors  de  propos  en  question  le  sens 
d'un  compromis  qui  n'était  pas  définitif,  et  dont  il  était  à  craindre 
pour  lui  que  le  saint-père  ne  fût  le  premier  à  se  repentir.  Dans  la 
matinée  du  25  janvier  1S13,  avant  que  Pie  YIl  n'y  eût  apposé  sa 
signature,  il  avait  déjcà  dicté  à  son  ministre  des  cultes  les  instruc- 
tions les  plus  détaillées  pour  l'exécution  immédiate  du  concordat  (3). 
Il  n'en  révoqua  aucune.  Il  y  ajouta  au  contraire  l'ordre  d'expédier 
une  estafette  au  général  Miollis,  afin  de  lui  faire  connaître  l'arran- 
gement qui  venait  d'être  contracté  avec  le  pape,  et  lui  en  fit  en- 
voyer l'analyse.  Le  gouverneur  de  Rome  ne  devait  pas  l'impri- 
mer; il  devait  seulement  s'en  servir  dans  ses  conversations.  Même 
communication  était  adressée  à  Milan  à  M.  Melzi,  grand-chancelier 
du  royaume  d'Italie  (û).  Le  lendemain,  afin  de  donner  un  témoi- 
gnage ostensible  du  changement  qui  venait  de  s'opérer  dans  les 

(1)  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  t.  I'"",  p.  317. 

(2)  L'empereur  à  sa  sainteté  le  pape  Pie  VII^  Fontainebleau,  25  janvier  1813.  — 
Cette  lettre  n'est  pas  insérée  dans  la  Correspondance  de  Napoléon  I^f.  La  version  que 
nous  en  donnons,  différente  de  celle  produite  par  le  cardinal  Pacca,  a  été  copiée  d'après 
la  minute  écrite  sous  la  dictée  de  l'empereur  par  l'évêque  de  Nantes. 

(3)  Ces  instructions,  dictées  le  25  janvier  1813  au  matin,  ne  sont  pas  insérées  dans 
la  Correspondance  de  Napoléon  /^ . 

(4)  L'empereur  à  !\L  Melzi,  duc  de  Lodi,  grand-chancelier  du  royaume  d'Italie.  -^ 
Correspondance  de  Napoléon  /«'■,  t.  XXIV,  p.  4i8.  —  La  lettre  écrite  à  M.  Melzi 
se  terminait  ainsi  :  «  Si,  lorsque  la  nouvelle  de  ces  arrangemens  se  saura  en  Italie, 
quelques  articles  de  journal  étaient  nécessaires  pour  diriger  l'opinion,  vous  les, rédige- 
riez vous-même,  et  dans  ce  cas  vous  feriez  connaître  la  vérité  sans  vous  servir  des 
mêmes  mots  et  de  manière  qu'il  n'y  eût  rien  d'officiel.  Ces  articles  pourraient  être 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

relations  entre  le  saint-siége  et  l'empire,  Napoléon  donna  publi- 
quement aux  cardinaux  Doria  et  Ruflo  (Fabrice)  la  décoration  de  la 
Légion  d'honneur.  Il  nomma  en  même  temps  le  cardinal  de  Bayanne 
et  l'évêque  d'Évreux  sénateurs,  et  les  évêques  de  Nantes  et  de 
Trêves  conseillers  d'état.  Les  membres  italiens  du  sacré-collége  et 
M.  Bertalozzi,  qui  avaient  été  indirectement  mêlés  à  la  négociation, 
reçurent  chacun  en  présent  une  riche  tabatière  ornée  d'un  portrait 
impérial  et  entourée  de  gros  brillans. 

Ces  actes  de  gracieuse  courtoisie  avaient  pour  but  de  révéler  à 
tout  l'entourage  officiel,  sans  d'ailleurs  en  divulguer  la  teneur, 
l'importance  de  l'acte  qui  venait  de  s'accomplir  à  Fontainebleau. 
Ainsi  que  nous  l'avons  indiqué,  l'empereur,  en  traitant  avec  le 
pape,  s'était  proposé  un  double  but.  Il  avait  voulu  rendre  sa  situa- 
tion extérieure  un  peu  meilleure  par  un  acte  qui  ne  pouvait  man- 
quer d'être  agréable  à  son  beau -père  l'empereur  d'Autriche.  Il 
avait  souhaité  faire  cesser  au  dedans  les  embarras  et  les  dangers 
que  pouvait  lui  susciter  la  désallection  croissante  du  clergé  et  de 
ses  sujets  catholiques.  Ce  n'était  donc  point  sans  motif  qu'au  cœur 
même  de  l'hiver  il  avait  fait  venir  Maiie-Louise  à  Fontainebleau 
afin  de  la  rendre  témoin  de  la  façon  dont  il  traitait  avec  le  pape. 
Elle  avait  assisté  de  sa  personne  à  la  dernière  conférence,  mais  cela 
ne  suffisait  point.  A  peine  le  nouveau  concordat  avait-il  été  signé, 
que  Napoléon  s'était  empressé  d'écrire  lui-même  à  l'empereur 
François  pour  lui  en  transmettre  une  copie,  avec  prière  toutefois 
de  ne  pas  rendre  cette  pièce  publique.  Il  s'agissait  maintenant  d'a- 
vertir, sans  les  mettre  trop  au  courant,  les  dignitaires  de  l'église 
de  France,  et  de  faire  savoir  dans  les  moindres  paroisses  de  village, 
mais  sans  rien  préciser,  que  les  fidèles  sujets  de  sa  majesté  avaient 
une  nouvelle  raison  d'être  plus  que  jamais  attachés  à  la  personne 
de  leur  empereur.  C'est  à  quoi  avait  pourvu  ce  passage  laconique 
des  instructions  adressées  à  M.  Bigot  :  «  Monsieur  le  ministre, 
écrivez  aux  évêques  pour  leur  annoncer  Y  événement  et  les  autoriser 
à  chanter  un  Te  Deum  en  actions  de  grâces  (1).  » 

d'Haussonville. 


nécessaires  pour  Ancône  et  Bologne.  Vous  seul  devez  garder  cette  copie  du  concordat, 
et,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  vous  n'en  devez  donner  connaissance  à  per- 
sonne. » 

(1)  Instructions  dictées  au  ministre  des  cultes,  24  janvier  1813.  Ces  instructions  ne 
sont  pas  insérées  dans  la  Correspondance  de  Napoléon  M. 


LA 


SCIENCE  ET  LA  CONSCIENCE 


III. 

LE    FATALISME    MÉTAPHYSIQUE. 


I.  Chimie  organique  fondée  sur  la  synthèse,  par  M.  Berthelot.  —  II.  Études  sur  les  Beaux-Arts, 
par  M.  Taine.  —  III.  Rapport  sur  la  Philosophie  en  France,  par  M.  Ravaisson.  —  IV.  Frag- 
mens  inédits  de  Maine  de  Biran.  —  V.  Science  de  la  Morale,  par  M.  Renouvier.  —  VI.  La 
Morale  indépendante,  par  M.  C.  Coignet. 


S'il  est  une  science  qui  soit  de  nature  à  contredire  les  enseigne- 
mens  de  la  consci.ence,  c'est  cette  spéculation  supérieure  qu'Aris- 
tote  appelait  philosophie  première,  qui  a  reçu  depuis  le  nom  de 
métaphysique,  et  qui  sous  un  titre  quelconque  restera  dans  le  do- 
maine de  la  pensée  humaine,  tant  que  celle-ci  aura  le  souci  des 
vues  générales  et  des  conceptions  synthétiques.  La  physiologie  et 
l'histoire  sont  des  sciences  spéciales  qui  entrent  en  commerce  in- 
time et  direct  avec  la  réalité,  soit  physique,  soit  morale,  pour  con- 
stater les  faits,  les  décrire,  les  classer.  Toute  l'explication  qu'elles 
s'en  permettent  se  réduit  à  les  ramener  à  des  lois,  c'est-à-dire  à 
des  rapports  généralisés  et  par  là  démontrés  nécessaires.  La  philo- 
sophie, spéculant  sur  les  résultats  de  l'expérience  et  de  la  science 
positive,  et  en  formant  telle  ou  telle  de  ces  synthèses  qu'on  nomme 
des  systèmes,  a  besoin  de  voir  les  choses  de  très  haut  pour  pouvoir 
en  saisir  les  rapports  généraux,  et  s'élever  ainsi,  selon  le  sujet  de 
ses  recherches,  à  l'unité  de  loi,  de  type,  de  cause  ou  de  substance. 

Or,  dans  cette  contemplation  suprême,  il  est  presque  inévitable, 

TOME  LXXXII.  —  1869.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  bien  que  les  caractères  propres  de  la  réalité  échappent  au  phi- 
losophe placé  à  un  tel  point  de  vue  d'observation,  ou  bien  qu'ils 
s'effacent  et  tendent  à  disparaître  dans  le  vaste  horizon  ouvert  sous 
ses  pieds  à  ses  yeux  éblouis.  Devant  le  monde  infini,  qu'est-ce  que 
rhomme?  qu'est-ce  que  l'humanité?  qu'est-ce  que  la  planète  elle- 
même,  cet  atome  imperceptible  de  l'immense  cosmos  révélé  par 
l'astronomie?  Devant  le  Dieu  parfait,  que  sont  les  qualités  et  les 
vertus  de  ces  pauvres  êtres  dont  il  est  l'inimitable  idéal?  Qui  n'a 
conscience  de  son  néant  devant  cette  infmitude  de  l'être  universel, 
qui  n'a  conscience  de  sa  misère  devant  cette  absolue  perfection  de  la 
divinité?  Dans  cet  empire  de  la  nécessité  qui  régit  le  monde,  qui 
enveloppe  et  enserre  toutes  les  créatures  de  ses  liens  indissolubles, 
quelle  part  peut  être  faite  à  la  prétendue  liberté  des  actes  humains? 
Que  devient  l'autonomie  de  nos  mouvemens  dans  la  série  continue 
des  causes?  que  devient  notre  volonté  sous  l'action  d'un  Dieu  qui 
fait  sentir  partout  sa  puissance?  que  devient  notre  personnalité 
elle-même  dans  le  sein  de  ce  même  Dieu,  qui  remplit  tout  de  sa 
présence?  Quand  la  pensée  s'est  élevée  à  ces  hauteurs,  le  monde 
change  d'aspect,  le  monde  moral  surtout.  Le  philosophe  qui  em- 
brasse la  nature  entière  d'un  regard  oublie  l'infinie  diversité  des 
détails  pour  ne  voir  que  l'unité  de  plan  révélée  par  les  grandes  lois 
qui  la  régissent.  Le  théologien,  qui,  selon  l'expression  de  Ma- 
lebranche,  voit  tout  en  Dieu,  ne  retrouve  plus  que  l'action  et  la 
présence  de  ce  Dieu  soit  dans  la  vie  individuelle,  soit  dans  la  vie 
collective  de  l'humanité.  C'est  alors  que  le  philosophe,  spéculatif 
ou  mystique,  néglige  les  enseignemens  de  la  science  historique  ou 
les  intimes  révélations  de  la  conscience,  et  se  livre  tout  entier  à  ses 
pensées  et  à  ses  formules  de  haute  synthèse  métaphysique,  ou  à 
ses  rêves  de  vie  intime  et  commune  avec  Dieu.  Avec  ce  dédain  qui 
lui  est  propre  des  choses  de  l'expérience  extérieure  ou  intérieure, 
il  parle  de  tout  ce  qu'elles  attestent  dans  un  langage  auquel  ni 
la  conscience  ni  le  sens  commun  n'entendent  rien,  mais  qu'il  donne 
pour  l'expression  de  l'absolue  vérité.  «  Toute  la  métaphysique,  a 
dit  M.  Renouvier,  n'a  été  qu'une  conjuration  contre  la  liberté  et 
contre  l'existence  même.  »  Montrer  d'abord,  par  une  esquisse  som- 
maire des  principales  conceptions  métaphysiques,  qu'entre  toute 
spéculation  de  ce  genre  et  les  enseignem^ens  de  la  psychologie  il  y 
a  contradiction,  puis  essayer  d'établir  que  cette  contradiction  ne 
saurait,  si  l'on  ne  peut  la  résoudre,  infirmer  le  témoignage  de  la 
conscience,  faire  voir  enfin  le  parti  que  toute  spéculation  philoso- 
phique peut  tirer  des  lumières  de  cette  conscience  pour  l'ordre  de 
problèmes  qu'elle  poursuit,  —  tel  est  le  triple  objet  de  noire  re- 
cherche dans  cette  troisième  et  dernière  étude. 


LA    SCIENCE   ET   LA   CONSCIENCE.  627 


I. 


De  tout  temps,  la  science  a  visé  à  l'unité.  Si  aujourd'hui  elle  ne 
fait  plus  de  métaphysique  dans  la  vieille  acception  du  mot,  elle  fait 
toujours  de  la  philosophie,  c'est-à-dire  qu'elle  poursuit  la  formule 
la  plus  simple  et  la  plus  compréhensive  tout  à  la  fois  où  elle  puisse 
enfermer  la  riche  diversité  des  phénomènes  et  des  êtres  de  la  na- 
ture. Ni  l'école  critique  ni  l'école  positiviste,  qui  se  réunissent  dans 
une  commune  réprobation  de  la  métaphysique,  ne  songent  à  arrê- 
ter l'essor  de  spéculations  du  genre  de  celles  de  Baifon,  de  Laplace, 
de  Lamarck,  de  Geoffroy  Saint-Ililaire,  de  Darwin,  sur  les  lois  qui 
président  à  l'organisation  des  êtres  animés  ou  à  la  formation  des 
mondes.  Quand  l'esprit  de  système  semble  s'éteindre  ou  du  moins 
languir  sur  un  ordre  d'études,  on  le  voit  se  ranimer  et  redoubler 
d'ardeur  sur  un  ordre  différent.  Pendant  que  la  spéculation  méta- 
physique satisfaite  ou  fatiguée  s'en  tient  aux  vieilles  théories  du 
passé,  la  spéculation  scientifique  cherche  les  siennes  dans  la  voie 
ouverte  par  les  sciences  de  la  nature.  On  la  voit  débuter  en  phy- 
sique par  un  grand  effort  vers  l'unité.  Rame-ner  la  chaleur,  l'élec- 
tricité, le  magnétisme,  le  son,  la  lumière,  au  mouvement,  principe 
générateur  unique  de  ces  forces,  faire  rentrer  par  conséquent 
toutes  les  branches  de  la  physique  sous  les  lois  de  la  mécanique, 
tel  est  le  problème  en  ce  moment  le  plus  à  l'ordre  du  jour;  mais 
ceci  n'est  qu'un  premier  pas  dans  la  voie  de  l'unité.  11  existe  d'au- 
tres forces,  telles  que  les  affinités  chimiques,  que  jusqu'ici  la  science 
avait  paru  considérer  comme  étant  sui  generis,  irréductibles  soit 
aux  lois  de  la  physique,  soit  à  plus  forte  raison  aux  lois  de  la  mé- 
canique. Or  la  philosophie  chimique  cherche  à  démontrer  que  ces 
prétendues  forces  originales  ne  sont  que  les  résultantes  de  la  com- 
position toute  mécanique  des  atomes  élémentaires,  en  sorte  que 
les  mouvemens  intérieurs  des  corps  rentreraient  sous  les  lois  de  la 
mécanique  aussi  bien  que  les  mouvemens  extérieurs  :  nouveau  pas 
fait  dans  la  voie  de  l'unité.  Et  les  actions  organiques  elles-mêmes, 
que  toutes  les  écoles  de  biologie  avaient  attribuées  à  des  forces 
propres,  les  forces  vitales,  pourquoi  ne  seraient- elles  pas  égale- 
ment de  simples  résultantes  de  la  composition  chimique  des  or- 
ganes? Autre  pas  plus  décisif  dans  la  voie  de  l'unité.  Pour  arriver 
à  l'unité  absolue  de  mouvemens,  il  ne  reste  plus  qu'un  degré  à 
franchir;  c'est  de  confondre  avec  les  actions  cérébrales  les  actes 
psychiques  proprement  dits,  regardés  jusqu'ici  comme  absolument 
différons  des  mouvemens  organiques.  Voilà  donc  toute  activité  ré- 
duite au  mouvement  dans  la  vie  universelle,  tout  être  ramené  à  la 


628  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

force  élémentaire  soumise  aux  pures  lois  de  la  mécanique.  Entre 
tous  ces  mouvemens,  il  n'y  a  qu'une  cliiïérence  de  degré,  laquelle  a 
son  principe  dans  une  plus  ou  moins  grande  composition  ou  con- 
centration de  la  force  simple  primitive.  11  n'y  a  dans  la  nature  en- 
tière que  des  mouvemens  et  des  forces  à  telle  ou  telle  puissance  de 
composition  ou  de  concentration.  La  chaîne  entière  des  êtres  n'est 
que  l'échelle  des  degrés  que  parcourt  la  force  élémentaire  du  mi- 
néral à  l'être  pensant.  La  psychologie  ne  serait  ainsi  que  le  cou- 
ronnement d'un  édifice  scientifique  aux  parties  homogènes  dont  la 
base  est  la  mécanique  :  à  celle-ci,  l'étude  du  mouvement  absolu- 
ment simple;  aux  sciences  intermédiaires,  telles  que  la  physique, 
la  chimie  et  la  biologie,  l'étude  du  mouvement  plus  ou  moins  com- 
posé; à  la  psychologie  enfin  l'étude  du  mouvement  à  son  maxi7num 
de  composition. 

Cette  philosophie  de  la  nature  a  un  double  mérite  que  ses  plus 
vifs  adversaires  ne  sauraient  lui  contester.  D'abord  elle  réunit  les 
caractères  essentiels  d'un  véritable  système,  la  loi  d'unité  et  la  loi 
de  continuité.  Elle  est  tout  entière  comprise  dans  une  seule  for- 
mule, l'unité  absolue  de  l'être  par  la  réduction  au  mouvement  de 
tous  les  phénomènes  de  la  vie  universelle.  Elle  n'arrive  à  cette  for- 
mule définitive  que  par  une  gradation  continue  des  termes  dont  se 
compose  la  série  cosmique  tout  entière.  D'autre  part,  une  pareille 
spéculation  n'a  rien  qui  ressemble  à  ce  qu'on  appelle  métaphysique; 
elle  ne  contient  aucune  idée  a  priori,  aucun  mot  ontologique.  Il  n'y 
est  point  question  de  l'essence  ni  de  la  substance  des  choses;  la  con- 
ception d'un  substrat  matériel,  tel  que  nous  le  représente  l'imagi- 
nation, est  mise  de  côté,  ainsi  que  l'hypothèse  invérifiable  des 
atomes;  le  mot  de  force  n'y  figure  que  comme  expression  d'un 
fait,  le  mouvement  sous  toutes  ses  formes.  L'observation  et  l'expé- 
rience pour  méthode,  pour  base  les  lois  des  phénomènes  observés 
ou  expérimentés,  pour  formule  d'explication  le  principe  tout  mé- 
canique de  la  résultante  des  forces  composantes,  pour  synthèse  enfin 
l'unité  d'être  et  d'action,  sans  exception  ni  solution  de  continuité, 
—  voilà  le  système.  Peut-on  rien  imaginer  de  plus  simple,  de 
plus  clair,  de  plus  expérimental  qu'une  telle  philosophie  dans  ses 
conclusions  spéculatives  les  plus  étendues?  N'est-ce  pas  le  progrès 
même  des  sciences  positives  qui  paraît  devoir  aboutir  à  ce  résul- 
tat? 11  n'est  donc  pas  étonnant  que  des  savans  de  premier  ordre, 
comme  M.  Berthelot,  que  des  penseurs  intrépides,  comme  M.  Taine, 
inclinent  vers  une  explication  des  choses  qui  satisfait  à  ce  point  leur 
besoin  de  synthèse  et  leur  goût  pour  les  formules  simples  et  pré- 
cises? Ne  semble-t-il  point  que  la  méthode  chimique  du  premier  et 
la  méthode  philosophique  du  second  y  préparent  naturellement  la 


LA    SCIENCE    ET   LA    CONSCIENCE.  629 

pensée?  L'unité  de  l'être  dans  le  mouvement  mécanique,  ne  serait-ce 
point  là,  par  parenthèse,  cette  maîtresse  formule  invoquée  par 
M.  Taine,  mère  féconde  de  toutes  les  autre?,  dont  l'enchaînement 
constituerait  le  système  entier  de  l'univers? 

Dans  ce  déterminisme  absolu,  que  deviennent  la  liberté  et  la 
personnalité  de  l'être  humain?  que  devient  l'activité  spontanée  des 
êtres  de  la  nature?  Ame,  vie,  nature,  force  spontanée,  tout  cela 
peut-il  être  autre  chose  que  des  mots  vides  de  sens  dans  une  pa- 
reille philosophie?  Rendons  justice  au  matérialisme  contemporain; 
il  ne  se  refuse  à  reconnaître  aucun  des  faits  qu'atteste  l'expérience, 
soit  externe,  soit  interne;  il  admet  toutes  les  propriétés  caractéris- 
tiques qui  distinguent  les  divers  règnes  de  la  nature;  il  ne  nie  aucun 
des  phénomènes  de  conscience  proprement  dits,  c'est-à-dire  aucun 
des  sentimens  qui  répondent  chez  l'homme  aux  mots  d'individua- 
lité, de  personne,  de  moi,  comme  le  sentiment  de  l'unité,  le  senti- 
ment de  l'identité,  le  sentiment  de  la  liberté,  le  sentiment  de  la  res- 
ponsabilité. Seulement  tout  cela  n'est  pas  pour  ce  matérialisme  la 
vérité  vraie,  absolue,  définitive.  Derrière  cette  scène  extérieure  et 
apparente  des  phénomènes  se  cache  l'action  intime,  profonde  des 
véritables  causes.  L'homme  s'apparaît  comme  un  être  un  dans  son 
essence,  identique  dans  sa  conscience,  libre  dans  son  activité,  une 
cause  enfin.  Pure  illusion!  Il  n'est  qu'un  effet,  puisqu'il  ne  peut 
être  que  la  résultante  des  forces  composant  son  organisme.  La  na- 
ture paraît  peuplée  de  forces  spontanées  qui  commandent  aux  lois 
de  la  matière  inorganique  :  encore  une  illusion.  Toutes  ces  forces 
prétendues  ne  sont  elles-mêmes  que  des  résultantes  de  forces  d'un 
ordre  inférieur.  Si  l'âme,  la  vie,  la  liberté,  sont  au  premier  plan  de 
la  scène,  c'est  la  nécessité,  la  pure  force  mécanique,  qui  est  au  fond 
et  qui  en  fait  tout  le  jeu.  En  un  mot,  l'âme,  la  vie,  la  liberté,  ne 
sont  que  des  apparences;  le  mouvement  simple  est  la  réalité.  La 
mécanique  est  le  dernier  mot  de  toutes  choses;  c'est  là  qu'il  faut 
chercher  l'explication  définitive  des  mystères  de  la  psychologie,  de 
la  biologie,  de  la  chimie  et  de  la  physique.  Ici  éclate  la  contradic- 
tion entre  la  spéculation  et  la  conscience. 

Que  nulle  autre  philosophie  ne  soit  à  ce  point  destructive  des  vé- 
rités de  l'ordre  moral,  rien  de  plus  manifeste.  Le  matérialisme,  sous 
quelque  forme  qu'il  se  soit  produit,  a  toujours  eu  le  privilège  de  la 
négation  la  plus  nette  et  la  plus  radicale  des  principes  de  la  con- 
science. Gela  est  tout  simple,  puisqu'il  n'emprunte  aucune  de  ses 
données  à  une  autre  source  que  l'expérience  sensible.  Au  contraire, 
entre  la  philosophie  spiritualiste  et  la  conscience,  l'entente  est  na- 
turelle, par  cela  seul  que  le  spiritualisme  trouve  dans  la  conscience 
elle-même  sa  donnée  première;  mais,  avec  un  esprit  tout  différent  et 


630  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

une  méthode  absolument  inverse,  cette  philosophie  obéit  au  même 
besoin  d'unité  que  la  précédente.  Tandis  que  le  matérialisme  part 
d'en  bas  pour  expliquer  par  le  mouvement  mécanique  toute  la  sé- 
rie des  êtres  de  l'univers,  le  spiritualisme  part  d'en  haut  pour  ex- 
pliquer cette  même  série  par  l'acte  qui  en  est  le  type  le  plus  élevé, 
l'acte  de  la  pensée  et  de  la  volonté.  A  la  formule  que  la  pensée 
n'est  que  le  mouvement  à  son  maximum,  il  oppose  cette  autre 
formule,  que  le  mouvement  lui-même  est  encore  la  pensée  à  son 
minimum.  Tout  mouvement,  même  de  l'ordre  purement  physique, 
est  déjà  un  effort;  toute  force,  si  simple  qu'elle  soit,  tend  à  une  fin 
en  vertu  d'une  activité  spontanée.  L'expérience  scientifique  est  ici 
d'accord  avec  l'expérience  intime  elle-même.  La  force  d'attraction 
universelle  qui  ment  toute  la  matière  et  fait  sortir  des  nébuleuses 
les  mondes  organisés  obéit  à  la  loi  du  bien,  proclamée  par  Aristote 
et  Leibniz.  Or  toute  force  qui  tend  à  une  fin  déterminée,  toute  cause 
qui  obéit  à  une  raison,  à  la  raison  du  bien,  n'a-t-elle  point  en  elle 
quelque  chose  de  la  cause  qui  pense  et  qui  veut?  Si  l'instinct  est  une 
sorte  de  volonté  inconsciente  en  ce  qu'il  tend  spontanément  à  une 
fin,  toute  espèce  de  mouvement  ne  peut-elle  pas  être  dite  volontaire 
au  même  titre?  A  ce  point  de  vue,  le  monde  apparaît  comme  vivant 
et  libre,  c'est-à-dire  tout  peuplé  de  forces  de  divers  degrés,  méca- 
niques, physiques,  chimiques,  organiques,  psychiques,  dont  le  ca- 
ractère essentiel  est  de  tendre  à  une  fin  commune,  l'ordre,  le  bien. 
Toutes  les  dilTérences  qui  les  distinguent  ne  sont  que  les  degrés 
divers  d'une  même  activité  spontanée. 

C'est  donc  en  haut  et  non  en  bas  qu'il  faut  regarder,  en  haut, 
c'est-à-dire  au  plus  profond  de  la  conscience  humaine,  et  non  à 
la  surface  même  de  la  nature  inorganique,  pour  y  trouver  l'es- 
sence de  l'être,  de  l'être  infime  qu'on  nomme  la  pierre  comme  de 
l'être  supérieur  qui  est  le  roi  du  monde  connu.  La  substance  des 
choses,  tant  de  fois  et  si  vainement  cherchée  par  la  métaphysique 
matérialiste  dans  ce  substralum  de  l'imagination  qui  s'appelle  l'é- 
tendue, est  ailleurs*  On  croit  y  saisir  la  réalité  la  plus  palpable, 
la  plus  sensible  de  l'être  ;  on  n'atteint  qu'une  abstraction  géomé- 
trique, l'espace.  Cette  substance,  cet  être  des  choses,  est  dans  la 
force,  ainsi  que  l'a  dit  Leibniz,  non  dans  cette  force  sans  sponta- 
néité qui  n'est  elle-même  qu'une  abstraction  de  la  mécanique,  mais 
dans  cette  autre  force,  la  seule  réelle  et  naturelle,  qui  tend  d'elle- 
même  à  une  fin  déterminée,  comme  l'instinct,  comme  la  volonté. 
C'est  ainsi  qu'à  l'encontre  du  matérialisme,  qui  affirmait  que  tout 
être  est  mouvemeRt,  tout  ordre  la  loi  de  la  nécessité  mécanique, 
le  spiritualisme  de  nos  jours  affirme  que  tout  être  est  pensée  et 
volonté,  que  tout  ordre,  physique  ou  moral,  rentre  dans  la  loi 


LA    SCIENCE    ET    LA    CONSCIENCE.  631 

de  cette  nécessité  supérieure  qui  n'est  autre  que  l'irrésistible  at- 
trait du  bien.  A  cette  hauteur,  toutes  les  différences  que  l'expé- 
rience avait  attestées  comme  essentielles  entre  les  êtres  ne  sont 
plus  que  les  degrés  d'un  seul  et  même  type;  toute  diversité  se  con- 
fond dans  l'identité.  Nature,  âme  et  esprit,  mouvement,  instinct, 
volonté  et  pensée,  fatalité  et  providence,  ne  sont  plus  que  des  ex- 
pressions diverses  d'une  même  essence  et  d'une  même  loi  :  là  en- 
core unité  parfaite  dans  le  principe,  nulle  solution  de  continuité 
dans  la  série  des  formes  qui  le  manifestent.  Mécanique,  physique, 
chimie,  biologie,  toutes  les  sciences  de  la  nature  viennent  chercher 
leur  explication  dans  une  intuition  supérieure  qui  n'est  autre  que 
l'expérience  intime.  Tel  est  le  spiritualisme  de  Leibniz,  de  Scho- 
penhauer,  de  Maine  de  Biran,  de  M.  Ravaisson. 

La  nécessité  est  encore  le  dernier  mot  de  cette  philosophie,  né- 
cessité bien  difî"érente,  il  est  vrai,  de  celle  qu'invoque  le  matéria- 
lisme. Pour  celui-ci,  toute  nécessité  est  fatalité,  par  cela  même 
qu'elle  n'a  pour  cause  qu'une  loi  sans  raison  finale;  pour  le  spiri- 
tualisme au  contraire,  toute  nécessité  est  providence,  par  cela 
même  qu'elle  a  pour  cause  une  lin.  C'est  cette  nécessité  du  bien 
que  le  spiritualisme  appelle  la  liberté  absolue.  Nous  voici  bien  loin 
des  enseignemens  de  la  conscience.  La  liberté  ainsi  entendue  n'est 
plus  que  la  spontanéité  des  actes  ;  elle  a  perdu  son  caractère  psy- 
chologique pour  en  prendre  un  tout  métaphysi  |ue,  supérieur,  si 
l'on  veut,  quant  au  résultat,  mais  qui  n'a  plus  rien  de  commun 
avec  le  libre  arbitre.  Spontanéité  de  la  sim.ple  tendance  chez  les 
êtres  inorganiques,  spontanéité  de  l'inslinct  chez  les  animaux, 
spontanéité  de  la  volonté  chez  l'homme,  spontanéité  de  l'amour  en 
Dieu,  voilà  la  liberté  à  tous  ses  degrés.  Elle  a  pour  mesure  non  la 
puissance  de  l'effort,  mais  la  force  d'attraction  qui  emporte  vers 
le  bien.  Par  conséquent  faire  le  bien  par  amour,  sous  l'irrésistible 
aiguillon  de  la  grâce  intérieure,  comme  dirait  un  théologien,  est 
un  acte  plus  libre  que  de  le  faire  avec  choix  et  réflexion.  N'est-ce 
pas  confondre  ce  que  la  psychologie  met  tant  de  soin  à  distinguer, 
à  savoir,  l'ordre  des  phénomènes  affectifs  et  l'ordre  des  phéno- 
mènes volontaires?  n'est-ce  pas  supprimer  les  caractères  et  les 
conditions  propres  de  la  moralité?  n'est-ce  pas  oublier  l'acte  pour 
l'effet,  le  devoir  pour  le  bien?  Que  l'amour  soit  supérieur  à  la  vo- 
lonté proprement  dite  par  la  puissance  de  ses  mouvemens,  on  peut 
l'admettre,  au  moins  en  beaucoup  de  cas  ;  mais  il  en  est  de  même 
de  l'instinct.  Or,  si  l'instinct  proprement  dit  peut  être  considéré 
comme  un  auxiliaire  de  la  volonté  dans  l'accomplissement  de  la  loi 
morale,  il  n'a  jamais  compté  pour  un  véritable  principe  moral. 
L'amour,  né  du  sentiment,  est  un  phénomène  d'un  ordre  bien  su- 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

périeur;  pourtant,  s'il  réalise  le  bien,  il  ne  fait  pas  l'acte  de  vertu. 
\oilà  ce  que  montre  l'analyse  des  moralistes.  La  conscience  a  tou- 
jours regardé  comme  le  signe  suprême  de  la  perfection  l'état  de 
réflexion  de  l'âme  humaine  dans  l'accomplissement  de  ses  actes. 
Tout  en  convenant  que  l'effet  du  progrès  moral  est  de  diminuer 
l'effort,  et  que  le  comble  de  la  perfection  serait  de  le  supprimer 
entièrement,  faut-il  admettre  avec  la  métaphysique  spiiitualiste 
que  la  volonté  et  l'intelligence  se  confondent  avec  l'amour  dans  le 
type  de  la  suprême  perfection,  changeant  ainsi  d'essence  et  se 
transformant  en  un  principe  que  la  conscience  nous  montre  si  pro- 
fondément différent  des  deux  autres?  Qui  a  raison  ici  de  la  psycho- 
logie ou  de  la  métaphysique?  Encore  une  antinomie  de  la  spécula- 
tion et  de  la  conscience. 

11  est  enfin  une  autre  philosophie  de  la  nature  qui  s'entend 
encore  moins  que  les  deux  autres  avec  la  conscience  :  c'est  cette 
haute  spéculation  qu'on  appelle  la  philosophie  de  l'unité,  et  dont 
Spinoza,  Goethe,  Schelling,  Hegel,  ont  été  les  plus  éminens  or- 
ganes dans  les  temps  modernes.  Si  les  deux  autres  systèmes,  le 
matérialisme  et  le  spiritualisme,  méconnaissent  la  liberté,  ils  re- 
connaissent au  moins  l'individualité  des  êtres,  en  tant  qu'êtres. 
La  philosophie  de  l'unité  ne  reconnaît  ni  l'une  ni  l'autre.  Pour 
elle,  il  n'y  a  qu'un  être  véritable,  dont  les  prétendus  êtres  indi- 
viduels ne  sont  que  les  modes  ou  les  manifestations.  Spinoza  dira 
les  modes  de  la  substance  étendue,  supprimant  ainsi  non-seule- 
ment toute  spontanéité,  mais  encore  toute  vie  dans  la  nature.  Schel- 
ling et  Hegel  restitueront  à  la  nature  la  force  et  la  vie,  mais  en 
l'attribuant  à  l'être  absolu,  le  seul  être  dans  la  vraie  acception  du 
mot,  en  sorte  que  le  dynamisme  de  la  nouvelle  philosophie  n'est 
guère  plus  favorable  à  la  liberté  et  à  l'individualité  que  le  mé- 
canisme de  Spinoza.  Des  trois  écoles  philosophiques  qui  se  par- 
tagent les  esprits  voués  à  la  spéculation,  c'est  de  beaucoup  la 
moins  nombreuse  et  la  moins  populaire  :  car  c'est  celle  qui  choque 
le  plus  le  sens  intime,  celle  surtout  à  laquelle  l'imagination  s'est 
toujours  montrée  le  plus  rebelle.  S'il  y  a  dans  le  domaine  du  sens 
commun  une  croyance  qui  semble  inébranlable,  c'est  celle  qui  at- 
tribue l'existence  à  l'individu.  Aussi  la  spéculation  idéaliste  n'a- 
t-elle  jamais  réussi  à  ébranler  ce  qu'elle  appelle  une  illusion  de  la 
conscience  et  de  l'imagination  que  chez  un  très  petit  nombre  d'es- 
prits supérieurs.  Quoi  qu'il  en  soit,  voilà  encore  une  antinomie  de 
la  conscience  et  de  la  spéculation  à  résoudre. 

Hâtons-nous  de  le  reconnaître  :  la  philosophie  religieuse  n'a  rien 
de  commun  avec  la  philosophie  naturelle  quant  au  sentiment  des 
vérités  de  l'ordre  moral.  Tandis  que  celle-ci  se  préoccupe  de  l'ordre 


LA    SCIENCE    ET    LA.    CONSCIENCE.  633 

universel  au  point  d'y  oublier  plus  ou  moins  l'homme  et  l'huma- 
nité, celle-là  s'attache  avant  tout  à  l'ordre  moral,  restant  indiffé- 
rente ou  étrangère  aux  questions  de  haute  cosmologie  qui  intéres- 
sent la  philosophie  naturelle.  Dieu  par-dessus  tout,  et  l'homme  en 
rapport  avec  Dieu,  voilà  le  double  objet  de  toute  philosophie  reli- 
gieuse. Son  grand  souci  est  la  destinée  humaine.  Seulement  l'en- 
tend-elle  de  manière  à  respecter  toujours  les  vérités  de  la  con- 
science? C'est  ce  qu'il  faut  examiner.  Toute  théologie  ne  répond 
au  sentiment  religieux  qu'autant  que  son  Dieu  possède  la  nature  et 
les  attributs  qui  permettent  de  «le  connaître,  de  l'aimer,  de  le  ser- 
vir, »  pour  emprunter  les  mots  du  catéchisme.  Un  Dieu  à  la  façon  de 
Plotin,  de  Spinoza,  de  Schelling,  de  Hegel,  n'a  rien  de  commun 
avec  l'objet  du  sentiment  religieux.  La  théologie  ne  s'en  tient  pas 
là;  elle  va  jusqu'à  l'union,  la  vie  commune  avec  Dieu.  Ce  n'est  pas 
seulement  la  théologie  mystique  d'un  saint  Jean,  d'un  Gerson, 
d'une  sainte  Thérèse,  d'un  Fénelon  qui  le  dit,  c'est  la  haute  et  sé- 
vère théologie  d'un  Bossuet,  d'un  Malebranche,  d'un  Leibniz,  d'un 
Maine  de  Biran.  S'unir  à  Dieu,  vivre  en  Dieu,  tout  en  conservant  sa 
personnalité  et  sa  liberté,  voilà  le  dernier  mot  de  toute  théologie 
sensée.  Commencer  par  la  prière,  l'amour,  l'adoration,  et  finir  par 
l'union,  telle  est  la  gradation  nécessaire  et  légitime  que  suit  l'âme 
religieuse;  mais  de  l'amour  à  l'abandon  de  soi-même,  de  l'union  à 
l'absorption,  si  courte  est  la  distance,  si  glissante  est  la  pente,  qu'il 
est  bien  difficile  de  ne  pas  faire  le  saut  périlleux. 

Le  mysticisme  chrétien,  même  si  on  le  prend  chez  des  esprits  su- 
périeurs, chez  un  Fénelon  par  exemple,  en  arrive  toujours  à  l'ab- 
dication de  la  personne  humaine.  «  11  vient  un  temps,  dit  le  grand 
archevêque,  où  Dieu,  après  nous  avoir  bien  dépouillés,  bien  morti- 
fiés par  le  dehors  sur  les  créatures  auxquelles  nous  tenions,  nous 
attaque  par  le  dedans  pour  nous  arracher  à  nous-mêmes.  Ce  n'est 
plus  les  objets  étrangers  qu'il  nous  ôte  alors  ;  il  nous  arrache  le 
moi  qui  était  le  centre  de  notre  amour...  Plus  les  sens  sont  amortis 
par  le  courage  de  l'âme,  plus  l'âme  voit  sa  vertu  et  se  soutient  par 
son  travail;  mais  dans  la  suite  Dieu  se  réserve  à  lui-même  d'atta- 
quer le  fond  de  cette  âme  et  de  lui  arracher  jusqu'au  dernier  soupir 
de  toute  vie  propre...  Alors  elle  tombe  en  défaillance;  elle  est, 
comme  Jésus-Christ,  triste  jusqu'à  la  mort.  Tout  ce  qui  lui  reste, 
c'est  la  volonté  de  ne  tenir  à  rien  et  de  laisser  faire  Dieu  sans  ré- 
serve (1).  »  On  dira  peut-être  que  ce  sacrifice  de  la  personnalité  est 
propre  aux  âmes  tendres,  comme  celle  d'un  Fénelon,  ou  aux  âmes 
ardentes,  comme  celle  d'une  sainte  Thérèse;  mais  la  philosophie 

(1)  Fénelon,  OEnvres  spirituelles,  t.  IV,  p.  16. 


634  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

religieuse  la  plus  sévère  se  laisse  entraîner  aux  mêmes  conclusions. 
On  sait  comment  Maine  de  Biran  est  parti  de  la  philosophie  de  la 
sensation  pour  arriver  au  spiritualisme  le  plus  décidé,  et  pour 
aboutir  enfin  à  un  mysticisme  qui  ne  nous  a  été  révélé  que  par  ks 
dernières  publications.  «  L'homme  est  intermédiaire  entre  Dieu  et 
la  nature.  11  tient  à  Dieu  par  son  esprit,  et  à  la  nature  par  ses  sens. 
Il  peut  s'identifier  avec  celle-ci  en  y  laissant  absorber  son  moi, 
sa  personnalité,  sa  liberté,  et  en  s' abandonnant  à  tous  les  appétits, 
à  toutes  les  impulsions  de  la  chair.  Il  peut  aussi  jusqu'à  un  cer- 
tain point  s'identifier  avec  Dieu  en  absorbant  son  moi  par  l'exer- 
cice d'une  faculté  supérieure.  Il  résulte  de  là  que  le  dernier  degré 
d'abaissement  comme  le  plus  haut  point  d'élévation  peuvent  égale- 
ment se  lier  à  deux  états  de  l'âme  où  elle  perd  également  sa  per- 
sonnalité; mais  dans  l'un  c'est  pour  se  perdre  en  Dieu  :  dans 
l'autre,  c'est  pour  s'anéantir  dans  la  créature  (1).  »  Cette  troisième 
vie,  dernier  effort  de  l'âme  humaine,  le  philosophe  l'appelle  la  «  vie 
de  l'esprit.  »  Voilà  où  en  vient  à  ses  derniers  jours,  sous  l'inspira- 
tion évidente  de  la  théologie  chrétienne,  un  esprit  qui  a  consumé 
sa  vie  à  retrouver  et  à  dégager  la  personnalité  et  la  liberté  hu- 
maine dont  une  psychologie  superficielle  avait  presque  fait  perdr-e 
le  sentiment  au  siècle  qui  l'a  précédé. 

Il  est  une  école  de  théologiens  qui  résiste,  il  est  vrai,  à  ces 
entraînemens  mystiques.  La  théologie  orthodoxe  d'un  saint  Augus- 
tin, d'un  saint  Anselme,  d'un  saint  Thomas  d'Aquin,  d'un  Bossuet, 
d'un  Leibniz,  ne  connaît  point  de  tels  excès,  parce  que  chez  ces 
esprits  la  raison  domine  le  sentiment.  Encore  faut-il  remarquer  que, 
si  aucun  de  ces  docteurs  ne  va  jusqu'à  l'abandon  absolu  de  la  per- 
sonnalité dans  l'union  de  l'âme  avec  Dieu,  les  exigences  du  dogme 
les  conduisent  à  réduire  singulièrement  cette  personnalité  dans  les 
œuvres  morales  de  la  vie  humaine.  L'action  de  la  grâce  y  domine 
au  point  de  ne  plus  guère  laisser  d'efficacité  à  la  volonté  que  pour 
le  mal  et  le  péché.  C'est  qu'en  effet,  dans  la  doctrine  théologique 
la  moins  mystique,  il  y  a  toujours  une  confusion,  sinon  de  l'homme 
et  de  Dieu,  tout  au  moins  de  l'action  humaine  et  de  l'action  divine. 
Quelle  est  la  part  de  Dieu,  quelle  est  la  part  de  l'homme  dans  la 
vie  religieuse  et  dans  la  vie  morale  elle-même?  Voilà  ce  qu'aucune 
théologie  ne  définit  et  ne  peut  définir.  On  ne  sait  jamais,  dans  les 
analyses  et  les  descriptions  de  la  psychologie  théologique,  où  finit 
l'œuvre  de  l'homme,  où  commence  l'œuvre  de  Dieu,  quelle  part 
de  mérite  et  de  d*émérite  reste  en  définitive  à  la  nature  humaine 

(1)  Fragmens  inédits  publiés  par  M.  L.  ^a.\\\\e.  —  Bibliothèque  universelle  de  Genève, 
1845  à  1846. 


LA    SCIENCE    ET    LA    CONSCIENCE.  635 

ainsi  tiraillée  entre  la  grâce  et  la  tentation.  Si  l'homme  ne  disparaît 
pas  entre  les  deux  puissances  qui  se  disputent  l'empire  sur  sa  vo- 
lonté, du  moins  son  initiative  personnelle,  son  autonomie  propre, 
semblent  s'effacer  tantôt  sous  la  pression  de  la  force  diabolique, 
tantôt  sous  l'irrésistible  impulsion  de  la  grâce  divine. 

C'est  ce  qui  lait  que  nulle  théologie  ne  s'entend  bien  à  la  justice, 
cette  chose  morale  qui  a  pour  mesure  propre  le  degré  de  mérite 
proportionnel  à  l'effort  de  volonté.  La  morale  théologique,  il  faut  le 
reconnaître,  a  une  vertu  singulière  que  n'a  point  la  morale  de  la 
conscience.  Derrière  celle-ci  et  au  plus  profond  de  l'âme  humaine, 
elle  fait  apparaître  Dieu  lui-même,  le  Dieu  vivant  et  personnel  qui, 
à  un  certain  moment  et  pour  certaines  œuvres,  prend  la  place  de 
la  personne  humaine.  Quelle  foi  et  quelle  force  ne  donne  pas  une 
pareille  doctrine  à  l'agent  de  la  puissance  divine!  Ce  n'est  plus 
alors  la  conscience  et  la  raison  qui  parlent,  c'est  Dieu  même,  et 
non-seulement  Dieu  parle,  mais  c'est  lui  qui  agit  réellement  en 
nous  et  par  nous.  Alors  que  deviennent  la  liberté,  la  responsabilité? 
Et  quand  on  oppose  la  justice  à  la  grâce  et  qu'on  se  permet  de  pré- 
férer la  morale  de  la  conscience  à  celle  de  la  théologie,  nos  théo- 
logiens ne  devraient-ils  pas  d'abord  comprendre  l'objection  qui  leur 
est  faite  avant  de  la  réfuter  par  des  textes  connus  de  tous?  Ce  n'est 
pas  seulement  la  justice,  dans  certaines  de  ses  applications  sociales, 
qui  manque  à  la  morale  théologique,  c'est  le  principe  même  de  la 
justice,  la  personnalité  humaine,  qu'on  n'y  retrouve  plus,  ou  qu'on 
y  retrouve  tellement  confondue  avec  la  personnalité  divine,  qu'il 
devient  impossible  à  la  conscience  de  l'homme  religieux  de  fixer  le 
degré  de  mérite  de  ses  actes.  Encore  une  contradiction  entre  la 
théologie  et  la  psychologie. 

II. 

Voilà  des  spéculations  bien  diverses,  qui  toutes  se  ressemblent 
en  ceci,  qu'elles  contredisent  les  enseignemens  de  la  conscience. 
Toutes  ne  le  font  pas  au  même  degré  ni  de  la  même  manière.  La 
spéculation  matérialiste  supprime  complètement  et  absolument  les 
vérités  de  la  conscience  en  réduisant  toutes  les  forces  dites  vitales 
et  morales  au  jeu  des  forces  physiques  et  mécaniques.  La  spécula- 
tion spiritualiste  altère  et  dénature  ces  vérités  en  ramenant  à  un 
seul  type  tous  les  phénomènes  de  l'activité  universelle.  La  spécula- 
tion panthéiste  atteint  les  phénomènes  de  conscience  non-seulement 
dans  leurs  caractères  essentiels,  mais  encore  dans  leur  racine  elle- 
même,  en  absorbant  partout  l'être  individuel  dans  l'être  universel. 
La  spéculation  mystique  les  transforme  en  les  confondant  et  même 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  les  identifiant  avec  les  actes  de  la  nature  divine.  Ce  qui  est  con- 
stant, c'est  que  le  divorce  reparaît  entre  la  conscience  et  la  spécu- 
lation sous  toutes  ses  formes,  de  même  qu'il  avait  déjà  éclaté  entre 
la  conscience  et  toute  espèce  de  science  positive. 

Pour  qui  se  prononcera  la  critique?  Sera-ce  pour  la  conscience, 
sera-ce  pour  la  spéculation?  Ici  il  n'y  a  pas  de  milieu  à  garder.  On 
ne  peut,  selon  le  conseil  de  Bossuet  à  propos  de  la  prescience  di- 
vine et  de  la  liberté,  tenir  fortement  les  deux  bouts  de  la  chaîne 
sans  s'inquiéter  du  moyen  de  les  réunir.  La  contradiction  est  plus 
ou  moins  forte,  mais  absolue,  entre  les  conclusions  de  la  pensée 
spéculative  et  les  enseignemens  de  la  conscience;  il  faut  donc  choi- 
sir. Heureusement  que  le  choix  n'est  pas  difficile,  et  ne  peut  être  un 
instant  douteux.  Que  sont  ces  spéculations  qui  viennent  se  heurter 
à  un  sentiment  intime  et  invincible?  Des  hypothèses.  Qu'est-ce  que 
le  matérialisme  malgré  la  simplicité  et  la  clarté  de  ses  explications? 
Une  hypothèse,  et  encore  une  hypothèse  contredite  par  l'expérience 
physiologique  elle-même.  Qu'est-ce  que  le  spiritualisme  malgré 
la  solidité  et  la  profondeur  de  son  principe  psychologique?  Une 
autre  hypothèse,  plus  d'accord  sans  doute  avec  l'expérience  intime, 
mais  dont  les  conclusions  extrêmes  ne  reposent  sur  aucune  science 
positive.  Que  toute  force  élémentaire,  physique,  chimique,  même  mé- 
canique, soit  une  tendance,  c'est  ce  qui  nous  est  révélé  par  les  œu- 
vres mêmes  de  cette  force  obéissant  à  l'irrésistible  attraction  du  bien; 
mais  quelle  expérience  nous  permet  d'aller  plus  loin,  de  trans- 
former une  simple  tendance  en  instinct,  un  instinct  en  volonté? 
Qu'est-ce  que  le  panthéisme?  Une  imposante  conception  fort  propre 
à  séduire  les  esprits  qui  préfèrent  à  tout  la  grandeur  et  la  force. 
Certes  l'unité  de  la  vie  universelle  est  une  vérité  depuis  longtemps 
pressentie,  et  que  les  révélations  de  la  science  moderne  confirment 
chaque  jour;  mais  lorsque  cette  conception  de  l'unité  va  jusqu'à  la 
négation  de  tout  être  individuel,  ce  qui  est  le  propre  du  panthéisme, 
elle  n'est  plus  qu'une  explication  hypothétique  :  elle  échoue  contre 
le  témoignage  de  l'expérience,  attestant  la  personnalité  libre  de 
certains  êtres,  l'individualité  de  tous  les  autres  au  sein  de  la  vie 
universelle.  Qu'est-ce  que  le  mysticisme?  Encore  une  hypothèse. 
C'est  par  une  induction  psychologique  que  la  cause  créatrice  et 
conservatrice  du  monde  est  conçue  comme  un  être  pensant,  vou- 
lant, aimant,  comme  une  véritable  personne  agissant  sur  l'âme 
humaine  par  la  grâce,  et  l'élevant  par  la  force  de  son  amour  jus- 
qu'à une  sorte  de  vie  commune  où  l'âme  ne  garde  presque  plus 
rien  de  sa  personnalité.  Or  quelle  peut  être  l'autorité  d'une  pareille 
méthode  quand  il  s'agit  de  modifier,  sinon  de  supprimer,  le  témoi- 
gnage de  la  conscience  touchant  la  liberté  des  actes  et  le  mérite 


LA    SCIENCE    ET    LA   CONSCIENCE.  637 

des  œuvres?  Toutes  ces  hypothèses,  qui  visent  à  l'explication  la 
plus  complète  et  la  plus  haute  des  choses,  n'ont  plus  de  valeur  du 
moment  qu'elles  contredisent  le  sentiment  de  la  réalité  interne  ou 
externe.  Si  l'on  peut  toujours  dire  qu'une  hypothèse  en  vaut  une 
autre,  on  ne  peut  ni  faire  prévaloir  ni  même  soutenir  une  hypothèse 
spéculative  contre  un  fait  d'expérience. 

Ici  l'école  critique  intervient.  Que  parle-t-on  de  réalité  à  propos 
du  libre  arbitre  et  des  prétendues  vérités  de  conscience?  11  faut 
distinguer  entre  le  sentiment  et  la  réalité.  Nous  croyons  tous  être 
libres  dans  l'exercice  de  notre  volonté.  Nous  le  croyons  alors  même 
que  la  science  ou  la  philosophie  essaie  de  nous  démontrer  le  con- 
traire. Rien  ne  peut  arracher  cette  foi  de  notre  âme.  Quand  il 
semble  que  notre  raison  nous  a  délivrés  d'une  croyance  qu'elle 
traite  de  préjugé,  ce  préjugé  rentre  obstinément  dans  la  pratique 
et  y  reprend  tout  son  empire.  Tout  cela  est  incontestable;  mais 
qu'est-ce  que  cela  prouve?  Que  le  sentiment  de  la  liberté  est  invin- 
cible et  indestructible,  rien  de  plus.  Que  l'homme  soit  libre  en  réa- 
lité, comme  il  le  croit,  ceci  est  une  autre  question  qu'aucune  analyse 
psychologique  ne  peut  résoudre,  et  comment  le  pourrait-elle?  Tant 
qu'il  ne  s'agit  que  du  sentiment,  on  reste  dans  la  sphère  intérieure 
du  moi,  où  ne  se  pose  jamais  le  problème  de  la  réalité  objective 
de  nos  sentimens  et  de  nos  idées.  Dès  qu'on  en  sort,  ce  terrible 
problème  se  dresse  devant  nous  comme  le  sphinx  de  la  fable.  Com- 
ment le  résoudre,  comment  démontrer  que  l'homme  est  réelle- 
ment libre?  Pour  cela,  ne  faudrait-il  pas  avoir  le  secret  de  l'ordre 
universel?  ne  faudrait-il  pas  pouvoir  embrasser  l'enchaînement  des 
causes,  voir  au  fond  même  de  l'être  qui  reçoit  ou  subit  tant  d'im- 
pressions du  dehors?  Au  sein  de  cette  nature  qui  l'enveloppe  et  le 
pénètre  de  ses  influences,  comment  l'homme  peut-il  être  assuré  de 
son  autonomie?  Ne  faut-il  pas  dire  avec  Feuerbach  :  «  Le  sentiment 
intérieur  de  notre  liberté  peut  être  une  illusion,  nous  avons  seule- 
ment ce  sentiment  parce  que  nous  ne  découvrons  pas  les  fils  qui 
unissent  les  causes  aux  effets.  » 

C'est  Kant  qui  a  eu  le  redoutable  honneur  d'introduire  dans  la 
philosophie  moderne  ce  scepticisme  critique  fondé  sur  la  distinc- 
tion du  subjectif  et  de  Y  objectif.  L'expérience  interne  ou  externe 
est  l'unique  source  de  nos  connaissances.  Or  l'expérience  n'atteint 
que  des  phéno77îênes.  Les  noumùnes,  autrement  dit  les  choses  en 
soi,  lui  échappent,  et  par  conséquent  échappent  à  la  science  hu- 
maine. Cela  posé,  de  quoi  s'agit-il  dans  la  question  qui  nous  oc- 
cupe? Est-ce  d'une  simple  vérité  subjective,  comme  la  sensation,  la 
pensée,  la  volonté  et  tout  acte  de  la  vie  morale?  Si  cela  était,  il  n'y 
aurait  pas  de  question,  et  les  philosophes  n'en  seraient  pas  encore 
aujourd'hui  à  disputer  sur  le  libre  arbitre.  C'est  donc  bien  d'une 


638  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vérité  objective  qu'il  s'agit,  par  conséquent  d'un  problème  mé- 
taphysique et  non  purement  psychologique.  Ici,  que  saisit  la  con- 
science? Un  pur  phénomène,  c'est-à-dire  le  sentiment  de  notre  li- 
berté. Quant  à  la  réalité  elle-même,  pour  qu'elle  la  saisît  également, 
il  faudrait  qu'elle  pénétrât  jusqu'à  l'être  lui-même,  sujet  et  cause 
des  actes  qu'elle  perçoit.  Or  la  conscience  tout  empirique  que  nous 
avons  des  phénomènes  ne  nous  révèle  rien  à  cet  égard.  Voilà  pour- 
quoi certains  attributs  de  l'être  humain,  comme  la  liberté,  comme 
la  spiritualité,  sont  des  questions  toujours  discutées  et  jamais  ré- 
solues. Si  ces  attributs  tombaient  directement  sous  l'œil  de  la  con- 
science, tout  le  monde  les  verrait,  et  le  doute  serait  impossible. 
Entre  le  sentiment  et  la  réalité,  il  y  a  toute  la  distance  da  j) hé no- 
mène  au  noumène. 

Kant  ne  se  borne  point  à  cet  argument  a  prio?'i  tiré  de  l'incom- 
pétence de  la  conscience;  il  soumet  la  question  de  la  liberté  à  la 
décisive  épreuve  de  la  méthode  antinomique,  ainsi  qu'il  le  fait  pour 
toutes  les  questions  de  l'ordre  métaphysique.  Il  pose  donc  en  re- 
gard l'une  de  l'autre  la  thèse  de  la  liberté  et  l'antithèse  de  la  né- 
cessité, appuyant  celle-ci  sur  la  loi  de  causalité  qui  régit  toute  la 
nature,  celle-là  sur  une  loi  de  la  raison.  Tandis  que  l'expérience 
montre  partout  l'enchaînement  sans  fin  des  phénomènes  sous  la 
loi  de  causalité,  la  raison  pure  affirme  une  cause  première  et  in- 
dépendante de  cette  succession  soit  chez  l'homme,  soit  dans  le 
monde.  Entre  la  raison  et  l'expérience,  il  y  a  donc  ici  encore  con- 
tradiction absolue,  d"où  il  résulte  que  la  liberté  n'est  qu'un  nou- 
mène, c'est-à-dire  un  objet  de  conception,  iion  de  connaissance, 
comme  toutes  les  autres  thèses  de  l'ordre  métaphysique.  On  peut 
la  concevoir,  on  la  conçoit  même  nécessairement  dans  un  ordre  de 
choses  où  la  raison  déterminerait  la  volonté  ;  mais  ce  monde  pure- 
ment intelligible  échappe  à  la  démonstration. 

Est-ce  à  dire  que  Kant  soit  sceptique  sur  la  question  de  la  li- 
berté? Nullement.  Non-seulement  il  y  croit,  comme  le  veut  la  con- 
science humaine,  mais  il  la  prouve,  ou  du  moins  croit  la  prouver 
en  s'adressant  à  la  raison  praiique.  En  sa  qualité  d'être  raison- 
nable, l'homme  comprend  une  loi  morale,  c'est-à-dire  une  règle 
obligatoire  pour  ses  actions.  Cette  loi  suppose  la  liberté  de  l'agent  : 
il  n'y  a  ni  droit  ni  devoir,  à  proprement  parler,  pour  un  être  qui 
n'agirait  pas  librement;  en  un  mot,  il  faut  que  l'homme  soit  une 
véritable  personne  pour  exécuter  la  loi  conçue  par  sa  raison  pra- 
tique. Kant  démontre  de  même  l'existence  de  Dieu,  la  spiritualité 
et  l'immortalité  de  l'âme.  Si  la  loi  du  devoir  suppose  la  liberté,  la 
loi  du  mérite  et  du  démérite,  qui  en  est  la  conséquence,  implique 
la  nécessité  d'une  sanction.  Où  se  réalisera  cette  sanction,  qui  sera 
le  juge?  On  sait  ce  que  vaut  et  ce  que  peut  la  justice  humaine. 


LA   SCIENCE    ET    LA.   CONSCIENCE.  639 

Quelque  optimisme  qu'on  professe,  on  sait  si  notre  monde  est  le 
lieu  qui  convient  à  cette  sanction.  Donc  nécessité  d'un  Dieu  qui 
juge  et  d'une  autre  vie  où  justice  entière  soit  faite  à  tous  les  agens 
libres  selon  leurs  mérites.  Voilà  comment  Kant  retrouve  par  la  rai- 
son pratique  les  vérités  métaphysiques  que  la  Critique  de  la  raison 
pure  avait  fait  évanouir. 

En  lisant  la  Critique  de  la  raison  pratique,  on  voit  avec  quelle 
sécurité  Kant  se  repose  sur  sa  démonstration  de  la  liberté.  Nous 
n'avons  jamais  pu  partager  cette  confiance  du  grand  moraliste.  La 
logique  la  plus  simple  ne  dit-elle  pas  qu'une  déduction  rigoureuse 
ne  vaut  véritablement  qu'autant  que  le  principe  d'où  l'on  tire  la 
conséquence  est  absolument  vrai?  Or  d'où  Kant  dérive-t-il  l'exis- 
tence même  de  la  liberté?  De  la  loi  morale,  qu'il  semble  poser 
comme  une  vérité  a  priori  indépendante  de  toute  autre.  Nous  en 
sommes  encore  à  comprendre  comment  Kant  n'a  pas  vu  que  la 
conception  d'une  loi  morale,  toute  nécessaire  qu'elle  soit,  suppose 
deux  faits  de  conscience  parfaitement  indépendans  l'un  de  l'autre, 
une  raison  qui  ne  comprend  pas  seulement  l'utile  et  comprend 
aussi  le  bien,  une  volonté  libre  pour  le  réaliser.  L'homme  pourrait 
concevoir  le  bien  sans  avoir  la  liberté  de  le  faire.  Il  pourrait  avoir 
la  liberté  de  le  faire  sans  le  concevoir.  C'est  la  réunion  de  ces  deux 
choses,  raison  et  volonté  libre,  qui  constitue  la  loi  morale,  c'est- 
à-dire  l'obligation  absolue,  sans  conditions  et  sans  restrictions,  de 
faire  le  bien.  Que  si  par  hasard  l'une  de  ces  conditions  vient  à 
manquer,  soit  la  raison,  soit  la  volonté  libre,  toute  notion  de  loi 
morale  disparaît.  Quand  donc  notre  profond  moraliste  fait  de  l'exis- 
tence de  la  liberté  un  simple  postulat  de  la  loi  morale ,  il  ne  voit 
pas  que  cette  loi  elle-même  n'est  qu'une  hypothèse  subordonnée  à 
deux  faits  dont  l'un  est  précisément  l'objet  du  postulat  en  question. 
Oui  sans  doute,  le  concept  de  la  loi  morale,  pour  emprunter  le 
langage  de  Kant,  implique  l'existence  réelle  de  la  liberté;  mais  ce 
concept  lui-même  repose  sur  le  sentiment  de  cette  liberté.  Suppo- 
sez que  ce  sentiment  puisse  être  une  illusion,  voici  la  loi  morale 
ruinée  dans  sa  base.  Si  le  sentiment  ne  prouve  rien,  si  la  conscience 
est  impuissante  à  saisir  la  réalité  elle-même,  l'homme  perd  ou  voit 
s'affaiblir  sa  notion  d'être  moral.  C'est  ce  que  l'expérience  démontre 
par  des  faits  constans.  Qu' arrive- t-il  chez  les  âmes  qui  doutent  de 
leur  libre  arbitre?  Que  le  sentiment  moral  reçoit  le  contre-coup  de 
cette  disposition  de  leur  esprit.  Du  moment  qu'on  ne  croit  plus  à  la 
liberté,  on  ne  croit  plus  au  devoir.  Il  ne  faut  donc  pas  dire  que  la 
notion  du  devoir  imphque  l'existence  de  la  liberté.  La  vérité  est  que 
le  fait  simple  ici,  le  fait  principe,  c'est  le  sentiment  invincible  de 
la  liberté.  Si  l'on  en  conteste  la  réalité  objective,  on  ruine  le  concept 
de  la  loi  morale,  qui  n'en  est  que  la  conséquence;  c'est-à-dire  que 


0^0  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

la  grande  démonstration  de  Kant  tourne  dans  un  cercle  vicieux. 

11  faut  donc  en  revenir  au  témoignage  de  la  conscience  comme 
au  seul  moyen  possible  de  prouver  la  liberté.  Toute  la  question  se 
réduit  à  savoir  si  vraiment  ce  témoignage  peut  être  infirmé  par  la 
critique  de  Kant  et  de  son  école.  Cette  critique  se  résume  dans  les 
deux  argumens  suivans  :  la  conscience  n'atteint  que  les  phéno- 
mènes, et  ne  peut  rien  nous  apprendre  sur  la  cause;  —  le  problème 
du  libre  arbitre  est  sujet  à  la  contradiction  antinomique  comme  tous 
les  problèmes  métaphysiques.  Que  valent  ces  deux  argumens? 

En  ce  qui  concerne  le  témoignage  de  la  conscience,  nous  trou- 
vons que  la  critique  de  l'école  de  Kant  a  son  principe  dans  une 
fausse  idée  de  ce  témoignage.  De  quoi  le  moi  a-t-il  conscience? 
Est-ce  seulement  des  actes  ou  encore  de  la  cause  de  ceux-ci?  Yoilà 
toute  la  question.  Il  nous  semble  qu'elle  est  tranchée  par  la  défi- 
nition même  du  mot  conscience.  Avoir  conscience  de  ses  sensations, 
de  ses  pensées,  de  ses  volitions,  est-ce  simplement  savoir  qu'on 
sent,  qu'on  pense,  qu'on  veut?  Alors  il  faudrait  dire  que  l'animal  a  la 
conscience  aussi  bien  que  l'homme,  car  il  est  évident  qu'il  ne  sent, 
ne  perçoit,  n'agit  pas  sans  savoir  qu'il  sent,  perçoit  et  agit.  Pour- 
tant on  s'accorde  à  reconnaître  que  la  conscience  est  l'attribut  es- 
sentiel et  caractéristique  de  l'être  humain.  C'est  que  l'homme  a 
conscience,  non-seulement  de  ses  actes,  mais  de  l'être  qui  les  pro- 
duit, du  moi,  sujet  ou  cause  de  ces  phénomènes.  A  vrai  dire  même, 
il  n'a  conscience  que  du  moi  et  des  attributs  qui  constituent  sa 
personnalité.  Il  se  sait  libre,  comme  il  se  sait  un,  identique,  comme 
il  se  sait  en  possession  de  tout  ce  qui  constitue  l'innéité  et  la  spon- 
tanéité de  son  être.  On  comprend  que  l'être  fictif  ir^aginé  par  Con- 
dillac,  Vhomine  statue,  n'ait  conscience  que  de  sa  sensation,  et  qu'il 
s'identifie  avec  elle,  au  moins  tout  d'abord,  de  manière  à  dire  :  Je 
suis  telle  saveur,  telle  odeur,  tel  son,  telle  couleur.  Cela  peut  en- 
core se  concevoir  à  la  rigueur  pour  l'animal,  auquel  il  est  permis 
de  refuser  la  conscience,  tout  en  lui  attribuant,  outre  la  sensibilité 
et  la  mémoire,  une  certaine  intelligence  et  le  sentiment  confus  de 
son  individualité;  mais,  si  l'animal  ne  se  distingue  pas  de  sa  sen- 
sation et  ne  s'affirme  pas  comme  moi,  il  est  certain  que  cette  dis- 
tinction et  cette  affirmation  sont  le  fait  propre  de  la  personnalité 
humaine.  L'homme  réel  est  une  cause,  une  force  active,  douée  de 
facultés  et  de  puissances  diverses  qui  n'attendent  que  le  contact 
d'un  objet  pour  entrer  en  exercice.  Dès  que  cette  force  subit  l'im- 
pression de  la  cause  extérieure,  elle  réagit  en  vertu  de  l'énergie 
qui  lui  est  propre,  quelle  que  soit  la  violence  de  l'impression;  par 
le  sentiment  de  cette  réaction,  elle  se  distingue  de  la  sensation  et 
de  la  cause  de  la  sensation,  et  s'affirme  elle-même.  De  là  la  con- 
science, phénomène  inexplicable  dans  l'hypothèse  de  l'homme  sta- 


LA   SCIENCE    ET   LA   CONSCIENCE.  641 

tue,  mais  qui  devient  simple  et  nécessaire  dans  la  vraie  notion  du 
moi. 

Qu'est-ce  donc  qu'avoir  conscience  de  soi?  C'est  se  sentir  un, 
identique,  actif,  libre  dans  l'exercice  de  son  activité.  Il  est  vrai 
que  l'homme  ne  sent  tous  ces  attributs  de  son  être  que  dans  les 
actes  qui  les  manifestent,  que  la  conscience  est  le  sentiment  du 
moi  en  action;  mais  ce  serait  abuser  d'une  abstraction  métaphy- 
sique que  de  faire  la  distinction  de  l'être  en  soi  et  de  l'être  en  acte, 
et  de  prétendre  que,  si  la  conscience  saisit  l'un,  l'autre  lui  échappe. 
Kant  est  évidemment  dupe  d'une  sorte  d'illusion  ontologique  de  ce 
genre,  lorsqu'il  applique  au  témoignage  du  sens  intime  cette  dis- 
tinction du  subjectif  et  de  l'objectif,  du  phénomène  et  du  noumène, 
dont  la  philosophie  critique  s'est  fait  une  arme  si  redoutable  contre 
toute  espèce  de  dogmatisme  philosophique.  Le  moi  a  conscience  de 
la  cause  dans  l'acte,  et,  comme  pour  une  force  agir,  c'est  être,  il 
s'ensuit  que  la  conscience  de  son  activité  implique  celle  de  son 
être.  Yoilà  donc  le  terrible  noumène  évanoui.  Maine  de  Biran  a  rai- 
son contre  l'école  de  Kant,  parce  qu'il  a  raison  contre  l'école  de 
Bacon.  Kant  avait  admis  sur  la  foi  d'une  méthode  en  vogue  que  la 
conscience  n'atteint  directement  que  les  actes,  et  que  l'induction  est 
nécessaire  pour  pénétrer  au-delà,  jusqu'aux  facultés  de  l'être,  jus- 
qu'à l'être  lui-même.  De  là  ce  noumène  de  l'être  en  soi  qu'il  garde 
en  réserve,  caché  dans  les  profondeurs  de  la  substance,  derrière 
la  réalité  toute  phénoménale  dont  la  conscience  est  le  miroir.  De- 
puis que  Maine  de  Biran  et  l'école  psychologique  ont  comme  soufllé 
sur  le  spectre  ontologique  et  restitué  à  la  conscience  toute  la  portée 
de  son  intuition,  le  mystère  de  la  personnalité  humaine  a  disparu, 
et  l'on  peut  parler  en  toute  certitude  de  V(hue,  de  Vesprit,  de  la 
liberté,  sans  avoir  besoin  d'invoquer  les  lumières  de  la  métaphy- 
sique. Gomme  le  dit  le  poète, 

Apparet  domus  intus,  et  atria  longa  patescinit. 

Quant  à  l'argument  tiré  de  la  contradiction  antinomique,  il  n'est 
pas,  à  notre  sens,  d'antinomie  moins  fondée  que  celle  qui  oppose 
ici  la  loi  de  la  nature  à  la  loi  de  la  raison.  Il  est  très  vrai  que  la  loi 
de  causalité  régit  toute  la  série  des  phénomènes  dont  se  compose 
l'ordre  de  la  nature;  mais  il  ne  l'est  pas  moins  que  la  loi  de  finalité 
y  fait  sentir  aussi  son  action,  sans  qu'il  y  ait  la  moindre  contra- 
diction entre  les  deux  vérités.  Cette  loi  de  finalité  qui  gouverne  la 
nature  comme  la  volonté,  le  monde  physique  comme  le  monde  mo- 
ral, n'est  point,  ainsi  que  Kant  le  pense,  une  simple  conception  de 
la  raison  pure,  sans  application  possible  au  monde  de  la  réalité 
naturelle;  c'est  aussi  bien  une  loi  de  l'expérience  que  la  loi  de 

TOME  LXXXII.    —   1869.  41 


642  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

causalité.  La  science  positive  ne  conteste  pas  plus  l'une  que  l'autre; 
elle  se  borne  à  renfermer  dans  ses  justes  limites  l'application  d'un 
principe  dont  il  a  été  fait  un  si  grand  abus.  Le  spectacle  de  la  na- 
ture, connue  et  expliquée  par  la  science  la  plus  sévère,  nous  fait 
voir  sans  cesse  les  deux  lois  concourant  à  l'ordre  universel.  Partout 
la  loi  de  finalité  domine  et  dirige  les  forces  de  toute  espèce  sou- 
mises à  la  loi  de  causalité.  Et  si,  au  lieu  de  contempler  l'univers, 
on  se  contente  d'observer  ce  qui  se  passe  dans  le  petit  monde  de 
la  réalité  humaine,  on  voit  fort'  bien  comment  elles  agissent  de 
concert.  Qui  donne  le  branle  à  la  série  de  mouvemens  qui  consti- 
tuent la  vie  organique?  La  volonté,  sollicitée  elle-même  par  la  raison. 
On  voit  donc  ici  les  deux  lois  en  action  à  la  fois,  et  comment  l'une 
se  soumet  à  l'autre  dans  le  rapport  du  moyen  à  la  fin.  Il  en  est  de 
même  dans  l'ordre  de  la  vie  universelle.  Kant  a  raison  d'affirmer 
qu'il  n'y  a  point  de  cause  première  dans  l'ordre  des  causes  physiques, 
la  série  de  ces  causes  étant  absolument  indéfinie;  c'est  une  thèse 
que  confirment  l'expérience  et  la  science  positive;  mais  il  a  tort  de 
voir  là  un  argument  contre  l'existence  d'une  cause  première,  soit 
dans  la  série  des  phénomènes  de  la  nature,  soit  dans  la  série  des 
phénomènes  de  la  vie  humaine.  Cette  cause  première  existe  dans 
un  ordre  supérieur,  aussi  réel,  aussi  accessible  à  l'expérience  que 
l'autre,  dans  l'ordre  de  la  finalité  ;  c'est  la  cause  finale,  le  bien, 
cause  à  laquelle  tout  obéit,  la  nature  fatalement  par  l'impulsion 
mécanique  ou  l'instinct,  l'humanité  librement  par  la  volonté  rai- 
sonnable. 

liL 

Que  nulle  spéculation  ne  puisse  ébranler  la  solidité  des  ensei- 
gnemens  de  la  conscience,  c'est  un  point  qui  nous  paraît  acquis  à 
la  discussion.  Nous  voudrions  faire  voir  en  outre  comment  la  con- 
science n'est  pas  seulement  une  autorité  infaillible  dans  son  do- 
maine, comment  elle  éclaire  toutes  les  autres  sciences  de  la  lum.ière 
supérieure  qui  lui  est  propre,  comment  elle  les  élève,  les  dirige  et 
les  corrige  dans  leurs  spéculations  philosophiques. 

Pourquoi  les  sciences  de  la  nature  tournent-elles  au  matérialisme 
aussitôt  qu'elles  veulent  s'élever  aux  principes  et  aux  causes?  C'est 
que,  si  elles  trouvent  en  elles-mêmes  les  élémens  de  cette  philoso- 
phie, elles  n'y  trouvent  pas  l'idée  maîtresse  qui  doit  présider  à 
leur  synthèse.  Le  savant  n'a  que  deux  méthodes  à  son  service, 
l'observation  spécifique  ou  générale  et  l'expérimentation,  si  néces- 
saire à  l'induction.  Avec  cela  se  fait  la  science  proprement  dite, 
laquelle  se  borne  à  constater  les  faits,  à  les  classer  et  à  les  ramener 


LA   SCIENCE    ET    LA    CONSCIENCE.  643 

à  des  lois.  Si  le  savant  veut  en  outre  expliquer  ces  phénomènes,  en 
chercher,  comme  on  dit,  la  cause,  il  n'y  a  pour  lui  qu'une  cause 
intelligible  :  la  succession  de  deux  ou  plusieurs  phénomènes  étant 
donnée,  c'est  le  phénomène  antécédent  qui  sert  de  condition  aux 
autres.  Confondre  la  condition  avec  la  cause  des  phénomènes,  telle 
est  la  méthode  spéculative  du  savant  qui  se  hasarde  à  philosopher 
sur  les  choses  de  la  nature.  C'est  ainsi  que  le  physiologiste  explique 
toute  la  vie  morale  par  l'organisme.  C'est  ainsi  que  le  chimiste  ex- 
plique toute  la  vie  organique  par  la  composition  moléculaire.  C'est 
ainsi  que  le  physicien  explique  toute  combinaison  des  molécules 
dites  intégrantes  par  l'action  des  forces  mécaniques.  Enfin  c'est 
ainsi  que  le  philosophe  de  la  nature  explique  la  vie  universelle  par 
la  seule  loi  de  gravitation  régissant  les  atomes  comme  les  mondes. 
Telle  est  la  nécessité  logique  des  méthodes  et  des  idées  que  la 
science  moderne,  avec  ses  incessans  et  admirables  progrès,  ne 
conclut  pas  sur  ces  points  de  haute  philosophie  autrement  que  la 
science  ancienne,  si  imparfaite  et  si  incomplète.  Les  atomistes  de 
nos  jours  n'ont  pas  une  autre  philosophie  de  la  nature  que  les  ato- 
mistes anciens.  C'est  toujours  l'hypothèse  du  mécanisme  universel, 
avec  toute  la  différence  que  la  science  moderne  a  mise  entre  le 
de  Natura  rerum  de  Lucrèce  et  le  Sy&thne  du  monde  de  Laplace. 
Les  physiologistes  contemporains  n'ont  pas  une  autre  psychologie 
au  fond  que  les  anciens  physiologistes;  seulement,  si  leur  explica- 
tion est  la  même,  leur  science  des  rapports  du  physique  et  du  mo- 
ral ne  souffre  aucune  comparaison  avec  celle  de  l'antiquité.  Com- 
ment en  serait- il  différemment  dans  un  ordre  de  méthodes  et 
d'idées  qui  ne  dépasse  pas  l'expérience  sensible? 

Qu'on  ouvre  au  savant  le  monde  des  vérités  de  la  conscience, 
voici  qu'une  lumière  nouvelle  se  répand  tout  à  coup  sur  le  champ 
de  ses  recherches.  Avec  le  sentiment  des  choses  du  dedans,  il  ac- 
quiert les  véritables  notions  de  force,  de  cause,  de  fin.  Alors  seule- 
ment le  fond  des  choses  lui  est  révélé.  Il  reconnaît  qu'en  s' arrêtant 
aux  lois  et  aux  conditions  des  phénomènes  il  n'en  n'avait  vu  que  la 
surface;  alors  il  fait  la  distinction  capitale  des  conditions  et  des 
causes,  des  forces  aveugles  et  des  raisons,  du  comment  et  du  pour- 
quoi des  choses.  Le  physiologiste  comprend  enfin  la  raison  des  faits 
qui  lui  avaient  été  déjà  révélés  par  sa  propre  science,  mais  qui 
étaient  restés  pour  lui  à  l'état  de  mystère;  l'organisation  des  êtres 
vivans  devient  non  une  simple  composition,  mais  une  véritable 
création,  la  création  d'une  cause  finale,  qui  est  l'être  vivant  lui- 
même.  Le  chimiste  et  le  physicien  comprennent  que  ces  atomes  eux- 
mêmes  qui  se  combinent  sous  l'action  de  lois  chimiques  et  méca- 
niques pour  former  les  corps  ne  se  meuvent  ainsi  qu'en  vertu  d'une 


6/i/l  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

activité  spontanée.  Voilà  ce  que  la  conscience  apprend  à  la  philoso- 
phie naturelle.  Si  Aristote  et  Leibniz  ont  chacun  renouvelé  cette 
dernière,  s'ils  ont  rendu  la  vie  et  l'être  véritable  à  cette  nature  si 
mal  comprise  des  physiciens  atomistes  et  des  physiciens  géomètres 
de  leur  époque,  c'est  qu'ils  en  avaient  retrouvé  le  principe  de  spon- 
tanéité dans  une  autre  expérience  que  celle  des  sens. 

Pourquoi  la  spéculation  métaphysique  aboutit -elle  au  pan- 
théisme? C'est  encore  parce  qu'elle  ne  trouve  pas  en  elle-même  le 
principe  qui  pourrait  l'arrêter  dans  ses  déductions  logiques.  Quand 
la  pensée  s'est  élevée  jusqu'à  la  conception  de  l'être  universel,  il 
lui  devient  difficile  de  ne  point  se  laisser  aller  à  toutes  les  consé- 
quences plus  ou  moins  rigoureuses  de  cette  conception.  Ni  l'expé- 
rience sensible  ni  l'imagination  ne  résistent  à  l'absorption  des  êtres 
dans  l'être  absolu,  par  la  raison  que  l'expérience  sensible  et  l'ima- 
gination ne  pénètrent  pas  dans  l'individualité  même  des  êtres,  et 
ne  nous  en  laissent  qu'une  représentation  tout  extérieure.  Il  en  ré- 
sulte que  le  principe  de  l'unité  domine  les  apparences,  et  fait  ren- 
trer dans  le  sein  de  l'être  universel  tous  ces  prétendus  êtres  dont 
on  ne  voit  que  les  formes  éphémères.  Seul  le  sens  intime  résiste 
à  une  pareille  métamorphose,  seul  il  affirme  la  liberté,  la  person- 
nalité de  l'homme  d'abord,  puis  l'autonomie,  la  spontanéité  des 
êtres  de  la  nature.  C'est  parce  que  l'homme  sent  son  être  sous  les 
phénomènes  qui  le  manifestent  extérieurement  qu'il  comprend, 
sans  le  sentir,  l'être  des  choses  qui  l'entourent.  C'est  parce  qu'il 
se  reconnaît  une  force,  une  cause,  qu'il  retrouve  un  monde  peuplé 
de  forces  et  de  causes  réelles.  Alors  il  lui  est  impossible  d'accepter 
ce  panthéisme  qui  fait  des  êtres  individuels  de  purs  modes  de  l'être 
universel.  La  conscience  maintient  la  philosophie  de  l'unité  dans  la 
seule  doctrine  qui  puisse  satisfaire  à  la  fois  la  raison  et  l'expé- 
rience, à  savoir  la  coexistence  des  individus  au  sein  de  l'être 
universel.  C'est  cette  vérité  si  bien  exprimée  par  une  formule  théo- 
logique que  la  métaphysique  pourrait  s'approprier,  avec  la  substitu- 
tion d'un  seul  mot,  in  luio  rivimus,  movcmur  et  siumcs.  Tel  est  le 
service  que  Schelling  croyait  avoir  rendu  à  la  philosophie  trop  abs- 
traite de  Spinoza  en  lui  infusant  le  sentiment  des  forces  vives  de 
la  nature.  Ce  n'est  pas  en  effet  par  sa  conception  de  l'unité  que 
pèche  cette  grande  philosophie  dont  Lessing,  Schelling,  Hegel, 
Goethe  et  beaucoup  d'autres  esprits  élevés  ont  repris  la  tradition; 
c'est  par  le  mépris  de  l'expérience  intime  et  même  de  toute  expé- 
rience; c'est  par  l'abus  d'une  méthode  toute  géométrique  qui  a 
faussé  et  stérilisé  le  principe  même  du  système.  La  mauvaise  phy- 
sique et  la  mauvaise  psychologie  de  l'école  cartésienne  ont  conduit 
la  philosophie  de  l'unité  à  cette  malheureuse  doctrine  de  la  néces- 


LA    SCIENCE    ET   LA   CONSCIENCE.  645 

site  universelle  qui  a  fait  une  renommée  si  équivoque  au  plus  puis- 
sant esprit  des  temps  modernes. 

Pourquoi  toute  philosophie  religieuse  incline-t-elle  au  mysti- 
cisme? C'est  encore  parce  que  la  théologie  ne  trouve  point  dans 
ses  propres  enseignemens  la  limite  et  l'obstacle  à  ces  entraînemens 
mystiques.  Toute  âme  religieuse  aspire  à  l'union  avec  Dieu  et  tend 
à  l'absorption  de  sa  personnalité  dans  la  nature  divine.  On  a  vu 
le  sévère  Maine  de  Biran  lui-même,  le  psychologue  par  excel- 
lence, professer  cette  métamorphose  de  notre  humanité.  Il  faut 
donc  que  la  pente  soit  irrésistible,  puisque  la  méthode  psycholo- 
gique elle-même  n'a  pu  arrêter  le  philosophe  chrétien.  Seulement 
il  faut  ici  prendre  garde  de  se  laisser  abuser  par  les  mots.  Il  y  a 
plusieurs  variétés  de  mysticisraes.  Il  est  bien  vrai  sans  doute  qu'ils 
ont  tous  ceci  de  commun  de  conclure  à  l'absorption  en  Dieu;  mais 
quel  Dieu?  Toute  la  question  entre  le  bon  et  le  mauvais  mysticisme, 
entre  la  bonne  et  la  mauvaise  théologie,  est  là.  Ce  point  est  d'une 
importance  capitale  dans  l'histoire  critique  des  écoles  mystiques.  Au 
premier  abord  et  à  ne  voir  que  le  langage,  il  semble  que  le  mysti- 
cisme soit  par  essence  le  tombeau  de  la  liberté,  et  par  conséquent 
de  la  moralité  humaine.  Tandis  que  les  moralistes  ne  voient  dans 
le  phénomène  mystique  qu'un  état  de  servitude  et  d'irresponsabi- 
lité, les  théologiens  croient  y  reconnaître  au  contraire  la  plus  haute 
perfection,  même  la  plus  grande  liberté  possible  dans  la  véritable 
acception  du  mot,  sununa  Deo  scrvitus,  smmna  Ubertas.  Qui  a 
tort,  qui  a  raison?  Le  fait  est  que  la  question  n'est  pas  aussi  simple 
que  le  pensent  les  moralistes  profanes,  et  il  faut  y  regarder  de 
très  près  pour  voir  où  est  l'.exacte  vérité  dans  ce  débat  entre  la 
morale  philosophique  et  la  morale  théologique. 

Ici  une  analyse  psychologique  est  nécessaire.  En  général,  quand 
on  met  deux  êtres  en  présence  et  en  rapport,  les  termes  par  les- 
quels on  exprime  la  nature  de  ce  rapport  ne  donnent  lieu  à  aucune 
équivoque.  Chacun  sait  ce  que  c'est  que  l'influence,  l'inspiration 
d'un  homme  vis-à-vis  d'un  autre;  chacun  sait  également  ce  que 
c'est  que  l'influence,  l'impression  de  la  nature  sur  un  être  humain; 
mais  pour  le  théologien,'  surtout  pour  le  théologien  mystique,  Dieu 
n'est  pas  un  autre  vis-à-vis  de  l'homme;  il  lui  est  essentiellement 
intime,  et  il  le  devient  d'autant  plus  que  l'homme  croît  en  perfec- 
tion et  en  sainteté.  Sans  doute,  dans  l'état  mystique,  la  nature  hu- 
maine se  confond  avec  la  nature  divine,  la  loi  de  la  conscience 
s'efface  devant  la  loi  de  Dieu;  mais  de  quel  Dieu  s'agit-ii  encore 
une  fois?  Si  c'est  le  Dieu  de  l'imagination,  le  mysticisme  fait  des^ 
cendre  l'âoie  aux  pratiquesde  la  théurgie.  Si  c'est  le  Dieu  de  l'abs- 
traction métaphysique,  le  mysticisme  l'abîme  dans  le  néant  de 
rinfmi  et  de  l'indéterminé.  Que  si  au  contraire  c'est  le  Dieu  révélé 


646  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  le  sens  intime,  le  mysticisme  prend  alors  un  tout  autre  carac- 
tère, et,  au  lieu  d'annuler  les  facultés  propres  de  l'âme  humaine, 
il  ne  fait  que  les  porter  à  leur  plus  haute  puissance.  A  part  l'illu- 
sion d'optique  psychologique  qui  fait  croire  au  mystique  que  c'est 
une  autre  volonté  que  la  sienne  qui  opère  en  lui,  c'est  bien  la  vie 
de  l'esprit,  la  même  vie  pour  le  sage  que  pour  le  saint.  L'âme  hu- 
maine peut  s'abandonner  en  toute  sûreté  à  toutes  les  abnégations 
de  sa  personnalité ,  à  toutes  les  tendresses  de  son  amour,  à  toutes 
les  effusions  de  la  grâce  qui  fait  irruption  en  elle,  car  en  tout  cela 
elle  ne  sort  pas  des  limites  de  la  conscience  ;  elle  y  entre,  elle  s'y 
enfonce  de  plus  en  plus.  Le  Dieu  auquel  elle  se  donne  ne  diffère 
d'elle-même  que  par  le  degré  de  perfection;  la  volonté  divine  à 
laquelle  elle  se  soumet  n'est  que  l'idéal  de  sa  propre  volonté. 

Voilà  le  signe  infaillible  auquel  on  distingue  le  bon  du  mauvais 
mysticisme.  Pendant  que  celui-ci,  à  la  suite  des  illuminés  de  tous 
les  temps,  fait  sortir  l'âme  humaine  des  limites  de  la  conscience 
pour  la  précipiter  dans  les  folies  de  l'imagination  visionnaire  ou 
dans  les  anéantissemens  de  l'extase  alexandrine,  celui-là  la  main- 
tient dans  le  sanctuaire  même  du  for  intérieur,  au  plus  profond, 
au  plus  pur,  au  plus  vraim.ent  divin  de  la  nature  humaine.  C'est  le 
mysticisme  de  l'école  d'une  sainte  Thérèse  et  d'un  Fénelon.  Quand 
sainte  Thérèse  s'écrie  :  «  Mon  Dieu,  l'enfer,  s'il  le  faut,  pourvu  que 
je  puisse  encore  vous  aimer!  »  n'est-ce  pas  là  le  langage  des  vrais 
amans,  n'est-ce  pas  là  un  cri  sorti  du  cœur  de  la  plus  aimante  des 
femmes?  Fénelon  explique  fort  bien  le  caractère  de  ce  mysticisme. 
«  Ce  n'est  qu'après  l'extirpation  de  la  vie  maligne  et  corrompue  du 
vieil  homme,  dit-il,  que  nous  passons  dans  la  vie  de  l'homme  nou- 
veau. Il  faut  que  tout  meure,  douceurs,  consolation,  repos,  ten- 
dresse, amitié,  honneur,  réputation  :  tout  nous  sera  rendu  au  cen- 
tuple; mais  il  faut  que  tout  meure,  que  tout  soit  sacrifié.  Quand 
nous  aurons  tout  perdu  en  vous,  ô  mon  Dieu,  nous  retrouverons 
tout  en  vous.  Ce  que  nous  avions  en  nous  avec  l'impureté  du  vieil 
homme  nous  sera  rendu  avec  la  pureté  de  l'homme  renouvelé, 
comme  les  métaux  mis  au  feu  ne  perdent  point  de  leur  pure  sub- 
stance, mais  sont  purifiés  de  ce  qu'ils  ont  de  grossier.  Alors,  mon 
Dieu,  le  même  esprit  qui  gémit  et  qui  prie  en  nous  aimera  en 
nous  plus  parfaitement.  Combien  nos  cœurs  seront-ils  plus  grands, 
plus  tendres  et  plus  généreux  !  Nous  n'aimerons  plus  en  faibles 
créatures  et  d'un  cœur  resserré  dans  d'étroites  bornes  :  l'amour 
infini  aimera  en  nous,  notre  amour  portera  le  caractère  de  Dieu 
même  (1) .  »  Le  philosophe  religieux  Maine  de  Biran  n'a  point  une 
autre  manière  d'entendre  l'union  mystique  de  l'âme  avec  Dieu,  sauf 

(1)  Manuel  de  piété,  p.  154. 


LA    SCIENCE    ET    LA   CONSCIENCE.  Qh7 

les  exagérations  de  langage  qu'il  laisse  aux  théologiens.  Dans  cette 
troisième  vie  toute  de  sainteté  qu'il  regarde  comme  le  suprême  ef- 
fort de  la  vertu  humaine,  l'âme,  en  passant  à  Dieu,  ne  fait  que  ren- 
trer de  plus  en  plus  dans  l'essence  même  de  son  être  propre,  la- 
quelle est  l'idéal  de  toute  perfection.  C'est  ce  qui  lui  fait  dire  que 
le  christianisme  seul  a  connu  notre  nature  tout  entière,  l'erreur  des 
quiétistes  étant  de  supprimer  la  liberté  avec  l'action,  tandis  que 
l'erreur  des  stoïciens  est  de  s'en  tenir  à  cette  vie  de  lutte  et  d'effort 
qui  ne  comporte  pas  la  paix  de  l'âme,  vainement  cherchée  par  leurs 
sages. 

Un  pareil  mysticisme  n'est  jamais  dangereux  pour  la  morale, 
parce  qu'il  n'est  jamais  contraire  à  la  conscience.  Le  Dieu  dont 
l'âme  religieuse  écoute  la  voix,  suit  la  volonté,  prend  en  quelque 
sorte  la  nature,  est  un  Dieu  sorti  lui-même  des  entrailles  de  l'hu- 
manité. Comme  il  en  est  surtout  l'idéal,  elle  ne  peut,  en  ses  plus 
ardentes  extases,  s'égarer  dans  le  monde  des  abstractions  ou  des 
chimères.  On  peut,  avec  sainte  Thérèse,  avec  Fénelon,  avec  Maine 
de  Biran,  parler  d'anéantir  sa  personnalité  en  Dieu  sans  compro- 
mettre aucun  des  attributs  supérieurs  et  vraiment  humains  de  cette 
personnalité.  Un  tel  Dieu  n'est  pas  un  océan  où  puisse  se  perdre 
tout  ce  qui  s'y  absorbe;  c'est  un  foyer  où  se  concentre  l'âme  hu- 
maine pour  y  ranimer,  y  purifier,  y  transfigurer  sa  propre  nature, 
y  devenir  plus  intelligente,  plus  aimante,  plus  libre  que  jamais  de 
la  liberté  des  enfans  de  Dieu.  Que  la  grâce  ne  soit  qu'une  sorte  de 
2Jrojection  de  la  conscience  humaine,  ainsi  que  le  pense  la  philoso- 
phie; que  la  conscience  au  contraire  ne  soit  qu'un  reflet  de  la  grâce, 
ainsi  que  le  prétend  la  théologie,  qu'importe,  si  ces  deux  choses 
n'en  font  qu'une  au  fond?  C'est  là  la  vraie  religion,  entièrement 
conforme  à  la  morale  excepté  en  ceci,  que  ce  qui  n'est  pour  l'une 
qu'un  idéal  de  la  pensée  est  pour  l'autre  la  réalité  suprême.  Or, 
qu'on  fasse  ou  non  de  cet  idéal  une  réalité,  la  loi  n'en  reste  pas 
moins  la  même  dans  ses  caractères  essentiels,  loi  de  pure  conscience 
pour  la  morale,  loi  de  volonté  divine  pour  la  religion.  Et  non-seu- 
lement la  loi  reste  la  même  ;  mais  au  fond  les  deux  voix  qui  la  pro- 
clament se  confondent  en  une  seule.  Ce  n'est  pas  entre  la  conscience 
humaine  et  la  volonté  divine  que  peut  éclater  la  contradiction;  c'est 
entre  la  conscience  et  la  nature  seulement,  entre  la  conscience  avec 
ses  hautes  et  pures  inspirations,  et  la  nature  avec  ses  grossières 
et  impures  suggestions.  Quand  le  Christ  dit  dans  sa  passion  :  «  Mon 
Père,  que  votre  volonté  soit  faite  et  non  la  mienne,  »  ce  n'est  pas  la 
volonté  de  l'âme  qu'il  oppose  à  celle  de  Dieu,  c'est  la  volonté  ou 
plutôt  l'invincible  instinct  de  la  nature  qui  gémit  et  réclame.  L'âme 
du  Christ  contenait  en  elle  un  Dieu  nouveau,  supérieur  au  Dieu  de 
Moïse,  un  Dieu  de  bonté  et  d'amour,  tandis  que  l'autre  n'est  qu'un 


6iS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dieu  puissant  et  jaloux,  terrible  dans  ses  justices,  cruel  dans  ses 
vengeances.  C'est  donc  avec  une  parfaite  vérité  que  le  plus  mys- 
tique des  Évangiles  a  pu  dire  :  «  Je  suis  un  avec  mon  Père.  »  Le 
Dieu  qu'invoque  et  que  prie  Jésus  n'est  plus  le  Dieu  de  la  loi;  c'est 
le  Dieu  de  sa  conscience. 

Et  cœliun  et  virtus  ^  ce  mot  du  poète  stoïcien  n'est  pas  moins 
■vrai  de  la  religion  que  de  la  morale.  Le  vrai  sentiment  religieux  n'a 
rien  de  métaphysique;  il  ne  s'adresse  ni  à  l'être  infini,  ni  à  l'être 
absolu,  ni  à  l'être  universel,  tous  êtres  abstraits  qui  n'ont  rien  de 
commun  avec  la  conscience.  Il  a  pour  objet  un  Dieu  qui,  à  part  les 
attributs  que  lui  reconnaît  la  raison,  est  l'idéal  de  notre  nature. 
C'est  dans  la  conscience  que  l'âme  a  cherché  et  trouvé  ce  Dieu; 
c'est  dans  la  conscience  qu'elle  le  contemple  et  l'adore.  La  nature 
n'a  jamais  donné  qu'un  être  d'imagination,  de  même  que  la  pen- 
sée métaphysique  n'a  jamais  donné  qu'un  être  de  raison.  Partout 
et  toujours  la  vraie  divinité,  nous  disons  celle  qui  répond  au  senti- 
ment religieux,  est  sortie  du  sanctuaire  de  la  conscience  humaine, 
plus  ou  moins  pure,  noble,  adorable,,  selon  les  progrès  de  cette 
conscience.  Aussi  peut-on  dire  que  le  sentiment  religieux  a  con- 
stamment été  en  raison  du  sentiment  moral,  et  quand  la  foi  du 
croyant  a  eu  besoin  d'un  commentaire  de  la  parole  sainte,  où  l'a- 
t-elle  cherché?  Dans  le  livre  toujours  nouveau  de  la  conscience. 
C'est  ce  qu'a  fait  et  fera  le  chrétien  protestant,  pour  lequel  les 
Ecritures  ne  sont  qu'un  texte  toujours  ouvert  aux  interprétations 
de  la  science  et  de  la  morale,  c'est  ce  que  fait  encore,  quoiqu'avec 
moins  de  liberté,  le  chrétien  catholique  soumis  à  l'autorité  de  l'é- 
glise; mais  que  la  théologie  se  réforme  ou  non  sous  l'inspiration  de 
la  conscience,  il  n'en  reste  pas  moins  certain  qu'autant  elle  doit  se 
défier  de  l'imagination  et  de  l'abstraction  métaphysique,  autant  elle 
doit  se  confier  à  la  conscience  lorsqu'il  s'agit  de  la  bonne  et  saine 
direction  de  l'âme  religieuse. 

Enfin  pourquoi  les  sciences  morales  elles-mêmes  semblent-elles 
se  perdre  aujourd'hui  dans  un  déterminisme  aussi  dangereux  que  le 
matérialisme?  pourquoi  l'histoire  incline-t-elle  au  fatalisme?  pour- 
quoi la  politique  tourne-t-elle  à  l'empirisme?  pourquoi  l'économie 
politique  risque-t-elle  de  se  perdre  dans  les  détails  de  la  statis- 
tique? pourquoi  la  morale  se  laisse-t-elle  ramener,  elle  aussi,  à  une 
simple  théorie  mécanique  des  passions  où  il  n'est  plus  question  de 
liberté,  de  droit  et  de  devoir?  C'est  toujours  parce  que  ces  sciences 
oublient  les  enseignemens  de  l'expérience  intime.  Elles  oublient 
que  la  conscience  n'est  pas  seulement  la  lumière,  qu'elle  est  le 
principe,  l'âme,  la  substance  même  dont  elles  vivent,  et  que,  si  elles 
négligent  ses  révélations,  elles  restent  aveugles  en  dépit  de  toutes 
les  méthodes  qu'elles  peuvent  emprunter  aux  sciences  physiques. 


LA    SCIENCE    ET   LA    CONSCIENCE.  6^9 

Elles  n'auraient  plus  qu'à  se  traîner  misérablement  à  la  suite  de 
ces  dernières,  qui  leur  lesteront  toujours  fort  supérieures  en  ri- 
gueur et  en  précision.  On  a  vu  ce  que  serait  l'histoire  privée  des 
révélations  de  conscience,  le  règne  de  la  fatalité,  l'école  du  succès 
partout  et  toujours  glorifié.  Il  serait  facile  de  montrer  comment  la 
politique,  réduite  à  ses  données  propres,  n'est  plus  que  l'art  de 
Machiavel  plus  ou  moins  accommodé  aux  nécessités  des  temps  et 
des  lieux.  Il  ne  serait  pas  plus  difficile  de  faire  voir  comment  l'éco- 
nomie politique,  si  cette  lumière  lui  manque,  perd  de  vue  l'homme 
et  sa  haute  destinée,  c'est-à-dire  le  but  final  où  tend  tout  ce  mou- 
vement de  la  production  et  de  la  distribution  de  la  richesse.  Quant 
à  la  morale  proprement  dite,  principes  et  développemens,  elle  est 
contenue  tout  entière  dans  la  conscience.  Elle  n'attend  rien  des 
belles  spéculations  de  la  métaphysique  sur  l'ordre  et  l'unité  de  la 
vie  universelle.  Elle  n'a  aucune  lumière  à  demander  à  la  théolosie, 
qui  lui  emprunte  au  contraire  ce  qu'elle  a  de  meilleur  et  de  plus 
pur;  en  un  mot,  elle  commence  et  finit  à  la  conscience. 

Il  est  temps  qu'une  réaction  s'opère  en  faveur  des  vérités  de 
conscience.  La  méthode  scientifique  appliquée  aux  études  morales 
est  excellente.  La  méthode  historique  dont  notre  siècle  est  fier  a 
fait  merveille,  et  ses  travaux  sont  dans  toutes  les  mains;  mais  à  ce 
double  esprit  il  faut  un  contre-poids,  et  ce  contre-poids  ne  peut  se 
rencontrer  que  dans  le  sens  psychologique,  trop  rare  aujourd'hui 
et  trop  peu  fécond  en  œuvres.  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  notre 
siècle  positif  a  encore  moins  de  goût  pour  les  analyses  psycholo- 
giques que  pour  les  spéculations  métaphysiques.  Son  esprit  est 
essentiellement  distrait,  il  regarde  tout,  le  ciel,  la  nature,  l'his- 
toire, avant  de  se  regarder  soi-même.  Pourtant  où  trouver  ailleurs 
que  dans  les  enseignemens  intimes  la  lumière  qui  peut  nous  éclai- 
rer au  milieu  des  négations  dont  la  science  actuelle  nous  donne  le 
spectacle?  «  Il  y  a  une  lumière  intérieure,  dit  Maine  de  Biran,  un 
esprit  de  vérité  qui  luit  dans  les  profondeurs  de  l'âme  et  dirige 
l'homnie  méditatif  appelé  à  visiter  .ces  galeries  souterraines.  Cette 
lumière  n'est  pas  faite  pour  le  monde,  car  elle  n'est  appropriée  ni 
au  sens  externe  ni  à  l'imagination;  elle  s'éclipse  ou  s'éteint  môme 
tout  à  fait  devant  cette  autre  espèce  de  clarté  des  sensations  et  des 
images,  clarté  vive  et  souvent  trompeuse  qui  s'évanouit  à  son  tour 
en  présence  de  V esprit  de  vérité  (1)!  » 

Un  grand  effort  se  fait  depuis  quelque  temps  pour  transformer  les 
études  de  l'ordre  moral  et  en  faire  de  véritables  sciences  en  leur  assi- 
gnant le  même  objet  qu'aux  sciences  physiques  et  naturelles,  à  sa- 
voir la  recherche  des  lois  qui  régissent  les  faits.  Ce  but  est  excellent, 

(1)  Préface  du  livre  des  Rapports  du  physique  et  du  moraU 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  l'on  ne  saurait  trop  applaudir  aux  essais  tentés  pour  y  atteindre. 
Seulement  il  ne  faut  point  oublier  que  les  sciences  de  l'esprit  ont  leurs 
conditions  et  leurs  méthodes  propres,  de  même  que  les  sciences  de 
la  nature.  Que  le  monde  moral  ait  ses  lois  aussi  bien  que  le  monde 
physique ,  rien  n'est  plus  vrai,  que  les  sciences  morales  doivent 
tendre  de  plus  en  plus  à  la  découverte,  à  la  détermination  de  ces 
lois,  rien  n'est  plus  philosophique;  mais  là  s'arrête  l'analogie  entre 
les  deux  ordres  de  sciences.  Nous  ne  croyons  pas  qu'il  soit  bon  de 
l'étendre  jusqu'aux  méthodes  et  au  langage.  Ainsi  nous  nous  dé- 
fions de  l'emploi,  non-seulement  des  méthodes  mathématiques, 
évidemment  impropres  aux  sciences  purement  descriptives,  mais 
encore  des  méthodes  dites  naturelles,  qui  se  réduisent  à  l'observa- 
tion comparée  et  à  l'induction.  Nous  trouvons  que  la  psychologie 
par  exemple,  exactement  traitée  par  la  méthode  des  sciences  natu- 
relles, court  risque  d'en  rester  à  la  surface  des  choses,  et  de  ne 
point  pénétrer  dans  l'intimité  de  la  nature  humaine,  ouverte  seule- 
ment à  l'œil  de  la  conscience.  Enfin  nous  n'aimons  pas  le  mot 
dont  se  sert  la  science  contemporaine  pour  exprimer  le  résultat  de 
cette  révolution  qu'elle  tente  d'opérer  dans  le  domaine  entier  des 
connaissances  humaines.  Bêtenninisme  est  une  expression  qui  sent 
trop  le  fatalisme;  c'est  la  formule  usuelle  de  cette  nécessité  absolue 
qui  est  la  suprême  loi  de  la  nature.  Ce  mot  ne  convient  point  aux 
phénomènes  de  l'esprit,  soit  qu'il  s'agisse  de  la  conscience,  soit 
qu'il  s'agisse  de  l'histoire.  Si  l'on  persiste  à  s'en  servir  pour  mieux 
marquer  le  progrès  scientifique  des  recherches  morales,  il  importe 
de  distinguer  la  nécessité  morale  de  la  nécessité  physique,  afin  de 
maintenir  la  ligne  profonde  de  démarcation  qui  séparera  toujours 
le  monde  moral  du  monde  physique. 

Bien  que  la  tend^ance  au  déterminisme  soit  générale,  et  qu'on  la 
retrouve  chez  toutes  les  écoles  de  philosophie  naturelle  et  même 
de  philosophie  morale,  il  se  rencontre  des  esprits  et  des  âmes  qui 
protestent  énergiquement  contre  une  telle  conclusion  des  méthodes 
contemporaines.  Un  penseur  bien  connu,  et  qui  ne  l'est  pas  encore 
autant  qu'il  mérite  de  l'être,  M.  Charles  Renouvier,  vient  de  por- 
ter, à  propos  des  écoles  de  Saint-Simon,  de  Fourier  et  d'Auguste 
Comte,  un  jugement  aussi  juste  que  sévère  sur  ce  prétendu  esprit 
historique  qui  tend  à  fausser  les  sciences  morales  et  à  énerver  les 
âmes  humaines.  «  C'est  dans  de  telles  circonstances  qu'on  voit  Fhis- 
toire  remplacer  la  philosophie  et  la  morale  dans  les  préoccupations 
publiques,  et  l'esprit  désabusé  de  la  recherche  des  vérités  ration- 
nelles, doutant  même  s'il  en  existe  en  ce  genre,  affaibli  dans  tous 
ses  ressorts  d'action  par  la  perte  de  f espérance  et  de  la  foi,  se 
rejeter  de  la  poursuite  ardente  de  ce  qui  devrait  être  dans  la  consi- 
dération froide  de  ce  qui  a  été  et  de  ce  qui  a  dû  être.  Le  pouvoir 


LA   SCIENCE    ET   LA    CONSCIENCE,  651 

individuel  de  faire  le  bien  a  paru  si  borné,  si  misérable,  au  milieu 
des  tempêtes  et  des  naufrages  des  masses,  qu'on  ne  veut  plus  re- 
garder qu'aux  mouvemens  généraux  et  aux  évolutions  lentes  du 
genre  humain.  Dès  lors  la  liberté,  la  responsabilité,  la  moralité, 
deviennent  des  infiniment  petits  dont  l'homme  intelligent  ne  croit 
avoir  que  médiocrement  à  se  préoccuper  (1).  »  Un  autre  esprit  gé- 
néreux, voué  aux  œuvres  d'enseignement  populaire  en  même  temps 
que  de  critique  philosophique,  s'est  fait  également  l'organe  des  vé- 
rités de  conscience  contre  la  doctrine  du  déterminisme  universel. 
{(  Ce  n'est  point  le  droit  et  le  devoir  que  nous  trouvons  dans  la 
nature,  c'est  la  loi  de  la  force  et  l'initiative  de  l'instinct.  Quelque 
chose  de  dur,  d'indifférent  et  de  froid  plane  sur  ses  plus  rians  ta- 
bleaux; c'est  le  règne  de  la  nécessité  qui  en  assombrirait  toute  la 
poésie,  si  l'homme  n'était  doué  de  la  puissance  de  transporter  en 
dehors  de  lui  la  vie  idéale  qui  est  en  lui-môme.  Seul  dans  la  nature, 
l'homme  est  libre,  et  seul  il  a  conscience  de  sa  liberté.  Or  la  liberté 
consciente  d'elle-même,  telle  est  la  source  initiale  d'une  série  de 
phénomènes  qui  prendront  le  nom  de  moraux  et  qui  constitueront 
pour  l'homme  une  sphère  d'activité  inconnue  au  reste  de  la  na- 
ture (2).  » 

Nous  avons  cité  de  préférence  deux  écrivains  appartenant  à  l'é- 
cole critique,  parce  qu'ils  ne  sont  pas  suspects  de  spiritualisme 
chimérique  dans  leur  énergique  revendication  des  vérités  de  con- 
science. Bien  d'autres  voix  protestent  chaque  jour  en  faveur  des 
mêmes  vérités  dans  le  monde  de  la  hbre  pensée.  C'est  encore  notre 
f)ays  qui  marche  en  tête  de  la  croisade  contre  les  fausses  et  dange- 
reuses conclusions  de  certaines  écoles  arborant  le  drapeau  de  la 
science.  Quoi  qu'il  arrive,  un  tel  pays  n'oubliera  point  qu'il  a  fait 
la  révolution  de  89  et  proclamé  les  droits  de  lliomme  du  haut  de 
la  plus  grande  tribune  qui  ait  jamais  été  ouverte  à  la  conscience 
humaine.  Un  moment  étourdie,  humiliée  sous  les  orgueilleux  en- 
seignemens  de  la  force  et  d'une  science  qui  s'en  est  faite  la  com- 
plice, cette  conscience  se  redressera,  se  redresse  déjà  contre  de 
pareilles  doctrines.  La  société  moderne,  qui  veut  toutes  les  liber- 
tés, ne  peut  laisser  se  perdre  dans  les  âmes  le  sentiment  de  celle 
qui  les  porte  toutes  dans  son  sein,  le  sentiment  de  la  hberté  mo- 
rale, principe  du  devoir  et  du  droit. 

É.  Vacherot. 

(1)  Les  Années  philosophiques  1867  et  1868,  par  M.  F.  Pillon,  Introduction  par  M.  Ke- 
Houvier. 

(2)  La  Morale  indépendante,  par  M.  C.  Coignet,  p.  27. 


UNE 


IL 

l'op.dbe  teutonique  et  le  royaume  de  jagello. 


I. 

Yers  le  milieu  du  xiv^  siècle,  du  temps  d'Olgerd  et  de  Keystut  (1), 
vivait  à  Rome  dans  la  retraite  et  dans  toutes  les  rigueurs  de  la  pé- 
nitence une  fille  royale  de  Suède  qui  fut  depuis  sainte  Brigitte. 
Pâle  fleur  du  nord  tout  imprégnée  d'une  charité  mystique,  — rosa 
rorans  houîtatcm,  comme  s'exprime  son  pieux  biographe,  —  la  prin- 
cesse de  iNéricie  avait  des  visions  :  le  Christ  lui-même  lui  apparais- 
sait, lui  parlait,  dévoilant  devant  ses  regards  l'avenir  des  royaumes, 
et  ces  Rérclalions  dévotement  recueillies,  sanctionnées  même  plus 
tard  par  le  concile  de  Bâle,  passaient  aux  yeux  des  contemporains 
pour  des  prophéties  vénérables.  La  reine  Hedvige  les  fit  traduire 
en  polonais.  Un  passage  curieux  de  l'apocalypse  féminine  annon- 
çait aussi,  —  bien  des  générations  avant  la  grande  journée  de 
Grunwald,  —  le  prochain  «  jugement  de  Dieu  »  contre  l'ordre  teu- 
tonique, le  châtiment  mérité  des  chevaliers  de  Marienbourg,  que 
la  visionnaire  Scandinave  avait  contemplés  à  l'œuvre  de  bonne 
heure  et  de  bien  près,  des  bords  mêmes  de  la  Baltique.  «  En  vé- 
rité, y  disait  le  Seigneur,  ils  devaient  être  des  abeilles  d'utilité,  ces 

(1)  Voyez  la  Ikvue  du  1"  juillet. 


UNE   ANNEXION   d'ADTREFOIS.  653 

chevaliers  que  j'avais  institués  pour  la  défense  des  états  chrétiens, 
pour  la  garde  de  leurs  frontières  ;  mais  ils  se  sont  révoltés  contre 
moi.  Ils  n'ont  aucun  souci  de  l'âme  du  peuple  prussien,  aucune 
pitié  de  son  corps.  Ils  l'oppriment  de  travaux  de  servitude,  ils  lui 
ravissent  ses  libertés,  ils  ne  lui  enseignent  point  les  commande- 
mens  de  la  foi,  ils  lui  retiennent  les  saints  sacremens,  et  le  poussent 
vers  un  enfer  pire  que  l'ancienne  idolâtrie.  S'ils  font  la  guerre,  ce 
n'est  que  pour  augmenter  leur  superbe  et  pour  étendre  leur  cupi- 
dité (1)...  » 

Que  malgré  la  parole  enflammée  et  vengeresse  de  sainte  Brigitte 
l'Europe  chrétienne  ait  encore  cru  longtemps  aux  «  croisades  » 
contre  les  a  Sarrasins  du  nord,  »  qu'au  lendemain  même  de  la 
mission  apostolique  de  Jagello  en  Lithuanie  et  de  la  fondation  d'une 
cathédrale  catholique  à  Wilno  les  preux  les  plus  renommés  de  l'An- 
gleterre, de  l'Ecosse  et  de  la  France,  un  Lancaster  (2),  un  Percy, 
un  Douglas,  un  Boucicaut,  fussent  accourus  à  l'appel  du  grand- 
maître  de  l'ordre  pour  combattre  des  a  infidèles  »  et  pour  porter 
par  deux  fois  (1390  et  1391)  le  siège  devant  Wilno,  —  cela  n'a 
guère  de  quoi  étonner.  La  veille  de  Sadowa,  combien  d'âmes  naïves 
parmi  nous  ne  s'obstinaient-elles  pas  à  saluer  un  champion  de  la 
grande  cause  des  nationalités  dans  la  personne  de  M.  de  Bismarck, 
qui  déjà  cependant  avait  donné  sa  mesure  lors  de  «  l'exécution  fé- 
dérale ))  sur  l'Eider!  Au  temps  de  Jagello,  les  fils  nobles  de  l'An- 
gleterre, de  l'Ecosse  et  de  la  France  avaient,  depuis  tantôt  deux 
siècles,  appris  à  considérer  les  soldats  de  Marienbourg  comme  les 
héritiers  légimes  de  Godefroy  et  de  Tancrède,  à  vénérer  en  eux  les 
défenseurs  de  la  foi,  les  paladins  de  la  chrétienté;  par  ces  temps  de 
publicité  plus  qu'insuffisante,  on  était  assurément  très  excusable  de 
ne  pas  voir  bien  clair  dans  les  expéditions  lointaines  au-delà  du 
Niémen  et  de  la  Wilia.  «  Comment  pouvez-vous  défendre  des  païens, 
des  fils  du  diable?  »  demandaient  naïvement  aux  Polonais  pendant 
le  siège  de  Wilno  les  chevaliers  français,  et  les  autres  de  répondre 
que  la  Pologne  et  la  Lithuanie  étaient  bien  chrétiennes,  bien  bapti- 
sées, de  proposer  même  de  prouver  leur  dire  par  une  ordalie,  — 
un  combat  singulier  entre  quatre  Français  et  quatre  Sarmates.  Mieux 
avisés,  les  Polonais  auraient  pu  retourner  la  plaisante  question  aux 
joyeux  compagnons  du  sire  de  Boucicaut,  et,  montrant  du  doigt  la 
Samogitie  voisine,  ils  auraient  pu  demander  si  ce  n'était  pas  dans 
cette  terre  demeurée  sous  la  tutelle  des  «  manteaux  blancs  »  que  se 
dressaient  encore  les  seules  images  de  Perkunos,  que  fumaient  tou- 


(1)  Revelallones  sanctœ  Brigitœ,  lib.  II,  cap.  xix. 

(2)  Depuis  roi  d'Angleten-e  sous  le  nom  d'Henri  IV. 


654  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jours  les  autels  de  Znicz  l'inaccessible.  Cette  province  lithuanienne 
en  elTet,  située  au  bord  de  la  mer  et  que  Jagello  avait  dû  aban- 
donner aux  seigneurs  de  Marienbourg  lors  de  sa  lutte  avec  Keystut, 
était  devenue  depuis  quatre  ans,  depuis  la  conversion  du  royaume 
de  Gédimin,  le  dernier  refuge  de  la  religion  des  krhvés.  Les  an- 
ciennes divinités  et  les  sacrifices  humains  étaient  en  honneur  à  Ro- 
sienie,  et,  pour  mieux  encore  s'assurer  le  concours  de  ces  étranges 
auxiliaires  dans  «  la  guerre  sainte  »  contre  Jagello,  le  grand-maître 
de  l'ordre  avait  eu  soin  de  faire  venir  cette  année  même  à  Kœnigs- 
berg  des  «  députés  de  la  Samogitie,  »  et  de  signer  avec  eux  un 
traité  formel  (29  mai  1390)  qui  garantissait  aux  habitans  de  ce  pays 
le  libre  exercice  de  leur  culte  idolâtre.  Certes  le  sort  a  rarement 
poussé  aussi  loin  l'ironie  que  dans  cette  bizarre  campagne  de  Wilno, 
où  les  croisés  de  Marienbourg  se  faisaient  les  protecteurs  officiels 
du  paganisme,  tandis  que  les  enfans  de  saint  Âdalbert  et  de  saint 
Stanislas  demandaient  à  prouver  aux  Français  par  un  combat  sin- 
gulier qu'ils  n'avaient  point  affaire  à  des  mécréans...  Ce  double 
siège  de  Wilno  fut  du  reste  marqué  par  des  actes  de  barbarie  épou- 
vantables. Un  jour  les  assiégés  virent  se  dresser  devant  eux,  du  mi- 
lieu du  camp  îeutonique,  une  longue  perche  au  bout  de  laquelle 
pendait  livide  une  tête  bien  comme,  la  tête  du  prince  Casimir,  le 
propre  frère  du  roi  Jagello...  On  était  loin  déjà  des  combats  courtois 
du  temps  de  Keystut  ! 

C'est  que  de  part  et  d'autre  on  sentait  maintenant  qu'on  tou- 
chait à  une  crise  suprême.  La  situation  commençait  à  se  déga- 
ger des  brouillards  longtemps  accumulés  avec  une  industrie  supé- 
rieure; la  prodigieuse  fiction  qui  avait  charmé  et  leurré  les  esprits 
pendant  près  de  deux  siècles  s'évanouissait  peu  à  peu  devant  une 
réalité  tout  autrement  respectable  et  saisissante.  Les  braves  com- 
pagnons de  Boucicaut  pouvaient  bien  encore  se  persuader  que  c'é- 
tait la  «  guerre  sainte  »  qu'ils  faisaient  sur  les  bords  de  la  Wilia; 
les  clairvoyans  seigneurs  de  Marienbourg  n'avaient  plus  cette  douce 
illusion,  si  tant  est  qu'ils  l'eussent  jamais  partagée.  L'événement 
fatal  que  les  chevaliers  teutoniques  n'avaient  cessé  de  redouter  dès 
l'époque  de  Mindowé  s'était  enfin  accompli;  ce  que  Zollner  de  Ro- 
tenstein  avait  un  jour  naïvement  appelé  «  une  calamité  immense 
pour  le  monde  chrétien  et  pour  l'ordre,  »  la  conversion  des  «  en- 
fans  de  Baal  »  entrait  désormais  dans  le  domaine  des  faits  acquis, 
indéniables.  Déjà  le  successeur  de  Zollner,  le  grand-maître  Conrad 
de  Wallenrod,  n'osait  point,  dans  les  négociations  qui  suivirent  la 
campagne  infructueuse  de  Wilno,  contester  la  validité  du  «  bap- 
tême de  Cracovie;  »  le  fils  d'Olgerd  n'était  plus  le  «  mécréant  Ja- 
gel,  ))  le  «  chien  enragé  »  d'il  y  a  cinq  ans  :  c'était  le  roi  LadislasII, 


UNE  ANNEXION  d' AUTREFOIS.  655 

un  prince  chrétien  et  légitime  comme  les  autres,  un  monarque  au- 
quel le  pape  Urbain  YI  donnait  même  «  la  première  place  parmi 
tous  les  rois  de  la  terre  dans  les  affections  de  l'église.  »  Or,  l'équi- 
voque grandiose  et  séculaire  des  «  croisades  »  contre  les  «  Sarrasins 
du  nord  »  une  fois  disparue,  la  condition  vitale  de  l'ordre  teuto- 
nique  se  trouvait  détruite  d'un  coup.  L'ordre  avait  été  institué  et 
doté  pour  combattre  les  païens,  pour  les  convertir  par  le  glaive; 
c'était  là  la  tâche  qui  avait  fait  sa  position  en  Europe,  la  «  mis- 
sion »  qui  lui  avait  valu  l'enthousiasme  des  preux,  la  bienveillance 
inépuisable  et  prodigue  des  chefs  spirituels  et  temporels  du  monde 
chrétien.  Si  maintenant  il  n'y  avait  plus  de  païens,  s'il  ne  pouvait 
désormais  être  question  des  «  ennemis  du  Christ  «  au-delà  du  Nié- 
men, si,  pour  propager  l'Evangile  dans  un  «  pays  sans  soleil,  » 
point  n'était  besoin  de  l'épée  des  Zollner  et  des  Wallenrod,  l'ordre 
perdait  toute  raison  d'être  :  dans  la  meilleure  même  des  combinai- 
sons possibles,  il  descendait  forcément  des  hauteurs  mystiques  et 
augustes  qu'il  avait  occupées  jusque-là  au  simple  rang  d'une 
«  marche  »  allemande,  d'un  fief  du  saint-empire.  Et  en  effet  ce 
n'était  plus  au  nom  de  l'église  et  de  la  conversion  des  gentils,  c'é- 
tait au  nom  de  l'empire  et  d'une  donation  ancienne  de  Frédéric 
Barberousse  que  l'ordre  réclamait  désormais  la  Lithuanie,  les  pro- 
vinces de  la  Baltique,  les  terres  de  Dobrzyn  et  de  Culm;  il  récla- 
mait jusqu'à  Pskov  et  Novgorod!  Par  deux  fois  môme  à  cette  épo- 
que (en  1388  et  en  1392),  une  négociation  curieuse  et  secrète  fut 
entamée  entre  l'empereur  et  le  grand-maître  Wallenrod  touchant  le 
partage  complet  des  états  de  Jagello.  Le  projet  dut  pour  le  moment 
être  abandonné  comme  trop  «  chimérique,  »  au  jugement  du  grand- 
maître;  chimérique  également  pouvait  paraître  alors  l'essai  même 
beaucoup  plus  modeste  de  constituer  les  terres  conquises  par  les 
«  manteaux  blancs  »  en  simple  puissance  territoriale.  Sans  parler 
de  sa  situation  géographique  très  précaire,  une  telle  puissance  au- 
rait manqué  de  ce  solide  point  d'appui  que  donnait  aux  autres  états 
le  principe  héréditaire,  —  car  enfin  ces  grands  vassaux  de  Ma- 
rienbourg,  ils  n'étaient  que  des  moines;  ce  chef  de  l'état,  ce  grand- 
maître  de  l'ordre,  il  devait  faire  vœu  de  chasteté  et  ne  pouvait  fonder 
une  dynastie...  Ah  !  si  Luther  était  apparu  dès  1390  !  Le  monde  au- 
rait, selon  toute  probabilité,  vu  dès  cette  époque,  en  Prusse,  l'arti- 
fice incomparable  de  «  sécularisation  »  qui  plus  tard,  au  xvi*  siècle, 
fit  la  fortune  prodigieuse  du  grand-maître  Albert  de  Brandebourg. 
En  1390,  Conrad  de  Wallenrod  aurait  hasardé,  lui  aussi,  bien  sû- 
rement le  «  saut  périlleux  »  vers  un  trône  héréditaire,  lui  qui  déjà 
aimait  si  peu  la  cour  de  Rome  et  avait  surtout  en  horreur  les  prê- 
tres. «  S'il  dépendait  de  moi,  disait  ce  singulier  moine,  je  ne  lais- 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

serais  dans  chaque  pays  qu'un  seul  prêtre;  encore  aurais-je  soin 
de  l'enfermer  dans  une  haute  tour,  pour  qu'il  ne  me  gâtât  pas  les 
gens  (1)...  »  La  ressource  de  la  réforme  manqua  malheureusement 
à  l'ordre  teutonique  pendant  cette  «  immense  calamité  »  de  la  con- 
version de  Jagello.  11  y  avait  bien  quelque  part,  à  Prague,  un 
pauvre  bachelier  en  théologie  qui  déjà  méditait  alors  dans  une 
sombre  cellule  les  écrits  de  Wicleff,  et  qui  bientôt  devait  donner 
le  branle  au  monde  religieux;  mais  son  action  véritable  ne  com- 
mença guère  qu'après  la  catastrophe  de  Grunwald.  D'ailleurs  le 
mouvement  de  Prague  était  pour  le  moins  aussi  slave  et  anti-ger- 
main qu'hérétique  et  utraquisle,  il  protestait  bien  plus  fortement  en- 
core contre  le  joug  de  l'empire  que  contre  la  corruption  de  l'église; 
c'est  à  un  Jagello,  à  un  Witold,  que  les  patriotes  de  la  Bohème  de- 
vaient plus  tard  offrir  la  couronne  des  Premislavv  :  la  grande  idée 
allemande  n'avait  aucun  «  profit  à  tirer  »  en  se  faisant  hussite. 

Retour  étrange  et  dramatique  des  choses  d'ici -bas,  la  «  mission 
chrétienne  »  qui  échappait  ainsi  pour  toujours  aux  grands-maîtres 
de  Marienbourg,  elle  allait  échoir  par  contre  très  légitimement  et 
pour  ainsi  dire  tout  naturellement  au  «  baptisé  de  Gracovie,  »  à  la 
dynastie  de  Gédimin.  Placé  entre  deux  paganismes  aussi  sérieux 
que  redoutables,  entre  la  horde  d'or  du  Kaptchak  et  les  Osmanlis 
du  iialkan,  le  nouveau  royaume  de  Jagello  était  désormais  appelé 
à  une  «  guerre  sainte  »  bien  différente  assurément  des  «  parties 
de  chasse  »  et  des  «  tables  d'honneur  »  des  chevaliers  teutoniques 
dans  les  forêts  de  la  Lithuanie, — à  une  croisade  véritable  qui  devait 
durer  trois  siècles,  qui  devait  commencer  par  l'héroïque  désastre  de 
Warna  {Ihhh)  et  finir  par  la  glorieuse  délivrance  de  Vienne.  En  vé- 
rité, ce  petit  fait  du  «  baptême  de  Gracovie  »  vers  la  fin  du  xiv^  siè- 
cle a  eu  dans  l'histoire  des  conséquences  nombreuses,  presque 
incalculables.  Vers  la  fin  de  ce  siècle,  un  grand  royaume  chrétien, 
le  royaume  serbe,  tombait  aux  pieds  du  sultan  Amurat,  et  la  vic- 
toire de  Kossovo  sonnait  déjà  le  glas  funèbre  de  l'empire  des  Paléo- 
logues;  or  c'est  précisément  dans  ces  années  fatidiques  que  le  fils 
d'Olgerd  plantait  le  signe  du  Sauveur  sur  les  ruines  du  temple  de 
Znicz  à  Wilno,  et  constituait  une  forte  puissance  militaire  à  l'ex- 
trême Occident  par  la  réunion  de  la  Pologne  et  de  la  Lithuanie.  La 
Providence  semblait  ainsi  vouloir  réparer  au  nord  de  l'Europe  la 
perte  immense  que  l'Évangile  allait  faire  au  sud;  elle  élevait  au  mo- 
ment opportun  une  digue  salutaire  contre  les  débordemens  futurs 
de  l'islamisme.  Et  c'est  ici  qu'il  faut  se  donner  le  spectacle  de  la 
grandeur  morale  de  ce  royaume  des  Jagellons,  qui,  sorti  d'abord 

(1)  Voigt,  Geschichle  Preussen's,  t.  V,  p.  063-064. 


UNE  ANNEXION  D  AUTREFOIS.  657 

d'un  mouvement  légitime  de  réaction  slave  contre  l'esprit  envahis- 
seur de  l'Allemagne,  ne  devait  pas  cependant  tarder  à  défendre  les 
Slaves  et  l'Allemagne  elle-même  contre  les  envahissemens  de  la 
barbarie  orientale.  Ce  que  l'on  doit  admirer  encore  davantage  peut- 
être,  c'est  que  ce  rôle  magnanime  et  élevé  ait  été  tracé  au  royaume- 
uni  dès  le  début  et  par  un  barbare ,  par  un  païen  converti  d'hier, 
un  «  sauvage  »  sorti  des  forêts  vierges,  et  qui  jusqu'à  la  fin  de  ses 
jours  ne  put  apprendre  à  mouler  les  lettres. 

Pden  de  plus  saisissant  en  effet  que  le  travail  continu  de  Jagello 
pour  marquer  son  gouvernement  d'un  cachet  occidental,  pour  faire 
de  son  état  une  puissance  éminemment  européenne  au  service  de  la 
civilisation  et  du  catholicisme.  Ce  fut  là  la  pensée  immuable  du  roi 
Ladislas  II,  qui  sut  maintenir  sa  politique  jusqu'au  bout  dans  ce 
qu'un  historien  allemand  a  très  heureusement  appelé  «  un  juste- 
milieu  idéal  (i),  »  dans  une  sérénité  de  vue  qui,  tout  en  affirmant  les 
droits  du  monde  slave  à  un  développement  original  et  indépendant, 
ne  leur  sacrifiait  cependant  jamais  les  droits  plus  généraux  du 
monde  chrétien.  Witold  n'aurait  pas  demandé  mieux  que  de  pas- 
ser outre.  Esprit  ardent,  ambitieux  et  libre  de  tout  scrupule,  le  fds 
héroïque  de  Keystut  et  de  Biruta  tenait  à  suivre  la  voie  tracée  depuis 
longtemps  par  ses  ancêtres,  les  grands-ducs  de  la  Lithuanie,  et  vou- 
lait pousser  le  nouvel  état  de  Jagello  à  la  conquête  des  régions  im- 
menses de  l'est.  Le  royaume  des  Piasts  n'était  à  ses  yeux  qu'un  ar- 
senal bien  muni  d'armes  modernes  et  de  capitaines  intelligens  dont 
il  fallait  profiter  pour  accomplir  les  vastes  desseins  d'Olgerd  sur  les 
contrées  du  Dnieper  et  du  Don,  pour  aller  briser,  à  son  exemple, 
la  lance  lithuanienne  aux  portes  de  Moscou.  Peu  lui  importait  que 
l'empire  ainsi  agrandi  de  peuples  façonnés  au  rite  oriental  eût  né- 
cessairement subi  l'influence  délétère  de  Péglise  byzantine.  Il  ne 
reculait  pas  non  plus  devant  l'idée  d'un  arrangement  avec  la  horde 
d'or  du  Kaptchak  pour  le  partage  des  pays  situés  entre  PEuxin,  la 
mer  Caspienne  et  les  monts  d'Ural.  u  Dieu  nous  a  préparé  la  do- 
mination sur  toutes  les  terres,  »  aimait-il  à  dire  à  l'instar  de  ces 
îieutenans  de  Tamerlan  avec  lesquels  il  cherchait  toujours  à  en- 
tretenir des  relations  amicales  malgré  des  guerres  souvent  re- 
nouvelées. Contrairement  au  fils  de  Keystut,  la  reine  Hedvige,  la 
fille  de  Louis  d'Anjou,  avait  ses  regards  tournés  du  côté  opposé, 
vers  l'ouest,  vers  ce  royaume  d'Arpad,  l'apanage  de  sa  sœur  aînée 
Marie,  dont  Sigismond  de  Luxembourg,  a  fiancé  »  plus  heureux  que 
le  duc  Guillaume  d'Autriche,  était  parvenu  à  s'emparer  au  milieu 
des  déchiremens  intérieurs  de  la  nation  magyare.  Après  la  mort 

(1)  Caro,  Geschichte  Polen's,  t.  III,  p.  1G4. 

TOME  LXXXII.  —  18G9.  42 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  sa  sœur,  Hedvige  devint  même  l'héritière  légitime  de  la  cou- 
ronne de  saint  Etienne,  elle  prit  résolument  le  titre  de  reine  de  Hon- 
grie, et  aurait  bien  voulu  faire  appuyer  ce  titre  par  les  armes  polo- 
naises au-delà  des  Carpathes.  Ainsi  placé  entre  son  cousin  et  son 
épouse,  sollicité  par  deux  systèmes  opposés,  mais  dont  chacun  par- 
lait fortement  à  la  passion  et  à  la  raison  d'état  ordinaire,  Jagello 
sut  pourtant  s'élever  au-dessus  de  tous  les  deux  vers  un  ordre 
d'idées  plus  général  et  d'un  intérêt  permanent.  Il  n'encouragea  les 
entreprises  de  Witold  qu'autant  qu'elles  pouvaient  fortifier  la  posi- 
tion catholique  du  royaume-uni  en  Europe,  et  il  refusa  de  s'en- 
gager dans  les  affaires  de  Hongrie,  si  riantes  que  pussent  y  sem- 
bler les  perspectives,  si  fondés  que  fussent  les  droits  d'Hedvige.  A 
cet  égard,  il  donna  des  assurances  positives  et  sincères  à  Sigismond 
de  Luxembourg,  le  futur  empereur,  alors  que  celui-ci  vint  lui  faire 
une  visite  «  amicale  »  à  Cracovie,  en  1396,  après  avoir,  quatre  ans 
auparavant,  négocié  avec  l'ordre  teutonique  le  projet  d'un  partage 
de  la  Pologne.  A  aucun  prix,  Ladislas  II  ne  voulut  assumer  la  res- 
ponsabilité d'une  rupture  avec  l'Occident.  Il  n'eut  qu'une  seule  am- 
bition, aussi  généreuse  que  bien  entendue,  l'ambition  de  conserver 
au  royaume  des  Piasts  le  caractère  d'une  puissance  paisible  et  bien- 
faisante au  milieu  de  la  république  chrétienne.  Il  n'eut  qu'une  seule 
convoitise,  assurément  légitime;  il  aspirait  à  remplacer  les  sei- 
gneurs de  Marienbourg  dans  leur  rôle  usurpé  de  défenseurs  de  la 
foi  et  de  la  civilisation  contre  la  barbarie  et  le  paganisme.  Ce  duel 
même  avec  l'ordre  teutonique,  duel  fatal,  inévitable,  le  fils  d'Olgerd 
l'évita  autant  qu'il  put;  il  ne  le  provoqua  point,  il  ne  l'accepta  qu'à 
la  dernière  extrémité,  après  vingt  ans  d'une  longanimité  très  pe- 
sante, et  poussé  à  bout  par  un  ennemi  hautain  et  perfide,  dont  le 
sentiment  d'une  ruine  prochaine  n'avait  fait  pendant  tout  ce  temps 
qu'augmenter  l'aveuglement  et  l'insolence. 

Dans  les  précieuses  archives  de  l'ordre  teutonique  qui  sont  en- 
core conservées  à  Kœnigsberg,  on  trouve  parfois  parmi  la  correspon- 
dance diplomatique  de  ces  temps,  caché  dans  le  pli  d'une  missive 
officielle,  un  petit  billet  écrit  par  la  reine  Hedvige  à  F  insu  de  son 
<(  époux  bien-aimé  (1);  »  la  fille  de  Louis  d'Anjou  y  entretient  le 
grand-maître  du  fâcheux  effet  que  telle  mesure  ou  tel  procédé  des 
chevaliers  a  produit  sur  le  roi  Ladislas  II,  et  supplie  les  seigneurs 
de  Marienbourg  de  ne  pas  rendre  plus  difficiles  les  relations  déjà  si 
tendues  entre  les  deux  gouvernemens.  Dans  d'autres  pièces  con- 
fidentielles de  la  chancellerie  de  Marienbourg,  dans  les  rapports 
adressés  aux  «  manteaux  blancs  »  par  les  nombreux  agens  secrets 

(1)  Voyez  entre  autres  la  pièce  n°  97  dans  le  Codex  diplom.  Pniss.,  t.  IV,  p.  138. 


UNE   ANNEXION    d'aUTREFOIS.  659 

qu'ils  entretenaient  à  l'étranger,  il  est  aussi  souvent  parlé  de  la 
<(  disgrâce  »  encourue  par  la  jeune  reine  auprès  de  la  cour  de  Cra- 
covie  à  la  suite  de  ses  continuels  efforts  pour  empêcher  tout  conflit 
sanglant  avec  la  Prusse.  Les  chroniqueurs  de  l'ordre  sont  unanimes 
à  lui  attribuer  presque  exclusivement  le  mérite  de  la  longue  paix 
conservée  depuis  la  campagne  désastreuse  de  Wilno,  à  lui  en  garder 
un  souvenir  reconnaissant,  et  il  n'est  pas  douteux  en  effet  que  sans 
son  intervention  incessante,  vigilante,  infatigable,  ce  grand  drame 
ne  se  fût  dénoué  bien  des  années  avant  IZilO.  Dans  les  momens  cri- 
tiques, on  voit  Hedvige  prendre  en  main  les  négociations  épineuses, 
traiter  directenient  avec  le  grand-maître  et  les  comlhurs  influens 
dans  des  entrevues  tout  intimes,  et  revenir  toujours  avec  un  arran- 
gement quelconque,  peu  satisfaisant  à  coup  sûr,  mais  propre  à  con- 
jurer la  collision  déjà  imminente.  Certes  cette  fille  des  Piasts,  qui  à 
l'âge  de  quatorze  ans  s'était  saisie  d'une  hache  dans  la  célèbre 
<(  scène  du  guichet,  »  ne  manqua  pas  non  plus  de  courage  et  de 
résolution  alprs  qu'elle  fut  devenue  la  femme  de  Jagello,  et  qu'elle 
eut  à  veiller  aux  intérêts  d'un  vaste  empire.  L'année  même  qui  sui- 
vit son  mariage,  et  au  moment  où  le  «  baptisé  de  Cracovie  »  était 
engagé  dans  sa  mission  apostolique  à  Wilno,  Hedvige  étonnait  le 
monde  par  une  expédition  intrépide  qui  conserva  à  la  Pologne  une 
de  ses  plus  belles  provinces.  Sans  tarder,  sans  même  prendre  l'a- 
vis de  son  royal  époux,  elle  réunit,  au  commencement  de  1387,  les 
barons  dévoués  et  quelques  troupes  d'élite,  et  se  mit  en  marche 
pour  la  Galicie,  sur  laquelle  Sigismond  de  Luxembourg,  ce  «  fiancé  » 
de  la  Hongrie,  élevait  alors  des  prétentions  au  nom  de  la  monar- 
chie de  saint  Etienne.  On  aime  à  se  représenter,  d'après  les  chro- 
niques du  temps,  cette  jeune  reine  de  seize  ans,  «  coiffée  et  gantée 
de  zibeline  et  montée  sur  un  cheval  magnifique,  »  traversant  ainsi 
bravement  à  la  tête  d'une  petite  armée  et  au  beau  milieu  de  l'hiver 
un  pays  occupé  par  des  garnisons  hongroises,  gagnant  <à  sa  cause  ou 
chassant  devant  elle  les  capitaines  étrangers  et  recevant  le  serment 
d'hommage  et  de  fidélité  de  ses  bons  bourgeois  de  Jaroslaw  et  de 
Léopol.  Non  moins  ferme  et  décidée  se  montra-t-elle  dans  la  suite 
à  l'occasion  de  graves  démêlés  avec  les  grands  vassaux  de  la  cou- 
ronne, le  présomptueux  duc  de  Mazovie,  l'intrigant  et  perfide  prince 
d'Oppeln,  et  il  a  été  déjà  parlé  plus  haut  de  la  politique  vigou- 
reuse, téméraire  même,  qu'elle  voulut  suivre  dans  les  affaires  de 
Hongrie  après  le  décès  de  sa  sœur.  Seules  les  affaires  de  l'ordre 
trouvaient  cette  reine  toujours  désarmée,  indulgente  à  l'excès  et 
inébranlablement  pacifique.  C'est  que  là  se  dressait  devant  la  fille 
de  Louis  d'Anjou  le  souvenir  d'un  père  qui  fut  l'ami  des  «  manteaux 
blancs,  »  qui  s'était  fait  jadis  armer  chevalier  durant  une  de  leurs 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  croisades,  »  et  dont  l'étendard  était  précieusement  conservé  dans 
la  fameuse  salle  des  drapeaux  du  château  de  Marienbourg.  Les  ru- 
sés moines  teutoniques  avaient  soin  de  rappeler  ces  faits  dans  leur 
correspondance  avec  l'épouse  de  Jagello,  d'évoquer  souvent  «  l'âge 
d'or  »  de  leurs  relations  si  intimes  avec  le  bon,  l'illustre,  l'incom- 
parable Angevin.  —  «  Oh!  si  le  roi  Loys  était  encore  parmi  les 
vivans!  écrivaient-ils  avec  componction;  nous  serions  sûrs  alors  de 
ne  point  éprouver  de  dommage,  car  c'était  un  prince  juste  et  amou- 
reux de  l'équité,  notre  bienveillant  seigneur  en  toute  occasion, 
notre  défenseur  toutes  les  fois  que  nous  avions  besoin  d'une  pro- 
tection. Aussi  prions-nous  jour  et  nuit  pour  son  âme...  »  De  tels 
appels  ne  furent  jamais  faits  en  vain  au  cœur  généreux  et  aimant 
d'Hedvige;  elle  puisa  dans  ce  sentiment  de  piété  filiale  une  force 
de  résistance  et  une  énergie  de  volonté  vraiment  extraordinaires 
pour  calmer  des  disputes  sans  cesse  renaissantes,  pour  éteindre  des 
flammes  qui  s'élevaient  à  chaque  instant  sous  ses  pas,  et  maintenir 
pendant  de  longues  années  une  paix  qu'elle  savait  elle-même  n'être 
qu'une  trêve,  a  Tant  que  je  vis,  —  devait-elle  s'écrier  un  jour  dou- 
loureusement dans  une  entrevue  célèbre  avec  le  grand-maître  Con- 
rad de  Jungingen,  le  successeur  de  Wallenrod,  —  aussi  longtemps 
que  je  vivrai,  la  couronne  saura  bien  supporter  vos  iniquités;  mais 
après  ma  mort  le  châtiment  du  ciel  ne  manquera  pas  de  vous  at- 
teindre, et  une  guerre  alors  inévitable  consommera  votre  ruine!...  » 
Quel  que  soit  le  jugement  de  l'historien  réfléchi  sur  cette  politique, 
toute  de  cœur  et  d'expédiens  magnanimes,  il  n'en  restera  pas  moins 
ému  à  la  vue  d'une  femme  belle,  courageuse,  dévouée  à  la  mémoire 
de  son  père,  qui,  en  souvenir  de  ce  père,  ne  cessait  de  séparer 
des  fers  toujours  prêts  à  se  croiser,  et,  blanche  colombe  de  l'arche, 
ainsi  que  s'exprime  un  écrivain  contemporain,  portait  toujours  le 
tremblant  rameau  d'olivier  au-dessus  des  flots  montans  de  passion  et 
de  haine. 
Hedvige  mourut  en  1399  (1),  et  sa  douce  ombre  protégea  encore 

(1)  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  relever  toutes  les  grâces,  toutes  les  vertus  qui  ont  fait 
d'Hedvige  la  reine  la  plus  accomplie,  la  femme  la  plus  vénérée  du  monde  slave.  Elle 
fut  admirable  de  piété,  de  charité,  d'amour  pour  les  sciences.  Elle  fonda  des  écoles 
sans  nombre  dans  le  pays,  encouragea  sans  cesse  le  développement  intellectuel  de  son 
peuple;  la  littérature  moderne  de  la  Pologne  date  de  son  règne  et  de  son  impulsion.  Dans 
son  testament,  d'une  simplicité  et  d'une  grandeur  incomparables,  et  qui  nous  a  été 
conservé,  elle  fait  deux  parts  de  sa  fortune  privée,  l'une  aux  pauvres  et  l'autre  à  l'uni- 
versité de  Cracovie.  Citons  enfin  un  mot  vraiment  sublime  de  cette  sainte  femme,  mot 
que  rapportent  les  chroniqueurs  contemporains  et  que  le  peuple  a  gardé  dans  ses  chants. 
C'était  en  1387;  le  couple  royal,  nouvellement  marié,  arrivait  à  Gnesen,  et,  selon  l'ha- 
bitude alors  générale  dans  toute  l'Europe,  les  gens  du  cortège  s'abattirent  dans  la  cam- 
pagne et  enlevèrent  le  bétail  des  paysans  sous  le  prétexte  de  fournir  aux  besoins  de  la 


UNE   ANNEXION    d'aUTUEFOIS.  664 

longtemps  les  chevaliers-moines  dans  les  conseils  du  roi  LadislasII. 
Soit  déférence  pour  les  vœux  de  sa  défunte  épouse,  soit  lassitude 
et  effet  naturel  d'un  âge  qui  s'avançait  déjà  rapidement  vers  la 
vieillesse,  Jagello  semblait  de  plus  en  plus  renoncer  à  tout  appel 
aux  armes  dans  ses  litiges  nombreux  avec  l'ordre,  et  de  son  côté 
le  grand-maître  Conrad  de  Jungingen  était  fermement  résolu  à 
maintenir  le  débat  dans  le  champ  clos  des  chancelleries.  Esprit  te- 
nace et  cauteleux,  mais  assez  clairvoyant  pour  redouter  un  choc,  le 
successeur  de  Wallenrod  pratiquait  à  l'égard  de  la  Pologne  un  mé- 
lange ingénieux  d'intrigues  perfides  et  de  démarches  conciliantes, 
de  convoitises  impudentes  et  de  protestations  amicales  :  système  ir- 
ritant, énervant,  et  dont  le  dernier  mot,  dans  la  pensée  du  grand- 
maître,  ne  devait  jamais  être  la  guerre.  Que  peuvent  cependant  les 
desseins  des  hommes  contre  cette  logique  inexorable  des  choses  et 
des  situations  à  laquelle  nous  donnons  si  souvent  et  très  impropre- 
ment le  nom  de  fatalité?  Il  n'est  pas  jusqu'aux  digues  élevées  pour 
arrêter  le  torrent  des  événemens  qui  ne  servent  parfois  à  le  faire  dé- 
border avec  plus  d'impétuosité  et  de  violence.  Conrad  de  Jungin- 
gen voulait  évidemment  préparer  à  la  Prusse  des  destinées  toutes 
nouvelles,  poser  sur  les  bords  de  la  Baltique  les  fondemens  d'un 
édifice  sérieux  et  solide.  Il  faisait  des  eflbrts  très  louables  pour  re- 
lever en  Prusse  les  conditions  de  prospérité  et  de  bien-être;  il  en- 
tourait l'agriculture,  le  commerce  et  l'industrie  d'une  sollicitude 
inconnue  à  ses  prédécesseurs  :  les  travaux  de  la  paix  étaient  pour 
la  première  fois  en  honneur  dans  un  état  qui  jusque-là  n'avait  eu 
d'estime  que  pour  les  parades  militaires.  Phénomène  curieux  et  au 
plus  haut  point  instructif,  de  pareilles  vertus  gouvernementales, 
très  précieuses  assurément  chez  tout  autre  souverain  et  d'un  au- 
gure heureux  pour  le  pays,  n'en  devenaient  pas  moins  des  symp- 
tômes alarmans  alors  qu'elles  apparaissaient  chez  un  grand-maître 
teutonique  :  elles  sonnaient  le  glas  funèbre  de  l'œuvre  séculaire 
des  «  manteaux  blancs.  »  La  prétention  de  jouir  en  toute  sécurité 
et  avec  quiétude  des  biens  acquis  était  si  peu  en  accord  avec 
l'idée  et  l'essence  même  d'une  «  milice  du  Christ,  »  qu'il  n'était 
guère  permis  de  se  tromper  sur  cet  aveu  déguisé  de  déchéance  et 
de  licenciement;  une  politique  tellement  bourgeoise  d'un  ordre 
tellement  chevaleresque  impliquait  une  contradiction  étrange,  ac- 
cablante, et  dont  les  chevaliers  eux-mêmes  ne  furent  point  les  der- 

cour.  Les  malheureux  campagnards  vinrent  se  plaindre  de  la  spoliation;  ils  pleuraient, 
ils  sanglotaient,  ils  demandaient  la  restitution  de  leur  unique  avoir.  Frappé  de  la  pro- 
fonde consternation  d'Hedvige,  le  roi  alla  lui-même  aux  informations  et  fit  prompte 
justice.  «  Soyez  consolée,  dit-il  à  Hedvige  en  revenant,  j'ai  fait  rendre  leur  bien  à  ces 
pauvTcs  gens.  —  Oui,  répondit  la  reine,  maie  qui  leur  rendra  leurs  larmes?...» 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

niers  à  s'apercevoir  et  à  être  profondément  choqués.  Ces  cadets  des 
grandes  familles  accourus  des  bords  du  Rhin  et  du  Danube  pour 
continuer  sur  une  terre  de  «  Sarrasins  »  la  glorieuse  tradition  des 
Godefroy  et  des  Tancrède,  ces  fils  nobles  couverts  de  pesantes  ar- 
mures, montés  sur  des  coursiers  piaffans,  tenant  toujours  d'une 
main  le  fusil  et  de  l'autre  le  chapelet,  ils  frémissaient  à  la  pensée 
d'être  transformés  en  «  scribes  et  marchands.  »  Ce  n'était  pas  la 
peine  en  vérité  de  prononcer  des  vœux  de  chasteté  et  de  jeûner 
quatre  fois  par  semaine,  si  l'on  devait  seulement  se  morfondre 
toute  la  vie  dans  les  bureaux  ou  faire  sur  la  côte  le  vilain  métier 
de  douanier!  La  politique  du  grand-maître  finit  par  soulever  contre 
elle  tous  les  cojuîhurs,  tous  les  preux  de  Marienbourg;  le  propre 
frère  de  Conrad,  Ulric  de  Jungingen,  était  à  la  tête  des  mécontens.  Il 
n'y  eut  pas  de  sarcasmes  assez  amers  contre  le  chef  si  dégénéré  d'un 
ordre  qu'avaient  illustré  les  Winric  de  Kniprode  et  les  Zollner  de 
Rotenstein  ;  «  on  le  peignait  sur  les  murs,  »  racontent  les  chroni- 
ques, on  le  trouvait  «  digne  tout  au  plus  d'être  le  prieur  de  moines 
ventrus,  »  on  l'appelait  «  une  nonne  pudibonde,  »  et  le  lendemain 
de  sa  mort  on  eut  hâte  de  protester  par  une  manifestation  éclatante 
contre  un  règne  bourgeois  et  astucieux  qui  n'avait  que  trop  long- 
temps duré.  C'est  en  vain  que,  sentant  sa  fin  approcher,  Conrad 
avait  réuni  autour  de  son  lit  tous  les  membres  du  chapitre  pour 
leur  recommander  le  maintien  de  la  paix,  pour  les  supplier  surtout 
de  ne  pas  lui  donner  pour  successeur  son  frère  Ulric  ;  le  nom  de 
Ulric  de  Jungingen  fut  acclamé  d'enthousiasme  dans  la  grande  réu- 
nion électorale  de  l'ordre  (1/107).  Ce  nom  signifiait  la  guerre. 

Pourquoi  ne  point  le  reconnaître?  Dans  ce  défi  jeté  au  sort,  il  y 
€ut  de  la  part  des  «  manteaux  blancs  »  un  réveil  de  dignité,  un  ef- 
fort honorable  pour  arracher  l'ordre  au  bourbier  d'infamies  et  d'im- 
pudences au  milieu  duquel  il  se  débattait  depuis  bientôt  quinze  ans. 
Il  faut  lire  les  documens  de  ce  temps,  les  pièces  volumineuses  éma- 
nées de  la  chancellerie  de  Marienbourg  depuis  la  mort  de  Wallen- 
rod  (1),  pour  apprécier  à  sa  juste  valeur  la  diplomatie  effrontée  et 
tortueuse  de  son  «  pacifique  »  successeur.  On  y  voit  le  grand-maître 
traiter  sans  cesse  du  partage  de  la  Pologne  avec  Sigisraond  de 
Luxembourg,  empereur  désigné  et  roi  de  Hongrie,  en  même  temps 
que  dans  les  lettres  les  plus  tendres  à  l'adresse  d'Hedvige  il  insinue 
à  la  fille  de  Louis  d'Anjou,  —  régime  Poloniœ  et  herecli  Ungariœ,  — 
de  revendiquer  la  succession  de  son  père  sur  les  bords  de  la  Theiss  : 
Conrad  de  Jungingen  offrait  la  Hongrie  à  Hedvige  avec  le  même  gé- 

(1)  Voyez  Codex  diplom.  Pruss.,  passiro,  et  les  trois  volumes  de  Liles  et  res  geslœ 
ordinis  Cruciferorum,  edd.  Titus  cornes  Dzialynski. 


UNE  ANNEXION   D* AUTREFOIS.  663 

lîéreux  abandon  que  put  montrer  M.  de  Bismarck,  au  sujet  de  la 
Belgique  à  un  certain  jour  bien  néfaste  de  notre  histoire  contempo- 
raine. A  l'instar  de  M.  de  Bismarck  également,  qui  en  186/i.  pré- 
tendait rester  en  paix  avec  le  roi  Christian  IX  tout  en  procédant 
à  «  l'exécution  fétlérale  »  contre  les  duchés,  le  grand-maître,  au 
commencement  du  xr*  siècle,  affirme,  lui  aussi,  n'attaquer  en  rien 
la  couronne  de  Pologne  par  ses  incursions  incessantes  en  Lithuanie, 
par  ces  fameuses  «  croisades  »  que  l'ordre  continuait  d'organiser  de 
temps  en  temps  en  l'honneur  de  la  Vierge  et  pour  le  plaisir  des 
hôtes  venus  de  l'étranger.  Le  litige  est  porté  devant  le  chef  de  tous 
les  fidèles;  le  pape  flétrit  en  termes  indignés  ces  scandaleuses 
«  croisades  »  contre  de  bons  catholiques,  il  défend  aux  chevaliers, 
sous  peine  d'excommunication,  leurs  équipées  lithuaniennes,  —  et 
le  grand -maître  de  protester  avec  violence  contre  la  bulle  de  Rome, 
«  bulle  surprise  par  captation  fl)  ;  »  ce  pieux  moine  qui  avait  juré 
obéissance  filiale  au  saint-siége,  il  appelle  tout  à  coup  du  pape  à 
l'empereur!  Il  n'est  pas  non  plus  de  créance  véreuse  et  de  cession 
frauduleuse  que  le  chef  prussien  ne  s'empresse  d'acquérir  contre 
Jagello  afin  d'en  faire  aussitôt  un  sujet  de  revendication;  il  reven- 
dique tantôt  telle  province  en  Pologne,  tantôt  telle  autre  en  Lithua- 
nie, tout  en  priant  le  roi  Ladislas  II  de  vouloir  bien  l'éclairer  avec 
«  la  sagesse  qui  lui  est  innée,  »  si  par  hasard  ou  par  mégarde  il  ar- 
rivait à  l'ordre  de-  ne  pas  se  conformer  très  scrupuleusement  aux 
stipulations  convenues.  Les  historiens  récens  de  l'époque  qui  nous 
occupe,  un  Szajnocha,  un  Caro,  ne  dissimulent  pas  leur  satisfaction 
lorsque,  au  sortir  du  récit  de  la  diplomatie  cauteleuse  et  suffocante 
de  Conrad  de  Jungingen,  ils  se  trouvent  enfin  en  face  de  son  frère, 
le  grand-maître  Llric;  ils  respirent  avec  volupté  un  air  purifié  par 
le  canon  après  s'être  si  longtemps  attardés  dans  une  atmosphère 
surchargée  de  «  miasmes.  »  Combien  plus  fort  et  plus  épanoui  de- 
vait être  à  cet  égard  le  sentiment  des  «  manteaux  blancs,  »  des  ac- 
teurs mêmes  du  drame!  Le  règne  des  «  scribes  »  a  vécu;  c'était 
maintenant  à  la  vaillante  et  noble  chevalerie  de  reprendre  son  rôle, 
de  relever  l'ordre  de  son  abaissement  profond,  et  de  faire  sentir  au 
«baptisé  de  Cracovie  »  tout  le  poids  de  l'épée  teutonique. 

«  On  ne  saurait  nier,  —  dit  à  cet  endroit  l'historien  allemand 
souvent  invoqué  dans  le  cours  de  cette  étude  (2),  —  on  ne  saurait 
nier  que  Jagello  n'ait  gardé  jusqu'au  bout  des  dispositions  conci- 
liantes; il  est  également  juste  de  reconnaître  que  les  bases  de  l'ar- 
rangement proposé  au  moment  suprême  de  la  crise  par  le  roi  de 


(1)  Codex  diplom.  Pruss.,  t.  V,  p.  186,  n'  137. 

(2)  Caro,  Geschichte  Polen's,  t.  III,  p.  308. 


664  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pologne  étaient  au  plus  haut  degré  conformes  aux  exigences  d'une 
saine  politique;  mais  le  chevalier  l'emporta  sur  le  chef  de  l'état  dans 
l'esprit  du  grand-maître  :  le  chevalier  Ulric  de  Jungingen  n'eut  de 
pensée  que  pour  la  guerre...  »  D'ailleurs  tout  semblait  favoriser  les 
«  manteaux  blancs  »  dans  leurs  desseins  et  présager  à  la  lutte  une 
issue  heureuse  et  sj)lendide.  Les  négociations  avec  Sigismond  de 
Luxembourg,  tant  de  fois  reprises  et  abandonnées,  venaient  enfin 
d'aboutir  à  un  traité  secret  qui  promettait  des  résultats  magnifiques. 
Dans  l'action  qu'on  allait  engager,  le  roi  de  Hongrie  et  vicaire  de 
l'empire  était  appelé  à  jouer  jusqu'à  la  dernière  heure  le  rôle  d'un 
médiateur  bienveillant;  à  la  dernière  heure  pourtant,  il  devait  je- 
ter le  masque,  dénoncer  la  paix  à  Jagello  et  procéder  avec  la  Prusse 
au  démembrement  de  la  Pologne.  Un  subside  de  370,000  florins  hon- 
grois était  assuré  à  l'honnête  allié;  A0,000  furent  payés  sur-le-champ. 
«  J'ai  compté  moi-même  les  pièces  une  à  une,  nous  informe  le  bon 
Eberhard  Windeck ,  le  secrétaire  de  Sigismond,  dans  ses  précieux 
mémoires;  c'étaient  de  belles  pièces,  toutes  marquées  au  grand  lis 
(le  lis  d'Anjou)...  »  Chose  curieuse,  alors  comme  en  1866,  la  Prusse 
étonna  le  monde  par  l'abondance  de  son  trésor  et  la  perfection  de  ses 
armes.  «  J'ai  toute  une  tour  remplie  d'or,  aimait  à  dire  Ulric,  et  plus 
qu'il  n'en  faut  pour  conquérir  dix  royaumes,..  »  «  Les  fonderies  de 
Marienbourg,  remarque  de  son  côté  un  écrivain  de  l'ordre,  fabri- 
quèrent à  ce  moment  un  canon  d'une  grandeur  et  d'une  puissance 
extraordinaires,  et  tel  que  ne  le  connurent  point  les  autres  pays;  » 
—  c'était  le  fusil  à  aiguille  de  ce  temps  !...  On  ne  négligea  pas  non 
plus  les  moyens  qui  pouvaient  diviser  l'ennemi  et  introduire  la  dis- 
corde dans  son  camp.  On  connaissait  de  longue  date  l'esprit  ambi- 
tieux et  délié  de  Witold,  et  l'on  essaya  de  le  détacher  de  la  fortune 
de  Jagello.  Il  était  le  lieutenant  du  roi  à  Wilno  avec  le  titre  de 
grand-duc  ;  on  lui  fit  entrevoir  un  trône  indépendant  et  une  cou- 
ronne héréflitaire  en  Lithuanie,  «  son  apanage  légitime.  »  Piebuîé 
parle  fils  de  Keystat,  on  se  tourna  du  côté  de  Jagello;  on  voulut 
(pensée  absurde  et  ridicule!)  lui  persuader  de  rester  «  neutre  »  dans 
un  conflit  possible  entre  l'ordre  et  le  grand-duc  AVitold!  «  Une 
guerre  avec  la  Lithuanie  est  une  guerre  avec  la  Pologne,  »  répondit 
l'ambassadeur  du  roi  Ladislas  II,  l'archevêque  de  Gnesen.  «  Merci 
de  votre  franchise,  répliqua  le  grand-maître;  c'est  donc  du  côté 
de  la  Pologne  que  j'ouvrirai  les  hostilités;  au  fait,  mieux  vaut  at- 
taquer l'ennemi  à  la  tête  qu'aux  pieds  (1)  ...  »  Il  attaqua  aussitôt 


(1)  «  Il  faut  frapper  l'Autriche  non  pas  à  ses  extrémités,  mais  au  cœur,  »  devait  dire 
également  de  nos  jours  la  Prusse  dans  la  fameuse  dépêche  Usedom  au  général  La  Mar- 
mora  du  17  juin  18GG. 


UNE  ANNEXION  d' AUTREFOIS.  665 

Dobrzyn  (caoût  l/j09),  et  donna  par  là  le  signal  de  la  guerre,  de  la 
({  grande  guerre,  »  —  bcllum  magnum,  bellum  slupcudmii,  bellmn 
jnmùum,  ainsi  que  l'appellent  les  chroniqueurs  du  xv'  siècle.  Ce 
n'est  toutefois  que  dans  l'été  de  l'année  suivante  qu'eut  lieu  la  cam- 
pagne décisive.  Elle  ne  dura  qu'un  mois  et  ne  compta  qu'une  seule 
bataille  rangée;  mais  cette  bataille  fut  l'immense  désastre  de  Grun- 
wald. 

Lorsque,  dans  la  matinée  du  15  juillet  lùlO,  le  soleil,  en  se  le- 
vant sur  la  grande  route  de  Marienbourg,  commençait  à  éclairer 
de  ses  ardens  rayons  le  vaste  amphithéâtre  qui,  des  hauteurs  de 
Tannenberg,  s'étend  en  pentes  douces  jusqu'aux  buissons  de  Grun- 
wald,  deux  armées,  on  dirait  deux  mondes,  s'y  trouvaient  déjà  en 
présence.  D'un  côté,  dans  les  broussailles  de  Grunwald,  c'était 
Jagello  avec  ses  Polonais,  ses  Lithuaniens,  des  mercenaires  tchè- 
ques et  valaques  et  jusqu'à  un  corps  auxiliaire  de  Tatares  que 
Witold,  «  l'ami  des  khans,  »  n'avait  pas  hésité  à  amener  avec  lui 
sur  le  champ  de  bataille.  En  face,  sur  le  plateau  de  Tannenberg, 
les  chevaliers  teutoniques,  couverts  du  fameux  manteau  blanc  à  la 
croix  noire,  parcouraient  les  rangs  de  leurs  troupes  bien  disciplinées 
et  des  mercenaires  nouvellement  engagés;  ils  saluaient  aussi  avec 
joie  les  anciens  frères  d'armes,  les  «  frères  allemands,  »  les  preux 
et  vaillans  fils  nobles  de  toute  l'Europe,  qui,  cette  fois  comme  tou- 
jours, s'étaient  empressés  de  venir  à  la  rescousse  du  glorieux  ordre 
dans  sa  lutte  suprême  avec  les  «  païens.  »  Jamais  la  chrétienté  n'a- 
vait encore  vu  un  pareil  déploiement  de  forces,  car  le  grand-maître 
commandait  dans  cette  journée  à  plus  de  quatre-vingt  mille  hommes, 
et  le  roi  Ladislas  II  à  plus  de  cent  raille.  Ulric  de  Jungingen  n'était 
nullement  préoccupé  de  la  supériorité  numérique  de  l'adversaire, 
a  Cette  vile  tourbe  a  plus  de  cuillers  que  d'épées,  »  avait-il  dit  à 
ses  comtlmrs  bardés  de  fer,  lorsqu'il  fut  question  un  jour  de  l'ar- 
mée que  saurait  réunir  Jagello.  Et  que  pouvaient  en  effet  les  gros- 
siers arcs  et  les  ridicules  catapultes  des  pauvres  Lithuaniens  contre 
les  fusils,  alors  déjà  très  perfectionnés,  de  l'ordre,  et  contre  les  ca- 
nons «  extraordinaires  »  des  célèbres  fonderies  de  Marienbourg? 
D'ailleurs,  dans  le  camp  des  chevaliers,  tout  le  monde  savait  déjà 
la  grave  nouvelle  que  Jagello  cachait  soigneusement  depuis  trois 
jours  à  ses  troupes ,  la  nouvelle  que  Sigismond  de  Luxembourg 
venait  enfin  de  dévoiler  son  jeu.  Les  ambassadeurs  de  Sigismond 
avaient  jusque-là  constamment  accompagné  Ladislas  II  dans  sa 
marche  vers  la  Prusse;  ils  étaient  des  médiateurs,  ils  allaient  d'une 
armée  à  l'autre  avec  des  propositions  de  paix,  lorsque  soudain,  le 
12  juillet,  trois  jours  avant  la  bataille,  ils  remirent  au  roi  une 
lettre  du  vicaire  de  l'empire  qu'ils  portaient  sur  eux  depuis  long- 


666  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

temps,  —  et  cette  lettre  était  tout  simplement  une  déclaration  de 
guerre  ! 

Les  heures  s'écoulaient,  le  soleil  s'approchait  déjà  du  zénith, 
et  les  Polonais  ne  faisaient  pas  encore  mine  de  quitter  le  bois  de 
Grunwald.  Le  roi  Ladislas,  qui  le  matin  avait  assisté  à  deux  messes 
et  qui  avait  communié  la  veille  avec  toute  son  armée,  était  toujours 
en   prière   dans  une  petite  chapelle  située  au  bord  d'un  étang. 
Très  gênés  dans  leurs  pesantes  armures  et  plus  exposés  que  l'en- 
nemi aux  chaleurs  d'un  jour  d'été  par  la  position  qu'ils  occupaient 
sur  le  plateau,  les  chevaliers  teutoniques  devenaient  impatiens  du 
combat,  et  les  cointhurs  s'assemblèrent  pour  aviser  au  moyen  d'a- 
mener Jagello  en  champ  clos.  Les  plus  âgés  dans  le  conseil  rappe- 
lèrent alors  un  antique  usage  de  la  chevalerie,  qui  autorisait  l'en- 
voi à  une  armée  trop  lente  dans  ses  mouvemens  de  deux  glaives  nus 
en  signe  d'une  provocation  solennelle,  à  laquelle  l'adversaire  était 
tenu  de  répondre  immédiatement,  sous  peine  de  forfaire  à  l'hon- 
neur. On  acclama  l'avis,  et  on  eut  soin  que,  des  deux  hérauts 
d'armes  qu'on  chargea  de  cette  mission,  l'un  fût  «  l'homme  »  de 
Sigismond,  et  portât  l'écusson  de  l'empire,  un  aigle  noir  sur  un 
champ  d'or.  Ce  langage  symbolique  des  deux  glaives  nus,  peu  usité 
et  mal  compris  dans  le  camp  même  des  chevaliers,  fut  fort  impro- 
prement interprété  par  les  Polonais  :  ils  y  virent  une  raillerie  amère 
sur  le  piteux  état  de  leur  armement,  et  pour  ainsi  dire  \ illustration 
du  propos  déjà  bien  connu  d'Ulric  sur  «  les  cuillers  et  les  épées  (1).  » 
Il  paraîtrait  que  Jagello,  lui  aussi,  n'en  jugea  pas  autrement,  car 
des  larmes  brillèrent  dans  ses  yeux  pendant  l'étrange  scène  où  les 
hérauts,  s'acquittant  de  leur  mandat,  lui  tinrent  le  langage  qui  suit  : 
«  A  toi,  roi,  et  à  toi,  prince  Witold,  nous  apportons,  au  nom  du 
grand-maître,  du  grand-maréchal  et  de  tous  les  frères  de  l'ordre, 
ces  deux  glaives  nus  afin  qu'ils  vous  servent  de  secours  et  d'encou- 
ragement dans  le  combat  que  vous  allez  accepter  aujourd'hui.  Et 
de  même  ces  seigneurs  de  l'ordre  vous  permettent  de  choisir  le  lieu 
de  la  rencontre  dans  tel  endroit  qui  pourra  vous  convenir.  C'est 
pourquoi  ne  perdez  pas  de  temps,  ne  vous  cachez  pas  dans  le  cré- 
puscule du  bois,  ne  vous  dérobez  pas  dans  votre  pusillanimité,  et 
n'éludez  pas  un  combat  que  vous  ne  saurez  éviter!...  »  Le  roi  ré- 

(1)  Eberhard  Windeck,  le  secrétaire  de  Sigismond  de  Luxembourg,  se  méprend  éga- 
lement dans  ses  mémoires  sur  la  signification  de  ces  deux  glaives,  qu'il  dit  de  plus 
avoir  été  trempés  dans  du  sang.  Il  est  hors  de  doute  pourtant  que  c'était  là  un  usage  de 
la  chevalerie;  mais  il  était  déjà  bien  tombé  en  désuétude  à  cette  époque  et  presque 
complètement  oublié.  Voyez  VHistoire  et  chronique  du  petit  Jehan  de  Saintré  :  «  Com- 
ment Saintré  envoya  par  deux  hérauts  d'armes  deux  haches  à  messire  Enguerrant.  » 
(P.  153,  éd.  1830.) 


UNE  ANNEXION  d' AUTREFOIS.  667 

pondit  avec  une  humilité  toute  chrétienne  :  «  Nous  ne  cherchons 
d'autre  encouragement  qu'en  Dieu;  c'est  en  son  nom  que  nous  ac- 
ceptons vos  glaives  et  que  nous  allons  aussitôt  donner  le  signal  de 
la  lutte.  Nous  ne  saurions  vous  indiquer  le  lieu  de  la  rencontre,  car 
Dieu  seul  connaît  et  désigne  le  champ  des  combats.  Il  l'a  déjà  choisi 
pour  vous  comme  pour  nous...  » 

11  disposa  ensuite  son  armée  :  il  en  confia  les  deux  ailes,  les  deux 
«  cornes,  »  au  prince  Witold  et  au  porte-glaive  de  la  couronne,  Zyn- 
dram  de  Maszkowice;  lui-même  il  prit  place  au  centre  et  donna 
pour  mot  d'ordre  :  «  Cracovie  et  Wilno.  »  Les  Polonais  commencè- 
rent à  déboucher  du  bois  de  Grunwald  en  entonnant  l'hymne  an- 
tique de  leur  premier  apôtre  saint  Adalbert,  le  fameux  chant  de 
Boga-JRodziça,  leur  «  péan  militaire  »  depuis  des  siècles  (1).  Pour 
ne  pas  rester  trop  longtemps  exposés  à  l'action  meurtrière  de  l'ar- 
tillerie prussienne,  ils  eurent  hâte  d'en  venir  aux  mains  avec  les 
«  manteaux  blancs;  »  l'intervalle  qui  les  séparait  des  collines  de  Tan- 
nenberg,  ils  le  traversèrent  impétueusement,  «  portés  sur  les  ailes 
de  la  mort,  »  couvi'ant  littéralement  la  route  de  cadavres.  Bientôt 
la  mêlée  devint  générale.  La  bataille  eut  trois  phases  successives 
dont  les  deux  premières  semblèrent  donner  le  dessus  aux  seigneurs 
de  Marienbourg.  La  «  corne  »  gauche,  celle  que  commandait  Witold, 
fut  surtout  fortement  entamée;  le  corps  auxiliaire  de  Tatares  s'était 
dispersé  au  premier  choc,  semant  au  loin  l'alarme.  Il  y  eut  un  mo- 
ment où  le  roi  lui-même  ne  dut  son  salut  qu'à  l'intervention  d'un 
jeune  secrétaire  de  sa  chancellerie,  de  celui  qui  plus  tard  fat  le 
grand  cardinal  Zbigniew  de  Olesniça.  Vers  la  fin  cependant,  Wi- 
told réussit  à  rétablir  ses  lignes  ébranlées,  et  dans  un  dernier  effort, 
après  des  heures  de  carnage,  les  Polonais  remportèrent  la  victoire, 
—  une  victoire  comme  en  ont  enregistré  rarement  les  annales  en- 

(1)  Le  lecteur  étranger  lira  peut-être  avec  intérêt  les  premières  strophes  de  cet 
hymne  dans  l'élégante  traduction  latine  qu'en  a  donnée  le  célèbre  Sarbievius  au 
xvi^  siècle  {Carmina,  lib.  IV,  ode  '24  :  «  Ad  D.  Virginera  matrem,  psean  militare  Polo- 
norum  quem  divus  Adalbertus  apostolus  et  martyr  conscripsit,  regnoque  Poloniarum 
testamento  legavit.) 

Diva  per  latas  celebrata  terras 
Caelibi  numen  genuisse  partu, 
Mater  et  virgo,  gcnialis  olim 

Libéra  noxœ: 
Dulce  ridentem  populis  puellum 
Prome  formosis,  bona  mater,  ulnis, 
Expiaturum  populos  manu  de- 

mitte  puellum. 
Integram  nobis  sine  labe  vitam, 
Prosperam  nobis  sine  clade  mortem, 
Christe,  stellatasque  Maria  divûm 
Annue  sedes. 


068  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sanglanlées  de  ces  rudes  âges.  L'armée  ennemie  fut  complètement 
anéantie;  elle  perdit  tous  ses  drapeaux,  au  nombre  de  cinquante 
et  un;  /iO,000  de  ses  hommes  lurent  faits  prisonniers,  1«,000 
avaient  péri  dans  le  combat,  et  parmi  ces  derniers  étaient  le  grand- 
maître  Ulric,  le  grand-maréchal,  le  grand-intendant,  le  grand- 
trésorier  et  presque  tous  les  cornthurs  de  l'ordre.  Placé  sur  une  col- 
line, Jagello  put  contempler  vers  le  soir  le  spectacle  sublime  et 
horrible  d'une  «  vallée  de  Josaphat  »  que  couvraient  des  milliers  de 
cadavres,  des  chevaux  mutilés,  des  monceaux  d'armures  brisées  et 
ces  canons  «  extraordinaires  »  tant  redoutés,  dont  la  gueule  main- 
tenant refroidie  avait  vomi  pendant  des  heures  la  mort  et  la  dévas- 
tation dans  les  colonnes  qui  débouchèrent  des  broussailles  de  Grun- 
wald.  Les  larges  manteaux  blancs  dispersés  sur  le  champ  sem- 
blaient former  l'immense  linceul  d'une  tombe  «  vaste  comme  le 
monde,  »  et,  le  soleil  couchant  venant  encore  embraser  le  tableau 
de  ses  lueurs  rougeâtres,  le  ciel  et  la  terre  ne  parurent  un  moment 
qu'une  seule  et  grande  mare  de  sang.  Le  vieux  roi  se  mit  à  genoux 
en  versant  des  larmes;  il  remercia  Dieu  et  prili  pour  les  morts.  Il 
ordonna  ensuite  de  rechercher  le  corps  du  grand-maître  et  de  le 
renvoyer  avec  tous  les  honneurs  à  Marienbourg;  puis  il  alla  em- 
brasser Witold,  le  héros  de  la  journée,  et  l'octogénaire  Janusz, 
duc  de  Varsovie  et  de  Czersk,  le  descendant  de  ce  duc  Conrad  de 
Mazovie  qui,  le  premier,  deux  siècles  plus  tôt,  avait  installé  et  doté 
le  perfide  ordre  teutonique  sur  la  terre  polonaise  pour  la  défense 
du  royaume  de  Piast  et  la  sauvegarde  de  ses  frontières. 

Le  «  jugement  de  Dieu  »  annoncé  de  longue  date  par  la  grande 
visionnaire  Scandinave  avait  enfin  commencé,  (t  Le  jour  viendra, 
avait  dit  sainte  Brigitte  (1),  où  les  chevaliers  teutoniques  auront  la 
mâchoire  brisée,  le  bras  droit  et  la  jambe  droite  arrachés  :  ils  vi- 
vront encore,  mais  seulement  pour  témoigner  de  leur  propre  ini- 
quité, )>  —  et  la  prophétie  allait  maintenant  se  réaliser  à  la  lettre. 
Certes  les  conditions  imposées  par  Jagello  aux  vaincus  de  Grun- 
wald  (paix  de  Thorn,  1/ilî)  ne  furent  point  onéreuses  :  il  ne  leur 
prit  que  la  terre  de  Dobrzyn  et  la  province  de  Samogitie;  mais  les 
graves  symptômes  révélés  pendant  la  «  grande  guerre  »  n'en  lais- 
sèrent pas  moins  prévoir  dès  lors  la  ruine  complète  et  prochaine 
de  l'ordre  teutonique.  «  Bien  lamentable,  —  ainsi  s'exprime  un 
chroniqueur  contemporain,  —  et  calamiteux  au-delà  de  toute  ex- 
pression fut  le  sort  du  saint  ordre  après  cette  bataille  de  Tannen- 
berg.  Les  nobles,  les  vilains  et  tous  les  bourgeois  de  la  Prusse  s'a- 
battirent sur  les  castels  de  nos  chevaliers  et  les  livrèrent  au  roi  de 

(1)  Révélations  sanclœ  Drigitœ,  lib.  II,  cap.  xix. 


UNE    ANNEXION    d' AUTREFOIS.  669 

Pologne  en  lui  jurant  fidélité  et  obéissance.  A  l'exemple  des  nobles, 
des  bourgeois  et  des  gens  du  peuple,  les  évêques,  eux  aussi,  les 
prêtres,  les  hommes  de  toute  condition,  passèrent  au  vainqueur,  et 
il  y  eut  une  si  grande  trahison  parmi  les  habitans,  un  si  eiïroyable 
changement  des  cœurs  dans  toute  la  Prusse,  qu'on  en  chercherait 
vainement  un  autre  exemple  en  pays  chrétien...  »  Cette  défection 
générale  de  toutes  les  classes  de  la  nation  n'embarrasse  pas  lé- 
gèrement les  historiens  allemands  qui  s'obstinent  à  parler  de  la 
civilisation  et  de  la  prospérité  que  ((  les  manteaux  blancs  »  avaient 
implantées  sur  les  bords  de  la  Baltique.  La  vérité  est  que  les  «  sei- 
gneurs croisés  »  ont  de  tout  temps  opprimé  et  pressuré  le  peuple 
prussien,  qui,  par  un  jeu  de  mots  significatif  et  douloureux,  n'ap- 
pelait jamais  ces  maîtres  farouches  autrement  que  «  les  seigneurs 
crucifians('J).  »  La  vérité  est  que,  dès  HihO,  une  révolte  toute  sem- 
blable à  celle  qui  eut  lieu  pendant  la  «  grande  guerre,  »  une  ré- 
volte spontanée  des  nobles,  des  bourgeois  et  des  paysans  de  la 
Prusse  devait  encore  une  fois  éclater  contre  cet  ordre  teutonique, 
de  plus  en  plus  dégénéré  et  abaissé,  et  cette  fois  le  soulèvement 
finit  par  proclamer  la  souveraineté  dans  ces  pays  du  roi  de  Pologne, 
Casimir  IV.  Alors  la  ((  ligue  de  Marienvverder  »  acheva  l'œuvre  inau- 
gurée dans  la  journée  de  Grunwald,  et  fit  du  grand-maître  Louis 
de  Erlichshausen  l'homme  lige  et  le  vassal  du  petit-fils  du  «  baptisé 
de  Cracovie.  » 

IL 

Au  commencement  du  mois  d'octobre  l/i13,  trois  ans  après  le 
«jugement  de  Dieu  »  dans  la  plaine  de  Tannenberg,  une  petite 
ville  située  aux  bords  du  Bug,  sur  les  confins  des  «  terres  de  Piast 
et  de  Gédimin,  »  recevait  dans  ses  murs  des  hôtes  nombreux  et 
illustres  dont  les  traits,  fidèlement  reproduits,  au  lieu  même  de 
la  réunion,  dans  une  fresque  contemporaine,  devaient  charmer 
pendant  des  siècles  les  regards  de  tout  visiteur  du  château  royal 
de  Ilorodlo  (2).  On  y  voyait  d'un  côté  le  vieux  roi  Ladislas  11  à 
la  tête  des  prélats,  barons  et  nobles  de  la  Pologne;  de  l'autre,  on 
distinguait  le  grand-duc  Witold  avec  les  évêques,  princes  et  boyars 
de  la  Lithuanie;  la  peinture  représentait  les  premières  grandes  as- 
sises du  royaume-uni,  le  premier  «  parlement»  que  tinrent  en- 
semble en  cette  année  iliiù  le  peuple  d'Hedvige  et  le  peuple  de 
Jagello. 

(1)  Kreuzigcr  au  lieu  de  Kreuzritter.  Voyez  le  chroniqueur  de  l'ordre,  Lindenblatt, 
Jahrbiicher,  287. 

(2J  Saruiçki,  Annales  Poloniœ,  VII,  IIGO. 


670  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Associée  déjà  depuis  vingt-sept  ans  aux  destinées  de  la  Pologne, 
sous  le  sceptre  du  fils  d'Olgerd,  la  Lithuanie  avait  été,  pendant  toute 
cette  période,  lentement,  graduellement,  initiée  à  la  société  chré- 
tienne et  à  la  civilisation  occidentale.  En  1387,  on  s'en  souvient  (1), 
au  lendemain  même  de  la  destruction  du  temple  de  Znicz  à  Wilno, 
le  grand-duché  recevait  des  mains  de  son  prince  la  première  charte 
politique,  ce  saluhre  monumenliim  jnriuin  ac  libcriaiimi,  qui  assu- 
rait aux  anciens  adorateurs  de  Perkunos  la  jouissance  de  leurs 
biens,  la  libre  disposition  de  leurs  propriétés,  la  faculté  de  se  marier, 
de  tester  et  d'obtenir  justice  dans  leurs  litiges  sans  l'intervention 
du  kniaz.  Treize  ans  plus  tard,  alors  qu'avec  la  mort  d'Hedvige 
semblait  disparaître  le  symbole  vivant  et  gracieux  des  «promesses,» 
des  «  fiançailles,  »  contractées  tacitement  entre  les  deux  peuples 
dans  la  personne  de  leurs  deux  souverains,  un  acte  écrit  et  solennel 
vint  définir  une  situation  et  préciser  un  droit  jusque-là  demeurés 
dans  le  vague.  Witold  était  nommé  grand-duc  à  vie  dans  le  pays 
au-delà  du  Niémen,  et  dans  des  assemblées  distinctes,  tenues  l'une 
à  Wilno  et  l'autre  à  Radom  (18  janvier  et  11  mars  IZiOl),  la  na- 
tion de  Piast  et  la  nation  de  Gédimin  prenaient  l'engagement  de  se 
prêter  assistance  mutuelle  contre  tout  ennemi  du  dehors  et  de  ré- 
gler aussi  d'un  commun  accord  la  question  de  succession,  à  la  mort 
de  Jagello  ou  de  Witold.  Tel  était  le  caractère  légal  des  relations 
entre  Gracovie  et  Wilno  jusqu'à  la  journée  de  Grunwald,  et  cette  au- 
tonomie complète  laissée  au  grand-duché  fut  un  des  prétextes  spé- 
cieux que  mettaient  toujours  en  avant  les  seigneurs  de  Marienbourg 
pour  en  déduire  leur  droit  d'être  à  la  fois  en  paix  avec  Gracovie  et 
en  guerre  avec  Wilno,  pour  prétendre  ne  porter  aucune  atteinte  aux 
droits  de  la  «  couronne  »  par  leurs  incursions  dans  les  terres  des 
«  Sarrasins.  »  Enfin  la  «  grande  guerre  »  vint  ajouter  une  nouvelle 
pierre  angulaire  à  l'édifice  ébauché  lors  du  baptême  de  Ladislas  II. 
Sarmates  et  «  Sarrasins  »  avaient  mêlé  leur  sang  dans  la  «  vallée 
des  morts,  »  au  pied  du  Tannenberg;  ils  avaient  combattu  ensemble 
et  écrasé  un  ennemi  séculaire,  redoutable;  pleins  encore  des  ar- 
deurs de  la  lutte  et  de  l'enthousiasme  du  triomphe,  ils  se  rencon- 
traient maintenant  (octobre  l/il3)  pour  la  première  fois  dans  une 
assemblée  législative  commune,  —  vonvcntio  gc?ierûlis,  ijarlamen- 
tuiiiy  ainsi  que  s'expriment  les  documens  officiels,  —  et  ils  déci- 
daient de  plus  «  de  tenir  de  pareilles  conventions  ou  parlemens 
pour  le  bien  et  le  profit  de  l'empire  toutes  les  fois  que  besoin  serait, 
de  les  tenir  soit  à  Lublin,  soit  à  Parczow  ou  dans  tel  autre  lieu  avec 
le  consentement  et  l'autorisation  du  roi...  » 

(1)  Voyez  la  première  partie  de  cette  étude  dans  la  Uevue  du  l*^""  juillet. 


UNE    ANNEXION   d'aUTREFOIS.  671 

Ainsi  ]a  Pologne,  dans  l'espace  d'un  quart  de  siècle,  venait  d'in- 
troduire le  pays  «  sans  soleil  »  dans  la  grande  famille  chrétienne 
et  de  le  doter  de  tous  les  droits  de  la  vie  civile;  elle  lui  assurait  en- 
suite une  autonomie  pleine  et  entière,  et  finissait  par  l'appeler  à  la, 
vie  politique,  au  régime  de  discussion,  au  noble  exercice  des  liber- 
tés parlementaires;  elle  faisait  un  souverain  de  ce  boyar  lithuanien 
qui  naguère  encore  ne  connaissait  que  «  l'esclavage  organisé,  »  et 
ne  pouvait  disposer  de  sa  fortune  ni  marier  sa  fille  sans  la  permis- 
sion d'un  chef  autocrate.  Rien  de  plus  original  du  reste  que  la  ma- 
nière dont  il  fut  procédé,  dans  la  diète  de  Horodlo,  à  cette  dernière 
et  suprême  initiation.  Les  temp^  féodaux  ne  connurent  d'homme 
pleinement  libre  que  le  gentilhomme,  le  noble;  lui  seul  aussi  eut 
droit  de  suif  rage  dans  les  rares  pays  qui  jouissaient  d'un  régime 
représentatif;  seul  il  fut  électeur  et  éligible,  «  citoyen  actif,  »  s'il 
est  permis  d'employer  une  expression  toute  moderne,  mais  parfai- 
tement adaptée  à  la  circonstance.  La  Pologne  partageait  à  cet  égard 
une  croyance  alors  universelle,  et  il  serait  ridicule  de  vouloir  lui 
en  faire  un  reproche;  une  recherche  impartiale  lui  reconnaît  au 
contraire  le  mérite  d'avoir  pratiqué  le  principe  nobiliaire  avec  une 
libéralité  et  une  largeur  d'esprit  étonnantes  (1).  Dans  les  états  de 
l'Occident,  c'était  le  souverain  qui  conférait  les  privilèges  politi- 
ques à  celai  qui  n'en  jouissait  point  par  droit  de  naissance;  il  le  fai- 
sait noble,  le  créait  chevalier  et  lui  «  donnait  des  armes.  »  Autre 
fut  l'application  de  cette  idée  en  Pologne.  Là,  par  suite  d'un  mé- 
lange curieux  de  l'ancienne  constitution  slave,  basée  sur  la  com- 
mune, sur  le  clan  {grniny,  rody),  et  de  l'institution  féodale  de  la 
chevalerie,  les  «  armes  »  n'étaient  point  individuelles  et  n'étaient 
pas  créées  par  le  souverain.  Les  blasons  [herby]  étaient  en  quelque' 
sorte  fixes  et  d'un  nombre  limité;  chacun  de  ces  blasons  avait  son 
appellation  propre  (Jelita,  Pilav\a,  Nalencz,  Poray,  etc.),  et  appar- 
tenait à  une  «  fraternité,  »  à  une  «  maison  [braçiwo,  dom)^  » 
c'est-à-dire  à  tout  un  groupe  de  familles  originairement  unies 
entre  elles  par  l'étroite  parenté  du  clan  (2).  En  devenant  noble,  on 

(1)  Les  «  iiobilitations  »  étaient  très  fréquentes  en  Pologne  pour  des  actions  d'éclat 
et  des  services  rendus  à  la  chose  publique.  Sous  le  roi  Sigismond-Auguste,  des  villes 
entières  furent  anoblies,  et  les  électeurs,  au  xvi'  siècle,  étaient  au  nombre  de  200,000, 
chiffre  supérieur  de  beaucoup  (eu  égard  à  la  population)  à  celui  du  corps  électoral  de 
la  France  avant  1848.  En  France,  avant  1848,  la  classe  gouvernante  disait  :  «  Enrichis- 
sez-vous! »  à  ceux  qui  aspiraient  au  droit  de  suffrage.  Dans  la  Pologne  du  xvi"  siècle, 
la  classe  gouvernante  disait  :  «  Ennoblissez-vous!  »  Franchement,  sous  ce  rapport,  il 
n'y  a  pas  encore  de  quoi  crier  anathème  à  la  république  des  Sarmates. 

(2)  On  écrit  par  exemple  Adam  Poray  Miçkiewicz,  Jean  Janina  Sobieski,  Joseph 
Ciolek  Poniatowski  (les  noms  en  italique  sont  les  blasons),  -comme  on  écrit  Maj-cus 
TuUius  Cicero,  Caius  Julius  Csesar.  En  effet,  les  «  fraternités  »  polonaises  répondent 


672  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

«  entrait  dans  un  blason  »  déjà  existant,  on  était  reçu  dans  une 
«  maison,  »  adopté  par  une  «  fraternité  »  de  familles.  C'est  ainsi 
qu'après  la  victoire  célèbre  de  Wielko-Luki  le  grand-connétable 
Zamoyski  fit  entrer  un  bon  nombre  des  soldats  dans  «  sa  mai- 
son de  Jelita,  »  et  ce  système  fut  également  pratiqué  sur  une 
vaste  échelle  à  l'égard  de  la  Lithuanie  lors  de  l'assemblée  de  IIo- 
rodlo.  Les  a  maisons,  »  les  «  fraternités  »  polonaises  de  Leliwa,  de 
Zadora,  de  Topor,  etc.,  reçurent  alors  dans  leurs  «  blasons  »  les 
familles  boyares  des  Monwid,  des  Javvnis,  des  Butrym.  Le  lecteur 
moderne  est  parfois  enclin  à  sourire  en  trouvant  dans  les  annales 
des  siècles  passés,  et  jusque  dans  des  pièces  officielles,  l'union  des 
deux  pays  de  la  Yistule  et  de  la  Wilia  désignée  si  souvent  du  nom 
de  «  fiançailles,  »  ou  du  nom  encore  plus  insolite  «  de  l'anneau  nup- 
tial d'Hedvige;  »  ce  fut  cependant  la  foi  de  ces  temps,  l'idée  fon- 
damentale du  royaume  des  Jagellons.  En  1386,  au  moment  où  le  fils 
d'Olgerd  jurait  devant  l'autel  du  Christ  amour  et  fidélité  à  la  fille  de 
Louis  d'Anjou,  plusieurs  parmi  les  princes  et  les  seigneurs  lithua- 
niens épousèrent  des  demoiselles  «  léchites  »  en  signe  du  mariage 
entre  les  deux  nations.  De  même  c'est  une  espèce  de  mariage  mys- 
tique, une  «  union  d'amour  »  que  la  noblesse  polonaise  déclarait 
contracter  avec  la  noblesse  de  la  Lithuanie  par  ce  document  de 
Horodlo,  que  nous  transcrivons  ici  dans  son  originalité  naïve  et 
touchante  (1). 

«  Au  nom  de  Dieu,  amen.  En  mémoire  éternelle.  Celui-là  ne  connaîtra 
jamais  la  grâce  du  salut,  qui  ne  se  sera  point  appuyé  sur  l'amour.  L'a- 
mour seul  ne  travaille  pas  en  vain;  éclatant  par  lui-même,  il  éteint  les 
haines,  adoucit  les  ressentimens,  procure  à  tous  la  paix,  réunit  ce  qui 
a  été  dispersé,  relève  ce  qui  est  tombé,  aplanit  les  aspérités,  redresse  les 
choses  courbées,  assiste  chacun,  n'offense  personne,  et  quiconque  se  ré- 
fugiera sous  son  aile  trouvera  la  sécurité  et  ne  craindra  les  menaces 
d'aucun.  C'est  l'amour  qui  crée  les  lois,  gouverne  les  royaumes,  orga- 
nise les  cités,  conduit  les  états  de  la  république  vers  les  meilleures  fins, 
perfectionne  les  vertus  des  vertueux,  et  quiconque  le  méprise  perd  tous 
les  biens.  C'est  pourquoi  nous,  prélats,  barons  et  nobles  de  la  couronne 
de  Pologne,  voulant  reposer  sous  le  bouclier  de  l'amour  et  inspirés  d'un 
sentiment  pieux,  nous  avons  uni  et  lié,  et  par  le  présent  document  dé- 
clarons en  effet  unir  et  lier  nos  maisons,  nos  générations,  nos  familles, 
nos  blasons  et  nos  armoiries,  avec  tous  les  barons  et  boyars  des  terres 

aux  gentes  d  es  Romains,  aux  cppaxpîai  ou  çuXai  des  cités  grecques,  aux  clans  des  Écos- 
sais. Le  /ier&  est  en  même  temps  le  blason  et  le  nom  du  clan  primitif. 

(1)  On  en  trouvera  le  texte  latin  dans  Rzyszczewski,  Codex  dipl.  polon.,  I,  286, 
n'  162. 


UNE    ANNEXION    DAUTREFOIS.  673 

lithuaniennes,  afin  que  dorénavant  et  pour  tous  les  temps  ils  puissent 
se  servir  des  blasons,  armoiries  et  devises  que  nous  avons  hérités  de 
nos  pères  et  aïeux,  et  en  jouir,  en  signe  de  vrai  amour,  comme  s'ils  les 
avaient  reçus  de  leurs  propres  aïeux  en  légitime  héritage.  Qu'ils  s'unis- 
SL'nt  donc  à  nous  en  amour  et  fraternité,  et  qu'ils  deviennent  nos  égaux 
par  la  communauté  du  blason  comme  ils  sont  déjà  nos  égaux  par  la 
communauté  de  la  foi,  des  droits  et  des  privilèges.  Et  nous  leur  promet- 
tons, sous  la  foi  de  l'honneur  et  du  serment,  de  ne  les  abandonner  en 
aucune  contrariété  ni  danger,  mais  au  contraire  de  les  assister  en  toute 
occasion,  leur  donner  des  conseils  contre  toute  entreprise  ennemie,  et 
intercéder  avec  zèle  et  ardeur  auprès  de  nos  doux  maîtres,  notre  au- 
guste seigneur  Ladisla*,  par  la  grâce  de  Dieu  roi  de  Pologne,  et  notre 
illustrissime  prince  Witold,  grand-duc  de  la  Lithuanie,  afin  qu'ils  ou- 
vrent toujours  plus  largement  pour  nos  frères  de  la  Lithuanie  la  main 
de  la  libéralité,  les  gratifient  de  libertés  toujours  plus  généreuses,  et  ne 
cessent  jamais  d'augmenter  envers  eux  les  grâces  et  bienfaits;  ce  que  de 
leur  côté  lesdits  sires  des  terres  lithuaniennes  ont  promis  également  de 
faire  à  notre  égard  sous  la  foi  de  la  parole  et  du  serment...  » 

«  Le  parlement  de  Horodlo  mit  le  sceau  à  une  union  des  peuples 
comme  on  n'en  rencontre  guère  de  pareille  dans  toute  l'histoire 
européenne,  »  dit  M.  Garo  (1),  et  ce  jugement  mérite  d'être  re- 
cueilli; il  vient  d'un  fils  dévoué  de  la  Germanie,  d'un  érudit  esti- 
mable, mais  qui  à  chaque  pas  trahit  sa  répugnance  pour  la  grande 
conception  de  Jagello,  son  regret  patriotique  que  l'Allemagne  ait 
échoué  dans  sa  «  mission  providentielle  »  sur  les  bords  du  Niémen 
et  de  la  Wilia.  Sans  exemple  en  effet  est  une  telle  association  entre 
deux  états  longtemps  ennemis,  acharnés  dans  leurs  luttes  sécu- 
laires, diiïérens  de  race,  de  langue,  de  religion  et  de  culture,  et 
finissant  pourtant  par  se  joindre,  par  se  fusionner  au  nom  de  l'É- 
vangile, au  nom  de  la  liberté  et  «  de  cet  amour  qui  seul  fonde  les 
empires.  »  Pour  la  première  fois  au  monde,  un  grand  empire  était 
fondé  sans  qu'il  en  eût  coûté  un  seule  goutte  de  sang.  Et  qu'elle 
est  imposante  aussi  la  diète  de  Horodlo  par  le  respect  religieux 
qu'elle  porta  au  droit  historique,  à  la  nationalité  et  à  l'indépen- 
dance du  pays  de  Gédimin  !  En  échange  de  tant  de  bienfaits  accor- 
dés, elle  n'imposa  même  pas  à  ce  pays  le  sacrifice  d'une  autonomie 
assurément  gênante,  et  ne  lui  demanda  pas  de  renoncer  à  son 
«  particularisme  »  en  vue  d'un  parlement  centralisateur,  de  cette 
conventio  gencralis  qu'on  se  promettait  seulement  de  réunir  toutes 
les  fois  que  le  bien  et  le  profit  de  l'empire  le  réclameraient.  Supé- 

(1)  Geschùhte  Polen's,  t.  III,  p.  404. 

TOME  LXXXII.  —  1800.  43 


67ll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rieur  au  peuple  de  Jagello  par  sa  civilisation,  par  sa  puissance, 
par  sa  richesse,  par  ses  armes,  le  peuple  d'Hedvige  ne  s'arrogea 
pourtant  à  son  égard  aucun  droit  d'aînesse  et  ne  prétendit  même 
pas  le  «  diriger  »  dans  la  vie  politique  à  laquelle  il  venait  de  l'ap- 
peler. Un  article  formel  de  la  «  constitution  »  de  Horodlo  réservait 
expressément  aux  a  indigènes  seuls  »  toutes  les  hautes  positions 
des  palatins,  des  castellans  et  des  starostes,  ainsi  que  tous  les  em- 
plois inférieurs  dans  le  pays  au-delà  du  Niémen.  Après  comme 
avant  Horodlo,  la  Lithuanie  était  un  grand-duché  distinct,  associé 
seulement  à  la  Pologne  par  l'union  personnelle  d'une  dynastie  com- 
mune, et  elle  demei.ra  telle  encore  pendant  près  de  deux  siècles, 
jusqu'au  moment  où  l'extinction  douloureusement  prévue  de  cette 
dynastie  commune  vint  apporter  de  toute  force  une  modification 
notable  au  contrat  international  de  IZilS.  Ce  fut  l'œuvre  de  la  cé- 
lèbre diète  de  Lublin  (15(59). 

A  un  siècle  et  demi  de  d'stance,  cette  diète  de  Lublin  est  à  la  fois 
un  complément  et  un  contraste  de  la  réunion  de  Horodlo.  Contem- 
plons un  moment  la  situation  du  royaume -uni  vers  la  seconde 
moitié  du  xvi"^  siècle,  alors  que  touche  au  terme  de  son  règne  le 
dernier  des  Jagellons,  ce  roi  Sigismond-Auguste  qui  présente  un 
pendant  si  ingénieux,  si  affiné,  à  la  rude  figure  du  premier  fon- 
dateur de  la  glorieuse  dynastie.  Certes  le  grand  fils  d'Olger'd  fut 
loin  d'être  un  a  ours  tout  velu,  »  un  «  chien  enragé,  »  ainsi  qu'ai- 
maient à  le  pi"oclamer  les  chevaliers  teutoniques.  Le  jeune  prince 
qui,  dès  son  avènement  au  trône  de  Gédimin,  conçut  la  pensée  de 
génie  de  convertir  son  peuple  et  de  le  réunir  à  la  Pologne,  le  pro- 
fond politique  qui  a  su  toujours  se  maintenir  dans  un  a  juste-milieu 
idéal  »  entre  les  aspirations  légitimes  du  monde  slave  et  les  intérêts 
encore  plus  légitimes  de  la  civilisation  occidentale,  le  kniaz  auto- 
crate enfin  qui  comprit  si  vite  et  si  bien  les  devoirs  et  les  fonctions 
d'un  monarque  constitutionnel,  —  un  tel  homme,  quoi  qu'on  ait  dit, 
ne  manqua  point  d'une  intelligence  vraiment  supérieure.  De  nom- 
breux témoignages  prouvent  du  reste  que  le  fier  ((  Sarrasin  »  a  baissé 
sa  tête  et  élevé  son  cœur  lors  du  baptême  de  Cracovie,  que  sa  nature 
a  changé  sous  l'influence  pénétrante  d'Hedvige,  au  contact  du  chris- 
tianisme et  de  la  société  civilisée  de  Pologne.  Combien  différent  en 
effet  du  perfide  et  ingrat  vainqueur  de  Keystutnous  apparaît  le  hé- 
ros de  Grunwald,  qui  accepte  avec  humilité  l'insolente  provocation 
des  deux  glaives  nus  et  donne  une  leçon  de  résignation  et  de  foi  aux 
orgueilleux  chevaliers^ les  «  serviteurs  attitrés  du  Christ!  »  Combien 
touchant  en  général  est  le  spectacle  de  la  longanimité  du  roi  envers 
les  seigneurs  de  Marienbourg,  longanimité  due  à  l'ascendant  gra- 
cieux de  cette  fille  d'Anjou  dont  l'esprit  pacifique  inspire  après  elle 


UNE    ANNEXION    d'aUTREFOIS.  675 

les  conseils  de  Cracovie  jusqu'à  la  a  grande  guerre!  »  —  il  inspire 
même  les  conditions  peu  rigoureuses  de  la  paix  de  Thorn.  Qu'il  est 
attendrissant  aussi,  ce  barbare  illettré  dans  sa  sollicitude  constante 
pour  la  propagation  des  écoles,  pour  la  diffusion  des  lumières,  pour 
la  splendeur  de  l'université  de  Cracovie!  En  rapportant  sa  mort,  les 
chroniqueurs  l'attribuent  à  la  «  mauvaise  habitude  »  qu'avait  le  roi 
de  passer  les  longues  heures  du  soir  dans  le  bois,  «  pour  écouter  le 
chant  des  rossignols,  »  —  et  c'est  là  encore  un  trait  qu'on  est  étonné 
de  trouver  chez  l'ancien  conspiiateur  de  Krewa.  Avec  tout  cela  ce- 
pendant, Ladislas  II  n'en  gcU'da  pas  moins  plus  d'une  empreinte  de 
son  origine  «  sylvestre  »  et  d'une  jeunesse  passée  au  milieu  des 
habitans  de  la  iiwua.  Ses  goûts  n'étaient  point  des  plus  délicats  :  il 
aimait  surtout  les  plaisirs  de  la  chasse  et  de  la  table.  «  Il  faut  brûler 
un  cierge  à  Dieu  et  une  petite  chandelle  au  diable,  »  lui  échappa- 
t-il  un  jour  de  dire  dans  une  circonstance  solennelle,  et  ce  mot 
peint  d'une  manière  saisissante  le  «  baptisé  de  Cracovie,  »  qui  ne 
laissa  point  par  momens  d'avoir  recours  au  génie  des  maléfices. 
Peu  porté  à  l'épanchement,  il  rappelait  souvent  à  ses  interlocuteurs 
((  que  la  parole  sortait  de  la  bouche  petite  comme  l'oiseau  et  .reve- 
nait grande  comme  le  chameau.  »  Il  péchait  surtout  par  cette  mé- 
fiance excessive  qui  accompagne  presque  toujours  l'homme  trans- 
planté d'une  société  naïve  ou  d'un  rang  obscur  dans  une  sphère  plus 
cultivée  et  polie  :  on  eut  par  exemple  toutes  les  peines  du  monde  à 
lui  persuader  que  la  chancellerie  de  Marienbourg  n'avait  pas  voulu 
se  moquer  de  lui  alors  que  dans  une  de  ses  missives  elle  parla  un 
jour  de  la  «  sagesse  innée  »  du  roi.  Il  n'est  pas  jusqu'à  ses  rapports 
avec  Hedvige  que  le  fils  d'Olgerd  n'ait  ainsi  parfois  assombris  de 
cette  disposition  soupçonneuse,  et  l'histoire  le  lui  a  reproché  très 
amèrement  et  très  justement  à  coup  sûr.  On  aurait  tort  cependant 
d'y  voir  l'indice  d'un  cœur  bas  et  méch-ant  :  chez  Jagello,  comme 
chez  cet  autre  «  Sarrasin  »  qu'a  su  créer  le  génie  immortel  de  Sbak- 
speare,  c'est  plutôt  le  défaut  d'une  âme  humble  et  ingénue,  per- 
suadée de  son  peu  de  mérite  et  à  la  fois  ravie  et  étonnée  d'un  bon- 
heur «  surhumain,  d 

Tout  l'opposé  d'une  nature  «  sylvestre,  »  au  plus  haut  point 
cultivée  au  contraire,  élégante  et  «  corteggianesque,  »  —  pour  em- 
ployer une  expression  de  son  temps,  —  nous  apparaît  la  figure  du 
dernier  des  Jageîlons,  de  Sigismond-Auguste,  un  vrai  prince  de 
l'époque  de  la  renaissance.  L'histoire  et  la  poésie  ont  célébré  à 
l'envi  son  amour  tragique  pour  la  malheureuse  princesse  Radziwill, 
bien  que  le  souvenir  de  cette  grande  passion  de  jeunesse  ne  l'ait 
point  toujours  préservé  des  séductions  des  femmes,  ses  «  faucons,  » 
comme  il  disait  avec  un  triste  sourire.  Le  premier  des  rois  polo- 


676  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nais,  il  parlait  les  langues  étrangères,  —  la  langue  du  Tasse,  de 
Galderon  et  de  Luther,  —  et  portait  le  costume  espagnol,  a  Huma- 
niste, »  quelque  peu  libre  penseur  et  surtout  fin  connaisseur  en 
matière  d'art,  il  aimait  passionnément  la  musique,  faisait  collec- 
tion de  camées  antiques  et  de  ciselures  délicates  de  Benvenuto, 
recherchait  avidement  la  société  des  lettrés,  des  sectaires,  des 
«  novateurs.  »  Dans  quelques  excellens  portraits  de  ce  roi  qui 
nous  ont  été  conservés,  on  découvre  sans  peine,  à  côté  de  la  bonté, 
de  la  générosité  proverbiale  de  la  race  jagellonienne,  la  distinction 
et  la  grâce  exquises  des  figures  privilégiées  de 'la  renaissance,  aussi 
bien  que  i'alanguissement  mélancolique  d'un  esprit  pénétrant  qui 
voyait  loin  dans  l'avenir.  Politique  éveillé,  Sigismond-Auguste  avait 
en  effet  le  sentiment  profond  des  dangers  qui  déjà  se  levaient  à 
l'horizon  contre  la  Pologne,  encore  bien  insouciante  alors,  et  on  a 
entre  autres  de  lui  une  curieuse  dépêche  qu'il  n'est  pas  inutile  de 
rappeler  dans  un  temps  où  l'on  a  vu  l'Europe  occidentale,  aussitôt 
après  la  prise  de  Sébastopol,  s'empresser  de  fournir  à  la  Russie  des 
capitaux  et  des  moyens  pour  l'exécution  de  ses  grandes  lignes  fer- 
rées, de  ces  lignes  stratégiques  qui  supprimeront  l'espace,  —  le 
seul  obstacle  que  la  nature  ait  opposé  jusqu'ici  à  la  a  mission  » 
des  tsars.  Dès  le  xvi"  siècle,  l'Angleterre  eut  la  diligence  d'envoyer 
des  mécaniciens,  des  artilleurs  et  des  ouvriers  de  toute  espèce  au 
grand-duc  de  Moscou,  qui  n'était  autre  qu'Ivan  le  Terrible,  —  et 
c'est  à  cette  occasion  que  le  dernier  des  Jagellons  écrivait  à  la  reine 
Elisabeth  :  «  Nous  répétons  à  votre  majesté  que  le  tsar  de  Moscou, 
ennemi  de  toute  liberté,  augmente  de  jour  en  jour  ses  forces  par  les 
avantages  de  commerce  et  par  ses  relations  avec  les  nations  civili- 
sées. Votre  majesté  n'ignore  pas  sa  cruauté  et  sa  tyrannie.  Notre 
unique  espérance  repose  sur  notre  supériorité  dans  les  arts  et  les 
sciences;  mais  bientôt,  grâce  à  l'imprudence  des  princes  voisins,  il 
en  saura  autant  que  nous...  » 

Non  moins  changé  est  l'aspect  des  diètes  vers  le  milieu  de  ce 
siècle.  Ce  ne  sont  plus  ces  conventlones  du  temps  de  Ladislas  II,  sans 
périodicité,  d'un  caractère  mal  défini,  d'une  autorité  problématique, 
et  délibérant  a  du  bien  et  du  profit  de  l'empire  »  avec  le  consente- 
ment du  prince.  Au  xvi''  siècle,  le  roi  est  tenu  de  convoquer,  par  les 
universaux  (lettres  patentes),  à  des  époques  fixes,  les  a  nonces»  du 
pays;  la  représentation  nationale  est  réglée,  les  pouvoirs  de  la 
chambre  sont  inscrits  dans  la  loi.  Le  premier  jour  de  la  réunion  du 
parlement,  on  célèbre  la  messe  du  Saint-Esprit;  le  lendemain,  après 
avoir  fait  le  choix  de  leur  a  maréchal,  »  les  nonces  entrent  dans  la 
salle  du  sénat,  où  les  attend  déjà  le  roi,  assis  sur  le  trône,  entouré 
de  ses  ministres,  des  palatins,  des  castellans  et  des  évoques,  mem- 


UNE    ANNEXION    d'aUTREFOIS.  677 

bres  de  la  chambre  haute.  Tous  baisent  la  main  du  monarque;  le 
chancelier  donne  à  l'assemblée  l'exposé  des  questions  à  l'ordre  du 
jour  et  lui  soumet  les  propositions  du  gouvernement,  après  quoi 
les  nonces  demandent  au  roi  la  permission  de  se  retirer  dans  la 
salle  de  leurs  séances  particulières.  Alors  commencent  les  délibéra- 
tions animées;  les  débats  retentissent  de  sentences  et  de  maximes 
de  liberté,  de  contrôle  et  de  sclf-gorcrnmcut  comme  on  n'en  entend 
guère  dans  aucun  autre  pays  de  l'Europe,  car  les  communes  de  l'An- 
gleterre elle-même  sont  muettes  à  cette  époque  sous  la  main  des- 
potique des  Tudors.  C'est  dans  une  de  ces  diètes  que  le  grand-con- 
nétable Zamoyski  dira  tout  à  l'heure  au  souverain  le  fameux  rege^ 
sed  non  impera,  qui  est  bien  la  traduction  anticipée  de  l'adage,  «  le 
roi  règne,  mais  ne  gouverne  pas,  »  dont  se  targue  comme  d'une  ex- 
trême nouveauté  la  science  politique  de  nos  jours.  Et  de  même  dans 
la  question  toujours  pendante  de  la  presse  c'est  Zamoyski  encore 
qui,  dès  le  xvi«  siècle,  résumera  à  peu  près  tous  les  argumens  à 
venir  par  ces  remarquables  paroles  adressées  au  sénat  :  «  Vous  vou- 
lez supprimer  les  écrits  déplaisans?  Vous  ne  ferez  qu'aiguiser  en 
leur  faveur  la  curiosité  et  en  hâter  la  diffusion.  César  n'a  point 
songé  à  supprimer  le  livre  déplaisant  de  Caton  :  il  lui  a  répondu 
par  un  autre  livre;  faites  comme  César!  Comment!  vous  tenez  à  vos 
franchises  et  à  vos  libertés,  et  vous  voudriez  enchaîner  la  pensée 
humaine!  Ce  n'est  pas  pour  cela  que  vous  êtes  ici.  Laissez  cette 
triste  besogne  aux  oppresseurs  lâches  et  bornés  qui  aiment  les 
ténèbres  :  les  hommes  libres  doivent  demander  la  lumière  partout 
et  en  tout!...  (1).  » 

Libre,  prospère  et  puissant  vers  le  milieu  de  ce  xti''  siècle,  le 
royaume-uni  n'en  sent  pas  moins  planer  sur  lui  un  malheur  immense, 
irréparable.  Sigismond-Auguste  n'a  point  de  postérité,  la  dynastie 
des  Jagellons  va  s'éteindre  avec  ce  roi,  et  la  Pologne  deviendra  dès 
lors  une  monarchie  complètement  élective  (2).  Rien  de  plus  curieux, 
de  plus  poignant  aussi  que  de  voir  dans  les  écrits  du  temps  l'angoisse 
fascinante,  s'il  est  permis  d'employer  une  telle  expression,  qu'exerce 
sur  les  esprits  à  ce  moment  la  perspective  d'une  royauté  élective, 
d'une  couronne  mise  périodiquement  aux  enchères  des  pacta  con- 
voita toujours  nouveaux  et  des  «  franchises  »  sans  cesse  étendues. 
L'inconnu,  béant  comme  un  goulïre,  et  qui  devait  en  effet  engloutir 
la  nation,  épouvante  et  attire  à  la  fois.  On  prévoit  des  dangers  ter- 
ribles, on  les  redoute  ;  mais  on  ne  fait  rien  pour  les  détourner,  et, 

(1)  Wiszniewski,  Hist.  Ut.,  VII,  450. 

(2)  En  principe,  la  Pologne  était  une  monarchie  élective  déjà  sous  les  Jagellons;  au 
décès  d'un  roi,  elle  était  censée  élire  son  successeur,  qui  en  fait  était  toujours  le  grand- 
duc  héréditaire  de  la  Lithuanie. 


678  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  telle  grande  nation  de  nos  jours,  on  se  laisse  entraîner  par 
le  cri  :  aleajacta  est!...  On  sent  bien  mieux  l'urgence  de  régler  à 
temps  les  rapports  avec  la  Lithuanie  et  de  dénouer  une  situation 
assez  compliquée  au  point  de  vue  du  droit.  Le  grand-duché  en  effet 
constituait  l'héritage  propre  de  la  maison  jagellonienne;  ce  n'est 
toujours  que  par  l'union  personnelle  qu'il  était  jusque-là  demeuré 
associé  à  la  «  couronne  :  »  avec  l'extinction  de  la  dynastie  commune 
disparaissait  tout  lien  légal  entre  les  deux  peuples.  Sigismond-Au- 
guste  tint  à  honneur  de  préserver  l'avenir  au  moins  de  ce  côté  et 
de  «  ne  pas  se  laisser  briser  l'anneau  nuptial  d'Hedvige.  »  Il  com- 
mença d'abord  par  céder  «  à  la  république  et  à  l'illustre  couronne 
de  Pologne  »  ses  droits  héréditaires  sur  la  Lithuanie  (156/i),  et  tâcha 
ensuite  d'amener  les  représentations  nationales  des  deux  pays  à 
proclamer  leur  unité  parlementaire  :  travail  délicat,  épineux  même, 
et  dont  la  grande  diète  de  Lublin  était  appelée  en  1569  à  lever  le? 
dernières  difficultés. 

La  diète  fut  ouverte  le  10  janvier  1569  avec  une  solennité  ex- 
traordinaire. Le  pape,  l'empereur  d'Allemagne,  le  roi  de  Suède,  le 
grand-duc  de  Moscou  et  jusqu'au  sultan  et  au  grand-khan  de  la 
Tatarie  y  avaient  envoyé  leurs  représentans ,  et  dans  la  longue 
liste  des  sénateurs  et  des  nonces  on  rencontre  presque  tous  les 
noms  célèbres  de  l'histoire  polonaise.  Le  vice-chancelier  du  roi, 
qui  avait  préparé  les  travaux  de  l'assemblée  et  eut  à  soutenir 
presque  tout  le  poids  de  la  discussion  au  nom  du  gouvernement, 
fut  un  Krasinski,  un  ancêtre  du  poète  anonyme,  l'auteur  contem- 
porain de  Ylridion  et  des  Psaumes  (1).  Les  débats  furent  longs. 
orageux  et  plus  d'une  fois  prorogés  par  de  véritables  sécessions  de 
la  part  des  Lithuaniens.  Ce  n'est  pas  que  ces  derniers  aient  jamais 
pensé  à  rompre  l'union  :  elle  était  indissoluble.  Elle  était  même 
alors  plus  que  jamais  commandée  au  pays  de  Gédimin  par  le  voi- 
sinage menaçant  de  ce  tsar  de  Moscou  qui  s'appelait  Ivan  le  Ter- 
rible; mais  les  Radziwill,  les  Paç,  les  Chodkiewicz,  les  Wollowicz, 
les  opulens  magnats  lithuaniens  en  un  mot  (à  l'exception  toutefois 
des  princes  Gzartoryski  et  des  princes  d'Ostrog),  tenaient  à  un 
«  particularisme  »  qui  leur  assurait  une  influence  prépondérante 
sur  les  affaires  du  grand -duché  et  une  situation  exceptionnelle 
dans  le  royaume -uni.  Moins  intéressée  que  ces  «  potentats  d'au- 
delà  du  Niémen  »  et  fanatiquement  attachée  «  aux  libertés  polo- 
naises, ))  la  petite  noblesse  lithuanienne  redoutait  cependant,  elle 
aussi,  cette  unité  parlementaire  qui  cachait  des  périls  pour  une  au- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1«"^  janvier  1862  {la  Poésie  polonaise  au  dix-neuvième  siècle 
et  le  2)oèle  anonyme). 


UNE  ANNEXION  d' AUTREFOIS.  679 

tonomie  bien  chère  h  son  cœur;  ces  «  enfans  de  la  forêt  »  répu- 
gnaient aux  engagemens  parafés  et  scellés,  aux  traités  et  aux  parche- 
mins; ils  préféraient  s'en  rapporter  à  la  «  bonne  foi,  »  au  «  bon  sens,  » 
à  la  tradition,  jusque-là  si  efficace.  «  Il  n'y  avait  pas  de  parchemins 
entre  nous,  disait  l'un  de  leurs  orateurs,  à  l'époque  de  Grunwald, 
et  cela  n'a  pas  empêché  les  Polonais  et  les  Lithuaniens  de  mêler 
leur  sang  dans  une  défense  commune  et  fraternelle.  La  fraternité 
n'a  point  besoin  de  parchemins  pour  exister!...  »  Pourquoi  ne  pas 
continuer  de  vivre  comme  on  a  déjà  vécu  si  heureusement  pendant 
deux  siècles?  Pourquoi  ne  pas  s'en  tenir  à  l'union  personnelle  et  à 
deux  représentations  nationales  distinctes  dans  les  deux  pays,  sauf 
à  se  réunir  en  commun  dans  les  momens  critiques,  notamment 
pour  les  élections  des  rois?...  Sigismond- Auguste  tint  bon  contre  les 
assauts  faits  à  son  cœur,  au  nom  de  ses  ancêtres,  des  souvenirs  pa- 
triotiques du  pays  d'Olgerd  et  de  Keystut  :  l'union  personnelle,  qui 
s'était  montrée  suffisante  sous  une  dynastie  héréditaire,  devenait 
un  expédient  bien  précaire  et  même  un  danger  immense  sous  le 
régime  d'une  monarchie  élective.  Il  y  eut  des  déchiremens,  des 
protestations,  parfois  des  scènes  émouvantes.  Un  jour,  Chodkiewicz, 
le  père  du  grand  héros  de  Kircholm,  tombait  à  genoux  devant  le 
chef  de  l'état  en  plein  parlement  :  il  suppliait  le  dernier  des  Jagel- 
lons  de  laisser  au  moins  à  la  Lithuanie  son  sceau  antique,  le  signe 
de  sa  souveraineté,  (t  On  ne  se  met  à  genoux  que  devant  Dieu,  » 
lui  répondit  Sigismond,  et  cette  parole,  sortant  de  la, bouche  d'un 
souverain,  est  bien  curieuse  à  une  époque  où  partout  ailleurs  le 
culte  de  la  royauté  touchait  à  l'idolâtrie.  La  royauté  de  Sigismond- 
Auguste,  qui  se  passait  de  génuflexions,  eut  cependant  assez  de 
prestige  pour  vaincre  toutes  les  résistances  et  subjuguer  les  volon- 
tés les  plus  récalcitrantes  :  pas  un  des  sénateurs  et  des  nonces  ne 
refusa  sa  signature  à  l'acte  final  de  la  diète.  Cet  acte  proclamait 
l'unité  parlementaire  des  deux  nations;  Varsovie  devait  être  désor- 
mais le  siège  de  leurs  assemblées  législatives.  De  ce  moment  (11  août 
1569)  date  l'annexion  complète  de  la  Lithuanie. 

Annexion  légitime  et  honnête  s'il  en  fut  jamais!  Elle  a  été  pronon- 
cée sous  les  auspices  de  la  liberté  après  une  épreuve  loyale  qui  a 
duré  près  de  deux  siècles,  qui  a  démontré  la  compatibilité  des  tem- 
péramens,  la  communauté  permanente  des  intérêts  entre  les  deux 
associés,  les  profits  immenses  enfin  que  la  chrétienté  et  la  civilisa- 
tion retiraient  d'une  combinaison  politique  inaugurée  par  le  bap- 
tême de  tout  un  peuple...  Même  alors  pourtant,  et  l'annexion  une 
fois  consommée,  la  Pologne  fut  loin  de  vouloir  détruire  l'individua- 
lité historique  du  pays  de  Gédimin  ;  elle  ne  fit  jamais  la  moindre 
tentative  de  le  soumettre  à  cette  centralisation  absorbante  qui  est 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

bien  toute  la  pauvre  science  de  notre  pompeux  «  droit  nouveau.  » 
La  Litlîuanie  conserva  son  autonomie  en  entier  :  elle  eut  un  minis- 
tère propre,  une  armée  distincte,  un  statut  spécial  adapté  à  ses 
besoins  et  à  ses  mœurs,  et  elle  garda  cette  indépendance  adminis- 
trative pendant  deux  autres  siècles,  jusqu'à  la  fin  de  la  république, 
jusqu'à  la  constitution  du  3  mai  1791.  Ce  n'est  qu'à  ce  moment, 
—  le  moment  suprême  de  l'existence  nationale,  —  que  le  pays 
d'au-delà  du  Niémen  perdit  ses  connétables,  ses  chanceliers  et  tout 
l'appareil  d'une  autonomie  religieusement  respectée  par  le  royaume 
de  Piast  pendant  tant  de  générations.  La  constitution  du  3  mai  fut 
le  testament  de  la  Pologne  expirante,  et  la  Lithuanie  elle-même 
à  ce  moment  demanda  d'effacer  jusqu'à  la  dernière  trace  de  son 
«  particularisme.  »  Le  royaume-uni  descendit  dans  la  tombe  avec 
«  l'anneau  nuptial  d'Hedvige;  »  le  «  lien  d'amour  »  noué  à  Horodlo 
ne  fut  que  plus  étroitement  resserré,  et  c'est  bien  alors  que  l'amour 
apparut  «  plus  fort  que  la  mort.  »  Depuis  ce  temps,  les  potences  de 
Wilno  ont  toujours  répondu  aux  gibets  de  Varsovie... 

Certes  les  habitans  des  vallées  du  Niémen  et  de  la  Wilia  n'ont 
pas  été  ingrats  envers  ce  peuple  de  Piast  qui,  au  xiv^  siècle,  leur 
avait  apporté  l'Évangile,  la  civilisation  et  la  liberté.  Sans  parler  des 
holocaustes  sanglans,  des  tourmens  indicibles  par  lesquels  ils  ne  ces- 
sent de  témoigner  jusqu'à  l'heure  présente  de  leur  attachement  à 
la  «  foi  léchite,  »  il  est  juste  de  rappeler  qu'ils  ont  donné  à  la  pa- 
trie commune  plus  d'un  nom  illustre,  plus  d'une  gloire  nationale  : 
ils  lui  ont  donné  des  capitaines  comme  Chodkiewicz,  des  hommes 
d'état  comme  les  Czartoryski ,  des  martyrs  du  droit  comme  Reytan, 
des  héros  légendaires  comme  Kosciuszko ,  des  poètes  comme  Miç- 
kiewicz.  C'est  aussi  la  dynastie  lithuanienne,  ce  sont  les  Jagellons 
qui  ont  surtout  imprimé  au  royaume-uni  sa  politique  de  tout  temps 
loyale,  honnête  et  généreuse,  —  son  plus  beau  titre  à  l'estime  de 
la  postérité.  La  Pologne  à  coup  sûr  n'est  point  sans  reproches  de- 
vant le  jugement  sévère  de  l'histoire  :  elle  a  montré  une  inertie 
immense,  une  insouciance  frivole,  un  laisser-aller  honteux  dans  la 
conduite  de  ses  affaires  intérieures.  Elle  n'expie  que  trop  cruelle- 
ment, hélas  !  ces  fautes  indéniables  ;  mais  dans  ses  relations  inter- 
nationales, dans  ses  rapports  avec  les  autres  états,  elle  a  toujours 
fait  preuve  d'un  désintéressement,  d'une  magnanimité  presque 
sans  exemple  dans  les  annales  de  l'Europe.  Elle  demeura  étran- 
gère à  la  convoitise,  pure  de  tout  agrandissement  injuste  au  mi- 
lieu des  rapacités  universelles,  et  alors  que  ni  les  occasions  ni  les 
moyens  ne  lui  manquèrent  pour  rectifier  ses  frontières  ou  s'inven- 
ter des  missions  providentielles.  «  Pourquoi  chercher  à  dominer 
plusieurs  peuples  quand  il  est  déjà  si  difficile  de  faire  le  bonheur 


UNE    ANNEXION    d'aUTREFOIS.  681 

d'un  seul?  »  dit  Sigismond  le  Vieux,  le  père  de  Sigismond-Au- 
guste,  au  moment  où  on  vint  lui  oHrir  les  deux  couronnes  de  Hon- 
grie et  de  Bohême,  qu'il  refusa.  Un  successeur  des  grands-maî- 
tres teutoniques,  un  ancêtre  de  Frédéric  II,  celui  que  les  Prussiens 
nomment  le  grand-électeur,  écrivait  en  1655  à  l'empereur  Ferdi- 
nand III  :  «  La  Pologne  a  toujours  préservé  l'Allemagne  des  irrup- 
tions des  barbares  en  se  jetant  au-devant  d'eux;  elle  s'est  montrée 
une  voisine  commode  à  tous  les  états  qui  l'environnent,  n'attaquant 
et  n'opprimant  aucun  d'eux,  contente  de  ses  frontières  et  laissant  à 
chacun  son  bien  (1)...  »  Pendant  toute  son  existence  en  effet,  on 
voit  ce  peuple  défendre  constamment  le  christianisme,  la  civilisa- 
tion occidentale  contre  leurs  plus  dangereux  ennemis,  ne  deman- 
dant rien  à  l'Europe  en  échange  des  services  rendus,  ne  prétendant 
à  aucun  salaire,  ne  s'étonnant  même  pas  de  l'ingratitude,  éton- 
nant plutôt  les  politiques,  les  habiles,  par  des  élans  chevaleresques 
parfaitement  en  désaccord  avec  l'intérêt  bien  entendu.  Louis  XIV 
ne  comprit  rien  à  l'expédition  de  Sobieski,  à  l'empressement  que 
mit  la  Pologne  dans  la  défense  d'un  état  chrétien  qui,  la  veille 
encore  (sous  Jean-Casimir),  avait  médité  son  partage.  C'est  que 
la  Pologne  a  toujours  appris  à  mettre  la  cause  de  la  chrétienté  au- 
dessus  même  de  sa  cause  nationale,  et  à  garder  dans  la  lutte 
aveugle  des  races  et  des  influences  ce  «  juste-milieu  idéal  »  que 
l'historien  allemand  a  si  bien  reconnu  chez  le  fds  d'Olgerd.  Ce 
juste- milieu  idéal,  la  Pologne  ne  le  garde-t-elle  pas  encore  à 
l'heure  présente,  toute  terrassée  et  lacérée  qu'elle  est?  Les  dénis 
de  droit  à  Posen  et  à  Léopol  ne  lui  font  pas  entreprendre  de  pèle- 
rinages à  Moscou;  de  ses  mains  défaillantes  et  meurtries,  elle 
s'efforce  de  tenir  la  balance  toujours  égale  entre  les  aspirations 
légitimes  du  monde  slave  et  les  intérêts  encore  plus  sacrés  de  la 
civilisation  véritable.  Aujourd'hui  comme  pendant  les  siècles  pas- 
sés, elle  continue  de  défendre  les  Slaves  et  l'Allemagne  contre  la 
barbarie  orientale  :  elle  lutte  par  ses  convulsions,  par  son  agonie, 
et  ne  fût-ce  que  par  l'exemple  effrayant  de  ses  tortures.  Les  con- 
seils ne  manquent  pas  à  ce  Job  des  nations  de  «  maudire  ses  dieux 
et  de  vivre;  »  il  ne  prononce  pas  le  blasphème,  il  reste  sur  le  gra- 
bat, fidèle  à  la  religion  du  devoir.  Le  triomphe  croissant  de  l'ini- 
quité n'ébranle  pas  son  culte  pour  le  droit,  et  en  présence  des 
annexions  qui  se  font  de  nos  jours  il  rappelle  avec  une  fierté  lé- 
gitime le  baptême  de  Cracovie;  il  pense  aussi  avec  le  naïf  parle- 
ment de  Horodlo  que  «  l'amour  seul  fait  des  unions  durables.  » 

JuLiAN  Klaczko. 

(1)  Pufendorf,  De  reb.  Frid.  Wilh.,  Berol.,  1659,  p.  266. 


FRANÇOIS   BONIVARD 


ET 


GENEVE  AU  XVF  SIECLE 


I.  OEuvres  de  Bonivard,  la  plupart  inédites ,  publiées  par  M.  Gustave  Revilliod ,  6  volumes, 
Genève,  1856-1867.  —  II.  J.-J.  Chaponnière,  François  Bmnvard,  1846.  —  III.  Edmond  Che- 
vrier,  Frai\çois  Bonivard,  sa  vie  et  ses  écrits,  1868.  —  IV.  L.  Vulliemin,  Chillon,  étude 
historique,  1851.  —  V.  J.-B.-G.  GaUffe,  Genève  historique  et  archéologique,  1869.  —  VI.  A 
Cramer,  Notes  extraites  des  registres  du  consistoire,  1853.  —  VII.  Herminjard,  Correspon- 
dance des  réformateurs,  2  vol.,  1865-1867. 


Dans  son  pèlerinage  de  1816  au  bord  du  «  clair  et  placide  Lé- 
man, »  Byron  partit  un  jour  en  bateau  de  Glarens  avec  son  ami 
Hobhouse  pour  l'îlot  rocheux  qui  porte  depuis  mille  ans  le  château 
de  Chillon.  Tous  les  voyageurs  ont  remarqué  combien  l'aspect  de 
ces  vieilles  murailles  contraste  avec  celui  de  la  côte.  Elles  oppo- 
sent à  la  gaîté  des  premiers  plans,  à  la  mollesse  de  l'eau  bleue, 
à  la  liberté  des  hautes  cimes,  un  donjon  farouche  aux  murs  créne- 
lés que  flanquent  encore  aujourd'hui  trois  tours  rondes  et  une  tour 
maîtresse  carrée  et  massive,  bien  que  cette  puissante  armure  de 
pierre  n'ait  plus  depuis  trois  siècles  ni  seigneur  à  défendre,  ni  en- 
nemis à  repousser.  Byron  parcourut  les  trois  cours  et  les  deux 
étages  du  château,  la  salle  des  chevaliers,  la  chapelle,  la  salle  de 
justice;  il  vit  les  chasses  peintes  sur  les  murs,  les  fleurs  de  lis  et 
les  croix  de  Savoie  qui  brillaient  encore  au  ciel  noir  et  aux  poutres 
rouges  du  plafond,  les  hautes  cheminées  qu'abrite  une  couverture 
légèrement  surbaissée,  les  Alpes  de  Savoie  encadrées  par  les  croi- 


FRANÇOIS   BONIVARD.  683 

sées  des  grandes  salles;  il  descendit  enfin  «  au  profond  de  Ghillon,  » 
comme  disaient  les  gens  du  pays.  Ces  cryptes  accablantes,  ces  co- 
lonnes trapues,  ces  étranges  lueurs  bleues  le  matin,  vertes  le  soir 
et  parfois,  au  coucher  du  soleil,  rouges  de  feu  et  de  sang,  qui 
tombent  des  meurtrières  en  laissant  dans  l'ombre  le  fond  sinistre 
du  caveau,  tout  cela  frappa  vivement  le  poète.  On  lui  montra  un 
pilier  et  on  lui  dit  :  «  Ici  fut  enchaîné  Bonivard.  »  Byron  entendit  à 
peine;  il  avait  oublié  la  courte  note  de  Jean-Jacques  aux  dernières 
pages  de  la  Nouvelle  Héloïse  :  «  François  Bonivard,  prieur  de  Saint- 
Victor,  homme  d'an  rare  mérite,...  aimant  la  liberté,  quoique  Sa- 
voyard, et  tolérant,  quoique  prêtre.  »  Dans  ce  souterrain,  l'auteur 
de  Childc  Harold  se  sentit  comme  emprisonné  lui-même;  il  n'écouta 
point  le  caporal  ivre,  sourd  et  «  fort  comme  Blucher,  »  qui  lui  ra- 
contait la  légende  du  lieu  d'une  voix  tonnante.  Assailli  d'images 
lugubres,  de  souvenirs  dantesques,  il  se  crut  dans  la  tour  d'Ugo- 
lin.  Tout  en  rêvant  un  poème,  il  gravait  machinalement  sur  le  pi- 
lier ce  nom  qu'on  y  lit  encore  :  Byron.  Bonivard,  qu'il  ne  connais- 
sait pas,  se  dressa  devant  lui  comme  un  personnage  tragique.  En 
sortant  de  cette  tombe,  le  poète  s'épanouit  comme  s'il  revenait  de 
l'enfer.  Hors  de  lui,  ivre  de  joie,  il  répétait  à  tous  les  enfans  qui  se 
trouvaient  sur  son  chemin  en  leur  jetant  des  demi-guinées  :  «Voilà, 
mes  jolis  garçons  suisses,  voilà  pour  votre  grâce  et  pour  votre 
beauté.  »  Son  cœur  se  dégonflait,  c  Je  me  sens,  disait- il  à  Hobhouse, 
sous  le  charme  du  génie  de  la  contrée;...  mon  âme  se  repeuple  de 
nature,...  des  sites  pareils  sont  faits  pour  je  ne  sais  qui...  »  Quel- 
ques jours  après,  à  Ouchy,  retenu  par  la  pluie  un  jour  entier  dans 
une  auberge,  il  écrivit  le  Prisonnier  de  Chillon.  Dès  lors  ce  pri- 
sonnier est  monté  au  rang  des  demi-dieux  dans  la  mythologie  libé- 
rale. Cette  apothéose  a  ébloui  tout  le  monde,  même  les  esprits  les 
plus  graves,  et  M.  Vulliemin,  le  savant  historien  de  Chillon,  a  parié 
de  Bonivard  en  poète  ému. 

Ainsi  s'est  formée  la  légende  de  ce  martyr  «  plus  célèbre  que 
connu,  »  comme  le  dit  fort  bien  l'un  de  ses  biographes;  mais  de- 
puis une  vingtaine  d'années  la  science,  qui  ne  s'attendrit  guère,  a 
repris  ses  droits.  Un  archéologue  genevois,  le  D*^  J.-J.  Ghaponnière, 
a  consacré  une  grande  partie  de  sa  vie  à  rechercher  et  à  recueillir 
les  manuscrits  de  Bonivard,  que  vient  de  publier  M.  Gustave  Re- 
villiod.  Nous  avons  pu  entrer  dans  la  familiarité  du  prisonnier  de 
Ghillon.  A  la  figure  idéale,  indécise,  imaginée  par  Byron,  s'est  sub- 
stituée une  physionomie  très  accentuée,  très  vivante,  et  gagnant  en 
expression  ce  qu'elle  a  pu  perdre  en  pureté.  Bonivard  fut  un  re- 
marquable écrivain,  un  érudit  d'humeur  pensive  et  rieuse,  qui  s'in- 
quiétait à  ses  heures ,  en  artiste  et  en  curieux ,  de  philosophie ,  de 


684  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

philologie,  d'histoire  et  d'historiettes.  11  fut,  pour  tout  dire  en  un 
mot,  un  des  prédécesseurs  de  Montaigne.  L'œuvre  bigarrée  de  cet 
illustre  inconnu  jette  une  lumière  vive  et  gaie  sur  les  révolutions 
de  Genève  avant  la  réforme.  Quand  on  l'étudié  de  près,  si  le  héros 
diminue,  l'éciivain  grandit,  et  c'est  tant  mieux  pour  notre  siècle, 
qui  a  plus  besoin  d'anciens  écrivains  que  d'anciens  héros. 

I. 

Genève,  au  commencement  du  xvi"  siècle,  était  une  ville  de  com- 
bats, d'affaires  et  de  plaisirs.  Debout  sur  les  deux  rives  du  Rhône, 
moins  peuplée  qu'aujourd'hui,  mais  plus  vaste  peut-être,  elle  of- 
frait l'aspect  d'une  place  forte  entourée  d'ennemis.  Du  côté  du  lac, 
elle  avait  enfoncé  dans  l'eau  des  rangées  de  pieux  entre  lesquelles 
chaque  soir  on  tendait  des  chaînes;  du  côté  de  terre,  elle  s'était 
flanquée  de  fortes  tours  rondes  et  carrées  que  reliaient  des  murs 
d'enceinte.  Dans  ces  murs,  ici  crénelés,  là  couverts  de  toits  abritant 
les  galeries  suspendues  où  veillait  le  guet,  s'enchâssaient  de  loin  en 
loin  des  maisons  où  s'ouvraient  des  fenêtres  grillées.  Au-dessus  des 
remparts  verdoyaient  des  bouquets  d'arbres,  des  jardins  potagers, 
des  plants  de  vignes  parmi  lesquels  des  granges  et  des  poulaillers 
prenaient  un  air  campagnard,  tandis  que  plus  haut  un  fouillis  de  pi- 
gnons, de  tourelles,  de  clochetons,  de  clochers,  accusaient  une  vraie 
ville.  On  franchissait  sur  des  ponts -levis  défendus  par  des  herses 
des  fossés  étroits,  mais  profonds,  avant  d'atteindre  les  portes,  que 
protégeaient  de  grosses  tours  armées  de  mâchicoulis;  tout  cela  sen- 
tait la  poudre.  L'intérieur  de  la  ville  était  rassurant  et  l'on  s'enga- 
geait volontiers  dans  les  pittoresques  ruelles  habitées  par  des  gens 
de  bien.  Les  maisons,  se  développant  sur  des  cours  et  des  jardins 
intérieurs,  ne  présentaient  à  la  rue  qu'une  porte,  deux  étages  de 
croisées,  le  pignon  par-dessus,  de  côté  la  tourelle  où  tournait  le  viro- 
let,  l'escalier  avis;  mais  la  porte  souvent  ogivale  était  surmontée 
d'un  écusson,  les  fenêtres  aux  meneaux  de  plomb  offraient  parfois 
des  verrières  blasonnées,  le  salon,  qu'on  appelait  «  le  poêle,  »  était 
plafonné  en  caissons,  peint  à  fresque  ou  tendu  de  tapisseries,  meu- 
blé de  bois  sculpté,  soutenu  par  des  poutraisons  à  moulure,  décoré 
de  trophées  d'armes  qui  ne  restaient  pas  longtemps  au  croc  :  ces 
chambres  de  bourgeois  ressemblaient  à  nos  ateliers  d'artistes.  Les 
halles,  vastes  portiques  couverts,  étaient  de  grands  bazars;  des  bou- 
tiques s'éparpillaient  dans  tous  les  quartiers  :  autour  de  la  cathédrale, 
les  débitans  de  bimbeloterie  dévote;  dans  les  rues  nobles,  les  apothi- 
caires, hommes  d'importance  et  de  capacité;  ils  parlaient  latin  à  leurs 
apprentis,  siégeaient  dans  les  conseils,  où  ils  reçurent  plus  tard, 


FRANÇOIS    CONIVARO.  685 

l'épée  à  la  main,  la  tête  couverte,  l'iiommage  que  leur  rendaient, 
à  genoux  et  désarmés,  les  gentilshommes  du  territoire,  puis  retour- 
naient sans  déroger  vendre  des  drogues.  Au-dessus  des  boutiques, 
nombre  d'hôtelleries  arboraient  sur  leurs  enseignes  des  croix,  des 
aigles,  des  lions,  des  faucons  de  toutes  couleurs  et  des  titres  singu- 
liers. Un  homme  et  son  cheval,  le  premier  «  dînant  de  bœuf,  de 
mouton  et  de  poule,  »  étaient  nourris  et  logés  pour  dix  sous  par  jour. 
Les  voyageurs  affluaient,  alléchés  par  ce  tarif  et  sans  doute  aussi 
par  les  plaisirs  de  la  ville,  les  jeux  de  paume,  les  tavernes  toujours 
peuplées,  les  spectacles  en  plein  vent  auxquels  assistaient  les  pre- 
miers magistrats,  leur  bâton  syndical  à  la  main,  ou  encore  par  les 
masques  et  les  parades  du  carnaval,  par  les  étuves,  vrais  thermes  an- 
tiques où  l'on  était  massé,  frictionné,  parfumé,  saigné  même  à  peu 
de  frais,  peut-être  aussi  par  «  les  belles  filles,  »  parquées  alors  dans 
une  rue  qui  porte  encore  leur  nom;  elles  n'en  pouvaient  sortir  que 
marquées  d'un  parement  rouge  à  l'épaule  droite,  et  elles  étaient 
soumises  à  l'autorité  d'une  supérieure  assermentée  qu'on  appelait  la 
reine  du  sérail.  Rien  de  plus  vivant  alors  que  la  petite  ville  et  son 
grand  fleuve,  habité  lui-même  :  des  maisons,  des  fabriques  bor- 
daient «  le  pont  bâti,  »  sous  le  tablier  duquel  étaient  suspendues  des 
caves  ;  d'autres  maisons  et  même  des  tours  construites  sur  pilotis 
avaient  pris  possession  du  Rhône,  et  s'y  avançaient  sur  un  espace  de 
cent  dix-huit  pieds;  le  pont  seul  supportait  huit  cents  habitans.  Les 
rues  étaient  à  tout  le  monde  ;  les  notaires  verbalisaient  en  plein  vent; 
les  femmes  richement  attifées  se  mêlaient  aux  foules,  se  battaient 
au  besoin  dans  les  émeutes,  défendues  par  le  stylet  qui  retenait 
leurs  cheveux,  et  les  riches  ménagères  qu'on  voyait  le  matin,  de- 
bout sur  le  rebord  des  fenêtres,  nettoyer  les  vitres  au  risque  de  se 
rompre  le  cou,  s'asseyaient  le  soir  en  robe  de  velours  sur  des  bancs 
de  pierre  devant  leurs  maisons  pour  recevoir  les  hommages  des 
promeneurs.  Des  groupes  se  formaient  ainsi;  passaient  les  musiciens, 
et  les  couples  tumultueux  entraient  en  danse. 

Telle  était  Genève  avant  la  réforme.  Catholique  et  joyeuse,  elle 
ne  ressemblait  guère  à  la  cité  de  Calvin  que  nous  aurons  plus  tard 
à  parcourir.  Cependant  elle  se  sentait  déjà  menacée  et  se  tenait  sur 
ses  gardes;  de  là  ces  remparts,  ces  palissades,  ces  chaînes  qui  se 
tendaient  dans  les  rues,  ces  escouades  de  bourgeois  qui,  au  pre- 
mier signal,  sautaient  sur  leurs  armes  et  s'assemblaient  dans  leurs 
quartiers;  c'était  une  ville  de  guerre  dont  tous  les  citoyens,  même 
les  prêtres,  étaient  sans  cesse  prêts  à  se  battre  ;  telle  abbaye  s'était 
transformée  en  corps  militaire  dont  le  capitaine,  gardant  le  titre 
d'abbé,  menait  au  feu  ses  «  moines,  »  ou  commandait,  au  bruit  des 
tambours  et  des  fifres,  de  martiales  processions.  Pourquoi  donc 


686  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant  de  précautions  et  de  défiances?  contre  quelles  menaces?  Contre 
celles  du  dehors  et  celles  du  dedans.  Genève,  cité  impériale  et  épi- 
scopale,  avait  plusieurs  maîtres,  par  conséquent  plusieurs  ennemis. 
L'empereur  placé  trop  haut,  trop  loin  surtout,  ne  la  gênait  guère; 
il  avait  reconnu  son  indépendance  sous  la  souveraineté  d'un  évêque 
électif;  mais  le  pape,  cherchant  toujours  à  développer  son  em- 
pire, s'attribuait  la  faculté  de  nommer  seul  cet  évêque  souverain. 
Ce  dernier,  non  content  de  ses  prérogatives  éplcopales,  tâchait,  au 
moyen  des  foudres  qu'il  avait  en  main,  d'empiéter  sur  le  tem- 
porel. Le  plus  dangereux  ennemi,  c'était  le  duc  de  Savoie;  s'étant 
arrogé  certains  droits  de  justice,  ayant  installé  un  vidonuw  à  Ge- 
nève, il  avait  un  pied  dans  la  ville,  et  aurait  voulu  l'annexer  à  son 
territoire,  dont  elle  était  enveloppée  de  tous  côtés.  En  ce  temps-là, 
les  cloches  de  la  cathédrale  étaient  entendues  de  plus  de  Savoyards 
que  de  Genevois  ;  mais  dans  ce  petit  état  il  y  avait  un  peuple  qui 
voulait  rester  libre.  Ce  peuple,  depuis  plusieurs  siècles,  avait  su 
garder  ses  franchises,  la  liberté  delà  commune  et  de  l'individu, 
l'inviolabilité  de  la  terre  et  de  la  maison,  l'élection  des  magistrats, 
la  juridiction  criminelle;  il  était  le  maître  de  la  cité.  Il  avait  su  ré- 
sister à  toutes  les  usurpations  du  pouvoir  spirituel  et  du  pouvoir 
séculier;  bien  plus,  il  avait  tenu  bon  contre  l'envahissement  et  l'é- 
blouissement  de  cette  chevalerie  qui,  dans  beaucoup  d'autres  en- 
droits, en  Savoie  et  en  Piémont,  par  le  prestige  des  armes  et  des 
aventures,  par  l'appât  des  titres  nobiliaires,  avait  abattu  l'énergique 
indépendance  des  associations  communales. 

Ainsi  Genève  au  début  du  xvi*  siècle  était  une  sorte  d'état  con- 
stitutionnel dominé  par  un  évêque,  gouverné  par  le  peuple  et  con- 
voité par  un  souverain  étranger.  Le  duc  de  Savoie  était  alors 
Charles  III,  que  ses  sujets  surnommaient  le  Bon,  parce  qu'il  avait 
montré  à  son  avènement  des  qualités  aimables  et  des  goûts  paci- 
fiques. Il  guerroya  pourtant  malgré  lui;  deux  terribles  voisins  qu'il 
n'avait  pas  la  force  de  séparer,  la  France  et  l'empire,  se  heurtant 
l'un  contre  l'autre,  risquèrent  plus  d'une  fois  de  l'écraser;  cepen- 
dant toute  sa  vie  il  parut  songer  à  Genève  autant  qu'à  son  trône.  Il 
voulait  les  Genevois  pour  sujets,  et  il  s'obstina  dans  cette  ambition 
avec  une  opiniâtreté  de  violence  et  de  perfidie  qui  a  soulevé  l'indi- 
gnation de  l'histoire.  Contre  ces  attentats,  le  protecteur  naturel  des 
Genevois-  aurait  dû  être  leur  évêque,  souverain  reconnu,  incontesté 
et  menacé  lui-même  par  les  prétentions  de  la  maison  de  Savoie  ; 
mais  Charles  III  était  parvenu  à  faire  nommer  au  siège  épiscopal  de 
Genève  un  de  ses  parens  appelé  Jean,  fils  d'un  prélat  et  d'une 
courtisane  ;  le  bâtard  devint  aussitôt  l'âme  damnée  du  duc.  Il  y  eut 
entre  ces  deux  princes  une  épouvantable  émulation  de  tyrannie. 


FRANÇOIS    BONIVARD.  6&7 

L'évêque  fit  décapiter  illégalement  les  meilleurs  patriotes;  le  duc 
(entre  autres  crimes)  fit  enlever  sur  ses  terres  deux  pauvres  sires, 
qu'il  confessa  par  la  torture;  puis,  de  peur  qu'ils  n'eussent  le  cou- 
rage de  rétracter  leur  confession,  on  les  égorgea  sans  miséricorde; 
leurs  corps,  coupés  en  morceaux,  furent  expédiés  à  Genève  et  à 
Turin  dans  des  barils  scellés  des  armes  du  duc,  et  leurs  têtes  plan- 
tées sur  des  noyers  devant  le  pont  d'Arve. 

Contre  ces  deux  ennemis  coalisés,  le  duc  et  l'évêque,  que  firent 
les  patriotes  genevois?  Ils  se  tournèrent  vers  les  cantons  suisses,  qui 
comptaient  dans  le  monde  depuis  leur  furieuse  victoire  de  Morat; 
Genève  tendit  les  bras  du  côté  de  Fribourg  et  de  Berne.  Un  parti 
national  se  forma  dans  la  future  cité  de  Calvin,  parti  de  jeunes  gens 
un  peu  vifs,  tapageurs,  indisciplinés,  mais  intrépides  et  ne  craignant 
ni  les  coups  ni  la  mort.  Ces  bandes  joyeuses  combattaient  de  toute 
façon,  souvent  par  de  folles  équipées  :  elles  dépendaient  les  pendus, 
coupaient  les  jarrets  des  mules  aristocratiques,  aimaient  le  vacarme, 
battaient  le  rappel,  s'ameutaient  pour  rien,  attaquaient  les  mai- 
sons, cassaient  les  vitres,  arrêtaient  le  vidomne,  et  s'inquiétaient 
peu  des  lois;  mais  elles  sauvèrent  Genève.  C'est  à  la  tête  de  ces  hé- 
roïques lurons  que  nous  trouvons  les  Lévrier,  les  Berthelier,  les 
Pécdlat  et  le  plus  admirable  de  ces  chefs,  Bezanson  Hugues,  un 
caractère  antique,  homme  d'autorité,  de  sang-froid,  de  résolution, 
qui  vient  d'être  remis  en  lumière  par  M.  Galiffe  après  trois  siècles 
d'oubli.  Quittant  sa  femme,  ses  enfans,  qu'il  confiait  à  la  répu- 
blique, Bezanson  était  sans  cesse  en  marche;  passant  les  montagnes 
en  toute  saison,  traqué  par  des  gentilshommes,  blessé,  malade,  il 
allait  toujours;  à  Benie,  à  Fribourg,  il  gagnait  des  adhérens,  per- 
suadait les  cœurs,  écartait 'les  objections  comme  il  avait  écarté  les 
hallebardes.  Épuisé  par  cette  vie  de  périls  et  de  fatigues,  il  dut 
s'arrêter  à  mi-chemin  dès  sa  quarantième  année;  il  avait  dépensé 
tout  son  bien  pour  Genève  et  conquis  le  nom  de  père  et  sauveur  de 
la  patrie,  titre  mérité  qui  vient  de  lui  être  rendu. 

C'est  aussi  dans  ce  même  camp  que  nous  allons  trouver  le  fa- 
meux prisonnier  de  Ghillon.  François  Bonivard  était  né  en  1 493  à 
Seyssel,  où  vivaient  son  père  et  sa  mère;  les  habitans  du  Bugey  le 
réclament  comme  Bugiste.  Ses  parens  étaient  nobles,  de  petite  no- 
blesse, ne  signant  point  de  Bonivard;  ils  occupaient  cependant  un 
certain  rang  à  la  cour  du  duc  de  Savoie,  et  possédaient  plusieurs 
seigneuries  et  quelques  bénéfices  ecclésiastiques.  Ces  bénéfices,  il 
est  vrai,  n'appartenaient  point  à  la  famille,  qui  se  les  transmettait 
pourtant  d'oncle  à  neveu,  grâce  au  bon  vouloir  du  pape.  François 
Bonivard,  fils  cadet  et  destiné  à  prendre  les  ordres,  mena  d'abord 
longtemps  la  vie  d'écolier.  En  1510,  son  oncle  Jean  Amé  lui  donna 


688  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

le  prieuré  de  Saint- Victor;  c'était  un  cloître  de  bénédictins  fondé 
en  l'an  1000  aux  portes  de  Genève  par  l'impératrice  Adélaïde  et 
englobé  depuis  lors  dans  la  congrégation  de  Cluny.  Chaque  an- 
née, le  prieuré  genevois  fournissait  à  cette  abbaye  un  tribut  de 
truites  qui  arrivaient  souvent  gâtées  ou  n'arrivaient  pas  du  tout; 
cela  fit  un  jour  une  grosse  affaire,  et  dès  lors  le  prieuré  paya  son 
tribut  en  espèces.  En  Iblli,  à  la  mort  de  son  oncle,  François  Boni- 
vard  prit  possession  du  couvent,  mais  ne  se  fit  pas  ordonner  prêtre; 
il  se  contenta  de  toucher  les  minces  revenus  du  bénéfice  et  de  gou- 
verner ses  neuf  moines,  qui  menaient  joyeuse  vie;  il  ne  songea 
nullement  à  les  réformer.  Seulement  il  décida  qu'à  l'avenir  tout 
nouveau  frère  admis  dans  le  cloître  achèterait  un  bonnet  à  chacun 
des  anciens  et  offrirait  à  ses  frais  un  banquet  de  réception.  En 
même  temps  il  s'attacha  au  pays  qu'il  habitait,  et  il  en  devint  un 
des  plus  chauds  patriotes.  Ce  dévoûment  de  sa  part  a  lieu  de  nous 
étonner. 

Il  était  prieur,  et  aurait  dû  se  déclarer  pour  l'église;  il  apparte- 
nait de  naissance  à  la  maison  de  Savoie,  qui  avait  fait  du  bien  à 
plusieurs  de  ses  aïeux;  tous  ses  intérêts  le  poussaient  à  se  mettre 
au  service  des  plus  forts.  Bonivard  malgré  tout  cela  prit  parti  pour 
Genève.  Le  fit-il  en  haine  du  duc  Charles  111,  qui  lui  avait  enlevé 
certains  bénéfices,  et  de  l'évêque  Jean,  qui  s'était  approprié  l'ab- 
baye de  Pignerol?  On  l'a  soutenu,  mais  sans  preuves;  nous  aimons 
mieux  croire  qu'il  fut  sincèrement  pour  la  justice  et  la  liberté.  Dès 
qu'il  avait  commencé  à  lire  les  histoires,  c'est  lui  qui  le  dit,  il  avait 
toujours  «  mieux  aimé  l'état  d'une  chose  publique  que  d'un  mo- 
narque oa  seul  prince,  singulièrement  de  ceux  qui  régnent  par  suc- 
cession. ))  Il  se  croyait  des  devoirs  envers  Genève,  et  tenait  pour  le 
pays  de  «  son  domicile,  comme  aussi  le  porte  tout  droit  divin  et 
humain.  »  Il  avait  d'ailleurs  des  rapports  d'humeur  et  des  rela- 
tions de  plaisir  avec  ces  vaillans  compagnons  qu'on  appelait  «  les 
enfans  de  ville.  »  Leur  chef  Bertbelier,  qui  l'avait  pris  pour  par- 
rain d'un  de  ses  fils,  lui  dit  un  jour  :  «  Monsieur  mon  compère, 
touchez  là;  pour  l'amour  de  Genève,  vous  perdrez  votre  prieuré,  et 
moi  la  vie.  »  La  prédiction  devait  s'accomplir  de  point  en  point. 

Bonivard  se  montra  bon  Genevois  dès  sa  dix-septième  année.  Son 
oncle  Jean-Âmé  avait  acquis  trois  coulevrines  pour  la  défense  d'un 
de  ses  châteaux;  mais  en  mourant  ce  digne  prêtre  eut  des  scru- 
pules, et  ordonna  qu'on  refondît  ces  canons  en  cloches  pour  le 
couvent  de  Saint- Victor.  Cependant,  le  lendemain  de  la  mort  de 
Jean-Amé,  le  conseil  de  Genève,  ayant  peu  d'artillerie,  demanda 
les  trois  coulevrines,  offrant  en  échange  des  cloches  du  même 
poids.  Berthelier,  négociateur  de  l'affaire,  fit  observer  à  Bonivard 


FRANÇOIS   BONIVARD.  (3S9 

que  par  cet  arrangement  la  volonté  du  défunt  serait  respectée, 
car  l'église  aurait  les  cloches,  et  Genève,  qui  était  ville  de  l'église, 
aurait  les  canons.  Le  nouveau  prieur  ne  trouvait  pas  cette  casuis- 
tique irréprochable.  Les  syndics  s'adressèrent  alors  aux  exécuteurs 
du  testament,  qui  remirent  l'artillerie  sans  trop  se  faire  prier,  «  de 
quoi  ne  fus  pas  fort  marri,  »  dit  Bonivard.  Un  maître  de  théologie 
interrogé  déclara  que  les  pièces  pouvaient  être  livrées  sans  péché  ni 
délit.  A  dater  de  cet  incident,  Bonivard  eut  pour  lui  tous  les  enfans 
de  ville  et  fut  pour  eux  un  de  ces  alliés  qu'on  ne  néglige  pas,  car  il 
comptait  pour  quelque  chose.  Prieur  de  Saint- Victor,  il  avait  le  pas 
sur  les  autres  ecclésiastiques  et  marchait  immédiatement  après  l'é- 
vêque;  chanoine  de  Saint-Pierre,  il  aurait  eu  voix  au  chapitre,  s'il 
avait  voulu  se  faire  prêtre,  ou,  comme  il  disait,  entrer  iii  sacris; 
nombre  de  villages  sur  les  deux  rives  du  Bhône  lui  appartenaient; 
parmi  ses  «  serviteurs  »  figuraient  non-seulement  des  moines,  des 
curés,  mais  des  gentilshommes.  Son  couvent,  quoiqu'en  ruine,  était 
un  poste  important  aux  portes  de  la  ville;  Bonivard  aurait  pu  faire 
beaucoup  de  mal  en  tournant  à  l'ennemi.  Il  avait  dans  son  prieuré 
((  autant  de  juridiction  que  M.  de  Savoie  à  Chambéry;  »  il  y  était 
juge  et  maître,  y  tenait  prison,  y  recevait  les  ambassadeurs  du  duc, 
et  il  exigeait  d'eux  des  lettres  de  créance.  Si  les  malheureux  n'eu 
avaient  pas,  il  les  menaçait  de  les  traiter  comme  espions,  puis, 
quand  il  leur  avait  fait  peur,  les  emmenait  souper,  car  il  était  bon 
diable.  D'autre  part,  grâce  à  ses  relations  avec  les  enfans  de  ville, 
il  était  toujours  «  bien  accompagné,  »  précaution  nécessaire  alors. 
Un  jour  le  bruit  se  répandit  qu'on  l'assassinait  dans  la  maison  du 
sceau  (la  chancellerie  épiscopale);  une  émeute  éclata  aussitôt  pour 
le  délivrer.  Bonivard  était  jeune,  prudent  au  fond,  mais  hardi  par 
boutades,  «  prompt  et  léger  à  exécuter  quelque  œuvre  de  fait  pour 
rendre  service  à  ses  amis.  »  Lorsqu'un  de  ses  oncles,  gentilhomme 
au  service  de  la  Savoie,  vint  lui  oITrir  une  bonne  récompense,  s'il 
faisait  tomber  Lévrier  dans  un  guet-apens,  Bonivard  allégua  que  ce 
n'était  plus  son  métier  de  manier  l'épée.  «  Pour  une  autre  affaire, 
s'écria  l'oncle  furieux,  vous  mettriez  la  main  à  l'épée,  quelle  crainte 
en  puissiez-vous  avoir!  »  Et  il  jura  que  cette  nuit  même  il  irait 
prendre  Lévrier  dans  son  lit.  «  Avez- vous  entrepris  cela,  mon  oncle? 
Touchez  là,  dit  Bonivard,  je  vais  mettre  à  part  30  florins  de  mon- 
naie pour  faire  demain  matin  prier  Dieu  pour  votre  âme.  »  Là-dessus 
il  le  quitta,  et  avertit  le  fils  de  Lévrier,  son  compagnon  d'études. 
Cela  fit  encore  une  émeute;  Berthelier  et  ses  hommes  allèrent  battre 
leurs  tambours  devant  la  maison  du  gentilhomme  épouvanté,  qui  fit 
aussitôt  seller  et  brider  son  cheval.  De  grand  matin,  par  une  porte 
dérobée,  ce  piteux  agent  du  duc  quitta  la  ville. 

TOME  LXXXII.  —   18G9.  44 


690  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Une  autre  fois  Bonivard  tira  le  patriote  Pécolat  des  griffes  de  Jean 
le  Bâtard.  Le  brave  prieur  entra  résolument  dans  le  parti  des  cid- 
gnois.  On  nommaitain«i  ces  partisans  des  Suisses  [Eidgenossen,  con- 
fédérés) qui,  pour  lutter  contre  le  duc  etl'évêque,  se  faisaient  rece- 
voir bourgeois  de  Fribourg.  Ils  avaient  fondé  ou  plutôt  restauré  la 
confrérie  de  Saint-George  pour  résister  aux  mammelus  ou  monsei- 
gneuristesy  qui  tenaient  pour  les  Savoyards.  Réunis  à  table  et  ban- 
quetant chaque  dimanche,  sous  prétexte  qu'ils  avaient  été  de  Longs 
jours  en  mélancolie  et  que  le  bon  temps  revenait,  ils  conspiraient 
après  boire,  portaient  à  leurs  chapeaux  des  plumes  de  chapon, 
s'assemblaient  «  à  belles  torches,  »  allumaient  des  brandons,  tapa- 
geaient  à  cœur-joie.  Vivent  les  eidgnots!  criaient  les  enfans.  Tout 
en  folâtrant  ainsi,  la  plus  grande  partie  de  la  ville  entra  dans  la 
confrérie  de  Saint-George,  et  petit  à  petit  quantité  de  Genevois 
devinrent  bourgeois  de  Fribourg.  Les  princes  furieux  firent  ce  qu'ils 
purent  pour  empêcher  cette  émigration  morale  :  ils  voulaient  que 
Bonivard  agît  sur  Berthelier,  le  chef  du  peuple,  l'âme  des  coups  de 
tête  et  des  coups  de  main.  Bonivard  répondit  nettement  que  Ber- 
thelier était  Suisse  et  resterait  Suisse.  Nous  le  voyons  dans  la 
même  journée  témoigner  en  plein  chapitre  ses  sympathies  pour  les 
bourgeois,  et  le  soir  s'interposer  entre  les  chanoines,  trop  dé- 
voués au  duc,  et  le  peuple  ameuté.  Il  était  influent  dans  les  deux 
camps,  dans  l'un  par  son  rang  et  sa  fortune,  dans  l'autre  par  ses 
opinions  et  ses  amitiés.  Le  duc  et  l'évêque  guettaient  ce  remuant 
personnage.  A  Turin,  en  1517,  il  avait  couru  des  dangers  sérieux. 
Sans  les  écoliers  de  cette  ville,  ses  anciens  compagnons  d'études, 
qui  l'escortèrent  pendant  six  jours,  il  n'aurait  point  échappé  à  la 
justice  de  M.  de  Savoie.  Aussi  prit-il  peur  à  Genève  quand  le  duc 
y  vint  en  .personne  au  mois  d'avril  1519.  Ce  fut  une  terrible  visite  : 
les  mammelus  relevèrent  le  front,  et  l'évêque  Jean  le  Bâtard  devint 
féroce.  «  L'on  emprisonnait,  battait,  torturait,  faisait  décapiter  et 
pendre,  en  sorte  que  c'était  une  pitié.  »  La  tête  de  Berthelier  roula 
sur  l'échafaud  aux  pieds  de  l'évêque.  Bonivard,  toujours  prudent, 
avait  gagné  le  large  en  se  fiant  à  deux  de  ses  amis,  un  gentilhomme 
du  pays  de  Vaud  et  un  certain  abbé  de  Montheron,  Brisset,  qui  se 
faisait  appeler  de  Laconnay,  du  nom  de  son  village.  Ces  deux 
bons  amis  lui  promirent  de  le  conduire  à  Montheron  en  habit  de 
moine,  et  de  là  jusqu'à  Echallens,  qui  appartenait  à  Berne  et  Fri- 
bourg; mais  à  Montheron  ils  le  retinrent  prisonnier  sous  bonne 
garde,  lui  défendant  d'aller  plus  loin  et  le  menaçant  de  le  faire 
mourir,  s'il  ne  renonçait  pas  à  son  bénéfice  en  faveur  de  l'abbé, 
qui  donna  200  florins  de  pension  au  gentilhomme.  Cette  renon- 
ciation obtenue,  Bonivard  fut  livré  au  duc  et  enfermé  d'abord  à 


FRANÇOIS   BONIVARD.  691 

Gex,  puis  à  Grolée;  son  affaire  alla  au  pape,  qui  la  remit  aux 
oflîciaux  de  quatre  évêcliés  ;  ceux-ci  la  transmirent  à  l'évêque  de 
Belley,  qui  appela  chez  lui  le  prisonnier,  et  le  retint  huit  mois 
encore.  Après  trois  années  de  détention,  Bonivard  fut  relâché, 
mais  ne  regagna  point  son  bénéfice.  Le  pape,  après  la  mort  de 
Tabbé  de  Montheron,  avait  donné  Saint-Victor  et  le  reste  à  un  Ita- 
lien nommé  Tornabuoni.  La  double  prédiction  de  Berthelier  était 
réalisée. 

Que  fit  le  pauvre  prieur  sans  prieuré  quand  il  fut  libre?  On 
l'ignore;  jusqu'en  1527,  on  ne  sait  rien  de  lui,  sinon  qu'il  avait 
fait  l'année  précédente  un  séjour  à  Berne  et  des  dettes.  Pendant 
cette  disparition  de  Bonivard,  l'évêque  Jean  le  Bâtard  était  mort, 
laissant  la  place  à  Pierre  de  La  Baume,  un  prélat  point  mauvais, 
mais  faible.  Après  quelques  nouvelles  violences  du  duc,  l'ignoble 
exécution  de  Lévrier  par  exemple,  le  parti  savoyard  avait  fléchi, 
les  eidgnols  étaient  entrés  aux  conseils,  le  traité  de  combour- 
geoisie  était  signé  avec  Fribourg  et  Berne.  Enfin  arriva  la  prise 
de  Rome  par  le  connétable  de  Bourbon,  et  ce  fut  ce  dernier  évé- 
nement qui  servit  le  mieux  les  intérêts  de  Bonivard.  Le  pape,  on 
le  savait  à  Genève,  était  prisonnier,  et  le  bruit  se  répandait  par- 
tout qu'il  ne  restait  plus  un  homme  vivant  dans  la  ville  éternelle. 
Beaucoup  de  gens  avaient  intérêt  à  le  croire,  et  allaient  demander 
à  l'évêque  de  Genève  les  bénéfices  rendus  vacans  par  cette  pré- 
tendue Saint-Barthélémy  d'abbés.  L'évêque  octroyait  tout,  et  pour 
donner  l'exemple  avait  commencé  par  s'adjuger  à  lui-même  le 
prieuré  de  Saint -Jean,  près  Genève,  qui  était  à  un  cardinal.  On 
conseillait  à  Bonivard  d'en  faire  autant.  Tornabuoni,  qui  habitait 
Rome,  devait  avoir  été  massacré  comme  les  autres.  Bonivard  n'en 
croyait  rien,  il  voulut  cependant  profiter  de  l'occasion  pour  ren- 
trer dans  son  bénéfice,  et  «  y  avoir  si  ferme  le  pied',  »  que  Torna- 
buoni ne  l'en  pût  déloger  sans  peine.  «  Je  ne  faisais  pas  grande 
conscience,  disait-il,  de  désobéir  au  pape.  »  L' ex-prieur  se  fit 
donc  réintégrer  juridiquement  par  l'évêque,  son  parent,  et  par 
les  membres  du  conseil,  ses  amis,  «  au  possessoire  de  son  béné- 
fice. »  Il  rentra  dans  Saint- Victor  le  jour  même  où  l'évêque  entra 
dans  le  prieuré  de  Saint-Jean;  il  y  eut  des  soupers  à  ce  sujet,  des 
réjouissances  et  même  des  batailles;  on  ne  s'égayait  jamais  dans 
le  pays  sans  se  colleter  un  peu.  Ce  n'était  pas  tout  pour  Bonivard 
d'avoir  reconquis  son  titre  de  prieur;  il  fallait  vivre,  et  à  cet  effet 
toucher  les  revenus  de  ses  terres;  or  ces  terres  étaient  en  grande 
partie  chez  M.  de  Savoie.  Il  écrivit  humblement  au  duc  de  le  laisser 
jouir  de  son  bien;  mais  le  duc  répondit  qu'il  ne  le  pouvait  faire  de 
peur  d'être  excommunié,  vu  que  Tornabuoni  était  encore  en  vie. 


692  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Que  fit  alors  Bonivard?  Ici  commence  une  épopée  burlesque  qui 
peint  le  pays  et  le  temps. 

A  deux  lieues  de  Genève,  devant  le  village  de  Gartigny,  Boni- 
vard possédait  un  château  sur  une  hauteur  au  pied  de  laquelle 
rampe  le  Rhône,  grand  serpent  bleu  tacheté  de  vert,  replié  plu- 
sieurs fois  sur  lui-même  et  frottant  son  dos  contre  le  coteau  sa- 
blonneux. Limé  en  dessous,  ce  coteau  s'effondre  en  poussière  dans 
le  fleuve,  si  bien  qu'à  la  place  où  fut  le  château  de  Bonivard  on  ne 
voit  plus  maintenant  qu'un  ravin  tourmenté,  des  terrains  qui  s'é- 
boulent, des  falaises  qui  s'émiettent,  criblées  de  trous  où  les  hiron- 
delles font  leurs  nids,  puis  des  roches  fantasques  formant  comme 
un  glacier  de  sable  durci,  hérissé  d'arêtes  et  d'aiguilles.  De  l'autre 
côté  du  Rhône,  au-delà  d'un  plateau  peuplé  de  villages  et  de  touffes 
d'arbres,  le  long  mur  noir  du  Jura  s'amollit  à  l'aube,  rougit  dans 
les  brumes,  et  fuit  au  loin  pour  donner  de  l'espace  à  la  plaine,  qui 
se  déroule  en  larges  ondulations  jusqu'aux  premières  houles  des 
Alpes  à  l'extrême  horizon.  Bonivard  voyait  tout  cela  de  sa  propriété, 
qu'il  tenait  à  garder,  bien  que  ce  fût  «  un  château  de  plaisance  et 
non  de  forteresse.  »  Il  y  mit  donc  un  Fribourgeois,  nommé  Guil- 
laume Castes,  auquel  il  avait  affermé  ses  terres,  et  s'assura  ainsi  la 
protection  de  Fribourg.  En  même  temps  il  fit  valoir  devant  le  con- 
seil général  de  Genève  l'importance  du  prieuré  de  Saint-Yictor,  le 
danger  d'abandonner  cette  position  à  quelque  partisan  du  duc;  il 
obtint  enfin  que  la  ville  prît  pour  lui  fait  et  cause,  à  main  armée, 
s'il  le  fallait.  Tornabuoni  était  à  Ghambéry,  soutenu  par  le  duc,  et 
commença  même  à  retirer  les  dîmes.  Bonivard  fit  crier  dans  ses 
terres  que  nul  n'osât  y  exécuter  les  ordres  du  pape  et  du  duc,  sous 
peine  d'être  pendu  et  étranglé,  et  recouvra  tout  ce  qu'il  put  «  à  la 
barbe  du  duc  et  du  pape.  » 

Gartigny  pourtant  ne  devait  pas  appartenir  longtemps  à  Boni- 
vard. Un  jour,  le  capitaine  fribourgeois  qu'il  y  avait  placé,  Guil- 
laume Gastes,  envoya  çà  et  là  ses  compagnons  et  partit  à  cheval  du 
château,  n'y  laissant  qu'une  femme.  Sa  conduite  en  tout  cela  n'est 
pas  très  claire;  ce  qui  est  certain,  c'est  que,  dès  qu'il  eut  le  dos 
tourné,  les  gens  du  duc  s'emparèrent  de  la  résidence.  Bonivard 
alors  afferma  Gartigny  à  un  homme  sur  lequel  il  croyait  pouvoir 
compter.  Get  homme  se  nommait  Bischelbach,  était  boucher,  et 
avait  été  magistrat  à  Berne;  mais  il  s'était  exilé  de  son  pays  par 
dévoûmentau  catholicisme.  Berne  en  effet  (février  1528)  venait  d'em- 
brasser la  réforme,  qui  forçait  les  hommes  mariés  de  quitter  leurs 
concubines;  cette  tyrannie  déplut  à  Bischelbach,  qui  s'en  vint  à 
Genève  avec  une  douzaine  de  compagnons,  offrant  à  la  ville  en  cas 
de  péril  trois  ou  quatre  mille  Bernois  pour  la  défendre,  u  En  vérité, 


FRANÇOIS    BONIVARD.  693 

pensait  Bonivard,  ce  n'étaient  que  rais  qui  venaient  à  Genève  pour  y 
décroître  le  grenier  et  la  cave,  mais  quoi?  En  les  refusant,  d'amis  ils 
fussent  devenus  ennemis  et  eussent  pu  porter  beaucoup  plus  de  dom- 
mages comme  ennemis  que  de  profit  comme  amis;  on  leur  fit  donc 
bon  accueil,  et  on  leur  livra  maison,  blé,  chair,  vin,  bois,  bref  tout 
ce  qui  était  nécessaire.  »  Bonivard  lui-même  arrenta  son  bénéfice  cà 
Bischelbach  et  à  un  chanoine  nommé  Vuilliaumin  (Guillimann),  qui 
fuyait  Berne  également  pour  cause  de  religion.  Au  mois  de  mai,  — 
c'était  le  moment  où  l'on  percevait  les  dîmes,  —  Bischelbach  voulut 
se  rendre  à  Cartigny,  mais  n'y  voulut  pas  aller  sans  Bonivard,  qui 
débuta  par  refuser  net,  confessant  qu'il  avait  peur.  Il  fallut,  pour 
le  décider,  de  vives  instances  et  de  bonnes  raisons.  On  pouvait  em- 
mener de  Genève  quelques  compagnons  armés  de  haquebutes;  il  y 
avait  près  du  village  un  bois  dans  lequel  on  pourrait  se  retirer  en 
cas  de  charge  trop  forte,  et  la  retraite  serait  facile,  le  pays  étant  tout 
plat.  Bonivard  prit  donc  courage  et  sortit  un  matin  (le  dimanche 
2à  mai)  de  la  ville  avec  un  prêtre  et  le  chanoine  bernois,  qui  était 
vaillamment  monté  sur  une  mule  ;  tous  trois  portaient  des  armes 
vsous  leurs  robes.  Hors  des  portes,  à  Plainpalais,  Bischelbach  les 
attendait  avec  quatre  ou  cinq  chevaux.  «  Et  vos  gens  de  pied?  de- 
manda le  prieur.  —  JNous  en  trouverons  assez,  répondit  en  riant  le 
boucher  de  Berne.  —  Je  ne  partirai  pas,  si  je  ne  suis  mieux  escorté. 
—  Je  vais  les  envoyer  querre  (  quérir)  pendant  que  vous  entendrez 
la  messe.  »  Bonivard  entra  dans  l'église,  et  se  recommanda  chaude- 
ment à  Dieu,  c'est  lui  qui  le  déclare,  car  il  avait  de  «  terribles 
doutes  »  malgré  l'assurance  de  ses  gens  qu'ils  vivraient  et  mour- 
raient avec  lui. 

La  messe  entendue,  la  petite  troupe  se  mit  en  marche,  les  gens 
de  pied  allant  devant  et  derrière,  un  peu  éloignés  les  uns  des  au- 
tres, afin  de  n'être  pas  remarqués.  Ils  arrivèrent  ainsi  à  deux  portées 
d'arbalète  du  château.  Chemin  faisant,  l'un  d'entre  eux  s'était  em- 
paré d'un  cheval  qu'on  menait  boire.  Ils  se  trouvèrent  devant  l'é- 
glise du  village  au  moment  où  les  habitans  sortaient  de  la  messe; 
parmi  ceux-ci  se  trouvait  un  des  gentilhommes  du  parti  de  Savoie, 
Jean  de  Grenant.  Après  un  entretien  entre  Bischelbach  et  ce  gen- 
tilhomme, il  fut  convenu  qu'on  enverrait  au  château  l'un  des  Ber- 
nois, nommé  Thibaut  (Diebolt),  sur  quoi  la  troupe  alla  dîner,  car 
Bischelbach,  en  homme  de  précaution,  avait  songé  aux  vivres;  l'hô- 
telier était  du  reste  à  Bonivard.  Aux  premiers  coups  de  dent,  les 
convives  entendirent  deux  coups  de  feu;  ils  sautèrent  sur  leurs 
armes.  On  venait  de  tirer  du  château  sur  le  Bernois  Thibaut,  qu'ils 
y  avaient  envoyé.  Bischelbach  partit  à  cheval  comme  un  trait  et 
disparut;  ce  fut  Bonivard  qui  rallia  la  troupe  et  qui  commanda  la 


694  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

marche;  il  ne  s'en  tira  pas  trop  mal,  et  mit  même  l'épée  à  la  main 
contre  Jean  de  Grenant,  qui  dut  se  rendre;  puis  il  fit  enlever  par 
des  paysans,  sur  lesquels  on  n'osait  tirer  du  château,  le  corps  du 
pauvre  Thibaut,  qui  était  encore  en  vie;  on  le  hissa  comme  on  put 
sur  une  monture,  et  l'on  s'en  revint  sans  autre  fait  d'armes,  le  pri- 
sonnier attaché  d'errière  le  prêtre,  les  gens  de  pied  marchant  le  long 
du  bois,  les  gens  de  cheval  trottant  sur  le  grand  chemin.  Dans  le 
bourg  de  Bernex,  le  blessé  voulut  boire,  il  fallut  le  descendre  à  toute 
force,  et,  comme  la  foule  commençait  à  s'amasser,  on  laissa  là  «  le 
navré  presque  mort,  »  car  ces  guerriers  n'entendaient  pas  se  mettre 
en  danger  pour  un  cadavre.  On  n'était  pas  plus  tôt  rentré  à  Genève 
et  Bonivard  était  à  peine  installé  à  table  (il  n'oubliait  jamais  ce 
détail),  que  MM.  du  conseil  le  firent  prévenir  de  s'armer  de  nouveau. 
Les  Genevois  «  enrageaient  de  sortir  »  pour  courir  au  secours  de 
Thibaut.  Malheureusement  on  apprit  que  les  ennemis  avaient  pris 
et  achevé  le  moribond.  Bischelbach  déclara  qu'il  était  inutile  de  le 
venger,  et  Bonivard  alla  probablement  se  remettre  à  table. 

L'histoire  n'est  pas  finie.  La  même  année  (1528),  Gartigny  revint 
au  pouvoir  de  Bonivard,  mais  fut  repris  par  Pontverre,  le  chef  des 
«  gentilshommes  de  la  Cuiller.  »  Qu'était-ce  donc  que  ces  gentils- 
hommes? De  hardis  partisans  de  M.  de  Savoie  auxquels  on  servit 
un  jour  à  table  un  plat  de  riz  bien  cuit  et  bien  épais,  qu'on  ap- 
pelle pa'pct  dans  le  pays,  et  de  grandes  cuillers.  Ils  dirent  alors 
après  boire  :  «  Nous  mangerons  Genève  à  la  cuiller,  »  et  chacun  d'eux, 
suspendant  cette  arme  à  son  cou,  la  prit  pour  marque,  d'où  le  nom 
de  la  confrérie.  Ils  gagnèrent  des  adhérens,  firent  bande  à  part,  eu- 
rent des  lois,  des  statuts,  et  s'assemblèrent  à  Gaillard,  un  bourg 
aujourd'hui  français,  à  une  lieue  de  Genève,  pour  couper  les  vivres 
aux  Genevois.  Hardis  routiers,  ils  allaient  sur  tous  les  grands  che- 
mins fourrageant  et  pillant,  effrayant  surtout  les  bourgeois,  qu'ils 
empêchaient  de  sortir,  ils  tentaient  les  expéditions  les  plus  folles; 
ils  eurent  l'idée  de  prendre  le  couvent  de  Saint-Yictor.  Un  des 
moines  était  pour  eux;  c'était  un  garçon  de  bonne  maison  qui  man- 
geait son  blé  en  herbe,  et,  quand  il  n'avait  plus  rien,  allait  battre 
monnaie  ou,  comme  dit  Bonivard,  «  puiser  son  eau  bénite  »  auprès 
de  sa  famille,  qui  habitait  Gaillard.  Là  il  voyait  naturellement  les 
gentilshommes  de  la  Cuiller.  On  le  sut  à  Genève,  où  le  bruit  se  ré- 
pandit que  Saint-Yictor  était  menacé,  même  envahi  par  ces  malan- 
drins, que  plusieurs  d'entre  eux  étaient  déjà  cachés  dans  le  couvent, 
d'où  ils  entreraient  comme  chez  eux  dans  la  ville.  Un  soir  donc, 
Bonivard,  qui  ne  se  doutait  de  rien,  venait  de  souper,  quand  le  syn- 
dic Bezanson  et  le  procureur  fiscal,  entrant  tout  à  coup,  lui  dirent 
de  prendre  sa  robe  et  de  les  suivre  à  la  maison  de  ville,  où  il  trouva 


FRANÇOIS    BONIVARD.  695 

«  plus  de  quatre  cents  personnes  en  armes  qui  commencèrent  tous 
à  crier  que  mes  moines  menaient  des  trahisons  et  qu'en  fisse  jus- 
tice, autrement  ils  la  feraient . eux-mêmes.  »  Le  peuple  et  Bonivard 
se  rendirent  à  Saint -Victor  pour  prendre  les  moines.  On  enve- 
loppa le  couvent  de  tous  côtés,  tandis  que  le  prieur  y  montait  avec 
une  douzaine  de  compagnons  «  par  une  porte  dérochée  (écrou- 
lée). »  Il  surprit  ses  moines  dans  une  chambre  où  les  uns  jouaient, 
les  autres  regardaient  jouer.  Ces  joyeux  frères  ne  furent  point  ef- 
frayés de  le  voir  tomber  ainsi  «  extra-heure  »  au  milieu  d'eux.;  ils 
continuèrent  tranquillement  leur  partie.  Quand  Bonivard  ordonna 
qu'on  les  fît  prisonniers,  l'un  des  joueurs  en  se  levant  dit  à  un 
autre  :  «  Souvenez-vous  que  vous  me  devez  sept  deniers.  »  La  pri- 
son du  couvent  n'étant  pas  sûre,  on  enferma  les  détenus  à  l'hôtel 
de  ville,  puis  à  l'évêché;  mais  Bonivard  fit  déclarer  que  c'était  par 
nécessité,  et  que  sa  juridiction  n'en  serait  pas  amoindrie.  Il  demanda 
en  outre  que  les  moines  fussent  bien  traités.  Ils  le  furent  si  bien 
que  peu  après,  quand  on  les  relâcha  tous,  les  trouvant  innocens  et 
inoffensifs,  l'un  d'eux  maugréa  contre  ceux  qui  lui  ouvraient  la 
porte.  «  Je  faisais  bonne  chère  céans,  dit-il,  et  maintenant  je  mour- 
rai de  faim.  » 

Cependant  les  gentilshommes  de  la  Cuiller  continuaient  leur  pe- 
tite guerre.  Leur  chef,  Pontverre,  un  Fra-Diavolo  de  haut  bord,  se 
multipliait  pour  inquiéter  les  Genevois.  Bonivard  possédait  un  pré 
au-delà  du  pont  d'Arve;  au  temps  de  la  récolte,  n'ayant  pas  assez 
de  chariots  pour  ramener  ses  foins,  il  en  laissa  une  partie  sur  place; 
Pontverre  avec  ses  hommes  vint  s'en  emparer  le  soir,  et,  du  pont, 
insultait  et  défiait  les  gens  du  prieur.  Les  deux  partis  tirèrent  les 
uns  sur  les  autres  a  à  belles  haquebutes,  »  et  le  cheval  de  Pontverre 
fut,  dit-on,  tué  sous  lui.  Bonivard,  informé  de  l'escarmouche,  sortit 
de  la  ville  au  secours  de  ses  gens.  Pontverre  fit  semblant  d'avoir 
peur  et  recula  d'un  trait  d'arbalète  pour  engager  le  prieur  à  passer 
le  pont;  mais  celui-ci  se  garda  d'en  rien  faire.  Des  incidens  pareils 
se  répétaient  tous  les  jours.  Ce  Pontverre  finit  mal.  Voulant  tra- 
verser Genève  à  la  brune,  «  à  l'heure  du  souper,  »  dit  Bonivard,  qui 
estimait  cette  heure-là,  il  fit  baisser  la  chaîne  et  ouvrir  la  porte; 
reconnu  sur  le  pont,  enveloppé,  poursuivi  jusque  dans  une  maison, 
où  il  se  débattit  comme  un  lion,  il  finit  par  succomber  criblé  de 
blessures.  Ce  fut  grand  dommage,  «  car  c'était  un  vertueux  cheva- 
lier, excepté  qu'il  était  si  querelleux.  »  Sa  mort  n'arrêta  point  les 
équipées  de  la  confrérie. 

Enfin  une  trêve  fut  conclue  entre  les  Savoisiens  et  les  Genevois, 
et  à  la  suite  de  cette  trêve  Bonivard  reçut  l'ordre  de  ne  plus  courir, 
pour  toucher  ses  revenus,  sur. les  terres  du  duc.  Gomme  il  ne  pou- 


696  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vait  vivre  qu'au  moyen  de  ces  incursions,  la  ville  lui  fit  une  pen- 
sion bien  maigre,  si  maigre  même  qu'elle  suffisait  à  peine  à  le 
nourrir,  lui  et  son  page,  «  ce  de  quoi  me  contentais,  dit-il,  voyant 
que  la  ville  ne  pouvait  faire  mieux.  »  Il  se  plaignait  toutefois  à  des 
gens  du  conseil  qui  avaient  pitié  de  lui  et  qui  auraient  bien  voulu 
qu'il  fît  sa  paix  avec  le  duc,  pourvu  que  ce  ne  fût  pas  au  désavan- 
tage de  Genève.  Bonivard  avait  annexé  son  bénéfice  à  l'hôpital  de 
cette  ville;  d'autre  part  Tornabuoni  l'avait  annexé  à  la  chapelle  du 
Saint-Suaire  de  Ghambéry.  Il  fallait  une  bonne  fois  arranger  cette 
affaire.  A  cet  effet,  Bonivard  fit  une  sottise  :  il  demanda  au  duc  un 
sauf-conduit  pour  aller  voir  sa  mère,  «  qui  était  ancienne  et  ma- 
lade à  Seyssel.  »  Le  sauf-conduit  obtenu  (1530),  Bonivard  se  mit  en 
route  malgré  le  conseil  de  ses  amis;  il  n'avait  pas  vu  sa  mère  depuis 
cinq  ans,  et  «  l'affection  le  transportait.  »  Il  partit  en  secret  et  tout 
seul,  craignant  les  mauvaises  rencontres;  ce  départ  ressemblait  mal- 
heureusement à  une  désertion.  Un  homme  qui  convoitait  le  bénéfice 
de  Bonivard  souleva  contre  lui  MM.  de  Genève,  l'accusant  d'être 
allé  vendre  leurs  secrets  au  duc.  On  voit  la  situation  du  malheureux 
prieur  «  entre  deux  selles,  »  n'osant  plus  retourner  à  Genève  et  osant 
encore  moins  rester  à  Seyssel,  où  sa  famille  l'avait  reçu  avec  plus 
de  frayeur  que  de  plaisir.  Il  obtint  pourtant  la  prolongation  de  son 
sauf-conduit,  et  rôda  quelque  -temps  de  ville  en  ville  en  Savoie  et 
dans  le  pays  de  Yaud;  il  essaya  de  négocier  avec  l'évêque  de  Lau- 
sanne la  cession  de  son  bénéfice  pour  une  pension  de  hOO  livres,  non 
sans  avoir  obtenu  l'assentiment  de  ses  amis  de  Genève.  Un  jour  en- 
fin, comme  il  se  rendait  sans  défiance  à  Lausanne,  il  tomba  dans 
une  embuscade.  Le  capitaine  du  château  de  Chillon,  sortant  d'un 
bois  à  l'improviste  avec  une  quinzaine  de  compagnons,  se  rendit 
maître  de  sa  personne.  «  Je  chevauchais  lors  une  mule,  dit  Boni- 
vard, et  mon  guide  un  puissant  cortaut  (courtaud);  je  lui  dis  :  Pique, 
pique!  Mon  guide,  au  lieu  de  piquer  avant,  tourne  son  cheval  et  me 
saute  sus,  et,  avec  un  coutel  qu'il  avait  tout  prêt,  me  coupa  la  cein- 
ture de  mon  épée,  et  sur  ce,  ces  honnêtes  gens  arrivèrent  sur  moi 
et  me  firent  prisonnier  de  la  part  de  monseigneur  (le  duc).  Et 
quelque  sauf-conduit  que  leur  montrisse,  me  menèrent  lié  et  guer- 
roie à  Chillon,  où  je  demeurai  non  plus  longuement  que  six  ans, 
jusque  Dieu,  par  les  mains  de  MM.  de  Berne  accompagnés  de  ceux 
de  Genève,  me  délivra  des  mains  de  ces  honnêtes  gens.  Et  voilà  ma 
seconde  passion.  » 

Tâchons  maintenant  de  résumer  tous  ces  traits.  La  confusion  de 
droits,  d'intérêts,  de  juridictions,  de  puissances  qui  se  heurtaient 
à  Genève,  le  conflit  entre  le  duc  et  l'évêque,  entre  le  sacerdoce  et 
l'empire,  leur  alliance  contre  la  commune  et  le  peuple,  l'impuis- 


FRANÇOIS   BONIVARD.  697 

sance  du  pouvoir  civil,  la  nécessité  poui  chacun  de  penser  à  soi, 
de  se  faire  justice,  les  associations  se  formant  dans  l'état,  hors 
de  lui,  souvent  contre  lui,  les  partis  soulevés  et  armés  jusqu'aux 
dents,  la  ville  à  la  merci  des  chefs  de  faction,  les  campagnes  enva- 
hies et  occupées  par  des  malfaiteurs  de  bonnes  familles,  les  bé- 
néfices octroyés  par  l'église,  à  laquelle  ils  n'appartenaient  pas,  et 
possédés  par  deux  prieurs  qui  se  les  disputaient  à  coups  d'arque- 
buse; puis  les  trahisons,  les  guet-apens,  les  violences  sans  nom,  la 
torture  en  permanence,  l'échafaud  relevé  à  chaque  instant;  enfin 
l'anarchie  partout  et  déjà  dans  les  consciences,  la  corruption  presque 
universelle  du  clergé,  de  Rome  à  Genève  et  de  Genève  à  Saint-Vic- 
tor, appelant  à  grands  cris  la  réforme,  non  comme  une  épuration 
de  croyances  (c'est  le  petit  côté  de  ce  grand  mouvement),  mais 
comme  une  révolution  morale  :  —  voilà  le  tableau  que  nous  a  [irô- 
senté  jusqu'ici  l'histoire  de  Genève  étudiée  dans  la  vie  et  dans  les 
livres  de  Bonivard.  iN'y  a-t-il  pas  là,  sur  un  théâtre  restreint,  toutes 
les  tempêtes  du  xvi^  siècle? 

II. 

Un  des  récens  historiens  de  la  réformation,  M.  Merle  d'Aubi- 
gné,  a  rendu  cet  arrêt  un  peu  sévère  :  «  la  dernière  partie  de  la  vie 
de  Bonivard  fut  aussi  triste  que  la  première  avait  été  brillante;  il 
eût  mieux  valu  pour  son  nom  qu'il  eût  été  mis  à  mort  dans  les  sou- 
terrains de  Ghillon.  »  Qu'il  nous  soit  permis  de  révoquer  une  pa- 
reille sentence.  Si  le  capitaine  du  château  s'était  montré  aussi  mé- 
chant que  le  voudrait  M.  Merle,  nous  aurions  perdu  la  meilleure  ou 
du  moins  la  plus  durable  partie  de  Bonivard,  l'écrivain.  Ce  fut  en 
effet  à  dater  de  sa  «  seconde  passion  »  que  le  prieur  prit  la  plume. 
Les  deux  premières  années  de  sa  captivité  furent  assez  douces;  le 
capitaine  de  Beaufort  traita  son  captif  honnêtement,  le  mit  dans 
une  chambre  et  lui  tint  compagnie  :  ces  deux  joyeux  sires  se  ra- 
contaient des  histoires  et  s'amusaient  ensemble  pour  tuer  le  temps. 
Par  malheur,  M.  de  Savoie  vint  à  Ghillon,  et  «  ne  sais,  dit  Bonivard, 
si  pour  le  commandement  du  duc  ou  de  son  propre  mouvement, 
Beaufort  me  fourra  en  iiues  croctes  desquelles  le  fond  était  plus  bas 
que  le  lac  sur  lequel  Ghillon  était  situé,  et  avais  si  bon  loisir  de  me 
promener,  que  je  empreignis  un  chemin  en  la  roche  qui  était  le 
pavement  de  céans,  comme  si  on  l'eût  fait  avec  un  martel.  »  En 
se  promenant  ainsi,  Bonivard  composait  «  tant  en  latin  qu'en  fran- 
çais beaucoup  de  menues  pensées  et  ballades.  »  Voilà  tout  ce 
qu'on  sait  de  la  captivité  du  prieur.  L'épisode  de  ses  deux  frères 
qui  moururent  auprès  de  lui  dans  le  cachot  est  sorti  de  l'imagina- 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  de  Byron.  Les  autres  incidens  du  poème  anglais  sont  de  pures 
inventions,  moins  que  des  légendes. 

Nous  avons  suivi  Bonivard  jusqu'à  son  second  emprisonnement, 
c'est-à-dire  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  active.  Désormais  il  ne  sera  plus 
rien,  pas  même  prieur.  Délivré  en  1536,  lors  de  la  prise  de  Gliillon, 
il  fut  ramené  à  Genève  en  triomphe  ;  ce  triomphe  devait  être  court. 
Pendant  sa  captivité,  —  intervalle  qui  coupe  en  deux  non-seulement 
la  vie  de  Bonivard,  mais  aussi  l'histoire  de  Genève  au  xvi'^  siècle, — 
une  grande  révolution  s'était  accomplie  :  la  ville  Jépiscopale  était 
devenue  la  cité  de  Calvin.  Elle  s'était  affranchie,  puis  réformée  :  plus 
de  duc  ni  d'évêque,  mais  plus  de  bénéfices  ni  de  couvens  !  Saint- 
Yictor  était  détruit  depuis  le  jour  où  les  Genevois,  pour  se  dé- 
fendre, avaient  eu  le  courage  cruel  de  renverser  leurs  faubourgs.  Les 
moines  et,  dit-on,  leurs  concubines  avaient  aidé  à  la  démolition. 
Les  martyrs  sont  exigeans;  Bonivard  espérait  beaucoup  de  Genève, 
pour  laquelle  il  avait  souffert;  il  n'obtint  de  la  ville  appauvrie  que 
la  bourgeoisie,  un  siège  au  conseil  des  deux  cents,  un  logis  «  pour 
sa  vie  et  pour  celle  de  ses  enfans  mâles  légitimes,  »  enfin  deux 
cents  écus  de  pension,  à  la  condition  pourtant  qu'il  vécût  à  Genève, 
car  il  aimait  à  «  lever  le  pied;  »  on  exigeait  de  plus  qu'il  vécût 
honnêtement,  et  on  ne  lui  permit  pas  d'avoir  dans  sa  maison  une 
servante  trop  jeunev  Ces  choses-là  regardaient  les  magistrats  du 
pays.  Bonivard,  mécontent,  réclama  auprès  de  MM.  de  Berne,  qui  ne 
demandaient  pas  mieux  que  d'intervenir;  MM.  de  Genève,  irrités  de 
cette  démarche,  décidèrent  de  punir  l'ancien  prieur;  celui-ci  de  son 
côté  envoya  sa  démission  de  bourgeois,  déclarant  qu'il  se  réservait 
tous  les  droits  qu'il  pouvait  avoir  dans  Genève  ou  sur  son  terri- 
toire. Cette  déclaration  fut  assez  mal  reçue;  on  écrivit  sur  l'enve- 
loppe le  mot  de  sùdùis,  et  l'on  appelait  Bonivard  monsieur  mns 
Saint-Yictor.  L' ex-prieur,  tenant  bon,  intima  l'ordre  à  ses  anciens 
sujets  de  ne  donner  d'argent  qu'à  lui  seul;  enfin,  grâce  à  Berne,  il 
finit  par  obtenir,  outre  sa  maison  et  sa  pension,  portée  à  140  écus 
d'or,  800  écus  pour  payer  ses  dettes,  car  il  s'était  habitué  à  bien 
vivre,  et  la  prison  ne  l'avait  pas  corrigé;  la  prison  ne  corrige  per- 
sonne. 

A  dater  de  cet  arrangement,  il  vécut  en  paix  avec  Genève,  bien 
traité  par  «  la  seigneurie,  »  qui  lui  avançait  de  l'argent,  le  soignait 
malade,  le  logeait  dans  de  belles  maisons,  l'aidait  dans  ses  acqui- 
sitions, rachetait  les  livres  qu'il  avait  mis  en  gage,  lui  donna  même 
une  chambre  chauffée,  ce  qui  était  un  grand  luxe  en  ce  temps-là. 
11  vieillit  ainsi  entre  deux  anciens  serviteurs,  et  mourut  en  1570, 
âgé  de  soixante-dix-sept  ans,  ne  laissant  guère  que  des  dettes  et 
des  livres  qui,  léguésvà  la  ville,  commencèrent  la  bibliothèque  pu- 


FRANÇOIS    BONIVARD.  699 

blique  de  Genève.  Il  n'eut  pas  d'enfans,  bien  qu'il  eût  épousé 
quatre  femmes  dans  les  trente  dernières  années  de  sa  vie;  la  pre- 
mière, Catherine  Baumgartner,  était  de  Berne;  la  deuxième,  Jeanne 
Darmeis,  veuve  d'un  syndic,  quitta  plusieurs  fois  Bonivard  pour 
courir  les  champs;  il  dut  souvent  déposer  contre  elle  au  consis- 
toire, tribunal  moral  qui  faisait  la  police  de  la  vie  privée.  Les 
registres  de  cette  compagnie  nous  ont  été  conservés;  on  y  voit 
comparaître  h  chaque  instant  les  deux  conjoints,  la  femme  se  plai- 
gnant d'être  battue,  le  mari,  «  avec  paroles  prolixes,  »  d'être  dé- 
laissé; cela  dura  huit  ans.  Débarrassé  de  cette  veuve,  Bonivard  en 
épousa  une  autre  qui  avait  un  fils  et  qui  ne  vécut  guère.  Enfin, 
le  27  août  1562,  il  fut  encore  cité  devant  le  consistoire  pour  rendre 
compte  de  ses  relations  avec  une  nonnain,  Catherine  de  Gourtavone 
ou  de  Courtarvel.  11  l'avait,  disait-on,  recueillie  chez  lui;  or  nul 
n'avait  le  droit  de  cohabiter  avec  une  femme.  Le  galant  prieur, 
qui  marchait  alors  sur  ses  soixante-dix  ans,  avait,  à  ce  qu'il  pa- 
raît, adressé  à  cette  Catherine  des  vers,  et  lui  avait  demandé  sa 
main.  Il  ne  voulait  plus  maintenant  donner  suite  à  ces  pourpar- 
lers, désirant  d'abord  consulter  ses  parens.  Le  consistoire  décida 
que  les  vers  constituaient  une  promesse  de  mariage,  mais  que  Bo- 
nivard avait  bien  pu  se  réserver  le  droit  de  consulter  ses  parens. 
Il  renvoya  donc  les  parties  devant  îles  magistrats,  qui  devaient  dé- 
férer le  serment  à  l'ex-prieur.  S'il  jurait  ne  s'être  engagé  qu'a- 
vec des  réserves,  il  serait  libéré  de  ses  promesses,  et  puni  seule- 
ment de  sa  légèreté,  non  par  la  prison  à  cause  de  son  âge,  mais  en 
assistant  d'autorité  de  justice  aux  prêches  des  dimanches  et  des 
mercredis.  Si  au  contraire  Bonivard  a  contracté  un  engagement 
formel,  «  il  devra  être  puni  d'autant  plus  étroitement  qu'il  n'^est 
capable  à  contracter  mariage,  car  même  il  l'a  confessé,  disant  que 
sa  chair  est  morte  en  lui,  et  ne  désirait  prendre  cette  femme  sinon 
comme  sœur,  attendu  son  esprit.  »  Catherine  de  Courtavone,  que 
Bonivard  épousa  le  21  septembre  1562,  devait  avoir  en  effet  un 
esprit  cultivé,  puisque  son  vieux  mari  lui  dédia  son  traité  de 
YAmartigénée^  sur  l'origine  du  péché,  et  reçut  d'elle  en  retour 
les  philippiques  de  Démosthène  en  grec  (1).  Ce  roman  tardif  de- 
vait mal  finir;  l'ex- religieuse,  accusée  de  relations  trop  tendres 
avec  un  moine  défroqué  que  Bonivard  avait  pris  à  son  service,  fut 
mise  à  la  torture  avec  son  amant;  tous  deux  confessèrent  leur  crime, 
et  durent  l'expier  comme  l'exigeait  la  férocité  des  nouvelles  lois  : 
le  moine  eut  la  tête  tranchée,  et  la  quatrième  femme  de  Bonivard, 
cousue  en  un  sac,  fut  jetée  dans  le  Rhône. 

(î)  Ce  livre  vient  d'être  retrouvé  par  M.  Philippe  Plan  à  la  bibliothèque  de  Genève. 


700  •  r.EVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Où  est  la  ville  si  gaie  que  nous  décrivions  au  commencement  de 
cette  étude?  Genève  est  maintenant  austère,  ennuyée,  enfermée 
dans  ses  murailles,  dépouillée  de  ses  faubourgs.  Plus  d'images  ni  de 
sculptures  dans  les  temples,  tout  cela  est  effacé,  renversé;  lesorne- 
mens  des  maisons,  tant  à  l'intérieur  qu'à  l'extérieur,  sont  défendus, 
les  peintres  ont  été  chassés  de  la  ville,  les  statues  mêmes  des  mau- 
solées sont  grillées  ou  détruites,  car  elles  pourraient  être  adorées 
comme  des  images  de  saints;  des  tombes  de  pierre  on  fait  mainte- 
nant des  lavoirs,  les  bois  d'un  autel  ont  été  utilisés  pour  la  construc- 
tion d'un  échafaud.  Les  h  belles  filles  »  sont  proscrites,  les  tavernes 
fermées  et  remplacées  par  des  «  abbayes,  »  cabarets  officiels  où  les 
bourgeois  ne  peuvent  s'attabler  qu'à  heure  fixe  sous  l'inspection 
des  magistrats.  Les  hôtelleries  ont  été  interdites  aux  gens  de  la 
ville,  les  hôteliers  astreints  à  surveiller  le  voyageur,  à  le  dépouiller 
de  son  épée,  à  l'empêcher  de  sortir  après  souper,  à  faire  la  prière 
avant  le  repas,  à  ne  servir  aux  paysans  que  le  vin  rouge  du  pays,  à 
savoir  enfin  (on  se  croirait  à  Naples  sous  Ferdinand  II)  u  ce  que  les 
étrangers  vont  faisant,  »  et  à  le  rapporter  à  la  police. 

Défense  de  danser  et  même  de  voir  danser,  de  chanter  «  chansons 
lugubres  et  vaines,  »  de  jouer  de  la  vielle  aux  noces;  on  n'entend 
plus  pour  toute  musique  que  les  lentes  psalmodies  du  temple  alter- 
nant avec  le  fredon  du  trompette  qui,  du  haut  du  clocher,  guette 
l'ennemi.  Défense  de  manger  plus  de  deux  mets  à  dîner,  de  porter 
des  dentelles  ou  des  bijoux,  des  cheveux  pendans,  des  culottes  bouf- 
fantes. Défense  de  prier  en  latin ,  de  dire  Ave  Maria  ou  même  : 
animœ  fidelîum  requicscant  in  pace  :  c'est  «  chose  horrible  et  détes- 
table. »  Défense  de  représenter  des  pièces  de  théâtre  et  de  lire  Rabe- 
lais. Que  des  femmes  s'avisent  de  patiner,  qu'un  homme  à  la  fin  du 
prêche  réclame  à  son  voisin  de  l'argent  prêté,  et  que  le  voisin  mal- 
gré la  majesté  du  lieu  paie  la  somme,  qu'une  dévote  contemple  le 
prédicateur  avec  des  regards  trop  doux,  qu'un  garçon,  voyant  pas- 
ser une  femme,  parie  que  c'est  la  plus  belle  de  Genève,  qu'un  étran- 
ger (fût-ce  Clément  Marot)  joue  une  partie  de  trictrac,  qu'un  hôte- 
lier prenne  pour  enseigne  a  à  l'Ange  »,  —  tous  ces  délinquans  sont 
cités  devant  le  consistoire,  qui  les  admoneste  et  souvent  les  prive 
delà  cène.  S'ils  refusent  de  comparaître,  ils  iront  en  prison.  Le  con- 
sistoire entre  partout,  voit  tout,  sait  tout,  il  connaît  ceux  qui  ne 
vont  point  à  l'église  et  les  y  mène  de  force,  il  n'ignore  aucun  secret 
d'alcôve,  et  réglemente  les  devoirs  conjugaux.  Il  note  les  dates  des 
mariages;  que  le  premier  enfant  naisse  trop  tôt,  le  père  et  la  mère 
convaincus  de  tendresses  impatientes  sont  excommuniés,  quand 
ils  ne  sont  qu'excommuniés.  Un  homme  est  reconnu  «  inhabile  et 
incapable  d'être  marié;  »  son  mariage  est  rompu,  même  sans  plainte 


FRANÇOIS    J30N1VARD.  701 

de  la  femri?e.  Des  filles  s'ébattent  innocemment  à  riieiire  du  caté- 
chisme, elles  seront  fouettées.  Un  paysan  possède  une  vache  nom- 
mée Rebecca,  il  est  appelé  devant  les  juges,  et  il  a  beau  protester 
que  ses  enfans  la  nomment  ainsi  parce  qu'elle  a  les  cornes  rabou- 
chées  (repliées),  il  reçoit  une  admonition  sévère,  il  a  offensé  Dieu. 
Nous  trouvons  tous  ces  traits  dans  les  Registres  du  Consistoire ,  et 
nous  choisissons  les  moins  rudes.  Un  homme  seul,  Calvin,  s'était 
emparé  de  ce  peuple  joyeux,  raisonneur,  indiscipliné;  il  le  tenait 
dans  sa  main  et  le  forçait  d'obéir.  Sans  être  magistrat  ni  même  ci- 
toyen (il  ne  le  devint  qu'aux  dernières  années  de  sa  vie),  sans  man- 
dat officiel  ni  titre  reconnu,  sans  autre  autorité  que  celle  de  son  nom 
et  d'une  volonté  inflexible,  il  commandait  aux  consciences,  il  gou- 
vernait les  maisons,  il  s'imposait,  avec  une  foule  de  réfugiés  accou- 
rus de  toutes  parts,  à  un  peuple  qui  n'a  jamais  aimé  les  étrangers 
ni  les  maîtres;  il  heurtait  enfin  de  parti-pris  les  coutumes,  les  tra- 
ditions, les  susceptibilités,  les  résistances  nationales,  et  il  les  bri- 
sait. Il  avait  contre  lui  a  les  libertins,  »  c'est-à-dire  l'ancien  parti 
de  Berthelier  et  de  Bezanson  Hugues,  les  compagnons  ou  les  succes- 
seurs de  ces  patriotes  qui  avaient  affranchi  Genève  et  commencé  la 
réforme,  les  chefs  aimés  du  peuple,  les  anciennes  familles  du  pays, 
Genève  en  un  mot,  car  tout  cela  c'était  Genève,  révoltée  à  la  fois  de 
cette  invasion  de  «  Français  »  et  de  cette  tyrannie  morale.  Calvin 
n'en  tint  compte;  il  détruisit  Genève  pour  la  refaire  à  son  image,  et 
cette  reconstruction  improvisée  tient  encore;  il  existe  une  «  cité  de 
Calvin.  » 

Dans  cette  guerre  à  outrance,  de  quel  côté  trouverons-nous  Boni- 
vard?  Il  était  l'ami  des  patriotes,  le  parrain  d'un  de  leurs  chefs;  il 
avait  combattu  avec  eux,  il  aimait  le  plaisir,  et  n'était  réformé 
qu'en  haine  des  papes;  il  n'admettait  point  les  dogmes  un  peu 
cruels  de  la  nouvelle  religion.  Bien  plus  la  police  du  consistoire  le 
gênait  ;  il  était  cité  à  chaque  instant  devant  ce  tribunal  pour  ses 
fredaines,  ses  querelles  de  ménage  et  ses  façons  de  parler;  on  lui 
reprochait  de  ne  point  aller  au  prêche  ni  à  la  cène,  et  quand  il 
tâchait  de  s'excuser  sur  son  grand  âge,  on  lui  disait  :  «  Vous  vous 
êtes  bien  fait  transporter  sous  le  portique  de  l'hôtel  de  ville  pour 
regarder  des  images.  »  On  le  grondait  même  à  cause  du  bouquet 
qu'il  portait  sur  l'oreille,  «  ce  qui  lui  sied  mal,  disent  les  registres, 
à  lui  qui  est  vieil.  »  Excédé  par  ces  tracasseries,  il  écrivit  un  jour 
ou  signa  du  moins  une  chanson  sur  Calvin.  On  l'excommuniait  à 
chaque  instant,  et  il  ne  s'en  affligeait  guère.  Calvin  ne  l'aimait  pas, 
ou  du  moins  le  dédaignait  un  peu,  le  négligeait;  il  ne  l'a  nommé 
qu'une  fois  dans  la  volumineuse  correspondance  que  publie  avec 
tant  de  soin  M.  Herminjard;   encore  cette  mention  est-elle  une 


702 


REVUE    DES    DEUX    àlONDES. 


raillerie.  Eh  bien!  Bonivard  se  déclara  contre  les  libertins,  qu'il 
attaqua  rudement  dans  ses  pamphlets.  Comment  expliquer  cette 
invraisemblance?  Fut-il  payé,  comme  on  l'a  dit,  pour  calomnier 
les  vaincus?  m.ais  les  vainqueurs  empêchèrent  la  publication  et 
même  la  divulgation  des  écrits  de  Bonivard,  qui  ont  été  tenus  sous 
le  boisseau  jusqu'à  nos  jours;  ces  écrits  ne  plaisaient  donc  point 
aux  calvinistes.  Ne  vaut-il  pas  mieux  croire  que l'ex-piieur,  homme 
de  tact  et  de  sens,  voyait  juste  et  pressentait  auquel  des  deux 
partis  appartiendrait  l'avenir?  Dans  sa  jeunesse,  il  avait  combattu 
malgré  ses  intérêts  contre  la  Genève  des  ducs  et  des  évêques;  dans 
son  âge  mûr,  malgré  ses  sympathies,  il  combattit  contre  la  Genève 
des  libertins,  qui  ne  pouvait  durer.  Si  ces  anciens  partis  eussent 
triomphé,  leur  république  aurait-elle  tenu  devant  les  armes  de  ses 
voisins,  les  séductions  de  François  de  Sales?  Fortement  retrempée 
au  contraire  par  la  discipline  calviniste,  cette,  république  est  de- 
venue la  cité  d'une  idée,  le  foyer  d'une  lumière  qui  a  brillé  trois 
siècles,  et  qui  pâlit  aujourd'hui,  mais  ne  s'éteint  pas.  Rappelons- 
nous  ce  témoignage  éclatant  et  mérité  de  M.  Michelet  :  «  Genève, 
cet  étonnant  asile  entre  trois  nations,  dura  par  sa  force  morale. 
Point  de  territoire,  point  d'armée;  rien  pour  l'espace,  le  temps  ni 
la  matière,  la  cité  de  l'esprit,  bâtie  de  stoïcisme  sur  le  roc  de  la 
prédestination...  A  tout  peuple  en  péril,  Sparte  pour  armée  en- 
voyait un  Spartiate;  il  en  fut  ainsi  de  Genève.  A  l'Angleterre  elle 
donna  Pierre  Martyr,  Knox  à  l'Ecosse,  Marnix  aux  Pays-Bas  :  trois 
hommes  et  trois  révolutions...  S'il  faut  quelque  part  en  Europe  du 
sang  et  des  suppUces,  un  homme  pour  brûler  ou  rouer,  cet  homme 
est  à  Genève,  prêt  et  dispos,  qui  part  en  remerciant  Dieu  et  lui 
chantant  ses  psaumes.  » 

Bonivard  fut  donc  le  chroniqueur  officiel  de  la  réforme  triom- 
phante; ses  études  et  sa  réputation  le  désignaient  pour  un  pareil 
travail.  Il  avait  appris  le  latin  à  Pignerol,  l'allemand  et  le  droit  à 
Fribourg  en  Brisgau  sous  le  professeur  Ulric  Zasius.  Plus  tard,  à 
Strasbourg  et  à  Turin,  il  s'était  encore  assis  sur  les  bancs  de  l'é- 
cole. Dès  sa  vingtième  année,  il  s'était  attribué  le  grade  «  de  poète 
lauréat.  »  A  quel  titre?  On  l'ignore,  car  il  faisait  les  vers  assez  mal, 
comme  la  plupart  des  prosateurs  de  son  temps,  il  était  gêné  par  la 
mesure  et  la  rime.  Enfin  en  1518  un  voyage  à  Rome  lui  avait  sin- 
gulièrement émancipé  l'esprit.  Roma  vcduta,  fede  pei-dnfa,  disait 
un  ancien  proverbe  que  M.  de  Chateaubriand  lui-même  a  trouvé 
vrai  de  nos  jours;  que  devait-ce  donc  être  au  xvi^  siècle?  Aussi 
Bonivard  ne  se  contenta  point  d'embrasser  la  réforme,  il  la  défen- 
dit avec  sa  plume,  ou  plutôt  il  prit  l'offensive  et  attaqua  résolument, 
à  Rome  et  partout,  les  ennemis  du  soulèvement  religieux.  Ce  fut 


FRANÇOIS    BONIVARD.  703 

l'œuvre  de  la  seconde  moitié  de  sa  vie.  Il  débuta  par  des  tra- 
vaux historiques.  Les  conseils  le  désignèrent  en  15/i2  pour  conti- 
nuer la  chronique  de  Genève,  commencée  par  Porral.  Afin  de  se  pré- 
parer à  ce  travail,  il  traduisit  d'abord  en  15/i3  le  traité  de  Postel 
sur  les  magistrats  d'Athènes  et  les  chroniques  suisses  de  Stumpfî;  il 
se  fit  acheter  beaucoup  de  livres  et  obtint  pour  secrétaire  Antoine 
Fromment,  écrivain  lui-même  très  naïf  et  très  violent,  qui  tombait  à 
bras  raccourcis  avec  un  bon  gros  rire  bien  bruyant  sur  ses  ennemis 
les  papistes.  Le  manuscrit  des  Chroniques  de  Genève  de  François 
Bonivard,  copié  de  la  main  de  Fromment,  fut  remis  au  conseil  en 
1551  (1);  mais  Calvin  n'en  permit  pas  l'impression.  11  y  trouva  des 
passages  qui  auraient  pu  offenser  MM.  de  Fribourg  et  de  Berne,  et 
il  censura  le  style,  qu'il  déclara  grossier.  Bonivard  dut  baisser  la 
tête,  mais  ne  brisa  point  sa  plume  ;  cinq  ans  après,  il  écrivit  son 
fameux  pamphlet  sur  les  libertins,  YAdvis  et  Devis  de  Vancieww  et 
nouvelle  police.  Cette  diatribe  lui  fut  si  peu  commandée  qu'il  de- 
manda au  contraire  de  l'écrire,  et  sollicita  la  communication  de  quel- 
ques notes.  Certes  ce  libelle  est  d'une  injustice  maladroite,  et  nous 
intéresse  aux  gens  qu'il  voudrait  foudroyer.  Bonivard  ne  passera  ja- 
mais pour  un  chroniqueur  véridique  :  il  était  homme  de  parti  et 
homme  d'église,  trop  passionné  et  trop  convaincu  pour  voir  les  âmes 
telles  qu'elles  étaient,  les  choses  telles  qu'elles  se  passaient.  Les 
écrivains  de  ce  genre,  pensant  posséder  la  vérité,  ne  la  cherchent 
point,  ne  s'inquiètent  pas  des  faits,  croient  ceux  qui  leur  vont,  re- 
jettent les  autres  ou  les  changent.  On  aurait  tort  de  les  appeler 
menteurs,  car  il  n'est  pas  besoin  de  mauvaise  foi  pour  dire  le  faux, 
le  parti-pris  suffit.  D'ailleurs  Bonivard  se  distingue  des  autres  par 
beaucoup  de  sens  et  de  réflexion  ;  il  cherche  le  trait  et  la  couleur 
justes;  il  les  trouve  parfois  malgré  ses  emportemens.  Il  a  de  la 
critique  ou  du  moins  il  ose  douter;  il  n'aime  pas  le  merveilleux, 
le  légendaire,  il  est  homme  de  jugement;  il  a  de  plus  des  quali- 
tés de  peintre.  Ses  personnages  ne  posent  point,  il  les  rend  possi- 
bles; ce  ne  sont  pas  des  anges  ni  des  diables,  ce  sont  des  hommes, 
un  peu  grimaçans  quelquefois,  mais  en  chair  et  en  os  :  il  fait  des 

(1)  Voici  la  liste  des  ouvrages  de  Bonivard  qui  nous  sont  parvenus  :  la  traduction  des 
Chroniques  des  Ligues  de  Stumpff,  écrite  en  1549,  Une  partie  de  cette  traduction,  VHis- 
tolre  des  quatre  Jacopins  de  Berne  a  été  publiée  en  1867;  —  les  Chroniques  de  Genève, 
achevées  en  lool,  publiées  pour  la  première  fois  en  1831,  rééditées  en  1867; —  Advis 
et  Devis  de  l'ancienne  et  nouvelle  police,  écrit  en  1556,  publié  pour  la  première  fois 
en  1847,  réédité  en  1>^65;  —  De  N^oblesse  et  de  sss  offices  et  degrés,  achevé  après  1560, 
publié  en  1865;  — Advis  et  Devis  de  la  Source  de  l'Idolâtrie,  etc.,  achevé  en  1562, 
publié  en  1850;  —  VAmartigénée,  achevé  en  1502,  publié  en  1805;  —  VAdvis  et  Devis 
des  Langues,  achevé  en  1563,  publié  pour  la  première  fois  en  1849  dans  la  Bibliothèque 
de  l'École  des  Chartes,  réédité  en  1865. 


70â  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

caricatures,  il  ne  fait  pas  d'académies;  les  portraits  sont  outrés, 
mais  ressemblans.  Voyez  son  Léon  X,  par  exemple,  «  savant  en 
lettres  grecques  et  latines,  et  davantage  bon  musicien,  en  laquelle 
art  il  se  délectait  démesurément.  A  la  reste,  bel  personnage  de 
corps,  mais  de  visage  fort  laid  et  difforme,  car  il  l'avait  gros  plutôt 
en  enflure  que  par  chair  ni  graisse,  et  d'un  œil  ne  voyait  goutte,  de 
l'autre  bien  peu,  sinon  par  le  bénéfice  d'une  lunette  de  béril,  ap- 
pelée en  italien  un  ochial;  mais  avec  iceluy,  il  y  voyait  plus  loin  que 
homme  de  sa  cour...  »  Le  portrait  peint  par  Raphaël  idéalise  un 
peu  ce  croquis;  il  ne  le  dément  pas. 

Dans  son  Advis  et  Devis  de  la  Source  de  l'idolâtrie,  Bonivard 
raconte  l'histoire  des  onze  papes  (d'Alexandre  VI  à  Piel  V)  qui  oc- 
cupèrent le  saint-siége  de  son  vivant.  Tous  sont  plus  ou  moins  ru- 
dement traités  par  l'acerbe  hérétique,  qui  ne  fut  cependant  pas 
beaucoup  plus  doux  avec  les  chefs  de  sa  religion.  Il  écrivit  sur  les 
«  difformes  réformateurs  »  un  traité  qui  ne  dut  pas  enchanter  les 
calvinistes.  Ce  traité  débute  ainsi  :  «  Nous  avons  dit  par  ci-devant 
beaucoup  de  maux  des  papes  et  des  leurs;  mais  quel  bien  pour- 
rons-nous dire  des  nôtres?...  Ce  monde  est  fait  à  dos  d'âne;  si  un 
fardeau  penche  d'un  côté  et  vous  le  voulez  redresser  et  le  mettre 
au  milieu,  il  n'y  demeurera  guères,  mais  penchera  de  l'autre.  Aussi 
Gicéron  en  la  guerre  citoyenne  entre  Pompée  et  César,  requis  d'un 
chacun  côté  disait  :  Qiiem  fugiam  scio,  ad  qnein  nescio.  »  Par- 
tant de  là,  il  se  lance  le  fouet  à  la  main  sur  tous  les  princes  alle- 
mands, sur  l'Anglais  Henri  VIII  et  sur  beaucoup  d'autres.  «  Nous 
crions  contre  les  papistes,  dit-il,  et  faisons  pis  qu'eux  :  princes  et 
peuples  sont  débordés.  »  En  1536,  l'année  même  où  il  sortit  de 
Chillon,  il  fut  appelé  avec  Farel,  le  fougueux  apôtre  de  la  réfor- 
mation, à  une  sorte  de  conférence  avec  les  prêtres  et  les  campa- 
gnards encore  attachés  à  l'ancien  culte.  11  fut  signifié  à  ceux-ci  qu'ils 
eussent  à  prouver  par  la  Bible  que  la  messe  et  autres  institutions  du 
pape  étaient  approuvées  de  Dieu,  faute  de  quoi  ces  institutions 
seraient  à  jamais  prohibées.  Le  doyen  des  catholiques  demanda  un 
peu  de  temps  pour  s'éclairer  sur  cette  grave  aflaire  de  conscience, 
et  Bonivard  trouvait  que  le  doyen  des  catholiques  avait  raison, 
«  car,  dit-il,  s'ils  se  montraient  si  légers  à  passer  d'une  religion  à 
l'autre,  ils  pourraient  bien  par  la  même  occasion  retourner  aussi 
facilement  à  la  première.  »  Farel  au  contraire,  et  son  avis  prévalut, 
voulait  qu'on  forçât  les  paysans  à  se  convertir  sans  délai.  Bonivard 
avait  donc  plus  d'esprit  que  Farel;  on  peut  même  dire  qu'en  théo- 
logie il  avait  des  idées  moins  crues  que  certaines  théories  de  Cal- 
vin; il  osa  attaquer  la  prédestination,  ce  qui  était  dangereux  à  cette 
époque.  Il  conseillait  aussi  la  tolérance  et  ne  voulait  pas  qu'on 


FRANÇOIS   BONIVARD.  705 

attirât  les  âmes  à  Dieu  par  violence  et  par  contrainte.  Dans  son 
opinion,  Jésus-Christ  n'avait  pas  ordonné  d'outrager,  de  frapper  et 
de  tuer  en  son  nom  :  ce  n'était  pas  l'avis  de  Calvin. 

Bonivard  avait  beaucoup  lu,  beaucoup  étudié;  son  traité  De  no- 
blesse dut  apprendre  bien  des  choses  à  ses  contemporains  sur  l'his- 
toire des  hautes  castes  et  sur  le  droit  féodal.  Le  malin  prieur  se 
moquait  agréablement  de  ces  petits  princes,  encore  nombreux  de 
son  temps,  qui,  «  n'ayant  pas  ZtOO  florins  de  revenu,  ne  reconnais- 
sent aucun  souverain,...  exerçant  tous  actes  royaux,  excepté  de 
battre  monnaie,  non  pas  pource  qu'ils  ne  le  doivent,  mais  pource 
qu'ils  n'ont  pas  de  quoi.  »  Ce  n'est  pas  qu'il  veuille  mépriser  l'état 
de  noblesse,  «  car,  dit-il,  je  me  mépriserais  moi-même,  qui  en  suis, 
et  non  pas  le  premier  de  ma  race,  Dieu  veuille  que  n'en  sois  le  der- 
nier !  »  mais  il  est  sans  pitié  pour  les  parvenus,  les  bourgeois-gen- 
tilshommes, les  grenouilles  qui  veulent  se  faire  aussi  grosses  que 
le  bœuf. 

Bonivard  n'étudie  pas  seulement  les  titres  de  noblesse,  il  étudie 
aussi  les  formes  de  gouvernement,  11  examine  de  près  les  trois  états, 
monarchique,  aristocratique  et  démocratique,  et  en  signale  avec 
beaucoup  de  sens  les  avantages  et  les  inconvéniens.  C'est  surtout  à 
la  monarchie  qu'il  en  veut,  car  il  n'aime  pas  les  rois;  il  déteste  entre 
autres  Henri  VIII,  et  prétend  qu'on  pourrait  graver  sur  une  seule  cor- 
naline toutes  les  armes  des  bons  princes.  11  affirme  que  derrière  la 
monarchie  marche  la  tyrannie,  il  est  donc  contre  le  gouvernement 
personnel.  I!  est  aussi  contre  le  gouvernement  militaire,  et  ne  par- 
donne point  à  Auguste,  d'avoir  pris  le  titre  à'impcralor.  Cependant 
Bonivard  ne  paraît  pas  estimer  beaucoup  plus  l'aristocratie,  c'est- 
à-dire  la  prépotence  de  quelques-uns;  serait-il  donc  démocrate? 
Nullement,  car  l'état  populaire,  selon  lui,  traîne  à  sa  queue  l'anar- 
chie: autant  de  têtes,  autant  de  tyrans.  11  a  fait  là-dessus  «  des 
carmes  en  latin  et  en  gaulois.  » 

Bellua,  quara  plures  nam  minus  una  nocet. 
Vu  que  plus  dommageable  est  bête 
De  plusieurs  que  de  seule  tête. 

Ainsi  ni  monarchie,  ni  aristocratie,  ni  démocratie  ;  que  veut  donc 
Bonivard?  Tout  simplement  un  gouvernement  électif.  «  Suffit  à  un 
peuple  que  Dieu  lui  donne  la  grâce  de  pouvoir  élire  un  prince  ou 
plusieurs;  »  sur  quoi  il  a  fait  le  quatrain  suivant  : 

Quand  seront  heureuses  provinces, 
Royaumes,  villes  et  villages? 

TOME  LXXXII,  —    1869.  ^^ 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quand  l'on  fera  sages  les  princes 

Ou  (qu'est  plus  court)  princes  les  sages... 

Telle  est  la  politique  de  Bonivard. 

Dans  tous  ces  traités  ou  «  Ad  vis  ou  Devis,  »  le  négligent  prieur  se 
promène  en  long  et  en  large,  un  peu  au  hasard,  sachant  où  il  va, 
mais  prenant  le  plus  long,  nous  échappant  par  des  digressions  conti- 
nuelles. Il  cause  à  bâtons  rompus,  car  il  est  assailli  de  souvenirs  et 
d'idées,  et  tient  à  dire  tout  ce  qu'il  sait.  Ainsi  dans  son  Anuwtigénée 
il  parle  de  tout,  cite  dès  les  premières  pages  Salomon,  Prudence, 
Pétrarque,  saint  Augustin,  l'oracle  de  Delphes,  Josèphe,  Ovide  et 
Clément  Marot,  évoque  à  propos  de  la  création  toute  la  philosophie 
ancienne  et  moderne,  introduit  dans  sa  dissertation  des  anecdotes 
sur  Diogène,  sur  les  sauvages,  sur  les  vipères  et  les  tarentules,  sur 
Alexandre  le  Grand  et  le  roi  Pyrrhus,  sur  Épicure  comparé  à  Luther, 
entremêlant  cela  de  quatrains  moraux  et  d'épigrammes  contre  toute 
sorte  de  gens,  —  notamment  contre  les  communistes.  11  prétend  que 
même  les  cannibales  des  terres  neuves  ne  vivent  pas  en  commun, 
puisque,  «  non  contens  des  vivres  de  leurs  voisins,  ils  mangent  les 
uns  les  autres.  »  Il  se  moque  des  anabaptistes  et  des  déchaux  a  qui 
ne  diront  pas  mon  manitel,  mon  bissac,  etc.,  mais  notre  mantel, 
notre  bissac  et  semblable,  et  descendront  jusques  à  cela  qu'ils  diront 
bien  notre  bourse  en  nombre  plurier;  mais  quand  viendra  à  parler 
de  ce  qui  est  dedans,  ils  retourneront  au  singulier,  et  ne  diront  pas 
notre  argent,  mais  mon  argent.  »  C'est  ainsi  que  flânait  gaîment  et 
nonchalamment  ce  causeur  savoyard  plein  de  réflexions  et  de  lec- 
tures; on  voit  l'homme  habitué  à  vivre  en  compagnie  d'êtres  intel- 
ligens  qui  l'écoutaient;  nous  avons  noté  que  sa  dernière  femme  sa- 
vait du  grec.  11  en  savait  aussi  quelque  peu,  faisait  des  vers  latins, 
entendait  l'allemand,  l'italien  et  l'espagnol.  Son  Advis  et  Devis  des 
langues  contient  un  vocabulaire  des  mots  latins  d'origine  germani- 
que; il  avait  donc  beaucoup  lu  pour  lui-même,  la  plume  à  la  main. 
Quant  au  gaulois  (il  ne  voulait  pas  dire  le  français,  parce  que  Ge- 
nève n'appartenait  pas  à  la  France),  on  a  vu  assez  comment  il  le 
parlait.  C'est  cette  liberté,  cette  variété,  cette  fantaisie,  ce  luxe 
de  consonnes  inutiles  qui  distinguent  tous  les  écrivains  du  temps. 
Ni  ponctuation,  ni  apostrophes.  En  revanche,  on  trouve  chez  Bo- 
nivard un  accent  de  terroir  qu'on  chercherait  en  vain  chez  les 
autres  écrivains  réformés,  Calvin,  Farel,  Bèze,  Français  d'origine, 
et  introduisant  à  Genève  un  idiome  étranger.  Le  prieur  de  Saint- 
Yictor  est  bien  de  son  pays,  et  M.  Edmond  Chevrier  a  raison  de  le 
proclamer  Bugiste  en  reconnaissant  dans  ses  livres  quantité  de  lo- 
cutions qui  avaient  cours  au  xvi"  siècle  dans  le  Bugey,  la  Bresse,  la 


FRANÇOIS    BONIVARD. 


707 


vallée  du  Rhône,  le  bassin  du  Léman.  Du  patois  savoyard  qui  se 
parlait  à  Genève,  Bonivard  garda  non-seulement  beaucoup  de  mots, 
mais  aussi  le  ton,  certaines  particularités  de  la  prononciation  lo- 
cale qui,  fixées  sur  le  papier,  attirent  l'œil  (1).  Quant  au  style,  ce 
n'est  certes  pas  celui  de  Montaigne,  mais  c'est  encore  moins  celui 
de  Calvin.  «  Je  confesse,  dit-il  quelque  part,  que  le  beau  parler  est 
chose  fort  douce  et  amiable  et  allirliani  ailleurs,  mais  en  philoso- 
phie il  n'est  ni  bel  ni  agréable.  A  un  bateleur  est  bien  séant  tourner 
les  yeux  çà  et  là,  bien  danser,  sauter,  gambader,  bien  jouer  de 
souplesse;  mais  si  un  homme  de  conseil  ou  un  philosophe  s'essaie 
de  ce  faire,  il  n'y  aura  personne  qui  ne  se  donne  honte  de  son  honte. 
Si  nous  avons  une  petite  fille  jolie,  mignonne  et  de  bonne  grâce 
que  die  des  mots  infantiles,  il  n'y  aura  personne  que  n'y  prenne 
plaisir  et  ne  la  loue;  mais  si  une  femme  de  réputation  s'essayait  de 
ce  faire,  qui  ne  s'en  moquerait?  » 

Tout  cela  est  fort  bien  pensé,  mais  l'excellent  conseiller  n'a  qu'à 
moitié  suivi  son  précepte.  Certes  il  était  plus  rond,  plus  franc  du 
collier  que  la  plupart  de  ses  contemporains;  il  avait  ce  parler  qu'ai- 
mait Montaigne,  «  simple  et  naïf,  tel  sur  le  papier  qu'à  la  bouche, 
un  parler  succulent,  point  délicat  ni  peigné,  éloigné  d'affectation, 
délicat,  décousu  et  hardi.  »  11  n'était  pas  de  ceux  «  qui  se  détour- 
nent de  leur  voie  un  quart  de  lieue  pour  suivre  un  bon  mot.  »  II 
ignorait  cette  course  aux  concetti  qui  nous  fatigue  chez  ses  contem- 
porains et  ses  successeurs;  mais  il  n'avait  pas  non  plus  la  sobriété, 
la  rigueur  qu'il  réclame  du  philosophe.  11  s'amuse  et  veut  plaire; 
aussi  ne  craint-il  pas,  même  en  parlant  des  origines  du  péché,  le 
mot  pour  rire,  l'anecdote  graveleuse.  Il  a  beau  défendre  l'Ecriture, 
l'esprit  grivois  du  vieil  homme  d'église  perce  toujours.  Malgré  ses 
lectures,  il  ne  veut  point  paraître  pédant,  et,  au  moment  où  l'on 
s'y  attend  le  moins,  il  jette  par-dessus  les  moulins  sa  toque  et  sa 
robe.  Il  n'a  aucune  idée  de  ce  qui  s'appellera  plus  tard  le  style 
soutenu,  la  dignité  d'un  sujet,  la  gravité  de  l'histoire.  Il  est  enjoué, 
gaillard  et  de  bonne  grâce,  oubliant  à  chaque  insiant  la  tenue  qu'il 
voudrait  s'imposer.  Il  «  frétille  et  extravague  »  même  dans  les  choses 
les  plus  graves.  Il  s'insurge  contre  les  langues  savantes,  bien  qu'il 
les  parle.  Dans  les  tours  de  phrase,  les  inversions,  les  suppressions 
de  pronoms  et  d'articles,  à  certaines  façons  d'attaquer  la  période, 
de  la  développer  ou  de  la  clore  souvent  par  le  verbe  ou  par  le  mot 
essentiel,  on  sent  chez  lui  le  latiniste;  mais  il  ne  veut  pas  l'être. 

(1)  Il  écrit  par  exemple  commençai- ent,  damier  pour  derrière;  il  a  des  imparfaits 
du  subjonctif  étonnans  :  qu'ils  marchissent,  qu'ils  mangeussent.  Il  commet  d'autres 
fautes  qu'il  a  rapportées  d'Italie;  il  dit  une  art  et  un  erreur,  il  confond  les  qui  et  les 
que  sans  y  voir  aucun  mal. 


708  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

11  s'écrierait  volontiers  comme  Montaigne  :  «  Puissé-je  ne  me  servir 
que  des  mots  qui  servent  dans  les  halles  de  Paris!  »  Cet  amour  de 
la  langue  vulgaire  est  un  des  signes  particuliers  de  la  réforme. 

La  réforme  en  effet,  fille  de  la  renaissance,  renia  bientôt  sa 
mère  ou  plutôt  lui  fit  la  leçon,  prit  sa  place  et  marcha  devant, 
comme  font  les  fils  devenus  majeurs.  Rien  de  plus  beau  que  le  mo- 
ment où  l'une  et  l'autre,  nées  du  même  besoin  d'affranchissement 
et  d'épanouissement,  cheminèrent  ensemble,  où  Mélanchthon,  met- 
tant entre  les  mains  de  ses  élèves  Homère  et  saint  Paul,  voulait 
qu'on  entendit  le  poète  divin  pour  comprendre  l'apôtre.  Rien  de 
plus  intéressant  que  le  développement  des  études  classiques  ordonné 
à  Genève  par  Calvin  et  avant  lui  par  Farel.  Cette  entente  cordiale 
ne  pouvait  durer;  la  renaissance  voulut  rester  fidèle  aux  anciens 
dieux,  qu'elle  avait  ressuscites  et  rajeunis,  la  réforme  disait  :  Je  suis 
chrétienne  !  M.  Sayous  nous  apprend  que  Yiret  n'admettait  l'antiquité 
que  comme  «  chambrière  et  servante;  »  Budé  trouvait  les  pâtu- 
rages de  la  philologie  agréables,  il  est  vrai,  mais  pauvies  et  stériles, 
et  conseillait  la  philosophie  sacrée  comme  la  nourriture  des  bons 
esprits;  Hotman  tenait  à  proclamer  que  les  Gaulois  ne  descendaient 
pas  des  Romains;  l'helléniste  Estienne  affirmait  que  le  français  va- 
lait bien  le  grec;  Mornay  ne  craignait  pas  d'injurier  Cicéron  en  com- 
parant les  Latins  aux  Juifs;  enfin  Calvin,  l'un  des  meilleurs  latinistes 
de  son  temps,  renonça  de  plus  en  plus,  en  avançant  dans  la  vie, 
aux  archaïsmes  classiques,  pour  adopter,  pour  inventer  peut-être 
cette  discipline  de  la  grammaire  s'imposant  à  tous  les  membres  de 
la  phrase  et  forçant  chacun  d'eux  de  venir  à  son  tour  et  à  son  rang; 
c'est  lui  qui  le  premier  a  fait  du  français  la  langue  de  la  ligne 
droite.  N'oublions  pas  que  la  réforme  régna  non-seulement  dans 
la  science,  —  «  c'est  par  là,  disait  François  de  Sales,  que  notre  misé- 
rable Genève  nous  a  surpris,  »  —  mais  dans  les  lettres  durant  le 
demi-siècle  qui  sépare  Gargantua  des  premiers  Essais.  Pendant  ce 
temps,  c'est  ce  grand  mouvement  religieux  qui  s'empare  de  la  langue 
vulgaire,  la  substitue  aux  langues  savantes,  la  saisit  comme  une 
arme  ou  comme  un  instrument  pour  répandre  ses  idées  dans  le 
peuple,  la  façonne  et  la  refait  à  son  gré  pour  les  besoins  de  la 
science,  de  la  logique  et  de  la  discussion.  Par  la  liberté  de  son  es- 
prit, par  la  direction  de  ses  idées,  Bonivard  appartient  à  ce  schisme 
ou,  pour  mieux  dire,  à  cette  réforme  littéraire;  il  fut  de  ces  fou- 
gueux ferrailleurs  qui  servaient  sous  Calvin,  et  qui  tous,  même  le 
maître,  quittant  de  loin  en  loin  le  style  solennel  et  retroussant  leur 
robe,  s'escrimèrent  avec  une  gaîté  violente  contre  les  hommes  et 
les  idées  d'outre-mont.  Toutefois,  on  le  sent,  le  joyeux  prieur  n'en- 
tra jamais  qu'en  volontaire  dans  cette  compagnie  de  plaisans  lugu- 


FRANÇOIS    BONIVARD.  709 

bres  qui  bouffonnaient  de  force  et  ne  riaient  que  pour  montrer  les 
dents. 

Homme  de  plaisir,  il  se  tint  à  l'écart,  ne  fut  point  ministre  et  ne 
prêcha  jamais,  bien  que  sa  dernière  femme,  celle  qui  fut  noyée  pour 
crime  d'adultère,  l'y  poussât,  dit-on,  de  tout  son  pouvoir.  Peut- 
être  détestait-il  l'ancienne  église  plus  qu'il  n'aimait  la  nouvelle;  en 
tout  cas,  il  n'avait  pas  cette  idée  fixe,  unique,  qui  fit  la  force  des 
réformateurs.  Il  s'intéressait  à  beaucoup  de  choses,  à  la  philoso- 
phie, à  l'histoire,  aux  langues,  à  la  politique,  aux  mœurs  des  diffé- 
rens  peuples,  voire  aux  vignobles  des  différens  pays.  11  dissertait 
sur  les  crus  et  aimait  la  bonne  chère;  c'était  un  Rabelais  dépaysé» 
forcément  contenu,  tranquille.  Il  voulait  pourtant  garder  ses  cou- 
dées franches;  cette  indépendance  d'esprit  et  d'allures  se  montre  dans 
ses  écrits.  Il  eût  pu  passer  pour  le  père  de  Montaigne,  s'il  avait  eu 
la  fermeté,  l'aisance  et  l'audace  du  moraliste  souverain.  11  lui  man- 
que surtout  le  grand  charme  de  Montaigne,  ces  retours  sur  le  moi, 
qui  n'est  jamais  haïssable  dans  les  Essais.  Bonivard  ne  parle  guère 
de  lui  que  dans  les  Chroniques  de  Genève  en  racontant  les  événe- 
mens  où  il  figure  comme  acteur;  sachons-lui  gré  pourtant  de  ne 
s'être  jamais  posé  en  foudre  de  guerre.  Il  eut  peur  plus  d'une  fois; 
mais  il  a  le  courage  de  l'avouer.  Quand  il  se  met  en  scène,  il  s'ex- 
cuse toujours  et  tâche  de  justifier  son  entrée;  dans  tous  ses  Aclvis 
et  Devis,  il  n'intervient  jamai.s  que  comme  témoin.  Sur  sa  captivité 
de  Ghillon,  il  n'a  écrit  qu'une  courte  note.  Il  aurait  pu  chanter  ses 
fers  et  ses  barreaux  «  en  carmes  latins  ou  gaulois,  »  il  n'en  a  rien 
fait  :  remarquable  réserve  qui  rachète  bien  des  faiblesses  du  prieur, 
bien  des  injustices  du  pamphlétaire.  François  Bonivard,  partisan 
très  actif,  puis  écrivain  mordant,  plein  de  saveur  et  de  verve,  fut 
en  somme  un  sage  qui,  dans  sa  jeunesse  à  coups  d'épée ,  dans  sa 
vieillesse  à  coups  de  plume,  se  battit  pour  les  deux  causes  qui  de- 
vaient triompher.  Il  eut  l'honneur  de  souffrir  pour  l'une  d'elles  et 
le  bon  goût  de  n'en  pas  tirer  gloire. 

Marc-Monnier. 


LA 


POESIE  ET  LES  POÈTES 


DE  LA  NOUVELLE  GENERATION 


Ce  qu'on  appelle  poétiquement  le  concert  des  oiseaux  dans  les 
matinées  du  printemps  est  un  gazouillement  désordonné  où  il  est 
malaisé  de  distinguer  le  cri  mutin  de  .la  mésange,  la  voix  éclatante 
du  loriot,  l'accent  varié  de  la  fauvette.  Un  lecteur  sans  préjugé  ni 
préparation  particulière  doit  trouver  quelque  chose  d'analogue  dans 
l'ensemble  confus  de  chants  que  nos  poètes  offrent  à  un  auditoire 
distrait.  Un  premier  coup  d'œil  en  effet  jeté  sur  la  poésie  de  ces 
trois  ou  quatre  dernières  années  ne  permet  d'apercevoir  tout  d'abord 
que  des  ressemblances  :  c'est  comme  la  marque  du  temps.  Tout  ap- 
partient à  peu  près  au  genre  lyrique  moyen,  tout  est  détaché  et  en 
fragmens;  l'esprit  d'entreprise,  l'ambition,  manquent.  La  forme  ne 
change  pas  sensiblement  d'un  écrivain  à  l'autre  :  un  peu  plus,  un 
peu  moins  d'habileté  dans  l'innovation;  la  coupe  des  vers  et  le 
rajeunissement  de  la  langue  sont  partout  l'objet  d'une  étude  sé- 
rieuse. En  y  regardant  de  plus  près,  cette  uniformité  disparaît  :  sous 
la  ressemblance  des  procédés,  il  y  a  des  tentatives  diverses  ;  on  se 
sert  des  mêmes  moyens  pour  attirer  les  yeux,  l'esprit  n'est  pas  le 
même.  La  strophe,  qui  s'applique  à  toute  espèce  d'objets,  le  son- 
net, qui  ne  rend  pas  les  armes,  le  tercet  dantesque,  dont  on  fait 
grand  usage,  sont  employés  aux  desseins  les  plus  opposés.  Les 
poètes  paraissent  s'entendre  sur  l'art  qu'ils  pratiquent,  ils  ne  s'ac- 
cordent pas  sur  le  but  de  cet  art  même. 

Plusieurs  le  regardent  comme  une  parure  de  la  société  ;  au-delà 


LA   POÉSIE    ET    LES    POÈTES.  711 

du  plaisir  qu'il  procure,  ceux-ci  ne  voient  plus  rien  qu'on  puisse 
exiger  de  lui.  Un  des  traits  les  plus  caractéristiques  de  la  période 
littéraire  correspondant  au  second  empire,  c'est  que  jamais  l'école 
de  l'art  pour  lui-même  n'a  été  plus  en  vue.  Voilà  peut-être  d'où 
vient  l'optimisme  d'un  rapport  officiel  adressé  l'année  dernière  au 
ministre  de  l'instruction  publique  sur  le  progrès  de  cette  partie  de 
la  littérature.  Une  autorité  trop  confiante  et  une  complaisance  trop 
empressée  en  ont  dicté  les  conclusions.  Ce  document  restera  du  moins 
comme  un  monument  curieux  du  progrès  accompli  de  nos  jours,  non 
par  la  poésie  en  général,  mais  par  celle  qui  n'est  qu'une  jouissance 
de  l'esprit  et  des  oreilles.  Descriptive  et  musicale,  cette  école  se  re- 
garde comme  l'héritière  la  plus  directe  des  maîtres  qui  ont  renou- 
velé chez  nous  le  rhythme  et  la  couleur.  En  même  temps,  comme 
elle  est  l'adversaire  de  la  poésie  intime  et  profonde  dont  Alfred  de 
Musset  a  été  la  plus  puissante  expression,  elle  s'efforce  d'ôter  à  tous 
les  sentimens,  même  à  l'amour,  ce  qu'ils  ont  de  personnel;  elle 
affecte  un  calme  inaltérable  qui  la  fait  ressembler  à  ces  dieux  de 
marbre  dont  elle  aime  à  recommencer  perpétuellement  l'ébauchCo 
Au  reste  elle  a  tort  de  se  croire  seule  en  possession  de  la  tradition 
et  des  procédés  des  maîties  :  plus  d'un  poète  de  nos  jours  sait  ma- 
nier le  rhythme  et  la  couleur,  plus  d'un  sait  décrire  et  peindre  la 
nature  sans  oublier  qu'il  a  un  cœur,  sans  affecter  la  froideur  olym- 
pienne. 

La  royauté  presque  absolue  du  genre  descriptif  a  provoqué  une 
réaction;  c'est  là  le  symptôme  le  plus  sensible  d'une  nouvelle  ten- 
dance. 11  y  a  de  jeunes  écrivains  pour  qui  leur  art  est  quelque 
chose  qui  ennoblit  le  poète  et  ceux  qui  l'entendent,  une  vigueur 
sacrée  qui  se  communique  aux  pensées  et  aux  actions.  Ils  compren- 
nent ainsi  ce  magnétisme  poétique  dont  parle  Platon,  cette  chaîne 
aimantée  qui  va  de  la  muse  à  celui  qui  répète  les  beaux  vers.  L'un 
d'eux  l'a  parfaitement  exprimé, 

Le  beau  reste  dans  l'art  ce  qu'il  est  dans  la  vie, 
A  défaut  des  vieillards,  les  jeunes  le  diront. 

La  poésie  contemporaine  a  donc  commencé  par  des  essais  plus 
ou  moins  brillans  qui  en  faisaient  quelque  chose  d'extérieur  et  d'im- 
personnel, elle  aboutit  à  des  tentatives  en  sens  contraire.  En  nous 
proposant  ces  dernières  comme  objet  principal  de  notre  étude,  nous 
trouverons  des  souvenirs  du  point  de  départ  et  des  traces  du  che- 
min parcouru.  Beaucoup  de  descriptions  et  de  peintures  qui  ne  sont 
pas  toutes  froides  et  systématiques,  des  efforts  louables  pour  faire 
parler  la  philosophie  en  vers,  un  caractère  plus  humain,  plus  cor- 
dial dans  quelques-uns  de  nos  jeunes  écrivains  :  tels  sont  les  résul- 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tats  que  nous  avons  pu  dégager  des  nombreux  recueils  qui  ont  paru 
depuis  trois  ans. 

1. 

Gomment  le  genre  descriptif,  si  décrié  vers  la  fin  de  la  restaura- 
tion, a-t-il  repris  faveur  parmi  nous,  à  tel  point  que  la  poésie  du 
second  empire  rappelle  en  plus  d'un  point  celle  du  premier?  Com- 
ment les  curiosités,  les  minuties  d'une  école  épuisée  sont-elles  re- 
venues à  la  suite  d'une  rénovation  qui  était  précisément  destinée  à 
les  chasser?  Jadis  méthodique  et  froidement  ingénieuse  avec  De- 
lille,  Esménard,  Michaud,  la  description,  sans  changer  de  fond,  a 
pris  aujourd'hui  la  forme  et  les  allures  de  l'ode.  Au  lieu  de  mois- 
sonner son  champ  avec  la  régularité  classique,  elle  fait  sa  gerbe 
suivant  le  mode  romantique,  tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  l'autre.  Les 
descriptifs  d'autrefois  disaient  que  tout  était  bon  pour  les  vers,  et 
mettaient  en  rimes  spirituelles  ce  qui  n'était  fait  que  pour  la  prose; 
les  descriptifs  de  notre  temps  ont  dit  que  la  poésie  est  partout,  et 
qu'il  suffit  de  savoir  la  dégager.  Combien  de  fois  n'a-t-on  pas  ré- 
pété qu'elle  est  dans  l'étoile  qui  brille,  dans  le  flot  qui  gémit, 
dans  la  fleur  qui  se  penche,  dans  la  goutte  de  rosée  et  dans  le  brin 
d'herbe  !  Combien  aussi  ne  devons-nous  pas  de  lieux-communs  à 
ces  exagérations  sans  portée  !  Parce  que  les  descriptions  étaient 
couvertes  du  vêtement  lyrique,  elles  ont  souvent  passé  pour  de  la 
poésie,  et  le  procédé  même  du  renouvellement  a  servi  à  cacher  les 
redites.  Non,  le  plus  beau,  le  plus  divin  de  tous  les  arts,  n'est 
pas  dans  l'étoile  ni  dans  le  brin  d'herbe.  C'est  le  prendre  en  un 
sens  grossier  que  de  l'entendre  ainsi.  Décrire  est  bien  quelquefois, 
peindre  est  mieux;  mais  ce  dont  il  s'agit  surtout,  c'est  d'interpréter 
la  nature,  non  de  la  rendre  matériellement,  ni  de  l'inventer  d'après 
des  livres.  Encore  faut-il  que  le  poète  ne  s'attache  pas  toujours  à  la 
nature  extérieure,  qu'il  sache  regarder  en  lui-même,  admirer  les 
horizons  de  l'âme, 

Écouter  dans  son  cœur  l'écho  de  son  génie. 

Inventer,  copier  ou  interpréter  la  nature,  voilà  trois  manières 
de  décrire  qui  peuvent  servir  à  marquer  le  caractère  d'un  bon 
nombre  de  poètes  contemporains.  On  nous  permettra  d'adopter  pour 
eux  cette  division,  quand  ce  ne  serait  qu'en  vue  d'introduire  un  peu 
d'ordre  dans  une  mêlée  de  talens  qui  par  leur  tempérament  divers  et 
par  leur  penchant  à  s'imiter  entre  eux  échappent  aux  classifications 
rigoureuses.  Si  nous  leur  faisons  une  place  suivant  qu'ils  aperçoi- 


LA    POÉSIE    ET   LES    POÈTES.  713 

vent  les  objets  extérieurs  sous  tel  ou  tel  aspect,  nous  ne  prétendons 
pas  qu'ils  se  mettent  toujours  au  même  point  de  vue;  si  même  nous 
les  rangeons  parmi  les  écrivains  descriptifs,  nous  n'entendons  pas 
soutenir  que  les  vues  philosophiques  ou  les  peintures  morales  leur 
soient  à  tous  également  étrangères. 

Quelques  pièces  qui  ont  paru  dans  un  recueil  trop  mêlé,  le  Par- 
nasse contemporain,  nous  permettent  seules  de  faire  ici  mention  de 
MM.  Leconte  de  Lisle  et  Louis  Ménard.  La  mythologie,  à  laquelle 
ils  demeurent  fidèles,  les  met  toujours  à  la  tête  de  ceux  qui  inven- 
tent la  nature  qu'ils  décrivent.  Quand  ils  ne  la  prennent  pas  dans 
leur  imagination,  c'est  aux  livres  grecs  ou  sanscrits  qu'ils  la  de- 
mandent. Il  convient  de  faire  une  réserve  en  faveur  du  premier, 
qui  par  momens  se  souvient  de  l'île  natale  et  du  soleil  d'Orient. 
«  L'amour  du  pays  est  plus  puissant  que  tous  les  systèmes  (1),  » 
ainsi  pourrait-on  traduire  un  vers  célèbre  d'Ovide,  dont  M.  Leconte 
de  Lisle  a  trop  lu  peut-être  les  Métamorphoses  et  pas  assez  les  Élé- 
gies. Cette  fois  encore  la  nature  vraie,  prise  sur  le  fait,  l'a  bien 
servi.  Son  Rêve  du  Jaguar  est  un  digne  pendant  des  Jungles  de  ses 
Poèmes  et  poésies.  11  est  du  reste  un  descriptif  érudit  aussi  bien 
que  M.  Louis  Ménard;  mais,  si  nous  insistons  sur  lui,  c'est  qu'il  reste 
le  versificateur  le  plus  habile  de  notre  temps,  et  qu'il  a  exercé  sur 
les  jeunes  poètes  une  influence  incontestable.  En  l'absence  d'un 
écrivain  qui  sache  la  saisir  au  cœur,  la  jeunesse  se  laisse  gagner 
par  les  oreilles,  le  détail  la  captive.  A  la  mort  d'Alfred  de  Musset, 
M.  Leconte  de  Lisle  s'est  trouvé  là  bien  à  propos  pour  recueillir 
une  part  de  sa  succession.  Un  vers  largement  dessiné,  une  phrase 
tout  ensemble  musicale  et  neuve,  c'est  beaucoup  pour  séduire  des 
imaginations  qui  ne  se  livrent  jamais  à  demi.  Si  l'on  ajoute  que 
l'art  de  manier  les  couleurs  et  d'ajuster  les  sons,  c'est-à-dire  le 
secret  du  procédé,  est  précisément  ce  qui  se  communique  le  plus 
aisément  du  maître  à  l'élève,  on  ne  s'étonnera  pas  que  M.  Leconte 
de  Lisle,  sans  être  populaire,  ait  une  école,  et  que  parmi  les  poètes 
de  notre  temps  il  puisse  se  flatter  à  bon  droit  de  compter,  non  le 
plus  d'admirateurs,  mais  le  plus  de  disciples. 

L'originalité  de  sa  manière  a  fait  son  légitime  succès;  il  n'avait 
ni  les  fausses  élégances  et  les  hémistiches  vieillots  de  la  tradition 
dite  classique,  ni  les  incorrections  cherchées  et  les  effets  puérils  de 
la  tradition  dite  romantique.  En  revanche,  plus  que  tout  autre  il 
avait  une  manière,  et  c'est  là  le  principal  défaut  qu'il  a  communi- 
qué à  ses  imitateurs.  Il  est  bon  de  bien  faire  les  vers,  d'y  mettre 
l'éclat,  la  largeur,  la  grande  harmonie;  mais  se  piquer  outre  me- 

(1)  Crescit  atnor  patriae  ratione  valentior  omni. 


714  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

sure  de  ces  qualités,  croire  que  tout  est  fait  parce  qu'on  est  par- 
venu à  exceller  dans  ces  détails,  c'est  manquer  le  but  de  la  poésie; 
c'est  aussi  être  un  écrivain  maniéré  au  premier  chef.  Ne  donnons 
pas  une  si  grande  importance  à  de  purs  détails.  Que  m'importe 
que  vous  posiez  pour  les  yeux  ou  pour  la  chevelure,  si  après  tout  la 
nature  ne  vous  a  pas  fait  beau?  Nous  n'avons  pas  même  le  mérite 
de  cette  observation;  il  y  a  longtemps  qu'elle  a  été  faite  par  Horace. 
Que  dit-on  d'un  homme  qui  fait  la  belle  jambe?  Qu'il  est  faux  et 
prétentieux;  pourquoi  ne  marche-t-il  pas  tout  simplement?  C'est 
de  marcher  qu'il  s'agit,  non  de  montrer  sa  jambe.  De  même,  quand 
on  écrit,  il  s'agit  d'exprimer  quelque  chose,  non  de  montrer  ses 
beaux  hémistiches.  Que  les  poètes  de  l'école  dont  nous  parlons  ici 
songent  davantage  aux  idées  et  aux  sentimens  qu'ils  doivent  rendre 
et  un  peu  moins  à  la  façon  dont  ils  les  rendront,  s'ils  ne  veulent 
pas  s'exposer  à  la  critique  si  justement  dirigée  par  Diderot  contre 
tout  personnage  qui  semble  vous  dire  :  a  Voyez  comme  je  pleure 
bien,  comme  je  me  fâche  bien,  comme  je  supplie  bien  (1)!  » 

Quand  on  reproduit  trop  fidèlement  les  allures  d'un  maître,  on 
imite  jusqu'à  son  tour  d'esprit.  Nous  devons  à  l'exemple  brillant 
de  M.  Leconte  de  Lisle  non -seulement  un  grand  nombre  de  vers 
dont  la  monotonie  est  beaucoup  moins  douteuse  que  la  richesse, 
mais  une  notable  dose  de  mythologie  et  de  fatalisme  répandue  dans 
les  recueils  de  vers  nouveaux.  Sans  doute  les  nombreux  démentis 
donnés  en  notre  temps  par  les  hommes  ou  par  le  sort  à  la  justice 
et  à  la  liberté  n'ont  que  trop  répandu  l'énervante  philosophie  du 
fatalisme.  Cependant  M.  Leconte  de  Lisle  prête  à  cette  sorte  de 
sentimens  une  expression  personnelle  qu'il  n'est  pas  judicieux  de 
lui  emprunter.  Les  poètes  créoles,  malgré  qu'ils  en  aient,  sont  élé- 
giaques  :  notre  île  Bourbon  semble  s'être  chargée  de  le  prouver  par 
une  suite  non  interrompue  de  poètes  aussi  tristes  qu'harmonieux. 
Quelque  surprise  que  puissent  causer  nos  paroles  au  stoïcisme  de 
l'auteur  des  Poèmes  antiques,  il  ne  fait  pas  exception  à  cette  espèce 
de  loi  de  son  climat.  11  semble  que  la  nature  des  tropiques  soit  trop 
puissante  pour  l'homme,  et  qu'en  lui  donnant  d'une  main  prodigue 
l'harmonie  et  l'éclat  elle  lui  laisse  le  sentiment  profond  de  sa  fai- 
blesse. Les  uns,  plus  plaintifs,  répandent  dans  leurs  vers  les  trésors 
d'une  mélancolie  qui,  du  moins  chez  eux,  date  d'une  époque  anté- 
rieure à  celle  où  la  mélancolie  était  une  mode,  et  paraît  devoir 
survivre  aux  tristesses  factices  d'une  littérature  tombée  dans  le 
discrédit;  les  autres,  plus  concentrés,  sans  réagir  contre  la  tyran- 
nie des  influences  extérieures,  se  raidissent  dans  une  sorte  de 

(1)  Diderot,  Salon  de  1767. 


LA   POESIE    ET   LES    POÈTES.  715 

quiétisme  du  désespoir  :  nés  sous  le  même  climat  que  les  vieux 
gymnosophisles  de  l'Inde,  on  dirait  qu'ils  se  réfugient  dans  les 
sombres  rêveries  du  même  panthéisme.  Tel  est  du  moins  le  ca- 
ractère de  M.  Leconte  de  Lisle  dans  les  vers  où  sa  fierté  s'en  prend 
à  Dieu  de  tout  ce  que  la  mélancolie  des  autres  rejette  sur  les 
hommes.  Nous  demandons  avec  quel  à-propos  des  jeunes  gens  qui 
peut-être  n'ont  à  se  plaindre  que  de  la  négligence  qu'on  témoigne 
pour  leurs  ouvrages  se  feraient  les  échos  d'une  philosophie  exces- 
sive, exotique,  dont  le  charme  passager  est  pour  eux  ce  qu'est,  pour 
les  personnes  nerveuses,  une  musique  en  ton  mineur. 

Ils  ont  de  même  trop  imité  la  mythologie  de  celui  qu'ils  appel- 
lent leur  maître.  Ce  n'est  pas  qu'elle  lui  appartienne  à  titre  de  pre- 
mier occupant  :  sans  compter  les  imitations  d'André  Chénier,  qui 
n'étaient  pas  rares,  des  tentatives  avaient  été  faites  pour  rajeunir 
les  dieux  païens  par  les  symboles  ;  mais  il  fallait  laisser  à  M.  Le- 
conte de  Lisle  le  paganisme  purement  descriptif  :  la  beauté  sculp- 
turale de  son  vers  pouvait  seule  le  soutenir.  D'ailleurs  sa  mytho- 
logie paraît  une  réaction  contre  l'époque  où  il  écrit,  réaction  contre 
l'esprit  et  les  croyances  modernes,  réaction  contre  la  poésie  très 
personnelle  des  écrivains  de  notre  siècle.  Il  remonte  au  siècle  de 
Périclès,  même  au  cycle  des  poèmes  indiens,  pour  fuir  à  une  dis- 
tance infinie  des  hommes  et  des  choses  de  notre  temps;  il  consacre 
ses  vers  à  Jupiter  et  à  Junon,  je  me  trompe,  à  Zeus  et  à  Héré,  pour 
se  mettre  à  l'abri  du  fanatisme  ou  de  la  superstition  religieuse;  il 
vit  parmi  les  marbres,  afin  que  rien  ne  vienne  éveiller  son  cœur  ou 
remuer  son  âme.  C'est  déjà  trop  pour  un  poète  d'un  remarquable 
talent  de  demeurer  quinze  ans  sur  ce  fonds ,  qui  paraît  épuisé,  et 
dans  ce  monde,  qui  est  bien  mort;  que  sera-ce  d'un  groupe  nom- 
breux de  jeunes  écrivains  qui  n'ont  ni  les  mêmes  raisons  ni  les 
mêmes  moyens  pour  vivre  au  milieu  de  la  poussière  des  nécro- 
poles? 

La  description  plastique  semble  avoir  dit  son  dernier  mot;  les 
sonnets  attardés  sur  une  statue  nouvelle  ne  conservent  la  chance 
d'être  lus  que  durant  l'exposition  de  l'année  courante.  M.  Théodore 
de  Banville  en  ce  moment  représente  seul  ce  genre  avec  ses  E. viles. 
Yoilà  peut-être  tout  ce  qui  reste  aujourd'hui  de  l'école  de  M.  Gau- 
tier, la  plus  favorisée  de  la  jeunesse  il  y  a  quinze  ans,  la  plus  connue 
alors,  grâce  au  public  des  ateliers.  C'est  par  une  suite  de  petites 
pièces  dont  les  Princesses  forment  le  titre  commun  que  M.  de  Ban- 
ville rappelle  surtout  le  maître  auquel  il  a  réservé  son  culte  le  plus 
jQdèle.  Ces  princesses  sont  des  déesses  de  la  fable;  en  leur  compa- 
gnie, l'auteur  a  placé  Hérodiade,  la  belle  ennemie  de  saint  Jean- 
Baptiste,  et  la  reine  de  Saba.  Chacune  est  logée  dans  un  sonnet 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  une  peinture  dans  son  cadre;  vous  connaissez  cette  poésie 
de  musée.  M.  de  Banville,  dans  ses  recueils  précédens,  décrivait 
surtout  des  statues;  M.  Gautier  a  toujours  préféré  les  peintures  aux 
statues  et  les  modèles  aux  peintures.  Il  appelle  cette  sorte  de  des- 
cription le  poème  de  la  femme,  thème  favori  qu'il  a  reproduit  en 
vers  et  en  prose  sous  toutes  les  formes.  Ses  héroïnes  ressemblent 
toujours  à  ces  beautés  dont  la  personne  au  prochain  Salon  n'aura 
rien  de  secret  pour  le  public.  M.  de  Banville,  moins  réaliste,  ai- 
mant même  assez  à  parler  d'idéal,  est  plus  à  l'aise  avec  des  sculp- 
tures. Quand  on  lit  une  de  ses  poésies  plastiques,  on  se  le  repré- 
sente volontiers  comme  Pygmalion  devant  sa  Galatée,  avec  cette 
différence,  je  le  crains,  que  le  marbre  ne  s'anime  pas  et  que  l'ar- 
tiste, dans  son  extase,  prend  racine;  ce  n'est  pas  Galatée  qui  de- 
vient femme,  c'est  plutôt  Pygmalion  qui  devient  statue. 

M.  de  Banville  ne  s'interdit  pas  une  excursion  sur  le  domaine 
de  la  mythologie  érudite.  Dans  la  pièce  à' Hésiode,  il  y  a  plus  que 
de  la  science,  il  y  a  la  terreur  sacrée  et  la  contrition  parfaite  d'un 
vrai  croyant.  Dans  l'Exil  des  dieux,  il  se  range  visiblement  parmi 
les  sectateurs  de  M.  Leconte  de  Lisle. 

Voici  Zeus,  Apollon, 
Aphrodite  marchant  pieds  nus  (et  son  talon 
A  la  blancheur  d'un  astre  et  l'éclat  d'une  rose!), 
Athéné  dont  jadis,  dans  l'éther  grandiose, 
Le  clair  regard,  luttant  de  douceur  et  de  feu. 
Était  l'intensité  sereine  du  ciel  bleu. 
Héré,  Dionysos,  Héphaistos  triste  et  grave, 
Et  tous  les  autres  dieux  foulant  la  terre  esclave, 
S'avancent.  Tous  ces  rois  marchent,  marchent  sans  bruit. 
Ils  marchent  vers  l'exil,  vers  l'oubJi,  vers  la  nuit... 

M.  Leconte  de  Lisle  n'est  peut-être  pas  le  seul  poète  contempo- 
rain dont  il  se  soit  inspiré  dans  les  Exilés.  Avec  La  Fontaine  il  peut 
dire  : 

Mon  imitation  n'est  point  un  esclavage  ; 

mais,  trop  confiant  dans  les  ressources  intarissables  de  sa  versifica- 
tion, il  a  toujours  aimé  à  se  risquer  sur  le  terrain  d'autrui,  et  ja- 
mais la  crainte  d'une  dangereuse  comparaison  ne  l'a  fait  reculer. 
Ronsard,  dont  il  recommence  si  souvent  l'éloge  et  même  l'apo- 
théose, aurait  bien  dû  l'avertir  des  inconvéniens  de  l'imitation.  C'est 
par  là  que  le  maître  du  xvi^  siècle  a  mérité  le  jugement  sévère  de 
la  postérité,  et  l'appréciation  de  Boileau  n'est  injuste  que  parce  qu'il 
n'a  pas  fait  la  balance  du  bon  et  du  mauvais.  Ronsard  a  imité  sans 
mesure  et  avec  maladresse.  Comme  Ronsard  pindarisait,  M.  Théo- 


LA  POÉSIE  ET  LES  POÈTES.  717 

dore  de  Banville  a  fait  du  Victor  Hugo,  du  Musset,  du  Gautier,  du 
Leconte  de  Lisle.  Seulement  le  chef  de  la  pléiade  prenait  chez  les 
Grecs  et  donnait  aux  siens  une  denrée  dont  il  n'existait  pas  encore 
de  marchands.  L'exemple  de  Ronsard  pouvait  encore  d'une  autre 
manière  le  mettre  dans  la  bonne  voie.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de 
chercher  si  le  brave  auteur  de  la  Franciode  a  mérité  si  complète- 
ment d'être  loué  en  ses  poétiques  ambitions,  ou  si  les  audaces  qu'il 
s'est  permises,  manquant  le  but,  n'ont  pas  laissé  à  la  poésie  fran- 
çaise beaucoup  de  timidité  et  un  long  souvenir  de  ses  faux  pas; 
mais  le  véritable  et  le  seul  habile  entre  les  apologistes  de  Ronsard, 
M.  Sainte-Beuve,  a  mis  hors  de  doute  le  vrai  titre  du  vieux  poète, 
ses  excellentes  pièces  dans  les  genres  secondaires,  ses  sonnets 
amoureux,  ses  odes  sans  prétentions,  ses  chansons  anacréontiques, 
ses  discours  en  vers.  M.  de  Banville  a  aussi  son  domaine,  où  il  est 
chez  lui,  et  dont  les  produits  ne  manquent  ni  de  grâce  ni  de  sa- 
veur. Son  recueil  des  Stalactites  en  donne  la  plus  juste  idée  :  il  ex- 
celle dans  les  pièces  finement  ciselées,  dont  les  strophes  taillées  à 
facettes  ressemblent  aux  cristaux  sortis  de  la  main  d'un  artiste.  Une 
veine  de  sensibilité  légère  y  jaillit  quelquefois;  il  oublie  alors  la  my- 
thologie, les  musées,  la  description  plastique;  il  est  poète.  Telle  était 
sa  première  pièce  à  la  Font-George,  à  laquelle  il  donna  une  sœur, 
mais  beaucoup  moins  jolie.  Les  Exilés  visent  trop  au  grand  style, 
qu'ils  atteignent  rarement,  tout  au  plus  dans  quelques  pages,  un 
peu  confuses  pourtant,  de  ï Ame  de  Célio.  Sans  hésiter,  nous  don- 
nons la  préférence  au  Pantin  de  la  petite  Jeanne  malgré  la  puéri- 
lité de  quelques  vers  du  commencement,  et  surtout  malgré  les  bri- 
sures des  premiers  vers,  qui ,  se  pliant  en  tout  sens,  à  droite,  à 
gauche,  en  avant,  en  arrière,  sont  à  ressort  comme  le  pantin  dont 
il  s'agit. 

Si  le  grand  style  est  un  peu  rebelle  à  son  talent,  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  qu'il  abaisse  outre  mesure  le  ton  de  ses  poésies. 
Ses  premières  Odes  funambulesques  avaient  fait  rire,  étant  jeunes 
aussi  bien  que  lui.  Malheureusement  les  louanges  qu'elles  ont  atti- 
rées à  l'auteur  dans  le  rapport  trop  élogieux  sur  les  progrès  de  la 
poésie  ont  mal  conseillé  M.  de  Banville,  et  il  vient  de  donner  de 
Nouvelles  Odes  funambulesques.  Une  espièglerie  ne  se  recommence 
pas,  surtout  après  vingt  ans.  Pour  terminer  sur  M.  de  Banville,  je 
dirai  avec  le  poète  :  «  ni  si  haut,  ni  si  bas.  »  Ses  deux  ballades 
de  la  comédie  de  Gringoire  valent  mieux  à  elles  seules  que  son 
livre  des  Exilés  et  que  son  recueil  funambulesque.  Je  ne  trouve 
dans  ces  deux  volumes  aucune  de  ces  pièces  ingénieuses  et  his- 
toriées qui  font  de  lui  le  Voiture  et  quelquefois  le  Scarron  ûii 
romantisme.  Là  est  sa  véritable  originalité.  Ces  agréables  poésies 


718  REVUE    DES    DEUX    MONDESo 

auxquelles  il  ne  revient  pas  assez  nous  rappellent  heureusement 
les  jolies  maisons  quadrillées  en  rouge  et  en  noir  de  son  cher  pays 
de  Moulins.  De  ces  briques  fines  et  bien  choisies,  il  aurait  tort 
de  ctnistruire  des  baraques  pour  la  foire;  il  ne  faut  pas  non  plus 
vouloir  en  bâtir  des  palais  et  des  temples  grecs,  comme  si  c'étaient 
des  marbres  de  Paros. 

Certaines  affinités  de  manière  et  surtout  une  rare  facilité  de  ver- 
sification rapprochent  de  M.  de  Banville  M.  Amédée  Pommier,  l'au- 
teur de  Paris  humoristique.  Ce  poème  est  un  tour  de  force.  Quatre 
cent  quarante  et  une  strophes  de  douze  vers  de  huit  pieds  sur  Paris 
dans  toutes  les  saisons  et  à  toutes  les  heures,  sans  cesser  d'amuser 
le  lecteur  le  moins  ami  des  vers,  sans  que  la  verve  de  l'écrivain 
langui^^se,  c'est  l'entreprise  d'un  athlète  rompu  aux  joutes  poéti- 
ques. M.  Amédée  Pommier  a  porté  l'art  de  rimer  au-delà  des  limites 
connues  même  de  M.  de  Banville.  Celui-ci  dompte  la  rime  rebelle, 
celui-là,  plus  semblable  à  un  charmeur,  la  force  de  voler  à  lui  comme 
le  moineau  gourmand,  et  de  becqueter  ses  lèvres;  mais,  si  l'on 
ajoute  que  la  strophe  choisie  par  M.  Amédée  Pommier  est  précisé- 
ment la  forme  lyrique  la  plus  fiançai^e,  la  strophe  de  Malherbe 
perfectionnée  par  M.  Victor  Hugo  dans  les  Orientales,  on  est  tout 
à  la  fois  surpris  de  tant  d'habileté  et  tenté  de  lui  en  vouloir  pour 
avoir  plié  à  une  sorte  d'opéra-boiiiïe  une  des  plus  belles  et  des  plus 
musicales  combinaisons  de  vers  de  notre  poésie  lyrique. 

En  appréciant  comme  nous  l'avons  fait  la  description  érudite, 
plastique  et  même  énumérative  dans  les  poètes  contemporains, 
nous  n'ignorons  pas  combien  nous  sommes  loin  des  conclusions 
du  rapport  sur  les  progrès  de  la  poésie.  De  gaîté  de  cœur,  nous 
nous  exposons  à  nous  voii  appliquer  le  mot  un  peu  hautain,  ne 
sutor  ultra  crepidam,  qui  s'y  trouve  :  «  que  le  cordonnier  ne 
s'élève  pas  au-dessus  de  la  chaussure!  »  Eh  bien  !  que  le  prosateur 
soit  le  sutor,  pourvu  qu'il  prenne  la  mesure  des  candidats  à  l'im- 
mortalité. Adage  pour  adage;  il  peut  répondre  :  Ex pede  Ilercu- 
lem,  «  par  le  pied  on  juge  Hercule.  »  Les  prosateurs  que  vous  dé- 
daignez vous  mesurent.  Et  puis  ne  serait-il  point  par  trop  commode 
de  récuser  les  prosateurs  comme  indignes  et  les  poètes  comme  ri- 
vaux? En  simple  critique  n'auiait  pas  peut-être  accepté  la  situation 
fausse  de.\poser  des  progiès  littéraires  douteux;  mais,  s'il  l'eût 
tenté,  il  eût  évité  sans  doute  de  consacrer  presque  toute  la  place 
aux  talens  conformes  à  sa  façon  de  sentir,  à  ceux  par  exemple  dont 
la  manière  est  indiquée  dans  les  pages  précédentes  au  détriment  de 
ceux  dont  il  nous  reste  à  entretenir  le  lecteur. 

Entre  ces  derniers,  nous  comptons  plus  d'un  poète  descriptif, 
interprétant  la  nature  au  lieu  de  la  rendre  matériellement,  ou  de 


LA   POÉSIE   ET   LES    POÈTES.  719 

la  deviner  d'après  des  livres.  M.  Victor  de  Laprade,  dans  la  pe- 
tite épopée  de  Permette,  décrit  encore  assez  pour  figurer  dans  cette 
partie  de  notre  étude;  M.  André  Tlieuriet  et  M.  André  Lemoyne, 
dans  le  Chetnùi  des  bois  et  les  Charmeuses,  se  montrent  tout  autant 
animés  de  l'émotion  personnelle  que  du  sentiment  des  objets  exté- 
rieurs. 

iNous  aimons  à  rencontrer  dans  M.  André  Lemoyne  les  deux 
strophes  suivantes  qui  nous  aident  à  expliquer  notre  pensée. 

Le  rossignol  n'est  pas  un  froid  et  vain  artiste 
Qui  s'écoute  chanter  d'une  oreille  égoïste, 
Émerveillé  du  timbre  et  de  l'ampleur  des  sons  : 
Virtuose  d'amour  pour  charmer  sa  couveuse, 
Sur  le  nid  restant  seule,  immobile  et  rêveuse, 
Il  jette  à  plein  gosier  la  fleur  de  ses  chansons. 

Ainsi  fait  le  poète  inspiré.  Dieu  l'envoie 

Pour  qu'aux  humbles  de  cœur  il  verse  un  peu  de  joie. 

C'est  un  consolateur  ému.  De  temps  en  temps, 

La  pauvre  humanité,  patiente  et  robuste. 

Dans  son  rude  labeur,  aime  qu'une  voix  juste 

Lui  chante  la  chanson  divine  du  printemps. 

Ce  n'est  donc  pas  un  écho  passif  des  sons  extérieurs,  ce  n'est  pas 
non  plus  le  contour  exact  et  les  splendides  couleurs  des  objets,  qu'il 
suffît  de  rendre  avec  fidélité.  11  ne  s'agit  pas  uniquement  de  je  ne  sais 
quels  secrets  d'art  et  d'harmonie  savante.  Éviter  les  élégances  ba- 
nales, les  hémistiches  communs,  et,  si  nous  devons  descendre  au 
jargon  des  ateliers,  avoir  horreur  des  vers  poncifs,  c'est  la  pre- 
mière condition  sans  doute  pour  mériter  d'être  lu.  La  règle  n'est  pas 
nouvelle.  Le  vieux  Boileau  l'exprimait  lui-même.  «  Quand  je  fais  des 
vers,  écrivait-il  à  Maucroix,  je  songe  toujours  à  dire  ce  qui  ne 
s'est  point  encore  dit  en  notre  langue;  »  mais  celui  qui  possède  ce 
commencement  de  l'art,  cette  initiation  du  style,  ne  doit  pas  être 
salué  du  titre  de  poète.  Il  faut  des  sentimens  et  des  pensées.  In- 
terrogez votre  âme,  vous  y  trouverez  les  dieux ,  et  la  poésie  est 
chose  divine.  Une  pièce  de  M.  André  Theuriet,  les  Fleurs  d'au- 
tomne, fera  comprendre  la  différence  qui  sépare  le  talent  de  peindre 
la  nature  en  l'interprétant  de  celui  de  la  rendre  par  un  procédé 
plastique.  L'exemple  est  d'autant  plus  favorable  que  le  point  de 
départ  est  le  même  :  l'auteur  prend  son  sujet,  comme  le  ferait 
M.  de  Banville,  dans  un  musée;  il  décrit  le  tableau  des  Fleurs 
d'automne  de  Philippe  Rousseau  au  Salon  de  1866.  Tandis  qu'il 
considère  la  toile  triste,  mais  sympathique,  du  peintre,  une  autre 
peinture  se  trace  dans  son  âme,  et  il  la  reproduit  dans  les  gracieux 
vers  qui  suivent  : 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Comme  ce  pêcheur  légendaire 

Par  le  chant  des  flots  fasciné, 

Qui  plonge,  et  sous  l'eau  bleue  et  claire 

Trouve  un  palais  abandonné, 

Dans  les  souvenances  fuyantes, 
Mon  esprit  s'enfonce,  et  je  vois 
Les  vieilles  demeures  absentes 
Et  les  vieux  amis  d'autrefois; 

Ma  calme  ville  de  province, 

Les  vignes  aux  pampres  rougis, 

La  colline  où  l'église  mince  * 

S'élance  entre  les  hauts  logis... 

J'y  crois  être  encor!  La  mésange 
Gazouille  dans  les  prunelliers, 
Une  molle  odeur  de  vendange 
Sort  de  la  voûte  des  celliers; 

La  nuit  vient,  une  vitre  brille. 
Et  sur  ce  cadre  radieux 
Un  fin  profil  de  jeune  fille 
Se  dessine  mystérieux  ; 

Un  chant  monte,  plein  de  tendresse, 
Sous  les  rameaux  jaunis  des  bois; 
On  dirait  au  loin  la  jeunesse 
Et  l'amour  unissant  leurs  voix... 

Soirs  d'automne,  jeunes  années. 
Pour  vous  réveiller  de  l'oubli. 
Un  oiseau,  quelques  fleurs  fanées. 
Sur  un  coin  de  toile  ont  suffi. 

Nous  formons  notre  gerbe  d'après  la  diversité  des  couleurs,  et 
les  pièces  choisies  par  nous  montrent  la  nature  des  talens  surprise 
comme  dans  un  aveu  involontaire,  sinon  l'échantillon  le  mieux 
réussi  de  leur  habileté.  S'il  n'en  était  pas  ainsi,  plus  d'une  pièce  de 
M.  André  Theuriet,  le  Vannier,  la  Veillée,  auraient  sollicité  notre 
préférence.  Une  plume  d'une  rare  distinction  s'est  chargée  ici  même 
de  faire  l'éloge  complet  de  la  Pernette  de  M.  de  Laprade,  et  ne 
nous  a  laissé  que  le  soin  de  la  mettre  à  son  rang  dans  le  mouve- 
ment poétique  contemporain.  L'auteur  s'est  transporté  avec  armes 
et  bagages  dans  le  domaine  d'un  genre  nouveau.  Sa  manière  n'est 
ni  moins  lyrique  ni  moins  descriptive  que  par  le  passé.  Poète  ly- 
rique, je  ne  m'étonne  pas  qu'il  ait  multiplié  les  discours,  surtout 
dans  son  deuxième  chant,  dont  les  accens  patriotiques  ont  réveillé 
les  échos  des  lectures  publiques.  Entre  le  mouvement  spontané  de 
l'ode  et  le  jet  de  la  parole  oratoire,  il  y  a  des  ressemblances,  sur- 
tout l'habitude  de  montrer  la  personne  de  l'orateur  et  du  poète. 
C'est  toujours  M.  de  Laprade  qui  parle  quand  il  met  en  scène  ses 


LA   POÉSIE   ET   LES    POÈTES.  721 

éloquens  villageois.  Poète  descriptif,  il  est  en  tiers  avec  Pierre  et 
Pernette  sur  la  cime  des  montagnes  dans  le  quatrième  chant,  que 
les  lecteurs  ont  préféré,  et  il  leur  souflle  leurs  poétiques  effusions. 
Il  ne  semble  pas  qu'on  entende  une  jeune  et  robuste  fermière  qui 
toutes  les  semaines  pétrit  le  pain  et  fait  le  ménage  tous  les  jours  : 
on  entend  réellement  la  Psyché  primitive  de  l'auteur,  Psyché  vivant 
aux  champs.  M.  de  Laprade  interprète  ce  qu'il  décrit;  mais  cette 
louange  devient  une  critique  de  son  épopée.  L'auteur  de  Pcrnclle 
ne  s'oublie  point  assez  lui-même.  Après  avoir  lu  son  poème,  nous 
savons,  à  n'en  pas  douterai  ses  opinions  religieuses,  politiques,  la 
nature  de  ses  goûts,  ses  sympathies,  ses  répugnances.  Sans  parler 
des  grandes  épopées  classiques,  si  nous  ne  connaissions  Goethe  que 
par  Hermann  etDorotJu'r,  que  pourrions-nous  dire  de  lui?  Qu'il  est 
humain,  qu'il  se  plaît  aux  peintures  du  bonheur  et  de  la  vertu,  qu'il 
fait  aimer  les  beautés  de  la  vie  jusque  dans  les  humbles  conditions; 
mais  quel  est  son  symbole  philosophique  ou  religieux,  quel  est  son 
parti?  est-il  pour  le  mouvement  ou  pour  la  résistance,  pour  les 
idées  françaises  ou  pour  l'ancien  régime?  Son  récit  nous  apprend 
seulement  qu'Hermann  aime  Dorothée,  que  des  infortunes  particu- 
lières perdues  au  milieu  d'un  grand  désastre  peuvent  être  pathéti- 
ques, et  qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  chercher  bien  haut  ni  bien  loin 
pour  nous  intéresser  à  une  destinée  humaine.  Combien  les  amours 
de  Pierre  et  Pernette  sont  loin  de  ce  désintéressement  !  Les  idées  et 
les  passions  qui  remplissent  leurs  cœurs  ne  sont  ni  assez  près  de  la 
nature  pour  éveiller  notre  curiosité,  ni  assez  loin  de  nous  pour  avoir 
la  fraîcheur  de  la  pastorale.  Pernette  a  réussi  précisément  par  ce 
qui  l'empêche  d'être  une  fable  rustique. 

IL 

La  plupart  des  poètes  que  nous  venons  d'apprécier  et  de  ceux 
qui  leur  ressemblent  sont  étrangers  à  la  science,  ou,  s'ils  se  don- 
nent pour  des  penseurs,  s'ils  prononcent  les  grands  mots  d'idée  ou 
d'idéal,  ce  sont  le  plus  souvent  des  paroles  sans  conséquence,  des 
thèmes  capricieux  sur  lesquels  ils  promènent  leur  fantaisie.  Par 
cette  absence  de  doctrine  précise,  ils  se  montrent  fidèles  à  l'école 
poétique  dont  le  rhythme  et  la  couleur  étaient  la  grande  préoccu- 
pation; ils  sont  les  derniers  desservans  de  la  grande  église  roman- 
tique. Amoureux  de  la  forme  comme  leurs  maîtres,  ils  ont  comme 
eux  dédaigné  ou  méconnu  le  grand  mouvement  qui  a  renouvelé  au- 
tour d'eux  la  philosophie  et  l'histoire.  Tel  n'est  pas  le  caractère  de 
quelques  jeunes  écrivains  sur  lesquels  il  est  juste  d'appeler  l'at- 
tention. 

lOME  Lxxxii.  —  1869.  46 


722  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ceux-ci  se  distinguent  des  autres  suivans  de  la  muse  par  un  ac- 
cent très  marqué  d'indépendance.  Ils  ne  se  recommand  epas  d'une 
école  et  ne  veulent  pas  être  des  disciples.  L'un  d'entre  eux,  M.  An- 
dré Lefèvre,  déclare  qu'il  languirait  à  l'ombre  des  grandes  renom- 
mées «  comme  un  taillis  sous  une  futaie.  »  Ce  n'est  pas  lui  qui 
voudrait,  à  la  façon  de  certains  imitateurs,  «  s'enrouler  comme  un 
lierre  autour  d'un  grand  arbre,  suspendre  à  ses  rameaux  la  bro- 
derie des  rhythmes  bizarres  ou  l'éclat  des  fleurs  malsaines,  ni 
dresser  dans  la  pénombre  d'un  maître  des  pastiches  de  statues 
grecques  ou  de  monstres  indiens  (1).  »  Il  a  raison,  bien  qu'il  n'ait 
pas  choisi  la  manière  la  plus  simple  pour  le  dire;  vouloir  rester  soi- 
même  est  en  poésie  un  premier  gage  de  cet  avenir  qu'il  demande 
au  suffrage  de  la  jeunesse.  Un  autre  poète  non  moins  indépendant, 
M.  SuUy-Prudhomme,  avec  une  réminiscence  peut-être  involon- 
taire du  grand  Corneille,  écrit  la  strophe  suivante  : 

Je  me  croyais  poète  et  j'ai  pu  me  méprendre, 
D'autres  ont  fait  la  lyi'e  et  je  subis  leur  loi  ; 
Mais  si  mon  âme  est  juste,  impétueuse  et  tendre, 
Qui  le  sait  mieux  que  moi  (2)? 

Il  avoue  son  ambition, 

Je  hais  l'obscurité,  je  veux  qu'on  me  renomme; 
Quiconque  a  son  pareil,  celui-là  n'est  pas  homme. 

Malgré  le  correctif  du  dernier  vers  de  cette  pièce,  cela  s'appelle 
faire  d'avance  son  exegi  monumentum.  L'aveu  de  cette  passion  de 
gloire  peut  inspirer  quelque  crainte  sur  la  perfectibilité  du  poète, 
et  ce  serait  dommage,  car  nous  voyons  dans  ses  vers  toutes  les  pro- 
messes d'un  beau  talent;  mais  nous  admettons  qu'il  y  ait  de  nobles 
orgueils,  et  Alfred  de  Musset,  peu  sympathique  à  l'écrivain  dont  il 
est  question,  est  peut-être  le  seul  de  notre  temps  qui  ait  su  prati- 
quer l'humilité  et  même,  chose  nouvelle,  la  rendre  poétique. 

Luther  a  trouvé  cette  comparaison  piquante  pour  rendre  les  exa- 
gérations successives  de  l'esprit  humain;  les  hommes,  suivant  lui, 
ressemblent  au  paysan  qui,  après  s'être  grisé,  revient  à  cheval  vers 
son  logis  :  il  penche  toujours  de  quelque  côté;  si  vous  l'empêchez 
de  choir  à  droite,  il  va  tout  à  l'heure  tomber  à  gauche.  Il  est  à  dé- 
sirer que  les  jeunes  poètes  qui  tiennent  à  honneur  de  penser  avant 
d'écrire  n'oublient  pas  que  dans  les  meilleures  choses  l'excès  est 

(1)  Épopée  terrestre  de  M.  André  Lefèvre,  préface. 

(2)  Le  pris  que  nous  valons,  qui  le  sait  mieux  que  nous? 

{Excuse  à  Ariste.) 


LA    POÉSIE    ET    LES    POETES.  723 

un  défaut,  et  que,  pour  s'être  grisés  de  philosophie,  ils  n'en  seront 
pas  de  meilleurs  écrivains.  Ce  sincère  avertissement  est  surtout  à 
l'adresse  de  M.  André  Lefèvre,  auteur  de  \ Epopée  terrestre.  Nous 
regrettons  que  ce  volume  nouveau  ne  justifie  pas  assez  les  espé- 
rances de  ceux  qui  attendaient  de  lui,  après  la  mythologie  savante 
et  le  panthéisme  sculptural  de  la  Flûte  de  Pan,  plus  de  poésie  vé- 
ritable et  humaine.  Que  peuvent  avoir  à  faire  avec  l'art  des  vers  la- 
philosophie,  la  science  des  religions,  l'histoire  plus  ou  moins  fa- 
Luleuse  des  origines  de  l'homme?  Nous  souhaitons,  comme  il  le 
dit,  que  son  livre  concoure  avec  la  science  «  à  fonder  l'idéal  ter- 
restre; »  mais  nous  ne  le  croyons  guère.  En  songeant  aux  nom- 
breuses âmes  qui  de  nos  jours  ne  connaissent  pas  d'autre  pain  spi- 
rituel qu'une  parole  sincère  et  quelquefois  inspirée,  nous  doutons 
qu'elles  puissent  trouver  leur  aliment  dans  une  conférence  sur  les 
races,  dans  une  leçon  sur  Lucrèce  ou  un  manifeste  du  positivisme, 
le  tout  versifié  de  propos  délibéré,  à  tour  de  bras,  aurait  dit  Alfred 
de  Musset.  Autant  que  personne,  nous  serions  curieux  de  voir  ce  que 
la  poésie  peut  tirer  du  système  d'Auguste  Comte,  et  nous  croyons 
que  toute  doctrine  qui  passionne  les  hommes  a  son  éloquence. 
Voyez  comme  celte  âme  fière  et  sensible  de  Lucrèce  communique 
la  flamme  qui  réside  encore  après  deux  mille  ans  dans  ses  âpres 
hexamètres  !  Toutefois  le  zèle  n'est  pas  de  l'inspiration,  et  l'esprit  de 
prosélytisme  prend  seul  l'ardeur  du  sectaire  pour  de  la  verve.  Il  ne 
sulïit  pas  de  plaisanter  Rousseau  ni  de  confondre  déistes  et  chré- 
tiens clans  un  égal  mépris  pour  avoir  fait  d'excellens  vers.  Ce  n'est 
pas  tout,  la  philosophie  de  M.  André  Lefèvre  se  complique  de  beau- 
coup d'érudition.  Tant  de  science  étoulTe  l'étincelle  sacrée.  Certes 
les  pièces  qui  portent  les  titres  de  Poème  du  blé^  Disritc  justi- 
iiam,  o  temporal  confirment  çà  et  là  les  espérances  que  donnait 
son  premier  volume,  encore  n'y  a-t-il  pas  une  page  que  l'on  puisse 
en  extraire  avec  confiance;  mais  est-ce  bien  en  vers  qu'il  faut 
commenter  l'Enéide?  Pourquoi  des  rimes ,  pourquoi  des  alexan- 
drins, quand  il  s'agit  de  rendre  raison  des  mystères  d'Eleusis?  Et 
que  dire  d'une  satire  rétrospective  sur  les  mots  créés  d'abord,  puis 
adorés  par  l'homme  à  titre  de  divinités,  ce  que  l'auteur  appelle  les 
spectres  du  langage?  Si  c'est  là  de  la  poésie,  qu'on  nous  ramène  à 
la  satire  sur  l'Equivoque,  cette  production  sénile  de  Bojleau,  qui,  à 
défaut  de  talent,  ne  manque  pas  de  malice.  Que  l'auteur  de  l'Epo- 
pée terrestre  y  prenne  garde  :  s'il  ne  revient  pas  à  la  nature,  il  lais- 
sera se  consumer  sans  fruit,  au  moins  pour  la  poésie,  cette  curio- 
sité d'intelligence,  cette  ardeur  d'imagination  qui  le  distinguent, 
surtout  ce  noble  amour  de  la  liberté  auquel  il  doit  ses  meilleurs 
élans. 


724  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Le  nouveau  recueil  de  M.  Sully-Prudhomme,  les  Solitudes,  nous 
ramène  à  son  premier,  Stances  et  Poèmes,  auquel  son  nom  de- 
meure pour  longtemps  attaché.  Cet  écrivain  n'est  pas  rempli  de  sa 
philosophie  au  point  d'en  être  enivré;  mais,  comme  plus  d'un  es- 
prit de  ce  temps,  il  flotte  entre  les  systèmes.  On  ne  peut  le  dire  ni 
stoïcien,  ni  épicurien,  ni  spiritualiste,  ni  matérialiste;  il  faut  se 
contenter  de  lui  donner  le  titre  de  philosophe.  Être  philosophe 
parmi  nos  jeunes  poètes,  voilà,  ce  me  semble,  son  ambition.  Sa  phi- 
losophie semble  faire  partie  de  sa  distinction,  et  il  en  a  beaucoup. 
J'imagine  qu'il  eût  été  mélancolique  sans  Lamartine,  que  sans 
M.  Leconte  de  Lisle  il  eût  fait  de  la  mythologie,  que  sans  Alfred 
de  Musset  il  eût  chanté  l'amour,  ou  du  moins  il  aurait  tâché,  car  il 
ne  suffit  pas  de  l'imagination  et  du  talent  pour  chanter  l'amour,  et 
Musset  l'a  dit,  le  vrai  poète  en  lui,  ce  n'était  pas  lui,  c'était  son 
cœur.  M.  Sully-Prudhomme  est  un  poète  de  réflexion,  il  choisit  son 
inspiration  comme  ses  sujets,  comme  ses  paroles. 

Nous  n'osons  plus  parlei*  des  roses, 
Quand  nous  les  chantons,  on  en  rit, 
Car  des  plus  adorables  choses 
Le  culte  est  si  vieux  qu'il  périt; 

Les  premiers  amans  de  la  terre 
Ont  célébré  mai  sans  retour, 
Et  les  derniers  doivent  se  taire, 
Ils  sont  plus  jeunes  que  l'amour. 

Rien  de  cette  saison  fragile 
Ne  sera  sauvé  dans  nos  vers, 
Et  les  cytises  de  Virgile 
Ont  embaumé  tout  l'univers. 

Ah  !  frustrés  par  les  anciens  hommes, 
Nous  sentons  le  regret  jaloux 
Qu'ils  aient  été  ce  que  nous  sommes, 
Qu'ils  aient  eu  nos  cœurs  avant  nous  ! 

Ici  l'on  croirait  d'abord  retrouver  l'inquiétude  des  jeunes  hommes 
de  nos  jours,  le  chagrin  des  derniers  venus.  Prenez-y  garde,  c'est 
un  des  traits  les  plus  vifs  des  mœurs  actuelles,  même  en  politique, 
une  sorte  d'impatience,  on  n'ose  pas  dire  de  jalousie,  des  nouveaux 
à  l'égard  des  devanciers,  sans  acception  de  couleurs  ni  de  drapeaux. 
Ce  vilain  sentiment  est  étranger  à  M.  Sully-Prudhomme,  et  s'il  se 
plaint,  c'est  que  tous  les  sujets  sont  pris.  11  semble  répéter  après 
La  Bruyère  :  «  Tout  est  dit,  et  nous  venons  trop  tard...  »  L'auteur  des 
Caractères  s'efforça  de  rajeunir  sa  matière  par  le  tour  de  la  pensée; 
l'auteur  des  Stances  et  Poèmes  a  demandé  à  la  philosophie  de  ra- 
jeunir la  sienne.  C'est  ainsi  que  nous  expliquons  le  mélange  quel- 


LA  POÉSIE  ET  LES  POÈTES.  725 

quefois  confus  des  doctrines  dans  ce  premier  recueil  et  dans  celui 
des  Épreuves,  qui  l'a  suivi.  M.  SuUy-Prudliomme  passe  de  Lucrèce 
à  Platon;  chacun  de  ces  grands  esprits  lui  fournit  une  somme  égale 
de  bons  vers.  Son  éclectisme  est  celui  d'un  artiste;  il  ne  prend 
pas  le  soin  d'accorder  entre  eux  ces  systèmes  opposés  de  l'histoire 
de  la  philosophie.  N'insistez  pas,  ne  lui  dites  pas  que  Lucrèce  et 
Platon  se  réfutent  l'un  l'autre;  il  vous  répliquerait  avec  Hegel,  qui 
lui  prête  une  belle  image  pour  expliquer  l'idéal.  Si  vous  n'êtes  pas 
content,  il  tournerait  le  dos  à  Lucrèce,  à  Platon,  à  Hegel  et  à 
vous,  pour  faire  quelque  élégant  sonnet  sur  le  doute  et  pour  dire  à 
Kant  : 

Je  veux  de  songe  en  songe  avec  toi  fuir  sans  trÈve 

Le  sol  avare  et  froid  de  la  réalité; 

Le  rêve  offre  toujours  une  hospitalité 

Sereine  et  merveilleuse  à  l'âme  qu'il  soulève. 

On  ne  s'étonnera  pas  que  M.  Sully-Prudhomme  ait  levé  contre 
Alfred  de  Musset  le  drapeau  d'un  groupe  de  jeunes  écrivains  à  qui, 
pour  conquérir  l'avenir,  la  bonne  envie,  en  attendant  le  succès,  ne 
manque  pas.  Alfred  de  Musset  n'a  pas  cette  foi  aux  philosophes  :  il 
ne  s'estime  pas  heureux  sur  l'autorité  de  Lucrèce;  il  prête  l'oreille 
aux  rêveries  de  Platon,  applaudit  et  poursuit  son  chemin;  il  n'a  pas 
connu  Hegel,  mais  la  manière  dont  il  parle  de  Kant,  «  le  rhéteur 
allemand,  et  de  ses  brouillards,  »  ne  laisse  aucun  doute  sur  le  juge- 
ment qu'il  en  eût  porté.  Il  ne  connaissait  pas  les  doctrines  philo- 
sophiques aussi  bien  que  M.  Sully-Prudhomme;  c'est  qu'il  allait  au 
fond  et  ne  s'amusait  pas  au  détail  de  l'architecture  des  systèmes. 
Ame  sérieuse,  plus  sérieuse  qu'elle  ne  voulait  l'avouer,  ingénieuse 
à  se  faire  souffrir,  véritablement  ennemie  d'elle-même,  le  doute  la 
désolait.  Il  ne  chantait  pas  l'infini  bleu,  comme  on  fait  aujourd'hui; 
mais  quand  il  disait  :  «  L'infini  me  tourmente,  »  il  était  sincère.  On 
nous  permettra  de  le  remarquer  en  passant  :  c'est  un  singulier 
spectacle  que  cette  renommée  qui  ne  manque  pas  d'adversaires 
posthumes,  sinon  d'ennemis,  et  qui  demeure  intacte  et  toujours 
riante  de  sa  première  fraîcheur.  Ceux-ci  lui  reprochent  l'absence 
complète  d'orgueil  et  les  élégies  qui  toujours  recommencent.  Ceux- 
là,  voyant  dans  chaque  poète  un  candidat  à  la  dictature,  croient  être 
nouveaux  en  le  déclarant  incapable  de  conduire  le  siècle.  D'autres 
ne  lui  pardonnent  pas  d'avoir  horreur  de  la  politique,  oubliant  les 
patriotiques  démentis  qu'en  plusieurs  occasions  son  indifférence 
s'est  donnés.  Parce  qu'il  a  mis  dans  un  sonnet  que  ce  siècle  est  un 
mauvais  moment,  qu'il  soit  anathème!  Il  a  dit  que  Ninon  et  Ninette 
faisaient  toute  sa  politique  :  pour  cette  boutade,  qu'il  soit  excom- 
munié ! 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Toutes  ces  accusations  ont  leur  écho  dans  la  remarquable  pièce 
de  M.  Sully- Prudhomme  à  Alfred  de  Musset.  Au  moment  de  l'é- 
crire, je  doute  qu'il  ait  relu  la  Lettre  à  Lamartine  et  l'Espoir  en 
Dieu;  je  ne  sais  même  pas  s'il  avait  conservé  des  Nuits  une  impres- 
sion bien  nette.  Ce  ne  sont  pas  là  des  variations  sur  un  thènie  poé- 
tique; le  cœur  humain  s'y  reconnaît  avec  ses  faiblesses,  mais  aussi 
avec  tous  ses  nobles  instincts.  Jamais  la  poésie  n'a  tracé  une  plus 
éloquente  démonstration  de  l'âme  immortelle.  Accusez  Musset  de 
mollesse,  de  sensibilité  maladive;  ne  le  traitez  pas  de  corrupteur. 
Il  écrivait  ses  vers  avec  le  sang  de  son  cœur  :  ne  parlez  donc  pas 
de  son  rire  sceptique.  J'imagine  pourtant  qu'il  eût  ri  de  bon  cœur, 
s'il  avait  pu  voir  qu'un  poète  de  talent  et  d'esprit  lui  oppose  Spar- 
tacus,  Ilarmodius  et  Léonidas.  Et  quel  n'eût  pas  été  son  étonne- 
ment,  quand  l'auteur  lui  demande  s'il  a  oublié  les  bas-reliefs  an- 
tiques sur  le  progrès  des  arts,  cette  histoire  de  la  civilisation  figurée 
dans  le  marbre,  qui  parait  à  M.  Sully- Prudhomme  un  remède  efficace 
contre  le  désespoir  ! 

L'incertitude  de  M.  Sully-Prudhomme  entre  les  doctrines  s'est 
peut-être  communiquée  cà  son  talent,  et  ce  n'est  pas  sans  quelque 
surprise  que  nous  le  voyons  passer  des  Stances  et  Poèmes  au  recueil 
des  Épreuves,  et  de  celui-ci  à  son  premier  chant  de  Lucrèce.  11 
façonne  et  taille  de  main  de  maître  un  sonnet  comme  un  flacon 
précieux  pour  y  enfermer  une  pensée  philosophique;  mais  de  son 
premier  volume  à  celui  des  Epreuves,  qui  est  un  recueil  de  sonnets, 
l'auteur  a  descendu  d'un  étage;  ce  sont  encore  des  vers  lyriques, 
avec  cette  réserve  pourtant  que  la  poésie  y  est  plus  petitement  lo- 
gée. Est-ce  le  succès  de  certaines  compositions  courtes,  telles  que 
le  Vase  brisé,  un  vrai  chef-d'œuvre,  qui  le  faisait  ainsi  aspirer  à 
descendre?  Traduire,  c'est-à-dire  travailler  sur  la  pensée  d'autrui, 
c'est  plus  encore  que  le  sonnet  une  œuvre  de  versificateur.  Soit  que 
la  lutte  avec  les  robustes  vers  du  poète  latin  ne  fût  pour  lui  qu'un 
exercice  littéraire,  soit  qu'il  tienne  en  assez  grande  estime  un  la- 
beur de  ce  genre,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  voir  dans  le 
Lucrèce  de  l'auteur  un  fâcheux  symptôme.  La  traduction  en  vers 
est  tout  au  plus  l'entre-sol  de  la  poésie.  Si  elle  n'est  pas  encore  de 
la  prose,  elle  en  est  bien  près,  surtout  dans  notre  langue  fran- 
çaise, qui  n'a  pas  un  domaine  en  réserve  exprès  pour  les  ver»,  et  c'est 
peut-être  pour  cela  que  nous  avons  un  grand  nombre  de  bonnes 
imitations,  et  de  traductions  vraiment  poétiques,  pas  une. 

Avec  ses  Solitudes,  quoique  le  volume  des  Stances  et  Poèmes 
mérite  encore  la  préférence,  M.  Sully-Prudhomme  a  pris  une  re- 
vanche. Quatre  ou  cinq  des  pièces  de  ce  recueil  sont  au  nombre 
des  meilleures  qu'il  ait  jamais  données.  Une  sensibilité  discrète  qui 


LA.   POÉSIE    ET   LES    POÈTES.  727 

aime  à  se  répandre  sur  les  objets  que  l'on  dédaigne  et  sur  les  dou- 
leurs que  l'on  néglige  respire  dans  les  strophes  de  la  Première 
Solitude,  celle  du  collège,  du  pauvre  petit  qui  est  laissé  pour  la 
première  fois  dans  ce  désert  d'enfans.  Le  supplice  de  l'artiste  que  la 
jalousie  de  la  fortune  et  les  nécessités  de  la  vie  tiennent  éloigné 
de  l'art  et  de  ses  nobles  ambitions  lui  a  inspiré  une  page  doulou- 
reuse. Le  Peuple  s'amuse,  tel  est  le  titre  d'un  des  plus  remar- 
quables morceaux.  La  tristesse  a  sa  poésie  :  nul  ne  le  sent  mieux 
que  M.  Sully-Prud'homme,  quoiqu'il  ait  dit  «  que  la  mélancolie  est 
un  cercueil  usé.  »  Son  angoisse,  celle  des  jeunes  hommes  de  ce 
temps-ci  est  composée  d'inquiétude,  et  vient  peut-être  de  ce  qu'ils 
se  sentent  inutiles.  A  notre  avis,  voilà  ce  que  le  poète  aurait  dû  dire 
avec  plus  de  clarté.  La  tristesse  a  aussi  sa  morale;  elle  condamne 
le  rire  grossier  et  les  joies  vulgaires.  Ainsi  la  satire  tient  sa  place 
dans  ce  volume  de  solitaiies  méditations,  c'est  de  la  philosophie 
d'Heraclite. 

L'indécision  que  nous  avons  remarquée  dans  M.  Sully-Prud- 
homme  se  trahit  en  plus  d'une  pièce  de  ses  Solitudes.  Le  Cygne^ 
par  exemple,  est  un  très  remarquable  échantillon  du  genre  des- 
criptif que  nous  avons  caractérisé  plus  haut,  et  nous  ne  connais- 
sons pas  de  poésie  mythologique  plus  riche  et  plus  brillante  que 
les  Ecuries  d'Augias.  Aucune  condition  ne  manque  à  ce  dernier 
morceau,  pas  même  le  défaut  habituel  de  cette  sorte  d'étude,  l'ab- 
sence d'une  certaine  unité  qui  présente  une  pensée  au  début  et  la 
ramène  dans  la  conclusion  finale.  Avant  de  quitter  nos  poètes  phi- 
losophes et  M.  Sully-Prudhomme,  ne  faut-il  pas  les  avertir  de  la 
froideur  que  leur  genre  entraîne  et  dont  le  tempérament  de  cet  écri- 
vain ne  s'accommoderait  peut-être  que  trop?  La  distinction  amène 
souvent  avec  elle  la  contrainte.  Comme  un  homme  habitué  à  vivre 
dans  un  monde  choisi,  et  fuyant  tout  ce  qui  pourrait  ressembler 
à  de  la  vulgarité,  aime  mieux  pécher  par  réserve  que  par  excès, 
ce  poète  ne  se  livre  jamais  :  il  évite  le  développement  au  point  de 
manquer  de  franchise  et  d'ampleur.  Qu'il  ait  aujourd'hui  moins  de 
hardiesse  et  de  laisser-aller  que  dans  ses  débuts,  il  est  impossible 
d'en  douter.  Il  y  avait  déjà  de  la  maturité,  trop  peut-être,  dans 
les  Stances  et  Poèmes^  ce  qui  manque  le  plus  à  ses  Solitudes, 
c'est  de  la  jeunesse.  Nous  lui  conseillerions,  pour  son  intérêt,  de 
gêner  un  peu  moins  sa  pensée,  et  pour  celui  du  public  qui  lit  les 
vers,  d'avoir  plus  d'abandon.  Qu'il  ne  songe  pas  sans  cesse  à  l'hé- 
mistiche de  Virgile,  pauca  meo  Gallo,  pour  imiter  la  sobriété  que 
ces  mots  semblent  recommander  aux  poètes;  qu'il  songe  quelquefois 
aux  mains  gracieuses  pour  lesquelles  sa  gerbe  est  aussi  faite,  qu'il 
prenne  conseil  du  second  hémistiche  du  maître  latin.  Virgile  n'a- 
joute-t-il  pas  que  Lycoris  puisse  le  lire,  et  quœ  légat  ipsa  Lycoris? 


728  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


III. 


Après  la  description,  après  la  philosophie,  la  vie  humaine  a  son 
tour,  et  l'avenir  nous  semble  être  de  ce  côté.  Trop  peu  de  vers  de 
notre  temps  laissent  une  impression  durable  dans  l'esprit,  dans 
l'âme  un  amour  pur  et  vivifiant.  Parmi  les  écrivains  que  nous  ve- 
nons de  parcourir,  quelques-uns  laissent  parfois  cette  émotion  pré- 
cieuse :  en  cherchant  les  beautés  de  la  nature  ou  de  la  pensée,  ils 
ont  rencontré  celles  de  la  vie  humaine.  Ceux  dont  il  nous  reste  à 
parler  n'ont  pas  atteint  plus  que  les  précédons  la  perfection,  ils  sont 
peut-être  au-dessous  de  plusieurs  d'entre  eux;  mais  la  vie,  l'hu- 
manité, la  réalité  historique  ou  morale,  les  intéressent  davantage.  A 
ce  titre,  nous  faisons  une  place  à  part  aux  trois  petits  recueils  de 
M.  François  Goppée,  aux  Amours  et  Haines  de  M.  Edouard  Paille- 
ron  et  aux  Rayons  perdus  de  M"^  Louisa  Siefert.  Nous  pourrions 
ajouter  à  ces  trois  noms  ceux  de  M.  Edouard  Grenier,  dont  le  vo- 
lume justifie  son  titre  à'Ainicis  par  les  douces  affections  dont  il  est 
le  monument  discret,  et  de  M.  Charles  Coran,  l'auteur  amusant 
parfois,  parfois  aussi  trop  épicurien,  des  Dernières  élégances. 

La  petite  comédie  du  Passant  a  créé  la  réputation  de  xM.  François 
Coppée.  Un  acte,  moins  que  cela,  une  scène,  a  fait  de  lui  le  héros 
de  la  jeunesse  lettrée.  Jusque-là,  parmi  les  poètes  de  vingt  à  vingt- 
cinq  ans,  il  avait  plusieurs  rivaux.  Le  bonheur  d'une  soirée  l'a  mis 
hors  de  pair;  la  ville  et  la  cour  ont  accueilli  avec  empressement  son 
nom,  que  leur  apprenaient  les  échos  du  théâtre.  Les  vers  de  M.  Cop- 
pée étaient  restés  dans  un  cercle  étroit,  on  a  beaucoup  lu  les  vers 
de  l'auteur  du  Passant.  Telle  est  la  puissance  d'un  succès  drama- 
tique. Il  est  vrai  que  cette  comédie  en  miniature  méritait  de  réussir 
par  sa  fraîcheur  et  par  l'unité  de  ton  qu'une  action  aussi  simple 
ne  pouvait  manquer  d'avoir.  Nous  croyons  assister  au  chant  de  ces 
maggiolate  que  les  jeunes  Florentins,  à  l'origine  de  la  poésie  ita- 
lienne, récitaient  dans  la  saison  du  renouveau.  En  même  temps  ils 
décoraient  avec  des  feuillages  verts  du  mois  de  mai  la  porte  de 
celle  qu'ils  appelaient  leur  madonna,  et  ne  se  lassaient  pas  de  lui 
répéter,  pas  plus  qu'elle-même  sans  doute  d'entendre,  comment 
les  vers   et  les  pensers   d'amour  repoussent  avec  les  premiers 
bourgeons.  La  poésie  et  l'amour  sont  un  renouveau  éternel,   et 
nous  ne  sommes  pas  étonnés  que  le  public  de  l'Odéon  ait  prêté  à 
ce  langage,  exprimé  en  vers  gracieux,  une  oreille  aussi  complai- 
sante que  les  belles  Florentines.  M.  Coppée  nous  paraît  lui-même 
un  Zanetto  qui,  bien  reçu  par  Sylvia  une  première  fois,  ne  l'a  pas 
quittée  sans  esprit  de  retour.  Il  a  goûté  des  joies  du  théâtre,  il  y 
reviendra  sans  doute;  pour  nous,  il  est  toujours  le  jeune  poète  du 


LA   POÉSIE    ET    LES    POÈTES.  729 

Reliquaire^  des  Intimités  et  des  Poèmes  modernes^  qui,  la  veille  de 
son  succès  à  la  scène,  pouvait  dire  comme  son  héros  : 

Dès  demain,  je  saurai  si  Florence 

Aime  toujours  le  luth  et  les  chansons  d'amour. 

Gomme  lui,  il  était  incertain  sur  la  voie  à  suivre.  Le  Reliqucm^e, 
excepté  les  deux  pièces  de  la  Sainte  et  des  Aïeules,  manque,  à 
notre  avis,  d'originalité.  En  le  dédiant  à  «  son  cher  maître,  »  l'au- 
teur fait  lui-même  l'aveu  de  la  direction  à  laquelle  il  obéit.  Le  dé- 
dain qu'il  marque  dès  sa  première  page  pour  l'élégie  est  d'em- 
prunt :  la  nature  lui  avait  donné  un  talent  sensible  et  tendre,  l'école 
n'a  pu  faire  de  lui  un  impassible  olympien.  Certaines  pièces  trahis- 
sent une  imitation  directe.  Le  Justicier  est  une  réminiscence  visible 
des  Poésies  barbares,  qu'il  a  dû  beaucoup  étudier.  Malgré  quelque 
mélange  d'élémens  diiïérens,  ce  volume  annonçait  un  poète  des- 
criptif moins  l'érudition  hellénique  ou  orientale,  un  Leconte  de  Lisle 
en  petit  et  qui  n'avait  pas  dépassé  les  limites  de  la  banlieue.  Une 
'  page  des  Litimités  avoue  des  préférences  marquées  pour  M.  Sainte- 
Beuve,  pour  Musset  et  pour  Baudelaire,  que  le  poète  met  ensemble, 
chose  singulière,  et  qu'il  appelle  les  a  doux  et  les  souffrans.  »  De 
la  poésie  rêveuse,  psychologique,  de  M.  Sainte-Beuve,  nous  ne 
trouvons  ici  aucune  trace;  mais  il  y  a  la  marque  de  la  lecture  de 
Baudelaire  dans  une  petite  pièce  qui  se  termine  par  ce  vers  : 

Quelque  chose  comme  une  odeur  qui  serait  blonde, 

et  que  nous  ne  transcrivons  pas,  puisque  c'est  là  une  de  ces  mé- 
prises dont  l'auteur  nous  semble  s'être  corrigé.  Il  ne  restera  en  lui, 
nous  l'espérons,  de  cette  influence  de  Baudelaire,  qu'un  exemple 
curieux  de  ce  qu'a  pu  faire  pour  gâter  les  jeunes  esprits  une  re- 
nommée équivoque  née  dans  une  brasserie,  et  qui  pourtant  s'est 
répandue  un  instant  dans  des  milieux  plus  sains.  Si  les  Intimités 
laissent  apercevoir  çà  et  là  une  sorte  de  Baudelaire  jeune  et  can- 
dide, la  trace  d'Alfred  de  Musset  y  est  plus  visible  encore,  mais 
c'est  une  imitation  toute  de  surface.  Gomment  en  serait-il  autre- 
ment? Qui  peut  désormais,  après  les  Nuits  et  la  Lettre  à  Lamar- 
tine, espérer,  en  sondant  ses  blessures,  de  faire  tressaillir  les  âmes? 
M.  Goppée  se  trouvait  entre  deux  écueils,  celui  d'exagérer  quelque 
légère  souffrance  morale  que  les  années  font  oublier  et  celui  de 
paraître  affecter  une  douloureuse  expérience  à  laquelle  on  ne  croi- 
rait pas.  Il  a  eu  le  bon  goût  d'éviter  presque  toujours  le  second,  il 
n'a  pas  échappé  au  premier,  si  l'on  doit  s'en  rapporter  à  certains 
vers  tels  que  ceux-ci  : 

Passé,  passé  fatal  par  qui  ma  vie  est  prise  ! 

Poison  amer  et  doux  dont  ou  meurt,  mais  qui  grise!... 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pauvre  poète!  est-on  tenté  de  s'écrier,  être  si  jeune  et  avoir  déjà 
un  passé  fatal!  Combien  nous  en  avons  vu  des  Mussets  qui  étaient 
amoureux  et  malheureux  par  mode,  et  qui  faisaient  par  anticipation 
des  (c  confessions  d'un  enfant  du  siècle!  »  Pour  M.  Coppée,  ces  fan- 
taisies d'imitation  n'étaient  que  les  incertitudes  d'un  talent  qui  se 
cherchait,  et  il  dit  lui-même  dans  les  Inlimilés  : 

Au  fond  je  suis  resté  naïf,  et  mon  passé, 

Bien  que  sombre,  n'a  pas  tout  à  fait  effacé 

De  mon  cœur  la  première  et  candide  chimère... 

...  J'en  ai  quelquefois  pour  des  heures 
A  me  bercer  alors  d'espérances  meilleures, 
A  rêver  d'un  doux  nid,  d'un  amour  de  mon  choix, 
Et  d'un  bonheur  très  long,  très  calme  et  très  bourgeois. 

Voilà,  je  gage,  M.  Coppée  peint  par  lui-même  et  tel  qu'il  est... 
Pourquoi  n'en  pas  convenir,  dùt-il  par  cet  aveu  rompre  avec  Bau- 
delaire et  M.  Leconte  de  Lisle? 

A  ses  deux  recueils  antérieurs,  nous  préférons  ses  Poèmes  mo- 
dernes et  à  ceux-ci  son  petit  acte  du  Passant.  Sur  les  sept  pièces 
qui  forment  le  volume  des  Poèmes  modernes,  il  y  en  a  cinq  en  vers 
alexandrins  coupés  souvent  d'une  manière  heureuse  et  neuve,  sou- 
vent aussi  désarticulés,  suivant  l'exemple  donné  de  loin  en  loin 
par  M.  Leçon  te  de  Lisle  dans  ses  Poésies  barbares  et  naturellement 
exagéré  par  les  disciples.  De  ces  cinq  morceaux,  trois  forment  de 
petites  scènes  dont  la  plus  intéressante  est  le  Banc,  idylle  surprise 
aux  Tuileries  dans  la  conversation  entre  un  soldat  et  une  bonne 
d'enfant;  les  autres  sont  deux  petits  drames  dont  le  meilleur  est 
la  Bénédiction.  Un  vieux  sergent  raconte  qu'à  Saragosse  des  gre- 
nadiers français,  outrés  de  l'obstination  des  prêtres  espagnols,  tirent 
sur  un  moine  qui  les  bénit  avec  le  saint  sacrement.  La  situation  est 
dramatique;  point  de  description,  tout  est  mouvement;  le  vers  est 
naturel,  populaire  sans  vulgarité.  Le  dernier  seulement  nous  blesse 
comme  une  fausse  note  : 

Amen!  dit  un  tambour  en  éclatant  de  rire. 

Ce  vers  et  cet  éclat  de  rire  sont  du  pur  Gavroche;  l'auteur  a  oublié 
qu'il  n'y  a  en  présence  que  la  fureur  du  soldat  et  l'exaltation  du 
martyr.  Ce  n'est  pas  seulement  la  délicatesse  constante  des  senti- 
mens  qui  fait  la  supériorité  du  Passant,  c'est  la  logique  du  cœur 
satisfaite  jusqu'au  bout  et  surtout  à  la  fin.  Un  dernier  mot  peut  gâ- 
ter tout  un  drame. 

M.  François  Coppée  est  un  jeune  talent  que  le  théâtre  a  emprunté 
à  la  poésie.  Il  s'est  en  quelque  sorte  laissé  faire,  se  rendant  à  l'in- 
vitation qui  lui  était  adressée,  sans  effort  pour  se  déguiser,  sans 


LA    POÉSIE    ET    LES    POÈTES.  731 

changer  de  costume,  apportant  avec  lui  ce  qu'il  avait,  des  vers 
charmans  et  une  sensibilité  qui  n'est  pas  étudiée.  M.  Edouard 
Pailleron  est  un  écrivain  autrement  complexe.  Qu'il  soit  un  véri- 
table poète  dramatique,  c'est  ce  que  des  œuvres  toujours  en  pro- 
grès et  en  dernier  lieu  les  Faux  Ménages  ont  mis  au-dessus  de 
toute  discussion;  mais,  lors  même  qu'il  n'eût  pas  donné,  s,\ec  Amours 
et  Haines,  un  nouveau  gage  aux  amis  de  la  poésie  proprement  dite, 
ils  trouveraient  dans  une  foule  de  beaux  vers  de  sa  dernière  comé- 
die un  accent  auquel  ils  ne  peuvent  se  tromper.  Il  y  a  dans  M.  Pail- 
leron deux  natures  de  talent.  L'une,  active  et  impert-onnelle,  pleine 
de  jeunesse  et  de  saillies,  unit  la  vigueur  à  la  finesse,  deux  qualités 
qui  se  combattent  parfois  en  lui.  Appliquée  à  l'observation  des 
hommes,  à  la  peinture  des  mœurs  et  à  la  connaissance  du  théâtre, 
elle  a  produit  l'écrivain  applaudi  à  la  scène.  L'autre,  personnelle 
et  méditative ,  se  plaît  dans  les  émotions  délicates  et  dans  l'ex- 
pression des  sentimens  affectueux,  au  point  de  faire  douter  parfois 
que  cette  sensibilité  puisse  se  rencontrer  avec  cette  vigueur.  C'est 
comme  la  source  principale  de  sa  veine  lyrique;  mais  ici  même  son 
tempérament  ne  perd  pas  ses  droits,  et  le  lyrisme  sous  sa  plume 
prend  des  allures  satiriques.  Dès  le  principe,  et  avant  qu'il  se  fût 
essayé  dans  cette  œuvre  du  démon  qu'on  appelle  la  comédie,  il 
montrait  cette  double  tendance  de  sa  nature  littéraire.  Son  premier 
volume  se  divisait  matériellement  en  deux  parties,  celle  de  l'ode 
et  celle  de  la  satire.  Le  titre  du  second,  Amours  et  Haines,  indique 
la  même  division,  au  moins  dans  la  pensée.  Tennyson  trace  le  por- 
trait idéal  d'un  poète  «  ayant  la  haine  de  la  haine,  le  mépris  du 
mépris,  l'amour  de  l'amour.  » 

Dowered  with  the  hâte  of  hâte,  the  scora  of  scorn, 
The  love  of  love. 

11  ne  faut  pas  trop  se  fier  à  ces  poètes  angéliques  :  un  beau  jour, 
les  cordes  moelleuses  de  leur  lyre  se  brisent,  et  ils  les  remplacent 
par  des  cordes  d'airain.  Les  haines  de  M.  Pailleron  ne  sont  pas 
tellement  cruelles  qn'elles  l'empêchent  de  trouver  le  mot  plaisant. 
Malgré  l'air  menaçant  de  son  titre,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  dans 
tout  son  volume  la  dose  nécessaire  de  fiel  pour  écrire  une  seule  sa- 
tire à  la  Juvénal.  La  vraie  satire,  celle  qui  ne  rit  pas,  qui  désigne 
ses  victimes  et  qui  les  déchire,  est  presque  impossible  aujourd'hui. 
En  tout  cas,  ce  n'est  pas  M.  Pailleron  qui  l'écrirait;  il  a  trop  la 
vocation  du  poète  comique,  et  rien  ne  diffère  plus  à  notre  sens  de 
la  comédie  que  la  satire  véritable.  Aussi  regardons-nous  ses  Drôles, 
son  Eudore  et  son  Pangloss  comme  des  études  théâtrales  pleines  de 
promesses,  comme  des  cartons  d'après  lesquels  l'auteur  peindra 
quelque  jour  des  fresques  durables.  Au  contraire,  la  Hêlrée,  Ode 


732  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

an  rire,  les  Roses,  l'Aveu,  les  Brumes  et  surtout  la  Tombe  ont 
pour  nous  le  charme  particulier  de  confidences  que  nous  fait  l'au- 
teur, et  d'entretiens  qui  ne  se  produiront  pas  devant  la  rampe. 
Heureux  les  poètes,  puisqu'ils  ont  le  privilège  de  fixer  des  souve- 
nirs tels  que  celui  qui  est  contenu  dans  V Aveu,  heureux  encore  les 
poètes,  puisqu'ils  savent  consacrer  leurs  douleurs  et  leurs  larmes 
comme  dans  ces  vers  de  la  Tombe  : 

Le  premier  que  je  vis  mourir 
(J'étais  trop  jeune  pour  souffrir, 
On  souffre  à  l'âge  où  l'on  espère), 
Je  le  pleurai,  c'était  mon  père. 

Le  deuxième  (je  le  revois) 

C'était  mon  frère  cette  fois; 

Je  l'embrassai  calme  et  farouche, 

Doute  au  cœur,  blasphème  à  la  bouche. 

Mais  le  jour  où  Dieu  me  la  prit 
(La  troisième  fois  c'était  elle, 
Elle,  ma  mère  !)  j'ai  souri 
Et  j'ai  dit  :  l'âme  est  immortelle! 

Depuis  elle,  depuis  ce  temps. 
Je  n'ai  plus  ni  pleurs,  ni  colère. 
Et  je  ne  souffre  plus,  j'espère. 
Et  je  ne  doute  plus,  j'attends. 

Pourquoi  aimons-nous  à  surprendre  des  larmes  dans  les  poètes 
qui  ont  le  don  du  rire?  On  peut,  hélas!  douter  de  la  sincérité  du 
rire,  ainsi  que  de  tout  le  reste  dans  la  vie  humaine  :  comment  dou- 
ter de  la  douleur  et  de  la  mort?  La  destinée  se  charge  à  chaque  in- 
stant d'en  prouver  la  cruelle  réalité.  Molière,  dans  ses  pages  les 
plus  étincelantes,  peut  attrister  quelquefois;  nous  ne  connaissons 
que  deux  ou  trois  lignes  de  lui  où  il  ait  sérieusement  parlé  de  la 
mort,  et  elles  suffisent  pour  nous  assurer  que  ce  qu'il  savait  le 
mieux  faire,  c'était  de  pleurer  (1). 

Dans  le  courant  des  idées  que  nous  avons  exposées  et  des  pages 
qu'on  vient  de  lire,  on  a  pu  suivre  une  progression  constante  de 
l'œuvre  d'art  à  l'œuvre  humaine  ou  personnelle.  Par  une  rencontre 
curieuse,  nous  sommes  amené  à  clore  cette  évolution  de  la  poésie 
contemporaine  par  l'ouvrage  le  plus  personnel,  à  notre  avis,  le  plus 
remarquable  peut-être  et  certainement  le  plus  contraire  aux  ha- 
bitudes du  public,  l'ouvrage  d'une  jeune  fille,  les  Rayons  pe?^dus, 
de  M"^  Louisa  Siefert.  A  certaines  pages  de  ce  livre,  on  croirait  que 
l'auteur  nous  dit  sa  propre  histoire.  Dans  les  deux  sonnets  placés 
en  tête  du  volume,  elle  se  compare  à  la  biche  craintive  qui,  sur  le 

(1)  Lettre  d'envoi  du  sonnet  à  La  Mothe-Levayer  sur  la  mort  de  son  fils. 


LA.  POÉSIE  ET  LES  POÈTES.  733 

bord  d'un  chemin,  s'arrête  hésitante  avant  de  le  traverser.  C'est  toute 
sa  préface,  et  nous  l'en  félicitons.  Elle  use  du  privilège  du  poète 
qui  peut  se  raconter  lui-même  ou  inventer  sans  nous  en  avertir. 
Nous  userons  du  privilège  de  la  critique  en  lisant  ces  poésies  comme 
un  roman  d'amour,  un  des  plus  simples  et  des  plus  vrais  que  nous 
ayons  jamais  connus. 

Dans  une  de  ces  familles  protestantes  qui  autrefois  conservaient 
leur  histoire  particulière  et  intime  avec  d'autant  plus  de  religion 
que  le  pays  leur  refusait  l'état  civil  et  les  droits  du  citoyen,  une 
jeune  fille  s'est  rencontrée  qui  résume  en  elle  l'énergie  de  la  race, 
la  puissance  de  souffrir,  le  courage  de  la  conviction ,  le  mépris  de 
l'opinion  commune.  Elle  interroge  la  mémoire  de  ses  ancêtres  pour 
nourrir  son  âme  de  leurs  pensées  et  surtout  de  leurs  épreuves.  Ce- 
lui-ci est  mort  à  vingt-deux  ans,  n'ayant  chéri  que  sa  mère  et  sa 
sœur;  à  peine  connut-il  le  désir  du  premier  amour.  Cet  autre,  qui 
sous  la  république  s'était  battu  pour  la  liberté,  ne  fut  pas  plus  heu- 
reux; les  chagrins  de  la  vie  l'eurent  bientôt  écrasé.  Une  troisième 
figure  se  présente  à  elle,  plus  conforme  à  la  sienne,  au  moins  à  ce 
qu'elle  sera  dans  l'avenir;  c'est  la  vieille  fille  en  cheveux  blancs  qui 
demeura  jusqu'au  bout  fidèle  à  celui  qu'elle  avait  aimé.  Il  y  a  un 
peu  de  tout  dans  cette  chronique  de  famille  :  ici  un  abbé  qui  se 
rendit  à  Rome,  mais  un  abbé  selon  le  cœur  de  Voltaire,  et  qui  re- 
vint de  Rome  philosophe  et  libre  penseur;  là  un  soldat  de  Guillaume 
de  Hollande  qui  rentra  en  France  parce  qu'on  y  mourait  pour  sa 
foi,  et  fut  roué  vif  sur  la  place  publique  de  Nîmes.  Tous  ont  souf- 
fert pour  avoir  aimé.  La  jeune  fille  évoque  ces  chères  ombres  :  comme 
le  soldat  de  la  répubhque,  elle  a  le  culte  de  la  liberté,  elle  a  la  fidé- 
lité sainte,  la  sublime  opiniâtreté  de  la  vieille  fille;  elle  ne  sera  pas 
condamnée  au  supplice  comme  le  martyr,  mais  nos  préjugés  sont  une 
autre  intolérance  dont  elle  peut  être  la  victime.  Sera-t-elle  jamais 
tentée  comme  l'abbé  de  chercher  contre  ces  préjugés  un  refuge 
dans  la  philosophie  et  la  libre  pensée?  Nous  ne  le  croyons  pas. 

Elle  est  poète,  elle  aime,  et  cette  double  flamme  a  pris  naissance 
au  même  jour.  A  dix-huit  ans,  elle  aime  sans  espoir;  celui  qu'elle 
a  vu  dans  l'intimité  longtemps,  sous  l'œil  de  sa  mère,  s'est  retiré. 
Après  quatre  ans,  il  s'est  aperçu  qu'ils  n'étaient  pas  faits  l'un  pour 
l'autre.  Qu'il  y  a  de  pauvres  jeunes  filles  qui  se  reconnaîtront  dans 
cette  position  douloureuse  qu'elles  n'ont  pas  avouée!  Qu'il  y  en  a 
qui  ont  adressé  à  leur  ouvrage  féminin  abandonné  pour  de  bien  au- 
tres soins,  repris  avec  bien  de  la  tristesse,  des  confidences  comme 
celles-ci  ; 

Laine  blanche,  crochet,  roulés  entre  mes  doigts, 
Combien  vous  ai-je  dit  de  secrets  autrefois  ! 


73/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Combien  avez-vous  vu  de  doux  rêves  éclore  ! 

Vous  en  souvenez-vous?...  Hélas!  j'en  tremble  encore. 

Ces  petits  drames,  pour  être  étouffés  dans  le  silence  du  cœur, 
n'en  ont  pas  moins  leurs  angoisses.  Les  joies  ordinaires  de  la  jeune 
fille  deviennent  ses  supplices.  Il  faut  reprendre  ses  parures,  et  ce 
n'est  plus  pour  lui,  se  faire  belle,  et  il  ne  vous  verra  pas  rire,  chan- 
ter, jouer  la  comédie,  avoir  du  naturel  et  de  la  verve,  et  lui  seul 
sous  la  fausse  gaîté  devinera  la  douleur,  lui  qui  en  est  la  cause.  Il 
faut  toujours  sourire,  quand  on  aurait  envie  de  pleurer,  et  causer  à 
l'infini  de  choses  indifférentes  et  même  odieuses  pour  mieux  se  taire 
sur  ce  qui  occupe  sans  cesse  la  pensée.  Quoi  donc?  Est-ce  de  l'a- 
mour ou  de  l'aveu  qu'il  faut  rougir?  la  faute  est-elle  de  croire  à  la 
loyauté  des  promesses?  où  est  en  ceci  l'égalité  naturelle  entre  les 
deux  sexes?  Chez  les  nations  protestantes  et  surtout  celles  de  race 
saxonne,  il  y  a  un  plus  juste  équilibre  entre  le  jeune  homme  et  la 
jeune  fille.  Les  protestans,  pour  favoriser  le  mariage,  limitent  la 
puissance  paternelle;  la  race  saxonne  fait  aussi  à  ses  filles  une  plus 
large  part  de  ce  principe  d'indépendance  qu'elle  appelle  le  self- 
government.  Chez  nous,  l'état  des  choses  n'est  pas  le  même  :  la  ré- 
volution a  émancipé  nos  fils  et  a  laissé  nos  filles  dans  la  même  sou- 
mission. Un  mariage  était  autrefois  le  contrat  de  deux  familles;  une 
famille  signant  un  pacte  avec  un  jeune  homme,  telle  est  réellement 
la  position  actuelle.  L'équilibre  ancien  est  rompu  :  c'est  aux  lois 
de  le  rétablir  progressivement  et  de  rendre  aux  mœurs  ce  qu'elles 
leur  ont  ôté. 

La  fille  du  martyr  des  Cévennes  et  du  soldat  de  la  république 
ne  cachera  pas  timidement  sa  blessure.  Toute  petite,  elle  s'annon- 
çait hardie,  entreprenante.  «  Ma  petite  lionne!  »  lui  disait  tout  bas 
sa  mère,  et  ce  mot  faisait  déjà  déborder  son  jeune  orgueil.  Plus  tard 
la  lecture,  les  fictions  et  la  vérité,  Homère  et  la  Bible,  l'Évangile  et 
la  philosophie,  ont  achevé  ce  qu'avaient  commencé  en  elle  la  nature 
et  l'air  de  la  liberté.  Les  lâches  silences  n'étaient  pas  faits  pour 
celle  qui  avait  salué  l'amour  avec  cette  sincérité  d'enthousiasme  : 

Écoutez,  écoutez  :  j'aime,  je  suis  aimée, 
Je  puis  vaincre  la  mort  et  braver  l'inconnu  ; 
Mon  ciel  était  obscur,  mon  âme  était  fermée  ; 
Voici  :  le  jour  s'est  fait  et  l'amour  est  venu! 

Le  bonheur  dura  peu,  juste  le  temps  du  malentendu  de  l'amour. 
Il  se  composait  de  sourires,  de  regards,  du  hasard  de  deux  mains 
qui  se  rencontrent.  Quoi  de  plus  naturel  quand  on  se  croit  d'accord 
sur  le  but,  quand  la  tendresse  maternelle  encourage  des  deux  côtés 
des  espoirs  légitimes,  quand  la  présence  de  l'un  et  de  l'autre  sou- 


LA  POÉSIE  ET  LES  POÈTES.  735 

levait  partout  des  murmures  qui  disaient  tous  la  môme  chose?  Un 
mot  fit  cesser  la  méprise,  au  moins  d'un  côté. 

Il  paraissait  licureux  de  ma  profonde  joie, 
Si  franchement  heureux  que,  dans  un  clan  fou, 
Je  lui  jetai,  semblable  à  la  tige  qui  ploie, 
Mes  bras  autour  du  cou. 

Une  larme  germa  d'abord  à  sa  paupière, 
On  l'eût  dit  attendri  de  ce  geste  d'enfant. 
Car  il  lui  révélait  mon  âme  tout  entière, 
Ce  baiser  confiant  ! 

Puis  soudain  tressaillant  à  mon  étreinte  ardente, 
Si  pleine  de  candeur  et  d'ingénuité. 
Il  me  repoussa  presque  en  disant  :  imprudente! 
Avec  sévérité. 

Oh  !  de  ce  moment-là  je  me  sentis  perdue... 

Il  oublia  cette  scène  et  fut  plus  que  jamais  attentif,  assidu.  Ce- 
pendant la  fille  et  la  mère  firent  bientôt  une  visite  à  son  logis 
d'automne  :  la  jeune  enfant  y  fut  reçue  par  sa  mère  à  lui,  à  bras 
ouverts.  11  parut;  jamais  il  n'avait  été  si  beau,  si  jeune.  Il  souriait; 
tout  souhaitait  la  bienvenue  à  la  pauvre  fille,  jusqu'à  la  chienne 
qui  suivait  son  maître,  et  qui,  en  apercevant  cette  dernière,  fit  en- 
tendre un  cri  joyeux.  Il  parla  beaucoup  et  son  entretien  fut  char- 
mant; «  il  parle  si  bien,  lui  !  »  On  cueillit  des  roses,  les  plus  rares, 
les  plus  précieuses  de  l'année,  des  roses  d'octobre;  on  fit  des  bou- 
quets de  verveine,  de  jasmin,  de  fleurs  de  grenadier;  le  jardin  fut 
dévasté.  Il  y  avait  moins  de  gaîté  entre  eux  qu'autrefois;  mais  la  fé- 
licité profonde  est  sérieuse.  A.  la  fin,  elle  était  tremblante,  lui  pres- 
que timide.  Qui  sait?  Peut-être  l' aimait-il,  peut-être  allait-il  le 
dire.  La  furtive  larme  qu'elle  avait  aperçue  l'autre  fois  dans  ses  cils 
n'était-elle  pas  un  signe  d'espoir?  Quand  elle  partit,  il  souriait 
sans  émotion;  pourtant  il  lui  dit  avec  une  douceur  infinie  :  «  A  ce 
soir!  »  Elle  ne  le  revit  que  pour  apprendre  son  malheur  :  l'aveu 
qu'elle  avait  espéré  était  pour  une  autre.  Pour  que  rien  ne  manque 
aux  péripéties  de  ce  drame  intime  et  aux  succès  de  celui  qui  en  est  le 
héros,  trois  cœurs  de  femme  dépendent  de  ce  dernier.  La  sérénité 
calme  de  la  première  lui  vaut  sans  doute  d'être  choisie;  la  tombe 
est  déjà  refermée  sur  la  seconde,  qui  n'a  pu  supporter  sa  peine; 
la  troisième  est  restée  pour  chanter  un  hymne  vengeur  de  la  souf- 
france. Elle  est  trop  fière  pour  mourir  et  trop  blessée  pour  se  taire. 
Connaissez-vous  beaucoup  de  vers  plus  francs  que  ceux  où  cette 
fierté  s'exprime? 

Non,  non,  je  ne  suis  pas  de  ces  femmes  qui  meurent 
Et  rendent  ce  dernier  service  à  leurs  bourreaux, 
Pour  qu'ils  vivent  en  paix  et  sans  soucis  demeurent. 


736  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

Vois-tu,  ces  dévoùmens  sont  niais,  s'ils  sont  très  beaux. 
Les  liommes,  je  le  sais,  se  complaisent  trop  vite, 
Le  pied  sur  ces  cercueils,  à  poser  en  héros, 

Et  j'ai  dégoût  d'ouïr  la  manière  hypocrite 

Dont  ils  disent  toujours  de  ces  doux  êtres  morts  : 

«  Un  ange  prie  au  ciel  pour  moi.  Pauvre  petite!  » 

Tu  m'as  trop  bien  appris  que  l'empire  est  aux  forts. 
Mourir,  c'est  oublier.  J'aime  mieux  ma  misère. 
Tu  ne  me  verras  pas  succomber  sans  efforts. 

Elle  s'exile  enfin  de  sa  présence,  non  sans  des  menaces  encore;  mais 
la  colère  fait  place  à  l'énergie.  La  courageuse  jeune  fille  prête 
l'oreille  à  la  voix  qui  lui  dit  de  vivre  par  la  foi,  par  la  liberté,  par 
le  devoir.  Elle  fait  le  sacrifice  suprême,  et  brûle  son  cher  trésor  de 
lettres  et  de  fleurs  séchées.  C'était  la  première  et  c'est  la  dernière 
page  de  son  roman.  Allez  et  dispersez- vous  au  vent,  cendres  légères; 
allez  aussi,  strophes  touchantes,  pleines  de  noblesse  et  de  sensibi- 
lité! Qu'importe  maintenant  si  par  hasard  les  douleurs  que  vous 
chantez  ont  été  de  vraies  larmes?  Transfigurées  par  la  poésie,  elles 
deviendront  le  souvenir  de  ceux  qui  veulent  entendre  dans  les  vers 
l'accent  d'une  âme. 

Et  maintenant  que  nous  avons,  en  partie  du  moins,  vidé  le  coffret 
qui  renferme  les  chères  reliques  d'un  amour  déjeune  fille,  laissons 
l'héroïne,  quelle  qu'elle  soit,  et  disons  les  espérances  que  nous  a  fait 
concevoir  le  talent  de  l'auteur,  comme  aussi  les  réserves  que  la  sin- 
cérité de  nos  éloges  nous  oblige  d'exprimer.  Il  est  remarquable 
que  la  femme  poète  de  notre  temps  qui  a  le  plus  osé  être  elle- 
même,  M"^  Desbordes- Valmore,  soit  aussi  celle  qui  se  montre  le 
moins  préoccupée  de  la  question  d'art.  Ses  bons  vers  ont  toujours 
coulé  de  source.  A  côté  de  ceux  que  les  meilleurs  écrivains  n'au- 
raient pas  hésité  à  signer,  on  en  trouve  chez  elle  qui  sont  d'une 
marque  un  peu  effacée  ou  vieillie.  M''''  Siefert,  plus  personnelle  en- 
core, a  beaucoup  aussi  de  ces  traits  qui  partent  d'eux-mêmes  et  qui 
semblent  le  jet  naturel  du  talent  féminin;  mais  les  secrets  de  l'art 
ne  lui  sont  ni  indifférens  ni  étrangers.  L'abus  des  épithètes  est  par 
momens  l'une  de  ses  imperfections;  elle  ne  rime  pas  toujours  riche- 
ment :  dans  une  jeune  (ille  de  dix-huit  ans,  ces  faiblesses,  dont  le 
petit  nombre  étonne,  sont  une  grâce  de  plus.  Elle  connaît  les  poètes 
modernes,  elle  a  étudié  les  rhythmes  nouveaux  ;  on  peut  dire  même 
qu'elle  en  invente.  Je  ne  saurais  donc  m'étonner  que  M.  Victor 
Hugo  ait  exercé  sur  elle  une  influence  assez  profonde,  tandis  que 
sa  devancière  a  trouvé  dans  Lamartine,  sinon  un  modèle,  du  moins 
les  sons  aimé-s  qui  ont  réveillé  la  musique  intérieure.  Il  fallait  la 
note  ardente  de  la  Tristesse  d'Ohjmpio  pour  évoquer  cette  créa- 
tion d'un  type  inattendu,  d'une  vierge  passionnée  autant  que  pure. 


LA  POÉSIE  ET  LES  POÈTES.  737 

Pour  dire  toute  notre  pensée  sur  le  talent  de  M"''  Louisa  Siefert, 
il  y  a  quelques  réserves  à  faire  sur  sa  tendance  à  l'imitation.  Que 
l'on  choisisse  dans  les  Rayons  perdus  les  morceaux  qui  rappellent 
des  modèles  connus,  on  peut  être  sûr  d'avance  que  le  choix  tom- 
bera sur  ce  que  le  volume  contient  de  moins  heureux.  L'Année  ré- 
imhlicaine  est  pleine  de  souvenirs  :  jamais  M"''  Siefert  n'a  été  moins 
elle-même.  Peut-être  s'est-elle  trop  hâtée  de  retourner  à  la  source 
pure  des  beaux  vers,  et  ne  lui  a-t-elle  pas  laissé  le  temps  de  se 
remplir.  Peut-être  aussi  avait- elle  la  première  fois  trop  complète- 
ment répandu  son  cœur. 

Voir,  penser,  sentir,  ces  trois  rnots  renferment  la  poésie  de  tous 
les  temps.  Nous  avons  rencontré  dans  cet  aperçu  rapide  des  hommes 
heureusement  doués  pour  saisir  les  contours  des  choses  et  trans- 
porter dans  les  paroles  les  vives  couleurs  qui  sont  dans  les  olijets. 
Ils  peignent  quelquefois  avec  force,  et  décrivent  toujours  avec  in- 
dustrie. Ils  sont  les  héritiers  directs  des  novateurs  qui  ont  rendu  à 
l'art  des  vers  le  son  et  le  coloris,  et  pourtant  ils  reviennent  sans  le 
vouloir  aux  petitesses  de  l'art  que  leurs  devanciers  avaient  détrôné. 
Quelques-uns  cependant,  tenus  pour  idéalistes  ou  traités  d'artistes 
timides,  voient  quelque  chose  au-dehà  de  ce  que  perçoivent  les  yeux; 
leur  art  ne  se  borne  pas  à  être  un  modelé  savant.  Après  ceux-ci 
et  pour  la  première  fois  peut-être,  nous  avons  dégagé  de  la  foule 
les  poètes  qui  veulent  avec  quelque  justice  être  comptés  pour  des 
penseurs;  nés  du  temps  présent,  comme  le  besoin  de  sincérité  naît 
des  situations  factices,  ils  manquent  les  uns  de  mesure,  les  autres 
de  décision;  ils  comprennent  mieux  qu'on  ne  l'avait  fait  jusque-là 
l'utilité  de  la  science  pour  la  poésie,  mais  ils  tendent  à  confondre 
l'une  avec  l'autre,  ils  se  défient  trop  du  sentiment.  Les  derniers 
sont  de  ceux  qui,  ne  pouvant  se  passer  de  vivre  parmi  les  hommes, 
trouvent  des  vers  qui  viennent  du  cœur  et  qui  y  retournent.  Un 
ancien  disait  que  les  bois  sacrés  étaient  l'habitation  préférée  des 
amis  de  la  Muse  ;  il  parlait  sans  doute  des  écrivains  que  nous  ran- 
gerions parmi  les  descriptifs  ou  les  pnilosopbes.  Charles  Lamb, 
un  enfant  de  Londres,  pensait  au  contraire  qu'il  fallait  aux  poètes 
l'habitation  des  grandes  villes;  il  songeait  à  ceux  que  nous  avons 
appelés  humains.  Grands  ou  petits,  il  y  en  a  toujours.  Tout  passe 
et  tout  s'épuise,  excepté  le  cœur  de  l'homme;  mais  le  défaut  du 
cœur  est  de  se  trop  aimer,  il  le  communique  à  la  poésie  humaine 
et  la  fait  tomber  dans  l'excès  de  la  personnalité.  Peut-être  la  per- 
fection réside-t-elle  dans  un  juste  tempérament  des  diverses  facultés 
de  voir,  de  penser  et  de  sentir. 

Louis  Etienne. 

TOME  LXXXII.  —  18G9.  47 


ETUDES 


1^ 


LE    PORTUGAL. 


Les  études  d'économie  rurale  prennent  faveur  en  Europe.  Les  écrits  sur 
ce  sujet  étaient  déjà  nombreux  en  Angleterre  et  en  Allemagne.  En  Italie, 
il  siifTit  de  citer  les  ouvrages  de  M.  Jacini,  qui  est  devenu  ministre  des 
travaux  publics,  et  en  Belgique  les  remarquables  études  de  M.  Emile  de 
Laveleye,  publiées  pour  la  plupart  dans  la  Revue.  Voici  maintenant  un 
petit  pays  qui  vient  d'entrer  dans  la  même  voie  avec  une  louable  ému- 
lation. Il  n'y  a  pas  de  peuple  qui  ait  depuis  trente  ans  fait  de  plus 
grandes  tentatives  pour  se  régénérer  que  le  Portugal,  et  à  tout  ce  qu'il 
a  déjà  tenté  il  vient  d'ajouter  un  effort  marqué  vers  l'étude  de  l'écono- 
mie rurale.  Au  mois  d'avril  de  l'année  dernière,  une  commission  a  été 
nommée  par  le  roi  pour  réunir  les  élémens  d'une  statistique  agricole. 
Cette  commission,  présidée  par  un  pair  du  royaume,  M.  Rebello  da 
Silva,  a  pris  ses  devoirs  fort  au  sérieux.  Deux  volumes  ont  déjà  paru 
par  ses  soins  à  l'imprimerie  nationale  de  Lisbonne.  Le  premier  est  une 
histoire  de  la  population  et  de  l'agriculture  en  Portugal  depuis  la  fon- 
dation de  la  monarchie  jusqu'en  I6/4O,  année  de  la  grande  insurrection 
nationale  contre  l'Espagne;  cette  publication  doit  être  continuée  plus  tard 
jusqu'à  nos  jours.  Le  second  volume  est  un  simple  Abrégé  d'économie  ru- 
rale à  Vusage  des  écoles  populaires.  Tous  deux  ont  pour  auteur  le  prési- 
dent de  la  commission,  un  des  meilleurs  écrivains  du  Portugal, 


ÉTUDES  d'Économie  rurale.  739 

Déjà  connu  par  d'excellens  travaux  historiques  (1),  M.  Rebello  da  Silva 
pouvait  mieux  qu'un  autre  écrire  l'histoire  de  l'agriculture  de  son  pays. 
Grâce  à  lui,  le  Portugal  aura  ce  qui  manque  encore  à  beaucoup  d'états 
européens.  Les  notes  placées  au  bas  des  pages  montrent  qu'il  a  pu  con- 
sulter un  nombre  extraordinaire  de  documens.  Suivant  lui,  les  révolu- 
tions économiques  du  Portugal  n'ont  pas  été  tout  à  fait  aussi  grandes 
qu'on  l'avait  cru  jusqu'ici.  Quelques  historiens  ont  dit  que  l'agriculture 
portugaise  était  au  moyen  âge  presque  aussi  avancée  que  de  nos  jours; 
telle  n'est  pas  son  opinion.  Tout  en  reconnaissant  le  bon  gouvernement 
du  roi  Denis,  surnommé  le  Laboureur  (lavrador),  il  regarde  comme  des 
illusions  les  merveilles  attribuées  à  l'administration  de  ce  prince,  qui 
vivait  à  la  fin  du  xm*^  siècle.  On  avait  porté  à  h  millions  le  nombre  des 
habitans  du  royaume  sous  le  règne  heureux  de  dom  Manuel;  il  le  réduit 
de  plus  de  moitié.  Peu  favorable  à  l'ordre  social  de  ces  temps,  il  ne  peut 
admettre  que  la  féodalité  militaire  et  religieuse  ait  pu  se  concilier  avec 
un  pareil  développement  de  la  population  et  de  la  culture. 

Le  caractère  général  de  l'histoire  du  Portugal  n'en  est  pas  d'ailleurs 
changé.  Il  demeure  toujours  certain  que  ce  royaume,  s'il  n'était  pas  tout 
à  fait  aussi  peuplé  qu'aujourd'hui,  jouissait  d'une  grande  prospérité  re- 
lative dans  les  xiv*'  et  xv®  siècles,  et  qu'une  décadence  marquée  a  com- 
mencé pour  lui  avec  le  siècle  suivant.  La  population  en  16/|0  n'excédait 
pas,  d'après  M.  Rebello  da  Silva,  1,200,000  âmes;  elle  avait  diminué 
d'un  tiers  depuis  dom  Manuel.  La  monarchie  a  eu  son  premier  siège  au 
nord,  dans  le  pays  situé  entre  le  Minho  et  le  Douro;  de  là  elle  s'est 
étendue  progressivement  vers  le  midi,  portant  avec  elle  la  colonisa- 
tion. Quand  la  capitale  eut  été  placée  à  l'embouchure  du  Tage,  l'activité 
nationale  se  tourna  vers  l'Océan  et  négligea  l'intérieur.  La  période  des 
découvertes  et  des  expéditions  d'outre-mer  a  eu  un  éclat  incomparable. 
Des  richesses  immenses  affluaient  à  Lisbonne;  mais  sous  ces  magnifiques 
apparences  se  cachait  un  vice  profond.  Pendant  que  la  capitale  grandis- 
sait par  le  commerce  maritime,  l'émigration  ruinait  les  provinces.  La 
corruption  des  mœurs,  fruit  empoisonné  des  conquêtes  asiatiques,  atta- 
quait la  population  dans  sa  source.  Quand  cette  grande  expansion  colo- 
niale vint  à  baisser  par  suite  de  la  concurrence  des  autres  peuples,  la 
nation  s'affaissa  sur  elle-même.  Elle  tomba  sous  la  domination  espa- 
gnole, qui  acheva  de  l'épuiser. 

Le  Portugal  a  prouvé  d'une  manière  frappante  la  vérité  de  ces  paroles 
d'Adam  Smith  :  «  le  capital  acquis  à  un  pays  par  le  commerce  n'est 
pour  lui  qu'une  possession  précaire  et  incertaine,  tant  qu'il  n'en  a  pas 
réalisé  une  partie  dans  la  culture  de  ses  terres;  les  révolutions  de  la 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1"  janvier  18C6,  Philippe  II  et  le  roi  dom  Antonio  de 
Portugal,  par  M.  Charles  de  Mazade. 


7/iO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

guerre  et  du  gouvernement  tarissent  les  sources  de  la  richesse  qui  vient 
du  commerce,  celle  qui  procède  des  progrès  solides  de  l'agriculture  est 
d'une  nature  beaucoup  plus  durable.  »  Le  livre  de  M.  Rebello  da  Silva 
donne  un  éloquent  commentaire  de  cet  axiome  e'conomique.  «  Nous 
avons  cru,  dit-il,  que  nous  avions  dans  l'Inde  un  majorât  inépuisable, 
et  nous  avons  délaissé  notre  propre  héritage.  »  A  cette  cause  générale  de 
décadence  vinrent  s'en  joindre  d'autres.  Le  fanatisme  monastique  et  la 
tyrannie  féodale  prirent  possession  du  Portugal.  L'expulsion  des  Maures 
et  des  Juifs  est  de  l/î99,  l'établissement  de  l'inquisition  de  153G.  Pres- 
que toutes  les  terres  appartenaient  à  la  couronne,  au  clergé  et  à  la  no- 
blesse. Les  cultivateurs  désertaient  les  campagnes,  on  essayait  en  vain 
de  les  remplacer  par  des  esclaves  venus  d'Afrique.  Les  céréales  montè- 
rent à  des  prix  excessifs;  on  fut  forcé  d'avoir  recours  à  d'énormes  im- 
portations pour  nourrir  une  population  en  déclin.  Depuis  1640,  l'agri- 
culture portugaise  a  du  faire  des  progrès  sensibles,  puisque  la  population 
a  triplé;  l'histoire  de  ces  progrès  fera  le  sujet  du  second  volume. 

L'Abrégé  d économie  rurale  à  l'usage  des  écoles  joopulaires  présente  un 
intérêt  plus  actuel.  L'auteur  y  a  réuni  des  notions  justes  sur  le  rôle  des 
capitaux  dans  la  formation  de  la  richesse,  sur  la  comparaison  de  la 
grande  et  de  la  petite  propriété,  de  la  grande  et  de  la  petite  culture,  sur 
l'action  de  la  législation  civile,  sur  la  répartition  de  l'impôt,  sur  l'impor- 
tance des  moyens  de  communication,  sur  le  débat  entre  la  protection  et 
la  liberté  commerciale.  Présentées  sous  cette  forme  élémentaire,  ces 
idées  peuvent  se  répandre  utilement.  On  aime  à  voir  un  homme  que  ses 
succès  littéraires  et  politiques  ont  placé  haut  dans  l'état  consacrer  de 
généreux  efforts  à  l'enseignement  populaire;  mais  ce  n'est  pas  seulement 
aux  écoles  primaires  que  s'adresse  ce  modeste  volume.  On  y  trouve  le 
résumé  le  plus  complet  qui  ait  paru  jusqu'ici  de  l'état  de  l'économie  ru- 
rale en  Portugal.  Sous  ce  rapport,  il  mérite  une  attention  spéciale.  L'au- 
teur a  soin  de  nous  prévenir  que  les  travaux  de  la  commission  de  sta- 
tistique ne  sont  pas  assez  avancés  pour  donner  à  ses  évaluations  une 
certitude  suffisante;  ce  n'est  qu'un  essai,  un  premier  aperçu. 

Le  Portugal  a  été  à  la  fois  très  bien  et  très  mal  traité  par  la  nature. 
On  y  trouve  des  plaines  et  des  vallées  d'une  admirable  fertilité,  et  les 
parties  cultivées  ont  l'aspect  d'un  véritable  jardin;  mais  un  tiers  environ 
du  territoire  se  compose  de  montagnes  escarpées,  et  sur  d'autres  points 
s'étendent  des  plateaux  arides  que  la  culture  n'a  pas  encore  abordés. 
On  jouit  sur  les  côtes  du  climat  le  plus  heureux,  le  voisinage  de  l'Océan 
rend  les  hivers  extrêmement  doux  et  tempère  l'ardeur  des  étés;  mais 
dans  les  parties  les  plus  favorisées  des  marais  répandent  autour  d'eux 
l'insalubrité.  Les  vents  d'ouest  y  déposent  des  pluies  abondantes,  et  le 
sol  est  arrosé  par  de  nombreuses  rivières;  mais  ces  cours  d'eau  ont  des 
lits  encombrés  par  les  sables  qui  mettent  obstacle  à  la  navigation  et  à 


ÉTUDES  d'Économie  rurale.  7 Ai 

l'irrigation.  Cette  terre  présente  tous  les  contrastes,  depuis  les  cimes 
neigeuses  de  la  Sierra  d'Estrella  jusqu'aux  rivages  méridionaux,  qui 
semblent  détachés  de  la  côte  d'Afrique.  La  constitution  générale  est  vol- 
canique, et  les  tremblemens  de  terre  ont  été  fréquens  et  terribles. 

Le  royaume  a  une  superficie  de  9  millions  d'hectares,  sans  compter  les 
îles,  ou  le  sixième  de  la  France.  On  le  divisait  autrefois  en  six  provinces. 
Aujourd'hui  on  l'a  partagé,  à  l'instar  de  la  France,  en  dix-sept  districts 
ou  départemens.  Au  point  de  vue  agricole,  M.  Rebello  da  Silva  y  distingue 
quatre  régions  d'une  étendue  inégale,  le  nord,  le  centre,  le  sud  et  les 
montagnes.  11  me  paraîtrait  plus  simple  de  n'en  admettre  que  trois  ayant 
chacune  3  millions  d'hectares.  La  première,  qu'on  peut  appeler  la  région 
maritime  ou  occidentale,  s'étend  le  long  de  l'Océan;  elle  comprend  l'an- 
cienne province  de  Minho,  un  des  pays  les  plus  riches  et  les  mieux  cul- 
tivés de  l'Europe,  la  moitié  de  la  province  de  Beïra  et  une  grande  partie 
de  l'Estrémadure;  c'est  de  beaucoup  la  plus  féconde  et  la  plus  prospère. 
La  seconde,  qu'on  peut  appeler  la  région  montagneuse  ou  orientale,  se 
compose  de  l'ancienne  province  de  Tras-os-Montes  et  du  reste  de  la  Beïra 
et  de  l'Estrémadure;  elle  est  toute  hérissée  de  montagnes.  La  troisième, 
la  région  du  sud,  comprend  l'Alemtejo  (pays  au-delà  du  Tage)  et  la  petite 
province  de  l'Algarve;  c'est  la  plus  inculte.  A  ces  trois  divisions  répon- 
dent trois  climats  :  sur  le  littoral  humide  et  chaud,  dans  les  montagnes 
variable  et  tempéré,  dans  le  sud  extrêmement  chaud  et  sec. 

D'après  cet  essai  de  statistique  rurale,  il  n'y  aurait  en  tout  que  2  mil- 
lions d'hectares  cultivés;  7  millions  d'hectares  sur  9,  plus  des  trois 
quarts  du  sol,  seraient  incultes.  Un  examen  plus  approfondi  révélera  pro- 
bablement une  plus  grande  étendue  de  terres  ouvertes.  On  aura  sans 
doute  confondu  une  partie  des  jachères  avec  les  terres  incultes.  Il  y  a  des 
champs  qui  ne  sont  cultivés  que  tous  les  dix  ans;  dans  quelle  catégorie 
faut-il  les  placer?  De  même  on  n'attribue  aux  bois  qu'une  étendue  de 
100,000  hectares,  ou  un  peu  plus  du  centième  du  sol.  Si  déboisé  que 
puisse  être  le  Portugal,  j'ai  peine  à  croire  qu'il  le  soit  à  ce  point.  On 
n'aura  tenu  aucun  compte  des  terrains  à  demi  boisés,  comme  il  doit  s'en 
trouver  beaucoup.  Un  rapport  adressé  au  ministre  des  travaux  publics  en 
18Û8  par  l'Institut  géographique  de  Lisbonne  porte  l'étendue  des  ter- 
rains réellement  incultes  à  la  moitié  environ  de  la  superficie  totale,  ou 
A, 500, 000  hectares.  Là  doit  être  la  vérité.  La  différence  sans  doute  est 
remplie  par  les  terrains  à  demi  cultivés  et  à  demi  boisés.  Il  va  sans  dire 
que  la  plus  grande  partie  des  terres  cultivées  se  trouve  dans  la  zone  du 
littoral;  les  deux  autres  ne  présentent  que  de  rares  oasis  autour  des 
villes,  séparées  par  des  montagnes  ou  par  des  landes  {cliarnecas). 

V Abrégé  d'économie  rurale  évalue  à  562  millions  le  produit  brut  des 
terres.  Je  serais  porté  à  croire  qu'il  y  a  quelque  exagération  dans  ce 
chiffre.  On  y  fait  figurer  le  travail  des  bœufs  pour  21  millions;  mais  le 


7â2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

travail  des  bœufs  n'est  pas  un  produit,  c'est  un  moyen  de  production. 
Ensuite  on  porte  à  43  fr,  la  valeur  moyenne  de  l'hectolitre  de  vin  :  il  se 
peut  que  les  vins  du  haut  Douro  destinés  à  l'exportation  aient  en  effet 
cette  valeur;  les  vins  communs  du  pays  peuvent  difficilement  monter 
à  ce  prix.  En  France,  la  valeur  moyenne  de  l'hectolitre  de  vin  nouveau 
était  portée  autrefois  à  12  fr.  50  c;  elle  peut  s'élever  aujourd'hui,  après 
les  ravages  de  l'oïdium,  à  18  ou  20  francs.  Enfin  le  chiffre  de  19  millions 
indiqué  pour  les  produits  des  bois  paraît  inconciliable  avec  l'étendue 
attribuée  à  la  superficie  boisée;  ce  ne  serait  rien  moins  qu'un  produit 
moyen  de  190  fr.  par  hectare.  Si  nous  ajoutons  qu'on  n'a  pas  retranché 
les  semences  des  céréales,  nous  trouverons  qu'il  faut  probablement  sous- 
traire de  l'estimation  une  centaine  de  millions.  La  production  agricole 
du  Portugal  serait  alors  de  450  millions  (1),  ou  50  francs  par  hectare  de 
la  superficie  totale,  la  moitié  environ  de  ce  qu'elle  est  en  France.  Divisée 
par  les  2  millions  d'hectares  que  V Abrégé  d'économie  rurale  donne  à  la 
surface  cultivée,  ce  serait  encore  une  moyenne  de  225  francs  par  hectare, 
c'est-à-dire  beaucoup  plus  qu'en  Angleterre,  en  Belgique,  dans  les  pays 
les  mieux  cultivés.  En  comptant  4  millions  d'hectares  plus  ou  moins  tra- 
vaillés, on  arriverait  à  un  résultat  plus  vraisemblable.  Je  soumets  ces 
conjectures  à  la  commission  portugaise  de  statistique  agricole. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  qui  frappe  le  plus  dans  cette  statistique,  c'est  la 
faible  proportion  des  produits  animaux.  Le  Portugal  possède  très  peu  de 
bétail  ;  M.  Piebello  da  Silva  estime  à  5  millions  de  têtes  le  nombre  total 
des  animaux  domestiques.  La  race  bovine  y  figure  pour  520,000;  la 
race  ovine  pour  2,400,000;  1  million  de  chèvres,  850,000  cochons  et 
230,000  chevaux,  mulets  ou  ânes  complètent  les  5  millions.  En  comp- 
tant 10  moutons  et  4  porcs  pour  une  tête  de  gros  bétail,  on  arrive  à 
une  moyenne  de  14  têtes  par  100  hectares,  tandis  que  l'Angleterre  en 
possède  99,  la  Belgique  58,  la  Hollande  52,  l'Allemagne  44,  la  France  38. 
Avec  les  ressources  que  présente  le  pays,  la  production  du  bétail  peut 
certainement  s'accroître;  mais  il  ne  faut  pas  se  dissimuler  que  la  na- 
ture du  climat  dans  le  sud  oppose  de  sérieux  obstacles  h  un  large  déve- 
loppement des  races  animales.  Tous  les  pays  méridionaux  en  sont  là. 

Le  gros  bétail  se  concentre  dans  le  nord,  c'est  en  effet  dans  cette  ré- 
gion qu'on  trouve  la  plus  grande  partie  des  prairies  naturelles  et  presque 
toutes  les  prairies  artificielles;  c'est  là  aussi  que  commence  à  se  répandre 
la  culture  des  racines  pour  la  nourriture  des  bestiaux.  De  belles  races  s'y 
sont  formées  de  longue  main,  et  entre  autres  la  race  appelée  harroza, 
qui  fournit  à  la  fois  de  bonnes  vaches  laitières  et  d'excellens  sujets  pour 


(1)  Le  Portugal  a  adopté  le  système  métrique  :  on  y  compte  par  hectolitres,  par  hec- 
tares et  par  kilogrammes,  ce  qui  facilite  les  comparaisons;  mais  il  a  conservé  son  sys- 
tème monétaire.  Nous  avons  estimé  dans  nos  calculs  le  milréis  h  G  francs. 


ÉTUDES  d'Économie  rurale.  7 A3 

l'engraissement.  Depuis  quelques  années,  l'exportation  de  ces  bestiaux 
gras  pour  l'Angleterre  devient  assez  active.  Dans  le  reste  du  littoral  et 
des  montagnes,  des  assainissemens  de  marais  ou  des  travaux  d'irriga- 
tion peuvent  fournir  les  moyens  de  créer  de  nouvelles  prairies,  A  mesure 
qu'on  avance  vers  le  sud,  les  prairies  naturelles  disparaissent.  Le  Por- 
tugal possède  une  plante  fourragère  qui  lui  est  propre,  la  serradelle;  on 
y  cultive  aussi  la  luzerne  avec  succès,  mais  sur  de  faibles  étendues.  Il 
faudrait  décupler  au  moins  les  prairies  artificielles  pour  que  l'augmen- 
tation des  fourrages  fût  sensible,  et  ce  n'est  pas  une  petite  affaire. 

Quoique  le  sud  ait  bien  peu  d'animaux,  une  meilleure  culture  devrait 
commencer  par  en  diminuer  le  nombre.  Il  faudrait  d'abord  supprimer 
autant  que  possible  l'animal  vagabond  et  destructeur  par  excellence,  la 
chèvre;  cette  révolution  rencontrera  longtemps  de  grands  obstacles  dans 
les  habitudes  de  la  population.  La  dépaissance  des  moutons  eux-mêmes 
fait  beaucoup  de  mal  pour  peu  de  profit.  Ces  moutons  donnent  peu  de 
viande  et  de  laine,  leur  fumier  se  perd  dans  les  pâturages.  Les  cochons 
sont  excellens;  mais  le  nombre  en  est  limité  par  la  nature  de  leur  régime  : 
ils  se  nourrissent  de  glands  qu'ils  ramassent  eux-mêmes.  La  production 
des  chevaux  est  en  décadence.  On  les  remplace  par  des  mulets  et  sur- 
tout par  des  ânes.  Dans  les  trois  quarts  du  territoire,  les  abris  même 
manquent  aux  animaux,  et,  pour  les  faire  passer  de  la  vie  sauvage  à  la 
vie  domestique,  il  faut  tout  changer. 

Le  froment  est  la  céréale  qui  occupe  le  moins  de  place;  il  est  dépassé 
par  le  maïs  et  surtout  par  le  seigle,  qui  domine  dans  la  région  monta- 
gneuse. Le  froment  ne  donne  en  moyenne  que  8  hectolitres  à  l'hectare, 
le  seigle  produit  moins  encore,  6  hectolitres  seulement.  Dans  tous  les 
pays  qui  ressemblent  au  Portugal,  on  obtient  rarement  un  rendement 
supérieur.  L'abondante  production  des  céréales  est  liée  par  un  enchaîne- 
ment étroit  à  la  multiplication  du  bétail  ;  pour  que  les  étendues  ense- 
mencées s'accroissent,  pour  que  les  rendemens  s'élèvent,  il  faut  que  les 
prairies  artificielles  et  les  racines  s'étendent  parallèlement.  Presque  tout 
le  froment  récolté  vient  dans  l'Alemtejo,  qui  pourrait  être  et  qui  sera  un 
jour  le  grenier  du  Portugal  ;  mais  que  de  temps  et  de  capitaux  pour  dé- 
fricher ces  landes  immenses  !  On  n'évalue  la  récolte  d'orge  qu'à 
700,000  hectolitres;  l'avoine  réussit  encore  moins.  Le  maïs  est  le  grain 
le  plus  avantageux,  il  donne  18  hectolitres  par  hectare.  C'est  la  zone 
maritime  qui  le  produit.  On  a  cherché  un  supplément  de  céréales  dans 
la  culture  du  riz  ;  Texpérience  a  prouvé  que  cette  culture  est  une  cause 
redoutable  d'insalubrité.  Les  rizières  se  trouvent  pour  la  plupart  dans  les 
environs  de  Lisbonne^  on  demande  avec  raison  qu'elles  soient  abandon- 
nées. Les  légumes  secs  offrent  une  ressource  dont  on  ne  tire  peut-être  pas 
assez  grand  parti  :  c'est  un  produit  qui  réussit  parfaitement  et  qui  joue 
un  grand  rôle  dans  l'alimentation  populaire. 


7A4  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

L'avenir  du  pays  paraît  être  surtout  dans  l'arboriculture.  Au  premier 
rang  viennent  l'olivier,  le  mûrier,  les  arbres  à  fruits.  L'olivier  ne  couvre 
encore  que  /i2,000  hectares,^  et  il  ne  donne  qu'un  produit  misératlle. 
Avec  plus  de  soins,  on  pourrait  étendre  l'exportation  de  l'huile  d'olive; 
la  France  à  elle  seule  en  achète  tous  les  ans  pour  25  millions.  Le  mûrier 
était  autrefois  encore  plus  négligé;  depuis  quelques  années,  l'élévation 
du  prix  de  la  soie  a  tourné  l'attention  vers  cette  culture.  En  1868,  la  ré- 
colte des  cocons  s'est  élevée  à  2  millions  de  kilogrammes,  valant  en- 
semble 8,400,000  francs,  qui  ont  été  payés  par  la  France  et  par  l'Angle- 
terre. Le  Portugal  a  eu  le  bonheur  d'échapper  à  la  maladie,  il  exporte 
de  la  graine  de  vers  à  soie. 

Le  vin  est  depuis  longtemps  la  plus  grande  richesse  agricole.  Les  vins 
recherchés  par  les  Anglais  sous  le  nom  de  vins  de  Porto  se  récoltent 
sur  les  rives  du  Douro.  On  en  protégeait  autrefois  la  production  par  des 
monopoles  qui  ont  aujourd'hui  à  peu  près  disparu.  Ce  vignoble  célèbre 
n'a  pas  une  grande  étendue;  on  ne  lui  donne  pas  plus  de  30,000  hectares. 
La  culture  en  est  très  soignée,  elle  exige  beaucoup  de  bras.  La  vigne 
y  est  plantée  en  terrasses  artistement  construites  et  soutenue  par  de 
petits  échalas.  Une  partie  du  produit  est  transformée  en  eau-de-vie  et 
sert  à  ajouter  un  supplément  d'alcool  aux  vins  exportés.  Le  vignoble ^ 
du  Douro  ne  produit  guère  que  le  dixième  de  la  récolte  totale  du  vin. 
Dans  la  province  de  Minho,  on  cultive  généralement  la  vigne  en  hau- 
tains, comme  en  Italie,  c'est-à-dire  en  l'enlaçant  à  de  grands  arbres 
qui  la  laissent  retomber  en  gracieux  festons.  L'aspect  de  ces  treilles  est 
chaiiuiant;  mais  les  raisins  qu'elles  produisent  mûrissent  difficilement 
et  ne  donnent  qu'un  vin  acide  et  vert.  Les  vins  qu'on  appelle  mûrs  s'ob- 
tiennent par  une  meilleure  culture  et  présentent  de  nombreuses  varié- 
tés. On  a  peine  à  comprendre  comment  la  vigne  ne  couvre  encore  que 
189,000  hectares  dans  un  pays  qui  lui  convient  si  bien.  La  production  est 
sans  doute  contenue  par  le  débouché;  l'exporiation  n'en  écoule  qu'une 
faible  quantité  (200,000  hectolitres  par  an),  et  la  consommation  inté- 
rieure ne  peut  guère  excéder  un  hectolitre  par  tête.  L'oïdium  a  encore 
moins  épargné  les  vignobles  portugais  que  les  nôtres.  En  1851,  la  récolte 
totale  du  vin  avait  dépassé  3  millions  d'hectolitres;  dix  ans  après,  en 
18G2,  elle  n'était  plus  que  de  860,000;  elle  avait  baissé  des  trois  quarts. 
îl  faut  que  la  production  se  soit  beaucoup  relevée,  puisqu'on  l'évalue 
aujourd'hui  à  5  millions  d'hectolitres,  soit  une  moyenne  de  27  hecto- 
litres à  l'hectare.  On  cherche  partout  de  nouveaux  débouchés,  notam- 
ment au  Brésil  et  aux  États-Unis;  si  on  les  trouve,  la  culture  de  la  vigne 
fera  probablement  des  progrès. 

La  production  des  fruits  peut  être  en  quelque  sorte  illimitée;  les 
oranges,  les  citrons,  les  figues,  les  amandes,  les  caroubes,  les  pêches,  les 
abricots  frais  ou  secs,  alimentent  une  exportation  annuelle  de  5  ou 


ÉTUDES  d'Économie  rurale.  7A5 

6  millions  de  francs,  et  fournissent  à  l'intérieur  à  une  consommation  im- 
mense. On  voit  que  le  Portugal  doit  surtout  compter  sur  l'exportation 
pour  l'écoulement  de  ses  principaux  produits;  c'est  le  sort  commun  do 
ces  petits  états  qui  n'ont  pas  en  eux-mêmes  de  débouchés  suffîsans. 

Le  déboisement  est  le  plus  grand  fléau  du  pays.  Même  en  triplant,  en 
quadruplant  l'étendue  donnée  aux  bois  par  Y  Abrège  cVèconomic  rurale, 
on  arrive  à  un  total  insignifiant.  Cette  destruction  de  la  sr.rface  boisée  a 
des  inconvéniens  de  toute  sorte.  Outre  qu'on  y  perd  un  revenu  considé- 
rable, elle  rend  capricieux  et  irrégulier  le  régime  des  eaux,  détermine 
des  inégalités  dans  le  climat  et  contribue  à  l'insalubrité  de  quelques  par- 
ties du  territoire.  On  ne  peut  pas  estimer  à  moins  de  2  millions  d'hec- 
tares l'étendue  qu'il  serait  utile  de  mettre  en  bois.  C'est  l'entreprise  qui 
appelle  le  plus  les  efforts  du  gouvernement.  Le  roi  Denis,  le  colonisateur 
par  excellence,  a  donné  un  grand  exemple  il  y  a  six  cents  ans  :  il  a  planté 
près  de  Leïria  une  forêt  de  pins  qui  est  encore  aujourd'hui  magnifique, 
et  qui,  bien  que  dévastée  par  un  incendie,  s'étend  sur  une  superficie  de 
10,000  hectares.  Le  roi  dom  Fernand,  père  du  roi  actuel,  a  voulu  imiter 
ce  brillant  modèle;  il  a  formé  dans  le  parc  de  son  château  de  Cintra  une 
superbe  collection  de  toutes  les  variétés  d'arbres  verts. 

Un  membre  de  la  commission  de  statistique  agricole,  M.  Venancio 
Deslandes,  chargé,  il  y  a  quelques  années,  d'une  mission  spéciale  dans 
les  pays  étrangers,  a  publié  à  son  retour  un  excellent  rapport  sur  l'en- 
seignement forestier.  Il  proposait  rétablissement  d'une  école  forestière 
dans  l'ancien  couvent  de  Bussaco,  près  Coïmbre,  célèbre  par  la  beauté 
de  son  bois  de  cèdres  et  de  cyprès;  ce  projet  n'a  pas  encore  reçu  d'exé- 
cution. Par  la  diversité  de  ses  climats,  le  Portugal  peut  cultiver  toutes 
les  espèces  d'arbres,  celles  des  pays  les  plus  froids  comme  celles  des 
pays  les  plus  chauds.  Le  chêne-liége  surtout  peut  y  être  l'objet  d'une 
exploitation  fructueuse.  Cet  arbre  précieux  donne  un  double  produit;  il 
nourrit  avec  ses  glands  des  légions  de  porcs  et  fournit  par  son  écorce  un 
élément  d'exportation;  le  liège  du  Portugal  arrive  maintenant  en  France 
et  dans  le  reste  de  l'Europe.  Joignez-y  le  châtaignier,  si  répandu  en 
Corse  et  en  Sicile,  le  noyer,  qui  donne  des  fruits  en  abondance,  et  toutes 
les  essences  forestières  des  deux  mondes,  résineuses  ou  non.  Quand  l'état 
ne  boiserait  que  cinq  ou  six  mille  hectares  par  an,  il  serait  probable- 
ment suivi  par  les  grands  propriétaires  et  par  les  communes. 

Les  voyageurs  sont  unanimes  pour  dire  que  les  arbres  de  toute  espèce 
viennent  m.erveilleusement  en  Portugal.  Ce  qui  manque  le  plus  au  pays 
est  ce  que  le  sol  produit  le  mieux.  On  admire  surtout  la  splendide  vé- 
gétation de  Cintra,  vantée  par  lord  Byron,  encore  plus  éclatante  aujour- 
d'hui que  du  temps  de  Childe  Harold.  Le  bananier  y  pousse  auprès  de 
l'épicéa,  le  palmier  à  côté  du  chêne;  les  conifères  y  prennent  rapidement 
des  proportions  gigantesques.  ()\iq  cette  belle  exception  se  généralise,  et 


7llQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  Portugal  aura  fait  un  grand  pas,  le  plus  grand  peut-être  qu'il  puisse 
faire.  La  culture  des  arbres  n'exige  ni  beaucoup  de  capitaux  ni  beaucoup 
de  bras,  et  c'est  une  des  plus  riches ,  soit  par  elle-même,  soit  par  les 
conséquences  qu'elle  entraîne ,  surtout  dans  les  régions  méridionales. 
Les  autres  cultures  réussissent  diflicilement  sur  un  sol  déboisé;  le  boise- 
ment au  contraire  apporte  avec  lui  la  fécondité  non  moins  que  la  beauté. 
Tout  s'anime  et  se  vivifie  sous  l'influence  des  forêts;  les  sources  naissent, 
la  verdure  s'étend,  le  sol  se  reforme,  l'air  s'épure,  les  animaux  se  multi- 
plient, l'homme  peut  vivre  et  prospérer.  Les  anciens  le  savaient  comme 
nous.  Que  demande  avant  tout  Virgile  dans  ses  rêves  de  poésie  cham- 
pêtre? L'ombre  immense  des  grands  bois;  il  invoque  les  dieux  forestiers 
et  les  nymphes  leurs  compagnes, 

Panaque,  Sylvaiiumque  senem,  nyniphasque  sorores. 

La  population  actuelle  du  Portugal  s'élève  à  k  raillions  d'âmes 
(3,987,000),  ce  qui  donne  une  moyenne  de  kh  habitans  par  100  hec- 
tares. La  France  en  ayant  69,  la  population  spécifique  du  Portugal  égale 
les  deux  tiers  de  la  nôtre.  La  répartition  entre  les  districts  présente 
les  contrastes  les  plus  tranchés.  Le  district  de  Porto  a  une  densité  de 
population  qui  rivalise  avec  celle  de  la  Belgique  (164  habitans  par 
100  hectares).  La  province  d'Alemtejo  tout  entière  est  au  contraire  un 
des  pays  les  plus  déserts  de  l'Europe  (15  habitans  par  100  hectares). 
Tout  est  mouvement  et  activité  dans  le  nord,  tout  est  silence  et  solitude 
à  l'autre  extrémité  du  territoire, 

La  population  rurale  forme  les  trois  quarts  environ  du  total.  S'il  était 
vrai  que  la  culture  s'étendît  seulement  sur  2  millions  d'hectares,  cette 
population  serait,  relativement  au  sol  cultivé,  de  150  habitans  par 
100  hectares,  proportion  extraordinaire  qui  ne  se  retrouve  pas  dans  les 
pays  les  plus  peuplés.  En  France,  la  population  rurale  est  de  50  têtes 
par  100  hectares  de  la  superficie  correspondante.  Quelle  que  soit  l'éten- 
due réelle  du  sol  cultivé,  la  population  rurale  du  Portugal  est  évidem- 
ment excessive  pour  cette  étendue;  elle  gagnerait  à  se  répandre  plus 
uniformément  sur  l'ensemble  du  royaume.  Comment  décider  les  labo- 
rieux habitans  du  Minho,  au  lieu  de  s'entasser  les  uns  sur  les  autres, 
à  coloniser  de  proche  en  proche  les  solitudes  de  l'intérieur?  Jusqu'à  pré- 
sent, ils  aiment  mieux  émigrer  au  Brésil  que  dans  les  provinces  reculées 
de  la  mère-patrie  ;  la  vieille  tradition  du  Portugal  n'a  pas  perdu  sa  puis- 
sance. C'est  aux  propriétaires  des  sols  délaissés  qu'il  appartient  d'attirer 
par  des  conditions  meilleures  de  nouveaux  cultivateurs. 

Les  populations  rurales  du  Portugal,  dit  M.  Rebello  da  Silva,  sont  en 
général  peu  robustes,  indolentes  et  apathiques.  Le  manque  d'alimenta- 
tion et  les  miasmes  paludéens  atténuent  leur  vigueur;  leur  nourriture 


ÉTUDES  d'Économie  rurale.  11x1 

est  toute  végétale.  D'après  la  production  comparée  des  deux  pays,  la  ra- 
tion moyenne  d'un  Portugais  serait  le  quart  de  celle  d'un  Français  en 
viande  et  en  froment,  on  n'y  supplée  qu'imparfaitement  par  un  supplé- 
ment de  maïs,  de  seigle,  de  légumes  et  de  fruits.  Le  vin  ne  manque 
pas,  mais  le  laitage  fait  défaut.  Malgré  la  sobriété  proverbiale  des  peu- 
ples méridionaux,  ce  régime  ne  suffirait  pas,  s'il  ne  venait  s'y  joindre  une 
assez  grande  quantité  de  poisson.  La  population  nationale  s'accroît  len- 
tement; elle  était  de  3,200,000  âmes  en  1807,  elle  en  a  gagné  800,000  en 
soixante  ans;  c'est  la  même  progression  qu'en  France.  La  moitié  environ 
de  la  population  rurale  se  compose  de  propriétaires  cultivant  eux-mêmes. 
La  plupart  se  trouvent  dans  le  Minho.  La  propriété  est  divisée  à  l'excès 
dans  cette  province,  tandis  que  les  trois  quarts  de  la  Beïra  et  de  l'Alem- 
tejo  appartiennent  à  de  très  grands  propriétaires. 

L'industrie  agricole  s'exerce  d'après  quatre  systèmes  difïérens,  le 
faire-valoir  direct,  le  fermage,  le  métayage,  le  bail  emphytéotique,  qui 
paraît  assez  usité.  Le  nouveau  code  civil,  promulgué  en  1867,  établit 
avec  clarté  les  règles  applicables  aux  différentes  espèces  de  baux,  et 
simplifie  les  usages  confus  qui  régnaient  dans  les  provinces.  M.  Rebelle 
da  Silva  insiste  sur  la  nécessité  d'organiser  de  bonnes  entreprises  agri- 
coles en  créant  une  classe  de  fermiers  instruits  et  riches.  Malheureuse- 
ment la  plupart  des  propriétaires  ignorent  encore  qu'il  n'y  a  pas  de  cul- 
ture prospère  avec  des  fermiers  pauvres.  C'est  la  petite  culture  qui 
domine.  La  grande  n'est  pourtant  pas  inconnue.  Un  voyageur  français 
qui  parcourait  le  Portugal  en  1861,  M.  Lesage,  en  donne  un  exemple 
frappant.  «  Un  seul  fermier,  dit-il,  car  ce  sont  des  fermiers  qui  prennent 
souvent  à  bail  plusieurs  propriétés,  emploie  à  ses  travaux  100  charrues. 
Il  récolte  6,500  hectolitres  de  froment,  autant  de  mais,  de  1,000  à 
1,500  hectolitres  d'orge,  de  fèves,  de  haricots,  de  500  à  1,200  hectolitres 
d'huile,  4,100  de  vin.  11  compte  dans  ses  troupeaux  1,000  bêtes  à  cornes 
presque  sauvages,  200  autres  tenues  en  domesticité,  de  3  à  4,000  bêtes 
à  laine,  de  500  à  800  porcs,  300  animaux  de  la  race  chevaline.  Ses  do- 
mestiques sont  au  nombre  de  200.  »  Cet  exemple  donne  une  idée  du  degré 
que  peut  atteindre  l'industrie  agricole  en  Portugal.  M.  Rafaël  José  da 
Cunha,  dont  il  est  ici  question,  a  été  plus  loin  que  d'autres  dans  la  car- 
rière; mais  il  avait  des  précédens.  Les  machines  agricoles  commencent  à 
s'introduire.  Dans  les  terres  louées  à  la  compagnie  des  Lezirias  (allu- 
vions  du  Tage),  qui  forment  un  domaine  de  plus  de  3,000  hectares  divi- 
sés en  trois  fermes,  on  emploie,  dit-on,  avec  fruit  les  plus  coûteux  engins 
de  la  culture  anglaise.  La  petite  culture  reste  fidèle,  comme  partout,  aux 
instrumens  les  plus  élémentaires. 

M.  Rebelle  da  Silva  reproche  à  la  grande  propriété  son  peu  de  goût 
pour  la  vie  rurale.  Il  déplore  que  la  riante  vallée  du  Tage,  les  bords  déli- 
cieux du  Mondego,  chantés  par  Gamoëns,  les  sites  pittoresques  de  la  ré- 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gion  alpestre,  les  déserts  sauvages  de  l'Alemtejo,  n'attirent  pas  davan- 
tage les  principaux  possesseurs.  «  L'ahscnlèisme,  s'écrie-t-il,  s'il  nous  est 
permis  de  nous  servir  de  ce  mot  étranger,  est  devenu  la  règle  de  nos 
grands  propriétaires.  La  plupart  sont  nés  et  sont  morts  sans  avoir  une 
seule  fois  jeté  un  coup  d'œil  sur  un  de  leurs  vastes  et  incultes  domaines, 
Nos  grands  seigneurs,  remplissant  les  ambassades,  les  armées,  les  tri- 
bunaux, peuplant  les  antichambres  du  palais,  se  seraient  crus  tombés 
dans  la  disgrâce  du  souverain,  s'ils  avaient  passé  un  seul  jour  loin  de 
l'astre  qui  leur  donnait  la  lumière  et  la  vie.  Comment  s'étonner  que  nos 
champs  soient  restés  incultes,  que  les  eaux  abandonnées  à  elles-mêmes 
aient  inondé  nos  fertiles  alluvions,  que  des  étendues  immenses  se  soient 
couvertes  de  bruyères  et  de  ronces,  et  que  l'agriculture  paralysée  soit 
tombée  dans  le  marasme  dont  elle  commence  à  peine  de  sortir?  »  Ce 
triste  tableau  n'est  vrai  que  pour  une  partie  de  la  monarchie.  La  petite 
et  la  moyenne  propriété  ont  rempli  sur  beaucoup  de  points  le  vide  laissé 
par  la  grande. 

11  appartient  maintenant  à  la  grande  propriété  de  regagner  le  temps 
perdu,  elle  n'a  plus  les  mêmes  raisons  pour  rester  inactive.  Le  Portugal 
n'est  plus  la  monarchie  despotique  et  nobiliaire  d'autrefois;  c'est  un 
des  pays  les  plus  libres  de  l'Europe,  un  de  ceux  qu'anime  le  plus  l'es- 
prit nouveau.  Si  la  noblesse  s'endort  dans  son  ancienne  indolence,  elle 
perdra  son  influence  et  sa  richesse.  L'aristocratie  anglaise  ne  s'est  main- 
tenue qu'en  s'appuyant  fortement  sur  le  sol;  il  n'y  a  d'avenir  pour  la 
noblesse  portugaise  qu'à  la  même  condition.  L'ancienne  législation  du 
pays  favorisait  à  l'excès  la  concentration  de  la  propriété;  aujourd'hui  on 
y  tombe  presque  dans  l'excès  contraire.  Depuis  trente-cinq  ans,  il  s'est 
passé  bien  peu  de  jours  oi!i  l'ancienne  féodalité  politique  et  religieuse 
n'ait  reçu  quelque  atteinte.  On  a  commencé  par  supprimer  les  dîmes 
ecclésiastiques,  on  a  prononcé  ensuite  l'abolition  des  ordres  monastiques 
et  la  vente  de  leurs  biens.  Les  droits  féodaux  ont  disparu  à  leur  tour,  et 
en  1863  on  a  supprimé  les  majorats.  Rien  ne  gêne  donc  plus  la  liberté  du 
sol.  On  aurait  tort  maintenant  de  pousser  plus  loin  la  guerre  à  la  grande 
propriété.  La  petite  ne  peut  prospérer  que  dans  les  conditions  qui  lui 
conviennent.  La  grande  lui  est  supérieure  quand  il  s'agit  de  mettre  en 
valeur  un  sol  dépeuplé. 

Des  étendues  de  terre  appartenant  à  l'état  ou  aux  communes^consti- 
tuent  encore  ce  qu'on  appelle  des  balcUos  (communaux).  Dans  l'entraîne- 
ment de  la  réaction,  une  loi  de  1867  avait  ordonné  de  les  vendre  ou  de 
les  louer;  on  a  dû  la  rapporter  devant  la  résistance  des  communes.  Cer- 
tainement les  halcUos  doivent  tôt  ou  tard  disparaître.  Beaucoup  de  ter- 
rains condamnés  ainsi  à  la  stérilité  pourraient  être  avantageusement  ex- 
ploités, s'ils  entraient  dans  le  domaine  de  la  propriété  privée.  Le  préjugé 
qui  défend  les  pâturages  communs  sous  le  nom  de  patrimoine  des  pau- 


ÉTUDES    D'ÉCOiVOMIE    RURALE.  7/i9 

vros  est  une  erreur  économique;  mais  en  toutes  choses  il  faut  procéder 
avec  mesure.  La  vente  précipitée  des  biens  des  couvons  a  peu  profité  à 
l'agriculture,  parce  que  les  capitaux  ont  manqué  pour  exploiter  tant  de 
terres  à  la  fois.  La  vente  des  biens  communaux  n'aurait  pas  pour  le  mo- 
ment de  meilleurs  effets.  Il  se  peut  d'ailleurs  qu'une  partie  notable  de 
ces  biens  ne  puisse  être  utilisée  par  la  division;  tels  sont  les  terrains  de 
montagnes,  qui  ne  sont  bons  qu'à  porter  du  bois.  L'état,  en  les  aliénant, 
se  priverait  des  moyens  de  rétablir  les  forêts. 

Le  système  protecteur  a  régné  longtemps  en  Portugal  pour  les  pro- 
duits du  sol  comme  pour  tous  les  autres.  L'importation  des  céréales  et 
des  autres  denrées  alimentaires  était  interdite.  Sous  l'empire  de  cette  lé- 
gislation, les  prix  subissaient  des  oscillations  énormes.  Une  loi  récente  a 
mis  un  terme  à  ce  régime  en  autorisant  l'admission  des  céréales  en  tout 
temps  avec  un  droit  fixe.  On  a  compris  que,  pour  protéger  l'agriculture, 
il  fallait  avant  tout  lui  fournir  des  moyens  de  transport  économiques  et 
lui  faciliter  l'accès  des  capitaux.  L'établissement  d'un  ministère  des  Ira- 
vaux  publics  en  1852  a  donné  le  signal.  700  kilomètres  de  chemins  de 
fer  sont  aujourd'hui  en  exploitation,  300  se  construisent;  2,500  kilo- 
mètres de  routes  ont  été  ouverts.  Des  travaux  sont  commencés  pour  amé- 
liorer la  navigation  des  rivières  et  l'entrée  des  ports.  Le  Portugal  en 
avait  bien  besoin,  car  c'était  peut-être  le  pays  de  l'Europe  qui  manquait 
le  plus  de  voies  de  communication. 

En  même  temps  le  gouvernement  a  fait  de  louables  efforts  pour  étendre 
le  crédit  de  la  propriété  et  de  la  culture.  Un  système  hypothécaire  fondé 
sur  la  publicité  complète  de  tous  les  droits  et  sur  l'abolition  des  hypo- 
thèques tacites  est  en  vigueur  depuis  cinq  ans.  Une  société  de  crédit 
foncier  s'est  instituée,  et  a  déjà  prêté  plus  de  16  millions  à  la  propriété. 
On  cherche  à  organiser  tout  un  ensemble  de  banques  rurales  en  s'ap- 
puyant  sur  les  institutions  de  bienfaisance,  qui  disposent  de  fonds  assez 
considérables.  L'enseignement  agricole  n'est  pas  négligé  ;  il  se  donne 
dans  un  institut  supérieur,  fondé  en  1852,  et  dans  quatre  fermes  régio- 
nales. Des  expositions  agricoles  ont  eu  lieu  avec  succès  à  Porto  et  à  Lis- 
bonne. Ces  efforts,  il  est  vrai,  n'ont  pas  encore  obtenu  de  très  grands 
résultats;  c'est  que,  si  rien  n'est  plus  durable  que  le  progrès  agricole, 
rien  n'est  plus  lent.  On  n'efface  pas  en  un  jour  les  conséquences  accu- 
mulées de  plusieurs  siècles. 

Le  commerce  extérieur  du  Portugal,  autrefois  si  florissant,  a  reçu  deux 
coups  terribles,  par  les  progrès  des  Hollandais  dans  l'Inde  au  xvii''  siècle, 
et,  beaucoup  plus  près  de  nous,  par  la  séparation  définitive  du  Brésil  en 
1823.  Après  cette  dernière  crise,  le  mouvement  commercial  est  resté 
plusieurs  années  à  peu  près  nul  à  cause  d'un  système  douanier  presque 
prohibitif.  Depuis  que  les  tarifs  ont  été  remaniés  dans  un  sens  plus  li- 
béral, il  a  repris  une  marche  ascendante.  Avec  la  France  seule,  il  a  dé- 


750  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cuplé  depuis  quarante  ans.  L'industrie  était  autrefois  tout  à  fait  délais- 
sée. Aujourd'hui  toutes  les  formes  du  travail  industriel  prennent  peu  à 
peu  de  l'importance,  et  on  cherche  avec  passion  les  moyens  de  les  dé- 
velopper. Au  point  de  vue  politique,  le  pays  a  échappé  aux  révolutions 
subversives.  Il  a  conquis  sa  liberté  sans  trop  de  luttes.  Il  est  loin  d'être 
exempt  des  agitations  qui  accompagnent  partout  les  institutions  libres; 
mais  ces  secousses  n'ont  rien  de  grave  et  de  profond.  Il  a  le  bonheur 
d'avoir  une  dynastie  nationale,  libérale  et  populaire.  Le  patriotisme  qui 
anime  toutes  les  classes  et  l'extrême  douceur  des  mœurs  le  préservent 
des  dissensions  violentes. 

Les  difficultés  actuelles  sont  toutes  financières.  Le  produit  des  im- 
pôts généraux  peut  être  évalué  à  90  millions.  Cette  somme  doit  s'ac- 
croître des  contributions  spéciales  et  locales,  qui  paraissent  s'élever  à 
une  vingtaine  de  millions;  on  trouve  alors  pour  le  total  des  revenus  pu- 
blics 110  millions  de  francs,  ou  27  francs  50  c.  par  tête.  En  France,  la 
même  division  donne  54  fr.  par  tête,  d'où  il  suit  qu'un  Portugais  paie 
la  moitié  de  ce  que  paie  un  Français.  La  richesse  moyenne  devant  être 
moitié  moindre,  le  rapport  paraît  le  même.  L'équilibre  entre  les  dépenses 
et  les  recettes  est  rompu  depuis  longtemps.  Dans  ces  dernières  années,  le 
déficit  annuel  dépassait  30  millions  de  francs;  on  le  comblait  par  des  em- 
prunts. Le  Portugal  se  débat  aujourd'hui  dans  cetîe  situation.  11  faut  de 
toute  nécessité  ou  augmenter  les  recettes  ou  diminuer  les  dépenses,  et 
probablement  faire  l'un  et  l'autre  à  la  fois. 

Je  ne  suivrai  pas  M.  Rebello  da  Silva  dans  les  calculs  qu'il  présente 
pour  démontrer  que  l'impôt  foncier  est  relativement  léger  en  Portugal. 
De  pareilles  questions  ne  peuvent  pas  être  traitées  par  un  étranger  en 
pleine  connaissance  de  cause.  Des  charges  beaucoup  plus  lourdes  pe- 
saient autrefois  sur  la  propriété  foncière,  quand  elle  était  soumise  aux 
dîmes  et  à  d'autres  redevances.  Il  paraît  juste  de  reprendre  au  profit 
de  l'état  une  partie  de  ces  anciens  droits;  mais  cette  entreprise  a  échoué 
jusqu'ici  devant  la  résistance  des  contribuables.  A  proprement  parler,  il 
n'y  a  que  deux  impôts  indirects,  au  moins  en  ce  qui  concerne  l'état,  la 
douane  et  le  tabac.  Le  Portugal  est  à  peu  près  affranchi  de  taxes  de  con- 
sommation, et  on  comprend  qu'il  se  montre  peu  disposé  à  s'y  soumettre. 
Les  impôts  existans  s'accroissent  d'ailleurs  d'eux-mêmes  par  le  progrès 
de  la  richesse  publique  ;  la  douane  à  elle  seule  a  passé  en  trente  ans  de 
18  à  36  millions  de  recettes. 

Restent  les  économies  dans  les  dépenses.  On  ne  peut  en  obtenir  de  sé- 
rieuses que  sur  les  budgets  de  la  guerre  et  des  travaux  publics.  Le  Por- 
tugal a  une  armée  normale  de  36,000  hommes,  qui  se  réduit  environ  de 
moitié  par  les  congés.  C'est  encore  trop;  8  ou  10,000  hommes  suffiraient 
pour  maintenir  la  tranquillité  publique.  Quant  à  la  sécurité  extérieure, 
elle  n'a  pas  besoin  d'être  défendue.  Le  Portugal  s'est  donné  le  luxe  de  la 


ÉTUDES  d'Économie  rurale.  751 

conscription;  elle  n'est  pas  là  plus  populaire  qu'en  Espagne.  On  évalue 
à  200  millions  l'ensemble  des  travaux  exécutés  depuis  quinze  ans.  Ces 
sacrifices  peuvent  aujourd'hui  se  réduire  sans  inconvénient.  Le  Portugal 
s'est  laissé  gagner  par  un  sentiment  bien  naturel  qu'on  peut  appeler 
l'impatience  du  progrès.  Considérés  en  eux-mêmes,  les  travaux  accom- 
plis n'ont  rien  d'excessif;  il  en  faudrait  dix  fois  plus  pour  mettre  ce 
royaume  au  niveau  des  nations  les  plus  avancées.  Exécutés  en  si  peu 
de  temps,  ils  ont  dépassé  la  mesure  de  l'utilité  immédiate.  Ces  chemins 
de  fer  manquent  de  trafic,  ces  routes  sont  peu  fréquentées.  Les  habitudes 
n'ont  pas  pu  changer  par  enchantement.  Les  travaux  publics  eux-mêmes, 
si  utiles  qu'ils  doivent  être  un  jour,  ont  pour  premier  effet,  quand  ils 
sont  poussés  trop  vite,  de  détourner  les  capitaux  et  les  bras  d'autres  em- 
plois plus  productifs. 

Ces  dépenses  manquent  surtout  le  but  quand  il  faut  avoir  recours  à 
des  emprunts  onéreux.  Malgré  la  suppression  de  l'amortissement  et  une 
série  de  banqueroutes  partielles,  l'intérêt  de  la  dette  publique  absorbe 
annuellement  un  tiers  du  budget.  Il  serait  insensé  d'accroître  encore  une 
charge  si  lourde.  En  fait  de  progrès,  le  plus  grand  de  tous  serait  de 
renoncer  à  l'emprunt;  l'état  qui  donnera  cet  exemple  à  l'Europe  se  fera  le 
plus  grand  honneur.  Il  y  a  d'ailleurs  dans  tout  ce  qui  s'est  fait  en  Por- 
tugal depuis  vingt  ans  un  vice  que  M.  Rebello  da  Silva  paraît  sentir: 
c'est  l'excès  de  centralisation.  Rien  n'est  à  la  longue  plus  nuisible  aux 
intérêts  généraux.  Les  œuvres  du  pouvoir  central  ont  un  caractère  de 
grandeur  très  apparent.  Celles  des  administrations  locales,  plus  mo- 
destes et  moins  visibles,  répondent  mieux  aux  besoins.  On  semble  le 
comprendre,  car  on  parle  de  se  confier  davantage  aux  conseils  de  dis- 
trict et  de  municipalité.  L'augmentation  qu'on  désire  obtenir  dans  les 
impôts  directs  rencontrerait  probablement  moins  de  difficultés,  si  elle 
prenait  la  forme  de  contributions  locales. 

Au  bout  du  compte,  le  Portugal  est  proportionnellement  plus  riche  et 
plus  peuplé  que  l'Espagne,  la  Corse,  la  Sardaigne,  la  Grèce,  tous  les 
pays  analogues.  L'Espagne  n'a  que  32  habitans  par  100  hectares,  la 
Corse  29,  la  Sardaigne  25,  la  Grèce  26.  Il  n'y  a  dans  le  pourtour  de  la 
Méditerranée  que  l'Italie  qui  lui  soit  supérieure,  et  cette  différence  date  de 
loin.  Les  pays  méridionaux,  les  plus  riches  de  tous  quand  l'homme  y 
domine  la  nature,  sont  ceux  qui  tombent,  quand  ils  sont  négligés,  dans 
la  stérilité  la  plus  complète.  Il  faut  ensuite,  pour  réparer  le  mal,  beaucoup 
de  temps  et  d'efforts.  Même  en  France,  le  Portugal  peut  presque  soutenir 
la  comparaison  avec  les  seize  départemens  qui  forment  la  région  proven- 
çale. Ces  départemens  ont  ensemble  9  millions  d'hectares,  exactement 
l'étendue  du  Portugal.  Ils  contiennent  à  peu  près  une  égale  proportion  de 
montagnes,  si  l'on  remonte  jusqu'à  l'Âveyron,  au  Cantal  et  à  la  Haute- 
Loire,  pour  redescendre  le  long  des  Alpes,  de  l'autre  côté  du  Rhône. 


752  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

On  y  trouve  la  même  longueur  de  côtes  environ,  depuis  Port-Vendres 
jusqu'à  Mice.  Le  climat  n'est  pas  très  différent,  et  les  productions  sont 
les  mêmes.  On  n'y  compte  en  tout  que  4,650,000  habitans,  ou  650,000 
seulement  de  plus.  La  production  du  vin  y  a  pris  un  développement  plus 
que  double,  la  culture  de  l'olivier  y  est  à  la  fois  plus  étendue  et  plus 
productive,  et  avant  la  crise  de  la  soie  le  mûrier  y  donnait  des  revenus 
magnifiques;  mais  pour  les  autres  produits  la  différence  n'est  pas  énorme. 
Le  tiers  au  moins  de  cette  région  est  inculte,  le  bétail  y  est  fort  rare  aussi, 
excepté  dans  les  montagnes,  et  elle  ne  produit  pas  assez  de  céréales  pour 
se  nourrir.  Ce  qui  rend  cette  partie  de  la  France  supérieure  au  Portugal, 
c'est  l'activité  commerciale;  Marseille  égale  Lisbonne  en  population  et  la 
dépasse  en  commerce.  Cet  avantage  est  dû  aux  débouchés  que  la  vallée 
du  Rhône  trouve  dans  Tintérieur.  11  ne  serait  pas  difficile  de  nommer  en 
France  non-seulement  seize  départemens,  mais  trente  qui  ne  sont  pas 
plus  riches  et  plus  peuplés  que  l'ensemble  du  Portugal.  Notre  région  du 
centre,  par  exemple,  n'a  que  50  habitans  par  100  hectares,  et  ne  paie 
que  25  francs  de  contributions  par  tête. 

Le  Portugal  aurait  donc  tort  de  s'exagérer  son  infériorité.  Son  terri- 
toire pourrait  sans  doute  nourrir  et  mieux  nourrir  deux  ou  trois  fois 
plus  d'habitans  :  que  de  parties  de  l'Europe  en  sont  là!  Sa  petitesse  le 
met  à  l'abri  des  grandes  ambitions  qui  dissipent  tant  de  capitaux.  Les 
occasions  de  guerre  et  de  révolution  lui  manquent.  Il  offre  peu  de  res- 
sources au  luxe.  Il  jouit  sans  danger  d'une  grande  liberté.  Toutes  les  ré- 
formes civiles  et  politiques  qu'exigent  les  sociétés  modernes,  il  les  a  lar- 
gement accomplies.  Il  n'a  plus  qu'un  problème  à  résoudre,  l'équilibre 
du  budget.  Ce  dernier  pas  fait,  il  n'a  qu'à  attendre.  Les  élémens  d'un 
grand  développement  intérieur  sont  préparés.  Toute  agitation  fiévreuse 
pour  précipiter  le  mouvement  aurait  probablement  l'effet  opposé. 

LÉONCE   DE   LAVERGNE. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  juillet  1869. 

11  y  a  un  mois  à  peine  que  le  corps  législatif,  récemment  élu ,  se  réu- 
nissait; il  n'a  fait  que  passer.  L'émotion  qui  a  suivi  la  prorogation  est 
un  peu  calmée,  on  est  un  peu  revenu  de  l'ébahissement  causé  par  cette 
brusque  chute  de  rideau,  et  maintenant,  au  lendemain  de  cette  session 
interrompue,  on  se  trouve  en  face  d'une  situation  toute  nouvelle  qui  se 
résume  dans  ces  quelques  faits  aussi  simples  que  significatifs  :  le  mes- 
sage impérial  accordant  une  réforme  constitutionnelle,  la  convocation  du 
sénat,  qui  va  se  réunir  dans  deux  jours  pour  enregistrer  la  réforme,  un 
changement  de  ministère  marquant  la  fm  d'une  période. 

Depuis  vingt  ans,  on  n'avait  vu  pareille  chose.  Pour  la  première  fois, 
nous  venons  d'avoir  une  vraie  crise ,  une  crise  politique  et  ministérielle 
déterminée  par  une  évolution  d'opinion.  Cette  crise,  nous  l'avons  vue 
de  nos  yeux  désaccoutumés  de  ce  spectacle,  nous  l'avons  en  quelque 
sorte  touchée  de  nos  mains.  Pendant  quelques  jours,  les  listes  de  mi- 
nistres ont  couru  le  monde  parlementaire  comme  au  temps  des  grandes 
luttes  où  l'on  marchait  à  la  conquête  du  pouvoir.  Était-ce  une  illusion? 
était-ce  une  demi-réalité?  On  aurait  dit  que  désormais  le  nom,  l'in- 
fluence, les  opinions,  allaient  peser  de  quelque  poids.  De  quel  côté  allait- 
on  pencher?  quels  hommes  seraient  appelés  à  la  direction  des  affaires, 
et  quelle  nuance  représenteraient-ils?  11  y  avait  déjà  une  certaine  nou- 
veauté dans  une  telle  question,  qui  n'aurait  point  eu  de  sens  il  y  a  quel- 
ques années.  Le  tiers-parti,  subitement  grossi  et  porté  en  quelque  façon 
par  son  interpellation,  semblait  tout  près  d'arriver  au  ministère.  On  en- 
trevoyait des  négociations  se  promenant  de  Paris  à  Saint-Gloud,  on  grou- 
pait des  noms.  Le  tiers-parti,  à  ce  qu'il  paraît,  n'a  jamais  eu  de  grandes 
chances,  au  moins  pour  le  moment;  il  s'est  montré  difficile  en  sa  qualité 
de  victorieux;  il  voulait  entrer  à  rangs  pressés  dans  la  place,  s'établir  en 

TOME  Lxx\n.  —  18G9.  48 


7b!l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

force  dans  la  citadelle  ministérielle,  et  il  est  resté  à  la  porte.  En  définitive, 
il  est  sorti  de  là,  non  sans  un  enfantement  assez  laborieux  encore,  un  mi- 
nistère qui  a  perdu  M.  Rouher,  M.  Baroche,  M.  Duruy,  M.  de  La  Valette, 
qui  a  gagné  M.  de  Chasseloup-Laubat,  le  prince  de  La  Tour-d'Auvergne, 
M.  Alfred  Leroux,  M.  Bourbeau,  M.  Duvergier.  M.  de  Chasseloup-Laubat 
est  le  réfractaire  des  décrets  du  22  janvier  1852,  le  ministre  de  la  ma- 
rine réconcilié  quelques  années  après  et  le  président  du  conseil  d'état 
d'aujourd'hui,  M.  Alfred  Leroux  est  un  homme  éclairé,  conciliant  comme 
vice-président  du  corps  législatif,  entendu  comme  financier,  gardant  de 
sa  jeunesse  les  réminiscences  et  le  goût  du  lettré;  on  en  a  fait  un  mi- 
nistre de  l'agriculture  et  du  comm.erce,  M.  Bourbeau  est  un  doyen  de  la 
faculté  de  droit  de  Poitiers,  avocat  habile,  député  de  1848  revenu  à  la 
vie  en  1869,  La  fortune  est  allée  le  chercher  ainsi  lorsqu'il  était  à  Poi- 
tiers sans  songer  à  mal  pour  l'amener  au  ministère  de  l'instruction  pu- 
blique. M.  de  Forcade  La  Roquette  reste  avec  un  air  de  ministre  diri- 
geant, à  moins  que  ce  ne  soit  M,  Magne  qui  dirige,  à  moins  que  ce  ne 
soit  ni  l'un  ni  l'autre.  Que  signifie  en  réalité  ce  ministère  et  dans  quelle 
mesure  répond-il  à  la  situation  nouvelle?  On  pourrait  l'appeler  le  mi- 
nistère du  sénatus-consulte,  puisque  c'est  lui  qui  est  chargé  de  mettre  à 
flot  cet  acte  additionnel  du  second  empire.  On  pourrait  aussi  l'appeler 
tout  simplement  un  ministère  de  transition,  et  ce  que  nous  en  disons,  ce 
n'est  nullement  pour  diminuer  ou  décourager  les  hommes  honorables  qui 
ont  accepté  d'être  ministres  dans  les  conditions  actuelles.  Tout  n'est-il  pas 
transition  aujourd'hui?  Nous  avons  une  constitution  dont  les  infirmités 
ont  été  constatées  par  le  médecin  le  plus  entendu  de  l'empire,  et  ce  n'est 
que  dans  quelques  jours  que  cette  constitution  anémique,  mise  pour  le 
moment  dans  une  maison  de  santé,  retrouvera  le  souffle  et  la  vie.  D'ici 
là  que  sommes-nous?  quel  est  notre  régime?  Tout  est  naturellement  pro- 
visoire, le  ministère  comme  la  situation.  Nous  vivons  dans  l'imprévu,  un 
peu  à  la  grâce  de  Dieu;  nous  passons  par  une  période  d'ambiguïté  dont 
tout  se  ressent,  où  les  choses  et  les  hommes  se  combinent  d'une  façon 
assez  inégale,  et  qui,  à  vrai  dire,  est  un  des  phénomènes  les  plus  curieux 
de  ce  temps-ci  par  ce  caractère  particulier  de  confusion  et  de  dispropor- 
tion qui  éclate  un  peu  partout. 

Il  faut  s'élever  plus  haut.  Ce  qui  se  passe  depuis  quelque  temps  en 
France  est  étrange  en  effet,  et  prouve  bien  qu'il  y  a  des  momens  où 
le  monde  marche  tout  seul.  Ce  ne  sont  pas  dans  tous  les  cas  les 
hommes  qui  le  gouvernent  par  la  fermeté  supérieure  de  leur  impulsion, 
par  l'éclat  de  leur  initiative.  Les  hommes  sont  médiocres  et  faibles,  la 
force  des  choses  est  irrésistible,  les  situations  ont  une  logique  impertur- 
bable qui  plie  les  volontés,  déconcerte  les  calculs,  ramène  dans  son  cou- 
rant les  timidités  et  les  impatiences,  ceux  qui  ne  veulent  pas  marcher 
et  ceux  qui  veulent  marcher  trop  vite.  La  force  des  choses  aujourd'hui, 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  755 

c'est  ce  mouvement  qui  s'est  emparé  de  la  France,  qui  a  déjoué  toutes 
les  combinaisons  et  qui  est  allé  en  grandissant  jusqu'au  jour  où  il  s'est 
imposé  aux  esprits  les  plus  modérés,  au  gouvernement  lui-même.  D'où 
est  né  ce  mouvement?  On  l'interprétera  comme  on  voudra.  On  peut  le 
considérer  comme  une  réaction  contre  les  fautes  accumulées  de  toute 
une  politique,  on  peut  y  voir  le  réveil  naturel  et  viril  d'un  esprit  public 
longtemps  assoupi;  si  l'on  veut  être  plus  simple  et  tout  aussi  juste,  on 
fera  la  part  de  ce  phénomène  invariable  de  l'avènement  d'une  généra- 
tion secouant  un  passé  auquel  elle  est  étrangère  pour  se  faire  une  place 
dans  l'avenir.  Toujours  est-il  que  le  mouvement  existe,  qu'il  s'est  pro- 
pagé avec  la  rapidité  et  l'intensité  d'une  contagion,  qu'il  a  été  reconnu 
et  accepté  comme  le  point  de  départ  inévitable  d'un  ordre  nouveau,  et 
ce  qui  n'est  pas  moins  certain  aujourd'hui,  c'est  que  toutes  les  politi- 
ques se  sont  visiblement  trouvées  prises  au  dépourvu  en  face  de  cette 
évolution  qui  a  quelque  ressemblance  avec  cette  opération,  toujours  déli- 
cate, que  les  tacticiens  de  chemin  de  fer  appellent  un  changement  de 
voie.  Les  hommes,  les  partis,  ont  quelque  peu  battu  la  campagne;  ils 
sont  tombés  dans  un  vrai  désarroi  qui  serait  presque  amusant,  si  on  ne 
jouait  pas  avec  le  feu,  et  ils  en  sont  encore  à  ne  plus  se  reconnaître.  La 
vérité  est  que  tout  le  monde  a  hésité  là  où  il  ne  devait  y  avoir  qu'une 
idée  simple  et  nette,  et  que  d'aucun  côté  n'est  venue  une  initiative  pro- 
portionnée à  une  situation  nouvelle. 

Le  gouvernement  est  persuadé  sans  doute  qu'il  a  fait  tout  ce  qu'il  fal- 
lait, et  en  réalité  il  a  été  le  premier  à  se  montrer  incertain  ;  il  a  eu  l'air 
d'un  pouvoir  surpris  et  déconcerté,  cherchant  le  mot  de  ce  qui  se  passe 
autour  de  lui,  prêt  à  faire  ce  qu'on  lui  demande,  mais  le  faisant  à  moitié 
et  pas  toujours  avec  à-propos,  ayant  de  la  peine  à  secouer  ses  habitudes 
et  préoccupé  de  sauver  les  apparences.  Il  pouvait  se  réserver  l'avan- 
tage de  donner  le  signal  de  la  marche  en  avant,  et  il  a  préféré  attendre, 
au  risque  de  paraître  se  laisser  arracher  des  concessions  qu'il  n'avait 
pas  le  dessein  de  refuser.  11  n'a  pas  eu  l'idée  de  marchander  au  corps 
législatif  des  attributions  nouvelles  qui  lui  rendent  la  puissance  parle- 
mentaire, et  d'un  autre  côté,  en  pleine  vérification  des  pouvoirs,  il  l'a 
prorogé  jusqu'à  des  jours  meilleurs  par  un  acte  inquiet,  improvisé, 
échappé  en  quelque  sorte  à  ses  irrésolutions.  Il  a  transigé  en  fait  avec 
le  tiers-parti,  il  a  pris  aux  H6  les  points  essentiels  de  leur  programme, 
et  en  prenant  ce  programme  il  a  écarté  doucement  les  promoteurs  qui 
avaient  fait,  à  ce  qu'il  paraît,  trop  de  bruit,  qui  malgré  leur  modestie 
ressemblaient  beaucoup  à  des  conquérans,  de  telle  sorte  que  du  même 
coup  il  faussait  compagnie  tout  à  la  fois  à  la  majorité,  qui  ne  deman- 
dait pas  le  message,  et  au  tiers-parti,  qui  aurait  demandé  un  peu  plus.  II 
a  sacrifié  M.  Rouher,  puisqu'il  le  fallait,  puisque  M.  Rouher  était  devenu 
le  point  de  mire  de  toutes  les  hostilités,  et  cette  force  de  talent  que  lui 


756  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

assurait  l'ancien  ministre  d'état,  il  ne  l'a  pas  remplacée  par  cette  force 
collective  qu'aurait  pu  lui  donner  une  combinaison  retrempée  aux  sources 
parlementaires.  Que  le  ministère  actuel  se  considère  comme  bien  con- 
stitué et  comme  définitif,  soit;  la  confiance  sied  aux  nouveau-venus, 
l'avenir  appartient  à  tout  le  monde.  M.  de  Forcade  est  certainement 
homme  à  défendre  ses  actes  et  à  grandir  sans  doute  dans  un  débat  sur 
la  politique  intérieure  ;  mais,  à  dire  vrai,  on  ne  se  rend  pas  bien  compte  de 
ce  que  pourra  être  ce  cabinet  dans  une  discussion  sur  les  affaires  étran- 
gères où  il  aura  en  face  de  lui  M.  Thiei-s,  M.  Jules  Favre.  Le  prince  de  La 
Tour-d'Auvergne  est  un  ministre  fort  bien  placé;  il  lira  un  discours  cor- 
rect et  mesuré;  malheureusement  cela  ne  suffit  plus.  Au  premier  choc, 
tout  s'écroulera,  et  on  sera  obligé  de  faire  dans  quelques  mois  ce  qu'on 
aurait  pu  faire  aujourd'hui,  si  on  était  entré  sans  ambiguïté  d'esprit  dans 
la  situation  nouvelle,  avec  la  ferme  volonté  de  faire  sortir  de  la  crise  ac- 
tuelle un  ordre  sincèrement  libéral. 

Il  n'y  a  qu'un  bonheur  pour  le  gouvernement  à  l'heure  où  nous  sommes, 
c'est  que  l'opposition  en  vérité  ne  semble  pas  mieux  assurée  que  lui  dans 
ses  idées  et  dans  ses  résolutions.  Le  gouvernement  a  fait  le  message  par 
entraînement,  la  prorogation  sans  trop  s'en  douter.  L'opposition,  quant 
à  elle,  a  tout  Fair  de  ne  plus  savoir  ce  qu'elle  doit  penser  et  ce  qu'elle 
doit  faire,  si  elle  peut  accepter  le  message  du  12  juillet  en  se  réservant 
d'en  revendiquer  toutes  les  conséquences,  ou  si  elle  est  absolument 
tenue  de  repousser  le  «  présent  d'Artaxercès.  »  Au  moment  voulu ,  cela 
est  bien  clair,  il  lui  a  manqué  une  de  ces  inspirations  qui  rallient  les 
esprits  en  traçant  un  plan  de  conduite.  Le  tiers-parti  s'est  retiré  en  en- 
voyant un  dernier  salut  à  la  politique  résumée  dans  le  projet  d'interpel- 
lation des  116,  et  en  se  promettant  de  se  retrouver  à  la  prochaine  ses- 
sion. De  son  côté,  la  gauche  s'est  réunie,  elle  a  délibéré,  elle  n'a  pas 
réussi  à  s'entendre  sur  les  termes  d'un  manifeste  collectif,  ce  qui  était 
bien  facile  à  prévoir,  et  depuis  ce  jour  ce  ne  sont  que  manifestes  indivi- 
duels qui  se  succèdent.  On  rend  ses  comptes  aux  électeurs,  on  proteste, 
on  fait  des  programmes  à  perte  de  vue.  Dans  tout  cela,  ce  qui  manque 
en  général,  c'est  une  idée  pratique  et  un  peu  de  cohérence.  On  reprendra 
son  aplomb  d'ici  à  quelque  temps  sans  nul  doute,  on  se  ralliera  sous  le 
feu  quand  le  jour  des  nouvelles  batailles  sera  venu  ;  pour  le  moment,  le 
désarroi  est  assez  complet  et  tout  à  fait  propre  à  tranquilliser  le  gouver- 
nement. 

Il  ne  manquait  plus  qu'un  dernier  coup  pour  achever  la  déroute  de 
l'opposition;  c'est  M.  Gambetta  qui  s'est  chargé  de  l'assener  par  son 
manifeste,  à  lui,  qu'il  envoie  du  fond  de  l'Allemagne.  M.  Gambetta  n'y 
va  pas  de  main  légère,  et  on  voit  bien  qu'il  est  tranquillement  à  Ems,  re- 
faisant sa  santé,  fort  peu  préoccupé  d'ailleurs  des  détails  secondaires  de 
la  politique;  il  parle  en  dictateur,  le  jeune  député  de  Marseille,  Pour  lui, 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  757 

la  gauche  a  manqué  à  tous  ses  devoirs,  elle  a  «  donné  sa  démission  de- 
vant la  crise;  »  on  ne  devait  pas  se  contenter  des  paroles  enflammées 
prononcées  par  M.  Jules  Favre  dans  la  dernière  séance  du  corps  législa- 
tif; il  fallait  un  acte  vigoureux,  éclatant.  Quel  acte?  Voilà  ce  que  M.  Gam- 
betta  ne  dit  pas  ;  mais  par  exemple  il  assure  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  de 
toutes  les  réformes  «  pseudo-libérales.  »  Pour  lui,  la  responsabilité  mi- 
nistérielle elle-même  n'est  rien,  les  garanties  parlementaires  sont  des 
<(  osselets.  »  11  faut  faire  rentrer  le  peuple  dans  la  possession  plénière, 
directe  et  immédiate  de  tous  ses  droits.  Il  faut  qu'on  lui  donne  sans  plus 
tarder  le  moyen  facile  et  praticable  de  se  débarrasser  de  ses  maîtres , 
d'infliger  une  sérieuse  responsabilité  aux  fonctionnaires  qui  le  gouver- 
nent, au  chef  du  pouvoir  exécutif,  au  «  premier  officier  du  peuple.  »  Tout 
cela  est  d'une  fort  belle  logique  radicale.  Pourquoi  M.  Gambetta,  qui  parle 
si  haut  et  tance  si  vertement  les  autres,  n'est-il  pas  accouru  d'Allemagne 
pour  faire  tout  ce  qu'il  dit?  Si  ce  n'est  qu'une  parole  retentissante  pour 
réveiller  et  entretenir  des  fanatismes  de  secte,  ce  n'est  pas  d'un  homme 
public.  Il  n'y  a  qu'une  chose  vraie.  Oui,  évidemment  l'opposition  s'est 
laissé  surprendre  et  a  joué  un  médiocre  rôle.  Elle  devait  avoir  une  opi- 
nion, elle  ne  l'a  pas  eue.  Elle  n'a  osé  ni  accepter  franchement  le  message 
comme  point  de  départ,  de  peur  de  s'aliéner  les  esprits  extrêmes,  ni 
lui  déclarer  ouvertement  la  guerre,  de  peur  de  froisser  le  pays  tou- 
jours prêt  en  somme  à  recevoir  les  améliorations  véritables.  C'est  dans 
ce  sens  qu'elle  a  donné  sa  démission,  ou  plutôt  elle  a  manqué  de  coup 
d'œil  et  d'esprit  pratique.  Elle  a  laissé  échapper  l'occasion  d'agir  en 
parti  politique  sérieux  qui  met  la  réalité  au-dessus  des  mots,  qui  fait 
passer  l'intérêt  universel  avant  ses  préjugés  et  ses  passions,  et  elle  en  a 
été  immédiatement  punie  par  l'impuissance,  par  le  désarroi  où  elle  est 
tombée,  —  qui  eût  été  plus  grand  encore  pourtant,  si  M.  Gambetta  se 
fût  trouvé  là  pour  la  conseiller. 

Ce  que  nous  voulons  en  conclure,  c'est  qu'à  ne  considérer  ces  der- 
niers événemens  de  notre  vie  intérieure  qu'au  point  de  vue  des  hommes 
et  de  leurs  combinaisons,  tout  a  été  assez  pauvre  et  assez  décousu.  Par- 
tis et  gouvernement  sont  restés  quelque  peu  au-dessous  des  circon- 
stances. Les  hommes  n'ont  presque  rien  fait,  la  situation  s'est  dévelop- 
pée toute  seule,  péniblement,  laborieusement,  mais  d'une  façon  invincible 
et  toute  pacifique.  Quand  on  y  regarde  de  près,  c'est  là  un  côté  rassurant 
de  cette  réformation  libérale  de  la  France  qui  s'accomplit  en  quelque 
sorte  par  la  force  des  choses,  sans  rien  devoir  à  l'habileté  des  chefs  de 
parti  ou  à  quelque  coup  de  foudre  inattendu.  Que  le  mouvement  actuel 
se  ressente  dans  sa  marche  de  l'incohérence  des  idées  et  des  conduites, 
c'est  assez  naturel  pour  qu'il  n'y  ait  point  à  s'en  effrayer;  c'est  au  contraire 
une  garantie  de  plus  de  la  consistance  de  ce  travail  qui  ramène  la  France 
sous  un  régime  de  sérieuse  liberté.  Jusqu'ici,  et  c'est  là  notre  malheur, 


758  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

presque  toutes  les  victoires  d'opinion  parmi  nous  ont  été  des  révolutions. 
Les  progrès  qu'on  poursuivait  se  sont  accomplis  par  des  catastrophes,  par 
des  explosions  qui  ont  eu  assez  souvent  pour  conséquence  de  dangereuses 
et  inévitables  réactions,  justement  parce  que  ces  progrès  éclataient 
presque  à  l'improviste,  parce  qu'ils  n'étaient  pas  l'œuvre  d'un  long  et 
patient  travail.  Pour  la  première  fois  aujourd'hui,  nous  assistons  à  un 
spectacle  tout  différent.  Une  révolution  véritable  s'accomplit  régulière- 
ment, pacifiquement.  Le  pouvoir  ne  se  raidit  pas  contre  le  mouvement 
des  choses;  il  cède,  sans  enthousiasme  peut-être,  mais  par  un  instinct  de 
conservation  qui  garantit  sa  sincérité,  sous  la  pression  de  l'opinion.  La 
constitution  n'est  pas  emportée  d'im  coup  de  vent,  elle  plie,  elle  se  prête 
aux  réformes  qui  en  modifient  l'essence,  et  en  supposant  même  que  le 
sénat  durant  sa  prochaine  session  ne  fasse  pas  tout  ce  qu'on  lui  deman- 
derait, il  y  a  désormais  dans  le  pays  un  sentiment  assez  vif  de  ses  droits 
et  de  ses  intérêts,  une  force  d'opinion  assez  sûre  d'elle-même,  pour  que 
les  mœurs  publiques  suppléent  à  ce  que  les  lois  nouvelles  pourraient 
avoir  d'insuffisant  et  d'incomplet.  C'est  maintenant  une  œuvre  pratique 
de  bon  sens,  de  fermeté  et  de  prudence.  Il  peut  y  avoir  sans  doute 
«ncore  des  oscillations,  des  résistances,  des  momens  de  halte;  on  peut 
disputer  sur  ces  frontières  où  se  rencontrent  toutes  les  prérogatives;  la 
route  n'est  pas  moins  ouverte.  Nous  avons  franchi  une  étape  difficile 
et  obscure  au  bout  de  laquelle  nous  retrouvons  la  lumière  avec  la  pos- 
sibilité de  reconquérir  par  degrés  toutes  les  conditions  d'un  régime  sin- 
cèrement représentatif,  et  quand  on  cherche  un  terrain  où  puissent 
se  rallier,  pour  agir  d'un  commun  accord,  tous  les  esprits  libéraux, 
ce  terrain,  le  voilà;  il  est  assez  large  pour  contenir  tous  ceux  qui  n'ont 
pas  la  passion  des  nuances  subtiles;  il  a  été  créé,  défini  et  précisé 
par  le  sentiment  pubUc  lui-même,  qui  semble  fort  peu  sympathique,  il 
est  vrai,  à  toute  révolution  nouvelle,  mais  qui  d'un  autre  côté  ne  veut 
pas  qu'on  s'arrête  dans  cette  voie  de  progressive  réparation  où  nous 
entrons  aujourd'hui.  L'essentiel  est  de  ne  pas  tromper  ce  sentiment. 
C'est  une  garantie  de  sécurité  pour  le  pouvoir  et  pour  les  partis  libéraux 
eux-mêmes,  c'est  la  garantie  de  leur  influence  et  de  leur  popularité.  Main- 
tenant il  faut  marcher.  Le  gouvernement,  nous  n'en  doutons  pas,  n'a 
nullement  l'intention  d'éluder  la  portée  des  engagemens  qu'il  a  contractés 
par  le  message  du  12  juillet;  il  ne  peut  pas  avoir  la  dangereuse  pensée 
d'énerver  la  réforme  qu'il  s'est  appropriée  dans  les  détails  d'un  sénatus- 
consulte  équivoque  ou  restrictif,  et  le  sénat  à  son  tour  ne  peut  songer  à 
accepter  la  responsabilité  d'une  résistance  à  un  vœu  public.  Il  est  assu- 
rément vraisemblable  que,  si  beaucoup  de  sénateurs  avaient  été  consul- 
tés avant  le  message  du  12  juillet,  ils  n'auraient  pas  précisément  con- 
seillé cet  acte  de  restitution  libérale;  ils  n'étaient  pas  faits  pour  cela,  et 
quelques-uns  ont  eu  besoin  d'un  peu  de  temps  pour  s'accoutumer  au  rôle 


REVUE.    CHRONIQUE.  759 

de  réformateurs.  Aujourd'hui  il  n'y  a  plus  à  y  revenir,  et  le  meilleur 
moyen  d'en  finir  avec  cet  état  d'indécision  qui  se  prolonge  depuis  quel- 
ques semaines,  c'est  de  procéder  hardiment,  rapidement,  de  faire  de 
cet  acte  additionnel  du  second  empire  le  préservatif  efficace  des  révolu- 
tions par  une  liberté  sérieuse,  par  la  possibilité  de  tous  les  progrès. 

En  fait  de  crises,  il  y  en  a  de  toute  sorte,  à  tous  les  instans  et  un  peu 
partout,  hors  de  la  France  aussi  bien  qu'en  France.  Les  affaires  du  monde 
ne  sont  qu'une  succession  de  crises  politiques,  nationales,  religieuses,  éco- 
nomiques, qui  passent  ou  se  reproduisent,  et  courent  sans  cesse  à  la  sur- 
face de  l'Europe.  Elles  naissent,  ces  crises,  tantôt  d'un  événement  tout 
moral,  comme  la  réunion  d'un  concile  dont  les  préliminaires  commen- 
cent à  être  discutés  même  par  la  diplomatie,  tantôt  d'une  laborieuse 
réorganisation  mêlée  de  vivaces  antagonismes,  comme  en  Allemagne, 
tantôt  d'une  révolution  qui  a  de  la  peine  à  se  débrouiller  et  à  se  fixer, 
comme  en  Espagne.  L'Angleterre,  la  libre  Angleterre,  est  bien  toujours 
le  modèle  des  pays  où  les  crises  se  nouent  et  se  dénouent  sans  rien 
ébranler,  où  l'on  s'arrête  juste  à  la  limite  qui  sépare  les  viriles  agitations 
des  conflits  stérilement  violons.  L'Angleterre  n'a  certes  pas  peur  des 
grosses  questions;  elle  les  aborde  au  contraire  résolument,  avec  la  con- 
fiance d'une  nation  qui  sait  qu'elle  garde  assez  de  puissance  sur  elle- 
même  pour  ne  pas  se  laisser  emporter  aux  coups  de  tête  et  aux  aven- 
tures. Tant  que  la  lutte  est  ouverte,  on  ne  s'épargne  pas;  on  se  sert  de 
toutes  les  armes  pour  conquérir  l'opinion,  les  associations  se  forment  et 
entrent  en  campagne,  les  meetings  se  succèdent,  les  pouvoirs  publics 
eux-mêmes  usent  jusqu'au  bout  de  tous  leurs  droits.  On  fait  la  guerre 
passionnément,  si  passionnément  qu'il  y  a  des  heures  où  l'on  a  l'air  de 
ne  plus  pouvoir  s'entendre,  de  toucher  à  quelque  choc  meurtrier.  Pas  du 
tout;  au  dernier  moment,  une  pensée  de  transaction  surgit  toujours 
entre  les  combattans.  De  part  et  d'autre,  on  fait  des  concessions;  ceux 
qui  voulaient  avoir  tout  n'ont  qu'une  partie  de  ce  qu'ils  deman- 
daient; ceux  qui  ne  voulaient  rien  céder  sont  obligés  de  plier  devant  la 
puissance  de  l'opinion.  On  s'arrange,  on  rejette  dans  l'oubli  les  paroles 
irritées  qui  ont  été  échangées,  la  paix  est  signée,  et  un  progrès  de  plus 
est  accompli  sans  qu'il  en  coûte  rien  à  l'intégrité  des  institutions  ou  à  la 
tranquillité  publique.  C'est  ce  qui  vient  d'arriver  encore  une  fois  à  l'oc- 
casion du  bill  sur  l'église  d'Irlande,  qui  a  triomphé  de  toutes  les  difficul- 
tés et  a  pu  recevoir  la  sanction  royale  au  moment  où  l'on  croyait  pres- 
que à  un  conflit  entre  les  deux  chambres,  à  la  nécessité  de  quelque  acte 
d'autorité  nationale  pour  vaincre  définitivement  la  résistance  des  lords. 

Certes,  si  depuis  deux  ans  il  est  une  réforme  portée  en  quelque  sorte 
par  un  irrésistible  courant  d'opinion  en  Angleterre,  c'est  cette  abolition 
de  l'église  officielle  d'Irlande,  et  d'un  autre  côté  l'heureux,  le  victorieux 
représentant  de  ce  mouvement  d'opinion,  M.  Gladstone,  a  mis  assuré- 


760  REVUE    DES    DEUX    .MOXDES. 

ment  tout  ce  qu'il  a  de  ressources  d'esprit,  d'équité  conciliante,  de  pru- 
dente hardiesse,  dans  la  réalisation  d'une  telle  réforme.  M.  Gladstone  a 
voulu  trancher  une  grande  question  sans  blesser  trop  vivement  des  in- 
térêts puissans,  sans  soulever  toutes  les  susceptibilités  religieuses.  Le 
bill  qu'il  a  présenté  à  la  chambre  des  communes  dès  l'ouverture  de  la 
session  était  un  modèle  d'acte  révolutionnaire  accompli  sans  violence, 
avec  un  sentiment  pratique  des  choses.  Ce  n'était  pas  moins  une  révolu- 
tion véritable,  qui  devait  rencontrer  une  résistance  énergique  au  foyer 
même  de  tous  les  instincts  conservateurs,  de  toutes  les  forces  tradition- 
nelles, dans  la  chambre  des  lords.  Si  les  lords  avaient  suivi  leur  inspi- 
ration, ils  auraient  indubitablement  repoussé  du  premier  coup  cet  acte 
audacieux,  scandale  de  l'anglicanisme  pur.  L'opinion  s'était  prononcée 
d'une  façon  si  tranchante,  si  impérieuse,  qu'ils  n'ont  pas  voulu  accepter 
l'apparence  d'une  lutte  directe  contre  le  pays.  Ils  ont  ouvert  la  porte  à 
ce  bill  qui  leur  venait  tout  triomphant  de  la  cham.bre  des  communes,  ils 
ont  craint  de  réconduire  brutalement  par  un  vote  sommaire  comme  ils 
en  auraient  eu  l'envie;  mais  ils  l'ont  amendé,  ils  lui  ont  fait  subir  toute 
sorte  de  transformations,  ils  ont  effacé  le  préambule,  qui  résumait  l'es- 
prit de  la  mesure,  ils  ont  changé  la  date  de  la  mise  à  exécution,  ils  ont 
modifié  toutes  les  conditions  économiques,  et,  pour  ne  pas  livrer  l'église 
anglicane  d'Irlande,  ils  auraient  consenti  plutôt  à  faire  une  part  des 
avantages  temporels  aux  autres  cultes,  à  l'église  catholique  elle-même. 
C'était,  à  vrai  dire,  altérer  complètement  l'essence  de  la  réforme. 

Qu'est-il  arrivé  de  ce  bill  ainsi  amendé  et  remanié  au  point  de  n'être 
plus  qu'une  œuvre  informe  désavouée  d'avance  par  l'opinion  libérale? 
Au  premier  instant,  on  a  laissé  passer  tranquillement  la  mauvaise  hu- 
meur et  l'éloquence  des  lords  spirituels  ou  temporels,  on  a  laissé  la 
vieille  chambre  user  de  toutes  ses  armes  constitutionnelles;  puis,  lorsque 
la  loi  est  revenue  à  la  chambre  des  communes,  il  est  arrivé  ce  qui  était 
bien  facile  à  prévoir  :  les  principaux  amendemens  votés  par  la  chambre 
des  pairs  ont  été  écartés,  le  bill  a  été  à  peu  près  rétabli  dans  son  inté- 
grité primitive.  Ici  la  question  s'aggravait  naturellement.  Si  les  com- 
munes maintenaient  leur  vote,  et  si  à  leur  tour  les  lords  persistaient 
encore  une  fois  dans  les  amendemens  qu'ils  avaient  adoptés,  c'était  un 
vrai  conflit  entre  les  deux  chambres.  Le  gouvernement,  appuyé  par  les 
communes,  avait  sans  doute  l'opinion  pour  lui,  les  lords  n'étaient  pas 
moins  dans  leur  droit.  Il  fallait  ou  ajourner  le  bill  à  une  autre  session, 
ou  changer  la  majorité  dans  la  chambre  haute  par  quelque  coup  d'auto- 
rité, ou  en  appeler  au  pays  par  des  élections  nouvelles.  De  toute  façon, 
la  situation  devenait  critique.  M.  Bright  ne  ménageait  plus  déjà  les  gros 
mots,  et  M.  Gladstone  lui-même,  dans  un  mouvement  d'ironie,  s'était 
laissé  aller  à  comparer  les  lords  à  des  aéronautes  qui  faisaient  des 
voyages  éthérés  sans  daigner  s'occuper  de  ce  qui  se  passait  sur  la  terre. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  761 

Les  pairs  do  leur  côte  ne  manquaient  pas  d'accuser  le  premier  ministre 
d'arrogance,  et  semblaient  tout  disposés  à  confirmer  leurs  premiers  votes. 
Encore  un  pas,  et  tous  les  pouvoirs  étaient  aux  prises.  On  a  trouvé  qu'il 
serait  dangereux  d'aller  plus  loin,  qu'on  avait  assez  combattu  pour  l'hon- 
neur du  drapeau.  Une  conférence  entre  lord  Granville,  au  nom  du  minis- 
tère, et  lord  Cairns,  au  nom  de  l'opposition  de  la  chambre  des  pairs,  a 
tout  arrangé.  On  a  cédé  un  peu  des  deux  côtés,  et,  selon  l'habitude  an- 
glaise, la  lutte  a  fini  par  un  compromis  adopté  par  les  deux  chambres, 
définitivement  sanctionné  par  la  reine.  Le  ciel  s'est  rasséréné  tout  d'un 
coup,  et  on  a  même  échangé  des  complimens.  Il  y  a  sans  doute  des  es- 
prits absolus  qui  trouvent  déjà  que  M.  Gladstone  a  eu  tort  de  faire  des 
concessions,  qu'il  a  dénaturé,  presque  déshonoré  son  bill  en  sacrifiant 
quelques  mots.  M.  Gladstone  a  procédé  en  véritable  ministre  anglais, 
comme  ont  procédé  avant  lui  tous  ceux  qui  ont  mis  la  main  aux  œuvres 
les  plus  libérales.  Qu'il  ait  cédé  sur  quelques  points  afin  d'éviter  un  con- 
flit qui  pouvait  être  une  périlleuse  épreuve  pour  les  institutions  natio- 
nales, la  réforme  n'existe  pas  moins,  le  caractère  officiel  de  l'église  d'Ir- 
lande n'est  pas  moins  aboli,  et  on  est  arrivé  à  un  bill  devant  lequel 
l'opposition,  représentée  par  lord  Cairns  dans  la  chambre  des  pairs,  par 
M.  Disraeli,  par  sir  Roundell  Palmer  dans  la  chambre  des  communes,  a 
fini  par  abaisser  ses  armes.  Le  combat  terminé,  il  ne  reste  plus  chez  les 
adversaires  de  la  veille  qu'un  sentiment  égal  de  la  puissance  de  la  loi. 
Ces  compromis,  survenant  toujours  à  propos,  sont  évidemment  une  vic- 
toire de  l'esprit  politique  anglais;  mais  ils  montrent  aussi  que  dans  ces 
luttes,  même  lorsqu'elles  finissent  par  une  transaction,  les  vieux  lords 
ne  peuvent  plus  rien  empêcher  :  ils  suspendent  à  peine  un  instant  la 
marche  des  idées  libérales  en  achevant  d'user  dans  des  résistances  dé- 
sormais impossibles  ce  que  l'aristocratie  britannique  garde  encore  d'au- 
torité et  de  prestige. 

Ainsi  passent  les  crises  anglaises;  mais  les  crises  allemandes,  quand 
et  comment  finiront-elles?  L'Allemagne  n'a  pas,  comme  l'insulaire  Angle- 
terre, l'avantage  d'être  «  un  fragment  détaché  du  volume  du  monde,  » 
selon  le  mot  de  la  jeune  Imogène  dans  Shakspeare;  elle  fait  partie  du 
monde  continental,  u  elle  en  est  et  elle  y  est.  »  Ses  crises  sont  complexes 
comme  sa  situation.  Les  questions  qui  l'agitent,  qui  la  passionnent,  sont 
toujours  à  demi  intérieures,  à  demi  extérieures;  quand  on  les  croit  assou- 
pies, on  s'aperçoit  bien  vite,  à  quelque  signe  inattendu,  que  les  événe- 
mens  de  1866  n'ont  rien  fini,  que  la  paix  n'est  qu'une  trêve,  cjue  la 
Prusse  et  l'Autriche,  si  occupées  qu'elles  soient  de  leurs  affaires  respec- 
tives, trouvent  toujours  le  temps  de  se  surveiller  mutuellement,  de  se 
dire  des  choses  désagréables,  comme  de  bonnes  amies  qui  se  connaissent 
trop.  La  paix  allemande,  elle  se  résume  vraiment  dans  cet  état  perpé- 
tuel d'escarmouches  oii  vivent  le  chancelier  de  l'empire  d'Autriche  et  le 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chancelier  de  la  confédération  du  nord,  M.  de  Beust  et  M.  de  Bismarck. 
Ce  n'est  pas  que  d'aucun  côté  on  veuille  pousser  ces  querelles  bien  loin,* 
on  ne  cesse  de  protester  au  contraire  des  intentions  les  plus  pacifiques; 
mais  enfin  on  reste  dans  cet  état  d'expectative  oii  l'on  semble  toujours 
plus  disposé  à  se  piquer  et  à  s'aigrir  qu'à  se  rapprocher.  Les  publica- 
tions du  livre  rouge  autrichien  sont  l'occasion  habituelle  de  ces  petites 
explosions  de  mauvaise  humeur,  et  le  dernier  recueil  de  documens  di- 
plomatiques qui  vient  d'être  mis  au  jour  à  Vienne  n'a  pas  manqué  de  pro- 
duire son  effet  invariable.  M.  de  Beust  a  une  diplomatie  froide  et  fine  qui 
a  visiblement  le  don  de  remuer  la  bile  de  M.  de  Bismarck.  Tantôt  il  insinue 
que  le  chancelier  de  la  confédération  du  nord  se  serait  plaint  à  l'envoyé 
autrichien  de  la  propagande  anti-prussienne  du  prince  de  Metternich  à 
Paris;  tantôt,  par  une  dépêche  adressée  à  Dresde,  il  va  au-devant  des  pré- 
ventions qu'on  aurait  pu  inspirer  au  cabinet  saxon  contre  son  interven- 
tion dans  le  différend  franco-belge.  On  a  beau  répondre  de  Dresde  qu'il 
n'y  a  eu  aucune  suggestion  venue  de  la  Prusse  au  sujet  de  l'affaire  belge, 
on  a  beau  répéter  à  Berlin  que  M.  de  Bismarck  n'a  pu  se  plaindre  à  l'en- 
voyé d'Autriche,  puisqu'il  ne  s'est  pas  entretenu  avec  lui  depuis  plus  de 
huit  mois  :  le  coup  n'est  pas  moins  porté;  le  trait  est  lancé,  et  M.  de  Beust 
n'a  guère  arrangé  les  choses  en  déclarant  récemment  devant  les  déléga- 
tions réunies  à  Vienne  que  l'Autriche  ne  demandait  pas  mieux  que  de 
témoigner  ses  dispositions  amicales  à  la  Prusse,  mais  qu'elle  ne  trouvait 
pas  une  parfaite  réciprocité  à  Berlin.  C'est  toujours  cette  guerre  impal- 
pable et  transparente  qui  a  eu  pour  épisode  la  publication  de  la  lettre  de 
M.  d'Usedom,  la  divulgation  de  la  dépêche  prussienne  surprise  et  mise 
au  jour  par  l'état-major  autrichien.  M.  de  Beust  pousse  imperturbable- 
ment sa  pointe;  à  Berlin,  on  se  moque  de  la  Httérature  diplomatique  du 
chanceher  impérial,  qu'on  résume  ainsi  :  «  déprécier  la  Prusse,  s'allier 
avec  la  France  et  se  mettre  soi-même  en  scène.  »  Le  fait  est  que  ce  sont 
là  des  relations  singulières,  qui  ressemblent  passablement  à  un  duel  à 
peine  dissimulé  et  toujours  prêt  à  recommencer. 

Ce  serait  sans  doute  une  naïve  illusion  de  croire  qu'après  la  guerre 
de  1866  et  dans  la  situation  équivoque  créée  par  cette  guerre  une  ami- 
tié bien  sincère  et  bien  franche  puisse  renaître  si  tôt  entre  la  Prusse 
et  l'Autriche.  Évidemment  tout  n'est  pas  fini,  M.  de  Beust  et  M.  de 
Bismarck  ne  sont  que  les  représentans  naturels  d'antagonismes  inévi- 
tables; mais  qui  rompra  la  trêve?  qui  commencera,  ou  mieux  encore 
qui  a  le  pouvoir  de  commencer?  Ce  n'est  pas  l'Autriche;  l'Autriche  a 
trop  à  faire  chez  elle,  elle  vit  au  milieu  de  tous  ces  périlleux  problèmes 
que  lui  impose  la  diversité  des  races  rassemblées  sous  son  drapeau.  Elle 
a  son  équilibre  intérieur  et  son  rôle  européen  à  retrouver;  elle  ne  le 
peut  que  par  une  politique  patiente,  intelligente  et  libérale.  Ce  n'est  pas 
môme  une  question  d'aujourd'hui  seulement,  c'est  l'éternelle  histoire  de 


REVUE.    CHRONIQUE.  763 

l'Autriche  qui  continue  dans  d'autres  conditions,  et  M.  Saint-René  Tail- 
landier ne  fait  qu'en  raviver  les  enseignemens  dans  les  intéressantes  et 
sympathiques  études  qu'il  réunit  sous  le  titre  de  BoJmne  cl  Hongrie, 
zvo  sicclc-xix"  sicde.  De  tout  temps  en  effet,  là,  au  centre  du  continent,  il 
y  a  eu  un  problème  qui  n'est  pas  encore  résolu.  11  s'agit  de  rassembler 
en  faisceau  ces  races  qui  ne  veulent  pas  renoncer  à  leur  indépendance 
morale,  qui  s'affaiblissent  par  leurs  divisions,  et  qui,  mieux  dirigées, 
appelées  à  une  vie  nouvelle,  peuvent  jouer  un  rôle  préservateur  pour 
l'Europe  au  milieu  de  ces  grandes  et  menaçantes  agglomérations  qui  se 
préparent.  M.  Saint-René  Taillandiei^  le  montre  avec  talent;  ce  n'est  pas 
une  rêverie  de  l'histoire,  c'est  toute  une  politique  au  succès  de  laquelle 
la  nation  allemande  elle-même  est  intéressée,  si  elle  met  le  sentiment  de 
sa  vraie  grandeur  au-dessus  d'une  ambition  sans  règle,  faite  pour  pro- 
voquer nécessairement  des  représailles. 

Il  y  a  une  bien  autre  question  qui  se  mêle  aujourd'hui  à  la  politique 
en  Allemagne,  qui  commence  à  remuer  les  esprits,  à  faire  diversion  aux 
rivalités  de  l'Autriche  et  de  la  Prusse  :  c'est  la  question  du  concile  qui  va 
se  réunir  à  Rome  dans  quelques  mois.  Que  sera  ce  concile?  que  sortira- 
t-il  de  ce  conclave  d'évêques  rassemblé  au  Vatican  sous  l'autorité  du 
souverain  pontife?  C'est  certainement  une  des  affaires  contemporaines 
les  plus  complexes,  purement  religieuse  en  apparence,  très  politique  en 
réalité,  touchant  à  tout,  aux  conditions  les  plus, essentielles  de  la  civili- 
sation moderne  aussi  bien  qu'aux  rapports  de  l'église  et  des  pouvoirs 
publics,  et  on  dirait  que  le  saint-siége  s'est  plu  à  lui  donner  un  carac- 
tère particulier  de  gravité  en  affectant  dès  l'abord  une  allure  absolument 
indépendante,  en  s'abstenant  de  toute  entente  préalable  avec  les  gouver- 
nemens.  L'Italie  a  été  naturellement  la  première  à  s'émouvoir,  puis- 
qu'elle serait  la  première  à  souffrir  des  agitations  religieuses  dont  le  si- 
gnal pourrait  partir  de  Rome.  On  a  publié,  il  y  a  quelques  mois,  au-delà 
des  Alpes,  une  brochure  sur  le  Concile  œcuménique  et  les  droits  de  Vètal  qui 
était  une  revendication  nette  et  positive  des  prérogatives  de  la  société 
civile,  et  tout  récemment  encore  il  y  avait  auprès  de  Florence,  aux  eaux 
de  Montecatini,  une  réunion  de  diplomates  qu'on  a  fort  soupçonnés  de 
s'être  occupés  du  concile,  d'autant  plus  que,  parmi  ces  diplomates  à  la 
recherche  de  la  santé,  se  trouvait  par  hasard,  comme  toujours,  le  chef  du 
cabinet  de  l'empereur  des  Français,  M.  Conti;  mais  ce  n'est  plus  seule- 
ment en  Italie  désormais  que  la  question  s'agite,  elle  se  débat  évidem- 
ment et  peut-être  même  avec  plus  de  gravité  en  France  à  travers  nos 
diversions  intérieures,  et  depuis  quelque  temps  elle  est  devenue  un  sujet 
de  vive  préoccupation  en  Allemagne.  On  en  parle  presque  autant  que 
de  l'éternelle  querelle  de  M.  de  Reust  et  de  M.  de  Rismarck.  On  interroge 
par  la  pensée  ce  futur  congrès  ecclésiastique  d'où  on  craint  de  voir 
sortir  bien  autre  chose  que  des  bénédictions  pour  la  société  moderne. 


764  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  catholiques  de  Bonn,  de  Coblentz,  adressent  des  pétitions  à  leur 
évêqiie  pour  le  tenir  en  garde  contre  les  velléités  théocratiques,  contre 
la  témérité  de  dogmes  nouveaux,  et  d'un  autre  côté  il  va  y  avoir,  dit- 
on,  au  mois  de  septembre,  à  Fiilda,  une  réunion  des  évêques  allemands. 
Moralement  donc  il  y  a  en  Allemagne  une  assez  sérieuse  agitation  qui 
tendrait  à  revendiquer  une  certaine  indépendance  pour  les  églises  na- 
tionales. Politiquement,  il  y  a  déjà  quelques  mois,  le  premier  ministre 
de  Bavière,  le  prince  de  Hoiienlohe,  a  pris  l'initiative  d'une  démarche 
directe  auprès  des  cabinets  pour  appeler  leur  attention  sur  la  nécessité 
de  concerter  leur  attitude.  Cette  démarche  ne  paraît  pas  sans  doute  avoir 
produit  jusqu'ici  des  résultats  bien  sensibles,  et  il  n'est  point  impossible 
que  sur  ce  terrain  même  on  n'ait  vu  percer  en  Allemagne  l'antagonisme 
qui  s'y  manifeste  un  peu  partout.  M.  de  Bismarck  a  été  peut-être  porté  à 
faire  aux  ouvertures  du  prince  de  Hohenlohe  un  accueil  d'autant  plus 
gracieux  que  M.  de  Beust  les  recevait  d'une  façon  assez  évasive.  Quant  à 
la  France,  quoique  naturellement  sympathique  à  tout  ce  qui  peut  sauve- 
garder les  droits  de  la  société  civile,  elle  ne  semble  pas  être  sortie  d'une 
certaine  réserve.  Au  total,  il  n'y  a  jusqu'à  ce  moment,  si  nous  ne  nous 
trompons,  aucune  combinaison  diplomatique  précise.  L'initiative  du 
prince  de  Hohenlohe  n'est  pas  moins  un  point  de  départ;  elle  répondait 
à  une  nécessité  qu'on  commence  à  sentir  plus  vivement  qu'on  ne  la  sen- 
tait il  y  a  quelques  mois,  et  on  ne  peut  douter  que  ce  ne  soit  désormais 
une  des  préoccupations  sérieuses  des  cabinets  européens. 

Les  gouvernemens  seront-ils  représentés  au  concile,  comme  ils  l'ont 
été  autrefois?  Voilà  la  question  politique  immédiate,  qui,  à  vrai  dire, 
n'est  pas  la  plus  grave.  Ce  concile,  moitié  entraîné,  moitié  convaincu, 
se  laissera-t-il  aller  à  prendre  pour  symbole  le  Syllabus  de  186/i,  à  pro- 
mulguer des  dogmes  tels  que  rinfaillibilité  du  pape,  à  sanctionner  un 
code  religieux  en  opposition  directe  avec  toutes  les  tendances  des  so- 
ciétés modernes?  Voilà  la  question  morale.  La  situation  du  saint-siége 
est  assurément  délicate  et  critique.  A  ne  considérer  que  les  indnences 
qui  dominent  à  Rome,  il  est  fort  à  craindre  qu'on  ne  veuille  aller  jus- 
qu'au bout,  que  le  pape  ne  tienne  à  couronner  son  long  pontificat  par  un 
de  ces  actes  extraordinaires  qui  marquent  un  règne,  qui  peuvent  aussi  le 
perdre,  et  ce  concile,  qui  est  le  dernier  rêve  de  Pie  IX,  est  peut-être  des- 
tiné à  faire  plus  que  tout  le  reste  pour  décider  la  séparation  définitive 
de  l'église  et  de  l'état,  pour  pousser  les  esprits  vers  la  grande  solution. 
Seulement  il  y  a  ici  avant  tout  une  difficulté  pour  la  France;  cette  diffi- 
culté, nous  le  redirons  encore,  c'est  la  présence  de  nos  soldats.  Que  fe- 
raient-ils autour  d'un  concile?  Quel  serait  le  rôle  de  notre  drapeau  cou- 
vrant de  ses  plis  une  assemblée  d'où  sortirait  la  condamnation  de  tous 
les  principes  qui  sont  l'essence  de  notre  civilisation  française? 

S'il  faut  une  armée  de  la  foi,  en  voici  une  qui  se  présente  pour  con- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  765 

quérir  FEspagne.  Quand  nous  disons  qu'elle  se  présente,  c'est  une  simple 
manière  de  parler,  car  on  ne  voit  pas  bien  où  elle  est  jusqu'ici.  Seulement 
il  est  bien  clair  qu'il  y  a  eu  un  signal  donné.  Le  prétendant,  l'infant  don 
Carlos,  paraît  s'être  rapproché  des  frontières.  Quelques  bandes  se  sont 
levées.  C'était  facile  à  prévoir,  il  y  a  six  mois  que  l'insurrection  carliste  se 
fait  annoncer  de  jour  en  jour.  Qu'a-t-on  fait  en  Espagne  pour  neutrali- 
ser d'avance  cette  levée  de  boucliers?  On  s'est  mis  à  la  recherche  d'un 
roi  pour  échapper  à  la  république,  et  on  s'est  arrêté  dans  une  régence. 
Que  le  général  Serrano  se  promène  aujourd'hui  sous  les  ombrages 
royaux  de  la  Granja,  que  le  général  Prim  soit  un  quasi-dictateur  à  Ma- 
drid, ce  n'est  point  évidemment  assez.  Sans  doute  il  y  a  une  grande 
présomption  dans  cette  tentative  carliste,  qui  ne  semble  pas  avoir  pour 
le  moment  des  chances  bien  sérieuses.  La  révolution  espagnole  n'en  est 
pas  arrivée  à  ce  point  d'abdiquer  devant  un  drapeau  vaincu  il  y  a  trente 
ans.  Malheureusement  il  y  a  aujourd'hui  en  Espagne  une  chose  au  moins 
aussi  dangereuse  que  don  Carlos ,  et  qui  peut  d'ailleurs  aider  à  son  suc- 
cès :  c'est  l'immense  anarchie  qui  commence  à  gagner  les  provinces.  Les 
républicains  d'un  côté,  les  absolutistes  de  l'autre,  et  au  milieu  les  bandes 
de  brigands  envahissant  les  chemins,  s'abattant,  comme  on  l'a  vu  l'autre 
jour,  sur  un  établissement  d'eaux  thermales  de  la  Manche  pour  tuer  et 
piller,  voilà  qui  peut  conduire  plus  vite  qu'on  ne  pense  à  une  réaction 
dont  on  ne  pourra  plus  calculer  la  mesure.  Le  parti  carliste,  le  général 
Prim  ne  le  vaincra  pas  seulement  sur  un  champ  de  bataille,  s'il  l'y  ren- 
contre; il  le  vaincra  surtout  en  raffermissant  l'Espagne,  en  lui  rendant  la 
sécurité  et  la  paix  à  l'abri  d'un  régime  sérieusement  libéral  et  définitif, 
s'il  peut  y  avoir  aujourd'hui  quelque  chose  de  définitif  en  Espagne. 

CH.    DE   MAZADE. 


ESSAIS  ET  NOTICES. 


I.  Recherches  sur  le  spectre  solaire,  par  A.-J.  Angstrom;  Upsal,  W.  Sliultz.  —  II.  Speclrum 
analysis,  six  lectures  delivered  by  Henry  E.  Roscoe;  London,  Macmillan. 

Dix  ans  se  sont  écoulés  depuis  le  jour  oi!i  Kirchhoff  et  Bunsen  firent 
paraître  leur  premier  mémoire  sur  l'analyse  spectrale.  L'enfant  était 
venu  au  monde  armé  de  toutes  pièces  :  à  peine  inventée,  la  nouvelle 
méthode  avait  fait  ses  preuves  sur  la  terre  et  dans  le  ciel.  Elle  nous 
avait  donné  deux  nouveaux  métaux,  découverts  sur  les  faibles  indices 
fournis  par  une  flamme  de  gaz  dont  le  spectre  s'enrichissait  de  quelques 


766  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

raies  bleues  et  rouges;  elle  avait  permis  à  Kirchhoff  d'expliquer  la  con- 
stitution du  soleil  par  la  comparaison  des  raies  noires  du  spectre  solaire 
avec  les  raies  lumineuses  des  métaux  terrestres.  Grâce  à  ce  brillant  dé- 
but, le  nouveau  procédé  d'analyse  chimique  est  devenu  rapidement  po- 
pulaire; il  n'est  pas  de  laboratoire,  si  pauvre  quïl  soit,  qui  n'ait  son 
spectroscope  et  sa  lampe  de  Bunsen,  Les  découvertes  se  sont  succédé 
sans  interruption.  La  liste  des  corps  simples  s'accroît  sans  cesse,  et  les 
noms  des  nouveau-venus  conservent  la  mémoire  de  leur  origine  :  on 
voit  là  figurer  le  csssium,  le  rubidium,  le  thaUium,  Vindium,  appelés 
ainsi  à  cause  des  raies  qui  en  caractérisent  les  spectres.  La  moindre 
parcelle  d'une  substance  suffit  pour  en  révéler  la  présence  lorsqu'on  a 
recours  à  la  nouvelle  méLhode;  rien  n'est  délicat,  rien  n'est  sensible 
comme  ce  merveilleux  réactif  que  les  deux  professeurs  d'Heidelberg  ont 
mis  entre  les  mains  des  chimistes. 

Ce  qui  frappe  le  plus  l'imagination  dans  les  découvertes  qui  sont  dues 
à  l'analyse  spectrale,  c'est  la  portée  qu'elles  ont  pour  l'astronomie  phy- 
sique. Sur  ce  terrain,  la  moisson  a  été  riche  dans  les  deux  dernières 
années.  Les  expéditions  qui  étaient  parties  pour  l'Inde  et  la  Cochinchine 
l'été  dernier,  afin  d'y  observer  une  éclipse  totale  de  soleil,  ne  sont  pas  re- 
venues sans  avoir  éclairci  le  mystère  des  protubérances  roses  qui  s'aper- 
çoivent toujours  sur  le  bord  de  l'astre  éclipsé  pendant  la  durée  de  l'obs- 
curité totale.  Le  18  août  1868,  on  a  vu  le  spectre  des  protubérances 
se  résoudre  en  un  petit  nombre  de  raies  brillantes,  comme  on  en  voit 
dans  le  spectre  de  l'hydrogène  incandescent.  M.  Janssen,  l'envoyé  du 
bureau  des  longitudes,  conçut  alors  une  méthode  d'observation  qui  a 
donné  les  plus  beaux  résultats  dès  le  lendemain  de  l'éclipsé.  En  rédui- 
sant convenablement  la  fente  du  spectroscope  et  en  promenant  la  lunette 
sur  le  bord  extrême  du  disque  solaire,  il  a  réussi  à  voir  les  lignes  bril- 
lantes des  protubérances  en  plein  jour,  en  dehors  des  éclipses.  Dès  lors, 
plus  de  doute  :  le  soleil  est  enveloppé  d'une  atmosphère  d'hydrogène 
incandescent.  Cette  atmosphère  est  basse,  à  niveau  fort  inégal  et  tour- 
menté; les  protubérances  en  sont  simplement  des  portions  soulevées, 
projetées,  souvent  détachées  en  nuages  isolés.  Quand  l'annonce  de  cette 
découverte  capitale  parvint  à  l'Académie  des  Sciences,  vers  la  fin  du 
mois  d'octobre  dernier,  un  compétiteur  anglais  avait  déjà  enlevé  à 
M.  Janssen  le  succès  de  surprise  qu'il  eût  obtenu  sans  cela  ;  M.  Loc- 
kyer  avait  réussi  de  son  côté  à  voir  le  spectre  des  protubérances  tous 
les  jours.  Il  est  juste  d'ajouter  que  M.  Lockyer  cherchait  depuis  deux 
ans,  qu'il  avait  même  publié  en  1866  une  note  sur  le  procédé  dont  il  se 
servait  pour  examiner  les  bords  du  soleil  en  vue  de  la  découverte  des 
protubérances  ;  mais  les  premières  observations  de  ce  genre  sont  dues  à 
M.  Janssen,  et  datent  du  19  août  1868. 

Grâce  à  MM.  Lockyer,  Janssen,  Rayet  et  Secchi,  nous  connaissons  au- 


REVUE.    CHRONIQUE.  767 

jourd'hiii  une  douzaine  de  raies  brillantes  qui  sont  visibles  dans  le 
spectre  des  bords  du  soleil  ;  mais ,  chose  curieuse  et  fort  inattendue, 
ces  raies  lumineuses  ne  correspondent  pas  toutes  à  des  raies  noires  du 
spectre  ordinaire,  ni  à  des  raies  brillantes  des  spectres  métalliques  con- 
nus. Quatre  seulement  coïncident  par  leur  position  avec  des  raies  ap- 
partenant à  l'hydrogène  et  qu'on  retrouve  parmi  les  lignes  de  Fraunho- 
fer  dans  le  spectre  solaire  ordinaire;  une  autre  pourrait  bien  être  l'une 
des  lignes  du  magnésium;  le  reste  semblerait  indiquer  l'existence  de 
corps  simples  qui  nous  sont  encore  inconnus.  11  y  a  parmi  ces  lignes  de 
l'atmosphère  solaire  une  raie  jaune  qu'on  avait  d'abord  prise  pour  cette 
raie  du  sodium  qui  se  glisse  partout,  qui  s'introduit  dans  le  champ  du 
spectroscope  malgré  l'observateur,  parce  que  toutes  les  poussières  ter- 
restres renferment  des  parcelles  de  soude;  vérification  faite,  il  s'est  trouvé 
que  la  raie  jaune  du  soleil  est  certainement  d'origine  différente.  Ce  qui 
est  très  remarquable,  c'est  que  la  lumière  de  quelques  étoiles  semble 
renfermer  les  mêmes  rayons  jaunes. 

Tout  récemment,  M.  Huggins  est  d'ailleurs  parvenu  à  voir  non-seule- 
ment le  spectre  des  protubérances  roses,  mais  la  forme  même  de  ces 
proéminences  en  les  regardant  au  travers  d'un  verre  rubis  foncé;  on 
peut  donc  prévoir  le  moment  où  les  astronomes  produiront  dans  leurs 
lunettes  des  éclipses  artificielles  qu'ils  pourront  étudier  à  loisir  sans 
avoir  besoin  pour  cela  d'aller  chercher  des  fièvres  en  Gochinchine.  Dès 
aujourd'hui,  on  peut  dire  que  les  recherches  spectrales  nous  ont  plus  ap- 
pris en  dix  ans  sur  la  constitution  physique  du  soleil  et  des  corps  cé- 
lestes en  général  que  ne  nous  en  a  révélé  l'emploi  des  plus  forts  téles- 
copes pendant  trois  siècles.  Elles  ouvrent  les  plus  vastes  horizons  sur 
l'origine  et  la  formation  des  mondes,  elles  font  découvrir  des  corrélations 
imprévues,  des  analogies  surprenantes,  elles  étendent,  si  cela  est  pos- 
sible, les  bornes  de  l'imagination. 

Le  livre  que  vient  de  publier  M.  Henry  Enfield  Roscoe  résume  d'une 
manière  fort  attachante  l'histoire  et  les  dernières  conquêtes  de  l'analyse 
spectrale.  Il  se  compose  essentiellement  d'une  série  de  conférences  que 
l'auteur  a  faites  devant  la  Société  pharmaceutique  de  Londres.  11  y  a 
joint  la  reproduction  d'un  grand  nombre  de  documens  originaux  em- 
pruntés aux  publications  les  plus  importantes  sur  la  matière.  Ce  qui 
distingue  l'ouvrage  de  M.  Roscoe  et  ce  qui  le  rend  très  recommandable, 
c'est  l'abondance  des  planches  et  des  tableaux  numériques.  On  y  trouve 
le  catalogue  des  raies  solaires  de  Kirchhoff,  avec  des  planches  tirées  en 
quatre  couleurs,  les  tables  spectrales  d'iiuggins  et  d'Angstrôm,  la  des- 
cription détaillée  des  appareils  usités,  enfin  tout  ce  qui  peut  être  utile 
aux  travailleurs. 

Le  grand  atlas  du  spectre  solaire  de  M.  Angstrôm  n'est  achevé  que  de- 
puis l'année  dernière;  il  résume  un  travail  immense,  exécuté  à  l'aide  des 


"68  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

méthodes  les  plus  perfectionnées  et  des  instrumens  les  plus  délicats  dont 
la  science  dispose  aujourd'hui.  Le  célèbre  physicien  d'Upsal  doit  d'ail- 
leurs être  compté  au  nombre  de  ceux  qui  ont  le  plus  contribué  à  nous 
faire  connaître  les  raies  spectrales;  il  les  a  étudiées  dans  les  circon- 
stances les  plus  diverses,  il  en  a  déterminé  les  positions  d'une  manière 
rigoureuse,  et  les  planches  qu'il  a  dessinées  en  reproduisent  les  moindres 
détails,  des  détails  à  peine  saisissables  pour  l'œil.  M.  Angstrôm  a  eu 
l'heureuse  idée  d'inscrire  toutes  les  raies  d'après  l'échelle  des  longueurs 
d'onde  absolues,  qu'il  a  substituée  aux  échelles  arbitraires  basées  sur  la 
réfrangibilité  des  divers  rayons.  C'est  ce  qui  justifie  le  titre  de  s^Jectre 
normal  placé  en  tête  de  ces  planches  d'une  exécution  vraiment  remar- 
quable, p..  P.ADAU. 

Les  deux  Procès  de  condamnation  de  Jeanne  Dure,  mis  pour  la  première  fois  en  français 
par  M.  E.  O'ReilIy;  Paris,  18G8. 

11  est  en  histoire  des  figures  qui  semblent  destinées  à  faire  le  charme 
de  notre  imagination  et  le  tourment  de  notre  esprit.  Celle  de  Jeanne 
Darc  est  de  ce  nombre.  Qu'était-ce  que  cette  fille  ignorante,  sortie  de  sa 
chaumière  pour  commander  des  armées,  qui  accomplit  des  actes  de  cou- 
rage extraordinaires,  qui  entendait  des  voix  surnaturelles  lui  dicter  sa 
mission,  qui  déconcerta  ses  juges  par  sa  fermeté  tranquille?  Les  catho- 
liques ne  sont  pas  éloignés  aujourd'hui  d'en  faire  une  sainte;  le  tribunal 
anglais  vit  en  elle  une  sorcière,  la  France  l'a  toujours  admirée  comme 
l'héroïne  à  qui  elle  a  dû  le  salut  de  sa  nationalité.  Quant  à  la  critique 
historique,  elle  n'a  pas  encore  dit  son  dernier  mot. 

Voilà  ce  qui  fait  l'intérêt  de  la  publication  de  M.  O'ReilIy.  Pour  la  pre- 
mière fois,  il  a  traduit  en  français  et  mis  à  la  portée  de  tous  les  lecteurs 
les  docuniens  relatifs  à  l'instruction  poursuivie  contre  Jeanne  par  l'in- 
quisition. Le  texte  latin  de  cette  volumineuse  procédure  avait  déjà  été 
publié  en  18/j9  par  M.  Quicherat.  Les  détails  où  entra  l'accusée  dans 
les  nombreux  interrogatoires  sur  sa  vie  antérieure  et  sa  mission  im- 
priment à  la  physionomie  de  l'héroïne  un  relief  singulier,  les  circon- 
stances de  son  supplice  lui  donnent  un  attrait  touchant  dont  on  éprouve 
l'influence  malgré  tout  l'appareil  juridique  sous  lequel  se  dissimule  le 
récit.  Juriste  lui-même,  M.  O'ReilIy  a  su  conserver  à  ces  pièces,  vieilles 
de  quatre  siècles,  une  couleur  locale  d'une  grande  fidélité.  C'est  en  com- 
binant ces  dossiers  authentiques  avec  les  traditions  plus  ou  moins  lé- 
gendaires que  les  historiens  dégageront  la  vraie  Jeanne  Darc.  Quoi  qu'il 
advienne,  elle  restera  toujours  pour  les  Français  une  des  plus  sublimes 
manifestations  du  patriotisme.  J.  le  berquier. 

C.   BULOZ. 


PIERRE  QUI  ROULE 


CINQUIÈME    PARTIE    (1). 


SUITE    DE    L'HISTOIRE    DU    BEAU    LAURENCE. 


Â.  l'extrémité  de  la  seconde  cour,  dans  une  salle  basse  et  sombre, 
nous  trouvâmes  le  commandant  couché  sur  une  ratte  et  fumant  sa 
longue  chibouque  avec  une  majesté  paisible.  Il  n'était  nullement 
gardé.  Nous  considérant  comme  de  vils  saltimbanques,  il  ne  lui 
était  pas  venu  à  l'esprit  que  nous  pussions  lui  demander  des 
comptes. 

—  Est-ce  vous  qui  avez  assassiné  notre  camarade?  lui  dit  Bella- 
mare  en  italien. 

—  Je  n'ai  jamais  assassiné  personne,  répondit  le  vieillard  avec 
une  douceur  imposante  qui  nous  ébranla  un  instant,  et,  sans  quit- 
ter sa  nonchalante  attitude,  il  tira  une  bouffée  de  tabac  de  sa  pipe 
et  regarda  d'un  autre  côté. 

—  Ne  jouons  pas  sur  les  mots,  reprit  Bellamare.  C'est  par  votre 
ordre  qu'on  a  égorgé  les  deux  jeunes  gens? 

—  Oui,  répliqua  Nikanor  avec  le  même  sang-froid,  c'est  par 
mon  ordre.  Si  vous  n'êtes  pas  contens,  adressez-vous  au  prince,  et, 
s'il  me  blâme,  c'est  que  je  l'aurai  mérité;  mais  je  n'ai  de  comptes 
à  rendre  qu'à  lui.  Soyez  prudens  et  laissez-moi  tranquille. 

—  Nous  ne  sommes  pas  venus  pour  respecter  votre  repos,  re- 
prit Bellamare.  Nous  vous  interrogeons,  il  faut  répondre,  que  la 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  juin,  des  \"  et  13  juillet,  et  du  l"  août. 

TOME    LXXXII.    —   15   AOL'T   1869.  4Î> 


770  EEVDE  DES  DEUX  MONDES. 

chose  vous  plaise  ou  non.  Pourquoi  avez-vous  condamné  ces  mal- 
heureux? 

Nikanor  hésita  un  instant,  puis,  accentuant  la  lenteur  prétentieuse 
avec  laquelle  il  parlait  italien,  il  répondit  :  —  C'est  pour  une  offense 
personnelle  au  prince. 

—  Quelle  offense? 

—  Le  prince  seul  le  saura. 

—  Nous  voulons  le  savoir  et  nous  le  saurons  !  s'écria  Moranbois 
de  sa  voix  enrouée,  qui  devint  terrible,  et,  en  un  clin  d'œil,  saisis- 
sant Nikanor  par  la  barbe,  il  lui  retourna  la  face  sur  le  pavé  et 
lui  mit  son  genou  sur  la  nuque. 

Le  vieillard  crut  que  son  heure  était  venue,  il  n'avait  pas  daigné 
songer  à  se  défendre;  il  se  dit  sans  doute  qu'il  était  trop  tard,  et 
qu'il  allait  subir  la  peine  du  talion;  il  garda  le  silence  et  ne  donna 
aucun  signe  d'espoir  ou  de  frayeur. 

—  Je  te  défends  de  le  tuer,  dit  Bellamare  à  Moranbois,  qui  était 
véritablement  hors  de  lui.  Je  veux  qu'il  se  confesse. 

11  nous  fit  signe,  nous  fermâmes  les  portes  derrière  nous,  en 
poussant  la  lourde  gâchette  d'une  serrure  très  primitive.  Le  moine 
nous  avait  suivis  par  curiosité  ou  pour  appeler  au  secours,  s'il  était 
nécessaire.  Lambesc,  avisant  des  cordes  et  des  bâillons  ([ui  étaient 
là  en  perm.anence,  le  garrotta  et  le  bâillonna  lestement.  Nous  avions 
dépouillé  le  commandant  de  ses  armes,  et,  comme  il  y  avait  à  une 
sorte  de  râtelier  une  demi-douzaine  des  longs  fusils  de  la  garuison, 
nous  étions  en  état  de  soutenir  un  siège. 

—  A  présent,  dit  Bellamare,  qui  avait  relevé  Nikanor  et  qui  lui 
tenait  un  pistolet  sur  la  gorge,  vous  parlerez. 

—  Jamais,  répondit  le  montagnard  inflexible  sans  quitter  son 
accent  prétentieux  et  glacé. 

—  Je  vais  te  tuer!  lui  dit  Moranbois. 

—  Tuez,  reprit-il;  je  suis  prêt. 

Que  faire?  Nous  étions  désarmés  par  ce  stoïque  mépris  de  la  vie. 
La  vengeance  était  d'ailleurs  trop  facile.  — Tu  nous  diras  au  moins, 
reprit  Moranbois,  le  nom  du  bourreau? 

—  11  n'y  a  pas  de  bourreau,  répondit  le  commandant.  J'ai  tué 
moi-même  les  coupables  avec  ce  sabre  que  vous  tenez.  Si  vous  vous 
en  servez  contre  moi,  vous  ferez  un  crime.  Moi,  j'ai  fait  mon  devoir. 

—  Je  ne  te  tuerai  pas,  reprit  Moranbois;  mais  je  veux  te  battre 
comme  un  chien,  et  je  te  battrai.  Mets-toi  en  défense,  tu  es  l'horarae 
le  plus  fort  du  pays,  je  t'ai  vu  à  l'œuvre  dans  les  exercices.  Allons, 
défends-toi.  Je  veux  te  renverser  et  te  cracher  au  visage.  Seule- 
ment pas  un  cri,  pas  un  signal  à  tes  gens,  ou  je  te  fais  sauter  la 
cervelle  comme  à  un  lâche. 


PIERRE    QUI    ROULE.  771 

Nikanor  accepta  le  défi  avec  un  sourire  dédaigneux.  Moranbois 
le  saisit  à  la  ceinture,  et  tous  deux  restèrent  embrassés  un  instant 
et  comme  pétrifiés  dans  la  tension  de  leurs  muscles;  mais  au  bout 
de  cet  instant  rapide  Nikanor  était  encore  une  fois  sous  les  pieds 
de  l'hercule  qui  lui  crachait  au  visage,  et  lui  coupait  les  mousta- 
ches avec  le  damas  qui  avait  tranché  la  tête  de  Marco. 

Nous  assistions  immobiles  à  ce  châtiment,  le  sang  de  notre  ca- 
marade était  entre  nous  et  tout  sentiment  de  pitié;  mais  nous  ne 
pouvions  pas  tuer  un  ennemi  désarmé  et  nous  nous  tenions  prêts  à 
empêcher  Moranbois  de  s'enivrer  trop  de  sa  propre  colère.  Tout  à 
coup  nous  fûmes  enveloppés  d'un  nuage  de  fumée,  et  les  balles 
f)arties  de  la  fenêtre  du  rez-de-chaussée  crépitèrent  autour  de  nous. 
Par  je  ne  sais  quel  miracle,  elles  ne  frappèrent  que  le  malheureux 
moine ,  qui  eut  un  bras  cassé.  Avant  que  les  soldats  qui  venaient 
au  secours  de  leur  chef  pussent  recommencer  l'attaque,  nous  avions 
poussé  devant  la  fenêtre  étroite  et  longue  le  long  et  étroit  divan  du 
capitaine.  Nous  étions  assiégés,  et  nous  étions  ravis  d'avoir  quelque 
chose  à  faire.  On  battait  la  porte,  mais  elle  tenait  bon.  Le  comman- 
dant évanoui  ne  bougeait  plus,  le  moine  se  tordait  en  vain.  Vous 
pensez  bien  qu'aucun  de  nous  ne  songeait  à  lui.  Nous  nous  ména- 
geâmes une  fente  entre  le  divan  et  la  fenêtre,  et  nous  fîmes  une 
décharge  qui  éloigna  l'ennemi;  mais  il  revint,  il  fallut  se  renfermer 
de  nouveau  et  recommencer.  Je  crois  qu'il  y  eut  un  homme  blessé. 
On  jugea  que  nous  étions  inexpugnables  de  ce  côté-là,  on  réunit 
tous  les  efforts  contre  la  porte,  qui  céda,  mais  que  Moranbois  sou- 
tint de  manière  à  ne  laisser  passage  que  pour  un  homme  à  la  fois. 
Bellamare  saisit  le  premier  qui  se  présenta,  il  l'étreignit  au  cou  et 
le  jeta  sous  ses  pieds;  les  autres  en  se  précipitant  l'étouffèrent  pres- 
que en  lui  marchant  sur  le  corps.  Je  m'emparai  du  second.  Il  nous 
était  facile  de  saisir  le  canon  de  leurs  fusils  aussitôt  qu'ils  se  pré- 
sentaient, de  détourner  le  coup  et  d'attirer  l'homme  à  nous.  Cette 
lutte  corps  à  corps  n'était  nullement  prévue  par  eux.  Ils  ne  nous 
croyaient  pas  capables  de  résister  ainsi.  Ils  ne  se  faisaient  pas  la 
moindre  idée  de  cette  force  d'élan  spontané  qui  rend  le  Français 
invincible  à  un  moment  donné;  ils  étaient  neuf  contre  nous  quatre, 
mais  nous  avions  l'avantage  de  la  position.  Ils  vinrent  dix,  ils  vin- 
rent douze,  ils  étaient  tous  là;  mais  trois  ou  quatre  étaient  hors  de 
combat,  et  ils  reculèrent...  Ils  nous  prenaient  pour  des  démons. 

Ils  revinrent,  ils  croyaient  que  nous  avions  tué  leur  comman- 
dant, et  ils  voulaient  le  venger,  dussent-ils  périr  un  à  un.  Vrai- 
ment ils  étaient  braves,  et  en  les  terrassant  nous  ne  pouvions  nous 
résoudre  à  les  égorger.  Nous  l'aurions  pu.  A  peine  élaient-i!s  dans 
nos  mains  que  leurs  figures  exprimaient  non  la  crainte,  mais  la  stu- 


772  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

peur,  je  ne  sais  quelle  iioireur  superstitieuse,  et  tout  aussitôt  la 
résignation  du  fatalisme  devant  une  mort  qu'ils  croyaient  inévi- 
table. Nous  les  laissions  étendus  par  terre,  et  ils  ne  bougeaient 
plus,  craignant  d'avoir  l'air  de  demander  grâce. 

Je  ne  sais  combien  dura  cette  lutte  insensée.  Aucun  de  nous  n'en 
eut  conscience.  Autant  que  je  pus  saisir  par  quelques  mots  que 
j'avais  appris  de  leur  langue,  ils  dirent  que  nous  étions  sorciers  et 
parlèrent  d'aller  chercher  de  la  paille  pour  nous  enfumer,  mais  ils 
n'en  eurent  pas  le  temps  :  une  exclamation  du  dehors  et  le  son 
d'une  voix  bien  connue  arrêta  le  combat  et  termina  le  siège.  Le 
prince  arrivait.  Il  imposa  silence,  fit  mettre  bas  les  armes  et  se  pré- 
senta en  criant  :  —  C'est  moi!  qu'y  a-t-il?  expliquez-vous! 

Nous  étions  trop  essoufflés  pour  répondre.  Ruisselans  de  sueur, 
noirs  de  poudre,  les  yeux  hors  de  la  tête,  nous  étions  tous  bègues. 

Bellamare,  qui  s'était  battu  comme  un  lion,  fut  le  plus  vite  re- 
mis, et,  imposant  silence  à  Moranbois,  qui  voulait  parler,  il  condui- 
sit le  prince  auprès  du  commandant,  qui  avait  repris  connaissance, 
comme  si  l'apparition  inespérée  de  son  maître  l'eût  rappelé  à  la  vie 
et  à  la  consigne.  —  Monseigneur,  dit  Bellamare ,  cet  homme  a 
coupé  de  sa  propre  main  la  tête  à  notre  camarade  Marco  et  à  votre 
domestique  Meta,  deux  Français,  deux  eufans,  pour  une  faute, 
peut-être  une  espièglerie  qu'il  n'a  pas  voulu  nous  dire,  et  qu'il  a 
juré  de  ne  dire  qu'à  vous.  Nous  étions  fous,  nous  étions  ivres,  nous 
étions  enragés,  et  pourtant  un  seul  de  nous  l'a  défié,  renversé  par 
terre  et  lui  a  coupé  la  moustache...  en  lui  crachant  au  visage,  je 
dois  et  je  veux  tout  dire  :  s'il  n'est  pas  content,  nous  sommes  prêts 
à  nous  battre  en  duel  avec  lui,  tous,  les  uns  après  les  autres.  Voilà 
toute  la  vengeance  que  nous  avons  tirée  de  lui,  et,  si  vous  ne  la 
trouvez  pas  douce,  vous  en  demandez  trop  à  des  Français  qui  ont 
horreur  de  la  lâcheté  féroce  et  qui  regardent  comme  un  infâme  le 
meurtrier  de  sang-froid.  Vos  soldats  sont  venus  au  secours  de  leur 
chef;  je  ne  dis  pas  qu'ils  "aient  eu  tort;  ils  ont  tiré  sur  nous  sans 
sommation,  ce  n'est  peut-être  pas  la  coutume  chez  vous,  nous  nous 
sommes  défendus.  Ils  ont  blessé  votre  cuisinier  en  voulant  nous 
tuer.  Nous  n'y  sommes  pour  rien,  il  vous  le  dira  lui-même.  Nous 
aurions  pu  tuer  nos  prisonniers,  nous  ne  les  avons  pas  même  frap- 
pés de  nos  armes,  mais  nous  avons  joué  des  poings  et  des  bras.  S'il 
leur  en  cuit,  c'est  tant  pis  pour  eux  !  Vous  ne  nous  trouvez  pas  dis- 
posés au  repentir,  et  nous  périrons  tous  ici  avant  de  dire  que  vos 
usages  sont  humains  et  que  les  actes  de  rigueur  commis  en  votre 
nom  sont  justes.  Voilà,  j'ai  dit. 

—  Et  nous  t'approuvons,  ajouta  Moranbois  en  enfonçant  sa  cas- 
quette de  loutre  sur  son  crâne. 


PIERRE    QUI    ROULE.  773 

Le  prince  avait  écouté  sans  manifester  la  moindre  surprise,  la 
moindre  émotion.  Il  était  devant  son  escorte,  devant  Nikanor,  qui 
écoutait  impassible  et  muet  aussi.  Il  jouait  son  rôle  d'homme  supé- 
rieur; mais  il  était  pâle,  et  son  œil  fixe  semblait  chercher  une  solu- 
tion qm  satisfît  l'orgueil  de  ses  barbares  et  les  exigences  de  notre 
civilisation. 

Il  se  renferma  encore  un  instant  dans  cette  méditation  silen- 
cieuse avant  de  répondre,  puis  il  donna  rapidement  quelques  or- 
dres en  langue  slavone.  On  emporta  aussitôt  le  moine,  on  versa 
un  verre  d'eau-de-vie  à  Nikanor,  qui  avait  peine  à  se  tenir  debout, 
et  à  qui  le  prince  ne  voulait  pas  permettre  de  s'asseoir  devant  lui; 
puis  fout  le  monde  sortit,  et  le  prince,  s'adressant  au  commandant, 
lui  dit  en  italien,  d'un  ton  sec  et  glacé  :  —  Avez-vous  tué  Meta  et 
Marco?  Répondez  dans  la  langue  dont  je  me  sers  pour  vous  inter- 
roger. 

—  Je  les  ai  tués,  répondit  Nikanor. 

—  Pourquoi  avez-vous  fait  cela? 
Nikanor  répondit  en  esclavon. 

—  Je  vous  ai  ordonné,  reprit  le  prince,  de  répondre  en  italien. 

—  Diral-je  cette  chose  devant  des  étrangers?  répondit  le  monta- 
gnard ému,  embarrassé  et  rougissant  presque. 

—  Vous  la  direz,  je  le  veux. 

—  Eh  bien  !  maître,  le  valet  et  le  comédien  ont  vu  tes  femmes 
dans  le  bain. 

—  Est-ce  tout?  dit  le  prince  froidement. 

—  C'est  tout. 

—  Et  tu  les  as  tués  par  colère,  en  les  prenant  sur  le  fait? 

—  Non,  j'étais  averti  que  cela  durait  depuis  quelques  jours.  Je 
les  ai  guettés  et  saisis  dans  le  couloir  de  ton  appartement,  hier,  à 
deux  heures  après  midi.  Je  les  ai  menés  sans  bruit  au  cachot,  et 
cette  nuit,  en  présence  de  tes  femmes,  j'ai  fait  tomber  leurs  têtes, 
qui  sont  maintenant  sur  la  tour.  Nul  autre  homme  que  le  moine  n'a 
su  la  cause  de  leur  mort.  Ton  honneur  n'a  pas  été  souillé;  j'ai  fait 
ce  que  tu  avais  ordonné,  ce  que  tout  homme  doit  faire,  ou  comman- 
der à  son  serviteur,  ou  attendre  de  son  ami. 

Le  prince  devint  pâle.  li  ne  pouvait  plus  nous  cacher  la  simili- 
tude de  ses  mœurs  chrétiennes  avec  les  mœurs  turques,  et  il  en 
était  profondément  humilié.  Il  essaya  pourtant  de  les  justifier  à 
nos  yeux.  —  Monsieur  Bellamare,  dit-il  en  français,  si  vous  étiez 
marié,  et  qu'un  débauché  cynique  vînt  regarder  votre  femme  nue 
à  travers  une  porte,  lui  pardonneriez-vous  cet  outrage? 

—  Non,  dit  Bellamare.  Dans  mon  premier  mouvement,  je  le  jet- 
terais probablement  par  la  fenêtre,  ou  je  le  précipiterais  la  tête  en 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avant  dans  les  escaliers;  mais  je  ferais  cela  moi-même,  et  si  j'avais 
affaire  à  deux  enfans,  je  me  contenterais  de  les  chasser  à  coups  de 
pied  au  derrière.  Dans  tous  les  cas,  fussé-je  encore  plus  outragé, 
eût-on  déshonoré  ma  femme  ou  ma  maîtresse,  je  ne  chargerais  au- 
cun de  mes  amis  de  couper  froidement  la  tête  à  mon  rival  et  de 
la  planter  en  triomphe  sur  le  toit  de  ma  maison. 

Le  prince  se  mordit  la  lèvre,  et  se  tournant  vers  Mikanor  :  — 
Vous  n'avez  jamais  compris  votre  consigne,  lui  dit-il,  et,  com.me 
une  brute  que  vous  êtes,  vous  avez  interprété  à  la  mode  turque  les 
lois  et  usages  de  notre  nation.  11  y  a  peine  de  mort  contre  ceux  qui 
pénètrent  dans  notre  gynécée  et  qui  établissent  des  rapports  cou- 
pables avec  nos  femmes;  mais  ici  le  cas  était  différent,  vous  n'avez 
surpris  personne  dans  mon  gynécée,  et  vous  avez  puni  du  dernier 
supplice  deux  étrangers  affranchis  de  notre  autorité  et  coupables 
seulement  envers  leur  propre  honneur.  Allez  vous  mettre  aux  ar- 
rêts, monsieur,  en  attendant  que  votre  punition  soit  décrétée. — Il 
ajouta  d'un  ton  ferme  :  — Justice  sera  faite!  — mais  je  crus  saisir 
un  regard  d'intelligence  qui  disait  au  commandant  :  Sois  tranquille, 
tu  en  seras  quitte  pour  quelques  jours  de  prison. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  ne  pouvions  exiger  davantage,  et  aucune 
satisfaction  à  notre  dignité  ne  pouvait  rendre  la  vie  à  notre  pauvre 
petit  camarade.  Nous  demandâmes  seulement  au  prince,  et  sur  un 
ton  assez  raide,  que  ses  restes  nous  fussent  rendus  et  ensevelis  avec 
décence.  —  C'est  trop  juste,  répondit-il,  évidemment  contrarié  et 
troublé  de  cette  demande;  mais  je  ne  puis  permettre  que  l'inhuma- 
tion ait  lieu  ostensiblement  ;  attendez  la  nuit. 

—  Et  pourquoi  donc?  dit  Moranbois  indigné.  Une  infamie  a  été 
commise  chez  vous,  et  vous  ne  voulez  pas  que  la  réparation  soit 
franche?  Ça  nous  est  égal,  nous  n'avons  besoin  de  personne  pour 
enterrer  nos  morts;  mais  nous  voulons  le  corps  de  notre  pauvre 
enfant,  nous  le  voulons  tout  de  suite,  et  si  on  nous  le  cache,  nous 
le  chercherons  partout,  et  si  on  veut  nous  empêcher  de  le  soustraire 
aux  outrages...  eh  bien!  nous  voilà  reposés,  nous  recommencerons 
à  houspiller  vos  janissaires. 

Le  prince  fit  semblant  de  n'avoir  pas  entendu  cette  harangue, 
dont  le  dernier  mot,  qui  le  comparait  à  un  sultan,  dut  le  blesser 
beaucoup.  11  se  promenait  dans  la  salle  du  corps  de  garde  d'un  air 
préoccupé.  —  Pardon,  dit-il,  comme  s'il  sortait  d'une  profonde 
rêverie,  et  en  s'adressant  à  Bellamare  :  —  Que  me  demandez- 
vous? 

—  Le  cadavre  de  notre  camarade,  répondit  Bellamare.  Votre  al- 
tesse disposera  de  celui  de  son  malheureux  domestique  comme  elle 
l'entendra. 


PIERRE    QUI    ROULE.  ''^ 

—  Pauvre  enfant  !  dit  le  prince  avec  un  profond  soupir  vrai  ou 
simulé. 

Et  il  sortit  en  nous  disant  d'attendre  un  instant.  Il  ne  revint  pas; 
mais,  au  bout  de  dix  minutes,  deux  hommes  de  son  escorte  nous 
apportèrent  roulé  dans  une  natte  le  corps  mutilé  de  l'infortuné 
Marco.  Moranbois  le  prit  dans  ses  bras,  et,  tandis  qu'il  l'emportait, 
Lambesc  et  moi  nous  allâmes  cbercher  la  pauvre  tête  livide  sur  la 
tour.  INous  portcâmes  ces  tristes  restes  sur  notre  théâtre,  on  les  en- 
veloppa dans  la  robe  blanche  que  le  jeune  artiste  avait  portée  quel- 
ques jours  auparavant  lorsqu'il  avait  joué  le  rôle  du  lévite  Zacha- 
rie  dans  Alhalic.  Nous  lui  mîmes  une  couronne  de  feuillage  sur  la 
tête,  et  brûlâmes  des  parfums  autour  de  lui.  Moranbois  sortit  pour 
lui  faire  creuser  une  fosse  dans  le  cimetière  du  village,  et  Bellamare 
se  rendit  auprès  de  nos  actrices  pour  les  informer  de  ce  qu'elles  ne 
devaient  plus  ignorer.  Il  était  encore  de  bonne  heure;  nous  en 
étions  surpris,  nous  avions  vécu  dix  ans  depuis  le  lever  du  soleil. 

Léon  avait  été  en  proie  à  une  vive  inquiétude  jusqu'au  moment 
oîi  il  avait  vu  rentrer  le  prince.  Il  avait  entendu  des  coups  de  fu- 
sil; mais  on  faisait  si  souvent  l'exercice  à  feu  dans  les  cours  du  ma- 
noir, qu'il  n'avait  pas  vu  là  un  indice  certain  de  notre  danger,  et, 
comme  il  avait  donné  sa  parole  de  ne  pas  quitter  les  femmes,  il 
était  resté  à  son  poste. 

Il  vint  nous  rejoindre  avec  elles  sur  ce  théâtre  de  tragédie  à  façade 
byzantine,  dont  nous  avions  fait  une  chapelle  funéraire.  Si  vous 
voulez  vous  représenter  une  scène  dramatique  rendue  comme  on 
ne  la  joue  jamais  pour  le  public,  figurez-vous  le  tableau  que  com- 
posaient à  leur  insu  mes  camarades  des  deux  sexes.  Épuisé  de  fa- 
tigue morale  et  physique,  je  m'étais  laissé  tomber  dans  un  coin  sur 
l'estrade,  et  je  les  regardais;  les  femmes  avaient  toutes  pris  le 
deuil.  Impéria,  debout,  déposait  un  pieux  baiser  sur  le  front  de 
marbre  du  pauvre  enfant.  Les  autres  femmes,  agenouillées,  priaient 
autour  de  lui.  Bellamare,  assis  sur  le  bord  du  théâtre,  était  morne 
et  immobile.  Je  ne  l'avais  vu  ainsi  qu'une  seule  fois  sur  l'écueil. 
Léon  sanglotait,  appuyé  sur  un  fût  de  colonne  du  décor.  Lambesc, 
véritablement  affecté,  entretenait  les  parfums  sur  un  beau  tré- 
pied que  le  prince  nous  avait  prêté  pour  figurer  dans  la  tragédie, 
puis  il  allait  de  l'un  à  l'autre  comme  pour  leur  parler,  et  il  ne  di- 
sait rien.  Il  se  reprochait  sa  longue  inimitié  contre  Marco,  et  sem- 
blait éprouver  le  besoin  de  s'en  accuser  tout  haut;  mais  tout  le 
monde  la  lui  pardonnait  intérieurement.  Il  s'était  vraiment  bien 
conduit  dans  notre  campagne  de  la  matinée,  et  nous  n'avions  plus 
aucune  amertume  contre  un  homme  qui  voulait  se  réhabiliter. 

Moranbois  revint  nous  annoncer  que  la  fosse  était  prête.  Nous 


776  REVLE    DES    DEUX    MONDES. 

trouvions  que  c'était  nous  séparer  trop  vite  de  notre  pauvre  cama- 
rade, comme  si  nous  étions  pressés  de  nous  débarrasser  d'un  spec- 
tacle douloureux.  Nous  voulions  passer  la  nuit  à  le  veiller.  Moran- 
bois  partageait  nos  idées;  mais  il  nous  avertit  que  nous  n'avions 
pas  de  temps  à  perdre  pour  plier  bagage.  Le  secret  du  harem  n'a- 
vait pas  transpiré  au  dehors;  mais,  bien  que  Nikanor  ne  l'eût  pas 
révélé ,  les  gardiens  du  dedans  l'avaient  deviné,  et  commençaient  à 
le  faire  pressentir  aux  habitans  de  la  vallée.  Le  meurtre  des  deux 
enfans  ne  pouvait  manquer  d'être  regardé  comme  une  chose  très 
juste,  et  leur  faute  comme  exécrable.  Plus  d'une  famille  professait 
à  la  fois  le  christianisme  et  l'islamisme.  Dans  cet  étrange  pays,  la 
guerre  patriotique  fait  qu'on  oublie  les  dissidences  religieuses.  On 
commençait  à  savoir  aussi  que  les  ambitions  du  prince  étaient  dé- 
çues, que  les  chefs  des  montagnes  avaient  repoussé  l'idée  de  se 
donner  un  maître,  et  que  ses  soldats,  après  s'être  flattés  d'être  les 
premiers  dans  la  confédération,  étaient  humiliés  de  son  échec.  Ils 
l'attribuaient  à  ses  idées  françaises  et  commençaient  à  prendre  ses 
histrions  en  horreur.  Voilà  ce  que  le  prince  avait  fait  entendre  clai- 
rement à  Moranbois,  à  qui  il  venait  de  parler.  11  lai  avait  donné  le 
conseil  d'ensevelir  Marco  dans  un  petit  bois  de  cyprès  qui  faisait 
partie  de  son  domaine  particulier,  et  non  dans  le  cimetière,  où  il 
y  avait  un  coin  de  rebut  pour  les  siq^pliciés  et  pour  les  ennemis  de 
la  religion.  Laquelle? 

Moranbois  n'avait  pas  cru  devoir  résister.  Sachant  fort  bien  que, 
si  nous  blessions  les  croyances  du  pays,  les  restes  de  notre  cama- 
rade seraient  outragés  dès  que  nous  aurions  le  dos  tourné,  il  avait 
accepté  l'offre  du  prince  et  creusé  lui-même  la  fosse  au  lieu  que  ce- 
lui-ci lui  avait  indiqué. 

C'était  un  massif  très  touffu  où  l'on  pénétrait  par  la  porte  de  der- 
rière de  la  chapelle,  en  suivant  une  sinueuse  allée  de  lauriers  et  de 
marasques.  Nous  pûmes  donc,  en  plein  jour,  et  sans  être  vus  du 
dehors,  transporter  notre  pauvre  mort  sous  cet  impénétrable  om- 
brage. Le  prince  avait  à  dessein  éloigné  tous  ses  gens  de  ce  point 
de  ses  dépendances,  et  de  la  partie  du  manoir  qu'il  nous  fallait  tra- 
verser. Nous  pûmes  déposer  quelques  instans  le  corps  dans  la  cha- 
pelle grecque;  nous  voulûmes  même  qu'il  en  fût  ainsi,  non  qu'au- 
cun de  nous,  sauf  Régine  et  Anna,  fût  très  bon  chrétien;  mais  nous 
voulions  rendre  à  la  victime  d'une  coutume  barbare  tous  les  hon- 
neurs dont  la  barbarie  peut  disposer. 

Quand  nous  eûmes  couché  le  mort  dans  son  dernier  lit,  nivelé  la 
terre  avec  soin,  et  recouvert  la  place  avec  de  la  mousse  et  des  feuilles 
sèches,  Léon,  pâle  et  la  tête  découverte,  prit  la  parole  : 

«  Adieu,  Marco,  dit-il,  adieu,  toi,  la  jeunesse,  l'espoir,  le  rire, 


PIERRE    QLI    ROULE.  777 

la  flamme  de  notre  famille  errante,  le  doux  et  filial  compagnon  de 
nos  travaux  et  de  nos  misères  successives,  de  nos  joies  impré- 
voyantes et  de  nos  amers  désastres  !  Yoici  le  plus  cruel  de  nos  re- 
vers, et  nous  allons  te  laisser  ici,  seul,  sur  une  terre  ennemie,  où  il 
nous  faut  cacher  tes  restes  comme  ceux  d'un  être  maudit,  sans 
qu'il  nous  soit  permis  de  laisser  une  pierre,  un  nom,  une  pauvre 
fleur  sur  la  place  où  tu  reposes. 

«  Pauvre  cher  enfant,  ton  père,  un  brave  ouvrier,  ne  pouvant 
s'opposer  à  ta  brûlante  espérance,  t'avait  confié  à  nous  comme  à 
d'honnêtes  gens,  et  parmi  nous  tu  as  trouvé  des  pères,  des  oncles, 
des  frères  et  des  sœurs,  car  nous  t'avions  tous  adopté,  et  nous  de- 
vions te  protéger  et  te  guider  longtemps  dans  la  carrière  et  dans 
la  vie.  Tu  méritais  notre  affection,  tu  avais  les  plus  généreux  in- 
stincts et  les  plus  charmantes  aptitudes.  Perdu  avec  nous  sur  un 
écueil  au  milieu  des  vagues  furieuses,  tu  as  été,  malgré  ton  jeune 
âge,  un  des  plus  courageux,  un  des  plus  dévoués.  Une  mauvaise  in- 
fluence, un  entraînement  fatal  de  la  puberté,  t'ont  livré  à  un  péril 
que  tu  as  voulu  braver,  à  une  folie  que  tu  as  expiée  eiï"royablement, 
mais  avec  vaillance  et  résolution,  j'en  suis  certain,  puisque  nul  cri 
de  détresse,  nul  appel  désespéré  à  tes  camarades  n'a  rompu  l'hor- 
rible silence  de  la  nuit  maudite  qui  vient  de  nous  séparer  pour 
jamais. 

«  Pauvre  cher  Marco,  nous  t'avons  bien  aimé,  et  nous  te  garde- 
rons un  souvenir  ineffaçable,  une  bénédiction  toujours  tendre  !  Arbres 
des  tombeaux,  gardez  le  secret  de  son  dernier  sommeil  sous  votre 
ombre.  Soyez  son  linceul,  neiges  de  l'hiver  et  sauvages  fleurs  du 
printemps  !  Oiseaux  qui  traversez  le  ciel  sur  nos  têtes,  voyageurs 
ailés  plus  heureux  que  nous,  vous  êtes  les  seuls  témoins  que  nous 
puissions  invoquer!  La  nature,  indifférente  à  nos  larmes,  rouvrira 
du  moins  son  sein  maternel  à  ce  qui  fut  un  corps,  et  reportera  à 
Dieu,  principe  de  la  vie,  ce  qui  fut  une  âme.  Esprits  de  la  terre, 
essences  mystérieuses,  souffles  et  parfums,  forces  indéfinissables, 
recueillez  la  parcelle  de  généreuse  vitalité  que  laisse  ici  cet  enfant 
immolé  par  la  férocité  des  hommes,  et  si  quelque  malheureux  exilé 
comme  nous  vient  par  hasard  fouler  sa  tombe,  dites-lui  bien  bas  : 
—  Ici  repose  Pierre  Avenel,  dit  Marco,  égorgé  à  dix-huit  ans  loin  de 
sa  patrie,  mais  béni  et  arrosé  des  larmes  de  sa  famille  adoptive.  » 

Impéria  nous  donna  l'exemple,  et  nous  baisâmes  tous  la  terre  à 
la  place  qui  cachait  le  front  du  pauvre  enfant.  Nous  trouvâmes  le 
prince  qui  nous  attendait  dans  la  chapelle.  Il  était  triste,  et  je  crois 
qu'il  nous  parla  sincèrement  cette  fois. 

—  Mes  amis,  nous  dit-il,  je  suis  navré  de  ce  double  meurtre, 
et,  accompli  dans  de  telles  conditions,  je  le  regarde  comme  un 


7,8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

crime.  Vous  allez  emporter  de  nous  une  triste  opinion  ;  mais  faites 
la  part  de  chacun.  J'ai  voulu  introduire  quelque  civilisation  dans  ce 
pays  sauvage.  J'ai  cru  qu'il  était  possible  de  faire  entrer  la  notion 
du  progrès  dans  des  têtes  héroïques,  mais  étroites  et  dures.  J'ai 
éci)Oué.  Prendrai-je  ma  revanche?  Je  l'ignore.  Peut-être  remporte- 
rai-je  la  palme  au  moment  où  la  balle  d'un- musulman  me  couchera 
par  terre.  Peut-être  me  reverrez-vous  en  France,  rassasié  de  périls 
et  de  déceptions,  me  consolant  au  foyer  des  arts  et  des  lettres. 
Quel  que  soit  l'avenir,  gardez-moi  un  peu  d'estime.  Je  ne  regrette 
pas  de  vous  avoir  associés  à  une  tentative  généreuse.  Que  Rachel 
soit  ici  ou  ailleurs,  l'artiste  qui  m'a  charmé  doit  garder  en  toute 
sécurité  de  conscience  l'hommage  de  ma  satisfaction  et  de  ma  gra- 
titude. Il  faut  que  désormais  je  me  prive  de  plaisirs  élevés,  et  je 
comprends  que  ma  résidence  vous  soit  devenue  odieuse.  JN'atten- 
dons  pas  qu'elle  soit  impossible,  car,  vous  le  voyez,  je  ne  suis  pas 
toujours  un  maître  aussi  absolu  que  j'ai  l'air  de  l'être.  Je  vais 
donner  des  ordres  pour  que  demain,  à  la  pointe  du  jour,  votre  dé- 
part s'efi'ectue  sans  bruit  et  sans  obstacle.  Je  vous  donnerai  une  es- 
corte aussi  sûre  que  possible,  mais  soyez  armés  à  tout  événement. 
Je  ne  puis  vous  accompagner,  ma  présence  serait  une  cause  d'irri- 
tation de  plus  contre  vous.  Je  sais  que  vous  êtes  braves,  terribles 
même,  car  vous  avez  gravement  maltraité  quelques-uns  de  mes 
hommes  qui  se  croyaient  invincibles.  Ceux-là  ne  sont  point  à  re- 
douter pour  le  moment;  mais  ils  ont  des  parens  au  dehors,  et  la 
vendetta  est  autrement  redoutable  dans  nos  montagnes  que  dans 
celles  de  la  Corse.  Soyez  prudens,  et  si  vous  entendez  sur  votre 
passage  quelque  insulte  ou  quelque  m.enace,  faites  ce  que  je  fais 
souvent,  ayez  l'air  de  ne  pas  l'entendre. 

Il  nous  demanda  ensuite  où  nous  voulions  aller;  nous  n'en  sa- 
vions rien,  mais  notre  parti  fut  pris  à  l'instant  de  retourner  en 
Italie.  JNous  avions  horreur  de  l'Orient,  et  dans  ce  premier  moment 
de  consternation  et  d'indignation  il  nous  semblait  que  nous  y  au- 
rions toujours  à  trembler  les  uns  pour  les  autres. 

—  Si  vous  retournez  à  Gravosa,  dit  le  prince,  ma  petite  villa  est 
toujours  à  votre  disposition  pour  tout  le  temps  que  vous  voudrez. 
N'emportez  pas  les  décors  et  les  costumes  qui  pourraient  embar- 
rasser et  retarder  votre  marche  dans  la  montagne;  je  vous  les  en- 
verrai après-demain. 

Nous  fîmes  nos  paquets  dans  la  soirée  même,  et  le  lendemain  nous 
nous  présentâmes  dès  le  jour  au  pont-levis.  Les  mules,  les  chevaux 
et  les  hommes  d'escorte  étaient  prêts  sur  le  revers  du  fossé;  mais, 
par  une  lenteur  qui  nous  parut  volontaire,  on  nous  fit  attendre 
longtemps  le  pont.  Enlin  nous  franchîmes  la  vallée  sans  voir  per- 


PIERRE    QUI    ROULE. 


779 


sonne,  et  nous  entrâmes  dans  le  défilé  qui  s'enfonçait  dans  la  mon- 
tagne. Nous  n'étions  pas  sans  appréhension  ;  si  nous  avions  des  en- 
nemis, ils  devaient  nous  attendre  là.  Nos  guides,  au  nombre  de 
quatre,  marchaient  en  avant  avec  insouciance,  leurs  chevaux  al- 
laient plus  vite  que  nos  mules,  et,  quand  ils  avaient  de  l'avance,  ils 
ne  se  retournaient  pas  pour  voir  si  nous  pouvions  les  suivre;  ils 
continuaient  à  augmenter  la  distance  entre  eux  et  nous.  Si  nous 
eussions  été  attaqués,  ils  ne  se  seraient  probablement  pas  retournés 
davantage. 

Pourtant  nous  ne  fûmes  pas  inquiétés,  nous  ne  rencontrâmes  au- 
cune figure  hostile,  et  nous  étions  vers  trois  heures  de  l'après- 
midi  aux  deux  tiers  du  chemin,  assez  près  de  la  plaine  pour  nous 
croire  hors  de  danger.  Nous  ne  savions  pas  que  le  danger  était 
précisément  à  la  sortie  des  états  du  prince. 

Il  faisait  beaucoup  plus  chaud  qu'à  notre  première  traversée 
dans  ces  montagnes,  et  nos  bêtes  firent  mine  de  refuser  le  service. 
Notre  escorte  s'arrêta  enfin  en  nous  voyant  forcément  arrêtés,  et 
un  des  cavaliers  nous  fit  entendre  par  signes  que,  si  nous  voulions 
boire  et  faire  boire  les  animaux,  il  y  avait  de  l'eau  à  peu  de  dis- 
tance. 

Nous  n'avions  pas  soif,  nous  nous  étions  munis  de  fioles;  mais  les 
bêtes,  et  surtout  celle  qui  portait  notre  petite  fortune  et  nos  effets 
les  plus  précieux,  se  dirigeaient  d'elles-mêmes  avec  obstination  vers 
le  lieu  indiqué.  Il  fallait  bien  les  suivre.  Quand  nous  vîmes  dans 
quel  précipice  elles  nous  conduisaient,  nous  mîmes  pied  à  terre  et 
leur  lâchâmes  la  bride.  Nos  guides  en  avaient  fait  autant  de  leurs 
chevaux;  un  seul  d'entre  eux  les  suivit  en  sautant  de  roche  en 
roche  pour  les  empêcher  de  rester  trop  longtemps  dans  l'eau.  Mo- 
ranbois  retint  la  mule,  qui  n'eût  pu  remonter  avec  son  chargement; 
mais  avant  qu'il  l'eût  débarrassée  de  la  caisse,  c'est-à-dire  de  la 
sacoche  qui  contenait  nos  valeurs,  elle  s'échappa  de  ses  mains  et 
s'élança  dans  le  ravin. 

Moranbois,  craignant  qu'elle  ne  perdît  nos  richesses,  la  suivit 
avec  intrépidité.  Nous  connaissions  son  adresse  et  sa  force,  et  l'en- 
droit était  praticable,  puisqu'un  autre  homme  s'y  risquait.  Pourtant 
nous  avions  l'esprit  frappé  et  nous  ne  le  vîmes  pas  sans  inquiétude 
s'enfoncer  et  disparaître  sous  les  broussailles  qui  tapissaient  le  ta- 
lus. Au  bout  d'un  instant,  n'y  pouvant  tenir,  je  le  suivis,  sans  faire 
part  aux  autres  de  ma  préoccupation. 

L'abîme  était  encore  plus  profond  qu'il  ne  nous  avait  paru;  à  la 
moitié  de  son  escarpement,  il  devenait  moins  difficile,  et  je  commen- 
çais à  voir  le  fond,  quand  un  homme  d'un  aspect  repoussant  de  sa- 
leté et  armé  d'un  fusil  dirigé  sur  moi  sortit  de  derrière  un  rocher 


780  REVUE  DES  DEUX  MUAOES. 

et  me  dit  en  mauvais  français  :  —  Yous  pas  bouger,  pas  craindre, 
pas  crier,  —  ou  mort.  Vous  avancer,  vous  voir  ! 

Il  me  saisit  le  bras  et  me  ut  iaire  deux  pas  en  avant.  Je  vis  alors 
dans  une  sorte  d'entonnoir  à  pic  où  coulait,  je  crois,  un  filet 
d'eau,  Moranbois  l'intrépide,  l'invincible  Moranbois  terrassé  par  six 
hommes  qui  le  garrottaient  et  le  bâillonnaient.  Autour  d'eux,  une 
vingtaine  d'autres,  armés  de  fusils,  de  pistolets  et  de  couteaux, 
rendaient  tout  espoir  de  secours  impossible.  Le  guide  et  les  autres 
montures  avaient  disparu.  Seule,  la  mule  de  Moranbois  était  aux 
mains  de  ces  bandits,  qui  commençaient  à  la  dépouiller. 

Tout  cela  m'apparut  en  un  clin  d'œil  avec  une  netteté  désespé- 
rante. Je  ne  pouvais  tirer  sur  les  bandits  sans  risquer  d'atteindre 
le  prisonnier.  Je  compris  rapidement  qu'il  fallait  me  taire.  —  Pas 
faire  de  mal,  reprit  l'afl'reux  drôle  qui  me  tenait  le  bras;  rançon, 
rançon  !  c'est  tout  ! 

—  Oui,  oui,  criai-je  de  toutes  mes  forces,  rançon,  rançon  ! 

Et  le  truchement  cria  aussi,  répétant  probablement  le  même  mot 
à  ses  compagnons  dans  leur  langue. 

Aussitôt  tous  les  bras  se  levèrent  de  notre  côté  en  signe  d'adhé- 
sion, et  mon  interlocuteur  reprit  :  —  Vous,  laisser  là-haut  tout, 
les  bêtes  et  les  caisses,  les  armes,  l'argent  de  poche  et  les  bijoux. 
Pas  de  mal  à  vous. 

—  Mais  lui!  m'écriai-je  en  lui  montrant  Moranbois,  lai,  je  le 
veux,  ou  nous  nous  ferons  tous  tuer  ! 

—  Aurez  lui  sain  et  sauf;  faites  vite,  ou  lui  mort.  Dire  là-haut, 
et  filer  !  trouver  lui  au  bas  de  montagne. 

Je  remontai  comme  un  ouragan.  Bellamare  et  Léon  avaient  en- 
tendu des  voix  étrangères,  ils  venaient  à  ma  rencontre.  —  Remon- 
tons, leur  dis-je  épuisé;  aidez-moi,  remontons! 

En  trois  mots,  tout  fut  compris,  et  il  n'y  eut  pas  un  moment 
d'hésitation.  La  défense  était  impossible,  les  trois  guides  qui  nous 
restaient  avaient  disparu.  Sans  doute,  n'osant  se  venger  eux- 
mêmes,  ils  nous  avaient  conduits  et  livrés  aux  brigands  de  la 
frontière. 

Nous  laissâmes  tout,  même  nos  manteaux  de  voyage  et  nos 
armes.  Nous  jetions  tout  par  terre  avec  une  hâte  fiévreuse,  déli- 
rante. Nous  n'avions  qu'une  pensée,  courir  plus  vite  au  bas  de  la 
montagne  et  retrouver  notre  ami.  On  nous  trompait  peut-être!  on 
l'assassinait  peut-être  pendant  que  nous  laissions  tout  pour  le  sau- 
ver. On  allait  peut-être  nous  assassiner  aussi  quand  on  nous  ver- 
rait seuls  et  désarmés.  N'importe;  une  chance  de  salut  pour  Mo- 
ranbois et  cent  contre  nous,  il  ne  fallait  pas  hésiter. 

Le  bandit,  qui  m'avait  suivi,  était  là,  perché  sur'une  roche,  le 


PIERRE    QUI    ROULE.  781 

fusil  armé  entre  les  mains.  Nous  ne  faisions  aucune  attention  à  lai. 
Quand  il  se  fut  assuré  que  nous  n'emportions  rien  et  que  nous  y 
mettions  une  conscience  exaltée,  il  daigna  nous  crier  :  Merci,  excel- 
lences! d'un  air  de  courtoisie  dérisoire  qui  nous  fit  partir  d'un  rire 
nerveux. 

—  Lui,  lui  !  s'écria  Impéria  en  tendant  au  bandit  son  bracelet  de 
diamans  qu'elle  était  sur  le  point  d'emporter  à  son  bras  par  mé- 
garde.  Ceci  pour  vous!  sauvez  notre  ami! 

Le  drôle  sauta  comme  un  chat,  prit  le  bracelet  et  voulut  baiser 
la  main  qui  le  lui  tendait.  —  Lui,  lui!  répéta  Impéria  en  reculant. 

—  Gourez,  reprit-il,  courez  !  et  il  disparut. 

Il  s'en  allait  à  vol  d'oiseau,  et  nous  avions  un  long  circuit  à  faire. 
Enfin  nous  arrivâmes  éperdus  au  lieu  désigné.  Moranbois  était  là, 
couché  en  travers  du  sentier,  toujours  bâillonné,  évanoui,  les  mains 
liées.  Nous  nous  hâtâmes  de  le  délier  et  de  l'examiner.  On  nous 
avait  tenu  parole,  on  ne  lui  avait  fait  aucun  mal;  mais  les  efforts 
qu'il  avait  faits  pour  se  dégager  l'avaient  épuisé.  Il  fut  plus  d'une 
heure  sans  reprendre  connaissance. 

Nous  l'avions  emporté  jusqu'à  la  plaine,  car  nous  avions  vu  de 
loin  une  trentaine  de  bandits  s'abattre  sur  nos  dépouilles,  et  nous 
avions  peur  qu'il  ne  leur  prît  fantaisie  de  venir  nous  enlever  nos 
habits,  peut-être  outrager  les  femmes.  Évidemment  ils  étaient 
lâches,  puisqu'ils  avaient  agi  par  ruse;  mais  nous  n'étions  plus  à 
craindre,  grâce  au  soin  qu'ils  avaient  pris  de  nous  faire  abandonner 
nos  armes. 

Quand  nous  nous  trouvâmes  en  vue  de  quelques  misérables  ha- 
bitations, notre  première  pensée  fut  d'y  courir;  puis  nous  craignîmes 
de  nous  trouver  chez  des  affiliés  d'une  bande  qui  venait  détrousser 
les  voyageurs  à  si  peu  de  distance,  nous  nous  jetâmes  dans  un  mas- 
sif de  buis  et  de  lentisques.  Nous  ne  pouvions  plus  porter  Moran- 
bois, nous  ne  pouvions  plus  soutenir  les  femmes.  Nous  nous  lais- 
sâmes tous  tomber  par  terre.  Moranbois  revint  à  lui,  et  au  bout 
d'une  heure  de  repos,  où  nous  n'échangeâmes  pas  une  parole  dans 
la  crainte  d'attirer  de  nouveaux  ennemis,  nous  recommençâmes  à 
marcher  dans  une  plaine  aride  semée  de  pierres.  Nous  voulions 
gagner  un  petit  bois  que  nous  apercevions  devant  nous,  sur  la 
droite  de  la  route;  quand  nous  y  arrivâmes,  il  faisait  nuit. 

—  Il  faut  nous  arrêter  ici  ou  mourir,  dit  Bellamare.  Demain,  au 
jour,  nous  saurons  où  nous  sommes,  et  nous  aviserons.  Allons,  mes 
amis,  remercions  Dieu  !  Nous  sommes  ses  enfans  gâtés,  nous  avons 
sauvé  Moranbois  ! 

Ce  mot,  dit  avec  une  conviction  et  une  gaîtô  sublimes,  réveilla 
toutes  les  fibres  de  nos  cœurs.  Nous  nous  jetâmes  dans  les  bras  les 


782  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

uns  des  autres  en  criant  :  —  Oui!  oui!  nous  sommes  Iieui'eux,  et 
Dieu  est  bon!  —  L'hercule  fondit  en  larmes;  c'était  probablement 
la  première  fois  de  sa  vie. 

La  nuit  fut  froide  et  nous  parut  longue.  Nous  n'avions  plus  de 
manteaux  pour  nous  garantir  et  rien  à  manger  ni  à  boire  après  une 
journée  de  fatigue  et  d'émotions  terribles;  mais  personne  ne  songea 
à  se  plaindre,  et  même  aucun  de  nous  ne  consentit  à  faire  part  aux 
autres  de  son  malaise  et  de  sa  souffrance.  Les  femmes  étaient  aussi 
stoïques  que  nous.  Le  scoglio  r,ialcdctto  nous  avait  recuits,  comme 
disait  Moranbois,  et  nous  pouvions  supporter  une  dure  journée  et 
une  mauvaise  nuit. 

Dès  le  jour,  nous  nous  orientâmes.  Le  chemin  qui  serpentait  dans 
la  plaine  était  bien  la  route  de  r»aguse;  nous  n'avions  plus  que  les 
montagnes  dalmates  à  traverser,  et  nous  nous  mîmes  en  route, 
toujours  à  jeun.  INous  rencontrâmes  des  habitations;  nous  n'avions 
pas  un  sou  pour  payer  un  déjeuner  quelconque.  On  se  fouilla,  on 
s'éplucha;  quelques  boutons  de  manchettes  oubliés  dans  le  dépouil- 
lement opéré  pour  la  rançon,  quelques  foulards,  une  boucle  d'o- 
reille, c'était  de  quoi  vivre  jusqu'à  Raguse,  et  on  se  trouvait  riche 
encore  pour  un  jour.  Après  cela,  ce  serait  la  mort  ou  la  mendicité, 
nouvelle  face  de  cette  aventureuse  existence,  qui  semblait  vouloir 
ne  nous  épargner  aucune  mauvaise  chance. 

Nous  avisions  devant  nous  une  petite  ferme  qui  avait  un  peu  l'as- 
pect d'une  chênaie  normande.  —  Allons  frapper  là,  dit  Beilamare; 
mais  il  s'agit  de  ne  pas  faire  peur  aux  gens,  et  nous  avons  piteuse 
mine.  Mesdames,  un  peu  de  toilette,  s'il  vous  plaît;  redonnez  un 
peu  de  chic  à  vos  petits  chapeaux  déformés;  rattachez  avec  des 
épingles,  si  vous  avez  des  épingles,  vos  jupes  déchirées.  Messieurs, 
refaites  le  nœud  de  vos  cravates,...  et  toi,  Laurence...  rentre  ce 
bout  de  courroie  qui  te  fait  une  queue.  Les  naturels  du  pays  sont 
capables  de  te  prendre  pour  un  Nyam-nyam. 

Je  cherchai  et  tirai  ce  bout  de  courroie;  c'était  le  reste  de  la  pe- 
tite ceinture  que  je  portais  toujours  sous  mon  gilet  et  qui  contenait 
mes  bilUets  de  banque.  Ne  pouvant  la  déboucler  assez  vite,  je  l'a- 
vais tirée  avec  impatience,  et  comme  elle  était  fort  usée,  elle  s'était 
rompue.  J'avais  jeté  sur  le  tas  de  nos  dépouilles  opimes  ce  qui 
m'était  venu  à  la  main,  croyant  sacrifier  ainsi  en  conscience  ma 
dernière  ressource. 

Quelle  fut  ma  surprise  lorsqu'en  regardant  la  portion  qui  restait 
pendue  à  mes  reins  je  vis  qu'elle  contenait  encore  mes  cinq  mille 
francs  à  peu  près  intacts  ! 

—  Miracle!  m'écriai-je;  mes  amis,  la  fortune  nous  sourit,  etl'é- 
îolle   des  bohémiens  nous  protège!  Yoici  de  quoi  retourner  en 


PIERRE    QUI    ROULE.  783 

France  sans  demander  l'aumône.  Déjeunons  richement,  s'il  sa  peut. 
J'ai  de  quoi  remplacer  les  boutons  de  manchettes  et  les  foulards  qui 
vont  payer  notre  écot,  car  mon  papier  n'a  pas  cours  dans  ce  désert. 

Nous  fîmes  un  excellent  repas  champêtre  chez  des  gens  très  hos- 
pitaliers qui  nous  parlaient  par  gestes,  et  qui  furent  si  contens  de 
nous  qu'ils  nous  firent  faire  un  bon  bout  de  chemin  sur  une  espèce 
de  char  antique  à  roues  pleines,  qui  criait  comme  un  damné.  Nos 
petits  cadeaux  avaient  eu  grand  succès. 

Nous  arrivâmes  à  Raguse  moins  pimpans  que  nous  n'en  étions 
sortis.  Notre  premier  soin  fut  de  courir  au  consulat  français,  où 
j'échangeai  un  de  mes  billets  et  où  nous  racontâmes  notre  triste 
aventure.  Il  nous  fut  dit  qu'il  n'y  avait  aucun  espoir  de  recouvrer 
noti-e  fortune;  nous  étions  bienheureux  d'avoir  conservé  la  vie. 

il  fallait  que  les  heiduques,  c'est  le  nom  que  l'on  donnait  à  ces 
brigands,  fussent  très  nombreux  en  ce  moment  et  que  leurs  bandes 
eussent  peur  les  unes  des  autres,  puisqu'on  n'avait  pas  pris  le 
temps  de  nous  débarrasser  de  nos  habits  et  même  de  nos  chemises. 
Sans  doute  on  ne  nous  avait  pas  massacrés  pour  ne  pas  attirer  d'au- 
tres oiseaux  de  proie  par  le  bruit  d'un  combat;  on  s'était  contenté 
de  nous  dévaliser  en  gros  plutôt  que  de  partager  avec  de  nouveau- 
venus  les  menues  dépouilles. 

Lambesc,  qui  était  soupçonneux,  pensa  que  le  prince  n'était  pas 
étranger  à  ce  coup  de  main  pour  rentrer  dans  ses  dépenses;  mais 
aucun  de  nous  ne  voulut  partager  cette  opinion.  Le  prince  n'avait 
qu'un  tort  apparent,  c'est  de  nous  avoir  donné  une  escorte  aussi  peu 
nombreuse  et  aussi  peu  sûre;  mais  ne  nous  avait-il  pas  avertis  qu'il 
ne  pouvait  mieux  faire?  Et  puis  étions-nous  certains  d'avoir  été  tra- 
his par  nos  guidss?  Voyant  les  bandits  en  nombre  et  ne  voulant 
pas  se  faire  tuer  pour  nous,  trois  avaient  pris  la  fuite.  Le  quatrième, 
celui  qui  avait  du  être  pris  avec  Moranbois,  ne  pouvant  faire  espé- 
rer une  rançon  pour  lui-même,  devait  avoir  été  tué. 

Le  chancelier  du  consulat  nous  dit  que  certainement  nos  bandits 
étaient  étrangers  au  pays.  Les  indigènes  tuent  par  vengeance  et  ne 
dévalisent  les  morts  qu'en  temps  de  guerre.  Ils  ne  connaissent  pas 
la  coutume  italienne  de  la  rançon.  Je  me  souvins  que  le  drôle  avec 
qui  j'avais  du  composer  avait  un  type  et  un  accent  tout  à  fait  diffé- 
rens  de  ceux  des  gens  de  la  contrée. 

Tous  les  commentaires  étaient  du  reste  bien  inutiles,  nous  étions 
ruinés  sans  retour.  Nous  nous  occupâmes  du  départ  pour  le  surlen- 
demain. Nous  ne  voulions  pas  exploiter  notre  mésaventure  en  bat- 
tant la  grosse  caisse  pour  faire  quelque  argent  dans  le  pays;  nous 
étions  d'ailleurs  trop  fatigués  pour  nous  remettre  au  travail.  Le 
jour  suivant,  nous  vîmes  arriver  nos  costumes  et  nos  décors  que  le 


mil  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

prince  nous  renvoyait,  sans  se  douter  de  nos  revers.  Sans  doute, 
s'il  les  eût  connus,  il  nous  eût  offert  quelque  dédommagement,  et 
peut-être  l'eussions-nous  accepté  sans  le  souvenir  de  notre  pauvre 
Marco,  qui  était  désormais  entre  nous  et  ses  largesses.  Nous  ne 
voulûmes  même  pas  lui  écrire  ce  qui  nous  était  arrivé.  S'il  sévis- 
sait contre  nos  guides,  une  révolte  contre  lui  pouvait  éclater.  C'é- 
tait assez  de  victimes  comme  cela.  —  Nous  n'avions  qu'une  idée, 
quitter  au  plus  vite  ce  pays  qui  nous  avait  été  si  désastreux. 

Nous  achetâmes  quelques  nippes  et  nous  retînmes  nos  places  sur 
le  bateau  à  vapeur  du  Lloyd  autrichien  pour  Trieste.  En  soupant 
dans  l'unique  hôtel  de  la  ville  et  en  causant  de  notre  dernière 
aventure,  Moranbois  nous  dit  qu'il  nous  coûtait  plus  cher  qu'il  ne 
valait. 

—  Tais- toi,  lui  dit  Bellamare;  rien  ne  vaut  un  homme  de  cœur, 
et  rien  n'est  meilleur  pour  la  santé  qu'un  bon  mouvement!  Voyons, 
mes  cabotins  bien-aimés,  est-ce  que,  depuis  ce  moment-là,  nous 
ne  sommes  pas  plus  heureux  que  nous  ne  l'étions  en  quittant  cette 
forteresse  de  malheur?  Nous  emportions  une  fortune  qui  vrai- 
ment nous  était  trop  amère!  Nous  avions  besoin  de  détester  les  sau- 
vages qui  nous  l'avaient  donnée  au  prix  d'une  de  nos  têtes  les  plus 
chères.  Chacune  des  jouissances  que  cet  argent  nous  eût  procurées 
nous  eût  serré  le  cœur  comme  un  remords,  et  nous  n'aurions  jamais 
pu  nous  égayer  sans  voir  au  miUeu  de  nous  la  face  pâle  de  Marco. 
A  présent  cette  figure  nous  sourira,  car,  si  le  brave  enfant  pouvait 
revenir,  il  nous  dirait  :  —  Ne  pleurez  plus,  ce  que  vous  n'avez  pu 
faire  pour  me  sauver,  vous  l'avez  fait  pour  un  autre ,  et  cette  fois 
vous  avez  réussi.  —  Allons,  Moranbois,  ne  sois  plus  triste.  Est-ce 
parce  que,  pour  la  première  fois  de  ta  vie,  tu  as  été  tombée  mon  her- 
cule? Avais-tu  la  prétention  de  battre  à  toi  seul  trente  hommes? 
Est-ce  comme  caissier  que  tu  soupires?  Qu'est-ce  qu'il  y  a  de  si 
dérangé  dans  nos  finances?  Quand  nous  sommes  partis  d'ici,  il  y  a 
cinq  semaines,  nous  n'avions  pas  grand'chose  :  nous  nous  sommes 
trouvés  bien  fiers  de  tant  gagner  en  si  peu  de  temps,  ce  n'était 
pas  naturel,  ça  ne  pouvait  pas  durer;  mais  nous  voilà  encore  sur 
nos  pieds,  puisque  nous  avons  nos  instrumens  de  travail,  nos 
décors  et  nos  costumes.  Un  de  nous  retrouve  par  miracle  le  pre- 
mier fonds  de  roulement.  Nous  allons  nous  reposer  en  mer,  saluer 
en  passant  lo  scoglio  inalcdctto  et  lui  faire  un  pied  de  nez,  après 
quoi  nous  travaillerons,  et  nous  serons  tous  des  talens  de  premier 
oj'dre;  vous  verrez!  Purpurin  lui-même  dira  des  vers  corrects.  Que 
voulez-vous?  nous  avons  beaucoup  souffert  ensemble,  et  les  heures 
de  dévoûment  nous  ont  grandis.  Nous  avons  gagné  quelque  chose 
de  plus  que  la  richesse,  nous  sommes  devenus  meilleurs.  Nous  nous 


PIERUE    QUI    ROULE,  785 

aimons  davantage;  nous  nous  chamaillerons  peut-être  encore  aux 
répétitions,  mais  nous  sentons  bien  d'avance  que  nous  nous  par- 
donnerons tout,  et  que  nous  pourrions  nous  battre  sans  cesser  de 
nous  aimer.  Allons!  depuis  le  départ  de  Saint-Clément,  tout  est 
pour  le  mieux,  et  je  bois  à  la  santé  des  brigands! 

La  parole  de  Bellamare  gouvernait  nos  âmes,  et  je  ne  sais  aucun 
découragement  dont  elle  ne  nous  eût  arrachés.  Nous  étions,  comme 
tous  les  artistes,  très  railleurs  et  très  facétieux  les  uns  avec  les  au- 
tres; mais  lui,  le  plus  facétieux  et  le  plus  railleur  de  tous,  il  avait 
une  conviction  si  ardente  dans  les  occasions  sérieuses,  qu'il  nous 
rendait  enthousiastes  comme  lui. 

Nous  n'eûmes  donc  pas  un  regret  pour  notre  fortune  évanouie, 
et  Moranbois  dut  en  prendre  son  parti  comme  les  autres. 

Durant  la  traversée,  nous  eûmes  tous  la  préoccupation  de  re- 
trouver lo  scoglio  maledctto.  Nous  l'eussions  certes  reconnu  entre 
mille;  mais  nous  ne  le  rencontrâmes  certainement  pas,  ou  nous  le 
rencontrâmes  durant  la  nuit.  En  vain  interrogions-nous  les  gens  de 
l'équipage  et  les  passagers,  on  ne  pouvait  nous  renseigner,  puisque 
nous  avions  baptisé  notre  île  au  hasard,  et  qu'aucun  de  nous  n'était 
assez  géographe  pour  mettre  les  gens  compétens  sur  la  trace.  Deux 
ou  trois  fois  il  nous  sembla  qu'elle  nous  apparaissait  dans  la  brume 
du  soir  :  c'était  un  rêve.  Là  où  nous  pensions  voir  des  formes  con- 
nues, il  n'y  avait  rien. 

—  Gardons  ce  rocher  dans  notre  imagination,  nous  dit  Léon.  îl  y 
sera  toujours  plus  terrible  et  plus  beau  que  la  vision  réelle  ne  nous 
le  rendrait. 

—  Plus  beau?  s'écria  Régine  :  tu  l'as  trouvé  beau,  toi?  Les  poètes 
sont-ils  assez  fous! 

—  Non,  reprit  Léon,  les  poètes  sont  sages,  ils  sont  même  les 
seuls  sages  qui  existent.  Quand  les  autres  s'inquiètent  et  s'effraient, 
ils  rêvent  et  contemplent;  tout  en  souffrant,  ils  voient  :  ils  ont, 
jusqu'à  la  dernière  heure,  la  jouissance  de  regarder  et  d'apprécier. 
Oui,  mes  amis,  c'était  un  lieu  splendide,  et  jamais  je  n'ai  si  bien 
compris  la  fascination  de  la  mer  que  durant  cette  semaine  d'an- 
goisses où  nous  étions  seuls  face  à  face  et  côte  à  côte  avec  elle, 
toujours  menacés  et  insultés  par  son  aveugle  colère,  toujours  pro- 
tégés par  cette  roche  qu'elle  ronge  depuis  des  siècles  incalculables 
sans  pouvoir  la  dévorer.  Nous  étions  pourtant  en  plein  dans  le 
ventre  du  monstre,  et  j'ai  souvent  pensé  alors  à  la  légende  de  Jo- 
uas dans  la  baleine.  Sans  doute  le  prophète  était  échoué  comme 
nous  sur  un  écueil.  Dans  son  temps,  on  racontait  tout  en  méta- 
phore, et  peut-être  son  refuge  avait-il  la  forme  fantastique  du  Lé- 
viathan  de  la  Bible;  peut-être,  comme  nous,  y  avait-il  pu  creuser 

TOME  Lxxxii.  —  1869.  ro 


78(5  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  grotte  pour  s'abriter  durant  ses  trois  jours  et  trois  nuits  de 
naufrage. 

—  Ton  explication  est  ingénieuse,  dit  Bellamare;  mais  raconte- 
nous  donc  tes  impressions  de  sept  jours  et  de  sept  nuits  dans  le 
ventre  du  rocher,  car,  pour  moi,  j'avoue  n'avoir  pas  eu  la  sagesse 
d'admirer  autre  chose  que  notre  persistance  à  ne  pas  vouloir  y 
mourir. 

—  Raconter  des  contemplations  à  chaque  instant  interrompues 
par  le  spectacle  des  soufiVances  des  autres  est  impossible,  reprit 
Léon.  Vous  ne  vouliez  pas  mourir,  vous  autres,  et  chacun  de  vous 
était  providentiellement  soutenu  par  son  instinct  ou  sa  pensés  do- 
minante. Régine  pensait  à  faire  son  salut  à  la  condition  de  ne  plus 
jeûner;  Lucinde  se  sentait  encore  trop  belle  pour  quitter  la  partie; 
Anna... 

—  Ali!  moi,  dit  Anna,  je  n'étais  soutenue  par  rien.  Je  me  lais- 
sais aller  à  mourir. 

—  Non!  puisque  tu  criais  de  peur  en  voyant  venir  la  mort. 

—  Je  criais  sans  savoir  pourquoi;  cependant,  lorsque  je  me  cal- 
mais, c'était  par  la  pensée  de  revoir  dans  un  autre  monde  les  deux 
pauvres  petits  enfans  que  j'ai  perdus...  Mais  parlons  des  autres,  si 
ça  ne  vous  fait  rien! 

—  Moi,  dit  Bellamare,  je  pensais  à  vous  tous,  et  jamais  je  ne 
vous  ai  si  bien  appréciés  tous.  Mon  amitié  pour  vous  se  mêlait  à 
mon  sentiment  d'artiste,  et  j'ai  dû  rabâcher  souvent  à  mon  insu 
cette  réflexion  qui  ne  me  sortait  pas  de  la  tête  :  quel  dommage 
qu'il  n'y  ait  pas  là  un  public  éclairé  pour  voir  comme  ils  sont  beaux 
et  dramatiques!  Sérieusement,  je  prenais  machinalement  note  de 
tous  les  eifets.  J'étudiais  les  guenilles,  les  poses,  les  groupes,  les 
aberrations,  l'accent,  la  couleur  et  la  forme  de  toutes  ces  scènes  de 
désespoir,  d'héroïsme  et  de  folie  ! 

—  Et  moi,  dit  Impéria,  j'entendais  continuellement  une  musique 
mystérieuse  dans  le  vent  et  dans  les  vagues.  A  mesure  que  je  m'af- 
faiblissais, cette  musique  prenait  plus  de  snile  et  d'intensité.  Un 
moment  est  venu,  c'est  durant  les  derniers  jours,  où  j'aurais  pu 
noter  des  motifs  admirables  et  des  harmonies  sublimes. 

—  Moi,  dit  Lambesc,  j'étais  irrité  par  le  bruit  sec  que  rendaient 
les  pierres  amoncelées  par  nos  travaux  d'installation  quand  le  vent 
les  dispersait  :  c'était  comme  les  applaudissemens  dérisoires  d'un 
public  en  déroute,  et  j'étais  furieux  contre  le  chef  de  claque  qui 
laissait  aller  notre  succès  à  la  dérive. 

—  Vous  voyez  bien,  reprit  Léon,  que  vous  étiez  tous  rattachés  à 
la  vie  par  la  force  de  l'habitude  et  l'obstination  de  la  spécialité.  H 
n'est  donc  pas  étonnant  que  jusqu'au  moment  où  j'ai  vu  la  tartane 


PIERRE    QUI    ROULE.  787 

cingler  sur  nous  et  la  figure  de  Moranbois  se  dresser  sur  le  tillac, 
j'aie  été  préoccupé  et  soutenu  par  le  besoin  d'admirer  et  de  décrire. 
Cet  archipel  où  nous  étions  enfermés,  ces  roches  dénudées  et  dé- 
chiquetées qui  prenaient  à  la  base  tous  les  reflets  glauques  de  la 
mer,  et  au  sommet  toutes  les  nuances  éthérées  du  ciel,  ces  formes 
bizarres,  repoussantes,  cruelles,  des  îlots  déserts  que  nous  ne  pou- 
vions atteindre  et  qui  semblaient  nous  appeler  comme  des  instru- 
mens  de  supplice,  avides  de  nous  broyer  et  de  nous  déchirer  sous 
leurs  dents  aiguës,  tout  cela  était  si  grand  et  si  menaçant  que  je 
me  sentais  avide  de  me  mesurer,  par  la  poésie,  avec  ces  choses  ter- 
ribles. Plus  je  sentais  notre  abandon  et  notre  impuissance,  plus 
j'avais  soif  d'écraser  par  le  génie  de  l'inspiration  ces  mornes  géans 
de  pierre  et  cette  implacable  fureur  des  flots.  11  m'était  indifférent 
de  mourir,  pourvu  que  j'eusse  eu  le  temps  de  composer  un  chef- 
d'œuvre  et  de  le  graver  sur  le  rocher. 

—  Et  ce  chef-d'œuvre,  tu  l'as  fait?  m'écriai-je.  Tu  vas  nous  le 
dire  ! 

—  Hélas!  répondit  Léon,  j'ai  cru  le  faire!  N'ayant  plus  la  force 
d'écorcher  la  roche  avec  un  canif,  je  l'ai  écrit  sur  mon  album.  Je 
l'ai  gardé  précieusement  sur  ma  poitrine  durant  les  jours  d'hébé- 
tement qui  ont  suivi  notre  délivrance.  J'essayais  de  le  relire  en  ca- 
chette; je  ne  le  comprenais  pas,  et  je  me  persuadais  que  c'était  par 
suite  de  l'état  de  faiblesse  physique  où  j'étais  tombé.  Quand  je  me 
suis  senti  guéri  et  rassuré,  chez  le  prince  Rlémenti,  j'ai  constaté 
avec  épouvante  que  mes  vers  n'étaient  pas  des  vers.  Il  n'y  avait  ni 
nombre,  ni  rime,  l'idée  même  n'avait  aucun  sens.  C'était  le  produit 
d'une  complète  aliénation  mentale.  Je  m'en  suis  consolé  en  me 
disant  que  cette  fureur  de  rimer  jusque  dans  l'agonie  m'avait, 
du  moins,  rendu  insensible  à  la  souffrance  et  supérieur  au  dé- 
sespoir. 

—  Mes  enfans,  dit  Bellamare,  si  nous  ne  retrouvons  pas  notre 
écueii  dans  cette  traversée,  il  est  probable  que  nous  n'aurons  ja- 
mais ni  le  temps  ni  le  moyen  de  le  chercher.  Ne  vous  semble-t-il  pas 
inoui  qu'à  deux  journées  de  l'Italie,  en  pleine  Europe  civilisée,  sur 
une  mer  étroite  fréquentée  à  toute  heure,  explorée  dans  tous  les 
sens,  nous  ayons  été  perdus  sur  une  île  inconnue,  comme  si  nous 
eussions  été  en  quête  d'une  terre  nouvelle  dans  un  voyage  d'explo- 
ration vers  les  pôles?  Cette  aventure-là  est  si  invraisemblable  que 
nous  n'oserons  jamais  la  raconter.  On  ne  nous  croira  pas  quand  nous 
dirons  que  le  patron  et  les  deux  matelots  qui  nous  accompagnaient 
sont  morts  sans  avoir  pu  dire  le  nom  de  l'écueil,  sans  le  savoir  pro- 
bablement, et  que  ceux  qui  sont  venus  nous  y  chercher  et  qui  ont 
dû  nous  l'apprendre  n'ont  pas  trouvé  un  seul  de  nous  capable  de 


788  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'entendre  et  de  le  retenir.  J'avoue  que,  pour  mon  compte,  j'étais  tout 
à  fait  imbécile.  J'agissais  toujours  machinalement,  je  vous  soignais 
tous,  et  Impéria  m'aidait.  Léon  et  notre  pauvre  Marco  s'occupaient 
aussi  des  malades;  mais  il  me  serait  impossible  de  dire  combien  de 
temps  nous  avons  mis  pour  gagner  Raguse,  et  j'y  ai  bien  passé 
deux  jours  avant  de  savoir  dans  quel  pays  nous  étions  et  sans  son- 
ger à  m'en  enquérir. 

—  J'avouerai  la  même  chose,  dit  Impéria,  et  Léon  a  été  plus 
longtemps,  je  le  parie. 

—  Savez-vous,  reprit  Léon,  que  nous  avons  peut-être  rêvé  ce 
naufrage?  Qui  peut  jurer  que  ce  qu'il  voit  et  entend  soit  réel? 

—  J'ai  ouï  parler,  dit  Bellamare,  d'une  croyance,  d'une  méta- 
physique ou  d'une  religion  de  l'antique  Orient  qui  enseignait  que 
rien  n'existe  excepté  Dieu.  Notre  passage  sur  la  terre,  nos  émo- 
tions, nos  passions,  nos  douleurs  et  nos  joies,  tout  cela  n'était  que 
vision,  effervescence  de  je  ne  sais  quel  chaos  intellectuel  :  monde 
latent  qui  aspirait  à  être,  mais  qui  retombait  sans  cesse  dans  le 
néant  pour  se  perdre  dans  la  seule  réalité,  qui  est  Dieu. 

—  Je  ne  comprends  rien  à  ce  que  vous  contez  là,  dit  Régine; 
mais  je  vous  jure  que  je  n'ai  pas  rêvé  la  faim  et  la  soif  sur  l'écueil 
maudit»  Toutes  les  fois  que  j'y  pense,  j'ai  comme  une  cloche  en 
branle  dans  l'estomac. 

Nous  arrivâmes  à  Trieste  sans  avoir  retrouvé  l'écueil.  Là,  nous 
fîmes  des  recherches  et  des  questions.  A  l'inspection  des  cartes  dé- 
taillées, nous  pensâmes  et  on  nous  dit  que  nous  devions  avoir 
échoué  sur  lo  scoglio  pomo^  en  pleine  mer,  ou  sur  les  Lagostini,  plus 
près  de  Raguse;  mais  nous  dûmes  rester  dans  une  éternelle  incer- 
titude, d'autant  plus  qu'un  savant  nous  donna  une  autre  version 
qui  plut  davantage  à  nos  imaginations  excitées.  Selon  lui,  notre 
naufrage  coïncidant  avec  la  secousse  de  tremblement  de  terre  qui 
s'était  fait  sentir  sur  les  côtes  de  l'Illyrie,  l'écueil  inretrouvable  de- 
vait être  spontanément  sorti  de  la  mer  à  ce  moment  et  s'y  être  re- 
plongé ensuite.  Ainsi  nous  n'avions  pas  été  seulement  menacés  d'y 
mourir  de  faim  et  de  froid,  mais  encore  nous  eussions  pu,  à  tout 
instant,  disparaître  dans  le  troisième  dessous,  comme  les  maudits 
et  les  démons  d'un  dénoûrnent  d'opéra. 

En  quittant  Trieste ,  où  nous  jouâmes  les  Folies  amoureuses, 
Quitte  pour  la  peur,  les  Caprices  de  Marianne ,  Bataille  de  dames, 
nous  parcourûmes  le  nord  de  l'Italie  en  nous  adjoignant  une  troupe 
française  dont  quelques  sujets  étaient  passables.  Ceux  qui  ne  va- 
laient rien  faisaient  nombre,  et  nous  pûmes  étendre  notre  répertoire 
et  aborder  le  drame  à  beaucoup  de  personnages  :  Trente  ans  ou  la 
Vie  d'un  joueur,  le  Comte  Henmm,  etc.  Nos  affaires  ne  furent  pas 


PIEIUIE    QUI    ROULE.  789 

mauvaises,  et  le  public  se  montra  très  coûtent  de  nous.  Cependant 
le  métier  perdit  pour  moi  beaucoup  de  son  prestige.  Le  personnel 
nouveau  était  si  différent  du  nôtre  !  Les  femmes  avaient  des  mœurs 
impossibles,  les  hommes  des  manières  intolérables.  C'étaient  de 
vrais  cabotins,  dévorés  de  vanité,  susceptibles,  grossiers,  querel- 
leurs, indélicats,  ivrognes.  Chacun  d'eux  avait  un  ou  deux  de  ces 
vices;  il  y  en  avait  qui  les  possédaient  tous  à  la  fois.  Ils  ne  compre- 
naient rien  à  notre  manière  d'être  et  nous  en  raillaient.  J'avais  été 
élevé  avec  des  paysans  assez  rudes;  mais  ils  étaient  gens  de  bonne 
compagnie  en  comparaison  de  ceux-ci.  Et  tout  cela  ne  les  empêchait 
pas  de  savoir  porter  un  costume,  de  se  mouvoir  en  scène  avec  une 
certaine  élégance,  et  de  dissimuler  les  hoquets  de  l'ivresse  sous  un 
air  grave  ou  ému. 

Dans  la  coulisse,  ils  nous  étaient  odieux.  Régine  seule  les  tenait 
en  respect  par  ses  moqueries  cavalières.  Lambesc,  à  la  répétition, 
leur  jetait  les  accessoires  à  la  tête.  Moranbois  en  remit  quelques- 
uns  à  leur  place  à  la  force  du  poignet.  Bellamare  les  plaignait  d'être 
tombés  si  bas  par  excès  de  misère  et  lassitude  de  leurs  déceptions. 
Il  essayait  de  les  relever  à  leurs  propres  yeux,  de  leur  faire  com- 
prendre que  le  mal  de  leur  condition  venait  de  leur  paresse,  de  leur 
manque  de  conscience  dans  le  travail  et  de  respect  envers  le  pu- 
blic. Ils  l'écoutaient  avec  étonnement,  quelquefois  avec  un  peu  d'é- 
motion; mais  ils  étaient  incorrigibles. 

II  devenait  évident  pour  moi  qu'au  théâtre  la  médiocrité  conduit 
fatalement  au  désordre  les  gens  qui  n'ont  pas  une  valeur  morale 
exceptionnelle,  et  je  me  demandais  si,  privé  de  la  direction  de  Bel- 
lamare et  de  l'influence  d'Impéria  et  de  Léon,  qui  étaient,  eux,  des 
êtres  d'exception,  je  ne  serais  pas  tombé  aussi  bas  que  ces  malheu- 
reux acteurs.  Le  personnel  des  directeurs  de  ces  troupes  ambu- 
lantes était  le  pire  de  tous.  L'insuccès  presque  continuel  les  rédui- 
sait à  la  faillite  perpétuelle.  Ils  en  prenaient  leur  parti  avec  une 
philosophie  honteuse,  et  ne  reculaient  devant  aucun  manque  de  foi 
pour  se  rattraper.  Ils  se  demandaient  par  quel  miracle  Bellamare, 
resté  pauvre,  avait  conservé  son  nom  sans  tache  et  ses  honorables 
relations.  Il  ne  leur  venait  pas  à  l'esprit  de  se  dire  qu'il  n'avait  pas 
eu  d'autre  secret  que  d'être  honnête  homme,  pour  trouver  en  toute 
occasion  l'appui  des  honnêtes  gens. 

Il  nous  tardait  de  nous  séparer  de  cet  élément  hétérogène,  et 
quand  nous  nous  retrouvâmes  en  France,  vis-à-vis  les  uns  des  au- 
tres, nous  éprouvâmes  un  grand  soulagement.  Nous  remplaçâmes 
Marco  par  un  élève  du  Conservatoire  qui  n'avait  pu  être  engagé  à 
Paris  et  qui  n'avait  aucun  talent  en  propre,  puisqu'il  se  bornait  à 
singer  Régoier.  Régine  et  Lucinde  nous  restèrent  comme  pension- 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

naires,  et  Lambesc  demanda  à  être  associé.  Nous  n'hésitâmes  pas  à 
l'admettre.  Il  avait  certes  des  défauts  incorrigibles,  une  immense 
vanité,  une  susceptibilité  puérile  et  un  amour  de  sa  propre  per- 
sonne qui  était  invraisemblable  à  force  d'ingénuité;  mais  il  avait 
pourtant  trouvé  un  enseignement  dans  le  malheur,  et,  après  nous 
avoir  indignés  lors  du  naufrage,  il  s'était  réhabilité  à  Saint-Clé- 
ment et  dans  la  montagne.  Il  avait  fait  des  réflexions  sur  les  incon- 
véniens  de  l'égoïsme.  Le  fond  de  son  cœur  n'était  pas  glacé,  il  s'é- 
tait attaché  à  nous.  11  alla  jusqu'à  proposer  à  Anna  de  l'épouser, 
car  Anna  avait  été  sa  maîtresse,  et  dans  ce  temps-là  elle  eût  voulu 
être  sa  femme;  mais  depuis  elle  en  avait  aimé  plusieurs  autres,  et 
elle  refusa,  tout  en  le  remerciant  et  en  lui  promettant  une  fidèle 
amitié. 

A  ce  propos,  Anna,  qui  avait  coutume  de  ne  jamais  parler  du 
passé,  s'expliqua  avec  moi  dans  un  moment  de  tête-à-tête  amené 
par  le  hasard.  Je  désirais  savoir  ce  qu'elle  pensait  de  Léon,  et  si  les 
regrets  étouffés  de  celui-ci  avaient  quelque  solide  raison  d'être. 

—  Je  n'aime  pas,  me  dit-elle,  à  regarder  en  arrière.  Il  n'y  a  là 
pour  moi  que  chagrins  et  désillusions.  Je  suis  très  impressionnable, 
et  je  serais  dix  fois  morte,  si  je  n'avais  dans  le  caractère  une  res- 
source suprême  qui  est  d'oublier.  J'ai  cru  aimer  bien  souvent;  mais 
en  réalité  je  n'ai  aimé  que  mon  premier  amant,  ce  fou  de  Léon,  qui 
eût  pu  faire  de  moi  une  femme  fidèle,  s'il  n'eût  été  soupçonneux  et 
jaloux  à  l'excès.  Il  a  été  très  injuste  avec  moi;  il  s'est  cru  trompé 
par  Lambesc  dans  un  moment  où  il  n'en  était  rien;  je  me  suis 
alors  donnée  à  Lambesc  par  dépit,  et  puis  à  d'autres  par  ennui,  par 
caprice  de  désespoir.  Songe  à  cela,  Laurence  :  on  plaisante  l'amour 
quand  on  peut  l'appeler  fantaisie;  mais  il  y  a  des  fantaisies  de  ga- 
lanterie qui  sont  gaies,  et  il  y  en  a  qui  sont  tragiques,  parce  qu'elles 
ont  pour  cause  l'effroi  du  souvenir  et  l'horreur  de  la  solitude.  Ne 
me  raille  donc  jamais;  tu  ne  sais  pas  le  mal  que  tu  me  fais,  toi  qui 
vaux  mieux  que  les  autres,  et  qui,  ne  m' aimant  pas,  n'as  pas  voulu 
feindre  de  m' aimer  pour  me  faire  commettre  une  faute  de  plus!  Si 
Léon  te  parle  quelquefois  de  moi,  dis-lui  que  ma  vie  absurde  et 
brisée  est  son  ouvrage,  et  que  sa  méfiance  m'a  perdue.  A  présent 
il  est  trop  tard...  Je  n'ai  plus  qu'à  pardonner  avec  une  douceur 
que  l'on  prend  pour  de  l'insouciance,  et  qui  finira  sans  doute  par  en 
être. 

Notre  vie  recommençait  à  être  ce  qu'elle  avait  toujours  été  avant 
nos  désastres,  un  voyage  enjoué  sans  pertes  ni  profits,  un  pêle-mêle 
d'occupations  fiévreuses  et  de  temps  perdu,  un  ensemble  de  bonnes 
relations  semées  de  petites  brouilles  et  de  chaleureuses  réconcilia- 
tions. Cette  vie  sans  repos  et  sans  recueillement  fait  peu  à  peu  du 


PIERRE    QUI    noULE.  791 

comédien  de  province  un  être  qu'on  pourrait  considérer,  non  comme 
ivre  à  l'élat  chronique,  mais  comme  toujours  entre  deux  vins.  Le 
tiiéâtre  et  le  voyage  alcoolisent  comme  les  spiritueux.  Les  plus 
sobres  d'entre  nous  étaient  souvent  les  plus  irritables. 

Au  commencement  de  l'hiver,  je  reçus  une  lettre  qui  l)risa  ma 
carrière  d'artiste  et  décida  de  ma  vie.  Ma  marraine,  une  bonne 
femme  qui  est  ici  marchande  d'épiceries,  m'écrivait  :  «  Viens  vite. 
Ton  père  se  meurt!  y^ 

Nous  étions  alors  à  Strasbourg.  Je  pris  à  peine  le  temps  d'eui- 
brasser  mes  can::arades,  et  je  partis.  Je  trouvai  mon  père  sauvé. 
Mais  il  avait  eu  une  attaque  d'apoplexie  à  la  suite  d'une  violente 
émotion,  et  ma  marraine  me  raconta  ce  qui  s'était  passé. 

Personne  dans  ma  petite  ville  ne  s'était  jamais  douté  de  la  pro- 
fession que  j'avais  embrassée.  Les  gens  de  chez  nous  ne  voyagent 
pas  pour  leur  plaisir.  Ils  n'ont  point  d'affaire  au  dehors,  étant  tous 
issus  de  cinq  ou  six  familles  attachées  au  sol  depuis  des  siècles.  Si 
les  jeunes  vont  quelquefois  à  Paris,  c'est  tout.  Je  n'avais  jamais 
joué  la  comédie  à  Paris,  et  jamais  la  troupe,  nous  disions  la  société 
Bellamare,  n'avait  eu  occasion  d'approcher  de  mon  pays.  Je  n'avais 
donc  pas  même  pris  la  peine  de  cacher  mon  nom,  qui  n'avait  rien 
de  particulier  pour  frapper  l'attention,  et  qui  se  prêtait  fort  bien  à 
mon  emploi. 

U  arriva  pourtant  qu'un  commis- voyageur  que  j'avais  connu  à 
son  passage  en  Auvergne,  aux  vacances  de  l'année  précédente,  se 
trouva  en  même  temps  que  nous  à  Turin,  et  reconnut  ma  figure  sur 
la  scène  et  mon  nom  sur  l'affiche.  Il  essaya  de  me  voir  au  café  où 
j'allais  quelquefois  après  le  spectacle  ;  mais  je  n'y  allai  pas  ce  soir- 
là.  Il  partait  le  lendemain,  et  l'occasion  fut  perdue  pour  moi  de  lui 
recommander  le  secret  dans  le  cas  où  il  repasserait  k  Arvers. 

U  y  repassa  deux  mois  plus  tard  et  ne  manqua  pas  de  s'informer 
de  moi.  Personne  ne  put  lui  dire  où  j'étais  ni  ce  que  je  faisais. 
Alors,  soit  bavardage,  soit  désir  de  rassurer  mes  amis  inquiets,  il 
leur  apprit  la  vérité.  Il  m'avait  vu  de  ses  propres  yeux  sur  les 
planches. 

D'abord  la  nouvelle  ne  causa  qu'une  surprise  hébétée,  et  puis 
vinrent  les  commentaires  et  les  questions.  On  voulut  savoir  si  je 
gagnais  beaucoup  d'argent  et  si  je  faisais  fortune.  Faire  f  srtune, 
c'est  en  Auvergne  le  crilcriiim  du  bien  et  du  mal.  Un  métier  qui 
enrichit  est  toujours  honorable,  un  métier  qui  n'enrichit  pas  est 
toujours  honteux.  Le  commis-voyageur  ne  se  fit  pas  faute  de  dire 
que  j'étais  sur  le  chemin  qui  mène  à  mourir  de  faim,  et  que,  puis- 
que j'aimais  à  voir  du  pays,  j'eusse  mieux  fait  de  courir  pour  pla- 
cer des  vins. 


792  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  nouvelle  fit  en  un  instant  le  tour  de  la  petite  ville  et  arriva  jus- 
qu'à mon  père  avant  la  fin  du  jour.  Vous  vous  souvenez  qu'il  appelait 
romcdiens  les  meneurs  d'ours  et  les  avalears  de  sabres.  Il  haussa 
les  épaules  et  traita  de  menteurs  ceux  qui  me  calomniaient  de  la 
sorte.  Il  vint  trouver  le  commis-voyageur  à  l'auberge  où  nous  voici, 
et  tâcha  de  comprendre  ce  dont  il  s'agissait.  Charmé  de  prendre  un 
peu  d'importance  aux  yeux  d'un  père  de  famille  alarmé  et  d'une 
population  ébahie,  notre  homme  me  réhabilita  un  peu  en  disant 
que  je  n'escamotais  pas  la  noix  muscade  et  que  je  ne  dansais  pas 
sur  la  corde;  mais  il  déclara  que  j'avais  une  existence  bien  pré- 
caire, que  probablement  j'étais  en  train  d'acquérir  tous  les  vices 
qu'engendre  une  vie  d'aventures,  et  que  ce  serait  me  rendre  service 
que  de  m'arracher  à  un  milieu  qui  m'entraînait  ou  m'exploitait. 

Mon  pauvre  père  se  retira  bien  triste  et  tout  rêveur;  mais  il  avait 
en  moi  une  telle  confiance  qu'il  ne  voulut  pas  me  faire  connaître  sa 
première  impression.  Avec  cette  patience  du  paysan  qui  sait  at- 
tendre que  le  blé  germe  et  mûrisse,  il  voulut  ne  s'en  rapporter 
qu'à  ma  prochaine  lettre.  Je  lui  écrivais  tous  les  mois,  et  mes  let- 
tres tendaient  toujours  à  maintenir  sa  sécurité.  Je  ne  lui  avais  pas 
raconté  mes  terribles  aventures,  et  je  n'avais  plus  qu'à  lui  rendre 
bon  compte  de  mes  études  sans  lui  en  dire  la  nature  et  le  but. 

Il  se  rassura.  J'étais  un  bon  fils,  je  ne  pouvais  pas  le  tromper. 
Si  j'étais  comédien,  c'était  sans  doute  quelque  chose  d'honorable 
et  de  sage  qu'il  ne  pouvait  pas  juger;  mais  il  lui  resta  une  tristesse 
sur  le  cœur,  et  il  en  fut  plus  assidu  à  l'église  afin  de  prier  pour 
moi. 

Très  croyant,  il  n'avait  jamais  été  dévot.  Il  le  devint,  et  le  curé 
prit  de  l'ascendant  sur  lui.  Alors  peu  à  peu  ses  inquiétudes  furent 
réveillées  et  entretenues.  On  combattit  sa  confiante  apathie,  on  me 
présenta  à  ses  yeux  comme  une  brebis  égarée,  puis  comme  un  pé- 
cheur endurci;  enfin  un  jour  on  lui  déclara  que,  s'il  ne  m'arrachait 
aux  griffes  de  Satan,  je  serais  damné,  que  j'aurais  une  mort  hon- 
teuse, terrible  peut-être,  et  que  je  serais  non  enseveli  en  terre 
sainte,  mais  jeté  à  la  voirie. 

Ce  fut  le  dernier  coup  pour  lui.  Il  rentra  chez  lui  écrasé,  et  le 
lendemain  on  le  trouva  presque  mort  dans  son  lit.  Le  sacristain, 
qui  était  son  ami  particulier,  ma  pauvre  marraine,  qui  est  une 
bonne  bête,  et  la  mère  Ouchafol,  qui  est  une  bête  mauvaise,  n'a- 
vaient pas  peu  contribué  par  leurs  sots  discours  et  leurs  folles  idées 
à  désespérer  et  à  tuer  mon  père. 

Quand  je  le  vis  hors  de  danger,  je  lui  jurai  que  je  ne  le  quitte- 
rais jamais  sans  sa  permission  pleine  et  entière,  et  il  reprit  sa 
bêche.  J'imposai  silence  à  nos  stupides  amis,  et  j'entrepris  de  faire 


PIERRE    QUI    ROULE.  793 

comprendre  et  accepter  à  mon  père  le  parti  que  j'avais  pris  d'être 
comédien.  Ce  n'était  pas  facile;  il  avait  été  frappé  de  surdité  dans 
sa  maladie,  et  ses  idées  ne  s'étaient  pas  éclaircies.  Je  vis  que  la 
réflexion  le  fatiguait  et  qu'une  secrète  anxiété  retardait  sa  guérison 
complète.  Je  me  mis  à  travailler  au  jardin  et  feignis  d'y  prendre 
grand  plaisir;  sa  figure  s'épanouit,  et  je  vis  qu'une  révolution  com- 
plète s'était  opérée  dans  son  esprit.  Autrefois,  voulant  que  je  fusse 
un  monsieur,  il  ne  me  laissait  pas  seulement  toucher  à  ses  outils. 
Désormais,  me  croyant  damné  si  je  retournais  au  théâtre,  il  ne 
voyait  plus  de  salut  et  d'honneur  pour  moi  que  dans  le  travail  ma- 
nuel et  dans  la  soudure  de  mon  être  au  coin  du  sol  où  il  avait  rivé 
le  sien. 

Toutes  mes  tentatives  furent  vaines.  Il  ne  trouvait  pas  un  mot 
pour  discuter  avec  moi,  mais  il  baissait  la  tête,  devenait  pâle  et 
s'en  allait  brisé  à  son  lit.  J'y  renonçai.  Cette  inaltérable  douceur, 
ce  silence  navrant,  ne  me  prouvaient  que  trop  l'impossibilité  où  il 
était  de  me  comprendre,  et  la  puissance  invincible  de  l'idée  fixe,  la 
damnation.  Quand  une  âme  généreuse  et  tendre,  comme  était 
la  sienne,  a  pu  admettre  cette  odieuse  croyance,  elle  est  à  jamais 
fermée. 

Les  médecins  m'avaient  averti  de  la  probabilité  d'une  ou  de  plu- 
sieurs rechutes,  probablement  graves,  de  la  foudroyante  maladie. 
Je  ne  voulus  pas  risquer  d'en  hâter  le  retour,  et  je  me  soumis;  je 
me  fis  jardinier. 

Cependant  je  voulais  faire  mes  adieux  à  mon  autre  famille,  à  Bel- 
lamare  et  à  Impéria  surtout.  J'appris  par  hasard  qu'ils  étaient  à 
Clermont,  et,  comme  je  leur  avais  laissé  une  partie  de  mes  effets  en 
garde,  j'obtins  facilement  de  mon  père  quelques  jours  de  liberté 
pour  terminer  mes  affaires  au  dehors,  en  lui  jurant  que  je  serais  de 
retour  au  bout  de  la  semaine. 

Je  trouvai  la  troupe  au-dessous  du  boidoltagc  accoutumé;  on  n'a- 
vait pas  voulu  toucher  aux  derniers  billets  de  banque  que  j'avais 
laissés  dans  la  caisse.  J'exigeai  qu'on  s'en  servît  et  qu'on  ne  m'en 
fît  la  restitution  que  par  petites  sommes,  quand  on  pourrait  et  sans 
se  créer  aucune  préoccupation  à  cet  égard.  Je  prétendis  que  je 
n'en  avais  nul  besoin,  que,  condamné  à  rester  indéfiniment  dans 
mon  village,  j'avais  en  propre  des  ressources  plus  que  suffisantes. 
Je  mentais;  il  ne  me  restait  plus  absolument  rien.  Je  ne  voulais  pas 
l'avouer  à  mon  père,  je  ne  voulais  lui  demander  que  de  partager 
son  abri  et  son  pain  pour  prix  de  mon  travail  de  journalier. 

Mais,  avant  de  quitter  Impéria,  je  voulus  en  finir  avec  la  tenace 
espérance  que  je  n'avais  jamais  pu  vaincre,  et  je  lui  demandai  de 
m'entendre  sans  distraction  et  sans  interruption  en  présence  de 


79i  REVUE  DES  DEUX  MOADES. 

Bellamare.  Elle  y  consentit,  non  sans  une  inquiétude  qu'elle  ne 
put  me  dissimuler.  Bellamare  lui  dit  devant  moi  :  —  Ma  fille,  je 
sais  fort  bien  de  quoi  il  va  être  question;  j'ai  deviné  depuis  long- 
temps. Tu  dois  écouter  Laurence  sans  eiïroi,  sans  pruderie,  et  lui 
répondre  sans  réticence  et  sans  mystère.  Je  ne  connais  pas  tes  se- 
crets, je  n'ai  aucun  motif  et  aucun  droit  de  te  questionner;  mais 
Laurence  doit  les  savoir,  les  apprécier  et  en  tirer  la  conséquence 
de  sa  conduite  future.  Sortons  tous  les  trois,  allons  dans  la  cam- 
pagne, et  je  vous  laisserai  causer  seuls.  Je  ne  veux  pas  avoir  une 
opiuion,  une  influence  quelconque  avant  que  Liurence  t'ait  parlé 
librement  et  à  cœur  ouvert. 

Nous  nous  enfonçâmes  dans  une  petite  gorge  ombragée  où  cou- 
lait une  eau  limpide,  et  Bellamare  nous  quitta  en  nous  disant  qu'il 
reviendrait  dans  deux  heures. 

Impéria  me  faisait  l'effet  d'une  victime  résignée  à  l'épreuve  dou- 
loureuse d'une  confidence  redoutée  depuis  longtemps  et  parfaite- 
ment inutile. 

—  Je  vois  bien,  lui  dis-je,  que  vous  m'avez  deviné  aussi,  que 
vous  me  plaignez,  et  que  vous  ne  m'aimerez  jamais;  mais  un 
bomme  qui  se  noie  se  rattrape  jusqu'au  dernier  moment  à  tout  ce 
qu'il  peut  saisir,  et  je  vais  entrer  dans  une  existence  qui  est  la 
mort  intellectuelle,  si  je  n'y  porte  pas  un  peu  d'espoir.  Ne  trouvez 
donc  pas  inutile  que  je  veuille  me  préparer  à  un  naufrage  peut-être 
pire  que  celui  de  l'Adriatique. 

Impéria  mit  ses  mains  sur  son  visage  et  fondit  en  larmes. 

—  Je  sais,  lui  dis-je  en  baisant  ses  mains  mouillées,  que  vous 
avez  de  l'amitié,  une  véritable  amitié  pour  moi. 

—  Oui,  dit-elle,  une  amitié  profonde,  immense.  Oui,  Laurence, 
quand  tu  me  dis  que  je  ne  t'aime  pas,  tu  me  fais  un  mal  afireux.  Je 
ne  suis  pas  froide,  je  ne  suis  pas  égoïste,  je  ne  suis  pas  ingrate,  je 
ne  suis  pas  imbécile.  Ton  affection  pour  moi  a  été  bien  généreuse, 
tu  ne  me  l'as  jamais  laissé  voir  que  malgré  toi,  en  de  rares  momens 
de  fièvre  et  d'exaltation.  Quand  tu  me  l'as  exprimée  avec  ardeur 
sur  recueil,  tu  étais  fou,  tu  étais  mourant.  Après,  et  presque  tou- 
jours, tu  l'as  si  bien  renfermée  et  vaincue,  que  je  t'ai  cru  absolu- 
ment guéri.  Je  sais  que  tu  as  tout  fait  pour  m'oublier  et  pour  me 
donner  à  croire  que  tu  ne  pensais  plus  à  moi.  Je  sais  que  tu  as  eu 
des  maîtresses  de  passage,  que  tu  t'es  jeté  à  corps  perdu  dans  des 
distractions  qui  n'étaient  peut-être  pas  bien  dignes  de  toi,  et  dont 
tu  sortais  triste  et  comme  désespéré.  Plus  d'une  fois,  à  ton  insu, 
tes  yeux  m'ont  dit  :  «  Si  je  suis  mécontent  de  moi-même,  c'est 
votre  faute.  Il  fallait  me  donner  seulement  de  l'espoir,  j'aurais  été 
chaste  et  fidèle.  »  Oui,  mon  bon  Laurence,  oui,  je  sais  tout  cela,  et 


PIERRE   QUI    ROULE.  795 

tout  ce  que  tu  veux  me  dire,  je  pourrais  te  le  dicter.  Peut-être 
que...  si  tu  m'avais  été  fidèle  sans  espérance;...  mais  non,  non,  je 
ne  veux  pas  te  dire  cela,  ce  serait  trop  romanesque  et  peut-être 
pas  vrai;  tu  aurais  été  encore  plus  parfait  que  tu  ne  l'es,  tu  aurais 
été  un  héros  de  la  chevalerie,  j'aurais  même  pris  de  l'amour  pour 
toi,  qu'il  aurait  tallu  le  vaincre  ou  y  succomber;  le  vaincre,  ce  qui 
est  pour  toi  un  grand  chagrin  ;  y  succomber,  ce  qui  eût  été  pour 
moi  un  remords  et  un  désespoir.  Ecoute,  Laurence,  je  ne  suis  pas 
libre,  je  suis  mariée. 

—  Mariée!  m'écriai-je;  toi,  mariée!  Ce  n'est  pas  vrai! 

—  Ce  n'est  pas  vrai  par  le  fait;  mais  à  mes  yeux  je  suis  irrévo- 
cablement liée.  J'ai  engagé  ma  conscience  et  ma  vie  à  un  serment 
qui  est  ma  force  et  ma  rehgion.  J'aime  réellement  quelqu'un,  et  je 
l'aime  depuis  cinq  ans. 

—  Ce  n'est  pas  vrai!  répétai-je  avec  colère;  cette  fable  est  usée; 
ce  prétexte  ne  peut  plus  servir.  Vous  avez  dit  à  Beliamare  devant 
moi,  à  Paris,  un  jour  où  j'étais  encore  malade  et  où  je  feignais  de 
dormir,  que  ce  n'était  pas  vrai. 

—  Tu  as  entendu  cela,  reprit-elle  en  rougissant.  Eh  bien...  c'est 
raison  de  plus. 

—  Expliquez-vous. 

—  Impossible.  Tout  ce  que  je  peux  dire,  c'est  que  je  cache  mon 
secret,  surtout  à  Sellamare.  C'est  à  lui  que  je  mens  et  que  je  men- 
tirai tout  le  temps  nécessaire.  C'est  lui  qui  pourrait  deviner,  et  je 
ne  veux  pas  qu'il  devine. 

—  Alors  c'est  Léon  que  tu  aimes? 

—  Non,  je  te  jure  que  ce  n'est  pas  Léon.  Je  n'y  al  jamais  songé, 
et  comme  après  lui  il  n'y  a  plus  que  Lambesc  à  supposer,  je  te  prie 
de  m' épargner  l'humiliation  de  m'en  défendre  et  de  ne  plus  me 
faire  de  questions  inutiles.  J'ai  été  sincère  avec  toi,  toujours!  ne 
m'en  punis  pas  par  ta  méfiance.  Ne  me  fais  pas  souffrir  plus  que  je 
ne  souffre. 

—  Eh  bien!  mon  amie,  sois  sincère  jusqu'au  bout;  dis-moi  si 
tu  es  heureuse,  si  tu  es  aimée. 

Elle  refusa  de  me  répondre,  et  je  perdis  l'empire  de  ma  volonté; 
ce  mystère  incompréhensible  m'exaspérait.  Je  m'en  plaignis  avec 
tant  d'énergie  que  j'arrachai  une  partie  de  la  vérité,  conforme, 
hélas!  à  ce  qu'Impéria  m'avait  dit  d'un  ton  à  demi  sérieux,  à  Or- 
léans, sur  la  route  qui  conduisait  k  la  villa  Vachard.  Elle  n'avait 
jamais  révélé  son  amour  à  celui  qui  en  était  l'objet;  il  ne  le  pres- 
sentait seulement  pas.  Elle  était  sûre  qu'il  en  serait  heureux  le 
jour  où  elle  le  lui  ferait  connaître;  mais  ce  jour  n'était  pas  encore 
venu  :  elle  avait  deux  ou  trois  ans  encore  à  l'attendre.  Elle  vou- 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lait  se  conserver  libre  et  irréprochable  pour  donner  confiance  à  cet 
homme  que  le  mariage  effrayait.  Où  était  cet  homme,  que  faisait-il, 
oii  et  quand  le  voyait- elle?  Impossible  de  le  lui  faire  dire.  Quand 
j'émis  la  supposition  qu'il  était  non  loin  du  lieu  habité  par  le  père 
d'Impéria  et  qu'elle  le  rencontrait  là  tous  les  ans,  quand  elle  allait 
voir  ce  père  infirme,  elle  répondit  :  peut-être,  mais  d'un  ton  qui 
me  parut  signifier  :  crois  cela,  si  bon  te  semble;  tu  ne  devineras  ja- 
mais. 

J'y  renonçai,  mais  alors  je  fis  tout  ce  qui  est  humainement  pos- 
sible pour  lui  remontrer  combien  sa  passion  romanesque  était  in- 
sensée. Elle  n'était  sûre  de  rien  dans  l'avenir,  pas  même  de  plaire, 
et  elle  sacrifiait  sa  jeunesse  à  un  rêve,  à  un  parti-pris  qui  ressem- 
blait à  une  monomanie. 

—  Eh  bien  !  répondit-elle,  cela  ressemble  à  l'amour  que  tu  as 
pour  moi.  Dès  le  premier  jour,  tu  as  su  que  j'aimais  un  absent. 
J'ai  dit  cela  bien  haut  la  première  fois  que  dans  le  foyer  de  l'Odéon 
tu  m'as  regardée  avec  des  yeux  trop  expressifs.  Je  te  l'ai  répété  en 
toute  occasion,  et  cela  est.  Ne  pouvant  avoir  mon  amour,  tu  as 
voulu  mon  amitié.  Tu  l'as  conquise,  tu  l'as.  Tu  t'en  es  contenté 
trois  ans,  tu  n'as  pas  voulu  l'échanger  contre  des  agitations  qui  nous 
eussent  fait  du  mal  en  pure  perte.  Tu  sais  que  j'aurais  fui!  Tu  t'es 
trouvé  heureux  avec  nous,  même  à  travers  les  plus  grandes  misères 
et  les  plus  douloureuses  épreuves;  nous  nous  sommes  tous  chéris 
avec  enthousiasme,  et,  conviens-en,  il  y  a  eu  des  jours,  des  se- 
maines, des  mois  entiers  peut-être,  où  nous  étions  si  montés,  si 
exaltés,  que  tu  t'applaudissais  de  n'être  que  mon  ami.  Tu  n'aurais 
pas  voulu,  dans  ces  momens-là,  me  voir  échanger  notre  fraternité 
chevaleresque  contre  les  bourrasques,  les  ardeurs  et  les  fantaisies 
où  notre  pauvre  Anna  se  consume.  Eh  bien!  ma  vie  s'est  affolée 
comme  la  tienne;  une  idée,  une  préférence  secrète,  un  rêve  d'ave- 
nir ont  fait  de  nous  deux  insensés  qui  doivent  se  comprendre  et  se 
pardonner.  Tu  dis  que  je  suis  ton  idée  fixe;  permets-moi  d'avoir 
aussi  ma  folie  sérieuse,  incurable.  Nous  n'avons  pas  l'existence 
réellement  sociale,  nous  autres;  nous  sommes  en  dehors  de  toutes 
les  conventions,  bonnes  ou  mauvaises,  que  la  raison  suggère  aux 
gens  prévoyans  et  rangés.  Leur  logique  n'est  pas  la  nôtre.  Le  pré- 
jugé a  beau  disparaître;  nous  faisons  bande  à  part,  et  ceux  qui  nous 
connaîtraient  bien  diraient  de  nous  que  nous  sommes,  avec  les  dé- 
vots mystiques,  les  derniers  disciples  d'un  idéal  extra-social,  extra- 
pratique, extra-humain.  A  tout  homme  lié  au  monde  tel  qu'il  est, 
on  peut  dire  :  «  Où  allez-vous?  à  quoi  cela  vous  mène-t-il?  »  Cet 
homme,  s'il  est  en  train  de  faire  de  grandes  folies,  s'arrête  éperdu 
et  ne  voit  devant  lui  que  la  honte  ou  le  suicide.  Nous,  quand  on 


PIEBllE    QUI    ROULE.  797 

nous  demande  où  nous  allons,  nous  répondons  en  riant  que  nous 
allons  pour  ne  pas  nous  arrêter,  et  notre  avenir  est  toujours  plein 
de  fantômes  qui  rient  plus  fort  que  nous.  Le  découragement  ne 
nous  prend  que  quand  nous  ne  pouvons  plus  compter  sur  le  hasard. 
Ne  me  dis  donc  pas  que  je  suis  folle.  Je  le  sais  bien,  puisque  je 
suis  devenue  actrice,  et  tu  es  fou  aussi,  puisque  tu  t'es  fait  acteur. 
11  t'a  fallu  une  idole,  il  m'en  avait  fallu  une  avant  de  te  connaître, 
et  nous  nous  sommes  rencontrés  trop  tard. 

Il  me  sembla  qu'elle  avait  raison,  et  je  ne  discutai  plus,  je  fus 
même  embarrassé  quand  elle  me  demanda  où  nous  en  serions,  si 
j'avais  réussi  à  me  faire  aimer  d'elle.  —  Est-ce  que  tu  es  libre? 
Est-ce  que  tu  n'appartiens  pas  à  un  devoir,  à  un  pays,  à  un  père, 
à  un  travail  diflerent  du  nôtre?  N'as-tu  pas  fait  une  grande  folie  de 
l'attacher  à  nous,  qui  n'avons  plus  ni  pays,  ni  famille,  ni  devoirs  en 
dehors  de  notre  bercail  (mibulanl?  Ne  nous  as- tu  pas  préparé  un 
immense  chagrin  en  nous  donnant  quelques  années  de  ta  jeunesse, 
sachant  que  tu  serais  forcé  de  te  reprendre?  Que  ferais-tu  de  moi 
à  cette  heure,  si  j'étais  ta  compagne?  J'ignore  si  tu  as  réellement 
de  quoi  vivre,  et  cela  me  serait  fort  égal,  pourvu  que  nous  pussions 
travailler  ensemble;  mais  le  pourrions-nous?  Pourrais-tu  seulement 
me  donner  un  asile  dont  on  ne  me  chasserait  pas  comme  une  vaga- 
bonde? Le  dernier  de  vos  paysans  ne  se  croirait-il  pas  en  droit  de 
mépriser  et  d'insulter  M"''  de  Valclos  la  baladine?  Tu  vois  bien  que 
tu  dois  t'estimer  heureux  de  n'avoir  pas  contracté  envers  moi  des 
devoirs  que  tu  ne  pourrais  pas  remplir. 

—  Aussi,  lui  dis-je,  je  ne  venais  pas  te  demander  ta  main;  mais 
il  me  semblait  que  ton  cœur  était  libre  et  que  tu  pouvais  me  dire  : 
Espère  et  reviens.  Mon  pauvre  père  n'a,  m'a-l-on  dit,  que  quelques 
années,  peut-être  quelques  mois  à  vivre.  Je  veux  me  consacrer  à 
prolonger  autant  que  possible  son  existence,  et  cela  sans  reg"et, 
sans  hésitation,  sans  impatience.  Je  ne  me  sens  pas  effrayé  de  ma 
tâche;  je  la  remplirai,  quel  que  soit  l'avenir;  mais  l'avenir,  c'est  toi, 
Lnpéria,  et  tu  ne  veux  pas  que  mon  dévoûment  aspire  à  une  ré- 
compense? Je  t'ai  souvent  dit  que  je  devais  hériter  d'une  fortune 
bien  petite,  mais  bien  suffisante  pour  faire  durer  et  peut-être  con- 
solider notre  association.  J'aurais  accepté  avec  joie  cette  commu- 
nauté d'intérêts  avec  Bellamare  et  ses  amis... 

—  Non,  dit  Impéria.  Bellamare  n'eût  pas  accepté.  Tout  cela  est 
insensé,  mon  brave  Laurence!  Ne  mêlons  pas  les  intérêts  du  monde 
avec  ceux  de  la  bohème.  Bellamare  n'empruntera  jamais  que  pour 
rendre,  et  lui  seul  peut  sauver  Bellamare. 

—  Il  me  serait  permis  au  moins,  repris-je,  de  rester  associé  k 
ses  destinées  et  aux  tiennes.  Tu  ne  veux  donc  pas  même  me  lais- 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ser  l'espoir  de  recommencer  nos  campagnes  et  de  redevenir  ton 
frère? 

—  Prochainement,  non,  dit-elle,  tu  souffrirais  trop  de  l'expli- 
cation que  nous  venons  d'avoir  ensemble;  mais  un  jour,  quand  tu 
m'auras  tout  k  fait  pardonné  de  ne  pas  t' aimer,  quand,  toi-même, 
tu  aimeras  une  autre  femme...  mais  une  autre  femme  ne  voudra 
pas  que  tu  la  quittes,  et  tu  vois...  nous  tournons  dans  un  cercle  vi- 
cieux, car  pour  ton  bonheur  à  venir  il  faut  que  tu  rompes  avec  le 
présent,  et  que  tu  rompes  sans  arrière-pensée.  Je  serais  bien  cou- 
pable, si  je  te  disais  le  contraire. 

Chacune  de  ses  paroles  tombait  sur  mon  cœur  comme  la  pelletée 
de  terre  sur  un  cercueil.  J'étais  anéanti,  et  tout  à  coup  il  se  fit  en 
moi  une  réaction  violente.  Je  fis  comme  le  condamné  qui  brise  ses 
liens,  ne  fût-ce  que  pour  faire  quelques  pas  avant  de  mourir,  ie  lui 
exprimai  mon  amour  avec  la  violence  du  désespoir,  et  de  nouveau 
elle  pleura  amèrement  en  me  disant  que  j'étais  impitoyable,  que 
je  la  torturais.  Sa  douleur,  qui  était  réelle  et  qui  la  suffoquait,  me 
donna  un  moment  le  change.  Je  me  persuadai  qu'elle  m'aimait  et 
(ju'elle  se  sacrifiait  à  la  pensée  d'un  devoir  cruel.  Oui,  je  vous  jure 
qu'elle  semblait  m'aimer,  me  regretter  et  craindre  mes  caresses, 
car  elle  me  retirait  ses  mains,  et  si  parfois,  vaincue,  elle  cachait  son 
visage  sur  mon  épaule,  tout  aussitôt  elle  s'éloignait,  effrayée,  comme 
une  femme  prête  à  faiblir.  Elle  n'était  ni  perfide,  ni  froide,  ni  co- 
quette; je  le  savais,  j'en  étais  sûr,  après  une  si  longue  intimité  et 
tant  d'occasions  de  voir  son  généreux  caractère  à  tous  les  genres 
d'épreuve.  Je  devenais  fou.  —  Sacrifie-moi  ton  serment,  lui  dl- 
sais-je;  oublie  l'homme  à  qui  tu  te  dois;  moi,  je  te  sacrifierai  tout. 
Je  laisserai  mon  père  mourir  seul  et  désespéré.  L'amour  est  au- 
dessus  de  toutes  les  lois  humaines  ;  il  est  tout,  il  peut  tout  créer  et 
tout  détruire.  Sois  à  nioi,  et  que  l'univers  s'écroule  autour  de  nous! 

Elle  me  repoussa  doucement,  mais  d'un  air  triste.  —  Tu  vois,  dit- 
elle,  voilà  où  l'on  va  quand  on  écoute  la  passion  ;  on  blasphème  et 
on  ment!  Tu  n'abandonnerais  pas  plus  ton  père  que  je  n'abandon- 
nerais mon  ami.  Nous  les  oublierions  peut-être  un  jour,  le  lende- 
main nous  nous  quitterions  pour  les  rejoindre,  et  si  nous  ne  le 
faisions  pas,  nous  nous  mépriserions  l'un  l'autre.  Laisse-moi,  Lau- 
rence, si  je  t'écoutais,  notre  amour  tuerait  notre  amitié  et  notre  es- 
time mutuelle.  Je  te  jure,  moi,  que  le  jour  où  je  perdrai  le  respect 
de  moi-même,  je  ferai  justice  de  moi,  je  me  tuerai! 

Elle  alla  rejoindre  Bellamare,  qui  reparaissait  au  fond  du  ravin, 
et  je  la  laissai  me  quitter  sans  la  retenir.  Tout  était  fini  pour  moi, 
et  j'entrais  dans  la  phase  de  la  plus  complète  indifférence  de  la 
vie. 


PIERRE    QUI    ROULE.  799 

Bellamare  reconduisit  Impéria  après  m'avoir  prié  de  l'attendre; 
il  avait  à  me  parler.  Quand  il  revint,  il  me  trouva  cloué  à  la  même 
place,  dans  la  même  attitude,  les  yeux  fixés  sur  le  ruisseau,  dont 
je  suivais  machinalement  les  petits  remous  contre  la  pierre,  sans 
me  souvenir  de  moi-môme.  —  lion  enfant,  me  dit-il  en  s' asseyant 
près  de  moi,  veux- tu,  peux-tu  me  raconter  ce  qui  s'est  passé  entre 
elle  et  toi?  Crois-tu  devoir  me  le  dire?  Je  n'ai  pas  le  droit  de  la 
questionner,  je  te  le  répète;  n'ayant  jamais  été  épris  d'elle,  je  ne 
suis  pas  autorisé  h  lui  demander  une  réponse  catégorique  comme 
celle  que  tu  viens  d'exiger.  Elle  vient  de  me  dire,  comme  toujours, 
qu'elle  ne  voulait  pas  aimer,  et,...  je  te  dois  la  vérité,  elle  a  tant 
,  de  chagrin  qu'il  me  semble  qu'elle  t'aime  malgré  elle.  Il  faut  qu'il 
y  ait  un  obstacle  qu'il  m'est  impossible  de  deviner.  Si  c'est  un  se- 
cret qu'elle  t'a  confié,  ne  me  le  dis  pas;  mais  si  c'est  une  simple 
confidence,  prends-moi  pour  conseil  et  pour  juge.  Qui  sait  si  je  ne 
vaincrai  pas  l'obstacle  et  si  je  ne  te  rendrai  pas  l'espérance  ? 

Je  lui  racontai  tout  ce  qu'elle  m'avait  dit.  Il  rêva,  questionna 
encore,  chercha  consciencieusement  et  ne  trouva  rien  qui  pût  ex- 
pliquer le  mystère.  Il  en  fut  même  dépité;  lui  si  intelligent,  si  ex- 
périmenté, si  pénétrant,  il  voyait  devant  lui,  disait-il,  une  statue 
voilée  avec  une  inscription  indéchillrable, 

—  Voyons,  reprit-il  en  se  résumant,  il  ne  faut  jamais  se  dire 
qu'une  chose  est  finie.  Rien  ne  finit  dans  la  vie.  11  ne  faut  jamais 
abjurer  une  afiéction  ni  enterrer  son  propre  cœur.  Je  ne  veux  pas 
que  tu  t'en  ailles  brisé  ou  démoli.  Un  homme  n'est  ni  un  mur  dont 
on  écrase  les  pierres  sur  le  chemin,  ni  une  pipe  dont  on  jette  les 
morceaux  au  coin  de  la  borne.  Les  morceaux  d'une  intelligence 
sont  toujours  bons.  Tu  vas  retourner  chez  toi  et  soigner  ton  père; 
tu  feras  tout  ce  qu'il  veut,  tu  ai'roseras  ses  plates-bandes,  tu  tail- 
leras ses  espaliers,  et  tu  penseras  à  l'a-venir  comme  à  une  chose 
qui  t'appartient,  qui  t'est  due  et  dont  tu  disposes.  Tu  sais  bien 
que  sur  lo  scoglio  maledctio  j'ai  fait  des  projets  jusqu'à  la  dernière 
heure,  et  qu'ils  se  sont  réalisés.  Ya  donc,  mon  enfant,  et  ne  t'iîua- 
gine  pas  que  j'accepte  ta  démission  d'artiste.  Je  vais  travailler  pour 
toi,  je  vais  mettre  Impéria  à  la  question.  A  présent  je  dois  et  je 
veux  savoir  son  secret.  Quand  je  le  saurai,  je  t'écrirai  «  reste  à  ja- 
mais »  ou  «  reviens  dès  que  tu  pourras.  »  Si  elle  t'aime,  eh  bien! 
ce  n'est  pas  le  diable  que  de  se  voir,  à  l'insu  de  ton  monde,  de 
temps  en  temps.  Il  y  a  toujours  moyen,  si  ton  exil  doit  se  prolon- 
ger, de  le  rendre  supportable,  ne  fût-ce  que  par  la  confiance  réci- 
proque et  la  certitude  de  se  rejoindre.  Va-t'en  donc  tranquille- 
ment, rien  n'est  changé  à  ta  situation;  ce  doute  que  tu  as  supporté 
trois  ans,  tu  peux  bien  le  supporter  encore  trois  semaines,  car  je 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

te  réponds  de  savoir  ton  sort  au  plus  tard  au  bout  de  ce  temps-là. 

Cet  admirable  ami  réussit  à  me  rendre  un  peu  de  courage,  et  je 
partis  sans  revoir  Impéria  ni  les  autres,  pour  ne  pas  perdre  le  peu 
d'énergie  qui  me  restait.  Quand  je  fus  de  retour  chez  moi,  je  lui 
écrivis  pour  le  prier  de  me  ménager,  s'il  acquérait  la  certitude  de 
mon  malheur.  Dans  ce  cas-là,  lui  disais-je,  ne  m'écrivez  rien.  J'at- 
tendrai; je  perdrai  peu  à  peu  et  sans  secousse  ma  dernière  espé- 
rance. 

J'ai  attendu  trois  semaines,  j'ai  attendu  trois  mois,  j'ai  attendu 
trois  ans.  Il  ne  m'a  pas  écrit.  J'ai  cessé  d'espérer... 

J'ai  eu  une  consolation  :  mon  père  a  repris  la  santé,  il  n'est  plus 
menacé  d'apoplexie,  il  est  calme,  il  me  croit  heureux,  et  il  est  heu- 
reux. 

J'ai  abjuré  tous  mes  rêves  d'artiste,  et,  voulant  en  finir  avec  les 
regrets,  je  me  suis  fait  franchement  ouvrier.  J'ai  travaillé  à  rede- 
venir le  paysan  que  j'aurais  dû  être.  Je  n'ai  jamais  reproché  à  mon 
père  de  m'avoir  deux  fois  sacrifié,  la  première  à  son  ambition,  la 
seconde  à  sa  dévotion.  Il  n'a  pas  compris  sa  faute,  il  en  est  inno- 
cent; je  m'en  venge  en  l'aimant  davantage.  J'ai  besoin  d'aimer, 
moi;  je  suis  une  nature  de  chien  fidèle.  Mon  père  est  devenu  l'en- 
fant qu'on  m'a  confié  et  que  je  garde,  ou  plutôt  je  suis  une  nature 
d'amoureux,  j'ai  besoin  de  servir  et  de  protéger  quelqu'un;  le 
vieillard  s'est  donné  à  moi,  c'est  mon  emploi  de  veiller  sur  lui  et 
de  lui  épargner  tout  chagrin,  tout  danger,  toute  inquiétude.  Je  lai 
suis  reconnaissant  de  ne  pouvoir  se  passer  de  moi,  je  le  remercie 
de  m'avoir  enchaîné. 

Vous  pensez  bien  que  cette  résignation  ne  m'est  pas  venue  en  un 
jour;  j'ai  beaucoup  souffert  !  La  vie  que  je  mène  ici  est  l'antipode  de 
mes  goûts  et  de  mes  aspirations,  mais  je  la  préfère  aux  mesquines 
ambitions  de  clocher  qu'on  voulait  me  suggérer.  Je  n'ai  pas  voulu 
du  plus  mince  emploi;  je  ne  veux  pas  d'autre  chaîne  que  celle  de 
l'amour  et  de  ma  propre  volonté.  Celle  que  je  porte  me  blesse 
quelquefois  jusqu'au  sang,  mais  c'est  pour  mon  père  que  je  saigne, 
et  je  ne  veux  pas  saigner  pour  un  sous-préfet,  pour  un  maire,  ou 
même  pour  un  contrôleur  de  finances.  Si  j'étais  percepteur,  mon 
cher  monsieur,  je  vous  regarderais  comme  un  maître,  et  je  ne  vous 
ouvrirais  pas  mon  cœur  comme  je  le  fais  en  ce  moment.  Bellamare 
me  l'avait  bien  dit  :  quand  on  s'est  donné  au  théâtre,  on  ne  se  re- 
prend plus.  On  ne  peut  plus  retrouver  de  place  dans  le  monde;  on 
a  représenté  trop  de  beaux  personnages  pour  accepter  les  bas  em- 
plois de  la  civilisation  moderne.  J'ai  été  Achille,  Hippolyte  et  Tan- 
crède  par  le  costume  et  la  figure,  j'ai  bégayé  la  langue  des  demi- 
dieux,  je  ne  saurais  être  ni  commis  ni  greffier.  Je  me  croirais 


PIERRE    QUI   ROULE.  801 

travesti,  et  je  serais  encore  plus  mauvais  employé  que  je  n'ai  été 
mauvais  comédien.  Du  temps  de  Molière,  il  y  avait  au  tliéâtre  un 
emploi  qualifié  ainsi  :  «  un  tel  représente  les  rois  et  les  paysans.  » 
J'ai  souvent  songé  à  ce  contraste  qui  résume  ma  vie  et  continue 
ma  fiction,  car  je  ne  suis  pas  plus  paysan  que  je  ne  suis  monarque. 
Je  suis  toujours  un  déclassé,  imitant  la  vie  des  autres  et  n'ayant 
pas  d'existence  en  propre. 

L'amour  heureux  eût  fait  de  moi  un  homme  en  même  temps 
qu'un  artiste.  Une  belle  dame  a  rêvé  de  me  transformer  entière- 
ment; c'était  trop  entreprendre  :  elle  eût  peut-être  créé  l'homme, 
elle  eût  tué  l'artiste.  Impéria  n'a  voulu  faire  ni  l'un  ni  l'autre, 
c'était  son  droit.  Je  l'aime  encore,  je  l'aimerai  toujours;  mais  j'ai 
juré  de  la  laisser  tranquille,  puisqu'elle  aime  ailleurs.  Je  me  sou- 
mets, non  passivement,  cela  ne  m'est  possible  qu'en  apparence, 
mais  par  une  exaltation  secrète  dont  je  ne  fais  part  à  personne. 
J'y  mets  peut-être  la  vanité  du  cabotin  qui  aime  les  rôles  su- 
blimes, mais  je  joue  mon  drame  sans  contrôle  d'aucun  public. 
Quand  cette  exaltation  devient  trop  vive,  je  me  fais  le  comédien, 
c'est-à-dire  le  rapsode,  le  boute-en-train  et  le  chanteur  de  ballades 
villageoises  de  mes  camarades  villageois.  Je  bois  de  temps  en  temps 
pour  m' étourdir,  et  quand  mon  imagination  a  des  élans  trop  élevés, 
je  fais  la  cour  à  des  filles  laides  qui  ne  sont  pas  cruelles  et  qui 
n'exigent  pas  que  je  mente  pour  les  persuader. 

Gela  durera  autant  que  la  vie  de  mon  père,  et  j'ai  dû  me  faire 
une  philosophie  bien  trempée  pour  me  préserver  du  désir  sacri- 
lège de  sa  mort.  Je  ne  me  permets  donc  jamais  de  penser  à  ce  que  je 
deviendrai  quand  je  l'aurai  perdu.  Sur  l'honneur,  monsieur,  je  n'en 
sais  rien  et  ne  veux  pas  le  savoir. 

Voilà  qui  vous  explique  comment  l'homme  que  vous  avez  vu  à 
moitié  ivre  hier  au  cabaret  est  le  même  qui  vous  raconte  aujour- 
d'hui une  histoire  archi-romanesque.  Elle  est  vraie  de  tous  points, 
et  je  ne  vous  en  ai  dit  que  les  péripéties  les  plus  accusées  pour  ne 
pas  lasser  votre  patience... 

Laurence  termina  ici  son  récit  et  me  quitta,  remettant  au  lende- 
main le  plaisir  d'écouter  mes  réflexions.  Il  était  deux  heures  du 
matin. 

Mes  réflexions  ne  furent  ni  longues  ni  gourmées.  J'admirais  cette 
nature  dévouée,  je  chérissais  ce  cœur  généreux  et  droit.  Je  ne  com- 
prenais pas  beaucoup  sa  persistance  à  aimer  une  femme  froide  ou 
préoccupée.  J'étais  un  homme  planté  au  beau  milieu  de  l'état  so- 
cial tel  qu'il  est.  Je  n'avais  pas  l'instinct  romanesque;  c'est  pour 
cela  peut-être  que  le  récit  de  Laurence  m'avait  intéressé  vivement, 
car  l'intérêt  repose  toujours  sur  une  bonne  part  d'étonnement,  et 

TOME   LXXXII.  —  1809.  51 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  narrateur  qui  serait  complètement  au  point  de  vue  de  son  audi- 
teur ne  l'amuserait,  nullement,  j'en  suis  certain. 

La  seule  observation  que  j'aurais  pu  faire  à  Laurence  est  celle-ci  : 
—  Vous  ne  finirez  certes  pas  votre  vie  dans  les  conditions  où  vous 
la  subissez  ra^-intenant.  Vous  ne  serez  pas  plus  tôt  libre  que  vous 
retournerez  au  théâtre,  ou  que  vous  chercherez  à  entrer  dans  le 
monde.  N'atrophiez  pas  votre  intelligence  de  gaîté  de  cœur,  n'é- 
branlez pas  par  les  excès  votre  admirable  organisation.  —  Mais  il 
craignait  tant  d'entendre  parler  de  l'avenir,  ce  mot  seul  le  crispait 
si  subitement  que  je  n'osai  pas  même  le  prononcer.  Je  vis  bien  que 
son  sacrifice  était  encore  plus  douloureux  qu'il  ne  voulait  l'avouer, 
et  que  l'idée  d'une  liberté  qui  ne  pouvait  arriver  qu'à  la  mort  de 
son  père  lui  causait  une  terreur  et  une  anxiété  profondes. 

Je  me  permis  seulement  de  lui  dire  que ,  dût-il  être  jardinier 
toute  sa  vie,  il  ne  fallait  pas  plus  s'abrutir  dans  cette  condition-là 
que  dans  toute  autre,  et  je  fus  d'autant  plus  éloquent  que  j'avais  été 
surpris  l'avant-veille  par  une  ivresse  bien  conditionnée.  11  me  pro- 
mit de  s'observer  et  de  vaincre  ces  momens  de  lâcheté  où  il  faisait 
trop  bon  marché  de  lui-même.  Il  me  remercia  chaleureusement  de 
la  sympathie  très  réelle  que  je  lui  exprimais;  nous  passâmes  encore 
deux  jours  ensemble,  et  je  le  quittai  avec  chagrin.  Je  ne  pus  lui 
faire  promettre  de  m'écrire.  —  Non,  me  dit-il,  j'ai  assez  remué  les 
cendres  de  mon  foyer  en  vous  racontant  ma  vie.  Il  faut  que  tout 
s'éteigne  à  jamais.  Si  je  me  faisais  une  habitude  d'y  toucher  de 
temps  en  temps,  je  ne  serais  plus  maître  de  l'incendie.  Je  vois 
bien  que  vous  me  plaignez  :  je  me  laisserais  aller  à  me  plaindre,  il 
ne  faut  pas  de  ça  ! 

Je  me  mis  à  sa  disposition  pour  tous  les  services  que  je  pourrais 
être  à  même  de  lui  rendre,  et  je  lui  laissai  mon  adresse.  Il  ne  m'é- 
crivit jamais,  et  ne  m'accusa  même  pas  réception  de  quelques  vo- 
lumes qu'il  m'avait  prié  de  lui  envoyer. 


Dix-huit  mois  s'étaient  écoulés  depuis  mon  passage  en  Auvergne, 
et  j'étais  toujours  inspecteur  des  finances;  mes  fonctions  m'avaient 
appelé  en  Normandie,  et  je  me  rendais  d'Yvetot  à  Duclair  par  une 
froide  soirée  de  décembre,  dans  une  petite  calèche  de  louage. 

La  route  était  bonne,  et  malgré  un  temps  très  sombre  j'aimais 
mieux  arriver  un  peu  tard  à  mon  gîte  que  d'être  forcé  de  me  lever 
de  grand  matin,  le  point  du  jour  étant  la  plus  cruelle  heure  du 
froid. 

J'étais  en  route  depuis  une  heure  quand  le  temps  s'adoucit  sous 
l'intluence  d'une  neige  très  drue.  Une  heure  plus  tard,  le  chemin  en 


PIERRE    QUI    ROULE.  803 

était  tellement  couvert  que  mon  conducteur,  qui  s'appelait  Thomas 
et  qui  était  un  vieux  homme  un  peu  indolent,  avait  peine  à  ne  pas 
me  mener  à  travers  champs.  Ses  haridelles  refusèrent  plusieurs  fois 
d'avancer,  et  enfin  elles  refusèrent  si  bien  qu'il  nous  fallut  des- 
cendre pour  dégager  les  roues  et  prendre  les  bêtes  par  la  bride; 
mais  ce  fut  inutilement,  nous  étions  embourbés  dans  le  fossé.  C'est 
alors  que  M.  Thomas  m'avoua  qu'il  n'était  plus  sur  la  route  de  Du- 
clair  et  qu'il  croyait  être  sur  celle  qui  retourne  vers  Caudebec.  Nous 
étions  en  plein  bois,  sur  un  chemin  très  vallonné;  la  neige  tombait 
toujours  plus  épaisse,  et  nous  risquions  fort  de  rester  là.  Pas  une 
voiture,  pas  un  roulier,  pas  un  passant  pour  nous  aider  et  nous 
renseigner. 

J'allais  en  prendre  mon  parti,  me  rouler  dans  mon  manteau  et 
dormir  dans  la  voiture,  quand  M.  Thomas  me  dit  qu'il  se  reconnais- 
sait et  que  nous  étions  dans  les  bois  entre  Jumiéges  et  Saint-Yan- 
drille.  Ces  deux  résidences  étaient  trop  éloignées  pour  que  ses  che- 
vaux épuisés  pussent  nous  conduire  à  l'une  ou  à  l'autre;  mais  il  y 
avait  plus  près  un  château  où  il  était  très  connu  et  où  nous  rece- 
vrions l'hospitalité.  J'eus  pitié  du  pauvre  homme,  qui  était  aussi  fa- 
tigué que  ses  bêtes,  et  je  lui  promis  de  les  garder  pendant  qu'il  irait, 
à  travers  bois,  chercher  du  secours  au  château  voisin. 

C'était  tout  près  effectivement,  car  au  bout  d'un  quart  d'heure  je 
le  vis  revenir  avec  deux  hommes  et  un  cheval  de  renfort.  On  nous 
tira  lestement  d'affaire,  et  un  des  hommes,  qui  me  parut  être  un 
garçon  de  ferme,  me  dit  que  nous  ne  pouvions  regagner  la  route  de 
Duclair  par  ce  mauvais  temps.  On  ne  voyait  pas  à  trois  pas  devant 
soi.  — Mon  maître,  ajouta-t-il,  serait  très  fâché,  si  je  ne  vous 
amenais  pas  souper  et  coucher  au  château. 

—  Qui  est  votre  maître,  mon  ami? 

—  C'est,  répondit-il,  M.  le  baron  Laurence. 

—  Qui?  m'écriai-je,  le  baron  Laurence  le  député? 

—  C'est,  reprit  le  paysan,  son  château  que  vous  verriez  d'ici,  si 
on  pouvait  voir  quelque  chose.  Allons,  venez,  il  ne  fait  pas  bon  à 
rester  là.  Les  bêtes  sont  en  sueur. 

—  Passez  devant,  lui  dis-je;  je  vous  suis. 

Comme  le  chemin  était  fort  étroit,  je  suivis  littéralement  la  ca- 
lèche et  les  hommes,  et  je  ne  pus  adresser  d'autres  questions  sur 
le  compte  du  baron  Laurence;  mais  c'était  bien  l'oncle  de  mon  ami 
le  comédien.  11  n'y  avait  qu'un  Laurence  à  la  chambre,  et  j'admi- 
rais la  destinée  qui  me  conduisait  vers  ce  potentat  de  la  famille. 
J'étais  dès  lors  résolu  à  le  voir,  à  lui  rendre  compte  de  la  situation 
de  son  neveu,  à  lui  dire  tout  le  bien  que  je  pensais  de  ce  jeune 
homme,  à  lui  tenir  tête,  s'il  le  méconnaissait. 


80Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  neige,  qui  allait  son  train,  ne  me  permit  pas  de  contempler 
le  manoir.  Il  me  sembla  traverser  des  cours  étroites  entourées  de 
constructions  élevées.  Je  montai  un  grand  perron,  et  je  me  vis  en 
face  d'un  valet  de  chambre  de  bonne  mine  qui  me  reçut  très  poli- 
ment en  me  disant  qu'on  me  préparait  un  appartement,  et  qu'en 
attendant  je  trouverais  bon  feu  dans  la  salle  à  manger. 

Tout  en  parlant,  il  me  débarrassait  de  mon  paletot  couvert  de 
neige  et  passait  un  morceau  de  serge  sur  mes  bottines.  Une  grande 
porte  s'ouvrait  en  face  de  moi,  et  je  voyais  un  autre  domestique  en 
train  de  poser  des  victuailles  appétissantes  sur  une  table  richement 
servie.  Une  immense  pendule  de  Boule  sonnait  minuit. 

—  Je  présume,  dis-je  au  valet  de  chambre,  que  M.  le  baron  est 
couché  et  ne  se  dérangera  pas  pour  un  voyageur  inconnu  que  cette 
mauvaise  nuit  lui  amène.  Veuillez  lui  remettre  ma  carte  demain 
matin,  et  s'il  veut  bien  me  permettre  de  le  remercier... 

—  M.  le  baron  n'est  pas  couché,  répondit  le  domestique,  c'est 
l'heure  de  son  souper,  et  je  vais  lui  porter  la  carte  de  monsieur. 

Il  me  fit  entrer  dans  la  salle  à  manger  et  disparut.  L'autre  do- 
mestique, occupé  à  servir  le  souper,  m'avança  poliment  un  siège 
près  de  la  cheminée,  y  jeta  une  brassée  de  pommes  de  pin  et  re- 
prit ses  occupations  sans  mot  dire. 

Je  n'avais  pas  froid,  j'étais  en  sueur.  Je  regardai  le  local.  Cette 
grande  salle  ressemblait  au  réfectoire  d'un  antique  couvent.  Je 
m'assurai,  en  regardant  de  près,  que  c'était,  non  une  imitation 
moderne,  mais  une  vraie  architecture  romane  et  monastique,  quel- 
que chose  comme  une  succursale  de  Jumiéges  ou  de  Saint- Van- 
drille,  les  deux  célèbres  abbayes  qui  possédaient  jadis  tout  le  pays 
environnant.  M.  le  baron  Laurence  avait  transformé  le  couvent  en 
palais,  ni  plus  ni  moins  que  le  prince  Klémenti.  Les  aventures  de 
la  troupe  Bellamare  me  revinrent  à  la  mémoire,  et  je  m'attendais 
presque  à  voir  entrer  le  frère  Ischirion  ou  le  commandant  Nikanor, 
quand  la  double  porte  du  fond  s'ouvrit,  et  un  grand  personnage  en 
robe  de  chambre  de  satin  cramoisi  garnie  de  fourrure  vint  à  ma 
rencontre,  les  bras  ouverts.  Ce  n'était  pas  le  prince  Klémenti,  ce 
n'était  pas  le  baron  Laurence;  c'était  mon  ami  Laurence,  Laurence 
en  personne,  un  peu  engraissé,  mais  plus  beau  que  jamais. 

Je  l'embrassai  avec  joie.  Il  était  donc  réconcilié  avec  son  oncle? 
il  était  donc  l'héritier  présomptif  de  son  titre  et  de  sa  richesse? 

—  Mon  oncle  est  mort,  répondit-il.  Il  est  mort  sans  me  connaître 
et  sans  songer  à  moi;  mais  il  avait  oublié  de  tester,  et  comme  j'é- 
tais son  unique  parent... 

—  Unique?  Votre  père... 

—  Mon  pauvre  cher  père!...  mort  aussi,  mort  de  joie!  frappé 


PIERRE    QUI    ROULE.  805 

d'apoplexie  quand  un  notaire  est  venu  lui  dire  sans  ménagement 
que  nous  étions  riches.  Il  n'a  pas  compris  qu'il  perdait  son  frère.  Il 
n'a  vu  que  le  sort  brillant  qui  m'était  échu,  l'unique  espoir,  l'uni- 
que préoccupation  de  sa  vie;  ce  désir  était  devenu  plus  intense 
avec  la  crainte  de  ma  damnation.  Il  s'est  jeté  dans  mes  bras  en 
disant  :  «  Te  voilà  seigneur,  tu  ne  seras  plus  jamais  comédien!  je 
peux  mourir,  »  et  il  est  mort!  Vous  voyez,  mon  ami,  que  cette  for- 
tune me  coûte  bien  cher!  Mais  nous  causerons  à  loisir;  vous  devez 
être  fatigué,  refroidi.  Soupons ,  je  vous  garde  après  le  plus  long- 
temps possible.  J'ai  besoin  de  vous  voir,  de  me  reconnaître  et  de 
me  résumer  avec  vous,  car  depuis  notre  connaissance  et  notre  sé- 
paration je  n'ai  pas  eu  une  heure  d'épanchement. 

Quand  nous  fûmes  à  table,  il  renvoya  ses  gens.  —  Mes  amis,  leur 
dit-il,  vous  savez  que  j'aime  à  veiller  sans  faire  veiller  les  autres. 
Mettez-nous  sous  la  main  tout  ce  qu'il  nous  faut,  assurez-vous  que 
rien  ne  manque  à  l'appartement  de  mon  hôte,  et  allez  vous  coucher, 
si  bon  vous  semble. 

—  A  quelle  heure  faut-il  réveiller  l'hôte  de  monsieur  le  baron? 
dit  le  valet  de  chambre. 

—  Vous  le  laisserez  dormir,  répliqua  Laurence,  et  vous  ne  m'ap- 
pellerez plus  monsieur  le  baron;  je  vous  ai  déjà  prié  de  ne  pas  me 
donner  un  titre  qui  ne  m'appartient  pas. 

Le  valet  de  chambre  sortit  en  soupirant.  —  Vous  le  voyez,  me 
dit  Laurence  quand  nous  fûmes  seuls,  rien  ne  manque  à  mon  dé- 
guisement, pas  même  les  valets  de  la  comédie.  Ceux-ci  se  croient 
amoindris  de  servir  un  homme  sans  titre  et  sans  morgue.  Ce  sont 
de  grands  imbéciles  qui  me  gênent  plus  qu'ils  ne  me  servent,  et 
qui,  je  l'espère,  me  quitteront  d'eux-mêmes  quand  ils  verront  que 
je  les  traite  comme  des  hommes. 

—  Je  crois  au  contraire,  lui  dis-je,  qu'ils  se  trouveront  peu  à 
peu  très  heureux  d'être  traités  ainsi.  Donnez-leur  le  temps  de  com- 
prendre. 

—  S'ils  comprennent,  je  les  garderai,  mais  je  doute  qu'ils  s'ha- 
bituent aux  manières  d'un  homme  qui  n'a  pas  besoin  d'être  servi 
personnellement. 

—  Ou  vous  vous  habituerez  à  être  servi  ainsi.  Vous  êtes  plus 
aristocrate  d'aspect  et  de  manières,  mon  cher  Laurence,  qu'aucun 
châtelain  que  j'aie  rencontré. 

—  Je  joue  mon  rôle,  cher  ami!  Je  sais  comment  il  faut  être  devant 
les  domestiques  de  bonne  maison.  Je  sais  que,  pour  être  respecté 
d'eux,  il  faut  une  grande  douceur  et  une  grande  politesse,  car  eux 
aussi  sont  des  comédiens  qui  méprisent  ce  qu'ils  feignent  de  véné- 
rer; mais  ne  vous  y  trompez  pas,  ceux  que  vous  voyez  ici  sont  des 


806  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

cabotins  très  vulgaires.  Mon  oncle  était  an  faux  grand  seigneur;  au 
fond,  il  avait  tous  les  ridicules  d'un  parvenu  qui  déteste  son  origine. 
J'ai  vu  cela  à  l'attitude  et  aux  habitudes  de  ses  gens.  Leur  genre  de 
vanité  est  de  troisième  ordre;  quand  ils  m'auront  quitté,  j'en  pren- 
drai de  plus  relevés,  et  ceux-là  me  regarderont  comme  un  homme 
Vi-aiment  supérieur,  parce  que  je  jouerai  mon  rôle  d'aristo  mieux 
que  n'importe  quel  aiisio.  Est-ce  que  tout  n'est  pas  fiction  et  co- 
médie en  ce  monde?  Je  ne  le  savais  pas,  moi!  Je  me  suis  demandé, 
en  prenant  possession  de  ce  domaine,  si  je  m'y  souffrirais  huit  jours. 
Je  ne  craignais  pas  tant  de  m'y  ennuyer  que  d'y  paraître  déplacé 
et  de  m'y  sentir  ridicule;  mais,  quand  j'ai  vu  combien  il  était  facile 
d'en  imposer  aux  gens  du  monde  par  une  aisance  et  une  dignité 
d'emprunt,  j'ai  reconnu  que  mon  ancien  métier  d'histrion  était  une 
éducation  excellente,  et  qu'on  n'en  devrait  pas  donner  d'autre  aux 
fils  de  famille. 

Laurence  me  débita  encore  quelques  paradoxes  sur  un  ton  de 
raillerie  qui  n'était  pas  gai.  11  affectait  un  peu  trop  de  dédain  pour 
sa  nouvelle  situation.  —  Voyons,  lui  dis-je,  ne  jouez  pas  la  comédie 
avec  un  homme  à  qui  vous  avez  dévoilé  tous  les  recoins  de  votre 
cœur  et  de  votre  conscience.  Il  est  impossible  que  vous  ne  vous 
trouviez  pas  plus  heureux  ici  que  dans  votre  village.  Je  mets  à  part 
la  perte  de  votre  père,  qui  était  fatale  selon  les  lois  de  la  nature;  ce 
chagrin  ne  se  trouve  pas  tellement  lié  à  votre  héritage  qu'il  doive 
vous  empêcher  d'en  apprécier  les  douceurs. 

—  Pardonnez-moi,  reprit-il,  ce  mal  et  ce  bien  sont  étroitement 
liés;  je  ne  puis  l'oublier.  Je  vous  l'ai  dit  naïvement  autrefois,  je 
vous  le  dis  aujourd'hui  avec  la  même  sincérité,  je  suis  né  acteur. 
Je  n'en  ai  pas  eu  le  talent,  j'en  ai  gardé  la  passion.  J'ai  besoin 
d'être  plus  grand  que  nature.  Il  faut  que  je  pose  vis-à-vis  de  moi- 
même,  que  j'oublie  l'homme  que  je  suis,  et  que  je  plane  au-dessus 
de  ma  propre  individualité  par  l'imagination.  Toute  la  différence 
entre  l'acteur  par  métier  et  moi,  c'est  qu'il  a  besoin  du  public,  et 
que  moi,  ne  l'ayant  jamais  passionné,  je  m'en  j)asse  fort  bien;  mais 
il  me  faut  ma  chimère  :  elle  m'a  soutenu,  elle  m'a  fait  accomplir 
de  grands  sacrifices.  Je  me  sais  honnête  et  bon,  cela  ne  me  suffit 
pas,  c'est  la  nature  qui  m'a  fait  ainsi;  je  prétends  sans  cesse  à  être 
sublime  à  mes  propres  yeux,  et  à  l'être  par  le  fait  de  ma  volonté. 
Enfin  la  vertu  est  mon  rôle,  et  je  n'en  veux  pas  jouer  d'autre.  Je 
sais  que  je  le  jouerai  toujours,  ou  que  je  me  prendrai  en  dégoût  et 
en  aversion.  Vous  ne  comprenez  pas  cela?  vous  me  prenez  pour  un 
fou?  Vous  ne  vous  trompez  pas,  je  le  suis;  mais  ma  folie  est  belle, 
et,  puisqu'il  m'en  faut  une,  ne  cherchez  pas  à  m'ôter  celle-là.  J'ai 
été  vraiment  stoïque  dans  mon  village,  car  tout  le  monde  m'y  a 


PIERRE    QUI    ROULE.  807 

cru  heureux,  et  certes  je  ne  l'étais  qu'en  de  rares  momens,  quand 
je  pouvais  me  dire  :  Tu  as  réussi  à  être  grand.  La  vie  de  mon  père, 
sa  sécurité  qui  était  mon  ouvrage,  c'était  la  raison  d'être  de  mon 
sacrifice.  J'en  étais  arrivé  à  ne  plus  rien  regretter  du  passé.  A  pré- 
sent qu'ai  je  à  faire  ici  qui  soit  digne  de  moi?  Avoir  de  belles  ma- 
nières, m'exprimer  plus  purement,  avoir  plus  de  littérature  que  la 
plupart  des  messieurs  qui  m'observent  et  m'auscultent  pour  savoir 
s'ils  m'accepteront  comme  un  des  leurs?  C'est  vraiment  trop  facile, 
et  ce  n'est  pas  là  un  idéal  dont  je  me  sente  bien  jaloux. 

Je  lui  demandai  si  l'on  savait  dans  son  nouveau  pays  qu'il  avait 
joué  la  comédie. 

—  On  l'avait  dit,  répondit-il,  on  le  répétait,  on  n'en  était  pas 
sûr,  bien  qu'on  eût  vu  autrefois  à  Rouen  sur  les  planches  un  grand 
jeune  homme  mince  qui  me  ressemblait  beaucoup  et  qui  portait  sur 
l'afTiche  le  même  nom  que  M.  le  baron.  On  n'avait  pu  supposer  alors 
que  je  pusse  être  son  parent,  il  ne  faisait  pas  volontiers  les  hon- 
neurs de  sa  roture.  Quand  je  me  présentai  comme  son  héritier,  on 
questionna  mes  gens,  qui  ne  savaient  rien  et  qui  nièrent  avec  indi- 
gnation. On  me  questionna  plus  adroitement,  et  je  me  hâtai  de  dire 
la  vérité  avec  tant  de  résolution  et  de  fierté  qu'on  se  hâta  de  me 
répondre  que  je  n'en  vah/is  pas  moins.  Un  homme  qui  a  cent  mille 
livres  de  rente,  car  j'ai  cent  mille  livres  de  rente,  mon  cher  ami, 
n'est  pas  le  premier  venu  en  province;  c'est  une  puissance  utile  ou 
nuisible,  et  tout  ce  qui  l'entoure  a  besoin  de  lui  plus  ou  moins.  Je 
sentis  tout  de  suite  qu'il  fallait  réaliser  mon  capital  et  quitter  le 
pays,  ou  m'imposer  par  les  apparences  du  mérite.  Gela  rentrait 
dans  ma  monomanie,  et  je  posai  l'homme  de  mérite  sans  me  donner 
la  moindre  peine. 

—  Quittez  ce  ton  de  persiflage  envers  vous-même,  mon  cher 
Laurence.  Vous  avez  été  naïf  en  me  racontant  votre  vie,  soyez-le 
encore.  Vous  êtes  un  homme  de  cœur  très  intelligent,  donc  vous 
êtes  réellement  un  homme  de  mérite.  Vous  tenez  à  paraître  ce  que 
vous  êtes,  c'est  votre  droit;  je  dirai  plus,  c'est  votre  devoir.  Je  ne 
vois  en  vous  rien  qui  sente  le  comédien,  si  ce  n'est  cette  affecta- 
tion de  railler  le  milieu  social  où  la  destinée  vous  replace.  Je  com- 
mence à  la  comprendre.  L'homme  qui  a  livré  tout  son  être,  intelli- 
gence, figure,  accent,  cœur  et  entrailles  au  contrôle  d'un  public 
souvent  injuste  et  brutal,  a  certainement  beaucoup  souffert  de  ce 
contact  direct,  et  sa  fierté  a  dû  se  révolter  à  l'idée  que,  pour  quel- 
ques sous  donnés  à  la  porte,  le  premier  manant  venu  achetait  le 
droit  de  l'humilier.  Je  vous  avoue  qu'avant  de  vous  connaître  j'a- 
vais un  grand  dédain  pour  les  comédiens.  Je  ne  pardonnais  qu'à 
ceux  dont  le  talent  réel  a  le  droit  de  tout  braver  et  la  puissance  de 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  vaincre.  J'éprouvais  une  sorte  de  dégoût  pour  ceux  qui  étaient 
médiocres,  et  je  ne  surmontais  ce  dégoût  que  par  la  compassion  que 
m'inspiraient  leur  détresse,  la  difficulté  de  vivre  en  ce  monde,  le 
manque  d'éducation  première,  l'encombrement  du  travail  dans  la 
société  moderne.  C'est  cette  difficulté  toujours  croissante  de  trou- 
ver de  l'ouvrage,  quand  on  n'est  pas  remarquablement  doué,  qui 
combat  et  détruit  le  préjugé  contre  les  comédiens,  plus  que  tous 
les  raisonnemens  philosophiques,  car  au  fond  le  préjugé  a  sa  rai- 
son d'être.  Pour  se  présenter  au  public  fardé  et  costumé  en  comique 
ou  en  héros,  c'est-à-dire  en  homme  qui  a  la  prétention  de  faire  rire 
ou  pleurer  une  foule,  il  faut  une  audace  qui  est  vaillance  ou  effron- 
terie, et  quiconque  paie  a  bien  le  droit  de  lui  crier,  s'il  est  mau- 
vais :  Va-t'en,  tu  n'es  pas  beau  ou  tu  n'es  pas  drôle.  —  Eh  bien  ! 
mon  cher  Laurence,  vous  dites  que  vous  étiez  passable,  et  voilà  tout. 
Vous  avez  donc  souffert  de  ne  pas  être  au  premier  rang,  et  vous 
avez  cherché  à  vous  en  consoler  en  vous  disant  avec  raison  qu'en 
vous  l'homme  était  supérieur  à  l'artiste,  et  maintenant  que  vous 
vous  rappelez  la  froideur  des  gens  de  l'autre  côté  de  la  rampe,  vous 
leur  gardez  rancune  à  votre  insu.  Vous  vous  efforcez  de  les  traiter 
de  haut,  comme  ils  vous  traitaient  quand  vous  leur  apparteniez.  Ils 
ne  vous  trouvaient  pas  assez  comédien ,  et  vous  avez  besoin  de  leur 
dire  que  leur  existence  à  eux  est  aussi  une  comédie,  qu'elle  est 
mauvaise  et  qu'ils  y  sont  mauvais.  C'est  là  un  lieu-commun  qui  ne 
prouve  rien,  car  tout  est  affreusement  sérieux  en  réalité  dans  la 
comédie  du  monde  et  le  monde  de  la  comédie.  Oubliez  donc  cette 
petite  amertume.  Acceptez  franchement  votre  retour  à  la  liberté  et 
à  l'action  sociale.  Vous  avez  une  grande  excuse,  une  excuse  que 
vous  m'avez  sincèrement  fait  admettre,  l'amour,  qui  est  la  grande 
absolution  de  la  jeunesse.  Cet  amour  est  oublié,  je  suppose  ;  s'il  ne 
l'est  pas,  il  peut  tout  vaincre  à  présent,  je  le  suppose  encore.  Quoi 
qu'il  en  soit,  vous  n'avez  à  rougir  de  rien  dans  le  passé,  et  c'est 
pour  cela  que  vous  devez  aborder  le  monde,  non  comme  un  trans- 
fuge repentant  ou  défiant,  mais  comme  un  voyageur  qui  a  profité 
de  son  expérience  pour  juger  impartialement  toutes  choses,  et  qui 
rentre  chez  lui  pour  réfléchir  et  agir  en  philosophe. 

Laurence  écouta  mon  petit  sermon  sans  l'interrompre,  et  comme 
c'était  toujours  un  cœur  d'enfant  dans  une  poitrine  virile,  il  me 
tendit  ses  deux  mains  avec  effusion.  —  Vous  avez  raison,  me  dit- 
il,  je  sens  que  vous  avez  raison  et  que  vous  me  faites  du  bien.  Ah  ! 
si  j'avais  un  ami  près  de  moi!  J'en  ai  si  grand  besoin,  et  je  suis 
si  seul!  Tenez,  mon  ami,  ma  vie  entière  est  un  vertige,  et  je  suis 
encore  bien  jeune;  je  n'ai  pas  vingt-huit  ans!  J'ai  passé  par  des 
existences  si  diverses  que  je  ne  sais  vraiment  plus  qui  je  suis. 


PIERRE    QUI    ROULE.  809 

Tout  est  aventure  et  roman  dans  cette  existence  agitée.  Il  y  avait 
bien  vraiment  de  quoi  être  un  peu  fou.  Sans  vous,  je  le  serais 
devenu  tout  à  fait,  car  lorsque  vous  m'avez  rencontré  dans  un  ca- 
baret, j'étais  eu  train  de  devenir  un  viveur  de  village,  peut-être 
un  ivrogne  triste  et  rêvant  le  suicide  dans  les  fumées  du  vin  bleu. 
Grâce  à  vous,  j'ai  repris  possession  de  moi-même,  mais  l'exaltation 
a  augmenté,  et  il  était  temps  d'en  finir.  Mon  pauvre  père,  par- 
donne-moi ce  que  je  dis  là  ! 

Une  larme  vint  au  bord  de  sa  paupière;  il  se  versait  machinale- 
ment un  second  verre  de  vin  de  Malvoisie.  Il  le  versa  dans  le  seau 
à  glace,  et  comme  je  le  regardais  :  —  Je  ne  bois  plus,  dit-il,  si  ce 
n'est  par  distraction  et  sans  savoir  ce  que  je  fais.  Sitôt  que  j'y 
pense,  vous  voyez,  je  m'abstiens. 

—  Pourtant  vous  soupez  ainsi  tous  les  soirs  ? 

—  Oui,  habitude  de  comédien  qui  aime  à  faire  de  la  nuit  le 
jour. 

—  Au  village  pourtant... 

—  Au  village,  je  travaillais  dès  le  matin  comme  un  bœuf;  mais 
je  faisais  le  samedi,  le  dimanche  et  le  lundi  comme  les  autres,  et 
ces  jours -là  je  ne  me  couchais  pas.  Que  voulez-vous?  l'ennui! 
J'étais  pourtant  un  bon  ouvrier.  Il  n'y  paraît  déjà  plus,  voyez  !  j'ai 
les  mains  blanches,  d'aussi  belles  mains  que  quand  je  jouais  les 
amoureux.  Ça  ne  fait  pas  que  je  m'amuse.  Ah!  mon  ami,  je  vous 
parle  franchement,  ne  prenez  pas  ceci  pour  une  affectation.  Je 
m'ennuie  à  avaler  ma  langue,  je  m'ennuie  à  en  mourir. 

—  N'avez-vous  donc  pas  su  vous  créer  encore  d'occupations  sé- 
rieuses? 

—  Sérieuses!  Dites-moi  donc  ce  qu'il  y  a  de  sérieux  dans  l'exis- 
tence d'un  millionnaire  de  la  veille  qui  est  encore  un  étranger 
au  milieu  des  gens  pratiques?  Est-ce  que  je  serai  jamais  pratique, 
moi?  est-ce  que  je  peux  l'être?  Écoutez  le  récit  de  mes  trois  mois 
de  villégiature  dans  ce  château;  mais  c'est  assez  rester  à  table. 
Venez  dans  ma  chambre,  nous  y  serons  mieux. 

Il  prit  un  flambeau  de  vermeil  d'un  travail  exquis,  et  après 
m' avoir  fait  traverser  un  salon  splendide,  un  billard  immense  et  un 
boudoir  merveilleux,  il  me  fit  entrer  dans  une  chambre  à  coucher 
où  je  m'écriai  tout  de  suite  :  La  chambre  bleue  î 

—  Comment!  dit-il  en  souriant,  vous  vous  souvenez  assez  bien 
de  mon  histoire,  mes  descriptions  sommaires  vous  ont  assez  frappé 
pour  que  vous  reconnaissiez  des  choses  que  vous  n'avez  jamais 
vues! 

—  Mon  cher  ami,  votre  histoire  m'a  tellement  impressionné  que 
je  me  suis  amusé  à  l'écrire  à  mes  momens  perdus,  en  changeant 


810  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous  les  noms.  Je  vous  la  lirai,  et  si  mes  souvenirs  manquent 
d'exaciitucle,  si  j'ai  altéré  la  couleur,  vous  corrigerez,  vous  recti- 
fierez, vous  changerez;  je  vous  laisserai  le  manuscrit. 
Il  me  dit  que  je  lui  ferais  le  plus  grand  plaisir. 

—  C'est  donc  là,  repris-je,  la  fameuse  chambre  bleue? 

—  C'est  une  copie  aussi  exacte  que  me  l'ont  permis  mes  propres 
souvenirs. 

—  Vous  êtes  donc  redevenu  amoureux  de  la  belle  inconnue? 

—  Mon  ami ,  la  belle  inconnue  est  morte  ;  tout  est  mort  dans  le 
roman  de  ma  vie. 

—  Mais  la  fameuse  troupe,  Bellamare,  Léon,  Moranbois...  et  celle 
que  je  n'ose  nommer... 

—  Ils  sont  tous  morts  pour  moi.  Absens,  en  Amérique,  je  ne  sais 
où  ;  Impéria,  ayant  perdu  son  père,  les  avait  suivis  au  Canada,  où 
ils  étaient  encore  il  y  a  six  mois.  Bellamare  m'écrivait  qu'il  serait 
en  mesure,  à  son  retour,  de  me  rendre  mon  argent.  Tout  le  monde 
se  portait  bien.  Ne  parlons  pas  d'eux;  cela  me  trouble  un  peu,  et 
je  suis  peut-être  en  train  d'oublier... 

—  Dieu  le  veuille!  C'est  ce  qu'avant  tout  je  désire  pour  vous; 
mais  cette  chambre  bleue,  c'est  un  souvenir  que  vous  avez  voulu, 
que  vous  vouiez  garder  ? 

—  Oui;  quand  j'ai  su  que  mon  inconnue  n'était  plus,  son  souve- 
nir m'a  repincé  le  cœur,  et,  comme  un  grand  enfant  que  je  suis, 
j'ai  voulu  élever  ce  monument  intime  à  sa  mémoire.  Vous  vous 
souvenez  que  cette  chambre  bleue  n'était  pas  plus  la  sienne  que  la 
maison  renaissance  où  j'étais  entré  par  mégarde.  Cette  demeure 
charmante,  poétisée  pour  moi  par  une  gracieuse  et  bienveillante 
apparition,  n'en  était  pas  moins  le  seul  cadre  où  je  pusse  évoquer 
son  image  voilée.  J'ai  copié  la  chambre  de  mon  mieux  ;  seulement, 
comme  celle-ci  est  plus  grande,  j'ai  pu  y  ajouter  de  bons  sofas  où 
nous  allons  fumer  de  bons  cigares. 

Je  lui  demandai  comment  et  par  qui  il  avait  appris  la  mort  de 
son  inconnue. 

—  Je  vous  le  dirai  tout  à  l'heure,  répondit-il.  Il  faut  procéder 
avec  ordre.  Je  reprends  mon  récit;  ce  ne  sera  plus  qu'un  court 
chapitre  à  ajouter  au  roman  que  vous  avez  pris  la  peine  de  rédiger, 

George  Sand. 

{La  dernière  xtartie  au  prochain  n°.) 


LES 


SERxMONNAIRES 

DU  MOYEN  AGE 


La  Chaire  française  au  moyen  âge,  parlieuliérement  au  treizième  siècle,  par  M.  A.  Lecoy  de 
La  Marche;  1  vol.  in-S",  Paris. 


Un  préjugé  trop  général  veut  qu'érudition  et  ennui  soient  deux 
mots  à  peu  près  synonymes.  C'est  une  sorte  de  lieu-commun  de  la 
conversation.  On  admet  bien  à  la  rigueur  qu'il  peut  se  trouver  par- 
fois des  gens  d'un  tempérament  assez  rare  pour  rester,  quoiqu'é- 
rudits,  d'un  commerce  agréable,  spirituel;  mais  qu'un  livre  de 
savoir  puisse  être,  non  pas  même  amusant,  tout  simplement  li- 
sible, c'est  chose  inadmissible  en  dehors  d'un  petit  cercle  de  gens 
sérieux  ou  qui  aspirent  à  le  paraître.  Le  malheur  est  que  ce  pré- 
jugé n'a  pas  tout  à  fait  tort.  Si  le  public  montre  peu  d'empresse- 
ment pour  l'érudition,  l'érudition  de  son  côté  ne  se  met  guère  en 
peine  de  faire  les  avances.  Si  les  lecteurs  ont  peu  de  zèle,  les  au- 
teurs ont  peu  de  complaisance.  Toute  cette  partie  de  Fart  d'écrire 
qui  consiste  à  chercher  les  moyens  d'attirer  et  d'attacher  semble 
pour  eux  pure  chimère.  Aussi  qu'arrive-t-il?  Ils  accumulent  des 
prodiges  de  savoir,  de  patience,  de  sagacité,  et  le  public  sait  à 
peine  leurs  noms.  Encore  si  c'était  là  tout  le  mal!  s'il  n'y  avait 
de  compromis  que  le  renom  de  quelques  érudits;  mais  le  préju- 
dice le  plus  grave  est  pour  la  science  elle-même.  En  dépit  des 
progrès  qu'elle  accomplit  chaque  jour,  elle  ne  se  répand  guère.  Elle 


812  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

semble  vouloir  se  faire  inaccessible;  on  la  laisse  seule  continuer 
son  chemin,  effarouché  qu'on  est  par  ses  façons  rébarbatives;  la 
vérité  historique,  la  vraie  vérité,  celle  qui  repose  sur  l'étude  ap- 
profondie des  faits  et  des  documens,  effraie  ceux  qu'elle  devrait  sé- 
duire, et,  loin  d'être  la  richesse  commune,  demeure  le  privilège  de 
quelques  initiés. 

Aussi  faut-il,  lorsqu'on  rencontre  par  bonheur  un  livre  de  nature 
à  intéresser  aussi  bien  qu'à  instruire,  souhaiter  la  bienvenue  à  cet 
hôte  précieux,  l'accueillir  et  l'aider  à  se  produire  dans  ]e  monde. 
A  ce  titre,  aucun  ouvrage,  mieux  que  celui  de  M.  Lecoy  de  La 
Marche,  ne  mérite  l'attention  et  la  sympathie.  Ce  livre  est  par  ex- 
cellence une  œuvre  d'érudition;  il  est  fait  suivant  toutes  les  règles 
delà  critique  moderne;  l'érudit  le  plus  exigeant  et  le  plus  exclusif 
ne  trouverait  rien  à  reprendre  à  la  méthode  qu'a  suivie  l'auteur;  on 
sent  que  M.  Lecoy  de  La  Marche  est  un  digne  élève  de  cette  école 
historique  qui,  dédaignant  les  renseignemens  de  seconde  main  et 
les  traditions  plus  ou  moins  spécieuses,  ne  se  fie  qu'à  elle-même, 
remonte  aux  sources,  et  va  déterrer  la  vérité  enfouie  dans  le  gri- 
moire des  textes  et  dans  la  poussière  des  parchemins;  en  un  mot, 
c'est,  s'il  en  fut  jamais,  de  l'érudition  consciencieuse,  et  cependant 
le  volume  se  lit  avec  un  intérêt  véritable  et  soutenu.  Sans  doute  on 
pourrait  dire  que  M.  Lecoy  de  La  Marche  s'est  montré  un  peu  avare 
de  ces  vues  d'ensemble,  de  ces  aperçus  généraux  qui  élargissent 
une  question  et  y  font  pénétrer  la  lumière.  On  désirerait  un  peu 
plus  de  ces  résumés  à  la  fois  brefs  et  nourris  qui  sont  comme  les 
jalons  du  chemin  ou  plutôt  comme  les  considérans  du  jugement 
final,  et  qui  permettent  au  lecteur  qui  n'est  pas  du  métier  de  bien 
suivre  l'affaire  sans  se  noyer  dans  le  détail  des  pièces;  on  souhai- 
terait peut-être  enfin  moins  de  sobriété  d'appréciation  dans  tout 
ce  qui  n'est  pas  du  domaine  de  la  pure  érudition  historique.  Hâ- 
tons-nous de  le  dire,  cette  sobriété  est  toute  volontaire,  toute  pré- 
méditée. L'auteur  prend  soin  de  nous  avertir  qu'il  «  laissera  la 
parole  aux  faits  et  aux  documens  pour  se  borner  à  l'office  d'écho.  » 
Il  y  a  là  un  juste  dédain  pour  ces  banalités  sonores  qui,  sous  cou- 
leur de  considérations  générales,  ne  servent  la  plupart  du  temps 
qu'à  jeter  de  la  poudre  aux  yeux,  et  tiennent  trop  souvent  lieu  de 
la  science  absente.  M.  de  La  Marche  se  préserve  de  ce  travers,  on 
ne  peut  que  l'en  féliciter;  mais  on  doit  le  féliciter  aussi  de  n'avoir 
pas  observé  à  la  lettre  la  loi  qu'il  s'imposait.  S'il  se  fût  rigoureuse- 
ment réduit  «  à  l'office  d'écho,  »  nous  ne  rencontrerions  pas  dans 
son  ouvrage  maint  jugement  aussi  sain  que  solide,  nous  ne  hrions 
pas  mainte  page  où  se  révèlent  une  rare  sûreté  de  goût,  une  re- 
marquable élévation  de  pensée. 


LES    SERMONNAIRES    DU   MOYEN    AGE.  813 

Opx  peut  dire  hardiment  que  le  livre  est  à  la  hauteur  du  sujet 
qu'il  traite,  et  quel  sujet!  la  chaire  française  au  moyen  âge!  De 
tout  temps,  l'éloquence  sacrée  a  tenu  dans  l'histoire  littéraire  de 
notre  pays  une  place  considérable.  11  est  même  permis  d'avancer, 
sans  outrer  le  patriotisme,  que  nulle  autre  nation  ne  peut  sur  ce 
terrain,  non  pas  même  rivaliser,  mais  entrer  en  lutte  avec  nous. 
Les  autres  pays  ont  eu  des  poètes,  des  prosateurs,  des  historiens, 
des  orateurs,  des  philosophes;  où  sont  leurs  prédicateurs?  l'Italie  a 
eu  Dante,  l'Allemagne  Goethe  et  Schiller,  l'Espagne  Cervantes  et 
Calderon,  l'Angleterre  Shakspeare  et  lord  Ghatam  ;  mais  l'Angle- 
terre, l'Espagne,  l'Allemagne  et  l'Italie  ne  peuvent  nous  mon- 
trer un  Bossuet,  un  Massillon,  même  un  Fléchier  ou  un  Bourda- 
loue.  G'est  là  un  point  acquis,  un  fait  incontestable;  ce  qui  est 
moins  évident,  ce  que  nous  tâcherons  d'éclaircir,  c'est  que  le  rôle 
et  les  destinées  de  la  chaire  sacrée  en  France  ne  sont  à  aucune 
époque  plus  dignes  d'intérêt  qu'au  moyen  âge.  Gela  ne  va-t-il  pas 
paraître  exorbitant?  Des  prédicateurs  au  moyen  âge!  Est-ce  pos- 
sible? Qu'étaient-ils?  qu'ont-ils  fait?  Sait-on  leurs  noms  seulement? 
—  Ge  qu'ils  étaient?  Ils  étaient  prêtres,  curés,  évêques,  moines, 
peu  importe,  car  tous  alors  sans  distinction  répandaient  à  l'envi  la 
parole  divine.  Ecclésiastiques  de  tous  rangs,  simples  desservans  ou 
grands  dignitaires,  moines  vêtus  de  bure  ou  prélats  couverts  d'or 
se  confondaient  dans  une  même  œuvre  et  dans  un  même  élan.  —  Ge 
qu'ils  ont  fait?  Ils  nous  ont  laissé  après  leur  mort  des  mines  inépui- 
sables de  documens  précieux,  et  pendant  leur  vie  ils  se  sont  emparés 
des  âmes,  ils  ont  régné  sur  les  esprits,  ils  ont  remué  les  cœurs  plus 
puissamment  peut-être  que  ne  le  firent  jamais  les  Bossuet  et  les 
Massillon,  car  ce  n'était  pas  une  poignée  de  gentilshommes  ou  de 
grandes  dames  qui  recevait  d'une  oreille  distraite  leurs  avertisse- 
mens;  c'étaient  des  populations  entières,  des  foules  enthousiastes, 
qui  suivaient  l'orateur  sacré,  qu'il  s'appelât  Jean  de  Nivelle,  doyen 
de  Liège,  ou  Philippe  Berruyer,  archevêque  de  Bourges,  ou  Foul- 
ques, simple  curé  de  Neuilly.  —  Quant  à  leurs  noms,  il  se  peut 
que  le  pul3lic  les  ignore;  peut-être  ne  connaît-on  guère  ni  Élinand, 
le  moine  de  Gîteaux,  ni  Etienne  de  Bourbon,  le  dominicain,  ni  Jac- 
ques de  Yitry,  le  patriarche  de  Jérusalem,  qui,  tout  en  prêchant  sans 
relâche,  trouva  le  temps  d'écrire  une  histoire  des  croisades;  peut- 
être  n'apprendra-t-on  pas  sans  surprise  que  Robert  de  Sorbon,  le 
chapelain  de  saint  Louis,  le  créateur  de  la  Sorbonne,  que  Maurice  de 
Sully,  l'évêque  de  Paris,  le  fondateur  de  Notre-Dame,  furent  aussi 
d'illustres  prédicateurs.  Ghacun  de  ces  hommes  et  cent  autres  que 
nous  ne  citons  même  pas  mériteraient  à  coup  sûr  une  étude  par- 
ticulière; mais  nous  ne  pouvons  ici  faire  des  biographies.  M.  Lecoy 


8i!l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  Marche,  en  ce  genre,  ne  laisse  rien  à  désirer.  Autre  est  notre 
devoir.  Ce  ne  sont  pas  des  personnes  que  nous  devons  mettre  en 
lumière,  c'est  l'œuvre  qu'il  s'agit  de  tirer  de  l'ombre,  et  dans  l'œu- 
vre, non  pas  les  beautés  de  détail,  —  nous  perdrions  notre  peine, 
car  les  sermons  du  moyen  âge  se  comptent  par  milliers,  bien  qu'il 
nous  en  manque,  et  peut-être  des  meilleurs,  —  non,  ce  qu'il  nous 
faut  dégager,  ce  sont  les  grandes  lignes  et  les  grands  résultats.  En- 
core une  fois,  nous  ne  voulons  pas  ressusciter  des  renommées  in- 
dividuelles; nous  voulons  rendre  à  notre  histoire  littéraire  un  de 
ses  titres  de  gloire,  en  montrant  que  la  chaire  sacrée  au  moyen 
âge  offre  un  sujet  d'étude  aussi  vaste  que  fertile,  et  que  son  his- 
toire en  ce  temps-là,  c'est  l'histoire  à  la  fois  de  l'art  oratoire,  de 
la  langue  française  et  de  la  société  tout  entière. 

I. 

Est-il  besoin  de  rappeler  que,  la  barbarie  une  fois  triomphante  et 
le  forum  devenu  muet,  la  chaire  fut  le  dernier  refuge  de  l'élo- 
quence, et  que,  sans  la  parole  sacrée,  l'art  de  bien  dire  se  fût 
perdu  dans  l'oubli?  Dussent  tous  les  fanatiques  de  l'antiquité  se 
révolter  contre  une  assimilation  irrévérencieuse,  les  pauvres  prédi- 
cateurs du  moyen  âge  n'en  sont  pas  moins  les  seuls  héritiers  des 
fameux  orateurs  de  la  Grèce  et  de  Rome.  L'héritage  n'est  pas  com- 
plet; il  s'est  amoindri  en  route,  peut-être  même  un  peu  dénaturé; 
la  transmission  pourtant  demeure  incontestable,  on  en  suit  à  travers 
les  siècles  les  périodes  successives  :  non  que  dès  l'aurore  du  chris- 
tianisme les  apôtres  aient  été,  pour  vaincre  les  faux  dieux,  cher- 
cher leurs  armes  dans  l'arsenal  de  la  rhétorique  païenne.  Ce  n'était 
pas  avec  des  métaphores  ou  des  balancemens  de  phrases  que  les 
premiers  confesseurs  de  la  foi  prétendaient  entraîner  les  âmes. 
Leur  prédication  n'est  ni  une  argumentation  ni  une  controverse  : 
c'est  l'afiirmation  ardente,  irrésistible,  des  vérités  qu'ils  ont  pui- 
sées à  une  source  divine.  Ils  ne  soutiennent  pas  une  thèse,  ils 
imposent  un  dogme;  ils  ne  discutent  pas,  ils  révèlent;  ils  ne  rai- 
sonnent point,  ils  prophétisent.  Tel  est  le  caractère  de  la  prédica- 
tion naissante.  Organe  d'une  inspiration  divine,  elle  emprunte  aux 
dogmes  qu'elle  proclame  je  ne  sais  quelle  empreinte  d'infaillibi- 
lité. C'est  d'eux  seuls  et  non  d'une  science  humaine  qu'elle  tire 
une  autorité  suprême.  Que  pourrait  la  logique  là  où  il  faut  que 
la  raison  même  s'incline?  Quel  raisonnement  humain  pourrait 
démontrer  des  vérités  surhumaines  ?  S'il  s'agit  au  contraire  de 
questions  pratiques,  de  prescriptions  morales,  de  règles  de  con- 
duite, d'interprétation  de  doctrines,  alors  seulement  peuvent  être 


LES    SERMONNAIRES    DU   MOYEN   AGE.  815 

utiles  et  nécessaires  la  science  de  bien  dire  et  l'art  de  persuader. 
Aussi  dans  les  trois  premiers  siècles,  pendant  que  par  tout  l'em- 
pire les  descendans  plus  ou  moins  dégénçrés  des  Gicéron  et  des 
Hortensius  font  assaut  d'élégances  et  de  raffmemens,  pendant  que 
dans  toutes  les  villes  d'Italie  et  de  Gaule  les  rhéteurs  initient  des 
milliers  de  disciples  aux  secrets  d'un  art  aux  abois,  les  apôtres  de 
l'Évangile  pour  toute  rhétorique  n'ont  que  leur  enthousiasme  et  la 
grâce  divine  qu'ils  appellent  sur  ceux  qui  les  écoutent.  Telle  est  aux 
premiers  jours  du  christianisme  l'éloquence  sacrée,  et  non-seule- 
ment dans  les  prédications  ardentes  qu'inspirait  au  premier  néophyte 
venu  le  seul  feu  de  la  foi,  mais  dans  ces  courtes  improvisations 
où  l'évèque,  le  pasteur,  pendant  la  messe,  expliquait  à  son  trou- 
peau l'évangile  du  jour,  dans  l'homélie  enfin,  c'est  le  terme  con- 
sacré, comme  dans  la  harangue  aux  païens. 

Au  temps  de  Gonstantin,  tout  change  de  face  :  la  prédication  se 
métamorphose.  Un  double  mouvement  se  produit.  Depuis  long- 
temps, il  n'est  plus  question  de  la  tribune  aux  harangues,  et  les 
disciples  des  rhéteurs  ne  savent  plus  que  faire  de  la  vaine  science 
qu'ils  ont  acquise;  c'est  le  moment  où  T église  commence  à  sentir 
le  besoin  d'appeler  à  son  aide  cette  science  expirante  et  presque 
abandonnée.  Il  ne  s'agit  plus  d'ouvrir  les  yeux  aux  païens  en  les 
frappant  de  la  lumière  de  la  vérité  comme  d'un  éclair  céleste.  Il 
faut  enseigner  régulièrement,  instruire  plutôt  que  toucher,  substi- 
tuer la  doctrine  à  l'enthousiasme.  Avec  Gonstantin  sur  le  trône, 
l'église  nouvelle  est  la  maîtresse  du  monde;  mais  les  périls  conjurés 
à  l'extérieur  renaissent  dans  son  propre  sein  :  les  fausses  interpréta- 
tions, les  erreurs  de  doctrine,  menacent  de  lui  être  plus  funestes 
qu'autrefois  les  plus  sanglantes  persécutions,  car  «  du  sang  des  mar- 
tyrs il  naissait  des  chrétiens,  »  tandis  que  la  moindre  hérésie  ébranle 
la  religion  dans  ses  fondemens  mêmes.  II  faut  donc  argumenter 
contre  ces  corrupteurs  du  dogme,  il  faut  combattre  par  leurs  pro- 
pres armes  ces  hérésiarques  qu'égarent  justement  la  plupart  du 
temps  leur  science  même  et  leur  habileté.  Il  faut  enfin  que  l'église 
se  résigne  à  puiser  dans  l'antique  arsenal  de  la  rhétorique  et  de  la 
dialectique  au  moment  même  où,  faute  de  champ  de  bataille,  ces 
vieilles  armes  vont  demeurer  inutiles  dans  les  mains  accoutumées 
à  les  brandir.  L'alliance  de  l'art  oratoire,  de  l'art  profane,  avec  la 
parole  sacrée,  se  consomme  donc,  et  dès  lors  elle  est  indissoluble. 
La  science  tout  humaine  du  raisonnement  et  de  la  logique  prête 
son  aide  à  l'inspiration  divine,  et  à  son  tour  la  tradition  sainte  porte 
à  travers  les  âges  l'éloquence  profane,  et  la  sauve  de  la  mort  en 
l'associant  à  son  indestructible  vitalité. 

L'éloquence,  où  survit-elle  au  iv^  et  au  v^  siècle,  sinon  dans  la 


816  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

bouche  des  saint  Grégoire,  des  saint  Jérôme,  des  saint  Jean  Chry- 
sostome,  des  saint  Augustin  ?  Et  dans  les  siècles  suivans,  lorsque  la 
barbarie  et  l'ignorance,  comme  un  nuage  épais,  s'appesantissent 
de  plus  en  plus  sur  le  monde,  quelles  voix  s'élèvent  encore,  moins 
pures  et  moins  sublimes,  mais  fortes  et  puissantes  toutefois,  au 
milieu  du  silence  universel?  Celles  des  saint  Grégoire  le  Grand,  des 
Isidore  de  Séville,  des  saint  Colomban,  des  saint  Boniface,  des  saint 
Césaire  d'Arles,  des  saint  Avit  de  Vienne,  des  Alain  de  Farfe,  des 
Raban-Maur,  des  Odon  de  Cluny?  Dans  ces  temps  de  chaos  et  de 
ténèbres  où  ne  brillent  guère  que  des  lueurs  d'épées  et  de  cottes 
de  mailles,  dans  quels  derniers  asiles  sont  recueillis  l'art  du  raison- 
nement et  la  science  de  la  parole,  dans  quels  lieux  privilégiés  en- 
seigne-t-on  encore  avec  un  zèle  pieux  la  grammaire  et  la  rhéto- 
rique, sinon  dans  ces  écoles  cathédrales  qui,  au  commencement  du 
vi^  siècle,  sur  tous  les  points  de  la  France,  se  dressent  à  côté  des  mé- 
tropoles, et  recueillent  l'héritage  vacant  des  rhéteurs  païens?  C'est 
de  ces  pépinières  sacrées  que  sortent  les  évêques  prédicateurs  dont 
nous  venons  de  citer  les  noms;  c'est  dans  ces  foyers  que  se  perpétue, 
comme  jadis  la  flamme  des  vestales,  le  feu  sacré  de  l'éloquence,  et 
c'est  là  qu'au  xi®  siècle,  lorsque  l'esprit  humain  se  dégage  des 
ruines  qui  l'étouffaient,  les  orateurs  naissans  le  retrouvent  couvert 
de  cendres,  mais  brûlant  encore.  Certes  alors  l'art  oratoire  est  bien 
peu  de  chose;  le  peu  qui  en  reste,  c'est  la  chaire  qui  l'a  conservé, 
et  c'est  la  chaire  aussi  qui  le  relève  et  lui  redonne  la  vie.  La  pre- 
mière parole  qui  retentit  dans  le  xi®  siècle  est  celle  d'un  Raoul  Ar- 
dent, d'un  Gerbert,  d'un  Aimoin,  d'un  Abbon,  d'un  saint  Anselme. 
Les  premiers  efforts  pour  ranimer  l'éloquence  expirante  sont  tentés 
par  le  clergé  dans  ces  écoles  qui  ont  traversé,  sinon  sans  souffrir, 
du  moins  sans  périr  tout  à  fait,  quatre  siècles  de  barbarie  et  d'in- 
différence. C'est  Bernard  de  Chartres,  c'est  Pierre  Abélard,  c'est 
Pierre  le  Vénérable,  c'est  Guibert  de  Nogent,  qui,  pour  créer  des 
prédicateurs,  ressuscitent  et  rendent  à  la  lumière  les  préceptes  de 
la  rhétorique. 

Ces  préceptes,  il  est  vrai,  sont  bien  dégénérés  :  le  temps  et 
l'ignorance  les  ont  travestis,  énervés,  abâtardis,  et,  il  faut  le  dire, 
le  beau  côté  de  cette  renaissance  de  la  parole  à  la  fin  du  xi^  siècle 
et  au  commencement  du  xii%  c'est  l'inspiration,  la  foi,  l'enthou- 
siasme. La  sève,  la  vie  de  ce  mouvement  est  dans  les  prédica- 
tions populaires  de  Robert  d'Arbrisselles,  de  Foulques  de  Neuilly, 
de  Jean  de  Nivelle,  dans  ces  brûlans  appels,  ces  improvisations 
passionnées  qui,  sortant  de  la  bouche  d'un  Pierre  l'Ermite  ou  d'un 
saint  Bernard,  embrasent  tous  les  cœurs,  font  taire  chez  les  plus 
timides  l'amour  de  la  patrie,  de  la  famille,  de  la  vie  elle-même, 


LES    SERMONNAIRES    DU    MOYEN    AGE.  817 

et  précipitent  sur  l'Orient  des  foules  dévouées  sans  regret  aux 
souffrances  et  au  martyre.  Pourtant,  à  côté  de  la  verve  naturelle 
et  spontanée,  on  saisit  dans  cette  renaissance  oratoire  la  trace  de 
l'éducation  antique.  Partout  on  retrouve  l'ineffaçable  empreinte  du 
vieux  art;  il  reparaît  sous  la  jeune  inspiration  comme  un  germe 
indestructible.  On  ne  rencontre  plus  au  xii''  siècle  de  prédicateur, 
si  naïf  et  si  simple  qu'il  soit,  qui  ne  sacrifie  volontairement  ou  non 
à  la  rhétorique  ancienne;  tous  en  sont  imprégnés,  depuis  l'évêque 
jusqu'au  simple  clerc  :  à  mesure  que  la  prédication  prend  un  nou- 
vel essor,  l'union  se  resserre  entre  la  science  et  l'inspiration,  et 
chaque  jour  aussi  la  première  absorbe  davantage  la  seconde.  Les 
dominicains  et  les  franciscains  eux-mêmes,  qui  avaient  d'abord 
tenté  de  vulgariser  l'enseignement  de  la  parole  sacrée,  et  s'étaient 
voués  à  la  prédication  populaire,  cèdent  bientôt  au  courant  géné- 
ral ,  et,  dès  la  seconde  moitié  de  ce  xiii''  siècle  qui  avait  vu  naître 
leur  entreprise,  sont  les  premiers  à  s'asseoir  sur  les  bancs  des  écoles 
et  à  se  transformer  en  rhéteurs,  en  dialecticiens.  Ce  mouvement 
se  propage ,  toujours  plus  puissant  et  plus  irrésistible ,  durant  le 
cours  du  siècle ,  si  bien  que  vers  la  fin  l'éloquence  de  la  chaire, 
envahie  par  cet  art  oratoire  dont  elle  a  sauvé  les  débris,  n'est  plus 
elle-même,  hélas!  que  de  la  pure  rhétorique. 

II. 

Et  maintenant  êtes- vous  philologue?  êtes-vous  curieux  de  ce  qui 
touche  à  l'histoire  de  la  formation,  des  vicissitudes  et  du  triomphe 
de  notre  langue  française?  Interrogez  encore  les  annales  de  la 
chaire,  il  y  a  là  tout  un  trésor  de  faits  nouveaux  et  concluans.  Tout 
le  monde  sait  que  l'église  a  contribué  à  perpétuer  chez  nous  l'étude 
du  latin;  mais  on  surprendrait  beaucoup  de  gens,  si  on  leur  disait 
combien  puissante  a  été  cette  action  [de  l'église  pour  maintenir  la 
vieille  langue  des  Romains.  De  la  fin  du  v""  jusqu'au  xv!*"  siècle, 
époque  de  la  renaissance  des  études  classiques,  le  latin  en  effet,  — 
non  pas  le  latin  vulgaire,  corruption  du  vrai  latin  et  germe  du  fran- 
çais moderne,  —  le  latin  littéraire,  le  latin  qu'écrivaient  et  par- 
laient Tite-Live  et  Cicéron,  tombé  à  l'état  de  langue  ancienne,  ne 
fut  enseigné  que  dans  les  monastères  ou  écoles  ecclésiastiques,  étu- 
dié que  par  les  clercs,  parlé  que  par  les  prédicateurs  dans  leurs 
sermons  aux  religieux,  ad  cleros.  Sans  l'église,  ce  noble  et  pur 
langage  eût  été,  dans  la  plus  rigoureuse  acception  du  mot,  une 
langue  morte,  étouffé  qu'il  était  par  le  latin  vulgaire,  seul  connu  du 
peuple,  puis  par  le  bas  latin,  dont  l'administration  française  infesta 
tous  les  parchemins  jusqu'au  xvi^  siècle. 

TOME  LXXXII,  —  18G9.  52 


818  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Toutefois  ce  côté  protecteur  du  rôle  de  l'église  n'est  ni  le  plus 
ignoré  ni  le  plus  imprévu.  Fondée  sur  des  traditions  immuables,  il 
semble  tout  naturel  que,  dans  sa  perpétuité,  elle  soit  pour  tout  ce 
qu'elle  adopte  comme  la  conservatrice  universelle.  Ce  que  le  public 
à  coup  sûr  est  moins  tenté  de  soupçonner,  c'est  que  l'église  ait  été 
dès  le  début,  sinon  l'initiatrice,  du  moins  la  plus  zélée  propagatrice 
du  français  naissant.  Rien  de  plus  vrai  pourtant  :  c'est  l'église  qui 
par  la  chaire  a  été  pour  cette  langue  en  travail  un  des  plus  puis- 
sans  instrumens  de  difl'usion;  ce  sont  les  prédicateurs  qui  ont  été 
les  hérauts  de  cette  révolution  du  langage;  ce  sont  eux  qui  ont  prêté 
à  l'idiome  naissant  un  concours  efficace  et  une  suprême  consécra- 
tion. Parcourez  les  annales  religieuses,  vous  y  verrez  à  chaque  pas 
les  étapes  qu'a  fournies  notre  langue  marquées  par  la  prédication 
d'un  évêque  ou  par  la  décision  d'un  concile,  et  cela  dès  les  temps  les 
plus  reculés  de  notre  histoire  nationale.  C'est  ainsi  qu'au  vii^  siècle, 
en  660,  nous  voyons  saint  Alummolin  élu  évêque  de  Noyon  «  parce 
qu'il  était  familier  non-seulement  avec  l'allemand,  mais  aussi  avec 
la  langue  romane.  »  Ce  n'était  pas  là  un  fait  exceptionnel,  car  dès 
cette  époque,  un  siècle  avant  Charlemagne,  dans  les  provinces  de 
l'est  de  la  France  et  sur  les  bords  du  PJiin,  c'était  en  langue  vul- 
gaire et  dans  leurs  patois  respectifs  que  les  clercs  expliquaient 
l'Evangile  aux  populations  ignorantes.  Un  peu  plus  tard,  vers  le  mi- 
lieu du  viii«  siècle,  saint  Adalhard,  abbé  de  Corbie,  prêchait  en 
langue  vulgaire  «  avec  une  abondance  pleine  de  douceur.  »  C'est  son 
biographe  qui  nous  l'apprend,  et,  comme  s'il  entrait  dans  nos  vues, 
il  précise  son  témoignage  en  distinguant  soigneusement  cette  langue 
vulgaire  du  latin  et  de  l'allemand,  que  saint  Adalhard  «  possédait  à 
merveille.  »  —  u  Mais  parlait-il  en  langue  vulgaire,  c'est-à-dire  en 
langue  romane,  on  eût  dit  qu'il  ne  savait  que  celle-là.  »  Au  ix*  siècle, 
au  x^  surtout,  les  exemples  se  multiplient  :  Gerbert,  au  concile  de 
Bàle,  s'excuse  des  imperfections  de  son  discours  sur  ce  qu'il  répète 
l'œuvre  d'un  autre  orateur  en  la  traduisant  de  l'idiome  vulgaire. 
Aymon  de  Verdun,  au  concile  de  Mouzon,  prononce  une  harangue 
tout  entière  en  langue  romane,  exemple  plus  frappant  encore,  car 
cette  fois  l'orateur  s'adressait  non  pas  à  une  foule  ignorante  incapable 
de  comprendre  un  langage  savant,  mais  à  des  clercs,  à  des  savans 
nourris  de  l'étude  des  lettres  latines.  Ces  doctes  novateurs  ne  s'a- 
venturaient pas  d'ailleurs  sous  la  seule  inspiration  d'un  caprice 
isolé  :  ils  ne  faisaient  qu'obéir  aux  prescriptions  répétées  de  l'église. 
L'église  n'avait  pas  attendu  si  longtemps  pour  comprendre  quel 
rôle  lui  traçaient  dans  cette  révolution  philologique  les  intérêts  de 
sa  mission  sur  la  terre.  Loin  de  s'inféoder  exclusivement  au  latin 
expirant,  comme  les  Alcuin  et  les  Éginhard,  et  de  s'isoler  ainsi  de 


LES    SERMONNAIRES    DU    MOYEN    AGE.  819 

son  troupeau,  elle  avait  vu  dans  la  langue  nouvelle  un  moyen  pré- 
cieux de  resserrer  ses  rapports  avec  les  populations  qu'elle  instrui- 
sait et  de  s'assurer  avec  elles  une  communication  plus  directe,  plus 
intime.  Elle  avait  dès  l'abord  permis,  conseillé,  puis  bientôt  for- 
mellement imposé  à  ses  missionnaires,  à  ses  prédicateurs,  à  ses 
prêtres,  l'usage  de  la  langue  vulgaire.  Dès  l'année  813,  le  concile 
de  Tours  enjoint  aux  clercs  d'expliquer  les  saintes  Écritures  et  de 
prêcher  en  langue  française.  Cette  injonction,  nous  la  retrouvons  à 
chaque  pas  dans  les  canons  des  conciles;  ceux  de  Reims  en  813,  de 
Strasbourg  en  8/i2,  d'Arles  en  851,  la  renouvellent  avec  une  insis- 
tance et  une  énergie  toujours  croissantes. 

Au  surplus,  nous  avons  mieux  encore  que  des  décisions  de  con- 
ciles, lesquelles  après  tout  auraient  pu  rester  lettre  morte  et  ne  prou- 
veraient guère  alors  que  les  bonnes  intentions  du  haut  clergé;  nous 
avons  des  monumens  plus  palpables  et  plus  convaincans.  Nous  pour- 
rions, par  exemple,  en  remontant  jusqu'au  viii^  siècle,  citer  les  Gloses 
de  Reidinmi,  sorte  de  glossaire  à  l'usage  des  ignorans  qui  voulaient 
lire  la  Bible,  et  où  les  mots  latins  les  plus  difficiles  sont  traduits  en 
langue  vulgaire.  Voilà  certes  un  texte  précieux  et  dont  nous  sommes 
redevables  à  l'initiative  de  l'église.  Toutefois,  outre  que  la  langue 
de  cette  sorte  de  version  des  Écritures  saintes  n'est  guère  encore 
qu'un  patois  assez  éloigné  du  français,  ces  fragmens  ne  rentrent 
pas  directement  dans  les  annales  de  la  prédication,  et  c'est  à  la 
chaire  surtout  que  nous  nous  attachons  ici.  Contentons-nous  de  re- 
monter jusqu'au  xit^  siècle  :  nous  y  rencontrons  un  recueil  de  ser- 
mons en  dialecte  limousin  qui  peut  passer  pour  le  plus  ancien  mo- 
nument connu  de  la  prose  î-omane.  Dès  lors  les  textes  en  langue 
vulgaire  s'offrent  à  nous  en  abondance.  Nous  ne  suivrons  pas  M.  Le- 
coy  de  La  Marche  dans  l'énumération  de  tous  ces  documens;  nous 
jetterons  plutôt  un  rapide  coup  d'œil  sur  la  savante  discussion  qu'il 
consacre  à  l'un  des  plus  intéressans  problèmes  qu'ait  eu  à  résoudre 
la  philologie  moderne. 

Ce  problème,  le  voici  :  quelle  fut  la  langue  originale  des  ser- 
mons qui  nous  sont  parvenus  sous  le  nom  de  Maurice  de  Sully? 
De  ces  sermons,  nous  possédons  des  rédactions  françaises  et  des 
rédactions  latines.  Où  est  l'original,  où  est  la  traduction  ?  Exem- 
plaires latins  et  exemplaires  français  offrent  les  mêmes  carac- 
tères paléographiques.  Les  uns  et  les  autres  paraissent  remonter 
à  la  même  date,  et  doivent  être  en  partie  contemporains  du  prédi- 
cateur lui-même.  Que  conclure?  Question  toute  spéciale,  nous  dira- 
t-on  peut-être,  pur  problème  d'école  et  d'érudition!  On  se  trom- 
perait. Si  en  effet  les  rédactions  françaises  n'étaient,  comme  l'a 
soutenu  Daunou,  qu'une  simple  traduction  faite  après  coup,  on  ne 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sait  par  qui,  vers  le  début  du  xiii"  siècle,  nous  n'aurions  là  qu'un 
parchemin  ni  plus  ni  moins  important  que  vingt  autres  semblables; 
si  l'on  doit  y  voir  au  contraire,  comme  le  prouve  M.  Lecoy  de  La 
Marche,  une  transcription  faite  de  mémoire  par  un  assistant  des 
sermons  de  Maurice  de  Sully,  quel  précieux  renseignement  ne  pos- 
sédons-nous pas  là  sur  l'usage  du  français  à  la  fin  du  xii"  siècle! 
Pareille  question  avait  été  posée  et  débattue  à  propos  des  sermons 
de  saint  Bernard,  Dieu  sait  avec  quelle  ardeur  et  quelle  persévé- 
rance. Des  flots  d'encre  ont  coulé  à  ce  sujet:  les  in-folio,  les  in- 
quarto,  les  in-octavo,  se  sont  entassés  comme  Pélion  sur  Ossa,  hé- 
las! sans  plus  de  fruit.  M.  Lecoy  de  La  Marche,  lui,  n'a  consacré 
que  quelques  pages  au  problème  qu'il  a  soulevé;  mais  ces  quelques 
pages,  pleines  et  substantielles,  nourries  de  faits  et  d'argumens, 
vont  droit  au  but  et  frappent  au  bon  endroit.  Après  les  avoir  lues, 
on  demeure  convaincu,  d'abord  que  les  sermons  de  Maurice  de 
Sully,  étant  adressés  au  peuple,  ont  été  prononcés  en  français,  en- 
suite que  les  exemplaires  français  de  ces  morceaux  oratoires,  loin 
d'être  la  traduction  des  exemplaires  latins,  ont  dû  bien  au  con- 
traire servir  d'original  à  la  rédaction  latine,  laquelle  n'était  sans 
doute  qu'une  sorte  de  manuel  à  l'usage  des  clercs  et  des  prédica- 
teurs dans  l'embarras. 

M.  Lecoy  de  La  Marche,  sur  ce  chapitre,  ne  fait  qu'appliquer  à 
un  point  spécial  une  théorie  générale  qu'il  pose  lui-même,  à  l'é- 
gard du  xiii^  siècle,  en  deux  phrases  courtes  et  précises  :  tous  les 
sermons  adressés  aux  fidèles,  même  ceux  qui  sont  écrits  en  latin, 
étaient  prêches  entièrement  en  français;  seuls,  les  sermons  adres- 
sés à  des  clercs  étaient  ordinairement  prêches  en  latin.  Ce  ne  sont 
pas  là  des  affirmations  téméraires.  Déductions  historiques,  preuves 
matérielles,  documens  authentiques,  tout  conspire  à  faire  de  ces 
deux  phrases  deux  axiomes  inattaquables.  Solidement  établi  dans 
cette  doctrine,  M.  Lecoy  de  La  Marche  part  de  là  pour  ramener  à  la 
même  solution  tous  les  problèmes  particuliers.  Voici,  par  exemple, 
des  sermons  d'Alain  de  L'Isle,  d'Élinand,  de  saint  Bonaventure, 
dont  nous  ne  possédons  le  texte  qu'en  latin.  Eh  bien!  l'on  ne  sau- 
rait douter  que  ces  morceaux  oratoires  n'aient  été  prononcés  en- 
tièrement et  uniquement  en  français.  Gomment  hésiter  à  le  croira 
lorsqu'on  voit  en  tête  de  ces  sermons  des  mentions  aussi  claires 
que  celle-ci  :  «  sermon  prononcé  tout  entier  en  français,  »  hic 
sermo  lotus  gallice  jJrononciatus  est,  lorsqu'on  voit  surtout  dans 
le  corps  même  du  morceau  saint  Bonaventure  dire  en  latin  à  ses 
auditeurs:  «  Bien  que  je  sache  mal  le  français,  la  parole  de  Dieu 
que  je  vous  apporte  n'en  a  pas  moins  de  valeur,  il  suffit  que  vous 
me  compreniez,  »  —  ou  bien  Gilles  d'Orléans  s'écrier  :  «  Laissons 


LES    SERMONNAIRES    DU   MOYEN    AGE.  8°2i 

là  le  latin,  et  commençons  notre  sermon,  »  et  continuer  bel  et  bien 
en  latin  ;  —  ou  bien  enfin  un  prédicateur  annoncer  la  traduction 
d'une  citation  latine  de  l'Écriture,  et  donner  cette  traduction  en 
quelle  langue,  suivant  le  texte  écrit?  Encore  et  toujours  en  latin. 

C'est  de  cette  même  donnée  que  part  M.  Lecoy  de  La  Marche 
pour  expliquer  d'une  manière  pleinement  satisfaisante  ces  prédica- 
tions singulières,  amalgame  hybride  de  français  et  de  latin,  qu'on 
a  qualifiées  plus  tard  de  farcies  et  de  macaroniqiies.  Ces  deux 
mots,  le  dernier  surtout,  reportent  immédiatement  la  pensée  sur 
les  orateurs  du  xv*'  et  du  xvi"  siècle,  les  Menot  et  les  Olivier  Mail- 
lard, dont  les  œuvres  nous  apparaissent  accoutrées  de  ce  gro- 
tesque habillement,  mi-partie  antique  et  mi-partie  moderne.  On 
songe  involontairement  à  ce  frère  Lucas  qui  débite  si  plaisamment 
ce  jargon  burlesque  dans  le  charmant  pastiche  qu'on  appelle  la 
Chronique  du  règne  de  Charles  IX.  C'est  là  du  reste  à  peu  près  tout 
ce  qu'on  sait  en  général  de  cette  bizarrerie  philologique;  on  sourit, 
et  on  ne  l'explique  pas  :  se  doute-t-on  seulement  qu'elle  n'était  pas 
nouvelle  au  xv^  siècle,  et  que  dès  le  xiii'^  les  exemples  en  étaient 
nombreux?  V Histoire  littéraire  elle-même,  ce  docte  recueil  qu'on 
pourrait  appeler  l'évangile  de  l'érudition,  n'offre  sur  ce  point  que 
des  lumières  incertaines  et  plus  propres  à  égarer  qu'à  mener  à 
bien  le  lecteur  confiant.  Si  vous  consultez  le  tome  XI 11%  vous  y  re- 
cevrez de  M.  Daunou  ce  renseignement  clair  et  net  :  «  ce  n'est  que 
vers  l'an  1500  que,  par  condescendance  pour  la  populace  ignorante, 
on  s'est  avisé  d'introduire  dans  les  prédications  un  mélange  assez 
bizarre  de  phrases  latines  et  françaises.  »  Ouvrez  maintenant  le 
tome  XVP,  et  vous  verrez  le  même  M.  Daunou  placer  non  plus  en 
l'an  1500,  mais  au  xiii^  siècle  même  l'inauguration  de  ce  singulier 
langage.  «  Le  mélange  du  français  et  du  latin  se  fait  voir  dès  l'an- 
née 1262,,.  Les  prédications  macaroniques  deviendront  de  plus  en 
plus  fréquentes  dans  les  âges  suivans,  jusqu'à  ce  que  les  langues 
vulgaires  soient  assez  formées  pour  s'emparer  des  chaires  chré- 
tiennes et  n'y  plus  admettre  que  des  citations  latines.  » 

Sans  relever  la  légère  contradiction  qui  se  dessine  entre  ces  deux 
passages,  il  faut  bien  y  signaler  une  erreur,  et  une  erreur  grave. 
Tous  deux  ne  s'accordent  qu'en  un  point  :  c'est  qu'au  xiii*  comme 
au  xv^  siècle  le  style  farci  était  employé  en  chaire  par  les  prédi- 
cateurs à  titre  de  langage  transitoire  en  quelque  sorte,  et  comme 
une  espèce  de  concession  partielle  à  l'ignorance  de  la  foule  inca- 
pable d'entendre  une  autre  langue  que  le  français  vulgaire.  M.  Vic- 
tor Le  Clerc,  au  tome  XXI%  accentue  plus  nettement  encore  cette 
opinion;  les  sermons  farcis  du  xiii"  siècle,  ceux  de  Nicolas  de  Biard 
par  exemple,  tout  émaillés  de  proverbes  latins,  sont  à  ses  yeux 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  comme  un  acheminement  vers  ce  singulier  mélange,  presque  iné- 
vitable clans  un  genre  où  l'on  voulait,  sans  renoncer  encore  au 
latin,  être  compris  de  la  multitude.  »  Eh  bien!  la  vérité  est  que  de 
tous  ces  sermons  pas  un  n'a  dû  être  prononcé  autrement  qu'en 
français.  Tous  sans  exception  peuvent  et  doivent  rentrer  dans  l'une 
ou  l'autre  de  ces  deux  catégories  :  ou  ce  sont,  d'après  les  propres 
paroles  de  M,  Lecoy  de  La  Marche,  «  des  fragmens  latins  plus  ou 
moins  considérables,  empruntés  d'ordinaire  à  un  livre  saint,  qui 
sont  suivis  de  leur  commentaire  français,  »  ou  «  ce  sont  des  phrases 
ou  de  simples  mots  français  intercalés,  enchevêtrés  dans  un  texte 
latin.  »  Dans  le  premier  cas,  le  mystère  s'explique  de  lui-même, 
ou  plutôt  il  n'y  en  a  point.  L'orateur  recommence  plusieurs  fois  dans 
le  cours  de  son  sermon  ce  qu'on  ne  fait  aujourd'hui  qu'une  fois  au 
début  du  discours;  il  cite  des  textes,  et  chaque  fois  qu'il  en  a  cité 
un,  il  le  traduit  aussitôt,  il  le  développe,  il  le  commente.  Quoi  de 
moins  étonnant,  quoi  de  plus  conforme  aux  habitudes  constantes 
de  la  chaire?  Au  lieu  d'un  thème  unique,  il  s'en  trouve  plusieurs, 
voilà  toute  la  bizarrerie.  Dans  le  second  cas,  l'explication  n'est  pas 
moins  naturelle.  Ces  textes  bigarrés  qui  nous  surprennent,  ce  ne 
sont  que  des  brouillons  ou  des  notes  prises  de  souvenir;  c'est  un 
clerc  qui,  écrivant  de  mémoire  au  sortir  du  sermon,  reproduit  dans 
la  langue  ecclésiastique  les  mots  et  les  phrases  dont  la  forme  vul- 
gaire lui  échappe,  ou  qui,  prenant  ses  notes  en  latin,  laisse  en 
français  les  citations,  —  si  fréquentes  alors,  —  de  vers  ou  de  pro- 
verbes, et  les  locutions  originales  qu'il  n'a  pas  le  temps  de  traduire 
sur  l'heure,  ou  qui  enfin,  prévoyant  et  charitable  pour  ses  collè- 
gues en  prédication  et  désireux  de  leur  faciliter  la  besogne,  leur 
indique  dans  son  brouillon  ou  dans  son  résumé  la  traduction  exacte, 
l'équivalent  en  langage  vulgaire  de  certaines  tournures,  de  certaines 
expressions  latines.  En  quelques  lignes,  voilà  toute  la  vérité  sur  le 
style  macaronique.  Yeut-on  des  preuves  et  des  détails?  M.  Lecoy 
de  La  Marche  en  fournit  à  souhait.  Ce  que  nous  pouvons  constater 
ici,  c'est  combien  ses  conclusions  sont  pleinement  d'accord  avec 
la  logique  et  avec  le  sens  commun.  Eh  quoi  !  les  prédicateurs  du 
moyen  âge,  jaloux  d'être  compris  par  la  foule  de  leurs  ouailles, 
n'auraient  rien  trouvé  de  mieux  qu'un  jargon  incompréhensible! 
Le  beau  moyen  vraiment  d'être  entendu  des  gens  que  de  mêler  à  la 
langue  qu'ils  parlent  un  idiome  qu'ils  ignorent,  et  de  leur  débiter  à 
tort  et  à  travers  des  membres  de  phrases  décousus  et  désarticulés, 
farcis  de  mots  et  de  sons  inconnus! 

Et  remarquons-le,  les  mêmes  conclusions  s'appliquent  tout  aussi 
justement  aux  productions  du  xv'  et  du  xvi^  siècle  qu'aux  sermon- 
naires  du  xiii%  L'analogie  est  complète,  et  la  même  méthode  pro- 


LES    SERMONNAIRES    DU    MOYEN    AGE.  823 

duitles  mêmes  résultats;  une  preuve,  une  seule!  elle  suffit.  Olivier 
Maillard,  le  prédicateur  de  Louis  XI,  dans  un  de  ses  sermons,  cite 
une  phrase  latine  ;  aussitôt  il  s'arrête  :  «  Vous  dites,  mesdames, 
que  vous  n'entendez  pas  le  latin  et  que  vous  ne  savez  ce  que  si- 
gnifient mes  paroles?  Je  vais  vous  l'expliquer.  »  Et  il  l'explique, 
comment?  En  français  sans  doute?  Point  du  tout,  en  latin,  s'il  faut 
du  moins  en  croire  le  texte  écrit.  Gomment  le  croire?  la  plaisan- 
terie ne  serait-elle  pas  trop  forte?  Peut-on  prêter  à  un  orateur 
sacré  une  pareille  mystification?  Disons-le  donc  hardiment,  jamais, 
même  au  xvi''  siècle,  le  style  macaronique  n'a  eu  droit  de  cité  dans 
la  chaire;  jamais  il  n'a  eu  d'existence  que  sur  le  papier;  ce  grotesque 
patois  n'a  jamais  retenti  sous  les  voûtes  sacrées.  Ainsi  tombent 
d'eux-mêmes  les  reproches  dont  on  a  flétri  les  sermonnaires  de  la 
renaissance,  de  qui  l'éloquence  avait  peut-être  droit  à  plus  d'es- 
time et  de  respect;  ainsi  se  trouve  réduite  à  néant  cette  assertion 
de  Voltaire  :  «  Les  sermons  de  Menot  et  de  Maillard  étaient  pronon- 
cés moitié  en  mauvais  latin,  moitié  en  mauvais  français;  de  ce  mé- 
lange monstrueux  naquit  le  style  macaronique.  C'est  le  chef-d'œuvre 
de  la  barbarie.  Cette  espèce  d'éloquence,  digne  des  Hurons  et  des 
Iroquois,  s'est  maintenue  jusqu'à  Louis  XIII.  » 

Nous  voici  bien  loin  de  notre  route.  Nous  ne  voulions  qu'indiquer 
combien  de  renseignemens  précieux,  combien  de  questions  intéres- 
santes offraient  au  philologue  les  annales  de  la  chaire.  Il  nous  reste 
à  convaincre  ceux  que  possède  la  pure  curiosité  historique,  le  désir 
de  connaître  les  mœurs,  les  usages,  les  conditions  sociales  et  poli- 
tiques du  temps  passé. 

III. 

Lorsqu'on  jette  sur  les  sermonnaires  du  moyen  âge  un  regard 
superficiel,  on  n'est  frappé  d'abord  que  de  l'étroite  parenté  qui  les 
unit  à  ceux  qui  les  ont  précédés  ou  suivis  dans  la  carrière ,  aux 
pères  de  l'église  et  aux  prédicateurs  modernes.  La  tradition  les  relie 
tous  entre  eux  comme  les  anneaux  d'une  même  chaîne.  Chez  tous, 
il  n'y  a  qu'un  seul  thème,  l'Écriture  sainte,  un  seul  but,  l'inter- 
prétation, le  commentaire,  le  développement  de  ce  texte  sacré. 
L'Évangile,  voilà  la  source  commune  où  ont  puisé  comme  les  apô- 
tres les  saint  Ghrysostome,  les  saint  Augustin,  les  saint  Dominique, 
les  Maurice  de  Sully,  les  Olivier  Maillard,  les  Bossuet,  les  Massil- 
lon,  les  Ravignan,  les  Lacordaire.  — Mais  si  vous  arrêtez  sur  ces 
prédicateurs  de  tous  les  temps  un  œil  plus  attentif,  si  vous  péné- 
trez plus  avant  dans  leur  œuvre  et  dans  leur  pensée,  vous  vous 
apercevez  que,  partant  d'un  même  point,  l'Écriture  sainte,  marchant 


824  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vers  un  même  but,  le  triomphe  de  la  religion,  ils  sont  loin  cepen- 
dant de  suivre  les  mêmes  routes. 

De  nos  jours,  la  prédication  a  pris  un  caractère  plus  essentiellement 
philosophique.  La  métaphysique,  la  politique  même,  ont  envahi  la 
chaire  et  hantent  l'esprit  de  nos  orateurs  sacrés.  Nous  parlons  ici, 
bien  entendu,  en  thèse  générale.  On  s'inquiète  encore  de  la  morale 
pratique,  et  l'on  s'attaque  parfois  aux  vices  et  aux  excès  du  temps; 
mais  c'est  toujours  d'une  manière  abstraite.  On  n'entre  pas  dans  le 
détail,  on  obéit  aux  principes  plutôt  qu'on  ne  s'attache  à  la  réalité. 
Et  si  nous  suivons,  non  pas  le  clergé  officiant,  non  pas  les  curés  ou 
les  prêtres  qui  montent  en  chaire  par  aventure  ou  par  nécessité, 
et  parlent  alors  tout  simplement  et  tout  naïvement,  mais  les  pré- 
dicateurs par  état,  les  orateurs  sacrés  dignes  de  ce  nom,  nous  tom- 
bons en  plein  courant  de  théories  et  de  dissertations  métaphysi- 
ques. On  s'empresse  à  réconcilier  dans  une  fraternelle  alliance  la 
philosophie  et  le  dogme;  on  s'acharne  à  introduire  la  politique  dans 
la  religion  et  la  religion  dans  la  politique,  on  s'évertue  à  résoudre 
en  chaire  le  problème  social.  De  même  qu'au  temps  de  Bossuet  et 
de  Fléchier,  au  temps  où  le  grand  roi  façonnait  tout  un  siècle  à  sa 
majestueuse  image,  l'éloquence  sacrée  était  aristocratique,  toute 
d'étiquette,  et  ne  descendait  pas  des  généralités  nobles  et  solen- 
nelles, de  même  à  notre  époque  de  démocratie  cette  même  élo- 
quence, obéissant  au  mouvement  universel,  se  complaît  dans  les 
questions  ardues,  dans  les  abstractions,  dans  les  théories  sociales, 
politiques,  souvent  étrangères  à  la  religion. 

Au  moyen  âge,  autres  sont  les  allures.  La  chaire  n'est  point  alors 
si  ambitieuse  et  n'a  d'ailleurs  pas  de  raison  de  l'être.  De  ques- 
tions sociales  et  politiques,  il  n'y  en  a  guère  à  cette  époque,  et 
l'église  n'a  pas  à  se  préoccuper  de  prendre  dans  une  société  nou- 
velle une  nouvelle  attitude.  Aussi  la  prédication  est-elle  tout  sim- 
plement religieuse  et  pratique.  L'unique  soin  est  d'instruire  et  de 
moraliser,  d'enseigner  le  dogme  et  de  réformer  les  mœurs.  Sans 
entrer  dans  le  détail  des  innombrables  divisions  qui  caractérisent 
au  xiii^  siècle  l'œuvre  des  sermonnaires ,  sans  nous  arrêter  à  dis- 
tinguer les  sermons  du  matin  et  les  sermons  du  soir,  les  sermons 
sacrés  et  les  collations  (1),  on  les  peut  faire  rentrer  tous  dans  deux 
genres  principaux  :  les  sermons  moraux  et  les  sermons  didactiques. 

La  plupart  du  temps,  le  prédicateur  ne  s'occupe  que  de  faire  pé- 

(1)  Les  sermons  sacrés  étaient  les  sermons  débités  au  prône  et  relatifs  à  l'évangile 
ou  à  la  fête  du  jour.  Les  collations  étaient  les  sermons  prononcés  soit  aux  vêpres,  soit 
aux  autres  offices  de  la  fin  de  la  journée.  On  les  appelait  aussi  sermones  post  pran- 
dium,  par  opposition  aux  sermones  in  mane  ou  sermons  proprement  dits,  prêches  le 
matin  pendant  la  messe. 


LES    SERMONNAIRES    DU    MOYEN    AGE.  825 

nétrer  dans  les  âmes  les  préceptes  et  les  mystères  de  la  religion. 
Une  phrase  de  l'Évangile,  de  l'Ancien  ou  du  Nouveau-Testament, 
un  des  commandemens  de  Dieu  ou  de  l'église,  quelquefois  même 
un  fragment  d'un  texte  profane,  quelques  vers  d'une  chanson 
fournissant  une  allégorie  facile  et  frappante,  voilà  le  plus  souvent 
le  fond  des  sermons.  A  côté  de  ces  discours  dogmatiques,  de  ces 
instructions  tantôt  élevées  et  tantôt  familières,  nous  en  voyons  dans 
les  manuscrits  d'autres  en  grand  nombre  qui  sont  exclusivement 
consacrées  à  la  critique  de  la  société,  à  la  réforme  des  mœurs;  ce 
sont  les  sermons  ad  status,  nom  bizarre,  mais  qui  a  le  mérite  de 
bien  exprimer  ce  qu'il  veut  dire.  Chacun  de  ces  sermons  en  effet 
s'adresse  tout  spécialement  aux  fidèles  d'un  certain  état,  d'une 
certaine  classe  :  l'un  aux  riches,  l'autre  aux  raendians,  celui-ci 
aux  «  maires  de  la  cité,  »  celui-là  aux  «  usuriers,  »  cet  autre 
«  aux  folles  femmes.  »  On  voit  d'ici  quelle  mine  inépuisable  d'ob- 
servations, de  peintures  de  mœurs!  Nous  possédons  des  recueils 
entiers  de  ces  sortes  de  compositions  :  Alain  de  L'Isle,  Jacques  de 
Vitry,  Ilumbert  de  Romans,  Guibert  de  Tournai,  nous  en  ont  laissé 
des  collections  complètes.  Il  y  en  a  là  pour  près  de  cent  vingt  ca- 
tégories d'auditeurs;  il  y  en  a  pour  les  clercs  séculiers,  pour  les 
clercs  réguliers,  pour  les  princes,  pour  les  nobles,  pour  les  bour- 
geois, pour  les  étudians,  pour  les  ouvriers,  pour  les  marchands, 
pour  les  paysans,  pour  les  marins,  pour  les  soldats,  pour  les  juges. 
Encore  ne  donnons-nous  là  que  des  divisions  beaucoup  trop  géné- 
rales, car  chacune  d'elles  est  subdivisée  en  une  foule  de  sous-ca- 
tégories auxquelles  s'adresse  plus  directement  chacun  des  discours 
ad  status.  Disons-le  même,  ils  sont  à  tel  point  spéciaux  qu'on  peut 
douter  qu'ils  aient  été  jamais  prononcés  comme  ils  sont  écrits. 
Comment  croire  qu'il  pût  se  trouver  un  auditoire  exclusivement 
composé  de  négocians,  de  bouchers,  d'usuriers  ou  de  folles  femmes? 
Non,  ces  sermons  étaient  plutôt  comme  des  réserves  toutes  prêtes, 
comme  un  arsenal  bien  fourni,  où  les  orateurs,  selon  l'occurrence, 
venaient  ramasser  les  traits  les  plus  propres  à  frapper  les  assistans. 
Peu  importe  après  tout  ce  qu'étaient  alors  ces  sermons  et  pour 
qui  ils  étaient  prononcés;  aujourd'hui  et  pour  nous,  ils  sont  une 
véritable  encyclopédie  qui  sans  ambages  et  sans  prétentions  descend 
dans  le  détail  des  faits ,  et  par  le  menu  nous  met  sous  les  yeux  la 
réalité  même.  Ici,  par  exemple,  le  prédicateur  fait  la  morale  aux 
commerçans.  Pensez-vous  qu'il  se  borne  à  leur  dire  :  «  Il  faut  être 
honnête  et  ne  pas  frauder  vos  chalands ,  »  à  leur  débiter  des  ti- 
rades sur  le  vice  et  la  vertu?  A  d'autres!  l'orateur  sacré  connaît 
aussi  bien  qu'eux-mêmes  les  ruses  des  marchands  infidèles,  et  il  le 
leur  fait  voir.  «  Toi,  dit-il  au  cabaretier,  tu  mets  de  l'eau  dans  ton 
■vin  ;  toi,  marchande  de  lait,  a  maudite  vieille,  »  tu  frelates  ta  mar- 


826  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

chanclise;  si  tu  veux  vendre  ta  vache,  tu  cesses  de  la  traire  plu- 
sieurs jours  d'avance,  afin  que  les  mamelles  gonflées  promettent  des 
flots  de  lait;  si  tu  dois  vendre  au  poids  ton  chanvre  ou  ta  filasse, 
tu  les  laisses  sur  la  terre  exposés  à  la  rosée  nocturne,  pour  qu'ils 
se  chargent  d'humidité  ;  toi,  maréchal  ferrant,  en  ferrant  les  che- 
vaux, tu  les  blesses  afin  de  les  rendre  boiteux  et  de  les  faire 
vendre  à  vil  prix  à  un  confrère;  toi,  orfèvre  ou  changeur  du  grand 
pont,  tu  te  ligues  avec  tes  confrères  pour  avilir  la  monnaie  et  dé- 
pouiller ainsi  le  passant  ou  le  voyageur;  toi,  boucher,  tu  souffles 
ta  viande,  tu  introduis  du  sang  de  porc  dans  tes  poissons  pourris; 
toi,  marchand  de  grains,  tu  accapares  les  denrées,  et  tu  les  recèles 
dans  tes  greniers  pour  faire  venir  la  disette  et  la  cherté,  mais  Dieu 
te  punit  en  t'envoyant  le  beau  temps,  et  tu  finiras  par  te  pendre 
sur  tes  monceaux  de  grains;  toi,  marchand  d'étoiles,  tu  as  une 
aune  pour  acheter  et  une  autre  pour  vendre,  mais  le  diable  en  a 
une  troisième  avec  laquelle  il  faulnera  les  costez,  »  Nous  en  pas- 
sons, et  des  meilleurs;  ne  se  croirait-on  pas  en  police  correction- 
nelle ? 

Ailleurs  l'orateur  sacré  tonne  contre  le  luxe.  Il  ne  se  contente 
pas  de  déplorer  vaguement  qu'on  perde  en  futilités  l'argent  dont 
manquent  les  aumônes  :  il  nous  décrit  minutieusement  ce  luxe  qu'il 
condamne.  Écoutez  ce  portrait  d'une  petite  maîtresse  en  1273, 
d'une  «  de  ces  femmes  parées  qui  sont  l'instrument  du  diable.  »  — 
«  En  l'apercevant,  ne  la  prendrait-on  pas  pour  un  chevalier  se  ren- 
dant à  la  Table-Ronde?  Elle  est  si  bien  équipée  de  la  tête  aux 
pieds  !  Regardez  ses  pieds,  sa  chaussure  est  si  étroite  !  regardez  sa 
taille,  c'est  pis  encore  ;  elle  serre  ses  entrailles  avec  une  ceinture 
de  soie,  d'or  et  d'argent,  telle  que  Jésus-Christ  ni  sa  bienheureuse 
mère,  qui  était  pourtant  de  sang  royal,  n'en  ont  jamais  porté. 
Levez  les  yeux  vers  sa  tête,  c'est  là  que  se  voient  les  insignes  de 
l'enfer  :  ce  sont  des  cornes,  ce  sont  des  cheveux  morts,  ce  sont  des 
figures  de  diables  !...  Elle  ne  craint  pas  de  se  mettre  sur  la  tête  les 
cheveux  d'une  personne  qui  est  peut-être  dans  l'enfer  ou  dans  le 
purgatoire,  et  dont  elle  ne  voudrait  pas  pour  tout  l'or  du  monde 
partager  une  seule  nuit  la  couche  !  »  —  JSil  siib  sole  novil  Les  faux 
chignons  et  les  larges  ceintures  datent  de  loin;  de  loin  aussi  le 
privilège  qu'a  Paris  de  donner  le  ton  et  de  servir  de  théâtre  à 
toutes  les  extravagances  nouvelles  de  la  mode,  car  le  prédicateur 
ajoute  :  «  C'est  à  Paris  surtout  que  régnent  ces  abus,  c'est  là  qu'on 
voit  des  femmes  courir  par  la  ville  toutes  décolletées,  toutes  es- 
poitrùiées;  quelle  guerre  celles-là  font  à  Dieu  !  »  Et  pour  compléter 
le  tableau,  voici  les  fards,  le  maquillage,  tout  l'attirail  qui  sert  à 
se  faire  le  visage;  voici  les  drogues  pour  blanchir  la  peau,  mais 
qui  enlèvent  la  peau  avec  la  noirceur;  voici  les  onguens,  les  par- 


LES    SERMONNAIRES    DU    MOYEN    AGE.  827 

fums,  les  poudres,  les  eaux  de  toute  sorte;  on  passe  la  matinée  à 
s'en  couvrir,  à  s'en  frotter  des  pieds  à  la  tête,  et  pendant  ce  temps 
la  messe  est  dite. 

Quand  Aeliz  fut  levc-e, 
Et  quand  elle  fut  lavée, 
Jà  la  messe  fu  chantée... 

Les  femmes  d'ailleurs  ne  sont  pas  seules  sur  la  sellette,  les 
hommes  ont  leur  tour.  Si  les  femmes  ont  leurs  édifices  de  cornes  et 
de  coques  sur  la  tête,  leurs  ceintures  toutes  chargées  d'or,  d'argent, 
de  pierres  précieuses,  leurs  robes  toutes  dentelées,  toutes  décou- 
pées ad  circumferentium,  et  dont  la  queue  longue  de  plus  d'une 
coudée  balaie  la  poussière  dans  les  églises  et  trouble  les  hommes 
dans  leurs  prières;  si  elles  portent  des  souliers  découverts,  des  esti- 
vaux brodés  de  ferrures  et  de  dorures,  ou  des  souliers  à  la  pou- 
laine  dont  le  bec  pointu  rappelle  l'ergot  du  diable,  —  les  hommes, 
eux  aussi,  ont  leurs  moles  vesteures,  leurs  robes  en  tissu  précieux, 
ces  robes  magnifiques  dont,  ajoute  le  prédicateur,  il  ne  sera  jamais 
autant  parlé  que  du  bout  de  manteau  donné  par  saint  Martin  au 
pauvre  mendiant;  ils  ont  leurs  manteaux  de  velours,  de  soie  et 
d'écarlate,  leurs  pellissons  de  vair  et  d'autres  fourrures  coûteuses, 
ils  ont  leur  équipement  orné  de  vaines  superfluités,  leurs  selles, 
leurs  éperons  chargés  d'argent  et  de  dorures.  Combien  un  homme 
n'est-il  point  méprisable  lorsqu'il  s'abandonne  à  ces  recherches  qui 
l'efféminent  et  le  dégradent I  Combien  n'est-il  pas  coupable  sur- 
tout lorsque  cet  homme  est  un  clerc  !  «  Quel  prêtre  rougit  de  pa- 
raître en  public  bien  peigné,  de  marcher  avec  une  allure  molle, 
indigne  de  son  sexe,  en  un  mot  d'être  femme?  Regardez  ceux  qui 
devraient  donner  aux  autres  l'exemple  de  la  modestie,  de  la  gra- 
vité, de  la  mortification  :  les  voyez-vous  parés  avec  un  soin  minu- 
tieux, les  cheveux  crêpés,  la  raie  bien  dessinée,  la  face  rasée  de 
frais,  la  peau  polie  à  la  pierre  ponce,  la  tête  découverte,  les  épaules 
nues,  les  bras  traînans  ou  portant  des  signes  gravés,  les  mains 
chaussées  et  les  pieds  gantés?...  Toute  la  journée  ils  sont  en  quête 
d'un  miroir,  ils  se  promènent,  l'habit  immaculé,  l'âme  toute 
souillée;  leurs  doigts  resplendissent  de  l'éclat  des  anneaux,  leurs 
yeux  de  celui  du  sourire.  Us  portent  la  tonsure  si  petite  qu'elle 
semble  moins  la  marque  d'nn  homme  d'église  que  celle  d'un  corps 
vénal.  » 

Et  les  fêtes,  et  les  plaisirs,  complémens  funestes  et  obligés  de  ce 
luxe  damnable!  la  danse  surtout,  cet  amusement  du  diable,  si  fa- 
vorable aux  rendez-vous  galans  :  ce  n'étaient  guère  alors  que  des 
rondes  où  hommes  et  femmes  chantaient  et  sautaient  en  se  donnant 
la  main;  mais  n'importe,  il  paraît  que  dès  lors  nos  ancêtres  avaient 


828  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  la  clause  celte  passion  traditionnelle  dont  les  étrangers  ont 
voulu  faire  notre  trait  caractéristique.  Ils  s'y  livraient  avec  fureur; 
ils  dansaient  jusque  devant  les  églises,  jusque  dans  l'enceinte  sa- 
crée, jusque  dans  le  cimetière,  témoin  l'histoire  de  la  mairesse  de 
Yermenton.  Un  jour  elle  s'en  vient  avec  ses  compagnes  danser  de- 
vant le  parvis  à  l'heure  de  la  messe.  Le  curé  indigné  accourt  avec 
ses  fidèles,  il  veut  faire  des  remontrances  :  autant  en  emporte  le  vent. 
Alors  il  saisit  le  voile  de  celle  qui  conduit  la  ronde;  mais,  ô  confu- 
sion pour  la  malheureuse  !  le  voile  reste  aux  mains  du  curé  et  avec 
lui  tout  l'édifice  de  la  coiffure  et  tous  les  faux  cheveux  :  l'enragée 
danseuse  demeure  la  tête  dépouillée,  en  proie  à  la  honte  et  à  la  ri- 
sée. \oilà,  semble  dire  le  prédicateur,  voilà  où  mène  la  passion 
de  la  danse.  Bien  plus  :  elle  conduit  même  à  la  mort  la  plus  épou- 
vantable. Oyez  plutôt  la  catastrophe  du  château  de  Sury-le-Gomtal. 
Le  châtelain,  qui  était  le  comte  de  Nevers,  au  moment  de  partir 
pour  la  croisade,  donna  une  fête  en  son  manoir;  si  fort  et  si  long- 
temps les  invités  dansèrent  qu'à  la  fin  le  plancher  s'écroula,  écra- 
sant de  ses  débris  bon  nombre  des  imprudens  qui  se  livraient  ainsi 
le  jour  de  Noël  à  ces  plaisirs  sacrilèges  :  exemple  frappant  assuré- 
ment de  la  lourdeur  des  danseurs  ou  de  la  fragilité  des  planchers 
au  XIII-  siècle. 

Ailleurs  encore,  le  tableau  change  :  ce  sont  les  marins  qui  pas- 
sent sous  nos  yeux.  Avec  l'orateur  sacré,  nous  entendons  leur  rude 
et  caractéristique  langage;  nous  les  suivons  sur  les  flots  et  au  port, 
dans  leurs  aventures,  dans  leurs  dangers,  et  aussi  dans  leurs  excès 
et  dans  leurs  pirateries.  Puis  ce  sont  les  étudians  qui  défilent  à  leur 
tour  :  classe  nombreuse  et  puissante  alors,  source  abondante  de  pro- 
spérité et  de  gloire  pour  notre  patrie.  De  tous  les  coins  de  l'Europe, 
on  s'en  vient  étudier  à  Paris  les  arts  libéraux  et  la  théologie.  Les 
écoles  regorgent,  et  chaque  jour  en  voit  naître  de  nouvelles.  Aussi 
que  de  rivalités  entre  les  docteurs  séculiers  ou  réguliers,  que  de  que- 
relles, que  de  disputes,  que  de  pugilats  scolastiques!  «  Qu'est-ce  que 
ces  luttes  de  savans,  s'écrie  un  chancelier  de  l'université  de  Paris, 
sinon  de  vrais  combats  de  coqs  qui  nous  couvrent  de  ridicule  aux 
yeux  des  laïques?  Un  coq  se  redresse  contre  un  autre  et  se  hé- 
risse,... il  en  est  de  même  aujourd'hui  de  nos  professeurs;  les  coqs 
se  battent  à  coups  de  becs  et  de  griffes,  l' amour-propre,  a  dit 
quelqu'un,  est  armé  d'un  redoutable  ergot.  »  Nous  assistons  aux 
cours,  trop  souvent  interrompus  par  les  troubles,  par  les  conflits  in- 
cessans  que  suscitent  à  tout  propos  l'indépendance  et  les  privilèges 
des  étudians.  Nous  faisons  connaissance  avec  ces  dominicains  dont 
la  redoutable  concurrence  enlève  à  l'Université  les  meilleurs  de  ses 
élèves,  ou  avec  ces  jeunes  docteurs,  ces  m'ophytes,  comme  les  ap- 
pelle Jacques  de  Yitry,  qui  pour  se  rendre  célèbres  emploient  tous  les 


LES    SERMONNAIRES    DU   MOYEN   AGE.  829 

moyens,  spéculent  sur  la  curiosité,  sur  l'ignorance,  sur  la  badaude- 
rie,  sur  la  cupidité  du  public,  car  ils  vont  jusqu'à  payer  de  leurs 
deniers  pour  qu'on  assiste  à  leurs  leçons.  A  côté  des  professeurs, 
les  élèves!  Voici  d'abord  l'écolier  studieux  :  seul  dans  sa  chanibrette 
ou  partageant  avec  un  compagnon  encore  moins  fortuné  son  maigre 
ordinaire  et  son  étroit  logis,  il  passe  ses  journées  penché  sur  les 
gloses  de  la  Bible  ou  d'Aristote.  Il  est  pauvre,  car  il  est  loin  de  sa 
famille,  et  les  scrgens  ou  garçons  de  l'Université  le  rançonnent  et 
le  pillent  à  outrance.  Il  mourrait  de  faim,  s'il  n'était  soutenu  par  la 
libéralité  de  ses  camarades  plus  riches,  qui  se  cotisent,  suivant  le 
conseil  d'Eudes  de  Châteauroux,  en  faveur  de  leurs  frères  indigens, 
ou  bien  par  les  rentes  spéciales  qui  dans  certaines  églises  ont  été 
fondées  par  des  bienfaiteurs  de  la  jeunesse  studieuse,  ou  bien  enfin 
par  les  modestes  gratifications  qu'il  recueille  en  s'acquittant  de  cer- 
taines petites  corvées,  par  exemple  en  offrant  le  dimanche  l'eau  bé- 
nite de  porte  en  porte,  «  suivant  la  coutume  gallicane.  »  Voici  main- 
tenant l'étudiant  amateur,  venu  de  sa  province  pour  complaire  à 
sa  famille,  qui  veut  faire  de  lui  un  savant  clerc.  Il  paraît  aux  cours 
pour  la  forme,  tantôt  à  l'un,  tantôt  à  l'autre,  n'écoutant  guère,  ap- 
prenant moins  encore.  Cependant,  lorsqu'il  vient  aux  cours  une  ou 
deux  fois  par  semaine,  il  semble  s'attacher  surtout  aux  décrétistes; 
c'est  que  leurs  leçons  ne  sont  faites  qu'à  la  troisième  heure  et  n'in- 
terrompent point  la  grasse  matinée.  Cependant  ces  paresseux  ne 
laissent  point  de  se  faire  gravement  précéder  d'un  valet  qui  plie 
sous  le  poids  de  volumes  énormes.  Aussi  vienne  l'été,  ils  se  hâtent 
de  fuir  l'Université  pour  s'aller  reposer  chez  eux  des  durs  travaux 
de  l'hiver.  Voici  enfin,  —  c'est  l'espèce  la  plus  commune,  —  l'éco- 
lier tapageur  et  débraillé.  Celui-là  ne  voit  dans  le  titre  d'écolier 
que  des  franchises  assurées  et  le  privilège  de  pouvoir  à  peu  près 
impunément  rosser  les  archers,  houspiller  les  bourgeois  et  débau- 
cher les  filles.  Aussi  n'est-il  bruit  que  de  ses  fredaines.  Hôte  as- 
sidu des  cabarets  et  des  tripots,  «  il  court  la  nuit,  tout  armé,  dans 
les  rues  de  la  capitale;  il  brise  les  portes  des  maisons,  y  fait  inva- 
sion et  violente  les  gens  paisibles.  Les  tribunaux  sont  remplis  du 
bruit  de  ses  esclandres;  tout  le  jour  des  courtisanes  viennent  dé- 
poser contre  lui,  se  plaignent  d'avoir  été  frappées,  d'avoir  eu  leurs 
vêtemens  mis  en  pièces  ou  leurs  cheveux  coupés.  )>  Il  est  en  guerre 
ouverte  avec  la  puissante  corporation  des  bourgeois,  et  le  Pré  aux 
Clercs  est  le  théâtre  quotidien  de  ses  ripailles  et  de  ses  violences. 
Et  les  paysans,  grossiers,  cupides,  envieux  les  uns  des  autres, 
convoitant  le  bien  du  voisin,  cherchant  toujours  à  élargir  sans  qu'il 
y  paraisse  leur  champ  ou  leur  pré,  surtout  ignorans  et  supersti- 
tieux !  Et  les  domestiques,  ces  serviteurs  et  ces  servantes  de  toute 
espèce  et  de  toute  condition,  qui  se  ressemblent  tous  par  un  point, 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  âpreté  au  gain,  leur  habileté  à  gruger  et  à  dépouiller  leurs 
maîtres,  grands  seigneurs  ou  bourgeois,  nobles  chevaliers  ou  pau- 
vres étudians  !  Et  les  usuriers,  cette  race  maudite  issue  du  démon  : 
car  c'est  Dieu  qui  a  créé  les  laboureurs,  les  clercs  et  les  soldats; 
mais  les  usuriers,  c'est  le  diable  qui  a  inventé  cette  quatrième 
classe!  Aussi  que  d'anecdotes  sur  eux,  que  d'exemples  de  châti- 
mens  célestes,  d'expiations  épouvantables!  Qu'importe  à  ces  oi- 
seaux de  proie?  Ils  se  rient  de  la  haine  des  hommes  et  de  la  colère 
de  Dieu.  Parfois,  il  est  vrai,  quelque  puissant  seigneur  les  pressure 
et  les  malmène;  mais  comme  ils  s'en  vengent  sur  ceux  que  la  né- 
cessité réduit  à  les  implorer  !  Ce  brave  chevalier  qui  part  pour  la 
croisade,  il  a  besoin  d'argent,  il  tombe  aux  griffes  de  l'usurier  :  dès 
lors  il  est  perdu.  Bientôt  il  est  ruiné  jusqu'au  dernier  sou,  sa  fa- 
mille est  sur  la  paille,  lui-même  en  prison,  et  l'auteur  de  sa  mi- 
sère, enrichi  à  force  d'iniquité,  iils  de  vilain,  vilain  lui-même,  se 
fait  appeler  seigneur  et  7nonsei(jncur  par  ceux-là  qui  le  méprisent 
et  le  haïssent! 

Ainsi  se  presse  devant  nos  regards  tout  un  cortège  de  figures 
vivantes  et  agissantes.  Certes,  dans  cette  espèce  de  lanterne  ma- 
gique, la  silhouette  de  l'humanité  ne  se  profile  pas  sous  des  traits 
flatteurs.  Pourtant  il  ne  faudrait  pas  croire  que  les  prédicateurs  ne 
se  plaisent  à  peindre  que  les  laideurs  morales.  Ils  sont  sévères, 
mais  non  point  injustes  ni  haineux,  et  ils  savent  à  propos  recon- 
naître et  glorifier  les  vertus  des  hommes.  11  est  tel  beau  trait,  rap- 
porté par  ces  professeurs  de  morale  si  peu  enclins  à  ménager  leurs 
disciples,  qui  nous  en  dit  plus  long  à  la  louange  de  l'homme  que 
tous  les  plus  fameux  exploits  des  héros  de  l'antiquité. 

De  pareils  traits  ne  sont  pas  rares  chez  les  Elinand,  les  Etienne 
de  Bourbon,  les  Jacques  de  Vitry.  Combien  sans  doute  ne  seraient- 
ils  pas  plus  nombreux  encore,  si  nous  possédions  ces  allocutions 
familières  qu'à  toute  occasion  ces  pieux  instructeurs  adressaient  à 
leurs  ouailles!  car  ils  ne  se  bornaient  pas  à  faire  descendre  de  la 
chaire  le  reproche  et  le  blâme;  ils  portaient  eux-mêmes  à  chacun 
l'encouragement  et  la  consolation.  Ce  même  prédicateur  que  nous 
avons  vu  tout  à  l'heure  citer  à  son  tribunal  l'ouvrier  déshonnête,  le 
paysan  vicieux,  le  commerçant  trompeur,  l'artisan  improbe,  nous 
le  voyons  exalter  le  négoce  et  le  travail  honnête,  nous  le  voyons, 
dans  la  vie  de  tous  les  jours,  s'efforcer  noblement  de  «  relever  à 
ses  propres  yeux  la  classe  ouvrière,  et  de  la  faire  concourir  selon 
son  pouvoir  au  bien  général  de  la  grande  communauté  chrétienne.  » 
Il  parcourt  les  campagnes,  et  ne  cesse  d'y  glorifier  l'agriculture, 
cette  «  mère  nourrice  des  peuples,  sans  laquelle  la  société  ne  pour- 
rait exister.  »  Il  se  transporte  au  milieu  de  ces  foires  périodiques,  de 
ces  nu?idùiœ,  rendez-vous  général  des  provinces  et  des  nations  voi- 


LES    SERMONNAIRES    DU    MOYEN    AGE.  831 

sines,  lices  pacifiques  où  se  pressent,  comme  une  vaste  fourmilière, 
les  commerçans  de  tout  pays.  Il  appelle  solennellement  la  bénédic- 
tion céleste  sur  ces  réunions,  ménagées  par  la  Providence  pour  ser- 
vir de  lien  aux  peuples  :  car,  c'est  Humbert  de  Romans  qui  parle, 
((  Dieu  a  voulu  que  nulle  contrée  ne  pût  se  suffire  complètement 
à  elle-même,  et  que  chacune  eût  besoin  de  recourir  à  d'aut*-es,  afin 
qu'elles  fussent  unies  par  des  rapports  d'amitié.  »  Là,  il  rappelle  à 
tous  les  préceptes  de  la  religion  et  de  la  vertu,  il  prêche  aux  mal- 
heureux l'esprit  de  résignation ,  aux  heureux  l'esprit  de  charité. 
Sans  s'éloigner  de  sa  demeure,  chaque  matin  et  chaque  soir,  il  se 
mêle  sur  la  place  publique  aux  groupes  des  journaliers  qui  atten- 
dent là  qu'on  vienne  les  engager  ou  leur  distribuer  leur  salaire;  il 
cause  fraternellement  avec  eux;  il  ranime  leur  courage,  il  adoucit 
leurs  peines,  il  secourt  leurs  misères,  il  ne  les  quitte  point  sans 
avoir  fait  pénétrer  quelque  lumière  dans  ces  âmes  incultes,  mais 
non  rebelles. 

C'est  que,  pour  les  petits  et  les  misérables,  l'église  a  plus  d'amour 
que  de  sévérité,  c'est  qu'elle  est  non  pas  seulement  leur  institu- 
trice et  leur  juge,  mais  encore,  mais  surtout  leur  protectrice  et  leur 
mère.  Ceux  qu'elle  poursuit  sans  miséricorde,  ce  sont  les  grands, 
les  puissans  du  jour.  Pour  ceux-là,  elle  n'a  pas  d'indulgence,  elle 
n'a  qu'une  justice  inexorable.  Avec  quelle  ardeur,  avec  quelle  éner- 
gie les  sermonnaires  prennent  le  parti  des  faibles  contre  les  forts, 
des  opprimés  contre  les  oppresseurs!  Avec  quelle  virulence  ils 
s'acharnent  après  les  officiers  seigneuriaux  ou  royaux,  légistes, 
prévôts,  bedeaux,  baillis!  Ce  sont  des  «  corbeaux  d'enfer»  qui 
s'abattent  à  la  curée  sur  le  pauvre  peuple,  ce  sont  des  sangsues 
insatiables  qui  épuisent  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  sang  leurs 
malheureuses  victimes.  Les  légistes,  qui  remplissent  les  villes, 
les  bourgs  et  jusqu'aux  villages,  sèment  partout  la  discorde  et 
l'inimitié,  aigrissent  les  haines,  suscitent  les  procès,  puis,  vendant 
leur  conscience  et  leur  honneur,  ils  font  citer  les  parties  en  cinq  ou 
six  endroits  à  la  fois  pour  profiter  de  leur  absence  forcée;  ils  su- 
bornent de  faux  témoins;  en  un  mot,  ils  consument  la  fortune  des 
familles.  «  Pour  extorquer,  ce  sont  des  harpies;  pour  parler  avec 
les  autres,  des  statues;  pour  comprendre,  des  rochers;  pour  dé- 
vorer, des  minotaures.  »  —  Quant  aux  prévôts,  aux  bedeaux,  aux 
baillis,  chaque  jour  ils  inventent  des  moyens  diaboliques  de  pres- 
surer la  gent  taillable.  «  Seigneur,  dit  à  un  comte  l'un  de  ses  bail- 
lis, si  vous  voulez  m' écouter,  je  vous  ferai  gagner  chaque  année 
une  fortune.  Permettez-moi  seulement  de  vendre  le  soleil  sur  vos 
terres.  —  Gomment  cela?  fait  le  comte  surpris.  —  Sur  toute  l'étendue 
de  votre  domaine,  il  y  a  des  gens  qui  font  sécher  et  blanchir  des 
toiles  au  soleil.  En  prenant  douze  deniers  par  toile,  vous  aurez  une 


832  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

somme  énorme.  »  —  Quel  instinct  financier!  C'est,  au  xiii*  siècle, 
l'impôt  des  portes  et  fenêtres. 

Tels  serviteurs,  tels  maîtres  !  Les  baillis  volent  et  extorquent,  les 
seigneurs  pillent  et  assassinent;  seulement  ils  exercent  leurs  bri- 
gandages plus  au  grand  jour  et  sur  une  plus  vaste  échelle.  Ce  baron 
qui  fait  un  appel  aux  armes  dans  toutes  ses  terres  pour  que  chacun 
s'en  aille  en  osl  avec  lui,  vous  croyez  peut-être  qu'il  s'en  va  châ- 
tier quelque  félon  ou  rallier  l'armée  de  son  suzerain?  Non,  ce  n'est 
qu'un  de  ces  guerriers  de  craie  (l'on  dirait  aujourd'hui  «  de  paille  » 
ou  «  de  carton  »).  C'est  un  pillard  de  grand'  route,  qui  réunit  une 
bande  pour  dépouiller  les  riches  passans,  les  légats  et  leur  cortège, 
les  caravanes  de  marchands,  ou  pour  s'emparer  des  biens  de  quel- 
que monastère.  Il  fuit  le  roi  parce  qu'il  craint  sa  justice,  et  il  va 
cacher  le  fruit  de  ses  déprédations  au  fond  de  son  repaire,  dans  un 
de  ces  castdla  créés  d'abord  pour  servir  de  refuge  aux  malheureux 
et  devenus  des  nids  de  vautours.  S'il  n'a  même  pas  ce  facile  cou- 
rage, sa  rapacité  ne  se  donnera  pas  moins  carrière.  Le  cheval  du 
paysan,  la  vache  du  laboureur,  tout  lui  est  bon,  rien  ne  lui  échappe. 
Et  que  le  pauvre  hère  ne  s'avise  pas  de  se  plaindre  !  «  Que  veut 
ce  rustre?  répondra  le  superbe;  n'est-il  pas  bien  heureux  qu'on 
lui  laisse  son  veau  et  qu'on  épargne  sa  vie?  »  C'est  ainsi  que  les 
nobles  chevaliers  et  les  gentilles  dames  se  parent  des  dépouilles 
des  pauvres;  c'est  par  ces  iniques  violences  qu'ils  alimentent  leurs 
prodigalités,  qu'ils  se  procurent  tout  ce  luxe,  tous  ces  beaux  vète- 
mens  «  si  justement  appelés  robes,  »  s'écrie  en  jouant  sur  le  mot  ro- 
ber,  dérober,  un  dominicain  plus  vertueux  que  fort  en  étymologie. 

Où  sont  donc  les  sublimes  préceptes  de  la  chevalerie?  Où  sont 
ces  lois  à  la  défense  desquelles  tout  chevalier  s'est  publiquement 
consacré  par  un  vœu,  par  un  serment  solennel,  ces  lois  qui  impo- 
sent aux  nobles  la  mission  sacrée  de  combattre  partout  la  perfidie 
et  la  méchanceté,  de  défendre  l'église,  d'honorer  le  sacerdoce,  de 
venger  les  injures  du  pauvre,  de  pacifier  le  royaume,  de  verser  leur 
sang  pour  leurs  frères,  d'être  jusqu'à  la  mort  les  protecteurs  du 
faible  et  de  l'opprimé?  Où  sont  ces  mœurs  chastes,  cette  sobriété, 
cette  simplicité,  cette  continence,  qui  seules  élevaient  le  chevalier  à 
la  hauteur  de  sa  mission  ?  Hélas  !  tout  cela  est  bien  loin  :  le  faste,  l'or- 
gueil, l'amour  de  la  vaine  gloire,  la  luxure,  la  débauche,  la  soif  de 
tous  les  plaisirs,  ont  envahi  les  cœurs  des  grands  seigneurs,  et  quant 
aux  lois  de  la  chevalerie,  il  n'en  est  plus  question.  «  Les  pauvres, 
les  clercs,  les  abbayes,  trouvent  en  eux,  non  des  défenseurs,  mais 
des  persécuteurs.  Ils  retiennent  les  dîmes  et  les  oiï'randes  dues  à 
l'église,  enfreignent  ses  immunités,  écrasent  les  hommes  qui  lui 
appartiennent  de  prestations  et  de  corvées,  ne  respectent  point  le 
droit  d'asile,  et  portent  des  mains  impies  sur  les  personnes  sacrées 


LES    SERMONNAIRES    DU   MOYEN   AGE.  833 

parce  qu'elles  ne  peuvent  pas  leur  résister;  mais  ils  se  gardent  bien 
d'attaquer  ceux  qui  sont  armés  et  disposés  à  la  lutte.  Aigles  ra- 
paces,  ils  se  jettent  sur  les  biens  des  défunts,  et  veulent  avoir  la 
mainmorte,  pour  ajouter  à  l'affliction  des  affligés,  c'est-à-dire  des 
veuves  et  des  orphelins.  » 

C'est  Jacques  de  "V'itry,  le  patriarche  de  Jérusalem,  qui  piononce 
en  chaire  cette  virulente  diatribe.  11  n'est  pas  seul  à  combattre  la 
violence  et  la  tyrannie.  Les  prédicateurs  ses  contemporains  remplis- 
sent tous  avec  la  même  énergie  ce  devoir  périlleux.  Les  seigneurs 
n'entendaient  pas  toujours  raillerie;  ils  recevaient  brutalement  les 
réprimandes,  et,  comme  ils  n'étaient  pas  forts  sur  l'éloquence,  c'é- 
tait par  des  violences  qu'ils  ripostaient  aux  admonestations.  Il  est 
de  mode  aujourd'hui  de  représenter  l'église  au  moyen  âge  comme 
investie  sans  conteste  d'un  suprême  pouvoir.  On  en  fait  une  sorte  de 
souveraine  universelle,  imposant  son  bon  plaisir  à  la  société  obéis- 
sante. M.  Lecoy  de  La  Marche  semble  donner  lui-même  dans  ce  pré- 
jugé. ((  Les  délégués  de  la  cour  romaine,  nous  dit-il,  gouvernent 
tout  autant  que  les  princes  auprès  desquels  ils  sont  accrédités.  »  En 
théorie,  cela  peut  paraître  vraisemblable;  en  fait,  au  xiii*"  siècle  du 
moins,  cela  est  exagéré.  Si  l'on  ne  veut  parler  que  de  l'autorité 
morale,  nous  en  tombons  d'accord,  celle-là,  l'église  la  possède  tout 
entière.  En  principe,  le  pape,  représentant  de  Dieu  sur  la  terre,  est 
au-dessus  des  rois,  et  ses  ministres,  à  tous  les  degrés  de  la  hiérar- 
cliie  ecclésiastique,  participent  à  cette  supériorité  quasi  métaphy- 
sique; mais  l'autorité  positive,  celle  qui  agit  et  qui  s'impose  parce 
qu'elle  est  la  plus  forte,  elle  est  aux  mains  des  princes  et  des  sei- 
gneurs. Ils  ont  leurs  gens  d'armes,  ils  ont  leurs  châteaux,  ils  ont 
la  force  enfin,  et  ils  en  usent.  Malheur  à  qui  les  olTense!  ce  n'est 
pas  une  robe  de  prêtre  qui  peut  arrêter  leur  courroux  :  l'histoire 
est  là  pour  dire  qu'ils  ne  se  gênaient  guère  pour  assassiner  un  légat 
ou  pour  jeter  un  évêque  dans  un  cul  de  basse-fosse.  Il  y  avait  donc 
vraiment  quelque  courage  chez  les  sermonnaires  à  braver  ainsi  en 
face  des  gens  d'autant  plus  capables  de  se  venger  que  ceux  qu'on 
attaquait  étaient  nécessairement  les  plus  violens,  les  plus  injustes 
et  les  plus  tyranniques. 

Certes  il  est  bien  vrai  qu'en  plus  d'un  cas  l'orateur  sacré  plaide 
en  partie  jjro  domo  sua,  il  est  bien  vrai  que  les  droits  de  l'église 
violés  et  foulés  aux  pieds  contribuent  à  enflammer  son  indignation. 
Les  paroles  de  Jacques  de  Yitry,  par  exemple,  portent  la  trace  évi- 
dente de  ce  sentiment,  et  en  thèse  générale  il  est  aisé  de  com- 
prendre que  l'église  vît  d'un  œil  défiant  ces  petits  potentats  toujours 
prêts  à  la  dépouiller.  Pourtant,  chez  Jacques  de  Vitry  comme  chez 
ses  collègues  en  prédication,  ce  sentiment  n'est  que  secondaire. 

TOME  LXXXII.  —  18G9.  '  53 


SZ!l  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Ce  qui  domine  en  eux,  ce  n'est  pas  l'intérêt  personnel,  c'est  une 
préoccupation  plus  générale  et  plus  noble,  c'est  l'amour  de  la  jus- 
tice et  l'impérieux  besoin  de  proclamer  la  vérité. 

Voyez  plutôt  leur  attitude,  non  plus  seulement  en  face  des  ho- 
bereaux et  des  seigneurs  de  village,  mais  en  face  du  pouvoir  qui 
prime  tous  les  autres,  en  face  de  la  royauté.  Écoutez  Jacques  de 
Vitry  prononcer  hautement  cette  maxime  :  «  l'unique  noblesse, 
c'est  la  noblesse  de  l'âme,  »  et  c'est  la  seule  dont  un  roi  doive  se 
targuer.  Écoutez  Etienne  de  Bourbon  répéter  après  le  pape  Zacha- 
rie  :  a  Le  roi,  c'est  celui  qui  gouverne  bien.  »  Écoutez  Élinand  pro- 
clamer qu'un  «  roi  illettré  n'est  qu'un  âne  couronné!  »  Ailleurs 
c'est  Humbert  de  Romans  qui  déclare  que  la  condition  essentielle 
de  la  royauté  est  moins  dans  l'origine  que  dans  l'équitable  exercice 
de  la  puissance  souveraine.  C'est  Élinand  qui  s'écrie  à  son  tour  : 
«  La  puissance  est  transportée  en  punition  de  l'injustice...  Le  fils 
succède  donc  à  son  père,  s'il  imite  sa  probité.  »  C'est  Jacques  de 
"Vitry  qui  fait  consister  toute  la  légitimité  et  toute  la  force  du  pou- 
voir royal  «  dans  l'élévation  des  bons  et  la  répression  des  méchans, 
dans  la  protection  des  églises  et  des  pauvres,  dans  la  distribution 
de  la  justice  et  la  répartition  des  droits  de  chacun...  »  Voilà  des 
maximes  qu'on  ne  s'attendait  peut-être  pas  à  trouver  dans  la  bouche 
de  ces  moines;  mais  en  voici  de  plus  étonnantes  encore.  On  le  sait, 
nous  sommes  au  xiii"  siècle,  c'est-à-dire  à  l'heure  où  les  légistes 
préparent  de  tous  leurs  efforts  le  triomphe  de  la  règle  byzantine  : 
quidqnid  placuerit  principi  Icgis  vigorem  habet.  Eh  bien  !  quels 
adversaires  opposent  à  cette  théorie  du  pouvoir  absolu  la  négation 
la  plus  formelle,  la  réprobation  la  plus  énergique?  Ce  sont  les  pré- 
dicateurs, c'est  le  clergé,  a  C'est  une  insigne  fausseté,  selon  Élinand, 
ce  qui  est  écrit  là  dans  le  code,  que  toutes  les  volontés  du  prince 
ont  force  de  loi!  »  Il  «  place  formellement  le  salut  commun  au- 
dessus  de  toute  considération  dynastique,  »  et  ajoute  ;  «  Il  n'est  pas 
étonnant  qu'il  soit  interdit  au  roi  d'avoir  un  trésor  privé,  car  il  ne 
s'appartient  pas  à  lui-même,  il  appartient  à  ses  sujets.  »  Jacques  de 
Vitry  enfin  proclame  cette  maxime  aussi  profonde  que  hardie  :  «  il 
n'y  a  point  de  sûreté  pour  un  monarque  du  moment  que  personne 
n'est  en  sûreté  contre  lui.  »  A-t-on  jamais  rien  dit  de  plus  fort 
contre  le  despotisme? 

Que  reste-t-il  pour  compléter  le  tableau?  La  société  du  moyen 
âge  est  peinte  ici  tout  entière  ;  tous  ses  membres  se  sont  montrés 
tour  à  tour.  Tous?  Non,  sans  doute.  Les  prêtres  n'ont  pas  paru; 
mais  quoi!  le  clergé  va-t-il  donc  se  dénoncer  lui-même,  les  pré- 
dicateurs vont -ils  retourner  leurs  foudres  contre  leurs  frères  en 
religion?  Eh  bien!  oui  :  c'est  contre  les  mauvais  prêtres  que  les 


LES    SERMONNAIRES    DU   MOYEN    AGE.  835 

orateurs  sacrés  s'arment  du  fouet  le  plus  impitoyable,  et  ce  n'est  là 
ni  la  moins  curieuse,  ni  la  moins  éclatante  preuve  de  leur  abnéga- 
tion et  de  leur  sincérité.  Moines,  curés,  abbés,  évèques,  sont  cités 
à  la  barre,  et  quelles  rudes  sentences!  Point  d'indulgence  pour 
l'évêque  négligent,  avide,  orgueilleux  ou  simoniaque.  INe  devrait-il 
pas  être,  dit  Jacques  de  Yitry,  «  l'avocat  des  pauvres,  l'espoir  des 
infortunés,  le  tuteur  des  orphelins,  le  bâton  des  vieillards,  le  ven- 
geur des  crimes,  le  marteau  des  tyrans,  s'entourer  de  familiers 
honorables  et  de  coopérateurs  cherchant,  non  pas  leur  intérêt, 
mais  celui  de  Jésus-Christ?  »  Combien  peu  de  prélats  approchent 
de  cet  idéal!  Celui-ci  est  en  proie  à  l'avarice;  il  vend  la  justice, 
il  vend  les  prébendes.  Réclame-t-on  son  saint  ministère?  Si  c'est 
un  riche  qui  l'appelle,  il  court;  si  c'est  un  pauvre,  il  fait  la 
sourde  oreille;  il  thésaurise,  il  amasse,  sans  jamais  se  rassasier. 
Avoir,  c'est  un  doux  poison,  s'écrie,  dans  un  langage  que  nous 
regrettons  d'altérer,  un  prédicateur  normand  malheureusement 
anonyme.  Maintes  gens  commencent  à  amasser  comme  dans  une 
intention  louable,  comme  pour  servir  Dieu  et  faire  des  aumônes; 
mais  quand  ils  ont  «  assemblé  leur  avoir,  »  alors  «  change  leur  cou- 
rage. »  Le  prêtre  se  dit  :  «  Ton  épargne  t'aidera  quand  tu  auras  la 
crosse,  »  et  le  moine  :  a  Mon  abbé  mourra,  et  mes  deniers  me  feront 
avoir  l'abbaye.  »  Cet  autre  est  tout  entier  aux  plaisirs  de  la  table. 
«  Quelle  différence  y  a-t-il  aujourd'hui,  nous  dit  Élinand,  entre 
la  table  d'un  pontife  et  celle  d'un  roi?  Est-ce  que  les  abbés  eux- 
mêmes  ne  veulent  pas  des  mets  princiers?  Montrez-moi  un  de  ces 
riches  se  couvrant  de  pourpre  et  se  nourrissant  d'huîtres  qui 
vaille  le  riche  de  la  parabole  de  Lazare  gémissant  aux  enfers  !  »  Et 
contre  le  népotisme,  cette  autre  plaie  de  l'épiscopat,  quels  accens 
indignés  !  Écoutons  encore  Jacques  de  Yitry.  «  Les  malheureux,  les 
insensés  !  ils  abandonnent  le  soin  de  plusieurs  millions  d' cames  à  des 
enfans  auxquels  ils  n'oseraient  confier  trois  poires,  dans  la  crainte 
qu'ils  ne  les  mangent!  J'en  connais  un,  de  ces  jeunes  intrus,  que 
son  oncle  avait  installé  au  chœur  dans  la  stalle  de  l'archidiacre,  et 
qui  la  souillait  encore  comme  naguère  le  giron  de  sa  nourrice  !  » 
Si  les  hauts  dignitaires  sont  ainsi  traités,  on  pense  bien  que  les 
simples  curés,  les  simples  moines,  n'ont  pas  de  ménagemens  à  at- 
tendre. Les  sermonnaires  accablent  impitoyablement  le  «  mauvais 
prêtre,  qui  donne  quatre  fois  le  baiser  de  Judas  en  célébrant  la 
messe  :  à  l'autel,  k  la  patène,  au  livre  d'Évangile  et  à  son  assis- 
tant {77iùnste?').  ))  —  «Plongé  dans  les  choses  de  la  matière,  dit 
Geoffroy  de  Troyes,  il  s'inquiète  peu  de  celles  de  l'intelligence  ;  il 
diffère  du  peuple  par  l'habit,  non  par  l'esprit,  —  par  l'apparence, 
non  par  la  réalité.  »  Aux  moines,  qui  ont  fait  vœu  de  pauvreté,  on 
reproche  amèrement  leur  richesse.  «  Des  palais  pour  hôpitaux,  des 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fortifications  pour  murs,  des  tours  pour  réfectoires,  des  châteaux 
pour  églises,  des  villas  pour  granges,  est-ce  que  tout  cela  ne  prête 
pas  a  rire  aux  laïques  ?  Ne  pouvait-on  à  moins  de  frais  souper 
dans  le  réfectoire,  loger  le  pauvre  dans  le  dortoir?  » 

Les  chanoines  surtout  sont  fustigés  d'importance.  «  Aux  offices 
où  l'on  fait  une  distribution  de  deniers,  ils  accourent;  mais  tout  le 
temps  que  durent  les  autres  ils  restent  chez  eux  à  jouer  aux  dés.  » 
lis  n'assistent  aux  services  funèbres  que  lorsque  la  lugubre  céré- 
monie doit  être  suivie  d'un  de  ces  repas,  de  ces  remcmbrances  où 
ils  peuvent  satisfaire  leur  goinfrerie.  Ils  ne  se  soumettent  même 
pas  aux  avertissemens  de  leurs  supérieurs;  si  l'évêque  les  veut 
admonester,  ils  prétendent  ne  dépendre  que  du  doyen  du  chapitre; 
si  le  doyen  s'avise  alors  de  les  morigéner,  ils  répondent  insolem- 
ment qu'ils  ne  relèvent  que  du  chapitre  même.  Aussi  de  quelles 
convoitises  les  canonicats  ne  sont-ils  pas  l'objet!  «  Il  en  est  qui 
tombent  en  délire  quand  il  y  a  une  vacance,  comme  les  chiens  lu- 
natiques lorsque  le  cours  de  la  lune  décroît.  »  Heureux  encore  lors- 
qu'ils se  contentent  d'une  seule  prébende;  mais,  hélas  !  il  n'est  pas 
rare  de  voir  ces  ambitieux  en  accaparer  sans  vergogne  deux,  trois, 
quelquefois  ])lus  encore.  «  Ont-ils  donc  plusieurs  ventres  pour  con- 
sommer pliisieurs  bénéfices?  »  demande  avec  indignation  Jacques 
de  Vitry.  Et  Thomas  de  Gartempré,  comme  Albert  le  Grand,  comme 
Guiard  de  Laon,  les  voue  formellement  à  la  damnation  éternelle. 
Cela  ne  les  émeut  guère.  Ils  ne  s'en  précipitent  pas  moins  à  la  cu- 
rée, et  y  mènent  avec  eux  toute  la  séquelle  de  leurs  proches,  car 
eux  aussi  joignent  le  népotisme  à  la  simonie.  «  Quand  ils  viennent 
aux  chapitres,  dit  énergiquement  Guillaume  d'Auvergne,  on  les 
prendrait  pour  des  poules  couveuses,  car  tous  leurs  neveux  courent 
derrière  eux  comme  des  poussins,  piaulant,  grouillant,  et  obéissant 
à  leurs  moindres  volontés.  » 

Tout  cela  n'est  rien  encore  auprès  du  concubinage  des  prêtres. 
Voilà  pour  le  clerc  le  plus  affreux  des  vices,  et  contre  lui  l'église 
n'a  pas  assez  d'anathèmes.  Malheur,  trois  fois  malheur  au  prêtre 
qui  est  atteint  de  cette  lèpre!  Il  sera  damné  sans  rémission  dans  la 
vie  future,  et  déjà  dans  la  vie  d'ici-bas  son  châtiment  commence. 
Il  est  pauvre,  il  est  misérable.  On  le  reconnaît  à  l'état  délabré  de 
ses  vètemens,  à  ses  manches  percées  au  coude;  il  se  voit,  lui  et  sa 
complice,  l'objet  de  la  réprobation  universelle;  personne  ne  veut 
donner  à  l'église  le  baiser  de  paix  à  \si  prclresse;  on  lui  chante  au 
visage  ce  refrain  populaire  : 

Je  vos  conj'.ir,  porriz  et  raz, 
Que  vous  n'aies  part  en  ces  tas 
Ne  plus  que  n'a  part  en  lu  messe 
Cil  qui  prent  pais  à  la  prestre%sse. 


LES    SERMOiNNAIRES   DU   MOYEN  AGE.  837 

Lui-même,  malgré  son  caractère  sacré,  est  en  butte  aux  mépris  et 
aux  insultes  de  ses  paroissiens.  Les  trouvères  et  les  troubadours 
ont-ils  jamais  été  contre  le  clergé  plus  virulens  et  plus  impla- 
cables? 

IV. 

Nous  devrions  nous  arrêter,  si  nous  étions  plus  soucieux  de  laisser 
au  lecteur  une  impression  favorable  que  d'éclairer  toutes  les  faces 
du  sujet;  mais  il  faut  être  impartial  avant  tout.  Disons  donc  quel- 
ques mots  du  mérite  littéraire  de  nos  prédicateurs.  Nous  l'avouons 
librement,  il  est  rare  de  rencontrer  chez  eux  de  ices  beautés  par- 
faites qui  sont  la  marque  des  grands  orateurs  et  des  grands  écri- 
vains. Ils  sont  tous  incomplets,  inégaux  :  ils  sont  enfans  par  certains 
côtés,  presque  vieillards  par  d'autres.  Nous  ne  les  donnons  pas,  en 
un  mot,  pour  des  modèles  accomplis,  mais  nous  repoussons  les  ju- 
gemens  préconçus  dont  on  les  a  frappés  tous  indistinctement.  De- 
puis le  temps  du  grand  roi,  les  historiens  littéraires  ont  été  unanimes 
pour  accabler  de  leurs  dédains  les  sermonnaires  du  moyen  âge.  Au 
xvii«  siècle,  c'est  Ellies  Dupin  qui,  du  haut  de  sa  chaire  de  Sor- 
bonne,  les  condamne  en  bloc,  sans  autre  forme  de  procès.  Au  xviii% 
c'est  Joiy,  dans  son  Histoire  de  la  Prédication,  qui  renouvelle  et 
aggrave  la  condamnation.  S'il  mentionne  en  passant  saint  Bernard, 
<(  cet  astre  apparu  au  milieu  de  noires  ténèbres,  »  ou  saint  Thomas 
d'Aquin,  a  ce  docteur  qui  eût  été  un  grand  génie,  s'il  fût  né  dans 
un  autre  siècle,  »  ou  Innocent  III,  ou  saint  Antoine  de  Padoue,  ou 
saint  Bonaventure,  ce  n'est  pas  sans  s'excuser  aussitôt  de  la  liberté 
grande  et  sans  se  récrier  contre  «  le  mauvais  goût,  contre  les  al- 
légories, contre  la  sécheresse  de  ces  barbares.  »  Le  plus  curieux  de 
l'affaire,  c'est  que  ce  Joly  est  lui-même  de  l'ordre  de  Saint-Fran- 
çois, et  n'écrit  son  livre  que  pour  «  venger  l'honneur  de  la  chaire.  » 
Au  xix*"  siècle  enfin,  Daunou,  dans  sa  docte  importance,  qualifie 
majestueusement  les  discours  d'Albert  le  Grand,  de  saint  Thomas, 
de  Jacques  de  Voragine,  de  «  monumens  d'une  scolastique  barbare 
et  d'une  crédulité  grossière,  aussi  inconciliables  l'une  que  l'autre 
avec  la  véritable  éloquence.  » 

Sans  plaider  au  fond,  comme  l'on  dit  au  palais,  on  peut  dès  l'a- 
bord opposer  à  ces  réquisitoires  une  fin  de  non-recevoir.  En  deux 
mots,  nous  n'avons  pas  les  pièces  du  procès  ;  ce  sont  les  plus  im- 
portantes qui  nous  manquent.  Si  nous  devions  trouver  quelque  part 
la  grande  éloquence,  chaude,  entraînante,  colorée,  ou  l'éloquence 
plus  simple,  plus  familière,  mais  non  moins  inspirée,  non  moins 
pleine  d'onction,  ce  serait  dans  les  appels  à  la  croisade,  dans  les 


838       ■         REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

prédications  au  peuple,  dans  ce  qui  sortait  des  données  habituelles, 
des  conditions  ordinaires  des  sermons  et  de  l'instruction  religieuse. 
Eh  bien!  voilà  justement  ce  que  nous  ne  possédons  pas.  Des  ha- 
rangues du  grand  abbé  de  Glairvaux  et  des  autres  hérauts  des  croi- 
sades, aucune  n'a  traversé  les  siècles.  De  la  parole  de  Robert  d'Ar- 
brisselles,  de  Foulques  de  Neuilly,  de  Jean  de  Nivelle,  aucun  écho  n'a 
retenti  jusqu'à  nous.  Ce  n'est  pas  tout  :  des  textes  mêmes  qui  nous 
sont  parvenus,  de  «  cet  innombrable  amas  de  sermons  latins  et 
français  dont  les  bibliothèques  anciennes  sont  encombrées,  »  com- 
bien peuvent  être  considérés  comme  des  reflets  fidèles  du  discours 
original?  Si  l'auteur  y  a  mis  la  main,  ce  n'est  jamais  qu'un  brouillon 
incomplet  et  informe;  c'est  le  premier  jet  de  la  pensée  fixé  sur  le 
parchemin  dans  son  incorrection  et  ses  inégalités;  ce  n'est  en  un 
mot  que  l'ébauche  du  sermon  auquel  la  parole  doit  donner  l'am- 
pleur, la  forme,  la  proportion.  Encore  la  plupart  du  temps  nos 
textes  ne  sont-ils  que  des  reportationes,  des  reproductions  rédigées 
de  mémoire  ou  des  notes  prises  à  la  hâte  par  un  auditeur;  c'est  un 
étranger  qui  a  écrit  de  souvenir  ou  qui  a  griffonné  pendant  le  ser- 
mon. Cet  étranger,  c'est  en  général  un  clerc  qui  vient  là  chercher 
des  matériaux  pour  ses  propres  sermons.  Les  passages  qui  lui  pa- 
raissent bons  à  prendre,  il  les  reproduit  tout  au  long.  Les  autres,  il 
les  résume  en  quelques  lignes.  Quelquefois  un  seul  mot  représente 
tout  un  développement.  Yoilà  sur  quels  documens  l'on  va  taxer 
nos  pauvres  sermonnaires  de  sécheresse,  de  pauvreté,  d'ignorance 
de  la  composition  et  du  style!  En  bonne  conscience,  est-ce  donc 
leur  œuvre  que  nous  jugeons? 

D'ailleurs,  dans  ces  œuvres  touffues  que  le  préjugé  condamne  en 
masse  sans  les  connaître,  quelque  mutilées,  quelque  travesties 
qu'elles  nous  apparaissent,  tout  ne  doit  pas  être  également  voué  au 
mépris.  Les  fragmens  que  nous  avons  cités  ont  dû  faire  voir  chez 
les  Jacques  de  Vitry,  les  Élinand,  les  Etienne  de  Bourbon,  un  souffle 
viril,  une  énergie  incontestable,  une  véritable  verve  d'observateurs 
et  de  moralistes.  Parcourez  les  prédications  de  ce  même  Jacques 
de  Yitry,  lisez  les  sermons  de  Maurice  de  Sully  et  d'Humbert  de 
Romans,  vous  y  trouverez  à  chaque  pas  des  apologues  ingénieux, 
des  anecdotes  spirituelles,  des  légendes  touchantes  et  toujoursTine- 
ment  contées,  car  c'est  un  usage  qui  s'établit  alors  de  rendre  l'en- 
seignement plus  sensible,  plus  vivant  par  des  exemples  et  par  des 
«  histoires.  »  Tous  les  vieux  fabliaux,  tous  les  vieux  apologues  que 
la  tradition  avait  reçus  de  l'antiquité  sont  narrés  chez  nos  prédica- 
teurs avec  un  charme  et  un  naturel  qui  rappellent  Ésope  et  Phèdre, 
et  font  pressentir  La  Fontaine. 

Il  y  a  donc  eu  alors  pour  la  chaire  une  phase  vraiment  brillante. 


LES    SERMONNAIRES   DU    MOYEN   AGE.  839 

Elle  commence  vers  le  milieu  du  xii*  siècle  avec  Foulques  de 
Neiiilly,  Jean  de  Nivelle  et  Maurice  de  Sully;  elle  jette  son  plus  vif 
éclat  au  début  du  xiii%  lorsque  saint  Dominique  et  saint  François 
d'Assise,  entraînant  sur  leurs  traces  une  foule  de  néophytes,  impri- 
ment à  la  prédication  populaire  un  essor  incroyable,  et  font  naître 
sous  leurs  pas  une  pléiade  d'orateurs  sacrés.  Par  malheur,  cette  pé- 
riode de  prospérité  est  courte.  Le  xm^  siècle  commence  à  peine  la 
seconde  moitié  de  sa  carrière  que  déjà  la  décadence  oratoire  se  fait 
sentir,  et  chaque  jour  les  symptômes  précurseurs  s'accusent  et  s'ag- 
gravent. On  s'était  dégagé  de  cette  rhétorique  pompeuse,  de  cette 
forme  enflée  et  emphatique  qui  avait  été  au  début  du  xii*  siècle 
recueil  de  l'éloquence;  mais  on  dépasse  le  but,  et  l'on  verse  main- 
tenant du  côté  de  la  trivialité.  En  même  temps  l'abus  de  la  mé- 
thode et  de  la  classification,  l'engouement  toujours  croissant  pour 
la  dialectique  et  pour  la  philosophie  d'Aristote,  font  naître  de  nou- 
veaux dangers.  La  subtilité,  l'afTectation,  envahissent  la  chaire. 
Tandis  que  dans  les  sermons  aux  fidèles  la  familiarité  tourne  au 
trivial,  dans  les  sermons  aux  clercs  la  science  se  change  en  obscu- 
rité. Ce  n'est  pas  tout  encore  :  les  procédés  mécaniques,  «  le  mé- 
tier, »  suivant  l'expression  de  M.  Victor  Le  €lerc,  succèdent  peu  à  peu 
à  l'inspiration.  La  fin  du  xiii"  siècle  voit  éclore  une  foule  de  manuels, 
de  répertoires,  de  collections  de  thèmes  et  d'exemples,  de  distinc- 
tions, —  c'est  le  nom  usité  alors,  —  destinés  à  être  la  providence 
de  l'orateur  paresseux  ou  embarrassé.  Dès  lors  l'habitude  se  répand 
de  puiser  sans  plus  de  souci  dans  ces  magasins  de  chefs-d'œuvre 
tout  faits.  Préparer  un  sujet,  composer  un  discours,  ce  n'est  plus  la 
peine;  on  se  contente  de  coudre  ensemble  des  fragmens  pillés  chez 
d'autres  prédicateurs,  ou  bien  l'on  apprend  tout  simplement  par 
cœur  un  recueil  entier  de  ces  sermons,  et  l'on  se  trouve  prêt  à  tout 
événement.  En  toute  circonstance,  on  a  son  discours  sur  la  langue, 
il  n'y  a  qu'à  ouvrir  la  bouche,  si  bien  que  l'on  dit  couramment  d'un 
prédicateur  :  11  prêche  abj icianms ,  il  prêche  siispendiwn,  selon 
que  la  série  qu'il  débite  à  tout  propos  commence  par  suspendium 
ou  par  abjiciamus.  L'éloquence  de  la  chaire  est  rabaissée  pour 
longtemps  à  une  pure  et  simple  routine. 

Cette  décadence  de  l'art  oratoire  n'est  pas  d'ailleurs,  au  xiii*  siè- 
cle, un  phénomène  isolé.  La  chaire  subit  une  loi  commune  et  suit 
la  marche  du  siècle  tout  entier.  Il  est  assez  de  mode,  lorsqu'on  con- 
sent à  faire  l'éloge  du  moyen  âge,  de  le  réduire  exclusivement  au 
XIII*  siècle.  Le  xiir  siècle,  voilà  la  lumière;  les  autres,  ténèbres  et 
barbarie!  Pourtant  à  quelle  époque  la  sève  de  l'humanité  se  fait- 
elle  jour  dans  toute  sa  jeunesse  et  dans  toute  sa  plénitude?  Est-ce 
au  xu'  ou  au  xiii^  siècle?  Est-ce  au  xii*  ou  au  xiii*  siècle  que  res- 


8i0  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

suscite  l'étude  de  l'antiquité,  que  naît  l'architecture  gothique,  que 
se  relève  la  philosophie,  que  se  créent  nos  grandes  chansons  de 
geste,  que  se  forme  l'épopée  nationale,  que  se  fonde  la  langue, 
que  chantent  les  Arnaud  de  Marveil  et  les  Bertrand  de  Born?  Est-ce 
au  xii^  ou  au  xiii«  siècle  au  contraire  que  la  philosophie  dégénère 
en  subtilités  et  en  niaiseries,  que  la  langue  perd  sa  pureté  et  son 
unité,  que  la  veine  épique  se  corrompt  et  se  tarit,  que  les  trouba- 
dours au  midi,  les  trouvères  au  nord,  cessent  de  faire  entendre 
leurs  accens?  En  réalité,  c'est  au  xii^  siècle  que  le  moyen  âge  sort 
alerte  et  vigoureux  de  ses  langes;  c'est  à  la  fin  du  xiii*  siècle  que 
son  élan  s'arrête,  que  sa  force  s'étiole,  que  sa  jeunesse  se  paralyse, 
que  ses  destinées  tournent  court.  Si  l'on  veut  absolument  appeler 
xiii'^  siècle  l'apogée  du  moyen  âge,  il  faut  de  ce  xiii*'  siècle  de  con- 
vention retrancher  presque  toute  une  moitié  du  xiii^  siècle  véri- 
table, et  y  comprendre  hardiment  le  xii^  presque  tout  entier. 

En  résumé,  la  chaire  française  a  été  pendant  le  moyen  âge,  au 
milieu  d'une  société  agitée,  turbulente,  prompte  à  la  violence  et  à 
l'usurpation,  une  des  plus  grandes  forces  de  conservation  sociale. 
En  maintenant  énergiquement,  selon  l'expression  même  de  M.  Le- 
coy  de  La  Marche,  les  grands  principes  de  la  charité  universelle  et 
de  l'égalité  chrétienne,  en  prêchant  à  tout  venant  avec  persévérance 
le  respect  du  droit  et  l'amour  de  la  justice,  en  combattant  contre 
tous  et  partout  les  excès  et  les  abus,  elle  sut  adoucir  les  haines, 
rapprocher  les  distances  sociales,  amortir  les  iniquités.  En  se  faisant 
l'écho  de  toutes  les  souffrances,  l'organe  de  toutes  les  faiblesses, 
elle  fut  le  plus  puissant  obstacle  à  la  tyrannie  et  à  l'oppression. 
On  a  quelquefois  prétendu  voir  chez  les  troubadours,  chez  les  fai- 
seurs de  sirventes  et  de  satires,  les  représentans  de  ce  que  sont 
aujourd'hui  la  presse  et  l'opinion  publique.  Ce  n'est  pas  aux  trou- 
badours, c'est  aux  prédicateurs  qu'il  faut  faire  honneur  de  ce  rôle 
généreux.  Les  troubadours,  dans  leurs  plus  amères  satires,  dans 
leurs  plus  virulentes  diatribes,  ne  faisaient  guère  que  satisfaire 
leurs  ressentimens  personnels,  ou  servir  les  haines  du  seigneur 
qui  les  entretenait.  Les  sermonnaires  parlent  toujours  au  nom  des 
grands  principes  de  la  morale  et  de  la  religion;  c'est  en  vue  du 
bien  seul  qu'ils  châtient  le  mal  partout  où  ils  le  trouvent,  c'est 
dans  le  seul  intérêt  de  la  charité  et  de  la  vérité  qu'ils  prononcent  des 
paroles  de  blâme  et  de  colère.  S'il  est  vrai  que  l'opinion  publique 
ne  soit  autre  chose  que  la  voix  impersonnelle  du  droit  et  de  la  jus- 
tice, la  chaire  chrétienne  a  seule  au  moyen  âge  pleinement  et  no- 
blement rempli  le  rôle  de  l'opinion  publique. 

Eugène  Aubry-Vitet. 


LE 


PALAIS  DE  JUSTICE 

A    PARIS 


LA    COUR    D'ASSISES. 


Toutes  les  résidences  souveraines,  même  lorsqu'elles  sont  situées 
au  sein  des  villes,  sont  désignées  en  France  sous  le  nom  de  châ- 
teau; seule,  par  suite  d'une  tradition  que  rien  n'a  pu  affaiblir,  la 
vieille  demeure  des  capétiens  s'appelle  encore  le  Palais,  et  ce- 
pendant la  royauté  depuis  longtemps  l'a  cédé  à  sa  sœur  aînée,  — 
la  justice.  Ce  fut  réellement  le  roi  Robert  qui  le  commença,  et 
c'est  dans  une  des  salles  du  Palais  que,  dînant  en  public  un  jour 
de  Pâques,  il  rendit  la  vue  à  un  aveugle  en  lui  jetant  de  l'eau  sur 
le  visage.  Le  luxe  de  l'ameublement  ne  devait  pas  être  excessif, 
car  les  chambres  de  Philippe-Auguste  étaient,  en  guise  de  sièges, 
garnies  de  bottes  de  paille.  Saint  Louis  augmenta  singulièrement  le 
Palais;  la  tour  carrée  qui  fait  le  coin  du  quai  de  l'Horloge  et  la 
Sainte -Chapelle  furent  bâties  par  lui.  La  grand'salle  date  de  Phi- 
lippe le  Bel,  et  fut  élevée  par  les  ordres  d'Enguerrand  de  Mari- 
gny.  C'est  là  que  siégeaient  les  maîtres  des  requêtes  et  les  notaires 
royaux;  là  s'étalait  la  table  de  marbre,  qui  est  intimement  liée 
aux  origines  de  notre  théâtre,  car  elle  servait  de  scène  aux  re- 
présentations des  clercs  de  la  basoche;  dans  certaines  occasions. 


842  REVUE    DES    DEUX   MONDES^ 

elle  voyait  s'asseoir  la  connétablie,  l'amirauté,  les  eaux  et  forêts  de 
France,  tribunaux  spéciaux  qui  jusqu'en  1790  gardèrent  collecti- 
vement le  nom  de  table  de  marbre;  contre  les  murailles  se  dres- 
saient les  statues  des  rois  de  France,  et  au  plafond  pendait  une 
sorte  de  crocodile  empaillé,  dragon  horrifique  tué  jadis  par  Gode- 
froid  de  Bouillon,  disait  la  légende  : 

Illic  sunt  etiam  monimenta  insignia  palmse 
Quum  tulit  ex  victo  Gothofredus  fortior  angue  (1). 

Le  dernier  roi  qui  habita  la  Cité  fut  Charles  Y  ;  Charles  VI  alla 
cacher  sa  folie  dans  les  jardins  de  l'hôtel  Saint-Pol,  et  Charles  YII 
en  iliôi  abandonna  définitivement  le  Palais  au  parlement. 

En  1618,  un  incendie  resté  célèbre  dans  notre  histoire  urbaine 
détruisit  la  grand'salle;  le  feu  avait  pris  dans  les  combles,  con- 
struits en  charpente;  tout  fut  brûlé.  L'on  vit  disparaître  ainsi  un 
des  lieux  de  réunion  chers  aux  habitans  de  Paris,  qui  dans  les 
heures  de  troubles,  d'inquiétude,  de  disette,  allaient  là  pour  échan- 
ger leurs  impressions  et  parfois  concerter  quelque  mouvement  sé- 
ditieux. Pendant  le  siège  soutenu  contre  Henri  lY,  «  au  Palais  ne  se 
trouvèrent  plus,  dit  Pierre  de  l'Estoile,  que  ligueurs  et  fourbisseurs 
de  nouvelles.  »  L'incendie  de  la  grand'  salle  fut  promptement  ré- 
paré; dès  1622,  Jacques  Desbrosses  avait  terminé  la  salle  des  Pas- 
Perdus.  Les  images  royales  qui  l'ornaient  ont  disparu,  et  seule  sur 
son  piédestal,  dans  une  pose  à  la  fois  emphatique  et  médiocre,  on 
aperçoit  la  statue  de  Malesherbes,  le  défenseur  de  Louis  XYI.  Il  y 
a  eu  là  d'autres  combats  que  ceux  de  la  parole,  d'autres  luttes  que 
celles  de  l'éloquence.  Sous  la  fronde,  le  coadjuteur  de  Pietz  et  le 
prince  de  Condé  y  tirèrent  l'épée  avec  trois  ou  quatre  mille  de  leurs 
partisans,  et  le  3  août  1663  les  clercs  et  les  laquais  s'y  livrèrent 
une  bataille  en  règle.  De  telles  aventures  n'arrêtaient  point  la  bonne 
compagnie,  qui  fréquentait  le  Palais  avec  assiduité,  non  point  pour 
suivre  les  procès,  solliciter  les  juges,  entendre  les  avocats  du  roi, 
comme  on  pourrait  le  croire,  mais  pour  se  promener,  se  divertir  et 
faire  des  emplettes.  Le  lieu  était  tellement  à  la  mode,  qu'il  servit 
de  prétexte  à  une  comédie  :  qui  ne  se  souvient  de  la  Galerie  du 
Palais  de  Corneille?  Dans  la  galerie  où  s'ouvre  la  voûte  qui  conduit 
au  parquet  du  procureur-général  et  dans  le  grand  vestibule  s'al- 
longeait une  série  d'échoppes.  Les  marchands  de  dentelles,  d'é- 
toffes, de  parfums,  établis  dans  les  entre-deux  des  piliers,  dans 
les  fausses  portes,  dans  les  renfoncemens  réguliers  de  la  m.uraille, 
appelaient  les  chalands  et  mêlaient  leurs  cris  à  la  rumeur  de  la 

(1)  Éloge  descriptif  de  la  ville  de  Paris,  en  1451,  par  Antoine  Astesan. 


LE   PALAIS   DE   JUSTICE    A   PARIS.  853 

foule.  La  baraque  de  Barbin  devait  se  trouver  à  l'endroit  même  où 
les  costumiers  sont  installés,  c'est  du  moins  Boileau  qui  le  dit  : 

Par  les  détours  étroits  d'une  barrière  oblique, 
Ils  gagnent  les  degrés  et  le  perron  antique 
Où  sans  cesse  étalant  bons  et  mauvais  écrits, 
Barbin  vend  aux  passans  des  auteurs  à  tous  prix. 

De  tout  cela,  il  ne  reste  plus  trace.  A  voir  cette  large  galerie  sonore, 
cette  immense  salle  des  Pas-Perdus,  coupée  aujourd'hui  par  des 
refends  de  planches  placardées  d'affiches,  ce  vestibule  un  peu  froid 
où  passent  les  avocats  faisant  voltiger  la  toge  noire,  les  avoués  em- 
barrassés de  paperasses,  des  gardiens  à  épaulettes  rouges,  et  quel- 
ques gendarmes  désœuvrés  debout  devant  des  entrées  interdites, 
qui  n'affirmerait  que  les  fameuses  boutiques  du  Palais  ont  été  en- 
levées il  y  a  bien  longtemps?  Oublieux  que  nous  sommes!  en  ISZjO, 
on  y  vendait  encore  des  pantoufles,  des  joujoux  et  des  livres;  elles 
n'ont  été  supprimées  que  vers  18Zi2,  lorsque  l'on  a  exproprié  les 
maisons  qui  s'élevaient  dans  la  cour  de  la  Sainte-Chapelle,  maisons 
occupées  en  partie  par  des  orfèvres,  et  qui  ont  été  jetées  bas  pour 
faire  place  aux  chambres  du  tribunal  correctionnel. 

Le  Palais  était  devenu  absolument  impropre  à  l'administration 
de  la  justice,  et  depuis  quelques  années  on  l'agrandit,  on  le  modifie 
de  façon  à  le  mettre  autant  que  possible  en  rapport  de  dimensions 
et  de  distribution  avec  les  nombreux  services  auxquels  il  doit  suf- 
fire. Lorsque  les  constructions,  bien  lentes  à  s'achever,  seront  enfin 
terminées,  ce  quartier  de  Paris  aura  un  aspect  qui  ne  fera  pas  re- 
gretter ce  qu'on  y  voit  aujourd'hui.  La  place  Dauphine  sera  un 
square,  les  bâtlmens  vermoulus  de  la  préfecture  de  police  auront 
été  emportés  dans  les  tombereaux  des  gravatiers,  et  une  façade 
monumentale  s'ouvrira  sur  la  rue  de  Harlay  élargie.  Elle  existe 
déjà,  cette  façade,  mais  les  perrons,  à  peine  indiqués,  ressemblent 
à  de  gros  moignons  de  pierre;  elle  est  presque  entièrement  dissi- 
mulée derrière  les  cahutes  de  planches  et  de  torchis  où  la  police 
loge  provisoirement  ses  employés.  Elle  a  une  grandeur  sévère  bien 
appropriée  à  l'idée  de  la  justice,  et  elle  est  du  reste  mieux  conçue 
que  la  plupart  des  architectures  dont  il  est  de  mode  de  nous  encom- 
brer aujourd'hui.  Le  monument  sera  de  proportions  très  vastes,  car 
il  doit  contenir  non-seulement  le  Palais,  mais  aussi  la  préfecture 
de  police  et  la  Conciergerie.  Malgré  ses  larges  dimensions,  ne  sera- 
t-il  pas  promptement  trop  étroit  pour  abriter  de  si  multiples  ser- 
vices? On  peut  le  craindre  et  regretter  que  le  Palais,  prenant  jour 
directement  sur  le  quai  des  Orfèvres,  n'ait  point  poussé  ses  con- 
structions et  sa  façade  occidentale  jusqu'à  la  place  Dauphine. 


8/14  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Du  vieil  édifice  où  logèrent  les  rois  de  France  il  ne  reste  que  peu 
de  vestiges  apparens,  les  trois  tours  de  la  Conciergerie,  la  tour 
carrée  du  coin,  où  pour  la  première  fois,  en  1370,  on  vit  fonctionner 
la  grosse  horloge  de  Henri  de  Vie.  Cette  tour  servait  de  beffroi,  et 
la  cloche  qu'elle  renfermait  mêla  sa  voix  au  tocsin  de  Saint-Ger- 
main-l'Auxerrois  pendant  la  nuit  du  2/i  août  1572;  ce  souvenir 
était  resté  très  présent  dans  la  mémoire  du  peuple  de  Paris,  et  dès 
les  premiers  jours  de  la  révolution  la  cloche  fut  brisée.  On  croit 
assez  généralement  que  Montgommery  fut  enfermé  dans  la  Tour 
du  Coin,  c'est  une  erreur;  c'était  le  donjon,  détruit  en  1778  et  situé 
à  peu  près  b.  l'endroit  où  s'élève  la  nouvelle  cour  d'assises,  qui  lui 
servit  de  prison,  et  après  lui  à  Ravaillac  et  à  Damiens.  La  vraie  re- 
lique de  ces  temps  passés  est  une  vaste  salle  qui,  selon  une  tradi- 
tion à  laquelle  il  ne  faudrait  peut-être  pas  croire  aveuglément,  fut 
la  chambre  à  coucher  du  roi  saint  Louis.  Jusqu'à  Louis  XÎI,  elle  a 
servi  de  salle  de  cérémonie  dans  les  circonstances  solennelles;  plus 
tard,  devenue  la  grand'chambre  du  parlement,  elle  vit  les  lits  de 
justice  et  les  rois  siégeant  «  sur  les  lis.  »  La  fronde  en  sortit  en 
16A8  à  la  suite  des  assemblées  du  parlement,  de  la  cour  des 
comptes  et  de  la  cour  des  aides  ;  c'est  là  que  Louis  XIV,  tout  botté 
et  fouet  en  main ,  inaugura  ce  glorieux  règne  qui  devait  finir  par 
tant  de  misères;  ce  fut  là  que  la  justice,  supérieure  à  la  royauté, 
se  rappelant  qu'on  avait  annulé  le  testament  de  Louis  XIII,  brisa 
celui  de  Louis  XIV,  à  la  grande  joie  de  Saint-Simon,  qui  raconte 
si  naïvement  les  expansions  de  son  orgueil  comique  à  la  vue  des 
robins  inclinés  devant  lui.  11  devait  y  avoir  là  bien  autre  chose  que 
des  luttes  puériles  de  prérogatives  ridicules,  car  le  2  avril  1793 
on  y  installa  le  tribunal  révolutionnaire  (1).  Aujourd'hui  la  cour  de 
cassation  y  siège  au  civil,  et,  comme  un  cénacle  de  sages  revenus 
des  choses  de  ce  monde,  discute  la  valeur  des  axiomes  juridiques. 

L 

Si  le  temple  a  été  modifié,  que  dire  de  la  déesse  elle-même?  Elle 
s'est  rajeunie  en  vieillissant;  au  fur  et  à  mesure  qu'elle  a  pris  des 
années,  elle  s'est  débarrassée  de  l'attirail  à  la  fois  grotesque  et  ter- 
rible dont  le  moyen  âge  l'avait  affublée.  Elle  ne  ressemble  plus, 
grâce  à  Dieu,  à  cette  furie  implacable  devant  laquelle  nos  pères  ont 
tremblé.  Au  lieu  de  considérer  l'accusé  comme  une  chair  à  tortures 

(1)  Ce  n'est  paf5  là,  comme  on  le  croit  généralement,  que  Danton  fut  jugé.  La  salle 
d'où  il  faisait  entendre  sa  forte  voix  aux  groupes  réunis  sur  le  quai  était  située  au- 
dessus  de  la  Conciergerie,  et  vient  d'être  détruite  pour  faire  place  à  de  nouvelles  con- 

structioBS. 


LE    PALAIS    DE   JUSTICE    A   PARIS.  8^5 

et  à  billots,  elle  voit  en  lui  un  homme,  elle  l'entoure  de  garanties 
qui  lui  permettent,  par  un  débat  public  et  contradictoire,  de  prou- 
ver son  innocence  ou  d'être  accablé  par  les  preuves  discutées  de  sa 
culpabilité.  Ce  grand  travail  de  civilisation  ne  s'est  point  fait  en  un 
jour;  il  a  fallu  pour  l'accomplir  bien  des  années,  bien  des  contro- 
verses entreprises  par  des  intelligences  supérieures,  il  a  fallu  sur- 
tout la  révolution  française,  qui,  dans  son  ardeur  pour  l'équité  et 
pour  le  droit,  a  jeté  bas  l'échafaudage  sanglant  de  nos  vieilles  cou- 
tumes judiciaires:  elle  y  a  substitué  ces  prescriptions  préservatrices, 
ces  lois  longuement  élaborées  qui  font  de  nos ^  codes  français  un 
ensemble  qu'on  perfectionnera  encore  sans  aucun  doute,  mais  au- 
quel les  nations  européennes  n'ont  rien  d'aussi  complet  à  opposer. 
A  regarder  de  près  comment  la  justice  était  administrée  jadis  en 
France,  on  serait  tenté  de  croire  que  les  juges,  résolus  à  condam- 
ner toujours  et  quand  même,  mais  voulant  néanmoins  mettre  leur 
conscience  à  l'abri,  cherchaient  de  toute  manière  à  provoquer  les 
aveux  des  accusés.  De  là  ce  luxe  effroyable  de  tortures  que,  par 
une  sorte  d'euphémisme  qui  révèle  le  but  poursuivi,  on  appelait 
la  q-dci4ion.  Ce  n'est  pas  le  lieu  de  décrire  ces  supplices  savans  qui 
tenaient  aux  coutumes  des  diverses  provinces,  jalouses  de  les  con- 
server et  de  les  appliquer  exclusivement;  l'eau,  l'estrapade,  les 
brodequins,  les  chevalets,  le  tour,  les  mèches,  les  œufs  brûlans 
glissés  sous  les  ai-selles,  sont  connus,  et  jadis  ne  révoltaient  per- 
sonne; cela  faisait  partie  de  la  justice  et  de  son  appareil.  Les 
hommes  les  plus  intègres,  les  meilleurs,  les  plus  sages,  ordon- 
naient la  torture  sans  même  penser  qu'ils  commettaient  un  crime; 
il  n'y  avait  pas  que  le  Dandin  des  Plaideurs  qui  pût  dire  : 

Bath!  cela  fait  toujours  passer  une  heure  ou  deux! 

Nul  n'y  échappait  dans  les  causes  criminelles,  ni  les  innocens,  ni 
les  coupables.  On  pourrait  croire  qu'il  suffisait  à  un  accusé  de  faire 
des  aveux  pour  être  exempté  de  ces  «  préliminaires;  »  on  se  trom- 
perait. Il  y  avait  deux  sortes  de  questions  parfaitement  distinctes  et 
que  l'on  a  souvent  confondues.  La  première,  la  question  prépara- 
toire, était  infligée  à  tout  accusé,  afin  d'obtenir  de  lui  les  détails 
du  crime  qui  lui  était  reproché;  la  seconde,  la  question  préalable, 
était  indistinctement  appliquée  à  tous  les  condamnés  à  mort,  afin 
de  les  forcer  à  nommer  leurs  complices  :  supplice  non-seulement 
barbare,  mais  inutile,  ainsi  qu'on  l'a  si  souvent  constaté,  car  pres- 
que tous  les  aveux  de  complicité  ont  été  murmurés  au  pied  même 
de  l'échafaud,  du  gibet  ou  du  bûcher,  sous  l'influence  amollissante 
du  prêtre,  loin  des  salles  de  torture,  et  lorsque  le  souvenir  de 


846  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

celle-ci  était  affaibli  dans  l'âme  du  malheureux  qui  allait  mourir. 
Cependant,  par  suite  d'une  contradiction  qu'il  est  bien  difficile 
d'expliquer  et  contre  laquelle  Lamoignon  s'élevait  déjà  vainement 
de  son  temps,  l'accusé,  malgré  les  tortures  inévitables  qui  l'at- 
tendaient, était  tenu  de  prêter  serment  de  dire  la  vérité;  cet  usage 
impie  par  lequel  ou  forçait  un  homme  à  déposer  contre  lui-même 
ou  à  devenir  parjure  fut  maintenu  jusqu'à  la  révolution;  l'assem- 
blée nationale  l'abolit.  Par  décret  du  8  octobre  1789,  elle  détrui- 
sit aussi  la  question  préalable,  que  Louis  XVI  avait  déjà  provisoi- 
rement supprimée  par  sa  déclaration  du  1"  mai  1788.  Quant  à  la 
question  préparatoire,  elle  n'existait  plus  depuis  le  2/i  août  1780. 
L'accusé,  pris  entre  son  serment  et  la  question  comme  dans  un 
étau  d'où  il  ne  pouvait  échapper,  avait-il,  sinon  le  droit,  du  moins 
la  possibilité  de  se  défendre,  d'appeler  près  de  lui  un  conseil  et 
de  réfuter  les  argumens  dirigés  contre  lui?  Nullement.  Richelieu, 
par  une  seule  phrase,  a  pénétré  d'un  jour  singulièrement  doulou- 
reux la  justice  de  son  époque.  «  L'éclaircissement  de  l'accusation 
par  témoins  et  par  pièces  irréprochables  doit  être  communément 
préalable  à  toute  chose ,  écrit-il  ;  mais  il  y  a  telle  accusation  qù  il 
faut  commencer  par  l'exécution.  »  De  pareils  principes,  lorsqu'ils 
sont  appliqués,  conduisent  purement  et  simplement  à  l'assassinat. 
Dans  l'affaire  du  comte  de  Bonnesson,  huguenot  normand  qui  fut 
décapité  à  la  croix  du  Trahoir  (1)  le  13  décembre  1659,  «  l'accusé 
porta  les  prétentions  pendant  son  procès,  disent  les  correspon- 
dances officielles  du  temps,  jusqu'à  demander  un  avocat.  »  L'ac- 
cusé était  définitivement  jugé  sur  pièces,  à  huis  clos;  il  ne  compa- 
raissait devant  ses  juges  que  pour  être  interrogé,  et  c'est  alors  qu'il 
était  placé  sur  la  sellette,  petit  siège  extrêmement  bas,  sans  dossier, 
et  qui  lui  mettait  «  les  genoux  dans  le  menton.  »  Les  motifs  que 
l'on  invoquait  pour  refuser  à  tout  individu  compromis  dans  une  af- 
faire capitale  le  droit  de  se  faire  assister  d'un  avocat  reposaient 
sur  une  ajrgutie  au  moins  étrange.  «  Comme  il  ne  s'agit  ordinaire- 
ment dans  les  procès  criminels  que  de  faits  que  personne  ne  con- 
naît mieux  que  l'accusé,  le  conseil  qui  lui  serait  donné  ne  pourrait 
servir  qu'à  lui  suggérer  des  moyens  propres  à  atténuer  la  vérité  de 
ces  mêmes  faits  et  à  éloigner  la  punition  du  crime  (2).  »  Non-seule- 
ment la  justice  semblait  n'avoir  nul  souci  de  l'accusé,  mais  il  ar- 
rivait que  ces  formes  étaient  jugées  trop  lentes,  ou  qu'elles  pa- 
raissaient trop  indulgentes  encore;  il  n'est  pas  sans  exemple  que 

(1)  La  croix  du  Trahoir  était  située  au  point  de  jonction  de  la  rue  de  l'Arbre-Sec  et 
de  la  rue  Saint-Honoré  :  une  fontaine  en  a  pris  la  place  aujourd'hui. 

(2)  Cf.  Pothier,  cité  dans  des  Tribunaux  et  de  la  Procédure  au  grand  criminel  au 
dix-huilième  siècle,  etc.T  par  M.  Ch.  Berriat  Saint-Prix,  conseiller  à  la  cour  impériale. 


LE   PALAIS   DE   JUSTICE    A    PARIS.  847 

le  roi,  évoquant  une  afTaire  près  de  lui,  l'ait  résolue  seul,  par  sa 
propre  volonté.  Dans  son  intéressant  ouvrage,  M.  Berriat  Saint- 
Prix  cite  plusieurs  ordonnances  royales,  retrouvées  par  lui  aux  ar- 
chives de  l'empire,  en  vertu  desquelles  le  roi  commandait  de 
«  pendre  et  estrangler  »  certains  criminels,  comme  on  fait  abattre 
un  cheval  vicieux  ou  un  chien  enragé. 

Les  peines  infligées  correspondaient  à  cette  absence  déformes  les 
plus  élémentaires;  elles  étaient  naïvement  violentes,  sans  propor- 
tion avec  les  fautes,  enlaidies  par  des  raffinemens  de  cruauté  aux- 
quels on  serait  tenté  de  ne  pas  croire,  si  les  preuves  palpables 
n'étaient  là.  La  volonté  de  mettre  l'expiation  en  rapport  avec  le 
crime  ne  dominait  pas  seule  les  esprits  de  ce  temps;  il  s'y  mêlait  je 
ne  sais  quelle  étrange  intention  d'épuration  morale  par  la  souffrance 
et  d'idéal  divin  qui  fit  mettre  en  œuvre  les  tortures  que  les  prêtres 
détaillaient  lorsqu'ils  parlaient  de  l'enfer.  Aussi  dans  tous  ces  sup- 
plices le  feu,  comme  épreuve  ou  comme  instrument  définitif  de  la 
mort,  joue  le  principal  rôle;  il  anticipe  sur  la  condamnation  éternelle 
et  la  commence  dans  cette  vie  même.  L'homme ,  dans  sa  folie  or- 
gueilleuse et  impitoyable,  se  substitue  à  Dieu,  et  croit  se  grandir 
parce  qu'il  participe  à  l'œuvre  du  souverain  juge.  A  y  bien  regarder, 
on  voit  que  c'est  le  culte  sans  pardon  des  Juifs,  la  tradition  du  Mo- 
loch  hébreu,  qui,  maintenus  dans  la  religion,  se  sont  glissés  dans  la 
justice.  Pendant  bien  des  années,  sous  les  rois  les  plus  différens,  au 
milieu  des  circonstances  les  plus  diverses,  l'usage,  —  ce  grand  mot 
qui  a  servi  d'excuse  à  tant  de  sottes  barbaries,  —  persiste.  La  jus- 
tice ne  veut  point  amender  et  ne  sait  que  punir;  les  lois  civiles,  les 
lois  criminelles,  les  lois  religieuses,  semblent  aboutir  toutes  à  la 
peine  sans  rémission,  à  celle  qu'on  nomme  par  excellence  l'acte  su- 
prême de  la  justice.  Cette  tradition  sans  merci  pèse  sur  la  France 
du  moyen  âge  et  de  la  renaissance;  Pùchelieu,  Mazarin,  Louis  XIV, 
l'acceptent  sans  hésiter;  le  xviii''  siècle,  malgré  les  encyclopédistes, 
ne  peut  la  briser;  la  révolution  la  reçoit  tout  entière,  recule  d'épou- 
vante en  l'étudiant,  mais  se  laisse  dominer  par  elle,  et  lègue  à 
l'histoire  le  souvenir  de  la  terreur. 

Des  femmes  étaient  enterrées  vives  pour  des  crimes  qui  aujour- 
d'hui mériteraient  au  plus  quelques  mois  de  prison;  tout  individu 
qui  faisait  «  plaies  de  loy  ou  plaies  de  banlieue,  »  blessures  sai- 
gnantes et  ouvertes,  était  puni  de  mort;  les  dénonciateurs  calom- 
nieux étaient  brûlés;  un  homme  enlève  une  fille,  il  a  les  oreilles 
coupées  et  est  frappé  de  bannissement;  un  autre  enlève  une  femme 
mariée,  il  est  traîné  sur  la  claie  et  ensuite  décapité.  D.ms  le  cas  de 
régicide,  la  répression  devient  de  la  folie.  Pierre  Châtel  et  Denize 
Hazard,  père  et  mère  de  Jean  Châtel,  sont  forcés  d'assister  à  la 


SAS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mort  de  leur  fils;  les  parens  de  Ravaillac,  plus  tard  ceux  de  Da- 
miens,  sont  chassés  de  France,  et  doivent  être  pendus  et  étran- 
glés, s'ils  y  rentrent.  Il  est  difficile  de  lire  jusqu'au  bout  le  récit  du 
supplice  de  Damiens  et  de  ne  pas  jeter  le  livre  de  dégoût  et  d'hor- 
reur. Les  lois  les  plus  insensées  ont  traversé  des  siècles  sans  être 
modifiées,  et  sont  venues  mourir  à  l'assemblée  nationale.  Henri  II, 
par  un  édit  de  février  1556,  ordonne  que  toute  fille  enceinte  aille 
faire  sa  déclaration  devant  le  juge  sous  peine  d'être  punie  de  mort, 
si  son  enfant  vient  à  mourir;  cette  loi  odieuse  fut  en  vigueur  jus- 
qu'en 1789.  Quant  aux  gens  de  lettres  et  aux  imprimeurs,  qu'on 
n'a  dans  aucun  temps  traités  avec  une  douceur  exemplaire,  ils 
étaient  pour  libelle  diffamatoire  condamnés  au  fouet  et  à  mort,  s'ils 
recommençaient.  François  1",  «  le  père  des  lettres,  »  promulgua, 
le  15  janvier  1534,  un  édit  qui  défend  «  sous  peine  de  la  hart 
que  nul  n'eust  dès  lors  en  avant  à  imprimer  ou  faire  imprimer  au- 
cuns livres  en  ce  royaume.  »  Gela  n'est  que  cruel  et  coupable;  mais 
voici  qui  est  grotesque  :  les  cadavres  des  suicidés  ou  des  criminels 
morts  pendant  l'instruction  étaient  jugés,  condamnés,  exécutés.  Il 
y  en  eut  qu'on  sala,  qu'on  empailla  pour  les  mettre  à  l'abri  d'une 
décomposition  menaçante,  et  qu'on  fit  comparaître.  Tous  les  sup- 
plices étaient  précédés  de  l'amende  honorable;  le  condamné  à  ge- 
noux, pieds  nus,  corde  au  cou,  tenant  en  main  une  torche  de  cire 
d'un  poids  déterminé  par  le  jugement,  demandait  devant  une  église 
désignée  pardon  de  ses  crimes  à  Dieu,  cérémonie  à  la  fois  humi- 
liante et  terrible  qui  était  une  aggravation  de  la  peine.  Le  dernier 
malheureux  qui  fit  amende  honorable  fut  Mahi  de  Favras,  le  fameux 
complice  de  Monsieur,  le  19  février  1790.  Une  telle  brutalité  dans 
la  répression  indignait- elle  les  hommes  d'intelligence?  Tant  s'en 
faut!  Collé  YdiConie  dsius ses,  Mémoires  qu'il  a  vu  une  entremetteuse 
promenée  dans  les  rues  de  Paris,  fouettée  et  marqiiée,  et  il  s'étonne 
qu'elle  n'ait  point  été  con  Jamnée  à  mort. 

Si  telle  était  la  justice  du  parlement  et  du  roi,  on  peut  imaginer 
ce  que  valaient  ces  justices  seigneuriales,  prévôtales,  ecclésiastiques, 
qui  pendant  tant  d'années  s'exercèrent  sans  contrôle,  comme  un 
droit  supérieur  transmis  par  la  naissance,  la  charge  exercée  ou  la 
tradition.  Ce  fut  Louis  XIV  qui  hardiment  poussa  du  pied  toutes  les 
petites  potences  qui  se  dressaient  autour  de  celle  de  la  royauté;  il 
ne  voulut  plus  à  Paris  qu'une  seule  loi,  la  sienne,  et,  sans  le  pré- 
voir, obéissant  à  un  idéal  de  grandeur  monarchique,  il  l'endit  plus 
faciles  les  réformes  qui  devaient  atteindre  la  justice  française  et  en 
préparer  runité(l).  —  Lorsque  l'édit  de  167Zi  supprima  d'un  seul 

(1)  Nul  doute  que  Louis  XIV  n'eût  voulu  agir  aiusi  pour  toute  la  France;  mais,  pcn- 


LE    PALAIS    DE    JUSTICE    A    PARIS.  Sh9 

coup  toutes  les  justices  de  Paris,  il  existait  dans  la  capitale  trente 
juridictions  difïérentes  :  huit  d'essence  royale,  telles  que  le  parle- 
ment, le  Châtelet,  la  cour  des  aides,  la  connétablie,  six  particu- 
lières, dont  les  deux  principales  étaient  celles  du  prévôt  des  mar- 
chands et  du  grand-maître  de  l'artillerie,  seize  féodales,  représentées 
par  l'archevêque  de  Paris  au  For-l'Évêque,  par  l'officialité  à  Far- 
chevêché,  le  chapitre  Notre-Dame,  trois  autres  chapitres  et  onze 
abbayes  ou  prieurés.  Les  justices  féodales  furent  réunies  à  la  ju- 
ridiction du  Châtelet;  mais  il  fallut  composer  avec  l'archevêque 
de  Paris,  le  prieur  de  Saint-xMartin  des  Champs  et  l'abbé  de  Saint- 
Germain  des  Prés.  Ces  justices  s'étendaient  sur  des  quartiers  sé- 
vèrement limités  qui  relevaient  des  établissemens  religieux  ou  des 
institutions  civiles  :  ainsi  l'archevêque  de  Paris  avait  la  juridic- 
tion sur  164  rues;  l'abbé  de  Saint-Germain  des  Prés  jugeait  une 
trentaine  de  rues  et  le  faubourg  Saint-Germain,  l'abbé  de  Saint- 
Victor  25  rues  et  le  faubourg  Saint-^'ictor,  l'abbé  de  Sainte-Ge- 
neviève bk  rues  et  le  faubourg  Saint-Marceau;  le  prévôt  des  mar- 
chands avait  50  rues  voisines  de  l'Hôtel  de  Ville.  A  parler  le  langage 
usité  aujourd'hui  en  pareilles  matières,  on  peut  dire  qu'à  l'époque 
où  Louis  XIY  réforma  les  tribunaux,  la  ville  était  divisée  en  trente 
ressorts. 

Au  moment  de  la  révolution,  les  causes  criminelles  étaient  ju- 
gées, —  sauf  les  cas  particuliers  qui  appartenaient  à  des  tribunaux 
d'exception,  —  par  le  parlement  et  par  la  Toiirnclle,  chambre  con- 
sidérée comme  tribunal  ordinaire,  et  ainsi  nommée  parce  que  les 
conseillers  au  parlement  y  faisaient  le  service  à  tour  de  rôle.  Les 
affaires  correctionnelles  étaient  confiées  au  Châtelet  et  jugées  sous 
la  présidence  du  prévôt  de  Paris.  C'est  là  qu'on  expédiait,  comme 
aujourd'hui  dans  la  sixième  et  la  septième  chambre,  les  menus  délits 
commis  par  le  peuple  parisien,  escroqueries,  mendicité,  vagabon- 
dage, injures.  Les  salles  du  Châtelet  ne  chômaient  guère,  pas  plus 
que  notre  police  correctionnelle.  Nous  avons  pu  voir  chez  M.  Gh. 
Desmaze,  conseiller  à  la  cour  impériale,  un  très  curieux  tableau  du 
temps  de  Louis  XV  représentant  une  audience  au  Châtelet.  Sous  un 
dais,  qui  est  un  attribut  royal,  le  prévôt  siège  en  robe  noire,  en  ra- 
bat blanc,  en  longue  perruque  poudrée.  Le  banc  sur  lequel  il  est 
assis,  le  dais  qui  l'abrite,  sont  en  étoffe  bleue  à  fleurs  de  lis  d'or.  Un 
christ  est  placé  au-dessus  du  principal  personnage,  avec  lequel  un 

dant  la  guerre  qui  précéda  la  paix  de  Riswick,  il  avait  vendu  les  justices  de  la  plupart  de 
ses  domaines.  Dès  lors  il  ne  pouvait  les  supprimer,  à  moins  qu'elles  ne  fussent  rache- 
tées, et  le  maintien  de  ces  justices  royales  aliénées  entraînait  celui  des  justices  sei- 
gneuriales, féodales,  ecclésiastiques  et  prévôtales,  qui,  couvrant  le  royaume,  y  com- 
mettaient des  abus  sans  nombre  et  sans  nom. 

TOME  L'iXX'.I.  —  1869.  5i 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

magistrat,  qui  n'est  autre  que  son  lieutenant,  semble  se  consulter, 
A  la  gauche  se  tiennent  quelques  seigneurs,  occupant  des  places 
privilégiées,  et  qui  sans  doute  sont  venus  voir  comment  on  admi- 
nistre la  justice  au  bon  peuple  de  Paris.  A  droite,  le  procureur  du 
roi  parle  et  requiert  l'application  de  quelque  caduque  ordonnance. 
C'est  là  le  fond  du  tableau,  le  tribunal  proprement  dit,  qui  est  élevé 
sur  une  estrade  de  quelques  marches.  Plus  bas,  de  plain-pied  avec 
la  foule  des  assistans,  s'étend  une  large  table  sur  laquelle  deux 
greffiers  écrivent.  Là,  séparés  du  public  par  une  barrière  à  hauteur 
d'appui,  s'entassent  les  prévenus  gardés  par  quelques  soldats  de  la 
maréchaussée  :  ce  sont  des  filles,  des  cagoux,  des  riiTodés,  des 
mendians,  de  faux  pèlerins  portant  la  coquille  à  l'épaule,  de  petits 
laquais  à  mine  de  chafouin,  des  béquiliards  vêtus  de  guenilles, 
tourbe  ramassée  la  nuit  dans  les  cabarets,  dans  les  mauvais  lieux, 
et  fort  semblable,  sauf  la  différence  des  costumes,  à  ce  que  nous 
pourrions  voir  encore  aujourd'hui.  Tous  les  inculpés  sont  mêlés, 
et  il  n'y  a  point  apparence  d'avocat.  L'audience  est  publique; 
dans  le  groupe  qui  représente  les  curieux  et  qui  est  au  premier 
plan,  on  remarque  quelques  commères,  des  oisifs,  des  domes- 
tiques et  même  un  nègre.  Près  du  procureur  du  roi,  l'huissier 
à  verge  est  debout,  il  touche  de  sa  baguette  noire,  pour  constater 
la  prise  de  possession ,  une  fille  qui,  venant  d'être  condamnée, 
s'engage  dans  un  couloir  conduisant  à  la  prison,  dont  la  porte  est 
surmontée  des  attributs  ordinaires  de  la  justice,  la  main,  le  glaive 
et  les  balances.  Piien  n'est  plus  intéressant  que  ce  tableau,  qui,  per- 
mettant de  saisir  sur  le  vif  une  de  ces  audiences  populaires  diri- 
gées au  Châtelet  par  le  prévôt  de  Paris,  nous  rend  contemporains 
de  faits  indécis  que  l'histoire  a  consignés  sans  prendre  la  peine  de 
les  décrire. 

Dès  le  commencement  de  la  révolution,  les  membres  de  l'assem- 
blée constituante,  qui  pour  la  plupart  savaient  par  expérience  com- 
bien la  justice  était  incomplète  en  France,  renversèrent  le  vieil 
édifice  et  résolurent  de  le  reconstruire.  Jusqu'à  cette  époque,  on 
ne  s'était  occupé  que  des  juges,  de  leurs  prérogatives  et  de  leurs 
privilèges.  On  prit  à  tâche  alors  de  protéger  Faccusé,  qui,  enfin  jugé 
publiquement,  put  faire  comparaître  des  témoins  à  l'audience  et 
être  assisté  par  un  avocat;  mais  l'innovation  la  plus  grave,  celle  qui 
devait  donner  à  la  justice  un  caractère  social  qu'elle  n'avait  point 
encore  connu,  ce  fut  l'institution  du  jury,  que  les  législateurs  em- 
pruntèrent aux  coutumes  anglo-saxonnes.  Duport,  ancien  conseiller 
au  parlement  et  membre  de  l'assemblée  nationale,  fut  le  vrai  réfor- 
mateur de  la  justice;  à  force  de  bon  sens  et  de  logique,  il  fit  admettre 
en  principe  la  création  du  jury,  si  contraire  à  nos  traditions  et  à  nos 


LE    PALAIS    DE    JUSTICE    A    PARIS.  851 

uscages  (1).  l^mise  le  29  mars  1790,  la  proposition,  après  avoir  été 
l'objet  de  discussions  approfondies,  fut  adoptée  et  convertie  en  loi 
dans  les  séances  des  16  et  29  septembre  1791;  une  ordonnance 
royale  la  promulgua  le  15  janvier  1792,  et  un  décret  du  9  février 
de  la  même  année  la  rendit  immédiatement  obligatoire  pour  Paris. 
Depuis,  la  législation  a  singulièrement  varié  sur  les  questions  de 
majorité  et  de  division  des  voix.  La  matière  est  actuellement  réglée 
par  la  loi  du  9  juin  1853,  qui  n'exige  que  la  simple  majorité  pour 
donner  toute  valeur  à  une  déclaration.  En  reconnaissant  au  jury  le 
pouvoir  d'accorder  aux  accusés  ce  qu'on  appelle  le  «  bépéfice  des 
circonstances  atténuantes,  »  la  loi  très  humaine  et  très  juste  du 
28  avril  1832  lui  a  confié  de  fait  le  droit  d'appliquer  la  justice,  car, 
s'il  ne  prononce  pas  lui-même  la  peine,  il  en  détermine  la  portée 
par  son  verdict.  Le  principe  en  lui-même  est  excellent.  La  société 
lésée  délègue  par  le  sort  quelques-uns  de  ses  membres  qui  doivent 
apprécier  le  préjudice  causé,  peser  les  motifs,  examiner  les  circon- 
stances et,  dans  le  for  intime  d'une  âme  livrée  à  elle-même,  pro- 
noncer sur  le  sort  de  l'accusé.  C'est  là  une  admirable  institution,  et 
quoiqu'elle  n'ait  encore  été  appelée  à  fonctionner  que  dans  les  causes 
criminelles,  elle  a  déjà  rendu  d'inappréciables  services  à  la  justice, 
pour  qui  elle  est  à  la  fois  un  frein  et  une  garantie.  Avec  ce  système, 
c'est  la  société  elle-même  qui  devient  responsable  des  actes  de  la 
justice,  puisque  celle-ci  est  forcée  de  mesurer  le  châtiment  d'a- 
près la  conviction  exprimée  par  la  conscience  publique. 

La  justice,  dont  les  œuvres  sont  si  multiples,  si  compliquées,  si 
importantes,  n'a  pas  rencontré  d'emblée  et  sans  tâtonnemens  son 
organisation  complète.  On  a  fait  bien  des  essais  pendant  la  révo- 
lution et  le  consulat.  On  multiplia  les  tribunaux,  on  tenta  de  rem- 
placer les  magistrats  par  de  simples  juges  de  paix;  mais  on  ne  put 
arriver  à  rieîi  de  satisfaisant.  Telle  qu'elle  est  réglée  aujourd'hui, 
la  justice  est  une  création  de  l'empire,  et  jusqu'à  présent  elle  pa- 
raît suffire  à  tous  les  besoins.  La  France  est  divisée  en  vingt-huit 
cours  impériales  qui  ont  une  cour  d'assises  dans  chaque  départe- 
ment, de  plus  il  existe  un  tribunal  de  première  instance  par  arron- 
dissement et  une  justice  de  paix  par  canton.  La  cour  impériale  a 
été  substituée  aux  parlemens  et  à  la  Tournelle,  le  tribunal  de  pre- 
mière instance  a  pris  la  place  du  Ghâtelet;  celui-ci  prononce  en 
premier  ressort  et  dans  les  cas  correctionnels,  celle-là  juge  au  cri- 
minel, en  appel  et  en  dernier  ressort.  Au-dessus  du  tribunal  et  de 

(1)  Dans  le  principe,  l'ensemble  des  jurés  composait  le  juré,  locution  vicieuse  qui 
entraînait  à  bien  des  confusions.  Par  un  esprit  étroit  de  patriotisme,  on  repoussait  le 
mot  anglais  et  l'on  proposait  jurande.  Le  bon  sens  populaire  a  déduignù  ces  arguties, 
et  jury  a  enfin  prévalu. 


852  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  cour  impériale  plane  la  cour  de  cassation,  créée  par  une  loi  du 
1"  décembre  1790.  C'est  là  que  siègent  les  magistrats  vieillis  dans 
la  pratique  des  affaires  et  l'étude  du  droit.  Ils  ne  s'inquiètent  ni  du 
crime  commis,  ni  de  la  personne  des  condamnés.  Ils  ne  prononcent 
que  sur  des  abstractions.  Ils  ont  à  décider  si  toutes  les  formes  ont 
été  observées,  si  la  loi  n'a  pas  été  violée,  si  l'application  qu'on  en  a 
faite  est  précisément  celle  qui  convient  à  l'espèce,  si  nulle  inter- 
prétation n'a  été  détournée  du  sens  précis  qui  lui  a  été  attribué.  Là 
le  droit  est  dégagé  du  fait  à  ce  point  que,  dans  le  pourvoi  plaidé  au 
nom  de  M'"*"  Lafarge  et  dans  l'explication  des  dix-sept  moyens  de 
cassation  invoqués,  le  nom  de  la  condamnée  ne  fut  même  pas  pro- 
noncé. 

La  magistrature  française  se  divise  en  deux  catégories  parfaite- 
ment distinctes;  l'une  est  dite  maghtrature  debout,  ses  membres 
sont  amovibles  et  peuvent  être  destitués.  Ils  correspondent  à  ce 
qu'on  nommait  jadis  u  les  gens  du  roi,  »  car  ils  servaient  d'inter- 
médiaires entre  le  souverain  et  le  parlement.  Ils  émirent  parfois  la 
prétention  de  rester  assis  pendant  qu'ils  parlaient,  il  y  eut  même 
conflit  à  cet  égard  le  21  mai  1597;  mais  les  chambres  assemblées 
décidèrent  que  les  gens  du  roi  ne  pourraient,  en  audience,  prendre 
la  parole  que  debout.  Cet  usage  ne  s'est  point  éteint,  et  le  nom  est 
resté.  Ils  composent  ce  qu'on  appelle  le  ministère  public  ou  le  par- 
quet, autre  surnom  qui  vient  de  ce  que  la  place  réservée  aux  gens 
du  roi  dans  la  grand'charabre  était  entourée  de  barrières  de  bois, 
et  formait  ainsi  un  «  petit  parc  en  menuiserie.  »  Ce  sont  eux  qui  ré- 
clament, au  nom  du  souverain,  l'application  des  lois,  et  requièrent 
les  peines  contre  les  accusés.  Le  parquet  des  cours  impériales  est 
dirigé  par  un  [irocureur-général,  personnage  fort  important  et  dont 
les  fonctions  touchent  de  près  à  la  politique.  Le  parquet  est  indi- 
visible, et,  pour  le  prouver,  dans  les  audiences  solennelles,  tous 
les  membres  du  ministère  public  se  lèvent  en  même  temps  que  leur 
chef,  le  procureur-général.  Au-dessous  de  lui  et  comme  collabora- 
teurs, il  y  a  les  avocats-généraux,  qui  portent  la  parole  dans  les  di- 
verses chambres  de  la  cour,  et  les  substituts,  qui  s'occ-.upent  plus 
spécialement  de  l'administration  intérieure  de  la  justice.  Près  de 
chaque  tribunal  de  première  instance  de  son  ressort,  il  est  repré- 
senté par  un  procureur  impérial  qui  lui-même  est  aidé  par  des  sub- 
stituts. La  magistratiire  debout  de  la  cour  impériale  de  Paris,  qui 
étend  son  action  sur  sept  départemens,  obéit  à  un  procureur-gé- 
néral accosté  d'un  premier  avocat-général,  de  six  avocats-généraux 
et  de  onze  substituts.  Le  parquet  du  tribunal  de  première  instance 
relève  d'un  procureur  impérial  qui  a  vingt-deux  substituts  sous 
ses  ordres.  Le  procureur-général  et  le  procureur  impérial  ne  por- 


LE    PALAIS    DE   JUSTICE    A    PARIS.  853 

lent  ordinairement  La  parole,  chacun  en  ce  qui  les  concerne,  que 
dans  les  afiaires  d'une  gravité  exceptionnelle. 

Les  magistrats  chargés  d'appliquer  la  loi  représentent  la  wogis- 
tratiire  assise,  parce  que  les  membres  qui  la  composent  ont  le  pri- 
vilège, emprunté  aux  anciens  conseillers  du  parlement,  de  rester 
assis  lorsqu'ils  parlent.  Ils  sont  inamovibles,  et  le  chef  de  Létat  lui- 
même  n'a  pas  le  pouvoir  de  les  destituer,  à  moins  qu'on  n'ait  obtenu 
contre  eux  un  jugement  pour  cause  de  forfaiture.  Ce  n'est  pas  d'hier 
que  date  cette  inamovibilité;  on  la  retrouve  énoncée  tout  au  long 
dans  une  ordonnance  de  Louis  XI  en  date  du  21  octobre  M\(^7.  Com- 
promise un  instant  pendant  la  révolution,  elle  fut  rétablie  dans  la 
constitution  de  l'an  viii,  et  elle  a  traversé  nos  commotions  sans  être 
sérieusement  ébranlée  (1).  Tout  exceptionnelle  que  soit  une  telle  me- 
sure, elle  paraît  indiscutable  à  ceux  qui  ont  quelque  peu  approfondi 
la  question,  car  seule  elle  garantit  l'intégrité  du  magistrat,  puis- 
qu'elle le  soustrait  aux  influences  qui  sans  cela  pourraient  décider 
de  son  sort.  Le  jour  où  le  juge  serait  menacé  dans  sa  position,  où 
il  ne  se  sentirait  pas  maître  absolu  de  sa  destinée,  la  justice  rece- 
vrait une  blessure  mortelle,  et,  d'abstraite  qu'elle  est,  elle  devien- 
drait tellement  relative  qu'elle  n'inspirerait  plus  ni  confiance,  ni 
sécurité.  On  dit  d'un  magistrat  qu'il  ,sest  assis  lorsque,  quittant  le 
parquet,  il  a  été  appelé  à  siéger  au  tribunal  ou  à  la  cour  comme 
juge  ou  comme  conseiller.  La  magistrature  française  est  justement 
célèbre  par  sa  probité;  il  ne  vient  à  personne  l'idée  qu'une  somme, 
quelque  considérable  qu'elle  soit,  puisse  la  faire  dévier  du  droit 
chemin.  Si  Ronsard  vivait  de  nos  jours  et  s'il  refaisait  son  hymne 
sur  l'or,  il  n'écrirait  plus  ces  deux  vers  qu'Estienne  Pasquier  admi- 
rait tant  : 

Et  mesme  la  Justice  à  l'œil  si  refrongné 
Non  plus  que  Jupiter  ne  l'a  pas  desdaigné. 

Presque  tous  ceux  qui  remplissent  parmi  nous  la  plus  haute  mis- 
sion sociale  qu'il  soit  donné  à  un  homme  d'accomplir  ici-bas  sont 
pauvres.  Ils  vivent  dans  une  sorte  de  médiocrité  qui  jure  avec  la 
grandeur  de  leur  rôle  et  qui  ne  les  rend  que  plus  honorables.  Lors- 
qu'ils ont  franchi  tous  les  degrés  hiérarchiques  de  la  magistrature 
debout  et  de  la  magistrature  assise,  lorsqu'après  une  longue  car- 
rière et  parvenus  à  siéger  à  la  cour  de  cassation,  ils  atteignent  la 

(1)  De  tous  les  gouvernemens  qui  se  sont  succédé  en  France,  la  restauration  est 
celui  qui  respecta  le  moins  le  salutaire  principe  de  l'inamovibilité.  A  la  fin  de  1815  et 
au  copamenccment  de  1816,  plus  de  300  conseillers  de  cours  royales  furent  brutale- 
ment destitués,  parce  qu'ils  étaient  soupçonnés  de  bonapartisme. 


854  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

limite  d'âge,  fixée  dans  ce  cas  à  soixante-quinze  ans,  lorsqu' ayant 
ainsi  consacré  cinquante  années  de  leur  existence  à  prononcer  sur 
des  différends  où  des  fortunes  immenses  étaient  en  jeu  ils  prennent 
enfin  leur  retraite  et  rentrent  dans  la  vie  privée,  ils  se  retirent  avec 
une  pension  de  6,000  francs,  pension  à  peine  suffisante  pour  sub- 
venir aux  besoins  de  la  vieillesse,  souvent  alourdie  par*  des  infir- 
mités. 

II. 

Tout  individu  inculpé  de  crime  ou  de  délit  et  détenu  au  clê}}ôt  de 
la  préfecture  de  police  est  conduit  dans  les  vingt-quatre  heures  qui 
suivent  son  arrestation  au  petit  p>iirquel,  pour  y  être  interrogé  par 
un  des  deux  substituts  du  procureur  impérial  qui  y  sont  quotidien- 
nement de  service,  et  au  besoin  par  un  juge  d'instruction,  si  la 
cause  offre  quelque  obscurité.  Le  petit  parquet  est  situé  dans  un 
renfoncement,  tout  à  côté  de  la  Sainte-Cliapeile,  qui  projette  une 
ombre  froide  sur  tout  ce  qui  l'environne.  Les  chambres  fort  étroites 
et  très  mal  éclairées  où  se  tiennent  les  magistrats  de  la  première 
information  ressemblent  à  des  caves.  C'est  la  misère  humide  et 
glaciale.  Le  papier,  un  horrible  papier  de  tenture  à  raies  verdâ- 
tres,  moisi,  piqué  par  les  efilorescences  de  salpêtre,  se  détache 
des  murailles  toujours  mouillées.  On  y  grelotte  en  plein  été,  et  il 
faut  un  certain  courage,  à  ne  rien  dire  de  plus,  pour  loger  là 
des  hommes  chargés  de  rendre  la  justice;  des  inspecteurs  de  pri- 
sons trouveraient  certainement  ces  lieux  trop  malsains,  et  ne  per- 
mettraient pas  qu'on  y  enfermât  des  condamnés.  Un  couloir  telle- 
ment sombre  que  le  gaz  n'y  est  jamais  éteint  contient  les  détenus 
qu'on  doit  interroger  et  les  gardes  de  Paris  qui  les  accompagnent. 
C'est  entre  le  dépôt  et  le  petit  parquet  une  navette  incessante  ;  de 
l'un  à  l'autre  conduit  un  corridor  où  les  dalles  sont  usées  par  le  va- 
et-vient  perpétuel;  un  poste  de  vingt  hommes  commandés  par  un 
brigadier  fait  ce  service,  qui,  sans  être  fatigant,  ne  laisse  cepen- 
dant pas  une  minute  de  repos.  Au  fur  et  à  mesure  que  les  inculpés 
arrivent,  ils  sont  introduits,  chacun  d'eux  escorté  par  un  gendarme, 
auprès  du  substitut.  Celui-ci,  ayant  devant  lui  une  vaste  table  cou- 
verte de  dossiers  et  où  un  greffier  a  pris  place,  les  interroge.  Les 
pièces  envoyées  par  la  préfecture,  les  procès-verbaux  des  commis- 
saires de  police,  le  relevé  des  sommiers  judiciaires,  ont  appris  déjà 
au  magistrat  à  qui  il  a  affaire.  11  connaît  non-seulement  l'état-civil 
de  l'individu,  mais  ses  antécédens  et  le  fait  qui  lui  est  reproché. 

Le  pouvoir  confié  aux  magistrats  du  petit  parquet  est  considé- 
rable, il  a  même  un  côté  discrétionnaire  dont  on  pourrait  facile- 


LE    PALAIS    DE    JUSTICE    A    PARIS.  855 

ment  abuser,  s'il  n'était  exercé  par  des  hommes  pour  qui  les  pres- 
criptions du  code  d'instruction  criminelle  sont  une  inexorable  loi. 
L'interrogatoire  est  rapidement  mené,  car  la  foule  attend  à  la  porte, 
et  les  heures  passent  vite.  Sauf  un  inculpé  intéressant  qui  de  loin 
en  loin  apparaît  devant  le  substitut,  ce  qu'on  voit  là  est  le  ramassis 
de  toutes  les  misères  et  de  tous  les  vices  :  vagabonds,  mendians, 
escrocs,  tapageurs,  filles  à  demi  folles,  fâcheux  garnemens  de 
toute  espèce  et  de  toute  venue,  insoumis  de  toute  origine.  C'est 
l'inverse  du  tonneau  des  Danaïdes;  on  a  beau  les  jeter  à  la  police 
correctionnelle  et  dans  les  prisons,  on  en  retrouve  toujours  autant, 
sinon  plus.  Cette  mauvaise  herbe  pousse  sur  le  pavé  de  Paris  comme 
l'ivraie  dans  les  champs  abandonnés.  Un  juge  qui  a  habité  l'Al- 
gérie me  disait  :  «  Ce  sont  des  sauterelles,  ils  gâtent  tout  et  ne 
servent  à  rien.  »  Il  y  en  a  de  fort  jeunes  encore  qui  déjà  ont  une 
telle  habitude  du  petit  parquet  qu'ils  y  arrivent  comme  chez  eux; 
ils  entrent,  s'assoient,  regardent  autour  d'eux  pour  voir  si  rien 
n'est  changé  depuis  leur  dernière  comparution,  répondent  sans 
qu'il  soit  besoin  de  les  interroger,  signent  le  procès-verbal,  et  s'en 
vont  en  disant  :  Au  revoir  !  —  Du  reste,  les  questions  et  les  réponses 
varient  peu.  —  Pourquoi  couchez-vous  dehors?  —  Je  n'ai  pas  d'ou- 
vrage. —  Pourquoi  avez-vous  frappé  les  agens?  —  Je  ne  sais  pas, 
j'étais  ivre.  —  Pourquoi  vous  êtes-vous  enfui  de  chez  le  marchand 
de  vin  sans  payer?  —  Je  ne  sais  pas,  pour  rire.  —  Et  ainsi  de- 
puis le  matin  jusqu'au  soir.  Parfois  on  se  trouve  en  présence  d'une 
vieille  femme  que  l'alcool ,  la  misère  et  le  reste  ont  abrutie.  Il  n'y 
a  pas  à  craindre  que  celle-là  réponde  :  Je  ne  sais  pas  ;  au  contraire, 
elle  sait  tout,  ce  qu'on  lui  demande  et  ce  qu'on  ne  lui  demande 
pas.  C'est  une  écluse  dont  on  a  levé  les  vannes;  le  flux  de  paroles 
coule  d'une  façon  monotone  et  régulière.  Elle  n'écoute  pas  ce  qu'on 
lui  dit  et  croit  répondre  parce  qu'elle  parle.  Rien  ne  l'arrête,  ni  les 
observations  ni  les  menaces.  Au  bout  d'une  demi-heure  de  ce  ver- 
biage, on  la  renvoie  au  dépôt,  et  elle  s'éloigne,  grognant,  gron- 
dant, parlant  toujours  et  se  plaignant  qu'on  n'ait  pas  voulu  en- 
tendre ses  explications. 

Lorsque  le  délit  reproché  est  insignifiant,  l'inculpé  est  immédia- 
tement mis  en  liberté  avec  quelques  bons  conseils,  dont  le  plus 
souvent  il  ne  tiendra  compte.  Si  au  contraire  le  délit  est  grave,  for- 
mel, s'il  tombe  sous  l'application  de  l'un  des  articles  du  code,  s'il 
est  avoué  par  l'individu  qui  l'a  commis,  ce  dernier  est  traduit  sans 
délai  en  police  correctionnelle.  La  loi  du  20  mai  d863  impose  aux 
magistrats  l'obligation  de  faire  passer  tout  de  suite  en  jugement  les 
personnes  arrêtées  en  flagrant  délit;  or,  que  le  flagrant  délit  soit 
révélé  par  des  témoins  ou  reconnu  par  le  coupable,  il  n'en  est  pas 


856  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moins  constaté,  et  dès  lors  il  donne  à  l'inculpé  les  bénéfices  de  la 
loi.  Ainsi  un  vagabond  arrêté  le  31  mai  à  huit  heures  du  soir,  in- 
terrogé le  1"  juin  au  petit  parquet,  a  été  jugé  le  2  à  la  septième 
chambre.  —  Un  vol  simple  a  été  commis  le  27  mai,  il  a  été  déclaré 
le  28;  le  29,  on  a  arrêté  le  coupable,  qui,  livré  le  31  au  petit  par- 
quet, y  a  comparu  le  1*'"  juin  pour  être  envoyé  le  2  en  police  cor- 
rectionnelle. 11  est  difficile  d'aller  plus  vite.  L'intention  de  cette 
loi  est  extrêmement  libérale,  car  elle  a  pour  but  d'éviter  à  de  pau- 
vres diables  souvent  aux  trois  quarts  innocens  les  lenteurs  parfois 
cruelles,  toujours  préjudiciables,  d'une  information  étendue  qui,  en 
cas  d'aveu,  aurait  dû  être  supprimée  depuis  longtemps;  elle  abrège 
la  captivité  préventive,  qui  est  une  peine  réelle;  enfin  elle  désen- 
■combre  les  prisons  et  active  l'œuvre  de  la  justice.  Elle  a  cependant 
un  côté  défectueux  :  car,  ne  tenant  compte  que  de  l'inculpé  et  nulle- 
ment des  nécessités  de  la  justice,  elle  expose  celle-ci  à  commettre 
des  erreurs  en  lui  laissant  à  peine,  comme  on  dit,  le  temps  de  se  re- 
connaître. La  préfecture  de  police,  réduite,  en  vertu  de  la  loi,  à 
une  précipitation  excessive,  ne  peut  souvent  pas  réunir  toutes  les 
preuves  nécessaires  à  la  constatation  si  importante  des  identités; 
grâce  à  la  rapidité  imprimée  aux  services  de  la  préfectuie  et  du 
petit  parquet,  qui  se  complètent  l'un  l'autre,  bien  des  pseudonymes 
ne  sont  point  démasqués,  bien  des  coupables  qu'il  faudra  recher- 
cher plus  tard  sont  relâchés,  et  plus  d'un  mauvais  gars  arrive  de- 
vant ses  juges  sans  avoir  un  dossier  qui  les  édifie  sur  sa  moralité. 
Si  la  loi  a  un  défaut,  c'est  celui-là;  elle  désarme  l'autorité  en  ne  lui 
laissant  pas  le  loisir  de  faire  toutes  les  recherches  nécessaires. 

Lorsque  l'inculpé  nie  le  délit  que  constatent  les  procès-verbaux, 
lorsqu'il  y  a  contestation  sérieuse,  il  est  renvoyé  devant  le  juge 
d'instruction  siégeant  au  petit  parquet,  ou,  s'il  y  a  lieu,  devant 
le  procureur  impérial  pour  plus  ample  informé.  L'activité  qu'il 
faut  déployer  dans  ces  mauvaises  petites  chambres,  dont  le  séjour 
est  rendu  plus  pénible  encore  par  le  contact  perpétuel  avec  des 
gens  dépenaillés,  sales,  couverts  de  vermine,  est  extraordinaire.  En 
1868,  le  petit  parquet  a  renvoyé  à  l'instruction  1,573  affaires,  et 
en  a  livré  10,590  à  la  police  correctionnelle;  887  ont  été  l'objet 
d'une  ordonnance  de  non-lieu,  et  13,Zil/i  ont  été  classées,  c'est- 
à-dire,  ayant  été  après  examen  jugées  sans  gravité,  n'ont  été 
l'objet  d'aucune  poursuite;  30,956  individus  de  tout  âge  et  de  tout 
sexe  se  sont  assis  dans  le  couloir  obscur  entre  les  gendarmes  qui 
les  gardaient  et  ont  été  interrogés;  sur  ce  nombre,  qui  donne  une 
moyenne  de  près  de  85  inculpés  par  jour,  l/i,253  ont  été  relaxés 
par  les  substituts  de  service,  9/i2  par  le  juge  d'instruction,  et  15,861 
ont  du  aller  répondre  de  leurs  faits  et  gestes  devant  les  tribunaux. 


LE    PALAIS    DE    JUSTICE    A    PARIS.  857 

On  ne  procède  avec  rapidité,  il  est  aisé  de  le  comprendre,  que 
dans  certains  cas,  les  plus  nombreux  fort  heureusement,  cas  délic- 
tueux qui  n'ont  causé  à  la  société  qu'un  préjudice  sans  gravité. 
Lorsqu'un  méfait  sérieux  a  été  commis,  lorsqu'un  crime  a  été  dé- 
couvert, il  convient  d'aller  lentement,  de  multiplier  les  interroga- 
toires, les  confrontations,  les  enquêtes,  de  façon  à  dégager  la  vérité 
entière  et  à  remettre  tous  les  coupables  aux  mains  de  la  justice. 
Dans  les  vols  qualifiés,  les  faux,  les  assassinats,  c'est  la  préfecture 
de  police  qui,  ayant  constaté  le  crime,  recueilli  les  plaintes,  inter- 
rogé sommaii-ement  l'inculpé  et  fait  perquisition  chez  lui,  groupe 
toutes  les  pièces  probantes,  y  réunit  celles  qui  sont  de  nature  à 
éclairer  les  magistrats,  et  leur  livre  le  coupable.  Le  petit  parquet 
informe  le  procureur  impérial,  qui,  par  un  réquisitoire  prescrivant 
les  poursuites,  commet  un  des  vingt  juges  d'instruction  du  tribunal 
de  première  instance  pour  faire  l'information.  Grâce  au  code  d'in- 
struction criminelle,  qui  fut  mis  en  vigueur  le  i*"""  janvier  1811,  la 
route  à  suivre  est  toute  tracée.  Le  coupable  a  quitté  le  dépôt  et  a  été 
transféré  à  la  prison  de  Mazas,  où  le  plus  souvent  il  est  au  secret 
et  seul  dans  sa  cellule.  Cependant,  lorsque  c'est  un  être  dangereux, 
que  son  crime  est  d'une  nature  grave,  qu'il  est  soupçonné  d'avoir 
des  complices  ou  qu'il  se  refuse  aux  aveux,  le  directeur  de  la  prison 
a  soin  de  lui  donner  un  ou  deux  compagnons,  détenus  comme  lui, 
mais  appartenant  à  la  catégorie  des  coquews,  dont  j'ai  parlé  pré- 
cédemment. Ces  hommes-là  sont  surnommés  les  montons  ;  tout  en 
causant  avec  l'inculpé,  en  faisant  les  bons  apôtres,  ils  tâchent  de 
lui  arracher  son  secret,  qui  ne  tarde  pas  alors  à  parvenir  aux 
oreilles  de  la  justice.  «  Je  me  moque  du  curieux,  disait  un  individu 
accusé  de  vol  en  parlant  du  juge  d'instruction;  il  a  beau  me  re- 
tourner, je  n'en  dirai  pas  plus  que  mes  pantoufles.  »  Le  propos  fut 
rapporté;  on  fit  visiter  les  souliers  que  cet  imprudent  bavard  avait 
le  jour  où  il  entra  en  prison,  et  dans  une  paire  de  vieilles  savates, 
entre  la  semelle  et  l'empeigne,  on  retrouva  1,500  francs  en  billets 
de  banque,  représentant  exactement  la  somme  qu'on  l'accusait 
d'avoir  volée. 

Toutes  les  fois  que  le  juge  d'instruction  veut  interroger  un  dé- 
tenu, il  fait  un  mandat  de  comparution.  Le  coupable,  extrait  de 
Mazas  en  voiture  cellulaire,  est  amené  au  palais  de  justice,  et  en- 
fermé dans  une  salle  spéciale  située  sous  les  chambres  correction- 
nelles, et  qu'on  nomme  la  souricière.  C'est  une  série  de  cabanons 
isolés  clos  de  fortes  portes  armées  de  solides  serrures,  et  dont 
l'aspect  général  a  quelque  ressemblance  avec  les  cabines  des 
écoles  de  natation.  Lorsque  le  moment  de  comparaître  est  venu, 
l'inculpé,  surveillé  de  près  par  deux  gardes  de  Paris  qui  ne  le 


858  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

quittent  point,  est  conduit  dans  le  cabinet  du  juge  d'instruction, 
petite  pièce  très  modestement  meublée  de  casiers,  d'une  table, 
de  quelques  sièges  et  d'une  affreuse  pendule  à  colonnettes  d'aca- 
jou. L'homme  s'assied,  et  un  gendarme  entré  avec  lui,  mettant  sa 
chaise  contre  la  porte  pour  déjouer  toute  tentative  d'évasion,  laisse 
pendre  son  sabre  entre  ses  jambes  et  s'ennuie.  Là  rien  de  so- 
lennel, c'est  une  causerie  plutôt  qu'autre  chose;  encore  faut-il 
que  le  juge  d'instruction  la  varie  et  la  module  suivant  l'individu 
qu'il  a  devant  lui.  Si  les  crimes  ont  peu  de  différence  ejitre  eux, 
les  caractères  de  ceux  qui  les  commettent  en  ont  beaucoup.  Sur 
ces  claviers  si  divers,  si  peu  sonores  parfois,  il  est  bon  de  savoir 
quelle  touche  on  doit  attaquer.  C'est  là  ce  qui  rend  cette  fonc- 
tion particulièrement  difficile.  Presque  toujours,  on  n'a  affaire  qu'à 
des  brutes,  masses  de  chair  si  violentes  qu'elles  neutralisent  l'âme; 
mais  dans  certaines  occurrences  il  faut  lutter  contre  des  esprits 
retors,  rapides  à  la  riposte,  ne  se  laissant  point  démonter  et  trou- 
vant réponse  à  tout.  L'habileté  la  plus  aiguë,  la  connaissance  ap- 
profondie du  cœur  humain,  l'art  de  dérouter  les  mensonges  et  de 
retrouver  le  fil  indicateur  au  milieu  d'un  tissu  de  prétextes  plau- 
sibles, toutes  les  ressources  d'un  cerveau  cultivé,  ne  sont  pas  de 
trop  pour  amener  à  résipiscence  ces  êtres  fourbes  et  rétifs.  Dans  le 
huis  clos  de  ces  interrogatoires  préliminaires,  il  y  a  eu  des  batailles 
de  finesses  et  d'arguties  à  rendre  jaloux  les  Grecs  du  bas-empire. 
Les  criminels  familiarisés  avec  la  justice  n'ignorent  pas  qu'en  réa- 
lité leur  sort  est  entre  les  mains  de  cet  homme  vêtu  d'une  redingote 
et  qui,  les  mains  dans  ses  poches,  se  promène  de  long  en  large,  tout 
en  faisant  des  questions  dont  l'apparente  bonhomie  cache  peut-être 
un  piège.  Ils  savent  que  plus  tard,  lorsqu'ils  arriveront  aux  solen- 
nelles audiences  de  la  cour  d'assises,  ils  pourront  rétracter  tout  ce 
qu'ils  ont  dit  dans  le  cabinet  du  juge  d'instruction;  mais  ils  savent 
que  tout  aveu  fait  en  sa  présence  sera  opposé  à  leurs  dénégations, 
et  que  dans  ces  sortes  de  drames  le  dénoûment  est  contenu  en 
germe  dans  l'exposition.  Aussi  ils  discutent,  ils  regimbent,  et,  bien 
plus  encore  que  devant  le  jury,  affirment  leur  innocence.  Il  est 
rare  cependant  qu'on  n'arrive  point  à  les  vaincre  et  à  les  acca- 
bler sous  des  preuves  tellement  évidentes  qu'ils  sont  forcés  d'a- 
vouer. Il  faut,  lorsqu'on  rencontre  de  ces  natures  profondément 
rebelles,  une  persistance  invincible,  il  faut  surtout  ne  jamais  se 
laisser  emporter;  un  acte  de  colère,  ne  se  traduirait-il  que  par  un 
mot,  est  une  preuve  de  faiblesse  dont  le  criminel  sait  bien  vite 
s'emparer.  On  parle  de  la  patience  des  anges,  je  doute  qu'ils  en 
aient  autant  que  les  juges  d'instruction.  A  force  d'obsessions,  d'ad- 
jurations de  dire  la  vérité,  de  questions  incessamment  répétées 


LE    PALAIS   DE   JUSTICE    A   PARLS.  859 

SOUS  toutes  les  formes,  ils  brisent  les  volontés  les  plus  résistantes. 
«  Eh  bien!  oui,  j'ai  fait  le  coup,  dit  un  assassin  auquel  on  ne  pou- 
vait arraclier  un  aveu.  J'aime  mieux  être  guillotiné  tout  de  suite 
que  d'être  embêté  comme  ça  !  » 

On  n'en  finit  pas  en  un  jour  avec  les  criminels,  et  quelques-uns 
d'entre  eux  ont  fait  de  bien  fréquentes  stations  dans  le  cabinet  du 
juge.  Chaque  fois  que  celui-ci  a  terminé  un  interrogatoire,  il  le  ré- 
sume et  le  dicte  à  son  greffier.  Ce  dernier  le  lit  alors  à  l'inculpé, 
qui  le  signe,  s'il  y  trouve  le  sens  de  ses  réponses  exactement  re- 
produit. Quand  ces  malheureux  apposent  leur  signature  au  bas  du 
procès-veibal,  il  est  curieux  de  constater  à  leur  application  la  dif- 
ficulté qu'ils  ont  à  écrire,  à  maintenir  une  plume  entre  leurs  doigts 
raidis  et  comme  ankylosés  ;  ce  n'est  pas  sans  commisération  qu'on 
voit  de  tels  efforts,  qui  sont  une  preuve  douloureuse  de  leur  igno- 
rance et  peut-être  après  tout  de  ce  qui  leur  a  manqué  pour  vivre 
honnêtement.  Sur  /i,607  individus  traduits  en  France  devant  le  jury 
dans  le  cours  de  l'année  1867,  1,681  (36  pour  100)  ne  savaient  ni 
lire  ni  écrire,  2,068  (45  pour  100)  lisaient  et  écrivaient  imparfai- 
tement, 638  [ih  pour  100)  savaient  lire  et  écrire  au  point  d'utiliser 
ces  connaissances,  200  (moins  de  5  pour  100)  avaient  reçu  une  in- 
struction supérieure  (1).  Ainsi,  parmi  les  criminels,  81  pour  100 
sont  illettrés  ou  à  peu  près.  C'est  là  un  aveu  bon  à  retenir  quand  on 
se  décidera  enfin  à  résoudre  après  tant  d'autres  peuples  la  question 
de  l'instruction  obligatoire.  Il  est  une  autre  considération  dont  il 
faut  tenir  grand  compte,  si  l'on  veut  apprécier  impartialement  les 
divers  mobiles  qui  pervertissent  tant  de  pauvres  gens  ;  le  nombre 
des  attentats  contre  la  propriété  augmente  ou  diminue  selon  que  le 
prix  du  pain  est  plus  ou  moins  élevé  ;  le  rapport  est  constant  et 
presque  en  proportion  mathématique  (2).  Ainsi  les  deux  causes  pré- 
pondérantes du  crime  sont  l'ignorance  et  la  misère;  ne  serait-ce 
donc  que  dans  l'intérêt  égoïste  de  sa  propre  sécurité,  toute  nation 
doit  rechercher  avec  ardeur  les  moyens  de  combattre  ces  deux 
grands  pourvoyeurs  de  la  prison. 

A  mesure  que  l'information  avance,  les  faits  principaux  devien- 


(1)  Compte  général  de  V administration  de  la  justice  criminelle  en  France  pendant 
l'année  i867,  rapport  viii. 

(2)  En  1845,  l'hectolitre  de  froment  vaut  19  francs  70  centimes,  le  nombre  des  con- 
damnés pour  10,000  habitans  est  de  10  81  centièmes;  en  lSi7,  il  vaut  29  francs  1  cen- 
time, on  compte  17  condamnés  57  centièmes;  de  1856  à  1859,  le  prix  du  froment 
descend  de  30  francs  75  centimes  à  16  francs  74  centimes,  le  nombre  des  condamnés 
descend  de  18  22  centièmes  à  14  65  centièmes;  en  1861 ,  la  valeur  de  l'hectolitre 
monte  à  24  francs  55  centimes,  le  chiffre  des  condamnés  s'élève  immédiatement  à  16 
52  centièmes. 


860  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

lient  de  plas  en  plus  nets,  et  l'accusation  se  serre  autour  du  cou- 
pable de  façon  à  ne  plus  lui  laisser  une  issue  par  où  il  pourrait 
échapper.  Ou  lui  présente  les  pièces  à  conviction,  on  lui  montre  le 
couteau  encore  maculé  de  taches  noirâtres,  la  casquette  oubliée,  la 
fausse  clé  qui  a  ouvert  les  portes,  la  pince  qui  les  a  brisées.  On  le 
confronte  avec  les  témoins,  et  alors  éclatent  parfois  des  scènes  d'une 
violence  sauvage,  — injures,  sermens,  affirmations,  dénégations, — 
au  milieu  desquelles  le  juge  d'instruction  cherche  à  saisir  une  lueur 
qui  éclaire  la  vérité.  Cette  confrontation  entre  les  vivans  n'est  pas 
toujours  la  seule  qui  soit  nécessaire,  et  il  survient  souvent  telle  oc- 
currence qui  force  à  mener  l'assassin  devant  le  cadavre  de  sa  vic- 
time. Conduit  à  la  morgue  par  les  gendarmes  en  présence  du  juge, 
il  est  contraint  de  voir,  de  regarder  les  restes  immobiles  de  ce  qui 
fut  un  homme,  et  que  nul  bruit,  nul  regard,  ne  troubleront  plus  ja- 
mais. Dans  une  salle  froide,  très  claire,  où  sur  des  dalles  abritées 
d'un  large  couvercle  de  zinc  reposent  les  cadavres,  on  découvre  le 
corps  nu,  raidi,  dont  la  blessure  est  visible  et  béante.  Le  misérable 
a  beau  se  reculer  et  détourner  la  tète,  il  lui  faut  contempler  cette 
face  livide  et  modelée  par  la  mort,  ces  orbites  où  l'œil  s'est  fondu, 
ce  ventre  déjà  gonflé  par  la  météorisation.  On  lui  dit  :  Le  recon- 
naissez-vous? Il  est  rare  qu'à  voix  très  basse  et  sourde  il  ne  ré- 
ponde pas  :  Oui!  Quelques-uns,  s'armant  d'impudence  et  d'une 
énergie  factice,  affectent  de  rester  impassibles  ou  d'éprouver  une 
impression  douloureuse;  d'autres,  semblables  à  des  égouts  qu'une 
cause  fortuite  fait  déborder,  dégorgent  leur  crime  tout  à  coup.  Fi- 
l'on,  une  des  âmes  les  plus  bassement  féroces  que  j'aie  vues  défiler 
devant  moi  pendant  que  j'étudiais  cet  épouvantable  monde,  lors- 
qu'on lui  montra  le  cadavre  de  sa  mère  adoptive  qu'il  avait  froide- 
ment assassinée  pour  voler  ensuite  plus  facilement,  essaya  de  pa- 
raître ému  et  dit  :  Pauvre  femme!  —  Philippe,  l'horrible  maniaque 
qui  coupait  le  cou  aux  filles,  confronté  à  la  morgue  avec  sa  der- 
nière victime,  fit  un  violent  effort  pour  demeurer  calme;  mais,  pris 
d'un  tremblement  subit  et  pleurant  à  sanglots,  il  s'écria  :  C'est 
moi  !  c'est  moi  ! 

Lorsque  le  juge,  pendant  l'instruction,  estime  qu'il  y  a  lieu  de 
s'emparer  à  la  poste  des  lettres  adressées  à  l'inculpé,  il  rend  une 
ordonnance  qui  délègue  un  commissaire  de  police;  celui- clse  trans- 
porte à  l'administration  des  postes,  y  saisit  les  lettres  désignées, 
et  dresse  procès-verbal  de  son  opération.  Les  lettres  cachetées  sont 
données  au  juge  instructeur,  qui,  ayant  fait  extraire  l'inculpé  de 
prison,  les  lui  remet  intactes,  les  lui  laisse  ouvrir  et  ne  les  annexe 
aux  pièces  que  si  elles  ont  une  importance  quelconque  pour  la  cause. 
De  même  le  juge  ordonne  des  perquisitions  dans  tous  les  endroits 


LE    PALAIS    DE    JCSTICE    A    PARIS.  861 

OÙ  il  pense  pouvoir  découvrir  des  preuves  allirinant  le  crime  dont  il 
recherche  l'origine  et  les  circonstances.  Un  commissaire  de  police 
spécial,  dit  commissaire  aux  délégations,  est  attaché  au  Palais  de 
Justice  comme  auxiliaire  du  procureur  impérial.  Telles  sont  les  dif- 
férentes phases  de  l'instruction,  qui  entre  les  mains  d'un  honnne 
habile  peut  être  fort  complète.  Cependant  le  code  d'instruction 
criminelle,  malgré  les  précautions  avec  lesquelles  il  a  été  rédigé, 
contient  une  lacune  regrettable  et  qu'il  serait  facile  de  faire  dispa- 
raître. Il  s'agit  de  l'audition  des  témoins.  «  Le  juge  d'instruction, 
dit  l'article  71,  fera  citer  devant  lui  les  personnes  qui  auront  été 
indiquées  par  la  dénonciation,  par  la  plainte,  par  le  procureur  im- 
périal ou  autrement,  comme  ayant  connaissance,  soit  du  crime  ou 
délit,  soit  de  ses  circonstances.  »  Si  le  texte  est  formel  en  ce  qui 
touche  les  témoins  à  charge,  il  reste  muet  quant  aux  témoins  à 
décharge  ;  en  un  mot,  il  est  léonin  pour  l'accusation  et  nul  pour  la 
défense.  Toute  information  à  décharge  consentie  par  un  juge  in- 
structeur est  de  sa  part  une  concession  courtoise  ;  nul  n'a  le  droit 
de  l'y  contraindre,  et  l'accusé  en  sa  présence  est  tellement  désarmé 
par  la  loi,  qu'il  ne  peut  même  pas  faire  insérer  aux  procès-verbaux 
d'information  qu'il  a  demandé  l'audition  de  tel  témoin  pouvant 
prouver  les  faits  justificatifs  allégués  par  lui.  Ainsi  la  loi,  qui  a  mul- 
tiplié à  l'audience  les  garanties  autour  de  l'accusé,  les  lui  a  déniées 
toutes  dans  le  cabinet  du  juge  d'instruction.  Celui-ci  peut  sans 
doute  faire  comparaître  les  témoins  appelés  par  l'accusé;  mais  rien 
ne  l'y  contraint,  et  la  loi  doit  toujours  être  impérative.  D'où  vient 
cette  restriction  apportée  dès  le  début  à  la  défense?  De  ce  que  les 
codes  ont  continué  les  erremens  de  l'assemblée  constituante.  Du- 
port,  substituant  la  procédure  orale  et  publique  à  la  procédure 
écrite  et  secrète,  ne  s'était  préoccupé  que  de  l'audience  et  avait 
négligé  l'instruction,  qui  à  son  époque  était  faite  par  les  juges  de 
paix.  Merlin,  jurisconsulte  éminent,  mais  théoricien  impitoyable, 
ainsi  que  le  prouve  la  loi  des  suspects,  dont  il  fut  le  rapporteur, 
établit  comme  un  principe  l'omission  que  Duport  avtdt  laissée  subsis- 
ter; il  a  dit  et  soutenu  toute  sa  vie  «  que  les  juges  d'instruction 
non-seulement  ne  pouvaient,  mais  ne  devaient  pas  informer  à  dé- 
charge, soit  sur  des  faits  justificatifs,  soit  même  sur  des  faits  pé- 
remptoires  cjfiii  pourraient  amener  la  conviction  de  l'innocence  du 
prévenu  (1).  »  Le  résultat  d'un  tel  état  de  choses  est  assez  singulier; 
tout  le  monde  y  perd,  les  inculpés  et  la  justice. 

Si  l'accusé  manque  de  lumières,  ce  qui  se  rencontre  presque  tou- 
jours, si  son  avocat  manque  de  savoir,  ce  qui  se  rencontre  quel- 

(!)  Répertoire,  5^  édition,  Faits  justificalifs,  §  m. 


862  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

quefois,  il  arrive  à  l'audience  sous  le  poids  de  l'acte  d'accusation, 
rédigé  d'après  les  témoignages  à  charge;  ahuri  par  toutes  les  phases 
de  la  procédure  qu'il  a  déjà  traversées,  s'étant  vu  refuser  des  té- 
mouis  dans  le  cabinet  du  juge  d'instruction,  il  imagine  qu'il  lui  est 
interdit  de  les  invoquer,  et  il  perd  ainsi  le  bénéfice  des  assertions 
désintéressées  qui  pourraient  proclamer  son  innocence  ou  du  moins 
diminuer  la  gravité  de  son  crime.  Si  au  contraire  l'accusé  coupable 
est  intelligent,  si  son  conseil  prend  chaudement  son  affaire  en 
main,  il  aura  grand  soin  de  garder  pour  l'audience  publique  les 
témoins  à  décharge,  dont  on  n'a  pas  le  loisir  de  rechercher  la  mo- 
ralité, et  les  pièces  de  justification,  dont  la  sincérité  n'a  pas  été  vé- 
rifiée. Il  prend  ainsi  l'accusation  à  l'improviste,  il  la  déroute,  il 
trouble  la  conscience  du  jury,  si  facile  à  effrayer,  et  enlève  bien 
souvent  un  de  ces  acquittemens  scandaleux  qui  sont  un  outrage  à 
la  conscience  du  pays.  Un  simple  paragraphe  ajouté  à  l'article  71  du 
code  d'instruction  criminelle,  et  portant  que  «toute  information  aura 
lieu  tant  à  charge  qu'à  décharge,  »  mettrait  fin  à  un  ordre  de  choses 
qui  a  souvent  provoqué  des  résultats  douloureux. 

Lorsque  le  juge  a  terminé  son  instruction,  il  la  communique  au 
procureur  impérial,  qui,  après  avoir  examiné  la  procédure ,  le  re- 
quiert d'envoyer  l'inculpé  devant  le  tribunal  compétent.  Le  juge 
ordonne  alors  que  «  les  pièces  de  l'instruction,  les  procès-verbaux 
constatant  le  corps  de  délit  et  un  état  des  pièces  à  conviction  soient 
transmis  au  procureur-général  près  la  cour  impériale  pour  être  ul- 
térieurement procédé  ainsi  que  de  droit.  »  Le  tribunal  de  première 
instance  a  terminé  son  œuvre;  la  cour  impériale  va  commencer  la 
sienne. 

IIL 

Lorsque  le  procureur-général  a  pris  connaissance  de  l'affaire ,  il 
en  fait  rapport  à  l'une  des  chambres  de  la  cour  impériale ,  dite 
chambre  des  mises  en  accusation.  Non-seulement  les  séances  de 
celle-ci  ne  sont  jamais  publiques,  mais  le  procureur- général  ou  son 
substitut,  après  avoir  fait  son  rapport,  dépose  ses  réquisitions  sur 
le  bureau  du  président  avec  les  pièces  du  procès,  et  se  retire  ainsi 
que  le  greffier.  Les  conseillers  doivent  alors  délibérer. sans  désem- 
parer, et  il  leur  est  rigoureusement  interdit  de  communiquer  avec 
qui  que  ce  soit.  Après  examen,  ils  rendent  un  arrêt  ordonnant  un 
supplément  d'information ,  si  celle-ci  ne  paraît  pas  suffisamment 
complète,  ou  renvoyant  devant  la  cour  d'assises  l'inculpé,  qui  dès 
lors  prend  le  nom  d'accusé.  On  signifie  à  ce  dernier  l'acte  de  ren- 
voi, il  reçoit  copie  des  pièces,  et  peut  communiquer  avec  l'avocat 


LE    PALAIS    DE   JUSTICE    A   PARIS.  863 

qu'il  a  choisi.  L'accusé  est  toujours  libre  de  se  pourvoir  en  cassa- 
tion contre  l'arrêt  qui  le  traduit  en  cour  d'assises;  mais  il  est  assez 
rare  qu'il  use  de  ce  droit,  à  moins  qu'il  n'ait  un  intérêt  direct  à 
gagner  du  temps  ou  à  reculer  l'heure  solennelle  qui  le  verra  pa- 
raître devant  ses  juges.  A  Paris,  où  malheureusement  les  crimes  ne 
chôment  guère,  la  cour  d'assises  tient  deux  sessions  par  mois;  or,  le 
même  jury  ne  pouvant  siéger  qu'à  une  seule  session,  on  désigne 
les  jurés  tous  les  quinze  jours.  Cette  opération  est  entourée  de  ga- 
ranties, car  c'est  d'elle  que  dépend  la  sincérité  des  jugemens  fu- 
turs :  2,200  noms  composant  les  listes  annuelles  dressées  par  le 
préfet  de  la  Seine,  inscrits  sur  autant  de  bulletins,  sont  enfermés 
dans  deux  urnes  scellées  «  à  cire  ardente  »  par  le  premier  prési- 
dent de  la  cour  impériale.  En  séance  publique,  celui-ci  brise  les 
scellés,  agite  les  uines  et  en  extrait  ZiO  bulletins;  36  désignent  les 
jurés  titulaires,  h  leurs  suppléans:  à  haute  voix,  on  appelle  le  nom 
des  personnes  à  qui  incombe  l'honneur  de  faire  partie  du  jury  de 
la  session,  et  chacune  d'elles  est  prévenue  à  domicile  par  les  soins 
du  préfet  de  la  Seine.  Le  premier  président  rend  alors  une  ordon- 
nance qui  fixe  le  jour  où  les  assises  devront  s'ouvrir.  Tous  ces 
longs  préliminaires  de  la  justice  touchent  à  leur  fin;  on  a  remis 
au  détenu  copie  de  l'acte  d'accusation  dressé  par  le  procureur-gé- 
néral, formalité  nécessaire,  mais  bien  souvent  illusoire,  puisque, 
nous  l'avons  vu  plus  haut,  sur  100  criminels,  81  ne  savent  ni  lire 
ni  écrire;  on  le  rapproche  du  lieu  où  il  doit  être  jugé;  il  quitte 
Mazas,  et  il  est  enfermé  à  la  Conciergerie,  qui  est  «  la  maison  de 
justice.  »  Là  le  président  des  assises,  accompagné  d'un  des  greffiers 
de  la  cour,  se  rend  près  de  lui  et  lui  demande  s'il  a  reçu  significa- 
tion de  l'arrêt  qui  le  met  en  accusation,  s'il  connaît  les  faits  qui 
lui  sont  reprochés,  s'il  persiste  dans  ses  déclarations  et  s'il  a  fait 
choix  d'un  avocat.  Dans  le  cas  où  à  cette  dernière  question  il  ré- 
pondrait négativement,  le  président  nomme  d'office  un  membre  du 
barreau  pour  assister  l'accusé  pendant  les  débats  et  lui  servir  de 
conseil.  La  loi  à  cet  égard  est  très  prévoyante,  car,  en  souvenir 
des  abus  commis  jadis  en  France  et  de  l'abandon  criminel  où  les 
accusés  étaient  maintenus,  elle  a  inscrit  l'article  suivant  :  «  l'ac- 
cusé sera  interpellé  de  déclarer  le  choix  qu'il  aura  fait  d'un  conseil 
pour  l'aider  dans  sa  défense,  sinon  le  juge  lui  en  désignera  un  sur- 
le-champ,  à  peine  de  nullité  de  tout  ce  qui  suivra.  » 

La  salle  où  la  cour  impériale  de  la  Seine  tient  ses  assises  est  de 
construction  récente  :  c'est  un  carré  long  très  vaste  et  offrant  un 
emplacement  suffisant  au  public,  aux  témoins,  aux  avocats,  au  jury 
et  aux  juges.  Si  on  enlevait  les  bancs,  ce  serait  aussi  bien  une  salle 
de  bal  qu'une  cour  d'assises  :  de  l'or  partout,  des  peintures,  une 


86i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ornementation  qui  ne  semble  guère  justifiée  par  la  destination  de 
ces  lieux  redoutables.  Le  plafond,  composé  de  soiïites  encadrant 
des  rosaces  très  saillantes,  est  extrêmement  riche,  mais  il  rend  la 
salle  excessivement  sourde.  La  voix  monte,  se  niche,  s'éparpille 
dans  d'innombrables  petites  cavités  formées  par  les  sculptures,  ne 
redescend  pas  et  plane  ainsi  au-dessus  du  public  sans  parvenir  dis- 
tinctement jusqu'à  lui.  La  façade,  qui  par  un  escalier  à  double  rampe 
s'ouvre  sur  la  grande  galerie,  est  de  haut  style;  mais  les  dégagemens 
intérieurs  qui  sont  destinés  à  faciliter  le  service  même  de  la  cour, 
le  passage  des  magistrats,  celui  des  jurés,  sont  une  série  d'échelles 
de  meunier.  Pour  se  rendre  à  la  salle  de  ses  délibérations,  le  jury 
doit  monter  un  escalier  de  trente-deux  marches;  du  reste,  à  par- 
courir l'intérieur  du  Palais  de  Justice  tout  entier,  on  serait  tenté  de 
croire  que  l'idéal  poursuivi  et  trop  souvent  atteint  par  l'architecte 
a  été  la  différence  des  niveaux.  L'on  descend  et  l'on  monte  sans 
cesse.  La  chambre  du  conseil,  admirablement  tendue  d'étoffes  ma- 
gnifiques, d'où  sort  la  cour  pour  entrer  en  séance,  le  palier  que 
traverse  le  jury  pour  se  rendre  à  son  banc,  ne  sont  même  pas  de 
plain-pied  avec  la  salle  des  assises.  Celle-ci  est  précédée,  à  chaque 
issue,  par  ce  petit  degré  traître  et  funeste  qu'on  appelle  un  pas, 
et  contre  lequel  on  butte  en  entrant.  La  vieille  cour  d'assises, 
abandonnée  aujourd'hui  et  dont  le  beau  plafond  s'écroule  sous  le 
poids  des  greniers  remplis  d'archives,  n'offrait  point  de  tels  incon- 
véniens;  on  y  circulait  facilement  sans  avoir  de  marches  inutiles  cà 
franchir,  et  la  parole  y  trouvait  d'excellentes  conditions  d'acous- 
tique et  de  sonorité.  Les  façades  sont  fort  importantes  en  archi- 
tecture, j'en  conviens;  mais  la  distribution  logique  et  bien  appro- 
priée du  monument  leur  est  supérieure. 

A  Paris,  où  les  distances  sont  énormes,  les  audiences  de  la  cour 
d'assises  ne  commencent  guère  avant  dix  heures  et  demie.  Ordi- 
nairement elles  sont  peu  suivies;  la  partie  de  la  salle  réservée  au 
public  est  assez  restreinte,  et  n'est  guère  occupée  que  par  des  dés- 
œuvrés ou  des  voleurs  qui  viennent  étudier  Là  sur  nature  les  mys- 
tères du  code  pénal;  mais,  lorsqu'une  affaire  importante  est  inscrite 
au  rôle,  toutes  les  places  sont  envahies  de  bonne  heure;  on  arrive 
là  comme  à  une  représentation  extraordinaire,  comme  à  un  drame 
dont  le  héros,  loin  de  réciter  des  phrases  de  convention,  luttera 
pour  défendre  sa  propre  vie,  et  subira  un  dénoûment  qui  n'aura 
rien  de  fictif.  Dans  ce  cas-là,  les  femmes,  celles  du  meilleur  monde 
mêlées  à  de  petites  bourgeoises  curieuses,  se  glissent  avec  des  sou- 
rires entre  les  bancs  des  témoins,  se  faufilent  près  des  avocats,  et 
prendraient  jusqu'au  siège  du  président,  si  on  les  laissait  faire.  Elles 
sont  déplaisantes  à  voir,  et  la  prétendue  sensibilité  dont  elles  ai- 


LE    PALAIS    DE    JUSTICE    A    PARIS.  805 

ment  à  se  vanter  ne  s'accommode  que  bien  difficilement  avec  une 
ardeur  si  âpre  et  si  malsaine.  Parfois  elles  tombent  sur  des  ma- 
gistrats d'humeur  peu  accommodante.  On  se  rappelle  ce  joli  mot 
d'un  conseiller  qui,  présidant  les  assises  dans  une  affaire  très  sca- 
breuse et  voyant  un  grand  nombre  de  femmes  installées  dans  le 
prétoire,  dit  :  «  La  cause  que  nous  allons  entamer  contient  des  dé- 
tails inconvenans,  aussi  j'engage  les  honnêtes  femmes  à  se  retirer.  » 
—  Persanne  ne  bougea,  et  il  reprit  :  u  Audiencier,  maintenant  que 
les  honnêtes  femmes  se  sont  éloignées,  faites  sortir  les  autres.  »  En 
attendant  que  la  cour  prenne  séance,  on  chuchote,  on  regarde  les 
ornemens  de  la  salle,  les  emblèmes  de  terreur  qu'on  attribue  encore 
à  la  justice,  le  buste  du  souverain,  l'horloge  au-dessous  de  laquelle 
on  lit  : 

Judicis  huniani  leges  posuere  tribunal; 
Est  Deus  et  sont!  conscia  mens  sceleris. 

Sur  la  muraille,  au  fond  même,  derrière  l'estrade  où  siègent  les 
conseillers  et  ne  pouvant  être  vu  par  eux,  un  christ  étend  ses  bras 
sur  la  croix.  C'est  là  une  erreur  inexcusable.  L'image  du  Christ  doit 
être  placée  sous  les  yeux  mêmes  des  juges,  comme  un  avertissement 
sans  cesse  renouvelé,  car  elle  représente  un  innocent  injustement 
condamné  et  qui  maintenant  est  le  souverain  juge. 

Cependant  l'accusé,  accompagné  de  gendarmes,  a  été  tiré  de  la 
cellule  qu'il  occupait  à  la  Conciergerie;  il  a  gravi  le  long  escalier 
tournant  qui  aboutit  directement  de  la  prison  à  la  cour  d'assises; 
escorté  de  son  avocat,  il  est  conduit  dans  la  chambre  du  conseil, 
oij  sont  réunis  les  membres  du  jury,  le  président,  les  deux  conseil- 
lers qui  lui  servent  d'assesseurs,  l'avocat-général  et  le  greffier.  En 
sa  présence,  on  tire  au  sort  les  douze  jurés  c|ui  doivent  prononcer 
sur  lui.  Il  peut,  ainsi  que  le  ministère  public,  exercer  contre  eux  un 
droit  de  récusation  qui  est  péremploire.  Dès  que  cette  première 
formalité  est  remplie,  l'accusé  est  amené  à  son  banc.  Lorsque  le 
crime  est  grave,  il  y  a  toujours  à  ce  moment  une  rumeur  parmi  les 
assistans,  qui  se  lèvent,  se  pressent  pour  voir  le  visage  de  ce  mal- 
heureux. Les  jurés  entrent  ensuite  un  peu  pêle-mêle  et  vont  prendre 
leur  place  dans  l'ordre  même  du  tirage.  De  cet  instant,  ils  ne  peu- 
vent plus  communiquer  avec  personne,  ni  laisser  deviner  leur  im- 
pression par  une  parole  ou  par  un  geste.  Dansl'aiiaire  de  Philippe, 
on  avait  à  constater  la  similitude  de  deux  serviettes,  dont  l'une  avait 
été  trouvée  chez  la  victime  et  l'autie  saisie  chez  l'ast-assin;  l'ex- 
pert les  montrait  aux  jurés,  l'un  d'eux  dit  :  «  Elles  sont  pareilles.  » 
Immédiatement  il  fut  expulsé  de  l'audience,  remplacé  par  un  des 
deux  jurés  supplémentaires,  et  l'avocat  de  Faccusé  avait  le  droit, 

TOMK  Lxxxii.  —  18G9.  :,5 


866  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  il  n'usa  pas,  de  faire  renvoyer  le  procès  à  une  autre  session. 
Les  jurés,  placés  au-dessous  des  fenêtres  qui  éclairent  l'accusé  en 
plein  visage  et  permettent  de  ne  pas  perdre  un  de  ses  niouvemens, 
ont  devant  eux  des  plumes,  de  l'encre,  du  papier  et  des  flacons  de 
vinaigre,  précaution  que  l'exhibition  de  certaines  pièces  à  convic- 
tion ne  rend  pas  toujours  superflue.  Celles-ci,  scellées  et  munies 
d'étiquettes  indicatives,  sont  déposées  sur  une  table  au-dessous  de 
l'estrade  où  la  cour  va  venir  siéger. 

Un  audiencier  frappe  vivement  contre  une  porte  et  annonce  :  La 
cour,  messieurs!  Tout  le  monde  se  lève.  Le  président,  les  deux  con- 
seillers, l'avocat- général,  vêtus  de  la  grande  robe  rouge  à  plis  flot- 
tans,  riiermine  à  l'épaule,  entrent  lentement.  Cela  est  d'une  majesté 
vraiment  imposante.  Le  président,  s'adressant  aux  jurés,  les  invite 
à  s'asseoir,  et  l'audience  est  ouverte.  Son  premier  soin  est  de  con- 
stater l'identité  de  l'accusé  en  lui  demandant  son  état  civil;  puis  il 
rappelle  à  l'avocat  qu'il  ne  peut  rien  dire  contre  sa  conscience  ni 
contre  le  respect  qui  est  dû  aux  lois;  ensuite  il  lit  la  belle  formule 
du  serment  imposé  au  jury,  qui  l'écoute  debout,  et  chaque  juré, 
individuellement  nommé,  dit  en  levant  la  main  :  Je  le  jure  (1).  Le 
président  avertit  l'accusé  qu'il  ait  à  être  attentif,  et  le  greffier,  à 
très  haute  voix,  lit  l'acte  d'accusation  —  avec  ces  inflexions  mono- 
tones et  tramantes  familières  à  ceux  qui  répètent  pour  la  millième 
fois  peut-être  des  formules  dont  ils  savent  tous  les  termes.  Ensuite 
on  fait  l'appel  des  témoins,  qui  sortent  immédiatement  de  la  salle 
d'audience  et  sont  enfermés  dans  une  chambre  qui  leur  est  spécia- 
lement réservée.  L'accusé  se  lève  sur  l'ordre  du  président,  et  l'in- 
terrogatoire commence. 

îl  est  rare  que  l'accusé,  qui  a  eu  de  longs  jours  de  solitude  et  de 
réflexion  pour  se  préparer  à  subir  cette  terrible  épreuve,  ne  fasse 
pas  bonne  contenance;  mais  un  phénomène  physique  qui  se  produit 
invariablement  indique  à  des  yeux  exercés  la  force  des  sensations 
qu'il  cherche  à  dominer.  Toute  émotion  déprimante  agit  directe- 
ment sur  les  glandes  salivaires,  dont  elle  neutralise  en  partie  les 
sécrétions;  dès  lors  elle  provoque  un  mouvement  de  déglutition  ré- 
pété et  qu'on  peut  suivre  sur  le  cou  de  l'accusé  par  le  va-et-vient 


(1)  Voici  la  formule;  si  je  ne  me  trompe,  elle  a  été  libellée  par  Duport  :  «  vous 
jurez  et  promettez  devant  Dieu  et  devant  les  hommes  d'examiner  avec  l'attention  la 
plus  scrupuleuse  les  charges  qui  seront  portées  contre  N...,  de  ne  trahir  ni  les  intérêts 
de  l'accusé,  ni  ceux  de  la  société,  qui  l'accuse,  de  ne  communiquer  avec  personne 
jusqu'après  votre  déclaration,  de  n'écouter  ni  la  haine,  ni  la  méchanceté,  ni  la  crainte 
ou  l'affection ,  de  vous  décider  d'après  les  charges  et  les  moyens  de  défense,  suivant 
votre  conscience  et  votre  intime  convittion,  avec  l'impartialité  et  la  fermeté  qui  con- 
viennent à  un  homme  probe  et  libre.  »  {Inst.  crim.,  312.) 


LE    PALAIS    DE    JUSTICE    A    PARIS.  86/ 

perpétuel  de  la  pomme  d'Adam.  Cet  os  hyoïde  qui  descend  et  re- 
monte sans  cesse,  qui  semble  faire  un  eiï'ort  pour  arrêter  les  pa- 
roles au  passage,  est  parfois  si  violemment  agité  qu'on  le  dirait  piis 
de  convulsions.  Quel  que  soit  le  crime  qu'un  homme  ait  commis, 
quelles  que  soient  les  charges  qui  l'accablent,  il  garde  au  fond  de 
lui-même  une  espérance   invincible;  toute  parole  douce,   toute 
preuve,  je  ne  dirai  pas  d'intérêt,  ujais  seulement  d'humanité,  lui 
paraît  une  promesse  d'indulgence.  J'en  ai  vu  un,  bandit  médiocre 
et  assez  retors,  qui  avait  à  répondre  d'une  accusation  d'enlèvement 
de  mineure  accompli  dans  des  circonstances  de  fraude  et  de  men- 
songe révoltantes;  il  était  vêtu  d'un  double  paletot  et  souffrait  visi- 
blement de  la  chaleur;  l'avocat-général,  mû  par  un  bon  sentiment, 
lui  fit  signe  d'ôter  son  pardessus.  De  ce  moment,  son  attitude  ne  fut 
plus  la  même;  il  saluait  les  juges  avec  uii  sourire  de  remercîment; 
son  visage  rayonnait;  on  peut  affirmer  qu'il  était  certain  d'être  ac- 
quitté :  aussi,  lorsqu'il  entendit  porter  contre  lui  une  peine  assez 
grave,  il  regarda  l'avocat-général  avec  stupeur,  comme  pour  lui 
dire  :  Vous  m'avez  trompé.  —  Bien  souvent  l'accusé  se  met  en  con- 
tradiction flagrante  avec  les  déclarations  qu'il  a  faites  dans  le  cabi- 
net du  juge  instructeur;  on  le  lui  fait  remarquer;  il /hausse  les 
épaules  et  répond  toujours  :  Je  ne  sais  pas  comment  ça  peut  -se 
faire.  —  Les  vieux  routiers,  ceux  qui  viennent  s'asseoir  sur  ce 
triste  banc  pour  la  troisième  ou  la  quatrième  fois,  nient  impertur- 
bablement tout,  l'évidence  même,  la  preuve  palpable;  chez  eux, 
c'est  un  système  dont  rien  ne  les  fait  départir;  ils  se  disent  :  On  ne 
sait  pas  ce  qui  peut  arriver.  Un  des  personnages  les  plus  curieux 
du  drame,  c'est  le  gendarme;  il  soigne  son  accusé,  il  lui  dit-:  Le- 
vez-vous, asseyez-vous,  en  temps  Oj)portun.  S'il  prend  du  tabac,  ils 
échangent  une  prise,  sans  cérémonie;  mais  où  il  se  distingue  sur- 
tout, c'est  lorsque  le  président  se  permet  une  plaisanterie;  il  éclate 
de  rire  alors,  et  l'on  a  parfois  quelque  peine  à  calmer  son  hilarité. 
Le  débat  est  non-seulement  public,  mais  il  est  contradictoire  : 
aussi  les  témoins  sont  appelés  un  à  un.  Ils  prêtent  serment  «  de 
parler  sans  haine  et  sans  crainte,  de  dire  toute  la  vérité,  l'ien  que 
la  vérité;  »  ce  serment  n'est  point  toujours  facile  à  obtenir  d'eux, 
car  ils  sont  en  général  tellement  ahuris,  qu'ils  ne  comprennent  rien 
aux  paroles  qu'on  leur  adresse.  Après  chaque  déposition,  l'accusé, 
interrogé,  est  libre  de  la  réfuter.  Les  témoins  disent-ils  toujours  la 
vérité?  On  doit  le  croire,  puisque  leur  serment  les  engage;  mais  les 
vieux  juges  expérimentés  ne  s'y  laissent  pas  prendre,  et  ils  savent 
qu'il  y  a  des  signes  extérieurs  qui  sont  souvent  un  indice  de  men- 
songe :  l'homme  bien  élevé  tousse,  l'homme  commun  fait  effort 
pour  cracher.   L'observation  est  moins   spécieuse  qu'elle  n'en  a 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'air;  j'ai  pu,  en  suivant  les  sessions  de  la  cour  d'assises,  le  con- 
stater plusieurs  fois.  Au  fur  et  à  mesure  des  dépositions  ou  selon 
les  besoins  de  l'interrogatoire,  on  montre  les  pièces  à  conviction, 
qui,  une  à  une,  sont  présentées  à  l'accusé,  à  qui  l'on  demande 
s'il  les  reconnaît.  On  voit  apparaître  alors  dans  leur  muette  élo- 
quence ces  témoins  terribles  qui,  mieux  que  tout  langage,  racontent 
les  péripéties  du  drame  :  nippes  sanglantes,  couteaux  rouilles, 
fioles  encore  à  demi  pleines  de  poison,  instrumens  de  crime,  vête- 
mens  de  malheureux  qu'on  a  jetés  violemment  dans  la  mort.  Lors- 
qu'on fit  voir  à  Philippe  la  robe  que  portait  sa  dernière  victime,  robe 
si  imprégnée  de  sang  qu'elle  en  était  raide,  la  salle  entière  jeta  un 
cri  d'épouvante.  11  est  un  témoin  qui  est  toujours  attendu  avec 
impatience  et  écouté  avec  un  soin  religieux,  c'est  le  médecin  lé- 
giste. Dans  bien  des  cas  d'empoisonnement  ou  de  meurtre  mal 
définis,  c'est  lui  qui  réellement  détermine  le  verdict  du  jury.  Il 
accomplit  là  une  mission  redoutable,  car  il  tient  dans  ses  mains  la 
vie  de  l'accusé  et  l'acte  même  de  la  justice.  Un  magistrat  doit  avoir 
une  somme  de  connaissances  générales  qui  lui  permettent  de  dé- 
mêler toutes  les  difficultés  spéciales  qu'il  peut  rencontrer;  mais  on 
ne  peut  exiger  de  lui  qu'il  fasse  des  expertises  chimiques  ou  des 
autopsies.  La  justice  délègue  donc  un  praticien  qui  devient  son 
auxiliaire,  dégage  la  vérité,  et  fournit  les  preuves  scientifiques  sur 
lesquelles  une  conviction  sérieuse  peut  s'établir. 

La  médecine  légale  doit  dater  du  temps  qui  a  vu  disparaître  les 
épreuves.  Ambroise  Paré  parle  «  des  rapports  en  justice,  »  et  anté- 
rieurement à  lui  on  retrouve  un  texte  du  là  septembre  1390  qui 
prouve  qu'à  cette  époque  «  le  cirurgien  juré  du  roy  »  constatait 
devant  les  juges  du  Châtelet  les  blessures  qu'il  avait  été  chargé 
d'examiner.  L'importance  d'une  telle  science  n'échappa  point  aux 
réformateurs  de  la  justice  française,  et  une  loi  de  frimaire  an  m 
institua  dans  toutes  les  facultés  une  chaire  de  médecine  légale.  Il 
n'y  a  qu'à  se  rappeler  les  noms  de  Devergie,  d'Adelon,  d'Orfila, 
de  Tardieu,  pour  comprendre  que  la  science  dans  ce  qu'elle  a  de 
plus  élevé  vient  en  aide  à  la  justice.  Lorsque  l'accusé  fait  faire 
pour  sa  part  une  contre-expertise,  lorsque  de  la  lutte  scientifique 
engagée  nulle  lumière  suffisante  n'a  pu  jaillir,  lorsqu'il  reste  des 
doutes  dans  l'âme  des  jurés,  on  appelle  pour  terminer  le  débat, 
comme  une  sorte  de  tiers-arbitre  destiné  à  résoudre  la  question, 
un  de  ces  hommes  éminens  dont  la  parole  seule  fait  foi,  et  qu'on 
nomme,  un  peu  prétentieusement,  les  princes  de  la  science.  C'est 
ainsi  que  dans  le  procès  Lafarge  Orfila  fut  mandé,  et  par  son  rap- 
port entraîna  la  condamnation.  Dans  l'aflaire  La  Pommeraye,  en 
présence  de  l'accusé  et  d'un  expert  choisi  par  lui,  qui  repoussaient 


LE    PALAIS    DE    JUSTICE    A    PARIS.  869 

à  outrance  les  conclusions  formelles  et  lumineuses  de  M.  Tardieu, 
on  invoqua  l'opinion  de  M.  Claude  Bernard;  elle  rassura  la  con- 
science du  jury,  et  les  circonstances  atténuantes  furent  écartées. 
Toutes  les  fois  qu'un  meurtre  est  commis,  le  procureur  impérial 
désigne  un  médecin  pour  faire  l'autopsie  du  cadavre,  retrouver  les 
traces  du  crime  et  déterminer  dans  quelles  circonstances  particu- 
lières il  a  été  commis.  Quelques  savans  sont  arrivés,  à  force  d'in- 
telligence et  d'observation,  à  une  perspicacité  vraiment  diabolique, 
et  ils  peuvent  si  bien  reconstruire  les  faits  dont  ils  n'ont  plus  sous 
les  yeux  qu'un  témoignage  inanimé,  que  des  accusés,  stupéfaits  de 
cette  sorte  de  double  vue,  ont  renoncé  au  mensonge  et  ont  fait  des 
aveux. 

Entre  une  heure  et  deux  heures  généralement,  l'audience  est 
suspendue  pendant  quelques  minutes  pour  que  le  jury  puisse  pren- 
dre un  peu  de  repos,  car  l'attention  finit  par  s'émou>ser  à  suivre 
les  mille  détails,  insignifrans  en  apparence,  à  travei"S  lesquels  la 
cause  se  développe.  L'accusé  est  emmené  dans  la  petite  geôle  an- 
nexée à  la  cour  d'assises;  les  juges  rentrent  dans  la  salle  du  con- 
seil, les  jurés  gravissent  le  haut  escalier  qui  mène  à  leur  apparte- 
ment, où  ils  trouvent  un  goûter  préparé  pour  eux  et  dont  ils  font 
les  frais.  La  salle,  si  calme  et  si  recueillie  tout  à  l'heure,  devient 
insupportablement  bruyante;  on  dirait  que  les  assistans,  comme 
des  écoliers  enfin  débarrassés  de  leur  maître,  se  vengent  du  respect 
qu'on  leur  a  imposé;  on  va,  on  vient,  on  parle  très  haut,  ou  remplit 
l'hémicycle,  on  touche  avec  une  certaine  bravade  aux  pièces  à  con- 
viction :  c'est  un  brouhaha  des  plus  irrévérencieux;  c'est  absolu- 
ment une  salle  de  théâtre  pendant  un  entr'acte;  j'y  ai  vu  vendre 
des  brioches  et  de  la  bière.  Un  coup  de  sonnette  abat  le  tumulte,  et 
l'audience  est  reprise. 

On  a  épuisé  la  liste  des  témoins,  toutes  les  confrontations  ont  été 
faites,  tous  les  replis  d'une  mauvaise  conscience  ont  été  mis  à  nu; 
la  parole  est  au  ministère  public;  un  grand  silence  se  fait,  et  l'on 
écoute.  L'avocat-général,  placé  tout  près  du  jury  et  le  dominant, 
s'est  levé  et  parle  au  nom  de  la  société  outragée.  11  raconte  le 
crime,  en  fait  ressortir  les  côtés  odieux,  groupe  les  preuves,  s'em- 
pare des  contradictions,  les  heurte  entre  elles  pour  en  faire  jaillir 
la  vérité,  et  soutient  l'accusation.  Plus  son  discours  est  simple  et 
dénué  de  fleurs  de  rhétorique,  plus  il  est  doux  dans  l'expression  et 
modéré  dans  la  forme,  plus  il  produit  d'effet.  Ceci  est  indiscutable. 
L'emportement,  l'emphase,  le  geste  théâtral,  ne  sont  point  de  mise 
dans  ces  questions  de  vie  et  de  mort;  il  faut  avant  tout  être  très 
clair,  très  sincère,  peu  dogmatique,  très  humain,  très  calme,  sinon 
on  s'expose  à  indispose^'  le  public  et  à  mécontenter  le  jury.  C'est  un 


870  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

admirable  instrument  que  le  jury;  mais  il  est  si  délicat  que  la.  plus 
légère  maladresse  peut  le  fausser.  11  suffit  de  vouloir  lui  souffler  la 
leçon  pour  qu'il  regimbe  et  fasse  diamétralement  le  contraire  de  ce 
qu'on  lui  demande  avec  trop  de  vivacité.  11  est  libre,  absolument 
libre,  il  ne  relève  que  de  sa  propre  conscience,  il  le  sait,  et  ne  veut 
sous  aucun  prétexte  avoir  l'air  de  céder  à  une  pression.  Bien  des 
acquittemens  sont  venus  de  ce  qu'on  avait  sans  mesure  cherché  à 
l'exciter  vers  un  verdict  trop  rigoureux,  et  la  violence  obsédante  de 
certains  avocats-généiaux  a  fait  acquitter  plus  de  coupables  que 
l'éloquence  de  tous  les  avocats  réunis.  Debout  et  invoquant  la  loi, 
l'avocat-général  est  à  ce  moment  armé  d'une  puissance  sans  limite, 
car  il  lui  suffit,  si  sa  conscience  l'y  convie,  d'abandonner  l'accusa- 
tion, pour  que  le  misérable  surveillé  par  les  gendarmes  et  assis  sur 
le  banc  d'infamie  soit  immédiatement  mis  en  liberté.  C'est  là  un 
des  plus  nobles  privilèges  de  cette  grande  fonction.  Quelques-uns 
de  ces  magistrats  ont  porté  l'amour  de  la  justice  plus  loin  qu'on  ne 
pourrait  l'imaginer;  on  a  gardé  très  vivant  au  Palais  le  souvenir 
d'avocats-généraux,  M.  Plougoulm,  M.  Glandaz,  qui,  se  trouvant  en 
face  d'un  avocat  dont  l'inexpérience  laissait  péricliter  la  défense  de 
l'accusé,  se  sont  levés  pour  répliquer,  et  ont  fait  valoir,  tout  en  re- 
quérant l'application  de  la  loi ,  les  Causes  qui  pouvaient  mériter  au 
coupable  l'indulgence  du  jury.  Pendant  que  le  ministère  public 
parie,  l'accusé,  abritant  presque  toujours  son  front  dans  sa  main, 
ne  le  quitte  pas  des  yeux;  il  est  manifestement  sous  le  poids  d'une 
obsession  des  plus  pénibles,  il  espère  que  tel  fait  ne  sera  pas  rap- 
pelé, que  tel  autre  passera  inaperçu  ;  son  anxiété  augmente  et  ne 
cesse  qu'avec  le  discours. 

C'est  le  tour  de  l'avocat.  En  cour  d'assises,  il  n'y  a  guère  de  mi- 
lieu, on  a  affaire  à  «  une  des  lumières  du  barreau  »  ou  à  un  débu- 
tant qui  a  été  désigné  d'office.  Je  ne  voudrais  point  paraître  faire 
des  paradoxes,  je  ne  les  aime  guère,  et  la  matière  n'y  prête  pas; 
mais  dans  les  causes  criminelles  je  préfère  le  débutant  à  l'avocat 
célèbre.  Savoir  qu'on  défend  un  sacripant  fieffé,  connaître  les  dé- 
tails du  crime  et  en  être  révolté,  avoir  plongé,  par  des  conversa- 
tions confidentielles,  au  fond  d'une  âme  où  grouillent  tous  les  vices, 
ne  chercher  dans  un  acquittement  improbable  qu'un  succès  ora- 
toire, un  accroissement  de  réputation,  affecter  tous  les  dehors  de 
la  conviction  la  plus  inébianlable,  ce  n'est  point  là  une  tâche  aisée, 
il  faut  en  convenir.  Aussi  qu'arrive-t-il  ?  Plusieurs,  et  parmi  les  plus 
renommés,  s'échauffent  à  froid  et  le  laissent  voir,  car  leur  situation 
même  les  domine.  Ils  ressemblent  alors  à  ces  acteuis  du  boulevard 
qui  enflent  leur  voix,  exagèrent  leurs  gestes,  sortent  de  toute  vérité, 
sans  parvenir  à  exprimer  des  sentimens  qu'ils  ne  ressentent  pas  et 


LE    PALAIS    DE    JUSTICE    A    PARIS.  871 

ne  comprennent  peut-être  pas  davantage.  On  peut  s'écrier  en  mon- 
trant un  parricide  de  trente  ans  :  —  Quoi  !  cette  jeune  tête  tom- 
berait sur  l'écliafaud  'i  Ah  !  tout  mon  cœur  se  révolte  à  cette  pensée! 
—  On  a  fait  preuve  d'une  éloquence  médiocre,  et  l'on  n'a  point  ému 
le  jury.  Aussi  les  grands  avocats,  réservant  leur  talent  pour  les 
causes  civiles  et  ne  parlant  en  cour  d'assises  que  dans  certaines  cir- 
constances tout  à  Tait  exceptionnelles,  dédaignent  ces  luttes  théâ- 
trales où  les  ressources  variées  de  leur  parole  sont  vaincues  par  le 
bon  sens  le  plus  vulgaire.  Il  est  un  homme  pourtant  qui,  dans  l'au- 
ditoire, ne  perd  pas  un  mot  de  ce  que  dit  l'avocat,  c'est  l'accusé. 
Son  visage  trahit  ses  émotions,  il  se  reprend  à  l'espérance,  et  sur 
ces  flots  d'éloquence  dont  il  est  le  prétexte,  il  voit  surnager  la 
barque  du  salut.  Chose  étrange,  si  dans  sa  plaidoirie  le  défenseur 
parle  des  premières  années  de  son  client,  de  l'époque  de  pureté  où, 
vivant  près  de  sa  famille,  l'idée  même  du  crime  lui  était  inconnue, 
il  est  sans  exemple  que  le  coupable,  fùt-il  trois  fois  meurtrier,  ne 
laisse  tomber  sa  tête  entre  ses  mains  et  n'éclate  en  larmes. 

Pendant  tout  le  temps  que  les  voix  de  l'accusation  et  de  la  dé- 
fense se  font  entendre,  chaque  juré,  immobile  comme  un  sphinx 
d'Egypte,  est  resté  impassible,  sentant  bien  souvent  sa  conviction 
fortifiée  par  les  tentatives  mêmes  qu'on  a  faites  pour  l'ébranler.  Le 
président  demande  à  l'accusé  s'il  a  quelque  chose  à  ajouter,  car  la 
dernière  parole  qui  doit  être  entendue  est  celle  de  l'homme  que  me- 
nace la  loi,  puis  il  clôt  les  débats  (1)  et  les  résume  en  s'adressant 
au  jury;  il  rappelle  les  charges  de  l'accusation,  les  moyens  de  dé- 
fense, et,  avant  de  le  convier  à  se  retirer  dans  la  salle  des  délibé- 
rations, il  l'adjure  de  songer  à  la  haute  mission  qui  lui  est  confiée 
et  de  la  remplir  avec  sincérité.  Le  jury  se  retire,  et  l'audience  est 
suspendue.  Il  est  tard,  les  lourds  lustres  qui  tombent  du  plafond 
sont  allumés,  l'atmosphère  est  chaude  et  énervante,  cela  sent  à  la 
fois  la  poussière  et  la  foule,  il  y  a  moins  d'animation  que  dans  le 
milieu  de  la  journée  :  on  comprend  que  la  fatigue  a  saisi  tout  le 
monde;  mais  la  curiosité  subsiste,  et  l'on  reste  pour  connaître  le 
dénoûment.  L'accusé  est  dans  sa  geôle,  et  généralement  il  éprouve 
une  sorte  de  mouvement  de  détente  qui  se  traduit  par  de  la  gaîté. 
Il  à  fini  de  jouer  son  rôle,  il  peut  ôter  le  masque  de  convention 
qu'il  a  gardé  si  longtemps;  c'est  pour  lui  presque  une  heure  d'ex- 

(1)  Lorsque  TafTaire  est  scandaleuse,  elle  est  jugée  à  huis  clos.  Aussitôt  après  la  lec- 
ture de  l'intitulé  de  l'acte  d'accusatioa,  l'avocat-général  requiert  qu'on  fasse  retirer  le 
public,  qui  ne  rentre  dans  la  salle  qu'au  moment  oîi  le  président  commence  son  ré- 
sumé. Lorsque  l'on  traverse  le  Palais  de  Justice,  il  est  facile  de  reconnaître  s'il  y  a  un 
huis  clos,  car  dans  ce  cas  l'escalier  qui  conduit  à  la  cour  d'assises  est  fermé  par  une 
barrière  volante. 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pansion,  il  cause  avec  ses  gardes  et  il  leur  fait  d'étranges  confi- 
dences, u  Je  n'aurais  jamais  cru,  répétait  Firon,  qu'on  pût  trou- 
ver tant  de  choses  à  dire  pour  ma  défense.  »  Parfois  un  coup  de 
sonnette  retentit.  C'est  le  jury  qui  mande  le  président  pour  lui 
adresser  quelque  question.  Tout  ce  qui  se  passe  dans  la  chambre 
des  délibérations  du  jury  doit  rester  secret.  Des  hommes  momen- 
tanément investis  d'une  puissance  souveraine,  représentant  à  la 
fois  la  conscience  du  pays  et  celle  de  la  justice,  discutent  entre 
eux  dans  la  forme  qui  leur  paraît  le  plus  convenable,  sans  autre 
responsabilité  que  la  plus  grave  de  toutes,  celle  qu'on  garde  tou- 
jours vis-à-vis  de  soi-même.  Ce  qu'ils  ont  dit,  nul  ne  doit  le  sa- 
voir, et  seule  leur  déclaration  collective  peut  être  connue.  Lors- 
qu'ils se  sont  mis  d'accord ,  que  les  réponses  aux  questions  posées 
par  le  président  ont  été  inscrites  et  signées  sur  une  feuille  qui  res- 
tera annexée  aux  pièces  du  procès,  le  jury  rentre,  la  cour  revient 
prendre  séance  immédiatement,  et  alors,  au  milieu  d'un  silence  sans 
pareil,  le  chef  du  jury  debout,  la  main  posée  sur  son  cœur,  dit  à 
haute  voix  :  «  Sur  mon  honneur  et  ma  conscience,  devant  Dieu  et 
devant  les  hommes,  la  déclaration  du  jury  est...  »  Cela  est  très  so- 
lennel, et  les  jurés  sont  parfois  fort  émus.  Un  acteur  populaire  à 
Paris,  où  il  jouait  depuis  plus  de  vingt  ans  sur  un  théâtre  très  à  la 
mode,  étant  chef  du  jury  (1),  fut  tellement  troublé  au  moment  de 
faire  connaître  publiquement  le  verdict  qu'il  ne  put  jamais  lire  la 
déclaration. 

On  fait  amener  l'accusé,  auquel  le  greffier  donne  lecture  du  verdict 
du  jury;  puis,  sur  le  réquisitoire  de  l'avocat-général  et  après  avoir 
demandé  à  l'avocat  s'il  a  quelque  chose  à  dire,  le  président  lit  les 
articles  du  code  pénal  prévoyant  le  crime  commis,  et  condamne 
l'accusé  à  la  peine  mentionnée  par  la  loi.  Si  l'accusé  est  déclare  non 
coupable,  il  est  acquitté;  tout  ce  qui  vient  de  se  passer  n'a  été  qu'un 
mauvais  rêve,  il  rentre  indemne  et  sans  flétrissure  au  sein  de  la 
société.  Si  le  crime  ne  tombe  pas  sous  le  coup  d'un  des  articles 
du  code,  l'accusé  est  simplement  absous.  La  cour  d'assises  juge 
sans  appel;  mais,  comme  il  peut  s'être  glissé  quelques  erreurs  de 
forme  dans  la  procédure,  le  président  prévient  le  condamné  qu'il  a 
trois  jours  pour  se  pourvoir  en  cassation.  Les  gendarmes  emmènent 
celui-ci,  qui  descend  l'escalier  en  vrille  où  le  bruit  des  pas  retentit 
lugubrement,  et  il  reprend  sa  place  dans  une  cellule  de  la  Concier- 
gerie. Si  criminel  que  soit  un  homme,  l'idée  de  justice  est  très  vi- 
vante en  lui  lorsqu'il  s'agit  de  son  propre  intérêt.  On  avait  jugé  en 

(1)  Le  chef  du  jury  es,t  le  juré  dont  le  nom  sort  le  premier  de  l'urne  lors  du  tirage 
fait  par  le  président  de  la  cour  d'assises  dans  la  chambre  du  conseil. 


LE    PALAIS   DE   JUSTICE    A   PARIS.  873 

même  temps  que  Firon  un  nommé  Rezet,  à  qui  il  avait  confié  un 
coffret  renfermant  des  billets  de  banque  volés.  Rezet,  sachant  que 
son  ami  était  arrêté,  brisa  la  boîte  et  mena  joyeuse  vie  avec  l'argent 
qu'elle  contenait.  Accusé  de  complicité  par  recel,  sans  qu'il  fût  ques- 
tion de  violation  de  dépôt.  Rezet  fut  acquitté.  Le  premier  mouvement 
de  Firon  arrivé  dans  son  cachot,  au  moment  où  l'on  allait  le  revêtir 
de  la  camisole  de  force,  fut  de  la  colère.  «  J'ai  mérité  mon  sort, 
dit-il;  mais  qu'est-ce  donc  qu'un  jury  pareil?  Est-ce  que  Rezet  ne 
m'a  pas  volé,  moi?  Pourquoi  donc  ne  l'a-t-on  pas  condamné?  » 

11  est  certaines  villes  privilégiées  où  parfois  la  cour  d'assises  ne 
siège  pas,  car  nulle  affaire  n'est  inscrite  au  rôle  de  la  session.  Il 
n'en  est  point  de  même  à  Paris,  où  le  crime  est  toujours  sur  pied. 
En  1868,  la  cour  d'assises  de  la  Seine  a  jugé  ii89  affaires  qui  con- 
cernaient 657  accusés,  dont  534  hommes  et  123  femmes;  IZjS  ont 
été  acquittés  et  504  ont  été  atteints  par  des  condamnations,  ih  ont 
entendu  prononcer  contre  eux  la  peine  des  travaux  forcés  à  perpé- 
tuité ou  celle  de  la  réclusion  perpétuelle;  les  autres,  selon  la  gra- 
vité des  crimes  qu'ils  avaient  à  se  reprocher,  ont  eu  à  se  partager 
873  années  de  travaux  forcés,  636  années  de  réclusion  et  908  an- 
nées d'emprisonnement  :  total,  2,417  années  de  prison;  nul  accusé 
n'a  été  frappé  de  la  peine  capitale.  On  peut  voir  avec  quel  soin  et 
quelle  science  les  débats  sont  conduits;  sur  489  affaires,  100  ont 
donné  lieu  à  un  pourvoi  devant  la  cour  de  cassation,  qui  en  a  re- 
jeté 99.  Ainsi  une  seule  décision  a  été  cassée  pour  vice  de  formes. 


lY. 


Pour  que  cette  étude  soit  complète,  il  me  reste  à  parler  sommai- 
rement de  la  Conciergerie  et  des  dépôts  des  greffes  du  tribunal  de 
première  instance  et  de  la  cour  impériale.  La  Conciergerie,  la  plus 
vieille  prison  de  Paris,  celle  qui  avec  ses  trois  tours  saillant  sur  la 
façade  a  encore  une  haute  mine  féodale,  s'appelle  la  maison  de  jus- 
tice, car  c'est  là  qu'on  enferme  les  accusés  avant  qu'ils  ne  compa- 
raissent en  cour  d'assises,  et  les  condamnés  avant  qu'ils  n'aient 
signé  leur  pourvoi  en  cassation.  L'ancienne  salle  des  gardes,  où  l'on 
pénètre  d'abord  en  franchissant  deux  fortes  grilles  et  en  descendant 
quelques  marches,  est  extrêmement  belle;  d'architecture  ogivale, 
soutenue  par  de  fortes  colonnes  sur  le  chapiteau  de  l'une  desquelles 
on  peut  voir  le  plus  sérieux  épisode  de  l'histoire  d'Héloïse  et  d'Abei- 
lard,  très  vaste  dans  ses  dimensions,  elle  a  grand  air,  et  rappelle  à 
la  mémoire  les  vieux  contes  de  chevalerie,  La  prison  en  elle-même 
est  assez  exiguë,  car  elle  ne  contient  que  76  cellules,  qui  en  temps 


874  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

normal  suffisent  au  service;  elles  ont,  pendant  l'année  1868,  abrité 
les  détenus  qui  étaient  attendus  à  la  cour  d'assises,  ou  avaient  inter- 
jeté appel  à  la  suite  d'une  condamnation  correctionnelle.  La  partie 
de  la  piison  réservée  aux  besoins  de  la  cour  impériale  se  nomme  la 
Conciergerie  neuve,  parce  qu'elle  a  été  reconstruite  en  partie  et 
aménagée  selon  le  nouveau  système  pénitentiaire.  La  vieille  Con- 
ciergerie a  des  souvenirs  qui  ont  leur  importance  dans  l'histoire  : 
là  est  le  cachot  où  fut  enfermée  Marie-Antoinette,  celui  qui  vit  passer 
Danton,  le  caveau  où  Robespierre  blessé  fut  déposé,  la  salle  où  les 
accusés  attendaient  l'heure  de  monter  au  tribunal  révolutionnaire; 
cette  dernière  salle  sert  de  chapelle  aux  prévenus;  le  cachot  de  Ma- 
rie-Antoinette est  orné  de  peintures  et  d'inscriptions  commémora- 
tives.  Les  bâtimens  qui  l'avoisinent  sont  destinés  à  disparaître 
bientôt  pour  faire  place  à  des  constructions  plus  amples  et  mieux 
appropriées;  mais  la  cellule  où  fut  enfermée  la  reine  de  France  sera 
religieusement  conservée.  C'est  là  une  erreur;  à  quoi  bon  perpétuer 
de  telles  reliques,  à  quoi  bon  rappeler  toujours  aune  nation  les 
fautes  qu'on  lui  reproche,  et  ne  pas  rejeter  au  néant  ces  souvenirs 
lugubres,  inutiles  témoignages  de  haines  aujourd'hui  oubliées? 

Un  autre  corps  de  logis  passablement  lézardé  et  sentant  le  vieux 
est  appelé  le  quariier  des  rochers.  11  ett  destiné  à  recevoir  les 
personnes  qui,  par  jugement  du  tribunal  de  simple  police,  ont  un 
ou  deux  jours  de  prison  à  faire  :  comme  les  cochers  sont  plus  que 
personne  ex^îosés  à  ces  condamnations  insignifiantes,  ils  ont  donné 
leur  nom  au  préau  et  aux  bâtimens  où  ils  viennent  purger  leur 
peine.  C'est  là  aussi  que  se  trouve  rinfirmerie,  chambre  carrée 
chaullée  par  un  poêle  de  faïence,  et  qui  ne  mériterait  guère  qu'on 
en  parlât,  si,  du  12  août  au  26  septembre  1840,  elle  n'avait  eu  pour 
hôte  le  prince  Louis-Napoléon,  pendant  que  la  cour  des  pairs  instrui- 
sait le  procès  de  Boulogne.  Le  mouvement  des  prisonniers  à  la  Con- 
ciergerie est  assez  considérable,  car  en  1868  il  a  été  de  5,289  en- 
trées et  de  5,287  sorties.  Au  31  décembre,  la  prison  renfermait 
91  détenus.  Si  quelques  condamnés  obtiennent  de  faire  leur  temps 
dans  la  maison  de  justice,  c'est  par  faveur  exceptionnelle  et  seu- 
lement dans  le  cas  où  ils  ne  sont  frappés  que  d'une  peine  légère. 
Le  service  des  détenus  entre  la  prison  et  le  Palais  de  Justice  est 
conlié  aux  gardes  de  Paris  et  à  la  gendarmerie  de  la  Seine.  La  sur- 
veillance est  assez  bien  faite  pour  qu'on  n'ait  relevé  aucune  évasion 
depuis  plusieurs  années. 

C'est  dans  la  Conciergerie  que  la  justice  garde  les  accusés,  c'est 
dans  le  dépôt  et  les  archives  des  greffes  qu'elle  conserve  les  objets 
saisis  et  les  pièces  des  procès.  Le  tribunal  de  première  instance  et 
Ja  cour  impériale  ont  des  greffes  séparés,  mais  dont  l'aspect  est 


LE    PALAIS    DE   JUSTICE    A   PARIS.  875 

presque  semblable,  et  qui  n'ont  entre  eux  que  des  difTérences  de 
détails.  Dans  les  dépôts  sont  placés,  étiquetés,  tous  les  objets  saisis 
chez  les  criminels  ou  qui  ont  servi  de  pièces  à  conviction;  il  y  a  là 
une  collection  curieuse  de  monseigneurs ,  de  pinces,  d'instrumens 
de  toute  sorte  propres  aux  effractions;  les  outils  de  l'assassinat  y 
sont  en  grand  nombre,  couteaux,  pistolets  et  gourdins;  les  fausses 
clés  y  sont  en  quantité  suffisante  pour  ouvrir  les  serrures  de  tout 
Paris.  Tous  les  cinq  ou  six  mois,  les  greffiers  livrent  les  objets  non 
réclamés  au  domaine,  qui  lestait  vendi'e  à  sonprolit.  Par  suite  d'une 
erreur,  on  était  resté  quelques  années  au  greffe  de  première  in- 
stance sans  faire  la  remise  réglementaire,  et  l'on  trouva  plus  de 
1,500  kilogrammes  de  fausses  clés  accumulées  dans  un  coin.  Les 
objets  appartenant  à  des  personnes  absentes  ou  contumaces  sont 
gardés  pendant  dix  ant»,  et  j'ai  aperçu  là,  rangés  avec  soin,  dans 
un  casier  numéroté,  les  livres  de  correspondance  saisis,  il  y  a  long- 
temps déjà,  chez  le  directeur  d'une  agence  matrimoniale;  toutes 
ces  paperasses  ficelées  et  scellées  contiennent  bien  des  romans.  Par- 
fois, en  se  promenant  dans  ces  longues  galeries  qui  occupent  les 
combles  du  palais,  on  aperçoit  sous  la  poussière  et  les  toiles  d'arai- 
gnées quelque  maisonnette  de  bois  blanc  qui  ressemble  à  un  joujou; 
on  s'approche,  on  regarde,  et  l'on  reconnaît  le  n.odèle  d'une  mai- 
son où  un  assassinat  célèbre  a  été  commis.  Le  fac-similé  minuscule 
de  la  maison  de  Donon-Gadot  est  encore  au  greffe  de  la  cour  impé- 
riale. La  garde  de  toutes  ces  impures  défroques  exige  une  compta- 
bilité des  plus  étendues  ;  quant  à  la  surveillance,  elle  est  confiée  à 
des  chats. 

Les  archives  sont  d'un  aspect  triste  et  terne  :  des  dossiers,  des 
dossiers  et  encore  des  dossiers;  du  panier  gris  servant  d'enveloppe 
à  des  papiers  blancs  couverts  d'écriture,  et  ainsi  dans  des  salles 
qui  se  succèdent  les  unes  aux  autres,  sans  caractère  spécial,  avec 
une  monotonie  que  rien  ne  rompt.  Au  greffe  du  tribunal  de  pre- 
mière instance,  on  pourrai?  croire  que  Petit-Jean  a  déposé  le  gros 
sac  de  procès  qu'il  traîne  en  paraissant  sur  le  théâtre;  vieilles  pro- 
cédures aux  formes  mystérieuses  et  compliquées  qui  dorment  là 
dans  leur  vêtement  de  grosse  toile,  et  que  nul  doigt  de  procureur 
ne  feuillettera  plus.  Quelques-uns  de  ces  sacs,  bourrés  jusqu'à  l'ou- 
verture, sont  plus  amples  que  ceux  où  les  paysans  enferment  le 
blé;  d'autres,  fort  modestes,  ressemblent  à  des  sacs  de  500  francs. 
Près  de  ces  débris  d'un  autre  âge,  j'aperçus  une  lourde  liasse  iso- 
lée sur  laquelle  je  pus  lire  liste  générale  des  émigrés.  Le  greffe 
de  la  cour  impériale  est  riche  en  causes  criminelles.  Il  exisle  là, 
dans  ces  vastes  greniers,  au  milieu  de  ces  monceaux  de  paperasses 
rangées  avec  un  ordre  minutieux,  des  richesses  historiques  sans  prix, 


876  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

auxquelles  nul  ne  peut  toucher,  car  les  recherches  sont  sévèrement 
interdites  aux  greffes  du  Palais.  Bien  des  énigmes  ont  là  leur  so- 
lution perdue  dans  le  fatras  des  dossiers;  bien  des  pièces  autogra- 
phes et  curieuses  sont  annexées  aux  mémoires  à  consulter;  bien 
des  lettres  de  hauts  personnages  sont  mêlées  aux  requêtes  gros- 
soyées.  Est-ce  que  tout  cela  restera  éternellement  enfoui  dans  les 
combles  du  Palais  de  Justice,  et  les  archives  de  l'empire  ne  de- 
vraient-elles pas  rendre  à  l'étude  et  mettre  en  circulation  tant  de 
documens  inédits,  inconnus  et  intéressans? 

J'ai  essayé  de  raconter  les  rapports  qui  existent  entre  la  justice 
et  les  coupables,  limitant  mon  étude  à  la  cour  d'assises,  afin  de 
mieux  me>urer  la  profondeur  de  l'abîme  que  la  loi  a  franchi  depuis 
la  révolution  française.  Aujourd'hui,  grâce  à  des  formes  très  lentes, 
—  Tliémis  est  boiteuse,  disaient  les  anciens,  —  grâce  à  de  minu- 
tieuses prescriptions,  grâce  aux  garanties  qui  à  l'audience  entou- 
rent l'accusé,  grâce  au  fonctionnement  régulier  et  obligatoire  du 
jury,  grâce  à  la  probité  des  magistrats  et  aux  progrès  incessans  de 
la  médecine  légale,  la  justice  offre  chez  nous  toutes  les  conditions 
de  sécurité  désirables.  Est-ce  à  dire  pour  cela  qu'on  ne  commette 
point  d'erreurs  judiciaires?  Non  pas.  Des  exemples  restés  dans 
toutes  les  mémoires  prouvent  que  les  magistrats  et  les  jurés  sont 
des  hommes,  et  que,  malgré  la  ferme  volonté  de  bien  faire,  il  est 
dans  la  nature  humaine  de  se  tromper;  mais  on  peut  affirmer  que 
le  nombre  de  ces  erreurs,  déjà  peu  fréquentes,  tend  chaque  jour  à 
se  restreindre  encore.  L'ensemble  de  nos  lois  pénales  et  d'instruc- 
tion criminelle  est  bon;  ce  serait  exagérer  que  de  le  déclarer  par- 
fait. Nos  codes  seront  améliorés,  il  n'en  faut  point  douter;  on  en  a 
déjà  arraché  les  feuillets  où  étaient  inscrits  les  sinistres  articles  de 
la  marque  et  de  l'exposition  publique;  d'autres  peines  trop  violentes 
et  disproportionnées  iront  rejoindre  le  fer  rouge  et  le  carcan.  Toute 
génération  doit  travailler  à  donner  de  la  justice  une  idée  plus  haute 
et  plus  abstraite,  à  prouver  que  la  modération  des  châtimens  amène 
l'adoucissement  des  mœurs,  et  à  faire  triompher  ces  nobles  prin- 
cipes d'équité  qui  sont  la  gloire  d'une  nation;  espérons  que  la  nôtre 
ne  faillira  point  à  ce  grand  devoir. 

Maxime  Du  Camp. 


SAINT    PAUL 


ET 


LA    FONDATION   DU   CHRISTIANISME 


Saint  Paul,   par  M.  Ernest  Renan,    1  yoi.  in-S",  1869. 


Le  lendemain  de  la  mort  de  Jésus,  ni  le  gouvernement  de  Tibère, 
ni  la  police  satisfaite  des  Juifs,  ni  la  foi  quelque  peu  troublée  des 
compagnons  de  l'humble  victime,  ne  se  doutaient  qu'une  religion 
nouvelle  était  née.  Le  christianisme  semblait  sortir  de  terre  quand 
Néron  le  frappa  l'an  6h.  Depuis  près  de  trente  ans,  comme  ces 
fleuves  que  le  sable  boit  près  de  la  source  et  qui  coulent  sans  bruit 
sous  le  sol,  il  vivait  sourdement,  et  dans  son  progrès  continu  éten- 
dait de  toutes  parts  ses  mille  bras.  Les  historiens  contemporains 
n'ont  pas  connu  les  insaisissables  mouvemensqui  agitaient  les  cou- 
ches inférieures  de  la  société  ou  ont  dédaigné  d'en  fixer  la  trace. 
C'est  l'honneur  de  notre  siècle  d'avoir  découvert  qu'il  y  a  plus  de 
poésie,  plus  de  grandeur  et  de  véritable  intérêt  dans  l'histoire  des 
idées  et  des  croyances  que  dans  celle  des  expéditions  militaires,  et 
que  la  civilisation  a  plus  gagné  aux  grandes  et  pacifiques  effusions 
d'idées  qu'aux  chocs  des  peuples  et  aux  duels  des  conquérans. 

En  mourant,  Jésus  laissait  après  lui  une  petite  famille  d'amis  et 
de  disciples  fidèles.  De  tous,  on  pouvait  dire  qu'ils  s'étaient  moins 
donnés  à  une  doctrine  qu'à  un  maître.  Après  qu'ils  l'eurent  perdu, 
les  uns  allèrent  ensevelir  en  Galilée  le  souvenir  de  ce  temps  déli- 
cieux pendant  lequel  ils  avaient  vécu  comme  dans  un  rêve,  près  de 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


lui,  tout  en  lui,  et  vieillirent  doucement  dans  l'attente  du  retour 
prochain  du  Seigneur,  Les  autres  installèrent  à  Jérusalem,  auprès 
du  temple,  dont  aucun  n'était  encore  détaché,  une  petite  société 
dont  le  seul  dogme  était  la  foi  en  Jésus  le  Messie,  qu'ils  avaient  vu 
en  sa  chair  et  qu'ils  espéraient  revoir  en  sa  gloire,  —  le  seul  signe 
d'initiation  le  baptême,  —  le  seul  rite  de  fraternels  et  simples  ban- 
quets de  commémoration.  Les  seules  pratiques  disiinctives  étaient 
le  culte  de  la  pauvreté  en  commun,  le  sacrifice  de  ses  biens  et 
de  sa  personne  pour  le  soulagement  des  misérables.  Les  premières 
recrues  furent  quelques  Juifs  pieux  ou  des  pî^osélyfcs,  petit  monde 
aux  yeux  des  orthodoxes  de  vieille  race. 

L'esprit  de  Jésus  était  là;  mais  y  pouvait-on  voir  le  christianisme? 
11  était  bien  sans  doute  que  quelques  hommes,  unis  au  nom  d'une 
sainte  mémoire,  donnassent  l'exemple  de  la  pauvreté  volontaire,  de 
l'abnégation,  et  ouvrissent  à  tous  les  malheureux  les  consolations 
fécondes  de  la  vie  intérieure:  mais  une  pareille  association  semblait 
encore  avoir  peu  d'avenir.  Les  circonstances  et  chez  quelques-uns 
des  disciples  du  lendemain  une  hardiesse  inconnue  aux  disciples  de 
la  veille  élargirent  et  transformèrent  la  communauté. 

Les  chefs  de  l'orthodoxie  juive,  jaloux  à  l'excès  de  l'unité,  très 
défians  à  l'endroit  des  mouvemens  et  des  prédications  populaires, 
prirent  l'alarme  et  employèrent  les  voies  de  rigueur.  Pierre  et  Jean 
furent  mis  en  prison,  battus  de  verges,  cruellement  menacés,  s'ils 
ne  restaient  en  repos.  Etienne  fut  lapidé.  C'est  la  première  ren- 
contre du  christianisme  avec  le  pouvoir  et  la  première  persécu- 
tion. Il  convient  de  remarquer  qu'elle  n'est  pas  à  la  charge  de 
Rome.  Les  violences  dispersèrent  la  secte  nouvelle  sans  étoulfer  ni 
la  foi  ni  l'ardeur  de  ses  membres.  On  porta  l'Évangile  en  Samarie,, 
C'était  montrer  qu'on  faisait  bon  marché  des  haines  séculaires 
d'Israël.  L'action  individuelle,  plus  vive  et  surtout  plus  libre,  rem- 
plaça l'action  commune.  Pendant  que  les  apôtres,  obéissant,  suiv«-nt 
une  tradition,  à  la  parole  du  maître,  restaient  à  Jérusalem,  quelque 
peu  entravés  sans  doute  parla  surveillance  des  autorités  religieuses, 
de  simples  fidèles,  soustraits  par  la  force  des  choses  à  la  direction 
des  douze  et  ne  prenant  conseil  que  de  leur  fài,  couraient  les  pro- 
vinces voisines,  poussaient  jusqu'en  Syrie,  recrutant  çà  et  là  des 
adhérens  à  la  doctrine  de  Jésus. 

Parmi  ces  ouvriers  de  bonne  volonté  et  ces  intrépides  voyageurs 
qui  travaillèrent  si  puissamment  à  jeter  l'a  semence  chrétienne  dans 
le  monde,  Paul  d'e  Tarse  lient  une  place  à  part.  On  l'appelle  l'a- 
pôtre des  gentils.  S'il  n'a  pas  fait  le  chrirstianisrae ,  il  a  fondé,  il 
a  commence  la  société  chrétienne.  Comparé  aux  douze,  il  semble 
avoir  peu  d'autorité.  Il  n'a  pas  connu  Jésus,  il  n'a  pas  entendu  sa 
parole.  Cette  infériorité,  il  la  compense  par  une  ardeur  de  prose- 


L  OEUVRE    DE    SAINT    PAUL.  5/9 

lytisme  extraordinaire,  par  un  clvAvoûrnent  sans  bornes  à  la  cause 
qu'il  a  embrassée,  par  une  intelligence  de  la  doctrine  nouvelle  et 
une  largeur  de  vues  merveilleuses,  par  l'union  en  sa  personne  de 
l'âme  du  prophète  et  du  bon  sens  du  moraliste,  par  un  esprit  d'eiïu- 
sion  et  de  hardiesse  sans  lequel  il  est  peut-être  permis  de  dire 
que  la  foi  nouvelle  n'eût  pas  dépassé  l'étroite  enceinte  des  syna- 
gogues. Auprès  des  disciples  galiléens,  Paul  est  un  lettré.  Il  est  né 
dans  un  centre  de  culture  très  raffinée.  11  a  été  nourii  dans  l'étud 
de  la  loi  à  l'école  d'un  des  maîtres  les  plus  illustres  du  temps,  et  les 
exercices  ai'ides  de  la  scolastique  pharisienne  n'ont  jDas  éteint  le  feu 
dont  son  âme  est  faite.  11  était  à  Jérusalem  lorsiju'eut  lieu  l'exécu- 
tion d'Etienne,  et  alors  il  se  signala  par  sa  violence.  Son  zèle  contre 
les  sectaires  allait  au  point  qu'il  sollicita  du  sanhédrin  une  com- 
mission d'inquisiteur  h  Damas.  C'est  en  se  rendant  dans  cette  ville 
qu'il  reçut  le  coup  de  foudre,  fut  illuminé,  et  embrassa  la  foi  qu'il 
allait  combattre,  il  sera  désormais  le  plus  ardent  des  mission- 
naires, le  plus  libre  et  en  même  temps  le  plus  impérieux  interprète 
de  l'Evangile. 

M.  Renan,  dans  ses  Apôtres,  nous  a  raconté  la  conversion  de 
Paul  et  les  premiers  temps  qui  suivirent.  C'est  la  partie  la  plus 
obscure  de  sa  vie.  On  sait  qu'il  demeura  trois  années  dans  le  Hau- 
ran,  fit  une  apparition  de  quelques  jours  à  Jérusalem,  séjourna  en 
Cilicie,  et  pendant  un  an  ou  deux  en  Syrie  et  à  Antioche.  On  n'a 
pas  oublié  la  forte  et  vivante  peinture  que  M.  Renan  a  faite  de  cette 
ville,  dont  le  rôle  est  capital  à  l'âge  apostolique.  Jérusalem,  qui 
a  vu  mourir  Jésus  et  garde  son  tombeau  vide,  restera  pour  les 
fidèles  jusqu'aux  environs  de  l'an  70  la  ville  sainte,  l'église-mère  et 
comme  le  siège  vénéré  de  l'amphictyonie  chrétienne.  Antioche, 
grande  ville  populeuse,  mêlée,  sans  patriotisme  ni  noblesse,  avec 
ses  Asiatiques  corrompus  et  superstitieux,  ses  Grecs  de  tout  métier, 
ses  Juifs  tolérans,  amis  des  étrangers,  moins  étroitement  liés  par 
les  traditions  et  les  scrupules  nationaux  que  ceux  de  Palestine,  de- 
vient le  foyer  du  christianisme  actif,  mililant  et  cosmopolite.  Quel 
moment  fut  plus  propice?  La  civilisation  et  la  conquête  ont  fait 
leur  œuvre.  La  philosophie,  sans  avoir  pénétré  les  âmes,  les  a  pré- 
parées. Les  institutions  locales  sont  partout  énervées,  les  mœurs 
adoucies  jusqu'à  l'amollissement,  la  confusion  religieuse  extrême,  le 
goût  des  croyances  et  des  pratiques  orientales  universel,  la  tolé- 
rance des  pouvoirs  publics  en  matière  religieuse  fort  large.  La  paix 
et  l'unité  romaine  fraient  la  voie  à  une  vaste  propagande.  Les  Juifs, 
qui  ont  des  synagogues  ou  des  oratoires  dans  la  plupart  des  villes 
de  l'empire,  et  dont  le  prosélytisme  discret  a  déjà  entamé  la  so- 
ciété païenne,  offrent  aux  porteurs  de  l'Évangile  des  points  d'at- 
taque pour  l'invasion  et  la  conquête  pacifique  du  monde,  et  en 


880  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  temps,  parmi  leurs  disciples  répandus  en  tous  lieux,  un  ter- 
rain tout  prêt  et  comme  des  chréliens  presque  ébauchés. 

A  ce  moment,  saint  Paul  entre  dans  le  plein  jour  de  l'histoire.  Le 
nouvel  ouvrage  de  M.  Ernest  Renan  le  prend  au  moment  où  il  com- 
mence avec  deux  compagnons  son  premier  voyage  apostolique,  et 
le  conduit  jusqu'au  milieu  de  l'an  61,  époque  où  il  arrive  à  Rome 
prisonnier  et  appelant  au  tribunal  de  césar.  Dans  l'histoire  entière 
du  christianisme,  ces  seize  années  (/i5-61)  sont  celles  qui  comptent 
le  plus,  et  qui  furent  les  plus  décisives.  Elles  ont  consacré  l'œuvre 
de  Jésus.  Ce  sont  aussi  dans  l'histoire  des  origines  chrétiennes  les 
années  les  mieux  connues.  Saint  Paul  les  remplit,  et  leur  histoire, 
c'est  sa  propre  histoire.  Les  deux  bouts  de  la  carrière  de  Paul  sont 
plongés  dans  l'obscurité.  Nous  ne  savons  rien  de  lui  jusqu'à  l'an- 
née de  sa  conversion;  nous  en  sommes  réduits  à  quelques  vagues 
indications  pour  les  temps  qui  suivent  jusqu'à  sa  première  mission. 
De  même,  à  partir  de  son  arrivée  à  Rome,  il  semble  se  perdre 
et  disparaître  dans  la  confusion  de  la  grande  cité.  La  chronolo- 
gie permet  seulement  de  le  suivre  jusqu'aux  approches  de  la  san- 
glante tragédie  de  l'an  64.  S'il  fat  donc  jamais  légitime  de  dési- 
gner par  un  nom  propre  une  période  historique,  celle  que  parcourt 
M.  Ernest  Renan  dans  son  récent  ouvrage,  petite  par  la  durée,  plus 
pleine  que  bien  des  siècles  si  l'on  pèse  les  événemens,  est  juste- 
ment nommée  par  le  grand  nom  qui  sert  de  titre  au  troisième  vo- 
lume des  Origines  du  Christianisme.  La  pensée  chrétienne  compte 
à  ce  moment  de  nombreux  interprètes,  bien  que  nous  n'en  connais- 
sions que  quelques-uns.  Chaque  disciple  est  un  instrument  de  pro- 
pagande, et  les  plus  passifs  même  sont  comme  des  échos  qui  ren- 
voient en  tous  les  sens  la  parole  reçue.  Chaque  fidèle  porte  partout 
avec  lui  la  contagion  de  sa  foi.  Qui  le  premier  prononça  le  nom 
du  Christ  à  Chypre,  à  Ântioche,  à  Éphèse,  à  Corinthe,  et  en  Italie  à 
Pouzzoles  et  à  Rome?  Ce  ne  fut  ni  saint  Pierre  ni  saint  Paul,  entre 
lesquels  la  tradition  partage  si  injustement  l'honneur  d'avoir  con- 
quis le  monde  à  l'Évangile,  ce  fut  quelque  humble  disciple  sans 
nom  pour  ses  contemporains  comme  pour  nous,  quelque  obscur 
artisan  comme  cet  Aqiiila  que  Paul  trouve  à  Corinthe  quand  il  y  met 
le  pied  pour  la  première  fois.  Tout  enthousiasme  est  communicatif. 
Aux  époques  de  fermentation  et  d'éclosion  religieuse,  la  propagande 
est  partout.  La  foi  vraie  brûle  de  se  répandre.  Le  cœur  déborde,  les 
lèvres  s'ouvrent  d'elles-mêmes.  L'esprit  souffle  sur  Lss  petits  comme 
sur  les  grands,  égale  presque  la  bonne  volonté  au  génie,  inspire  à 
tous  les  paroles  persuasives  et  transforme  les  femmes  les  plus  ti- 
mides en  missionnaires.  On  sait  quels  phénomènes  d'exaltation  et 
de  délire  sacré  se  produisaient  dans  les  premières  réunions  des 
fidèles.  La  prophétie  surabondait.  Les  transports  extatiques  arra- 


l'oeuvre    de    saint    PAUL.  881 

chaient  aux  âmes  des  paroles  indistinctes,  des  soupirs,  des  cris, 
des  sanglots.  Une  sorte  de  folie  divine  courait  sur  l'assemblée.  On 
se  serait  cru  au  milieu  de  gens  ivres  ou  de  popsédés.  C'est  ce  qu'on 
a  appelé  la  descente  de  l'Esprit  et  le  don  des  langues.  Ces  crises 
nerveuses,  qui  se  manifestèrent  pour  la  première  fois  dans  une 
chambre  haute  de  Jérusalem,  quelques  semaines  après  la  mort  de 
Jésus,  et  qui  étaient  fréquentes  encore  au  temps  de  saint  Paul,  nous 
permettent  de  juger  de  l'état  des  âmes  et  de  l'extraordinaire  besoin 
d'épanchement  qui  les  devait  posséder.  On  peut  comprendre  par  là 
que  la  foi  chrétienne  compta  au  commencement  autant  d'initia- 
teurs que  de  disciples.  Paul  cependant  brille  entre  tous.  A[)rès  le 
divin  fondateur,  qui  est  hors  de  pair,  nul  ne  contribua  autant  que 
lui  à  la  diffusion  et  à  l'établissement  de  l'œuvre  nouvelle;  nul  ne 
la  conçut  aussi  plus  largement. 

1. 

Le  Saint  Paul  de  M.  Ernest  Renan  est  un  livre  dont  plusieurs 
détails  pourront  être  contestés,  mais  dont  la  forte  construction  ne 
sera  pas  ébranlée.  L'impression  générale  qu'on  recueille  de  ce  re- 
marquable ouvrage  est  la  satisfaction  de  trouver,  au  lieu  de  froides 
abstractions,  le  sentiment  de  la  réalité  et  de  la  vie.  Tout  y  est 
animé,  la  nature  et  les  personnes.  Les  descriptions  de  lieux,  quand 
l'auteur  s'arrête  à  les  esquisser,  prennent  sous  sa  plume  un  charme 
et  un  relief  étonnans.  On  y  devine  l'émotion  née  du  spectacle  et 
du  contact  des  choses.  On  sent  que  M.  Pienan  est  allé  chercher  dans 
les  pays  mêmes  où  Paul  a  vécu  les  traces  de  ses  pas.  Le  temps  et 
plus  encore  les  révolutions  politiques  ont  tout  changé  dans  ces  lieux 
qui  furent  le  berceau  de  la  civilisation  et  de  la  foi  modernes.  En 
plus  d'un  endroit,  les  ruines  mêmes  des  cités  antiques  ont  péri. 
L'inviolable  nature  a  seule  gardé  sa  jeunesse,  et  à  qui  sait  la  voir 
et  Pentendre  comme  M.  Renan,  elle  fournit  des  traits  d'un  grand 
prix;  mais  ce  n'est  là  que  le  cadre  du  tableau.  On  a  un  plaisir  plus 
vif  encore  à  y  voir  agir  des  personnages  animés  d'une  vraie  vie 
humaine.  Les  acteurs  que  M.  Renan  met  en  scène,  plus  grands  ou 
meilleurs  que  nous,  sont  cependant  nos  semblables.  Chacun  a  son 
caractère,  sa  physionomie,  ses  passions  et  ses  préjugés.  Les  que- 
relles, les  aigres  disputes,  les  intrigues,  ont  place  parmi  ces  hommes, 
excellens  sans  doute  et  pleinement  désintéressés,  mais  dont  l'intel- 
ligence et  les  vues  n'ont  pas  même  largeur,  et  qui  ne  comprennent 
pas  de  la  même  manière  la  doctrine  dont  ils  sont  les  gardiens  et  les 
hérauts.  Le  Jésus  de  M.  Renan  paraissait  à  plusieurs  suspendu  entre 
ciel  et  terre.  Il  semblait  qu'au  point  de  vue  de  l'histoire,  qui  ne 

TOME  îXNXii.  -     1809.  56 


882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

connaît  que  les  choses  humaines,  il  ne  fût  pas  assez  homme,  assez 
homme  de  son  pays  et  de  son  temps,  et  portât  sous  l'habit  d'un 
«  jeune  villageois  »  une  âme  trop  séraphique.  Ici  les  têtes  sont  sans 
auréole,  et  l'atmosphère  où  se  meuvent  les  personnages  n'est  pas 
dillerente  de  la  nôtre.  Paul  n'est  plus  ce  fier  et  beau  chevalier  que 
la  statuaire  se  plaît  à  représenter  la  main  appuyée  sur  l'épée  de 
combat  comme  un  des  preux  de  Charlemagne.  C'était  un  petit  Juif, 
chétif,  malingre,  chauve,  aux  genoux  cagneux,  avec  un  nez  d'aigle 
sous  une  ligne  continue  d'épais  sourcils;  dans  ce  corps  misérable 
habitait  une  âme  violente  et  douce  à  la  fois,  pleine  de  fougue  et 
d'onction,  irritable  à  l'excès  et  prompte  à  l'ironie  la  plus  amère, 
mais  en  même  temps  dévouée  jusqu'à  l'abnégation,  droite  et  reve- 
nant facilement.  De  même  Pierre  et  Jacques  sont  de  plain-pied  avec 
notre  humanité.  Les  contours  indécis  et  mollement  baignés  dans 
un  bleu  tendre  ont  disparu;  tous  les  traits  sont  nettement  marqués. 
Le  crayon,  sans  cesser  d'être  délicat,  est  plus  ferme.  La  rêverie 
y  trouve  moins  son  compte,  la  raison  est  plus  satisfaite.  Au  reste, 
M.  Renan  procède  non  par  portraits  achevés  en  une  fois  et  d'un  seul 
coup,  mais  par  touches  successives,  de  telle  sorte  que  les  figures 
s'éclairent,  se  complètent  et  se  fixent  à  mesure  qu'on  avance  dans 
son  histoire. 

M.  Ernest  Renan  fait  précéder  son  récit  d'une  introduction  inti- 
tulée Critique  des  documens  originaux.  Ces  documens,  comme  on 
sait,  sont  les  seize  derniers  ciiapitres  du  livre  des  Actes  des  Apôtres, 
où  il  n'est  guère  question  que  de  saint  Paul,  et  les  Epitresûe  ce  der- 
nier. Peut-être  quelques  critiques  plus  radicaux,  tout  en  admettant 
que  les  seize  derniers  chapitres  des  Actes  ont  plus  de  valeur  que  les 
douze  premiers,  allégueront-ils  qu'il  est  difficile  d'accorder  qu'une 
moitié  de  l'ouvrage  soit  presque  entièrement  légendaire  et  l'autre 
presque  entièrement  historique;  l'ouvrage  en  somme  est  d'une 
même  main;  l'unité  n'y  peut  être  scindée  d'une  manière  aussi 
tranchée.  Si  le  commencement  trahit  un  parti- pris  d'édification 
à  outrance,  ce  parti-pris  est  visible  aussi  à  la  fin,  dans  tout  ce  qui 
n'est  pas  pur  récit  et  jusque  dans  certains  faits  imaginés  ou  modi- 
fiés à  dessein.  Quant  à  la  critique  des  Ejntres  de  saint  Paul,  elle 
est  un  modèle  de  discussion  lumineuse  et  serrée.  M.  Renan  y  éta- 
blit que,  des  treize  épîtres  dont  l'apôtre  se  déclare  lui-même  l'au- 
teur dans  la  première  phrase  de  chacune,  VEpitre  aux  Ephésiens 
est  fort  douteuse,  bien  qu'elle  puisse  être  regardée  comm.e  un  mo- 
nument contemporain  ou  d'une  date  très  voisine,  les  deux  Epîtres 
à  Timotliêe  et  VEpitre  à  Tite  sont  décidément  apocryphes.  Les  rai- 
sons par  lesquelles  il  combat  l'authenticité  de  ces  trois  lettres  dites 
pastorales  nous  paraissent  absolument  sans  réplique.  M.  Renan  n'a 
rien  dit  d'autres  pièces,  comme  les  Homélies  et  les  Reconnaissances 


l'oeuvre    de    saint   PAUL.  883 

du  pseudo-Clément,  dont  il  a  fait  çà  et  là  un  juste  usage.  Une  dis- 
cussion sur  l'âge  et  le  caractère  de  cette  étrange  littérature  clé- 
mentine eût  pourtant  été  intéressante. 

Le  Saint  Pmd  s'ouvre  au  moment  où  l'apôtre,  portant  avec  lui 
le  christianisme  et  sa  fortune,  s'embarque  à  Séleucie,  le  port  d'An- 
tioche,  avec  Barnabe  et  Jean-Marc  pour  attaquer  l'Occident.  C'est 
aux  villes  qu'ils  se  rendent.  Dans  les  campagnes,  la  tradition  a  de 
trop  fortes  racines,  les  besoins  religieux  n'engendrent  ni  mysticisme 
ni  rêverie,  et  les  cérémonies  des  aïeux  suffisent  à  les  satisfaire; 
puis  les  Juifs  ont  des  colonies  ou  des  ghetto  dans  tous  les  centres 
populeux,  et  l'hospitalilé  cordiale  qu'ils  offrent  à  leurs  compatriotes 
étrangers  assure  aux  missionnaires  un  point  d'appui  précieux.  A 
qui  s'adresser  d'abord,  si  ce  n'est  aux  Juifs?  JNe  sont-ils  pas  de 
la  même  famille  religieuse,  n'ont-ils  pas  les  mêmes  livres  sacrés, 
la  même  éducation,  les  mêmes  habitudes  d'esprit?  Sans  parler  de 
la  primauté  d'Israël  sur  les  gentils,  que  Jésus  avait  attestée  et  que 
tous  ses  disciples  à  cette  heure  reconnaissaient  sans  conteste,  c'était 
comme  une  nécessité  de  situation  d'aller  d'abord  à  ceux  avec  qui 
on  avait  tant  d'idées  communes.  C'est  ce  que  Paul  fit  partout. 
Sans  descendre  jusqu'aux  purs  païens,  philosophes  ou  poUtiques, 
avec  qui  on  n'avait  nul  point  de  contact  et  qu'on  n'avait  guère 
chance  de  gagner,  la  matière  sur  laquelle  les  missionnaires  pou- 
vaient travailler  fructueusement  ne  manquait  pas.  Entre  les  Juifs 
orthodoxes  et  les  païens  entêtés,  les  deux  classes  où  la  propagande 
chrétienne  eut  le  moins  de  prise,  il  y  avait  les  prosélytes  juifs,  les 
gens  «  craignant  Dieu,  »  ensuite  toute  une  masse  confuse  de  bonnes 
âmes  fatiguées  des  pompes  bruyantes  et  vides  de  la  religion  com- 
mune, portées  par  le  naturel  efibrt  d'une  conscience  pure  à  cher- 
cher un  idéal  au-delà  du  monde,  et  inclinant  déjà  vers  un  mono- 
théisme plus  ou  moins  décidé.  C'est  dans  ce  milieu  obscur  et  un  peu 
trouble  que  le  christianisme  se  recrutera  presque  exclusivement 
pendant  les  deux  premiers  siècles. 

La  carrière  apostolique  de  Paul  se  résume  en  trois  voyages  cir- 
culaires dont  le  rayon  s'est  étendu  chaque  fois  un  peu  plus  vers 
l'occident  et  le  nord.  Le  point  de  départ,  ainsi  que  le  point  d'arri- 
vée, est  constamment  Antioche.  Après  chacune  de  ces  courses,  le 
livre  des  Actes  ramène  Paul  à  Jérusalem,  comme  s'il  eût  eu  besoin 
de  se  retremper  et  de  fortifier  son  autorité  auprès  des  douze.  Il  est 
certain  que  c'est  là  que  sa  carrière  vint  échouer,  mais  on  peut  dou- 
ter qu'il  y  soit  allé  si  souvent.  Antioche  était  la  ville  de  son  cœur 
et  comme  sa  patrie  d'adoption.  C'est  là  qu'il  avait  trouvé  sa  voie,  là 
que  résidaient  ses  plus  vieux  amis  et  ses  premiers  disciples.  Il  y 
revenait  leur  conter  ses  luttes  et  ses  succès,  chercher  auprès  d'eux 
le  soutien  dont  les  âmes  les  plus  fermes  ont  besoin.  Dans  sa  pre- 


88Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mière  mission,  l'apôtre  visita  la  partie  méridionale  de  l' Asie-Mi- 
neure, et  fonda  ses  premières  églises  de  gentils,  les  églises  des  Ga- 
lates,  comme  il  les  appelait;  dans  la  seconde,  il  poussa  jusqu'en 
Macédoine  et  mit  le  pied  sur  le  sol  grec;  dans  la  troisième,  il  fit 
pénétrer  l'Évangile  dans  le  centre  de  l' Asie-Mineure.  Les  épisodes 
de  ces  pacifiques  expéditions  sont  en  général  peu  variés.  M.  Renan, 
grâce  à  la  magie  de  son  style,  aux  détails  pittoresques  dont  il  en- 
tremêle son  récit,  aux  vives  et  délicates  peintures  des  pays  et  des 
caractères,  a  su  donner  à  cette  odyssée,  forcément  aride  et  mono- 
tone sous  une  autre  plume,  l'intérêt  d'un  roman. 

11  y  avait  alors  comme  un  universel  besoin  d'échanger  ses  idées. 
La  philosophie  avait  dès  longtemps  perdu  toute  force  d'invention; 
mais  dans  le  domaine  de  la  morale  pratique  elle  aspirait  à  sortir 
des  écoles,  à  se  répandre,  à  interpréter  la  religion  commune  ou  à  se 
substituer  à  elle.  Apollonius  de  Tyane  courait  1  Orient  et  l'Occident, 
enseignant  la  foule  du  haut  des  degrés  des  temples  :  Dion  Ghryso- 
stome,  Euphrate  de  Tyr,  Plutarque,  donnaient  çà  et  là  des  séances 
de  beau  langage  et  de  bonne  morale.  Musonius  Rufus  prêchait 
même  à  l'armée.  Plus  d'un  de  ces  beaux  esprits  et  de  ces  moralistes 
nomades  put  se  croiser  avec  saint  Paul.  Lequel  d'entre  eux,  en 
voyant  ce  pauvre  artisan,  ou  en  entendant  ce  sophiste  d'une  nou- 
velle espèce,  ce  parleur  de  foire,  comme  on  disait  à  Athènes,  pou- 
vait imaginer  qu'il  portât  dans  sa  besace  les  destinées  de  la  civili- 
sation? u  II  ne  faut  pas,  dit  M.  Renan,  se  représenter  ces  voyages 
comme  ceux  d'un  François-Xavier  ou  d'un  Livingstone,  soutenus 
par  de  riches  associations.  Les  apôtres  ressemblaient  bien  plus  à 
des  ouvriers  socialistes  répandant  leurs  idées  de  cabaret  en  cabaret 
qu'aux  missionnaires  des  temps  modernes.  Leur  métier  était  resté 
pour  eux  une  nécessité;  ils  étaient  obligés  de  s'arrêter  pour  l'exer- 
cer. De  là  des  retards,  des  mortes-saisons,  mille  pertes  de  temps.  » 

Si  Dion  parlait  en  inspiré,  si  Apollonius  était  précédé  d'une  ré- 
putation de  thaumaturge,  Paul  aussi,  paraît-il,  ne  refusait  pas  les 
prodiges  à  la  crédulité  de  ses  auditeurs.  Il  fallait  frapper  l'imagi- 
nation populaire;  on  n'avait  de  succès  qu'à  ce  prix.  Pierre  et  Simon, 
suivant  la  tradition,  faisaient  assaut  de  miracles;  de  même  à  Néa- 
Paphos,  Paul  et  le  sorcier  Barjésu  se  livrèrent  à  un  tournoi  de  thau- 
maturgie en  présence  du  gouverneur  de  l'île,  Sergius  Paulus.  Plus 
tard,  à  Éphèse,  Paul  inspira  une  telle  confiance  dans  ses  formules 
que  nombre  de  païens  brûlèrent  leurs  livres  de  magie.  Pour  qui 
connaît  le  milieu  où  opérait  saint  Paul,  ce  qui  paraîtrait  surprenant, 
ce  serait  sans  doute  qu'il  n'eût  pas  fait  de  miracle,  c'est-à-dire  qu'on 
ne  lui  en  eût  pas  prêté.  L'apôtre  trouvait  partout  du  reste  une  très 
vive  résistance  de  la  part  des  Juifs  orthodoxes.  Voici  comment  les 
choses  se  passaient  d'ordinaire,  Paul  arrive  dans  une  ville  nouvelle, 


l'oeuvre    de    saint    PAUL.  885 

se  rend  le  jour  du  sabbat  à  la  synagogue  ou  à  l'oratoire,  et  prêche 
aux  Juifs  assemblés  le  mystère  de  Jésus.  Divers  sentimens  se  par- 
tagent les  auditeurs.  L'étonnement  et  une  curiosité  sympathique 
s'éveillent  chez  les  uns,  le  scrupule  et  la  défiance  chez  les  autres. 
L'apôtre  revient  à  la  charge  les  samedis  suivans.  Les  passions  s'avi- 
vent et  s'exaltent,  les  scrupules  se  tournent  en  scandale  et  en  colère; 
Paul  persiste.  L'opposition  l'irrite  et  donne  à  sa  parole  l'âpreté  de  la 
menace  et  comme  l'accent  des  vieux  prophètes.  Deux  partis  se  for- 
ment. Quelques-uns  se  sont  sentis  touchés  au  cœur,  le  plus  grand 
nombre  est  hostile  et  répond  aux  prédications  par  des  huées.  Paul 
s'adresse  alors  aux  païens.  Il  leur  dit  que  Jésus  ne  fait  pas  accep- 
tion de  personnes,  et  qu'il  suffit  pour  être  sauvé  de  croire  et  de  se 
donner  à  lui.  On  l'écoute,  il  en  gagne  quelques-uns  à  sa  foi.  La 
rage  des  Juifs  s'en  accroît  et  se  traduit  en  violences.  Ici  on  lui  jette 
des  pierres,  là  on  ameute  contre  lui  la  populace,  on  met  en  mou- 
vement l'autorité,  qu'on  sait  plus  soucieuse  de  l'ordre  que  de  la 
liberté  individuelle,  et  qui  commence  en  général  par  faire  arrêter  et 
bâtonner  les  agitateurs.  Quand  ils  étaient  plus  intelligens  ou  mieux 
avisés,  les  agens  du  pouvoir  refusaient  de  se  laisser  entraîner  à 
prendre  parti  dans  des  querelles  de  doctrine.  C'est  ainsi  qu'à  Go- 
rinthe  Gallion  répondait  aux  Juifs  qui  avaient  traîné  Paul  à  son  tri- 
bunal et  se  plaignaient  de  ce  qu'il  portât  atteinte  à  leur  loi  :  «  S'il 
s'agissait  de  quelque  crime  ou  de  quelque  méfait,  je  vous  écoute- 
rais comme  il  convient;  mais,  s'il  s'agit  de  vos  disputes  de  mots, 
de  controverses  sur  votre  loi,  voyez-y  vous-mêmes.  Je  ne  veux  pas 
être  juge  en  de  pareilles  matières.  »  Réponse  admirable,  dit  très 
justement  M.  Renan,  et  digne  d'être  proposée  pour  modèle  aux 
gouvernemens  civils  quand  on  les  invite  à  s'ingérer  dans  les  ques- 
tions religieuses.  Pourquoi  donc  écrit-il  à  la  page  suivante  :  «  Si, 
au  lieu  de  traiter  la  question  religieuse  et  sociale  avec  ce  sans-gêne, 
le  gouvernement  se  fût  donné  la  peine  de  faire  une  bonne  en- 
quête impartiale,  de  fonder  une  solide  instruction  publique,  de  ne 
pas  continuer  à  donner  une  sanction  officielle  à  un  culte  devenu 
complètement  absurde;  si  Gallion  eût  bien  voulu  se  faire  rendre 
compte  de  ce  que  c'était  qu'un  juif  et  un  chrétien,  lire  les  livres 
juifs,  se  tenir  au  courant  de  ce  qui  se  passait  dans  ce  monde  sou- 
terrain, si  les  Romains  n'avaient  pas  eu  l'esprit  si  étroit,  si  peu 
scientifique,  bien  des  malheurs  eussent  été  prévenus.  »  A  quel  titre 
et  en  quelle  qualité  le  proconsul  d'Achaïe  eût-il  fait  une  enquête? 
A  titre  de  magistrat?  Il  sortait  de  son  rôle  et  excédait  sa  compétence. 
En  qualité  de  philosophe  et  de  curieux  ?  Son  opinion  particulière 
était  de  petite  conséquence.  C'eût  été  un  chrétien  de  plus  peut- 
être,  ce  qui  n'eût  en  rien  changé  l'opinion  ni  les  mœurs.  En  admet- 
tant qu'il  eût  ordonné  une  instruction,  à  qui  en  eût-il  confié  le  soin? 


886  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

A  des  païens  éclairés?  Ils  eussent  sans  doute  conclu,  comme  Pline  le 
Jeune  cinquante-neuf  ans  plus  tard,  qu'il  n'y  avait  là  qu'une  su- 
perstition monstrueuse  et  détestable.  A  des  Juifs?  Ils  se  prononçaient 
assez  haut  et  criaient  tous  au  sacrilège.  A  des  chitliens?  Ils  eussent 
été  juge  et  partie.  Reprocher  à  Gallion  de  n'avoir  pas  compris  le 
christianisme,  c'est,  semble-t-il,  lui  reprocher  précisément  d'avoir 
été  païen.  A  son  tribunal,  il  ne  parut  pas  l'être,  il  ne  se  montra 
pas  l'homme  d'une  religioin;  il  fut  l'homme  de  la  loi,  qui  connaît  non 
des  opinions,  mais  des  actes. 

La  seule  opposition  violente  que  Paul  rencontra  donc  dès  le  com- 
mencement de  son  apostolat  est  celle  des  Juifs.  Elle  sera  impla- 
cable, et  croîtra  avec  le  temps.  Cela  seul  atteste  qu'il  est  le  vrai 
continuateur  de  Jésus,  l'héritier  et  l'interprète  fidèle  de  sa  pensée. 
Quant  à  la  politique  romaine,  elle  est  neutre;  elle  ne  protège  ni 
n'attaque  les  chrétiens,  elle  les  ignore.  Si  en  plusieurs  circonstances 
elle  sévit  contre  Paul  et  ses  compagnons,  c'est  qu'ils  sont  désignés 
comme  des  fauteurs  de  troubles,  et  que  la  cause  de  l'ordre  public 
paraît  en  jeu.  Dans  ses  rigueurs  discrétionnaires,  la  question  de 
doctrine  tient  une  si  petite  place  qu'à  P»ome,  sous  le  règne  de 
Claude,  le  nom  du  Christ  ayant  excité  quelque  tumulte  dans  le 
quartier  juif,  l'administration  expulsa  tous  les  Juifs  en  bloc,  sans 
distinguer  entre  les  partisans  et  les  adversaires  de  ce  Chrestus  in- 
connu. 

C'est  dans  les  villes  populeuses  que  le  christianisme  gagna  le 
plus  facilement  ses  adhérens.  «  Il  germa,  dit  excellemment  M.  P«e- 
nan,  dans  la  corruption  des  grandes  villes.  Cette  corruption  en  effet 
n'est  souvent  qu'une  vie  plus  pleine  et  plus  libre,  un  plus  grand 
éveil  des  forces  intimes  de  l'humanité..  »  Quand  Paul  passa  de  Ma- 
cédoine à  Athènes,  il  sembla  qu'il  fût  dépaysé.  Au  lieu  de  ces  âmes 
bonnes,  simples  et  un  peu  passives,  il  trouvait  des  esprits  éveillés, 
curieux,  railleurs  et  sceptiques.  Ces  Grecs,  quoique  dégénérés, 
avaient  gardé  de  l'héritage  des  aïeux  le  goût  des  lettres,  la  subti- 
lité d'esprit  et  un  certain  fonds  de  libre  pensée  qui  les  rendaient 
rebelles  à  la  foi.  Paul  en  fit  l'expérience.  Le  discours  qu'il  prononça 
à  l'Aréopage  est  singulier.  C'est  comme  un  essai  timide  et  un  peu 
gauche  de  superposer  le  christianisme  à  la  philosophie.  L'apôtre, 
qui  prétendait  se  faire  tout  à  tous,  se  fit  Grec  un  jour  pour  parler  à 
des  Grecs.  On  l'écouta  d'abord  avec  curiosité;  mais,  quand  il  en 
vint  à  la  résurrection  des  morts,  il  fut  interrompu,  doucement 
moqué,  éconduit.  Il  ne  revint  point  à  Athènes.  On  dirait  même 
qu'il  a  perdu  le  souvenir  d'y  être  venu  jamais.  «  Ce  qui  caractéri- 
sait la  religion  du  Grec  autrefois,  ce  qui  la  caractérise  encore  de 
nos  jours,  dit  à  ce  sujet  M.  Renan  avec  beaucoup  de  justesse,  c'est 
le  manque  d'infini,  de  vague,  d'attendrissement,  de  mollesse  fémi- 


l'oeuvre    de    saint    PAUL.  887 

nine;  la  profondeur  du  sentiment  religieux  allemand  et  celtique 
manque  à  la  race  des  vrais  Hellènes...  Une  telle  race  eût  accueilli 
Jésus  par  un  sourire.  Il  était  une  chose  que  ces  enfans  exquis  ne 
pouvaient  nous  apprendre  :  le  sérieux  profond,  l'honnêteté  simple, 
le  dévoûment  sans  gloire,  la  bonté  sans  emphase.  Socrate  est  un 
moraliste  de  premier  ordre;  mais  il  n'a  rien  à  faire  dans  l'histoire 
religieuse.  Le  Grec  nous  paraît  toujours  un  peu  sec  et  sans  cœur  :  il 
a  de  l'esprit,  du  mouvement,  de  la  subtilité;  il  n'a  rien  de  rêveur, 
de  mélancolique.  Nous  autres,  Celtes  et  Germains,  la  source  de 
notre  génie,  c'est  notre  cœur.  Au  fond  de  nous  est  comme  une  fon- 
taine de  fées,  une  fontaine  claire,  verte  et  profonde,  où  se  reflète 
l'infini.  Chez  le  Grec,  l'amour-propre,  la  vanité,  se  mêlent  cà  tout;  le 
sentiment  vague  lui  est  inconnu,  la  réflexion  sur  sa  propre  destinée 
lui  paraît  fade.  » 

Paul  emporta  d'Athènes  une  sorte  de  rancune  amère  contre  la 
culture  de  l'epprit.  Ayant  échoué  dans  la  ville  des  savans  et  des 
raisonneurs,  il  en  voulut  à  la  science  et  à  la  raison.  Il  réussit  mieux 
à  Gorinthe,  la  moins  grecque  des  villes  grecques,  et  à  Éphèse,  où 
le  goût  du  merveilleux  et  la  mollesse  générale  des  mœurs  prédes- 
tinaient en  quelque  sorte  les  âmes  au  christianisme.  Le  nom  de 
Jésus  avait  déjà  retenti  dans  ces  deux  villes,  Paul  en  fit  son  quar- 
tier-général, et  travailla  de  tout  son  cœur  à  multiplier  et  à  fécon- 
der la  bonne  semence.  Il  avait,  depuis  qu'il  voyageait,  noué  de 
nombreuses  relations,  et  laissé  des  disciples  dans  la  plupart  des 
villes  qu'il  avait  visitées.  En  son  absence,  ces  disciples  s'aban- 
donnaient au  découragement  ou  mettaient  en  oubli  les  sages  di- 
rections qu'il  avait  données.  Plusieurs  se  laissaient  séduire  par  un 
autre  évangile  que  de  bonne  heure  on  opposa  à  celui  de  Paul.  Il 
eût  fallu  que  le  maître  fût  partout  à  la  fois  pour  fortifier  les  faibles, 
gourmander  les  oublieux  et  les  ingrats,  ramener  les  égarés,  se- 
couer la  torpeur  des  uns,  modérer  l'enthousiasme  intempérant  des 
autres,  ranimer  les  flottantes  espérances.  Paul  se  multiplia  en  écri- 
vant. Ses  lettres,  c'était  encore  sa  chaude  et  vivante  paiole.  La  cor- 
respondance de  Paul  tient  de  la  sorte  une  grande  place  dans  son 
œuvre.  On  ne  saurait  sans  doute  ranger  les  épîtresde  l'apôtre  parmi 
les  chefs-d'œuvre  de  la  littérature  épistolaire.  Paul  n'est  pas,  à  pro- 
prement parler,  un  écrivain.  Nul  ne  s'inquiéta  jamais  moins  décom- 
poser et  ne  porta  plus  loin  le  dédain  de  la  manière,  l'oubli  de  l'art 
et  de  ce  que  nous  appelons  l'élégance  et  le  bon  goût.  Cependant 
nul  ne  possède  plus  de  personnalité  dans  la  façon  d'exprimer  ce 
qu'il  pense  et  ce  qu'il  sent.  Le  langage  suit  chez  Paul  le  train  de 
l'idée,  et  comme  l'idée  est  exubérante,  il  est  impétueux,  heurté, 
saccadé,  incohérent.  Le  raisonnement  est  indiqué,  pas  toujours 
suivi.  Les  transitions  sont  rares,  les  phrases  interrompues,  tron- 


888  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quées.  La  dialectique  est  entraînante,  les  raisons  ne  sont  pas  tou- 
jours bien  fortes.  L'apôtre  a  sa  logique,  comme  il  a  sa  grammaire. 
Dans  aucune  littérature  pourtant,  il  n'y  a  d'œuvre  plus  fortement 
individuelle.  C'est  en  lisant  saint  Paul  qu'on  a  le  droit  de  dire  que 
le  style  est  l'homme  même.  L'apôtre  se  peint  tout  entier  dans  ses 
lettres  avec  tous  les  contrastes  qui  composent  sa  riche  et  ondoyante 
nature.  «  Il  y  est  à  la  fois  vif,  rude,  poli,  malin,  sarcastique,  puis 
tout  à  coup  tendre,  délicat,  presque  mièvre  et  câlin.  »  On  y  trouve 
tous  les  tons,  et  si  j'ose  dire  toute  la  gamme  de  l'âme  humaine  de- 
puis les  élans  les  plus  élevés  du  mysticisme  jusqu'au  bon  sens  le  plus 
solide  de  la  sagesse  pratique.  On  peut  s'en  convaincre  en  lisant  les 
épîtres  ait.r  Thcssaloniciem  et  celles  r/2/,r  Corinlhieiis.  Paul,  quand  il 
écrivit  ces  dernières,  était  à  Éphèse.  H  eut  à  y  subir  des  tribulations 
et  des  épreuves  qui  semblaient  supérieures  aux  forces  humaines. 
L'opposition,  les  outrages  et  les  violences  des  Juifs,  les  cris  de  mort 
de  la  populace  païenne  soulevée  par  leurs  menées,  il  y  était  fait; 
les  calomnies  et  les  intrigues  des  faux  frères,  il  y  résistait  depuis  plu- 
sieurs années  sans  faiblir;  la  maladie,  il  la  traînait  presque  toujours 
avec  lui.  A  tout  cela  se  joignit  cette  amère  douleur  d'apprendre  à  plu- 
sieurs reprises  les  divisions,  les  abus,  les  désordres  de  toute  espèce 
qui  se  produisaient  parmi  ses  fidèles  de  Corinthe,  désordres  dans  la 
vie  privée,  désordres  dans  les  réunions,  où  la  fureur  prophétique 
éclatait  en  scènes  de  convulsionnaires,  désordres  dans  les  repas  en 
commun,  où  plusieurs  se  gorgeaient  et  buvaient  jusqu'à  l'ivresse 
pendant  que  d'autres,  faute  d'avoir  rien  apporté,  mouraient  de  faim 
à  la  porte.  Dans  cet  or  de  la  primitive  église,  moins  de  trente  ans 
après  la  mort  du  Christ,  il  y  avait  déjà  bien  des  scories.  Les  pre- 
miers chrétiens  sortaient  en  général  des  classes  les  plus  humbles  de 
la  société.  11  ne  pouvait  pas  se  faire  que  la  prédication  nouvelle  eût 
transformé  d'un  seul  coup  des  natures  incultes.  L'indifférence  pour 
les  rites  extérieurs,  qui  était  l'essence  de  l'enseignement  de  saint 
Paul,  n'était  pas  sans  péril  pour  des  âmes  dont  le  fonds  intellectuel 
était  fort  pauvre  en  général  et  la  raison  mal  exercée.  D'un  autre 
côté,  la  persuasion  que  le  monde  allait  prochainement  finir  devait 
produire  parmi  ceux  qui  n'étaient  pas  du  nombre  des  spirituels 
des  scènes  analogues  à  celles  qui  se  passent  souvent  sur  un  navire 
qui  va  sombrer. 

En  aucun  moment,  Paul  ne  fut  plus  près  du  découragement.  Il 
tint  bon  toutefois ,  éci  ivit  lettre  sur  lettre,  envoya  ses  disciples  les 
plus  sûrs  en  avant,  puis  se  rendit  de  sa  personne  à  Corinthe.  C'est 
pendant  son  dernier  séjour  dans  cette  ville  que  Paul  dicta  sa  lettre 
dite  aux  Romains.  M.  Renan  considère  cette  épître,  où  Paul  résume 
sa  doctrine  théologique,  comme  une  circulaire  envoyée  par  l'apôtre 
à  plusieurs  églises  et  qui  a  pris  son  nom  de  l'exemplaire  destiné 


l'oeuvre    de    SAIM    PAUL.  889 

aux  fidèles  de  Rome.  Paul  depuis  Éphèse  remuait  en  sa  tête  de 
vastes  projets;  il  avait  parcouru  presque  toute  la  partie  orientale 
de  l'empire.  Il  songeait  à  s'engager  plus  avant  vers  l'occident.  Il 
aspirait  à  Rome.  Aquila  et  Priscille  avaient  dû  lui  parler  de  cette 
ville  si  Ijien  faite  pour  devenir  un  vaste  foyer  de  prédication  et 
comme  une  autre  et  plus  grande  Antioche.  D'abord  il  voulait  revoir 
Jérusalem.  Depuis  plusieurs  années,  il  s'occupait  activement  d'une 
collecte  d'aumônes  qu'il  comptait  porter  aux  pauvres  de  la  ville 
sainte  comme  un  gage  d'union.  Vers  l'été  de  l'an  58,  accompagné 
des  délégués  des  églises  de  Grèce,  de  Macédoine  et  d'Asie,  por- 
teurs des  cotisations  recueillies  pour  les  pauvres  de  Jérusalem,  il 
se  mit  en  route  pour  la  ville  de  Jésus,  l'âme  remplie  de  funestes 
pressentimens,  et  y  fit  son  entrée  quelques  jours  après  la  Pentecôte. 
Sa  vie  de  missionnaire  est  achevée,  sa  passion  commence. 

Depuis  douze  ans,  les  Juifs  poursuivaient  Paul  de  leur  haine  im- 
puissante. Sa  présence  à  Jérusalem  était  un  dangereux  défi.  On  le 
reconnaît,  on  s'attroupe,  on  s'excite,  on  se  jette  sur  le  séducteur  et 
l'ennemi  de  la  loi,  on  va  le  mettre  en  pièces.  La  police  romaine  in- 
tervient, arrache  Paul  aux  mains  des  Juifs  qui  voulaient  le  massa- 
crer. Le  tribun  Lysias  le  fait  conduire  en  prison,  ordonne  de  lui 
appliquer  la  torture  pour  savoir  son  crime;  puis,  elïrayé  de  sa  res- 
ponsabilité, car  Paul  avait  revendiqué  son  titre  de  citoyen  romain,  il 
l'envoie  sous  la  protection  d'une  escorte  à  son  chef  hiérarchique 
Félix,  résidant  à  Gésarée.  Les  Juifs  s'y  transportèrent,  l'accusèrent 
vivement,  demandant  qu'il  leur  fût  livré.  Félix  refusa,  et  aussi  Per- 
clus Feslus  son  successeur.  La  captivité  de  Paul  traîna  ainsi  deux  ans. 
Enfin  le  prisonnier  fit  appel  à  césar.  On  l'embarqua  pour  Rome,  où  il 
entra  après  une  longue  et  périlleuse  navigation  au  commencement  du 
printemps  de  61.  Le  Saint  Paul  de  M.  Renan  se  termine  à  l'arrivée 
de  l'apôtre  dans  la  ville  éternelle.  Nulle  vie  ne  fut  plus  agiiée  que 
la  sienne,  plus  féconde  en  travaux,  en  grands  résultats,  en  épreuves 
de  toute  espèce.  Ge  n'était  point  par  vaine  gloriole  que,  se  compa- 
rant aux  autres  apôtres  et  rappelant  ce  qu'il  avait  fait  et  souffert, 
Paul  s'écriait  :  «  Allons,  puisqu'il  est  de  mode  de  chanter  sa  propre 
gloire,  chantons  la  nôtre.  Tout  ce  qu'ils  peuvent  dire  en  ce  genre 
de  folie,  je  le  peux  dire  comme  eux.  Ils  sont  Hébreux;  moi  aussi,  je 
le  suis.  Ils  sont  de  la  race  d'Abiaham;  moi  aussi,  j'en  suis.  Ils  sont 
ministres  du  Ghrisî;  ah!  pour  le  coup  je  vais  parler  en  insensé!  je 
le  suis  bien  plus.  Plus  qu'eux  j'ai  accompli  de  travaux,  plus  qu'eux 
j'ai  été  en  prison,  plus  qu'eux  j'ai  subi  de  coups,  plus  souvent 
qu'eux  j'ai  affronté  la  mort.  Les  Juifs  m'ont  appliqué  cinq  fois  leurs 
trente- neuf  coups  de  fouet,  trois  fois  j'ai  été  bâtonné,  une  fois  j'ai 
été  lapidé,  trois  fois  j'ai  fait  naufrage,  j'ai  passé  un  jour  et  une 
nuit  dans  la  mer.  Voyages  sans  nombre,  dangers  au  passage  des 


890  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fleuves,  dangers  des  voleurs,  dangers  de  la  part  des  Juifs,  dangers 
de  la  part  des  gentils,  dangers  dans  les  villes,  dangers  dans  le  dé- 
sert, dangers  sur  mer,  dangers  de  la  part  des  faux  frères,  labeurs, 
fatigues,  veilles  innombrables,  faim,  soif,  jeûnes,  froid,  nudité,  j'ai 
tout  soullert.  »  On  ne  peut  rien  ajouter  à  cette  apologie  que  le  grand 
athlète  écrivait  plein  du  juste  sentiment  de  sa  valeur  et  des  ser- 
vices qu'on  le  forçait  à  rappeler.  Cette  apologie  d'autre  part  disait 
assez  que  l'opposition  des  Juifs  n'était  pas  la  seule  que  l'apôtre  eût 
rencontrée,  et  qu'au  sein  de  la  communauté  chrétienne  sa  doctrine 
avait  été  singulièrement  combattue.  Quelle  était  la  cause  de  cette 
opposition  intérieure,  quels  en  étaient  les  chefs? 

IL 

Ce  que  Jésus  voulut  faire  précisément,  —  réformer  la  religion 
juive  ou  l'abolir,  élargir  seulement  les  portes  du  temple  pour  y 
faire  entrer  toutes  les  nations  sans  distinction  de  race,  ou  fonder 
sur  la  vaste  base  du  monothéisme  juif  la  religion  universelle  sans 
conserver  les  coutumes  et  les  traditions  nationales,  —  il  est  difficile 
de  le  décider,  et  les  Évangiles  fournissent  des  textes  pour  appuyer 
les  deux  opinions.  Le  Fils  de  l'homme  paraît  avoir  embrassé  dans 
son  cœur  l'humanité  tout  entière,  le  fils  de  l'artisan  juif  de  Nazareth 
d'fiutre  part  a  eu  de  dures  paroles  contre  les  étrangers.  Après  sa 
mort,  la  question  était  de  savoir  si  le  mouvement  provoqué  et  com- 
mencé dans  le  monde  juif  y  demeurerait  enfermé,  ou  si,  brisant  les 
attaches  maternelles,  la  doctrine  nouvelle  prendrait  une  vie  propre 
et  formerait  une  religion  distincte.  La  persécution  jeta  d'abord  l'en- 
seignement de  Jésus  hors  de  la  Judée.  Les  païens  furent  accueillis, 
puis  appelés.  Antioche  devint  un  centre  de  rayonnement.  La  propa- 
gande s'y  organisa.  La  liberté  chrétienne  y  eut  son  berceau.  Bien- 
tôt, par  la  force  des  choses  plus  que  par  la  volonté  des  hommes, 
deux  partis  se  formèrent  parmi  les  fidèles.  L'un  siégeant  à  Jérusa- 
lem, ayant  pour  chefs  les  douze,  pour  membres  des  Juifs  de  race  et 
d'idées,  pour  principes  le  maintien  absolu  des  coutumes  et  des  rites 
judaïques,  fut  en  général  hostile  à  l'admission  des  païens.  L'autre, 
né  à  Antioche,  mais  n'ayant  pas  de  siège  déterminé,  parti  nomade, 
cosmopolite,  plus  libre  en  ses  allures,  de  dévotion  moins  forma- 
liste, compose  en  majorité  d'étrangers,  faisant  bon  marché  par  con- 
séquent des  prérogatives  prétendues  d'Israël  et  des  traditions  mo- 
saïques, représente  le  prosélytisme  à  outrance.  Saint  Paul,  dont  le 
fanatisme  s'est  retourné  depuis  Damas,  est  le  chef  de  ce  groupe,  qui 
va  sans  cesse  en  grossissant  et  auquel  l'avenir  appartient. 

La  lutte  de  ces  deux  partis  tient  la  plus  grande  place  dans  l'âge 
apostolique.  Elle  est  la  clé  de  l'histoire  de  saint  Paul.  L'opposition 


l'oeuvre    de    saint    PAUL.  891 

qu'il  rencontre  çà  et  là  parmi  les  Juifs  orthodoxes  est  peu  de  chose 
auprès  des  colères  que  suscite  parmi  les  chrétiens  judaïsans  le 
scandale  de  sa  libre  prédication.  Or  il  semble  que  M.  Renan,  dans 
le  récit  qu'il  a  fait  de  ces  âpres  disputes,  ait  par  moment  désarmé 
saint  Paul,  et  l'ait  montré  phis  conciliant  et  plus  pacifique  qu'il 
n'a  été  en  réalité.  Les  natures  comme  la  sienne  ne  changent  qu'une 
fois  en  leur  vie.  Elles  se  plient  mal  aux  accommodemens  de  la  po- 
litique et  ne  connaissent  guère  les  voies  souterraines  d'une  pensée 
qui  se  dissimule  pour  mieux  s'insinuer.  Elles  n'aiment  que  le  plein 
jour  et  la  ligne  droite.  Paul,  dès  sa  première  entrée  à  Ântioche, 
vers  lih,  est  tout  ce  qu'il  sera  jamais.  Les  six  années  qui  ont  suivi 
immédiatement  sa  conversion  sont  obscures  pour  nous.  Il  est  per- 
mis de  penser  qu'elles  ont  été  comme  une  retraite  mêlée  de  con- 
templation et  d'action  pendant  laquelle  il  a  formé  sa  conviction  et 
préparé  son  œuvre.  Quand  pour  la  première  fois  il  se  lance  dans 
le  monde  païen,  son  siège  est  fait.  Il  est  armé  de  toutes  pièces.  Il 
sait  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  rapports  des  deux  alliances.  Il  ne 
croit  plus  du  tout  à  la  vertu  de  la  loi  juive,  ni  à  l'utilité  des  pra- 
tiques qu'elle  impose.  Il  a  tout  à  fait  dépouillé  le  vieil  homme.  Il 
ne  connaît  que  Jésus-Christ  et  Jésus-Christ  crucifié,  comme  il  l'é- 
crira plus  tard  aux  Corinthiens;  l'esclavage  de  la  loi  ne  vaut  pas 
mieux  à  ses  yeux  que  l'idolâtrie.  Il  avait  jusque-là  mis  à  peine  le 
pied  à  Jérusalem;  il  était  inconnu  même  de  visage  aux  frères  de 
Judée.  Des  apôtres,  il  n'avait  vu  en  passant  que  Pierre  et  Jacques 
(qui  n'était  pas  des  douze),  non  pour  leur  soumettre  sa  foi  et  con- 
férer avec  eux  de  son  Évangile  comme  avec  des  chefs  hiérarchiques 
dont  il  reconnût  l'autorité,  mais  simplement  pour  faire  connaissance 
avec  les  deux  plus  considérables  des  anciens,  ses  aînés  dans  l'église. 
Au  retour  de  la  première  mission  de  Paul,  la  scission  éclata.  Il  ne  s'a- 
gissait pas  de  savoir  si  les  étrangers  seraient  admis  dans  la  commu- 
nauté chrétienne.  La  question,  sans  avoir  été  tianchée  nettement  par 
Jésus  ni  décidée  en  droit  par  le  collège  des  douze,  avait  été  résolue 
en  fait  avant  qu'on  l'eût  seulement  posée.  Des  païens  en  grand 
nombre  avaient  reçu  le  baptême  en  Syrie  et  ailleurs.  On  ne  pouvait 
songer  à  déclarer  ce  baptême  nul  et  à  les  exclure  de  l'église.  C'eût 
été  montrer  un  esprit  plus  étroit  que  les  Juifs  mêmes,  qui  admet- 
taient des  étrangers  comme  prosélytes;  mais  les  prosélytes  étaient 
tenus  par  eux  dans  un  état  d'infériorité.  En  serait-il  de  même  dans 
l'église  pour  les  nouveaux  convertis  issus  du  paganisme?  Sur  quel 
pied  seraient-ils  reçus?  leur  imposerait-on  pour  condition  l'observa- 
tion rigoureuse  de  la  loi  et  des  traditions  mosaïques?  Quelqu'un  au- 
rait-il l'intelligence  assez  large  pour  comprendre  que  les  pratiques 
légales  étaient  un  principe  de  séparation  et  partant  un  insurmon- 
table obstacle  à  l'universelle  diffusion  de  la  doctrine  chrétienne, 


892  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

assez  d'influence  et  d'autorité  pour  le  faire  comprendre  aux  autres? 
Le  débat  soulevé  à  Ântioclie,  peut-être  par  des  délégués  des  douze, 
fut  porté  à  Jérusalem. 

Il  est  difficile  de  concilier  le  récit  des  Artes  et  celui  que  saint 
Paul  nous  a  laissé  sur  celte  affaire.  L'auteur  des  Acles  nous  donne 
l'idée  d'une  sorte  de  synode  ecclésiastique  avec  un  président,  des 
orateurs,  une  décision  émanée  de  la  majorité,  libellée  en  articles 
et  envoyée  partout  avec  la  garantie  de  l'église  assemblée.  La  chose, 
dans  le  récit  de  Paul,  est  bien  plus  simple.  On  disputait  sans  s'en- 
tendre à  Antioclie  sur  la  question  de  savoir  si  la  circoncision  et  les 
pratiques  de  la  loi  étaient  obligatoires  pour  les  croyans  étrangers. 
Paul  se  rend  à  Jérusalem  avec  Barnabe  et  un  de  ses  récens  dis- 
ciples, Titus,  fils  de  païen  et  incirconcis.  Il  y  expose  l'évangile 
qu'il  prêche  aux  gentils,  il  discute  avec  plusieurs,  et  s'entretient 
en  particulier  avec  les  plus  considérés  des  frères;  mais  il  ne  cède 
ni  aux  récriminations  des  plus  violens,  ni  aux  représentations  des 
plus  autorisés.  Il  ne  laisse  pas  circoncire  Titus.  Il  est  entendu  à  la 
fin  qu'on  lui  abandonne  les  gentils  à  convertir,  comme  à  Pierre  les 
Juifs.  A  quelles  conditions?  Paul  n'en  dit  rien.  Du  décret  dont  par- 
lent les  Actes,  il  ne  fait  nulle  mention.  On  a  paru  s'entendre  ce- 
pendant, on  s'est  donné  la  main  en  signe  d'union.  La  division  du 
travail  ne  devra  pas  détruire  la  bonne  harmonie.  On  se  sépare, 
chacun  gardant  sa  foi.  Ceci  est  gagné  en  fait  :  les  païens  auront 
libre  accès  dans  l'église  sans  être  soumis  cà  une  opération  rebu- 
tante et  inutile. 

M.  Renan  a  voulu  fondre  ensemble  la  narration  des  Actes  et  celle 
de  Paul.  Il  n'admet  point  par  exemple  qu'un  décret  en  forme  soit 
sorti  des  conférences  de  Jérusalem;  toutefois  il  considère  les  prescrip- 
tions exprimées  dans  ce  décret  prétendu  comme  le  résultat  d'une 
convention  amiable.  Décret  officiel  ou  convention  verbale,  les  diffi- 
cultés que  M.  Pienan  a  notées  semblent  les  mêmes.  M.  Renan  prête 
aussi  à  Paul  une  concession  qui  paraît  exorbitante,  en  désaccord 
avec  ses  principes  invariables,  et  tout  à  fait  invraisemblable,  à  sa- 
voir la  circoncision  de  Titus,  qu'il  avait  amené  avec  lui  pour  pro- 
tester plus  vivement  contre  d'inacceptables  prétentions.  Ce  n'est 
pas  ici  le  lieu  de  discuter  un  texte  équivoque  que  M.  Renan  inter- 
prète d'une  façon  nouvelle;  mais  avec  son  hypothèse  comment  ex- 
pliquer ce  que  Paul  affirme  si  nettement,  qu'il  ne  se  soumit  pas  et 
qu'on  ne  lui  arracha  rien?  Il  réserva,  dit-on,  la  question  de  principe. 
La  meilleure  manière  de  l'affirmer  était  justement  de  ne  pas  céder 
dans  ce  cas  particulier.  iN'avait-il  pas  prévu  les  réclamations  des 
judaïsans,  ne  les  avait-il  pas  provoquées  comme  à  dessein?  Amener 
Titus  à  Jérusalem  était  une  évidente  bravade,  céder  à  son  sujet 
était  une  amère  humiliation  ou  une  inconcevable  faiblesse.  Le  ca- 


l'oeuvre    de    SATNT   PAUL.  893 

ractère  de  Pcaiil  répugne  à  l'une  comme  à  l'autre.  Enfin  M.  Renan 
écrit  qu'on  se  sépara  content,  que  Pierre,  Jacques  et  Jean  ap- 
prouvèrent complètement  l'évangile  que  Paul  prêchait  aux  gentils, 
qu'on  lui  donna  hautement  la  main,  qu'on  admit  son  droit  divin 
immédiat  à  l'apostolat.  D'où  vient  donc  alors  la  nuance  d'ironie  ou 
d'amertume  mal  déguisée  avec  laquelle  Paul  parle  de  ces  «  colonnes 
de  l'église?  »  On  se  sépara  avec  des  paroles  d'union  sur  les  lèvres  et 
la  jalousie  au  fond  du  cœur.  Les  mains  se  touchèrent.  La  politique 
et  non  la  sympathie  les  avait  rapprochées.  On  accepta,  on  subit 
l'évangile  de  Paul  sans  y  adhérer.  On  reconnut  le  succès  de  sa  pré- 
dication et  la  vocation  qui  le  poussait  vers  les  gentils,  mais  non  sans 
réticences  et  de  la  manière  la  plus  équivoque.  Tous  étaient  trop 
bons  Juifs  au  fond  pour  ne  pas  trouver  les  conquêtes  de  Paul  fort 
chèrement  achetées  par  les  dispenses  qu'il  accordait  aux  gentils.  Il 
y  a  des  alliés  importuns  ou  indiscrets  qu'on  n'ose  ou  qu'on  ne  peut 
répudier;  il  est  probable  que  Paul  fut  traité  comme  tel.  La  suite 
montra  combien  cette  prétendue  entente  fraternelle  était  fragile  et 
précaire. 

Peu  après  en  effet,  la  rupture  éclata.  C'était  à  Antioche.  Paul  s'y 
sentait  sur  un  terrain  plus  solide  et  entouré  de  sympathies  plus 
fermes.  Pierre,  qui  s'y  trouvait  avec  lui,  mangeait  avec  les  gentils; 
mais,  des  émissaires  de  Jacqses  étant  survenus,  il  céda  bientôt  à  leur 
influence  et  se  retira  à  l'écart.  Barnabe  et  les  circoncis  suivirent 
l'exemple  de  Pierre.  Paul  indigné  apostropha  ce  dernier  en  face  et  le 
reprit  publiquement,  proclamant  que  les  distinctions  de  personnes 
étaient  abolies,  et  qu'il  y  avait  hypocrisie  ou  inconséquence  à  vou- 
loir conserver  ou  imposer  aux  autres  des  pratiques  dont  la  doctrine 
nouvelle  était  l'abrogation.  «  Si  le  salut  s'obtient  par  la  loi,  c'est 
donc  vainement  que  le  Christ  est  mort  sur  la  croix...  Il  n'y  a  ici  ni 
Juif,  ni'païen,  ni  esclave,  ni  homme  libre,  tous  sont  un  en  Christ 
Jésus.  »  11  semble  bien  peu  croyable  que  quelques  semaines  avant 
cet  éclat  Paul  soit  venu  à  Jérusalem  faire  œuvre  de  dévotion  légale, 
comme  M.  Renan  le  raconte  avec  l'auteur  des  Actes.  Quelles  armes 
en  effet  eût-il  fournies  à  Jacques  et  quelle  réplique  à  Pierre,  si  peu 
de  jours  avant  il  eût  paru  lui-même  au  temple  en  Juif  fidèle  !  D'autre 
part,  Paul,  qui  semble  énumérer  si  exactement  ses  apparitions  à  Jé- 
rusalem et  ses  rapports  avec  les  apôtres  dans  sa  fameuse  Epitrc 
aux  Galates,  eût  étrangement  manqué  de  bonne  foi  en  omettant  sa 
présence  et  sa  participation  à  la  pâque  de  l'an  hh.  Quoi  qu'il  en 
soit,  cet  esclandre  fut  comme  une  déclaration  de  guerre.  Jacques  et 
ses  séides,  par  des  espions  et  d'occultes  missionnaires  envoyés  à  la 
suite  de  Paul  et  sur  ses  pas,  travaillèrent  à  saper  son  influence,  à 
lui  enlever  ses  disciples,  à  contrecarrer  ses  efforts  et  à  détruire  son 
œuvre.  La  trace  de  cette  lutte  intestine  est  visible  dans  les  écrits  de 


804  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Paul,  dans  Y  Apocalypse,  composée  peu  de  temps  après;  elle  est 
éclatante  dans  les  lloiitèlies  et  les  Reconnaissances  du  pseudo-Clé- 
ment. 

Il  ne  pouvait  pas  venir  à  l'esprit  des  fidèles  de  Palestine,  vivant 
dans  un  horizon  fermé,  loin  de  tout  mouvement  d'idées,  que  le 
judaïsme  était  chose  finie,  que  le  culte  des  aïeux  et  les  saintes  ti-adi- 
tions  conservées  à  travers  tant  d'épreuves  étaient  stériles.  Pour  eux, 
le  temple  était,  sinon  la  dernière  et  inviolable  forteresse  de  la  patrie, 
tout  au  moins  l'unique  et  universel  refuge  de  la  vraie  piété;  les  cou- 
tumes et  les  traditions  sacrées  deaieuraient  le  signe  d'élection  et  de 
ralliement  d'Israël  dispersé.  Leur  fallait-il  donc  répudier  leur  vieille 
noblesse,  apprendre  à  se  détacher  du  sanctuaire  et  à  blasphémer 
l'héritage  d'Abraham,  d'isaac  et  de  Jacob?  Or  qui  ne  voyait  <:[u;e 
Paul,  bien  qu'il  fût  en  général  assez  facile  et  coulant  quand  il 
n'était  pas  poussé  à  bout,  déchirait  le  vieux  pacte,  enseignait  l'inu- 
tilité et  l'indifférence  des  pratiques,  et  proclamait  l'égalité  devant 
Dieu  du  Juif  et  du  païen?  Qui  ne  voyait  que  son  évangile  avait  pour 
conséquence  l'abolition  de  la  loi?  iN'avait-il  pas  dit  que  Dieu  n'ha- 
bite pas  dans  les  temples  construits  par  la  main  des  hommes,  sans 
faire  de  réserve  pour  le  temple  saint  de  Jérusalem?  Ne  déclarait-il 
pas  vaines  les  distinctions  des  jours  et  des  viandes?  iNe  disait-il  pas 
qu'on  peut  sans  manquer  à  Dieu  manger  à  la  table  des  païens  des 
chairs  offertes  aux  idoles?  N'ini^inuait-il  pas  que  la  circoncision 
est  une  mutilation  stérile  et  ridicule?  Le  dévot  Jacques,  qui  usait 
ses  genoux  sur  les  dalles  du  temple,  les  fidèles  qui  l'admiraient 
comme  le  type  de  la  sainteté  et  le  modèle  du  parfait  chrétien,  pou- 
vaient-ils apprendre  sans  horreur  qu'on  professât  publiquement  le 
mépris  de  leurs  pieuses  austérités?  C'était  un  strict  devoT  de  dé- 
fendre la  vérité  outragée  et  de  démasquer  le  blasphémateur.  A  da- 
ter du  scandale  d'Antioche,  où  Paul  s'était  dévoilé,  le  parti  des 
judaïsans,  à  l'instigation  de  Jacques,  s'y  appliqua  par  tous  les 
moyens.  On  ne  se  fit  pas  scrupule  de  fabriquer  de  fausses  lettres 
de  l'apôtre.  On  le  représenta  comme  un  séducteur,  un  agent  de 
troubles  et  de  divisions,  un  falsificateur  de  la  parole  de  Dieu,  un 
apostat,  un  ministre  de  Satan.  Sa  parole  courait,  disait-on,  à  la  ma- 
nière d'une  épidémie.  Les  émissaires  des  douze  venaient  comme 
de  prudens  médecins  guérir  les  malades  qu'il  avait  faits,  et  rendre 
la  santé  à  ceux  que  sa  corruption  avait  atteints.  On  niait  surtout 
son  droit  d'enseigner  et  la  légitimité  de  sa  mission.  De  qui  la 
tenait-il?  Pouvait-il  dire  qu'il  eut  été  institué  par  Jésus,  lui  qui 
n'avait  pas  seulement  vu  son  visage,  ni  entendu  sa  voix?  11  s'était 
improvisé  missionnaire,  il  était  apôtre  de  par  sa  seule  fantaisie.  II 
alléguait  ses  visions,  quelle  preuve  en  donnait-il?  Il  fallait  l'en 
croire  sur  parole.  Ne  sait-on  pas  d'ailleurs  que  les  visions  sont 


l'oeuvre    de    saint    PAUL.  895 

de  la  part  de  Dieu  des  témoignages  de  colère  et  non  d'amour? 
A  ceux  qu'il  aime,  le  Seigneur  se  montre  face  à  face.  Si  Jésus  lui 
est  apparu  dans  une  vision,  et  lui  a  parlé,  comme  il  le  prétend, 
c'est  comme  un  ennemi  à  son  ennemi.  Qui  soutiendra  qu'on  peut 
être  initié  par  vision  à  une  doctrine?  Ce  n'est  pas  l'affaire  d'un 
rêve;  sinon  poiu'quoi  le  Seigneur  est-il  resté  pendant  un  an  à  en- 
seigner des  disciples  bien  éveillés?  Comment  d'ailleurs  Jésus  l'au- 
rait-il  initié,  puisque  la  doctrine  qu'il  prêche  est  contraire  à  celle 
du  maître?  Si,  visité  et  instruit  par  Jésus  pendant  une  heure, 
il  est  devenu  apôtre  à  bon  droit,  qu'il  prêche  sa  parole,  qu'il  an- 
nonce sa  doctrine,  qu'il  aime  ses  apôtres,  et  ne  combatte  plus  contre 
ceux  qui  ont  eu  le  privilège  de  vivre  avec  le  Seigneur  et  ont  reçu 
de  sa  bouche  ce  qu'ils  enseignent  aujourd'hui.  Dire  que  Pierre  est 
condamnable  et  répréhensible,  c'est  s'élever  contre  Dieu  même,  qui 
lui  a  révélé  le  Christ,  c'est  démentir  le  Seigneur,  qui  l'a  déclaré 
bienheureux  à  cause  de  cette  révélation.  Yeut-il  ^sincèrement  être 
le  champion  de  la  vérité,  qu'il  se  mette  à  l'école  des  apôtres  et  se 
fasse  leur  disciple  pour  être  ensuite  leur  auxiliaire.  C'est  aux  apôtres 
qu'il  appartient  de  contrôler  et  de  vérifier  la  doctrine,  de  distinguer 
le  bon  grain  de  l'ivraie.  Aucun  missionnaire  de  l'Évangile  ne  doit 
être  reçu,  s'il  n'a  conféré  avec  Jacques,  le  frère  du  Seigneur,  et  ne 
porte  une  attestation  de  sa  main. 

Que  ce  soit  Jacques  qui  ait  fait  à  Paul  cette  opposition  achar- 
née, la  chose  paraît  peu  douteuse,  si  l'on  veut  se  souvenir  que 
l'éclat  d'Antioche  avait  été  provoqué  par  ses  délégués  ou  des  per- 
sonnes de  son  eniourage  intime,  et  que  nul  plus  que  lui  ne  dut 
être  blessé  de  la  rebuffade  de  Paul.  Ce  dernier,  sans  le  confondre 
avec  les  faux  frères  et  les  intrus,  le  nomme  avec  Pierre  et  Jean 
comme  ceux  avec  lesquels  il  finit  par  s'entendre,  au  moins  pour  le 
moment,  ce  qui  prouve  qu'ils  ne  s'entendaient  pas  tout  d'abord.  Il 
les  désigne  encore  avec  ses  deux  amis  d'une  façon  plus  voilée  lors- 
qu'il parle,  non  sans  ironie,  de  ceux  qui  «■  sont  tenus  en  haute  con- 
sidération dans  l'église,  »  et  «  passent  pour  être  quelque  chose,  » 
quand  il  ajoute  plus  loin  «  que  c^lui  qui  trouble  les  âmes  en  portera 
la  peine,  quel  qu'il  soit.  »  Ailleurs  encore,  il  se  plaint  de  ceux  qui 
«  veulent  tirer  gloire  de  grossir  le  nombre  des  circoncis,  »  ou,  se 
n  levant  en  face  de  ceux  qui  tentent  de  l'abaisser,  il  rappelle  ses 
travaux,  son  désintéressement,  ses  épreuves,  et  proteste  hautement 
«  qu'il  n'a  été  en  rien  inférieur  aux  archi-apôtres;  »  enfin  au  dernier 
retour  de  Paul  à  Jérusalem,  d'après  l'auteur  des  Actes,  si  discret  ou 
plutôt  si  muet  sur  toutes  ces  querelles,  c'est  Jacques  qui  se  fait  au- 
près de  Paul  rinterj)rète  des  récriminations  des  judaïsans,  et  pro- 
nonce le  mot  si  malsonnant  de  docteur  d'apostasie.  La  part  de  Jac- 
ques, de  Pierre  et  de  Jean,  dans  cette  longue  et  méchante  guerre 


896  REVUE  DES  DEUX  MOADES. 

contre  Paul,  est  difficile  à  déterminer.  Il  est  certain  cependant  qu'ils 
faisaient  cause  commune.  Des  trois,  Jacques  est  le  plus  Juif,  par  con- 
séquent le  plus  opposé  à  Paul,  qui  ne  l'est  plus  du  tout.  Jean,  s'il  est 
l'auteur  de  l'Apocalypse,  a  lancé  dans  ce  livre  plus  d'un  trait  à  l'a- 
dresse de  Paul  et  de  ceux  qu'il  a  séduits  par  ses  impostures  et  ses 
prestiges.  Pierre,  dont  le  caractère  historique  semble  peu  d'accord 
avec  celui  que  la  tradition  lui  a  prêté,  homme  timide,  irrésolu,  de 
grandes  intentions,  mais  de  faible  volonté,  poussant  l'esprit  de  con- 
ciliation jusqu'à  l'effacement  de  soi,  dut  incliner  du  côté  de  Jacques 
tant  qu'il  resta  auprès  de  lui.  Dans  YEjntreaux  Galates,  il  est  nommé 
comme  l'apôtre  de  la  circoncision;  dans  la  première  aux  Corin- 
thiens, Paul  parle  de  ceux  qui  prennent  le  nom  de  Pierre  pour  ban- 
nière de  leur  parti,  et  ce  paru  n'est  pas  le  sien.  Dans  la  littérature 
pseudo-clémentine,  le  même  Pierre  est  représenté  comme  le  con- 
stant adversaire  de  Paul.  Il  nous  est  montré  le  suivant  en  quelque 
sorte  à  la  piste  pour  détruire  ses  maléfices  et  guérir  les  âmes  qu'il 
a  infectées  de  son  venin.  Cette  littérature  n'appartient  pas,  il  est 
vrai,  à  l'âge  apostolique;  elle  n'en  atteste  pas  moins  un  certain  état 
de  l'opinion,  une  tradition  reçue  dans  l'église.  Si  Jacques  y  est  ap- 
pelé l'évêque  des  évèques  et  joue  le  personnage  d'un  grand  pon- 
tife, arbitre  souverain  de  la  pure  doctrine,  dont  le  certificat  est  né- 
cessaire pour  qu'on  soit  apôtre  légitime,  Pierre  est  le  soldat  de  la 
foi  légale  qui  poursuit  l'erreur  en  tous  lieux  et  assure  la  victoire  à 
la  vérité. 

On  sait  que  Paul  ne  céda  point.  Il  fît  face  de  toutes  parts  à  ses 
adversaires,  soit  en  payant  de  sa  personne,  soit  par  ses  aujis  ou 
ses  lettres.  Il  rendit  guerre  pour  guerre  et  coup  pour  coup,  atta- 
quant et  se  défendant  tour  à  tour.  Il  renvoyait  à  ses  ennemis  les 
noms  de  faussaires,  de  faux  apôtres  et  de  suppôts  de  Saian.  L'in- 
vective et  l'épigramme  coulaient  à  flots  de  sa  plume.  Le  point 
faible  de  sa  défense,  comme  le  dit  M.  Renan,  c'est  qu'il  n'avait 
pas  connu  Jésus  et  ne  pouvait  invoquer  auprès  des  siens  l'élec- 
tion du  divin  maîtie,  dont  les  douze  se  targuaient.  Où  donc  était 
l'esprit  de  Jésus  dans  ces  âpres  et  violens  débats?  Nulle  part  sans 
doute,  car  son  esprit  était  un  esprit  de  paix  et  d'amour,  non  de  dis- 
pute et  de  haine.  Pourtant  n'était-ce  pas  en  vérité  celui  qui  ne  l'a- 
vait pas  connu  qui  était  son  véritable  interprète,  son  disciple  le  plus 
fidèle?  Paul  alléguait  ses  révélations,  ses  visions,  son  commerce 
intime  avec  l'âme  du  Christ;  il  apportait  pour  preuve  de  cette 
communication  les  prodiges  qu'il  avait  accomplis  en  son  nom,  ses 
œuvres  solides  d'apôtre,  la  doctrine  du  salut  répandue  en  tant  de 
lieux,  sa  vie  vouée  tout  entière  au  bien  des  autres  au  milieu  de 
tant  de  périls  et  de  souffrances.  C'était  trop  peu  cependant  pour 
beaucoup  de  fidèles  des  églises  de  Grèce  et  d'Asie.  Travaillés  par 


l'oeuvre   de   saint   PAUL.  897 

les  menées  des  tlou2rB,  entendant  dire  partout  que  Paul  n'était  qu'un 
•volontaire  de  la  foi,  qui  de  sa  propre  autorité  s'était  fait  apôtre  et 
missionnaire,  frappés  de  cette  raison  que  ceux  qui  avaient  entendu 
Jésus  lui-même  et  avaient  reçu  de  son  choix  le  ministère  de  la  pa- 
role publique  devaient  en  savoir  sur  sa  vraie  doctrine  plus  qu'un 
étranger  qui  ne  l'avait  jamais  vu  qu'en  songe,  nonibre  de  ceux 
que  Paul  avait  gagnés  à  son  libre  évangile  se  donnaient  aux  mission- 
naires de  l'évangile  judaïque.  Paul  subit  l'amertume  de  se  voir 
abandonner  et  renier  par  plusieurs.  Il  se  consolait  en  se  disant  que 
l'endurcissement  d'Israël  s'amollirait  quelque  jour,  que  l'avenir 
amènerait  cà  sa  doctrine  les  Juifs  orthodoxes  eux-mêmes,  et  que  l'é- 
vangile de  ses  adversaires  judaïsans,  tout  incomplet  qu'il  fût,  était 
encore  l'Évangile. 

Quelle  dilTérence  en  effet  séparait  l'école  de  Paul  de  celle  de 
Jacques  et  des  judéo-chrétiens?  Petite  en  apparence,  énorme  en 
réalité.  Pour  l'une  et  pour  l'autre,  Jésus  était  le  Messie  promis  par 
les  prophètes  pour  le  salut  du  monde,  et  il  n'y  avait  de  salut  que 
par  le  baptême  donné  en  son  nom;  mais  Jacques  et  ses  amis,  bien 
qu'ils  eussent  accordé  que  les  païens  aussi  pouvaient  être  appelés 
et  reçus  dans  l'église,  maintenaient  la  vertu  du  rituel  juif  et  la  né- 
cessité des  observances  légales,  et  prétendaient  que  les  prescrip- 
tions de  Moïse  demeuraient  obligatoires  pour  tous  les  convertis.  Le 
christianisme,  dans  leur  pensée,  était  le  judaïsme  achevé,  «  la  loi 
accomplie,  »  suivant  l'expression  attribuée  à  Jésus.  Paul  au  contraire 
faisait  profession  de  croire  que  depuis  la  venue  du  Christ  la  loi, 
qui  n'était  qu'une  pierre  d'attente,  n'avait  plus  de  sens  et  était 
abolie,  que  les  traditions  et  les  cérémonies  mosaïques  ne  servaient 
plus  de  rien  :  inutiles  aux  étrangers,  qui  ne  les  avaient  jamais  con- 
nues, elles  étaient  vaines  pour  les  Juifs  mêmes;  d'ailleurs  les  rites, 
quels  qu'ils  soient,  n'ont  absolument  de  valeur  que  par  les  idées 
qu'on  y  attache.  S'il  faut  montrer,  pensait-il,  dans  ces  matières 
une  grande  réserve  et  une  large  tolérance,  c'est  qu'on  doit  se  gar- 
der de  contrister  ou  de  scandaliser  les  faibles;  le  meilleur  est  de  ne 
condamner  personne,  ni  ceux  qui  pratiquent,  ni  ceux  qui  ne  pra- 
tiquent pas.  Il  disait  à  ce  sujet  de  belles  paroles  :  «  la  lettre  tue, 
mais  l'esprit  vivifie;...  là  où  est  l'esprit  du  Seigneur,  là  est  aussi  la 
liberté.  » 

11  n'y  a  pas  de  religion  établie  sans  rites.  Que  le  christianisme 
gardât  et  s'appropriât  les  cérémonies  du  judaïsme  ou  en  créât  de 
nouvelles,  cela,  semble-t-il,  importait  peu.  Cependant  la  majorité 
des  Juifs  n'acceptait  pas  Jésus  ni  son  baptême;  d'un  autre  côté,  il 
n'était  pas  vraisemblable  que  les  païens  pussent  laisser  leur  culte 
national  pour  embrasser  un  judaïsme  équivoque  et  décrié.  Tous 

TOME  LXXXII.  —  l!iC9.  57 


89S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

répugnaient  à  la  circoncision.  Le  christianisme  demi-juif  de  Jacques 
et  de  ses  amis  devait  donc  forcément  s'éteindre  après  quelques 
générations  comme  une  secte  obscure,  ou  se  fondre  dans  le  chris- 
tianisme universel  de  Paul.  L'apôtre  des  gentils  ne  se  trompait 
donc  pas  en  espérant  de  l'avenir  le  triomphe  de  ses  idées.  Celles-ci 
pourtant  avaient  quelque  chose  de  chimérique  ou  de  singulièrement 
prématuré.  Le  christianisme  en  effet,  dégagé  du  judaïsme,  devait, 
en  se  constituant  comme  religion  distincte,  se  charger  d'une  abon- 
dante végétation  de  cérémonies  et  d'observances  plus  ou  moins  ori- 
ginales, 01^1  ni  Jésus  ni  Paul  ne  l'eussent  peut-être  reconnu. 

L'évangile  de  Paul  n'est  pas  seulement  négatif.  Il  y  a  dans  son 
œuvre  une  théologie  positive;  les  traits  en  sont  épars  çà  et  là; 
elle  tenait  sans  doute  une  grande  place  dans  «on  enseignement 
oral.  Paul  l'a  résumée  dans  une  sorte  de  lettre  circulaire  qui  nous 
est  venue  sous  le  titre  d'EjJitre  aux  Romains.  «  C'est  là,  dit 
M.  Pienan,  que  paraît  dans  tout  son  jour  la  grande  pensée  de  l'a- 
pôtre :  la  loi  n'importe,  les  œuvres  n'importent;  le  salut  ne  vient 
que  de  Jésus,  fils  de  Dieu,  ressuscité  d'entre  les  morts.  Jésus,  qui 
aux  yeux  de  l'école  judéo-chrétienne  est  un  grand  prophète,  venu 
pour  accomplir  la  loi,  est  aux  yeux  de  Paul  une  apparition  divine, 
rendant  inutile  tout  ce  qui  l'a  précédée,  même  la  loi.  Jésus  et  la 
loi  sont  pour  Paul  deux  choses  opposées.  Ce  qu'on  accorde  à  la  loi 
d'excellence  et  d'efficacité  est  un  vol  fait  à  Jésus;  rabaisser  la  loi, 
c'est  grandir  Jésus.  Grecs,  Juifs,  barbares,  tous  se  valent;  les  Juifs 
ont  été  appelés  les  premiers,  les  Grecs  ensuite,  tous  ne  sont  sauvés 
que  par  la  foi  en  Jésus.  »  On  comprend  maintenant  l'abîme  qui  sé- 
pare Paul  de  Jacques  et  de  ceux  qu'il  appelle  les  faux  frères.  Pour 
ces  derniers,  le  temple  de  Jérusalem  demeure  la  maison  sainte  où 
l'humanité  doit  se  prosterner  et  s'unir  au  nom  de  Jésus.  Les  obser- 
vances et  les  pratiques  mosaïques  restent  le  vrai  culte,  le  culte  éter- 
nel. Le  christianisme  n'est  qu'un  judaïsme  plus  large  et  plus  tolé- 
rant, un  judaïsme  parfait.  Le  triomphe  du  christianisme  doit  être  le 
triomphe  d'Israël.  Pour  saint  Paul,  le  cœur  de  l'homme  droit  et  pur 
est  le  seul  temple  de  Dieu.  Les  traditions  et  les  prescriptions  pieuses 
de  la  loi  sont  œuvres  mortes  et  stériles.  La  foi  en  Jésus  est  seule 
suffisante  et  seule  efficace. 

III. 

Pour  l'œuvre  que  M.  Ernest  Renan  a  entreprise  et  où  les  docu- 
mens  sont  rares,  mêlés  et  souvent  discordans,  c'est  trop  peu  d'être 
un; théologien  expert,  un  savant  exact  et  un  critique  pénétrant.  Il 
faut  encore  posséder  ce  sentiment  vif  et  fin  de  la  réalité  qui  manque 
trop  souvent  à  ceux  qui  manient  des  abstractions  et  vivent  enfermés 


l'oeCVRE    de    saint   PAUL.  899 

dans  ]a  sphère  de  l'idée  pure  ou  des  arides  controverses.  Il  faut 
avoir  l'âme  d'un  poète,  j'entends  ce  rare  don  d'imagination  qui 
permet  de  rendre  la  vie  aux  choses  du  passé.  C'est  en  histoire  la 
maîtresse  qualité.  M.  Renan  en  est  doué  à  un  degré  vraiment  supé- 
rieur. On  goûtera  avec  juste  raison  la  variété  et  le  charme  des 
descriptions  des  lieux  visités  par  saint  Paul.  Plusieurs  diront  peut- 
être  qu'il  y  a  ici  un  déploiement  poétique  excessif.  Il  ne  paraît  pas 
que  l'apôtre  voyageur  ait  jamais  été  sensible  aux  beautés  des  pays 
qu'il  traversait.  Jésus  sentait  la  nature  plus  fortement  et  était,  ce 
semble,  en  plus  étroite  communication  avec  elle.  Paul  a  dédaigné  ces 
spectacles  extérieurs.  Il  a  passé  devant  sans  les  voir  ni  en  être  ému. 
L'intensité  de  sa  vie  intérieure  et  l'exclusive  préoccupation  de  son 
apostolat  ont  fermé  ses  yeux  à  ces  tableaux  où  l'âme  de  Jésus  trou- 
vait de  si  vives  images  ou  de  si  gracieuses  inspirations.  Dès  la  pre- 
mière génération,  le  christianisme  prend  la  teinte  assombrie  qu'il 
gardera.  Nul  cependant  ne  voudrait  effacer  du  livre  de  M.  Renan 
ce  luxe  pittoresque,  ni  alléguer  qu'il  sent  l'artifice.  Il  suffit  qu'il 
n'enlève  pas  à  la  figure  de  Paul  son  juste  relief. 

L'ordinaire  et  assez  excusable  défaut  d'un  livre  qui  a  une  allure 
de  biographie,  c'est  que  l'auteur  surfait  son  héros.  Le  saint  Paul  de 
M.  Renan  n'est  pas  plus  grand  que  nature.  J'oserai  dire  qu'il  me 
paraît  un  peu  plus  petit.  Je  me  figure  d'abord  saint  Paul  plus  ferme 
en  face  de  l'opposition  judéo-chrétienne.  Sur  la  seule  autorité  des 
Actes,  M.  Renan  lui  prête  vis-à-vis  de  ses  adversaires  une  condescen- 
dance qui  touche  à  la  faiblesse,  presque  à  l'abdication,  et  s'accorde 
mal  avec  son  caractère  très  entier  et  très  raide.  Il  semble  qu'on  ne 
dise  rien  de  grave  lorsqu'on  raconte  que  Paul,  en  51,  au  retour  de 
son  premier  voyage,  a  circoncis  Titus  à  Jérusalem,  et  un  peu  plus 
tard  Timothée;  qu'en  bà,  au  retour  de  sa  seconde  mission,  il  a  célé- 
bré la  pâque  à  Jérusalem  en  pieux  pharisien;  qu'en  58  enfin,  après 
sa  troisième  mission,  il  a  fait  tondre  à  ses  frais  quatre  pauvres  Juifs, 
et  s'est  associé  avec  eux  dans  le  temple  à  la  cérémonie  du  nazirat. 
Ces  faits  au  contraire  sont  très  importans,  espacés  de  la  sorte  dans 
toute  la  carrière  active  de  l'apôtre.  Si  en  effet  dans  toutes  ces  cir- 
constances Paul  s'est  conduit  en  fidèle  zélateur  de  la  loi  juive,  que 
signifie  sa  polémique  si  ardente  contre  l'esprit  pharisaïque  des  faux 
frères  et  des  faux  apôtres?  Ne  prescrivait-il  pas  à  ses  disciples  d'être 
ses  imitateurs?  Jacques  et  ses  amis  ne  demandaient  pas  autre 
chose.  Peut-on  admettre  qu'à  quatre  reprises  il  se  soit  donné  de  la 
sorte  de  si  flagrans  démentis,  et  que  pendant  toute  sa  vie  aposto- 
lique il  ait  constamment  parlé  d'une  façon  et  agi  d'une  autre?  En 
51,  à  l'origine  des  débats,  cela  est  possible  à  la  rigueur,  bien  que 
peu  vraisemblable;  mais  en  bh,  en  58,  lorsque  la  dispute  était  dans 
toute  sa  force,  et  qu'on  avait  échangé  des  paroles  qui  ne  s'oublient 


900  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pas,  il  n'est  pas  croyable  que  Paul  ait  montré  cette  inconséquence 
et  délaissé  sa  cause  au  point  de  donner  de  pareils  gages  à  ses  ad- 
versaires. 

Ces  traits,  que  M.  Renan  attribue  à  l'esprit  d'accommodement  et 
de  conciliation,  sont  fondus  de  telle  façon  dans  son  récit  qu'ils  n'y 
détonnent  pas  trop.  C'est  dans  sa  conclusion  que  M.  Renan  nous  pa- 
raît donner  de  Paul  une  idée  qui  ne  semble  pas  répondre  au  bril- 
lant tableau  qu'il  a  fait  de  cette  vie  extraordinaire,  et  moins  encore 
à  la  vérité  et  à  la  justice.  C'est  là  que  Paul  nous  paraît  réellement 
diminué.  Que  l'apôtre  n'ait  pas  eu  de  son  vivant  l'importance  que 
nous  lui  attribuons,  «  que  ses  églises  n'aient  pas  été  très  solides 
ou  l'aient  renié,  »  il  n'en  serait  guère  amoindri  ;  mais  le  premier 
point  est-il  bien  certain?  Si  Paul  n'a  pas  joué  le  premier  rôle  à  l'é- 
poque apostolique,  comment  se  fait-il  que  l'auteur  des  Actes  des 
Apôtres,  dès  le  moment  où  il  l'introduit  en  scène,  ne  parle  que  de 
lui  seul,  au  point  que  cette  histoire  prétendue  des  apôtres  n'est  que 
l'histoire  de  Paul?  Pour  le  second  point,  nous  avons  de  faibles  lu- 
mières. Pourtant,  si  les  églises  d'Asie  et  de  Corinthe  l'ont  renié  ou 
ont  associé  à  son  nom  un  autre  nom  plus  autorisé,  ce  ne  fut  qu'une 
éclipse  d'un  moment;  ce  serait  un  miracle  que  Paul  eût  pu  lutter 
seul,  avec  un  avantage  immédiatement  décisif,  contre  la  coalition 
des  douze  et  l'énorme  influence  dont  ils  disposaient.  Paul  mourut 
doutant,  non  certes  de  la  vérité,  mais  du  succès  de  la  cause  qu'il 
avait  défendue.  Ne  l'a-t-il  pas  emporté  en  définitive?  N'est-ce  pas 
son  évangile  qui  a  vaincu,  et  ce  triomphe  longtemps  contesté, 
incertain  du  vivant  de  l'apôtre,  n'est-ce  pas  le  triomphe  même  du 
christianisme?  C'est  pour  cela  que  Paul  nous  paraît,  après  Jésus, 
mériter  la  gloire  de  fondateur,  bien  que  M.  Renan  ne  veuille  point 
la  lui  accorder.  C'est  pour  cela  que  Paul  nous  paraît  incomparable- 
ment,  supérieur  aux  autres  apôtres.  M.  Renan  déclare  qu'il  leur 
est  inférieur;  mais,  des  douze  apôtres,  nous  ne  connaissons  pas 
les  œuvres,  nous  ne  connaissons  pas  même  tous  les  noms.  Ils  ont 
joui  de  la  vue  du  Seigneur,  ils  ont  entendu  de  leurs  oreilles  sa  vi- 
vante! parole.  A-t-elle  pénétré  jusqu'cà  leurs  âmes,  les  a-t-elle 
transformés,  en  a-t-elle  fait  des  hommes  nouveaux?  Ont-ils  com- 
pris cet  enseignement  auquel  ils  ont  eu  le  bonheur,  non  le  mérite 
d'être  appelés?  Jésus  s'était  élevé  contre  la  dévotion  matérielle  et 
les  observances  littérales.  Nul  plus  qu'eux  n'est  attaché  à  la  lettre 
de  la  loi,  plus  exact  à  suivre  les  traditions  et  les  règles  de  la  piété 
extérieure.  Des  deux  faces  de  Jésus,  la  face  juive  et  la  face  humaine, 
ils  semblent  n'avoir  connu  que  la  première.  A  les  voir,  on  dirait 
que  le  maître  n'a  paru  sur  la  terre  que  pour  fonder  un  couvent 
d'ascètes  et  ajouter  quelques  nouveaux  articles  au  code  déjà  si 
chargé  de  la  discipline  religieuse  des  Juifs.  Ce  sont  gens,  M.  Renan 


L'œuVRE    DE    SAINT   PAUL.  901 

le  dit  ailleurs  avec  raison,  que  Jésus,  s'il  eût  vécu,  «  eût  percés  de  ses 
plus  fines  railleries.  »  Ils  n'ont  rien  ni  de  sa  largeur  d'esprit  ni  de  sa 
divine  tolérance.  Ils  n'aiment  pas  les  étrangers;  ils  les  voient  d'un 
œil  jaloux  entrer  dans  la  société  dont  ils  sont  les  chefs;  ils  veulent 
à  tout  prix  les  soumettre  à  l'intolérable  servitude  de  leurs  prati- 
ques. Il  n'a  pas  dépendu  d'eux  d'empêcher  l'éclosion  et  l'épanouis- 
sement de  l'esprit  nouveau;  ils  ont  fait  tout  ce  qu'ils  ont  pu  pour 
y  mettre  obstacle.  C'est  ainsi  du  moins  que,  d'après  l'ouvrage  de 
M.  Renan,  on  comprend  les  douze.  Je  crois  profondément  qu'il  est 
dans  le  vrai.  Gomment  conclure  qu'ils  sont  supérieurs  à  Paul? 

Des  douze,  les  deux  qui  nous  sont  le  mieux  connus  le  sont  encore 
fort  peu,  c'est  Pierre  et  Jean.  Ce  dernier  est  à  peine  nommé  dans 
les  Arles  et  dans  les  Épitrcs  de  Paul.  On  peut  induire  du  seul  té- 
moignage de  Paul  qu'il  était  au  nombre  de  ces  personnages  plus 
quapôlrcs  dont  on  lui  opposait  l'autorité.  S'il  est  l'auteur  de  l'/l/'O- 
cahjpsr,  ce  qui  est  probable  et  ce  qui  exclurait  l'idée  de  lui  attri- 
buer le  quatrième  Évangile,  c'est  un  adversaire  de  Paul,  c'est-à-dire 
un  judaïsant,  un  défenseur  de  la  circoncision,  un  de  ces  esprits 
étroits  que  Jésus  n'eût  pas  acceptés  comme  ses  vrais  interprètes. 
Dans  l'ombre  où  il  est  resté,  et  avec  si  peu  d'indications  précises, 
€n  quoi  et  par  où  Jean  est-il  supérieur  à  Paul?  Pierre  n'est  pas 
beaucoup  mieux  connu.  Celui  que  la  tradition  représente  comme 
le  roc  solide  sur  lequel  Jésus  a  l3àti  son  église  paraît  avoir  été  un 
homme  mou  et  sans  caractère.  «  Pierre,  dit  M.  Renan,  aima  Jésus, 
le  comprit,  et  fut,  ce  semble,  malgré  quelques  faiblesses,  un  homme 
excellent.  »  S'il  a  compris  Jésus,  Paul  ne  l'a  pas  compris,  car,  ni  à  Jé- 
rusalem, ni  cà  Antioche,  ni  à  Gorinthe,  ils  ne  paraissent  avoir  été  dans 
le  môme  camp,  et  la  littérature  pseudo-clémentine  fait  de  Pierre 
îe  constant  adversaire  de  Paul.  Qu'il  ait  été  plein  de  bonté,  cela  est 
possible;  mais  avec  ce  rare  don  du  ciel,  s'il  est  seul,  on  ne  fonde 
rien.  Dans  les  temps  de  lutte,  l'extrême  bonté  est  parfois  duperie; 
c'est  en  tout  cas  une  qualité  de  peu  d'usage.  Le  bon  Pierre,  ami  de 
Jacques  et  plein  de  sympathie  aussi  pour  Paul,  approuvant  toutes 
les  idées  pour  ne  pas  blesser  les  personnes,  obéissant  docilement 
aux  émissaires  de  Jacques  et  ne  soufflant  mot  à  la  juste  apo- 
strophe de  Paul,  devait  être  un  de  ces  hommes  qu'on  tient  à  avoir 
■dans  son  parti,  non  pour  leur  capacité  d'initiative,  mais  pour  leur 
nom,  qu'on  se  dispute  moins  pour  en  faire  des  chefs  actifs  que 
des  drapeaux.  Pierre  aima  Jésus  plus  que  Paul,  cela  est  certain. 
Paul  n'a  connu  que  le  Jésus  idéal;  mais  il  aima,  comprit,  affirma 
ce  Jésus  idéal  plus  énergiquement  que  Pierre.  Dans  l'histoire  du 
christianisme  primitif,  on  peut  par  la  pensée  supprimer  Pierre. 
Ce  sera  un  vide  dans  la  liste  des  âmes  sincères  et  des  cœurs  dé- 
voués, voilà  tout.  Qu'on  essaie  de  faire  abstraction  de  saint  Paul» 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

on  ouvre  un  abîme  où  il  semble  que  le  christianisme  entier  dispa- 
raît. Faute  du  puissant  ouvrier,  la  pensée  qui  portait  une  civili- 
sation nouvelle  serait  demeurée  sans  fruit,  comme  une  semence 
tombée  sur  un  sable  aride.  Au  point  de  vue  de  la  valeur  indivi- 
duelle même,  comment  mesurer  Paul  et  Pierre  et  dire  :  Celui-ci  fut 
meilleur  que  celui-là?  On  n'a  pas  les  élémens  d'une  comparaison 
entre  deux  hommes  dont  l'un  est  pleinement  historique  et  dont 
l'autre  n'a  été  que  la  matière  de  la  légende.  La  seule  infériorité  de 
Paul,  c'est  d'être  plus  homme,  plus  semblable  cànous.  Les  inconnus 
seuls  portent  l'auréole.  La  bonté  n'est  pas  arme  de  guerre,  et  Paul 
passa  sa  vie  à  lutter.  Que  de  contrastes  cependant  dans  cette  âme! 
que  de  qualités  qui  semblent  s'exclure,  la  mesure  et  l'enthousiasme, 
le  sens  pratique  et  l'inspiration,  l'onction  et  la  fougue,  la  raideur 
et  la  tendresse,  la  fierté  et  l'abnégation  !  Dans  quelles  balances 
pourrait-on  peser  le  désintéressement  d'un  homme  qui  a  passé  sa 
vie  à  se  donner  aux  autres?  Qui  croira  que,  dans  la  cour  de  la  mai- 
son où  l'on  interrogeait  Jésus,  Paul  eût  manqué  de  cœur  et  défailli 
comme  Pierre?  En  somme,  la  tradition  a  remis  à  Pierre  les  clefs  du 
royaume  céleste,  mais  on  sait  bien  que  c'est  Paul  seul  qui  sut 
l'ouvrir. 

Quant  à  Jacques,  on  n'en  peut  rien  dire  que  M.  Renan  n'ait  dit 
plus  fortement.  C'est  une  sorte  de  «  bonze  juif,  »  un  pharisien  qui 
n'a  rien  appris  ni  rien  oublié.  Le  baptême  n'a  été  pour  lui  qu'une 
formalité  de  plus.  Il  compte  plutôt  parmi  les  martyrs  juifs  que 
parmi  les  martyrs  chrétiens.  On  ne  peut  sans  faire  injure  à  Paul  le 
mettre  en  parallèle  avec  lui.  Si  ses  idées  étroites  eussent  prévalu, 
le  christianisme  ne  fût  pas  sorti  de  la  Palestine.  Paul  devance  l'his- 
toire, et  est  fort  au-dessous  même  de  la  vérité  quand  il  déclare  dans 
un  juste  mouvement  de  fierté  qu'il  n'a  été  en  rien  inférieur  aux  plus 
grands  des  apôtres.  Il  fut  opiniâtre,  cassant,  plein  d'âpreté;  mais 
ses  adversaires,  qui  se  prétendaient  seuls  légitimes  apôtres  et  seuls 
fidèles  interprètes  de  Jésus,  furent-ils  plus  humbles,  plus  doux, 
moins  entêtés?  L'obstination  qui  s'appuie  sur  de  grandes  choses  et 
poursuit  un  but  désintéressé  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble  au 
monde.  «  Paul  n'a  pas,  dit  M.  Renan,  formé  d'école  originale;  il  a 
écrasé  ou  annihilé  tous  ses  disciples.  »  C'est  le  fait  des  grands  gé- 
nies; mais  l'école  de  Paul,  c'est  le  monde  païen,  qu'il  a  conquis  à 
son  libre  évangile.  Que  nous  importent  Titus  et  Timothée?  Les  dis- 
ciples de  Paul,  qui  sont  un  millier  peut-être  à  sa  mort,  compren- 
nent au  iii^  siècle  toute  la  chrétienté.  Pierre  et  ses  collègues  ont-ils 
donc  eu  l'honneur  de  faire  école  et  de  laisser  des  disciples  mar- 
quans?  L'influence  de  Paul  est  telle  que  bientôt  il  entraîne  tout 
dans  son  orbite.  On  fera  de  Pierre  lui-même  son  associé  et  son 
collaborateur  dans  la  fondation  des  églises  où  Paul  seul  a  travaillé. 


l'oeuvre   de   saint   PAUL.  903 

Paul,  il  est  vrai,  n'est  pas  un  pur  contemplatif;  c'est  un  homme 
d'action.  Sa  pensée  fut  toujours  militante,  jamais  au  repos.  En  est-il 
moins  grand?  Jésus  aussi  n'a-t-il  pas  agi,  n'a-t-il  pas  disputé, 
n'a-t-il  pas  aussi  connu  l'ironie  et  la  colère?  Nulle  révolution  ne  se 
fait  sans  résistance,  et  la  résistance  appelle  la  lutte;  mais  Paul 
s'est-il  agité  dans  le  vide?  N'est-il  pas  un  moraliste  incomparable 
et  un  vrai  maître  dans  la  direction  des  consciences?  Quel  point  de 
la  morale  pratique  n'a-t-il  pas  touché,  et  avec  quelle  sûreté  et 
quelle  délicatesse  !  M.  Renan  le  met  au-dessous  de  saint  François 
d'Assise  et  de  l'auteur  de  Y  Imitation.  Ce  dernier,  qui  n'a  connu  du 
christianisme  que  l'esprit  de  détachement,  n'a  écrit  que  pour  les 
âmes  malades  ou  blessées.  C'est  un  consolateur;  il  aide  à  mourir 
plus  qu'à  vivre.  Le  mysticisme  de  saint  Paul  est  plus  sain  et  moins 
dangereux.  11  ne  vous  dégoûte  pas  des  virils  devoirs  de  la  vie  ac- 
tive. François  d'Assise,  quelque  digne  d'admiration  que  soit  son 
dévoûment,  n'a  rien  fondé  qu'on  puisse  mettre  en  face  de  l'œuvre 
de  Paul.  Et  qu'eussent-ils  fait  l'un  et  l'autre,  si  Paul  n'avait  ouvert 
les  sillons  où  ils  ont  semé?  Certes  aucun  des  deux  n'a  servi  aussi 
largement  que  Paul  la  cause  de  l'idéal. 

La  théorie  du  salut  par  la  foi,  écrit  M.  Renan,  ne  dit  rien  au 
peuple.  Dans  la  théologie  de  Paul  en  effet,  il  y  a  bien  des  choses 
choquantes  pour  la  raison  :  l'inutilité  des  œuvres,  la  justification  par 
la  grâce,  c'est-à-dire  le  salut  accordé  par  une  pure  faveur  de  Dieu, 
non  comme  le  prix  du  mérite,  la  prédestination  des  élus.  La  raison  ré- 
clame contre  cet  avilissement  systématique  de  la  volonté  humaine. 
La  conscience  répugne  à  cette  déclaration  que  nous  ne  valons  point 
par  nos  efforts  et  ne  sommes  rien  par  nos  actes,  que  c'est  Dieu  seul 
qui  nous  fait  vouloir  et  agir,  lui  seul  aussi  qui  élève  ou  abaisse, 
corrige  ou  endurcit,  sauve  ou  perd,  damne  ou  glorifie  qui  lui  plaît. 
Le  vase  ne  peut  dire  au  potier  :  Pourquoi  m'as-tu  fait  ainsi?  mais 
l'homme,  si  humble  qu'il  soit,  ne  peut  se  considérer  comme  un  vase 
de  terre.  La  doctrine  de  l'inutilité  des  œuvres  et  du  salut  gratuit  est 
le  renversement  du  sens  humain  et  la  négation  de  la  morale.  Tout 
cela  est  vrai;  pourtant,  si  l'on  néglige  ces  théories,  si  l'on  cherche  à 
dégager  la  pensée  religieuse  de  ces  formules  arides  et  plus  que  con- 
testables, quelle  largeur,  quelle  simplicité,  quel  profond  sentiment 
de  la  vérité  éternelle,  quel  souffle  puissant  de  liberté  !  La  vie  reli- 
gieuse réside  dans  l'homme  intérieur.  Les  pratiques  pieuses  sont 
par  elles-mêmes  sans  valeur.  Le  ciel  appartient,  non  à  la  dévotion 
minutieuse  jusqu'au  scrupule,  mais  à  la  vraie  piété,  qui  est  au  fond 
du  cœur  et  se  découvre  à  Dieu  seul,  à  la  foi  naïve  et  pure,  à  l'a- 
mour surtout,  qui  est  encore  supérieur  à  la  foi.  «  Quand  je  parle- 
rais les  langues  des  hommes  et  des  anges,  a  dit  saint  Paul  dans  un 


1)04  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

admirable  passage,  si  je  n'ai  pas  l'amour,  je  suis  un  airain  sonnant, 
une  cymbale  retentissante.  Quand  j'aurais  le  don  de  prophétie, 
quand  je  connaîtrais  tous  les  mystères,  quand  je  posséderais  toute 
science,  quand  j'aurais  une  foi  sufTisante  pour  transporter  les  mon- 
tagnes, si  je  n'ai  pas  l'amour,  je  ne  suis  rien.  »  Les  observances 
religieuses  varient  et  distinguent  les  âges  et  les  peuples;  elles  sont 
un  principe  de  séparation,  d'exclusion  et  souvent  de  haine  entre  les 
hommes;  la  foi  et  l'amour  ont  dans  la  nature  humaine  leurs  sources 
profondes,  toujours  ouvertes  et  jaillissantes;  elles  sont  un  élément 
d'union  et  de  concorde.  Les  rites  sont  affaire  de  formes,  a  dit  saint 
Paul,  affaire  de  formes  aussi  la  discipline  du  culte  et  de  la  prière,  la 
distinction  des  jours  fériés,  la  distinction  des  mets,  la  tonsure  des 
nazirs  et  les  sacrifices  sacrés.  Qu'on  pousse  l'idée  jusqu'au  bout» 
on  pourra  dire  :  affaire  de  formes,  aussi  les  confessions  de  foi  au 
nom  desquelles,  en  dépit  de  la  charité,  tant  de  passions  mauvaises 
ont  été  déchaînées,  tant  d'attentats  commis,  tant  de  sang  ré- 
pandu. «  La  doctrine  de  Paul,  écrit  fort  bien  M.  Renan,  a  été  réel- 
lement libératrice  et  salutaire.  Elle  a  séparé  le  christianisme  du 
judaïsme;  elle  a  séparé  le  protestantisme  du  catholicisme.  »  Ajou- 
tons qu'elle  contient  en  ses  fiancs  l'émancipation  complète  de  la 
conscience  religieuse  de  l'humanité  et  le  principe  de  la  vraie  com- 
munion des  âmes.  L'unité  dans  les  dogmes,  le  culte  et  les  pratiques, 
rêve  plus  politique  que  religieux,  c'est  l'esclavage  des  consciences» 
Les  meilleures  âmes,  celles  qui  ont  le  plus  vif  sentiment  du  divin, 
sont  les  plus  rebelles  à  toute  espèce  de  joug.  Celles  qui  s'y  résignent 
par  humilité  ou  par  obéissance  diminuent,  et,  selon  le  mot  de  Paul, 
éteignent  en  elles  l'esprit.  Le  droit  de  chacune,  c'est  le  libre  essor 
vers  l'infini.  En  supprimant  entre  la  créature  et  Dieu  tout  intermé- 
diaire humain,  en  déclarant  que  les  observances  extérieures  sont 
stériles  et  sans  fruit  par  elles-mêmes,  il  semble  qu'on  apporte  à 
l'humanité  un  principe  supérieur  d'union.  C'est  ce  qu'a  fait  Paul; 
par  là  il  a  jeté  les  bases  de  l'avenir.  Jésus  avait  enseigné  la  religion 
absolue;  Paul  l'a  dégagée  des  langes  où  on  l'étouffait,  et  malgré 
mille  obstacles  il  l'a  plantée  parmi  les  hommes.  Moins  Juif  que 
Jésus,  mais  plein  de  sa  pensée  plus  que  tous  les  autres  apôtres,  il 
est  le  fondateur  conscient  de  la  religion  universelle.  Tous  ceux  qui 
ont  revendiqué  et  revendiqueront  jamais  la  pleine  liberté  spirituelle 
des  enfans  de  Dieu,  qui  ont  cherché  ou  chercheront  jamais  à  élever 
à  la  hauteur  d'un  dogme  et  du  seul  dogme  véritable  la  tolérance, 
la  paix  entre  toutes  les  âmes  pures  et  sincères,  la  réconciliation  des 
esprits  dans  l'amour  désintéressé  de  l'idéal,  relèvent  de  Paul. 

D.  AuBÉ. 


LES    RÉFORMES 

DE  L'ENSEIGNEMENT 


IL 

L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE. 


I.  Slatisiiqiie  de  l'enseignement  secondaire  en  iSGo.  —  11.  De  l'enseignement  secondaire  en  Angle- 
teire  et  en  Ecosse,  par  MM.  Demogeot  et  Montucci,  1868.  —  III.  L'Éducation  homicide,  pai* 
M.  de  Laprade,  1868.  —  IV.  Le  Baccalauréat  et  les  études  classiques,  par  le  même,  1869.  — 
V.  La  Part  de  la  famille  et  de  l'état  dans  l'éducation,  par  M.  E.  Renan,  1869. 


Quand  la  Revue  s'est  occupée  l'an  dernier  des  projets  de  réforme 
de  l'enseignement  supérieur,  cette  question  agitait  l'opinion  pu- 
blique; elle  venait  d'être  discutée  au  sénat,  elle  avait  animé  la  jeu- 
nesse des  écoles,  elle  divisait  les  journaux,  elle  était  une  sorte  de 
champ  de  bataille  où  deux  partis  puissans  et  acharnés  se  rencon- 
traient pour  se  combattre.  L'enseignement  secondaire,  celui  qui  se 
donne  dans  les  lycées  et  les  collèges,  ne  soulève  pas  aujourd'hui 
les  mômes  passions.  Les  débats  dont  il  a  été  l'occasion  il  y  a  vingt 
ans  ont  cessé.  Les  ennemis  qui  se  disputaient  à  ce  moment  l'édu- 
cation de  la  jeunesse  ont  été  mis  d'accord  par  la  loi  de  1850,  ou,  si 
leur  haine  subsiste,  elle  est  plus  secrète.  Je  ne  crois  pas  qu'on 
s'aime  davantage,  mais  on  se  supporte;  c'est  un  progrès,  et  l'on 
vit  côte  à  côte  dans  une  sorte  de  paix  armée,  sans  faire  de  ces 
éclats  qui  éveillent  l'attention  de  la  foule.  On  trouvera  donc  peut- 
être  qu'une  étude  sur  notre  enseignement  secondaire  présente  moins 
d'intérêt,  ou,  comme  on  dit,  moins  d'actualité  que  celle  que  nous 


906  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avons  faite  l'an  dernier  sur  l'enseignement  supérieur.  Je  ne  pense 
pas  pourtant  qu'elle  soit  sans  profit,  et  le  moment  me  semble  bon 
pour  l'entreprendre.  Les  questions  gagnent  à  être  examinées  dans 
le  recueillement  et  le  calme,  loin  de  ces  entraînemeus  de  la  lutte 
qui  amènent  inévitablement  les  deux  partis  à  fermer  les  yeux  à  la 
vérité  et  à  résister  à  la  justice.  C'est  ce  qu'ont  pensé  quelques  bons 
esprits  qui  ont  voulu  profiter  de  cet  apaisement  momentané  pour 
demander  qu'on  fît  dans  notre  enseignement  secondaire  quelques 
réformes  qu'ils  jugent  indispensables.  Le  dernier  ministre  de  l'in- 
struction publique,  M.  Duruy,  n'était  pas  de  ceux  que  les  réformes 
effraient.  Il  n'avait  pas  cette  superstition  du  passé  qui  veut  nous 
contraindre  cà  en  respecter  même  les  erreurs.  Personne  n'a  cherché 
avec  plus  d'ardeur  et  de  conscience  que  lui  à  corriger  les  imper- 
fections de  notre  enseignement,  et  sur  beaucoup  de  points  iî  a  trouvé 
des  remèdes  eiïicaces  qui,  je  l'espère,  lui  survivront.  Tout  le  monde 
lui  rendra  au  moins  cette  justice  que,  contrairement  aux  habitudes 
de  l'administration,  qui  se  réjouit  du  silence,  il  aimait  à  provoquer 
la  discussion,  il  laissait  les  opinions  se  produire  librement,  et  ne  re- 
gardait pas  comme  une  faiblesse  de  demander  des  conseils  et  de  les 
suivre;  mais  avant  d'écouter  ceux  qui  lui  conseillaient  de  changer 
les  méthodes  et  la  discipline  de  nos  lycées,  il  voulut  faire  une  sorte 
d'enquête  sur  l'état  de  l'enseignement  dans  les  pays  voisins.  Cette 
enquête  a  produit  des  livres  importans,  pleins  d'observations  cu- 
rieuses et  de  renseignemens  utiles.  Aidons-nous  de  tous  ces  travaux 
pour  exposer  ce  qui  semble  le  plus  profitable  dans  les  changemens 
qu'on  nous  propose. 

I. 

Quand  on  fait  des  plans  et  qu'on  prépare  des  réformes  pour  l'ave- 
nir, il  n'est  pas  mauvais  de  commencer  par  se  retourner  un  peu 
vers  le  passé.  L'état  actuel  d'une  institution  qu'on  veut  améliorer 
se  comprend  mieux  lorsqu'on  sait  les  vicissitudes  qu'elle  a  subies. 
Elles  ont  été  de  nos  jours  bien  fréquentes  pour  l'instruction  pu- 
blique, et  l'on  peut  dire  qu'aucune  épreuve  ne  lui  a  été  épargnée. 
Certes  nous  traversons  depuis  vingt  ans  des  révolutions  de  toute 
sorte,  et  le  changement  est  notre  vie;  mais  au  milieu  de  cette  in- 
stabilité générale  rien  n'a  plus  changé  que  notre  enseignement 
secondaire.  On  l'a  vraiment  traité  comme  ces  âmes  viles  sur  les- 
quelles les  médecins  du  xvii°  siècle  se  permettaient  de  faire  des 
expériences.  Quoique  l'histoire  soit  d'hier,  on  oublie  si  vite  chez 
nous  qu'il  est  bon  d'en  faire  souvenir. 

La  révolution  de  18ZI8  trouva  l'enseignement  secondaire  aux 
mains  de  l'Université,  qui  en  avait  le  monopole.  A  la  vérité,  l'Uni- 


LES    RÉFORMES    DE   l'eNSEIGNEMENT.  907 

vers! té  n'exerçait  pas  ce  monopole  dans  toute  sa  rigueur;  elle  lais- 
sait vivre  à  côté  d'elle  un  grand  nombre  d'établissemens  libres  qui 
réunissaient  près  de  35,000  élèves.  Les  petits  séminaires  en  comp- 
taient 20,000.  Quant  à  l'Université,  5à,000  élèves  fréquentaient  ses 
collèges  royaux  ou  communaux.  Sa  situation  matérielle  était  floris- 
sante; le  gouvernement  la  traitait  avec  égard,  elle  se  croyait  sûre 
de  posséder  la  confiance  du  pays.  En  réalité,  elle  était  atteinte  de 
cette  blessure  intérieure  et  inévitable  que  le  monopole  attache  aux 
flancs  des  institutions  dont  il  paraît  faire  la  force.  On  l'avait  fort 
attaquée  dans  les  dernières  années  du  règne  de  Louis-Philippe,  et 
elle  s'était  mal  défendue.  Sa  situation  officielle  la  condamnait  à 
beaucoup  de  réserve.  Forcée  de  ménager  les  évêques,  qui  la  frap- 
paient sans  ménagement,  elle  n'avait  pas  la  liberté  de  leur  répondre 
comme  elle  l'aurait  voulu.  Il  en  résultait  que  les  coups  de  ses  ad- 
versaires, faiblement  repoussés,  lui  avaient  fait  plus  de  mal  dans  l'o- 
pinion qu'elle  ne  le  croyait.  La  révolution  imprévue  qui  chassa  la 
royauté  amena  au  ministère  de  l'instruction  publiqjie  des  hommes 
honnêtes,  mais  peu  expérimentés,  qui  passaient  brusquement  des 
excès  et  des  injustices  de  la  polémique  ou  des  rêveries  du  cabinet  au 
maniement  des  affaires.  Ils  commirent  des  fautes  qu'on  leur  a  bien 
durement  reprochées,  et  qui  ont  servi  plus  tard  de  prétextes  à  de 
cruelles  représailles;  mais  ils  eurent  au  moins  la  sagesse  de  ne  pas 
toucher  à  l'enseignement  secondaire.  On  se  contenta,  pour  faire 
quelque  chose,  de  changer  le  nom  des  collèges  et  le  costume  des 
élèves.  11  faut  savoir  quelque  gré  au  ministre  de  cette  époque  de 
s'en  être  tenu  à  ces  modifications  innocentes.  Les  gens  ne  man- 
quaient pas  autour  de  lui  qui  lui  proposaient  de  tout  refaire  en  un 
jour  :  c'était  la  manie  du  temps;  on  lui  apportait  de  tous  les  côtés 
des  systèmes  radicaux  pour  régénérer  l'enseignement  français  ;  il 
les  repoussa  courageusement.  Aussi  répondait-il  plus  tard  à  ceux 
qui  lui  reprochaient  son  audace  qu'au  contraire  il  avait  été  timide 
et  réservé.  «  Groyez-le,  leur  disait-il,  il  a  fallu  quelque  fermeté 
pour  résister  à  des  plans  de  réforme  prématurés  qui  surgissaient 
de  toutes  parts!  »  Malgré  cette  sagesse  de  M.  Garnot,  l'enseignement 
secondaire  n'en  ressentit  pas  moins  dès  le  premier  jour  les  atteintes 
de  la  révolution.  Le  nombre  des  élèves  diminua  subitement  dans 
les  lycées,  ce  qui  indiquait  le  malaise  général  dont  souffraient  les 
classes  aisées,  et  peut-être  aussi  un  commencement  de  défiance 
qu'elles  éprouvaient  contre  les  établissemens  universitaires. 

La  république  avait  donc  été  fort  peu  profitable  à  l'Université,  ce 
fut  pourtant  l'Université  qui  paya  pour  la  république.  Le  parti  réac- 
tionnaire, qui  se  composait  des  légitimistes  et  de  l'ancienne  oppo- 
sition dynastique,  voulut  la  rendre  responsable  de  cette  révolution 
subite  qui  trompait  tous  les  calculs  et  déconcertait  toutes  les  pré- 


^08  HEVnE    DES    DEUX    MONDES. 

"visions.  Au  fond,  elle  n'était  pas  plus  coupable  que  tout  le  monde; 
on  peut  même  affirmer  qu'elle  avait  moins  à  se  reprocher  que  ceux 
qui  l'accusaient.  Qui  donc  avait  déconsidéré  le  pouvoir  et  rendu  sa 
chute  inévitable,  sinon  ceux  qui  pendant  dix-huit  ans  l'avaient 
attaqué  sans  mesure  dans  les  chambres  et  maltraité  dans  les  jour- 
naux, et  qui  trouvaient  bon  de  le  regretter  après  avoir  aidé  à  le 
détruire?  Dans  ces  sortes  d'examens  de  conscience  auxquels  les 
événemens  les  forcent  quelquefois,  les  hommes  politiques  sont  ingé- 
nieux à  s'excuser.  Ils  trouvent  mille  raisons  pour  se  démontrer  à 
eux-mêmes  leur  innocence,  et  si  par  bonheur  ils  peuvent  imaginer 
autour  d'eux  quelque  coupable  qui  ne  réclame  pas  trop,  ils  s'em- 
pressent de  le  désigner  à  l'opinion  publique,  et  croient  s'absoudre 
en  le  frappant.  C'est  ainsi  que  l'Université  fut  choisie  pour  expier 
la  faute  commune.  11  fut  entendu,  à  la  chambre  et  dans  les  jour- 
naux, que  l'enseignement  secondaire  avait  produit  tous  les  désor- 
dres dont  on  souffrait,  et  que  notamment  les  classes  de  rhétorique 
étaient  coupables  de  la  révolution  de  février.  Les  écrivains  catho- 
liques se  chargèrent  de  démontrer  qu'il  n'était  pas  possible  de  lire 
les  discours  du  césarien  Tite-Live  ou  d'expliquer  les  beaux  vers  de 
"Virgile  et  d'Horace,  ces  amis  dévoués  d'Octave,  sans  devenir  immé- 
diatement républicain.  Quant  au  socialisme,  dont  on  était  si  effrayé, 
Bastiat,  un  penseur  vigoureux,  mais  quelquefois  paradoxal,  établit 
qu'il  sortait  directement  du  baccalauréat.  C'était  tirer  un  bien 
grand  effet  d'une  petite  cause  et  imiter  les  anciens,  qui  attribuaient 
le  bruit  du  tonnerre  au  roulement  d'un  char  sur  un  sol  d'airain; 
mais  comme  on  est  crédule  quand  on  a  peur,  ces  beaux  raisonne- 
mens  suffirent  pour  convaincre  bien  des  gens,  et  la  société,  fort  sa- 
tisfaite d'avoir  trouvé  la  cause  de  sa  maladie,  se  disposa,  pour  se 
guérir,  à  punir  rigoureusement  «  ce  pelé,  ce  galeux  d'où  venait 
tout  le  mal.  » 

C'est  dans  ces  circonstances  que  la  loi  de  1850  fut  faite.  Elle  était 
juste  dans  son  principe  :  la  constitution  avait  solennellement  pro- 
mis la  liberté  de  l'enseignement,  il  fallait  bien  la  donner.  Cette 
question,  devant  laquelle  on  reculait  depuis  si  longtemps,  fut  fran- 
chement abordée  par  M.  de  Falloux.  Cette  fois  la  chambre  et  le  pays 
avaient  à  cœur  de  la  résoudre.  La  loi  fut  préparée  dans  une  com- 
mission composée  des  membres  les  plus  importans  du  parti  catho- 
lique et  de  plusieurs  de  ces  anciens  libéraux  si  opposés  autrefois 
aux  doctrines  ultramontaines,  et  que  les  événemens  avaient  con- 
vertis. M.  de  Montalembert  y  donnait  la  main  à  M.  Thiers.  Natu- 
rellement l'Université  faisait  les  frais  de  leur  réconciliation.  La  loi 
nouvelle  lui  était  très  défavorable;  ce  ne  fut  pourtant  pas  elle  qui 
l'accueillit  le  plus  mal.  Les  catholiques,  dont  on  croyait  combler  les 
vœux,  adectèrent  de  se  montrer  les  plus  mécontens.  C'est  en  vain 


LES    RÉFORMES    DE    l' ENSEIGNEMENT.  Ç)09 

qu'on  leur  livrait  leur  ancienne  ennemie,  qu'on  leur  accordait  cette, 
liberté  d'enseigner  qu'ils  avaient  prise  pour  drapeau  depuis  1830, 
qu'on  supprimait  la  défense  faite  aux  corporations  non  reconnues 
par  l'état  d'ouvrir  des  établissemens  d'instruction  publique,  aucune 
concession  ne  put  les  satisfaire.  Les  circonstances  étaient  bonnes 
pour  eux,  ils  voulaient  en  profiter.  Quoi  qu'on  leur  offrît,  ils  sou- 
haitaient encore  quelque  autre  chose  qu'ils  n'oâaient  pas  dire. 
Un  évoque,  M.  Parisis,  vint  déclarer  à  la  tribune  qu'il  n'acceptait 
la  loi  qu'avec  tristesse,  et  qu'en  la  votant  il  faisait  un  sacrifice  pé- 
nible à  la  paix  publique.  Les  plus  fougueux  de  son  parti  se  mon- 
trèrent moins  résignés.  Ils  attaquèrent  avec  une  violence  extrême 
M.  de  Falioux  et  ses  amis,  et  M.  de  Montalembert  étonna  beaucoup 
la  chambre  en  lui  apprenant  qu'il  avait  été  dénoncé  au  pape  comme 
un  traître.  C'était  le  commencement  de  ces  haines  fraternelles  qui 
font  peu  d'honneur  à  la  charité  chrétienne,  et  dont  les  journaux  ca- 
tholiques nous  ont  donné  depuis  des  exemples  si  curieux. 

Quel  crime  avaient  donc  commis  les  auteurs  de  la  loi  pour  être 
ainsi  traités  par  leur  parti?  Us  laissaient  sans  doute  subsister  l'Uni- 
versité; mais  quelle  situation  lui  faisaient-ils?  M.  Beugnot  commen- 
çait son  rapport  en  niant  absolument  que  l'état  eût  le  droit  d'ensei- 
gner :  c'était  ruiner  d'avance  le  principe  sur  lequel  l'Université 
repose.  Il  laissait  entendre  dans  la  suite  que  ses  amis  et  lui  n'au- 
raient pas  été  fâchés  de  la  voir  disparaître,  mais  qu'on  n'avait  pas 
osé  la  jeter  à  bas  trop  brusquement.  Elle  était  entrée  dans  les  usages 
du  pays  ;  «  une  foule  d'habitudes,  d'opinions  et  d'intérêts  se  dres- 
saient pour  la  défendre.  »  Ce  n'était  donc  pas  très  volontiers  qu'on 
la  laissait  vivre,  et  l'on  avait  l'espérance  secrète  qu'elle  ne  tarderait 
pas  à  mourir  de  sa  belle  mort.  Personne  ne  doutait,  parmi  les  amis 
de  M.  Beugnot,  qu'elle  ne  fût  hors  d'état  de  résister  longtemps  à  l'es- 
sor qu'allait  prendre  l'enseignement  libre.  En  attendant,  on  faisait 
sonner  bien  haut  la  complaisance  qu'on  avait  de  ne  pas  la  tuer  d'un 
seul  coup,  et  le  noble  rapporteur,  pour  exciter  sa  reconnaissance, 
rappelait  qu'on  lui  laissait  «  une  riche  subvention  inscrite  au  budget 
et  la  jouissance  de  somptueux  édifices,  »  ce  qui  ressemble  beaucoup 
à  une  cruelle  ironie,  quand  on  songe  que  les  professeurs  avaient  à 
peine  de  quoi  vivre,  et  que  beaucoup  de  collèges  tombaient  en 
ruine.  Il  faut  donc  reconnaître  que  l'état  dans  lequel  on  laissait 
subsister  l'Université  n'était  pas  fait  pour  mécontenter  les  catho- 
liques. Us  n'avaient  pas  non  plus  le  droit  de  se  plaindre  qu'on  eût 
imposé  des  conditions  bien  lourdes  à  ceux  qui  prétendaient  jouir  de 
la  liberté  de  l'enseignement.  Personne  ne  voulait  que  cette  liberté 
fût  entière  et  sans  contrôle,  et  tout  le  monde  était  d'accord  qu'on 
devait  exiger  des  maîtres  d'institutions  libres  certaines  garanties  de 
moralité  et  d'instruction.  Les  projets  qui  avaient  précédé  celui  de 


910  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1850  étaient  sur  ces  deux  points  assez  sévères;  ils  accumulaient  les 
certificats  et  les  diplômes.  La  loi  nouvelle  au  contraire  se  montra 
singulièrement  facile.  Tout  Français  âgé  de  vingt-cinq  ans  pouvait 
ouvrir  une  école.  Il  suffisait,  pour  la  constatation  de  sa  moralité, 
qu'il  eût  fait  un  stage  de  cinq  ans  dans  un  établissement  public  ou 
privé,  encore  le  conseil  supérieur  se  réserva-t-il  le  droit  d'en  dis- 
penser. Quant  à  son  instruction,  on  n'osa  pas  même  lui  demander 
ce  diplôme  de  bachelier  qu'obtiennent  les  élèves  médiocres  des  ly- 
cées, et  qui  est  exigé  des  maîtres  d'étude;  on  le  remplaça  pour  les 
victimes  de  l'examen  universitaire  par  un  certificat  de  capacité  dé- 
livré par  un  jury  mixte  qu'on  jugea  devoir  être  plus  complaisant. 
Voilà  certes  des  exigences  bien  légères,  et  l'on  ne  peut  guère  se 
plaindre  que  les  abords  de  l'enseignement  soient  difficiles  pour  per- 
sonne. La  liberté  d'enseigner  est  peut-être  la  plus  large  de  toutes 
celles  que  nous  possédons  en  France.  Il  n'en  est  pas  dont  on  jouisse 
à  moins  de  frais  et  qui  soit  entourée  de  moins  de  restrictions  et  d'ob- 
stacles. Il  existe  même  une  catégorie  de  personnes  pour  lesquelles 
elle  est  à  peu  près  absolue.  La  loi  de  1850  a  grand  soin  de  dire 
qu'aucune  de  ces  garanties  qu'on  exige  de  l'instituteur  laïque  ne 
s'applique  aux  professeurs  des  petits  séminaires;  il  n'est  question 
pour  eux  ni  de  brevet  de  capacité  ni  de  stage.  On  admet  que  la  robe 
suppose  la  moralité  et  que  la  désignation  d'un  évèque  tient  lieu  de 
science.  C'est  ce  que  M.  Beugnot  appelle  respecter  «  des  droits  lé- 
gitimes. »  Ainsi  ce  droit  d'enseigner  qu'on  refusait  absolument  à 
l'état,  on  l'accordait  sans  discussion  au  clergé.  Il  est  vrai  qu'on 
maintenait  sur  les  petits  séminaires  comme  sur  tous  les  autres  éta- 
blissemens  la  surveillance  administrative.  En  un  moment  où  l'on 
parlait  si  volontiers  de  la  liberté  et  de  l'égalité  pour  tout  le  monde, 
on  n'osa  pas  créer  une  exception  aussi  scandaleuse  à  la  loi  com- 
mune. Ce  fut  le  grief  principal  des  catholiques  extrêmes  contre  la 
loi  et  contre  ceux  qui  l'avaient  faite.  Ils  se  plaignirent  avec  amer- 
tume qu'en  permettant  à  l'inspecteur  d'entrer  dans  les  écoles  ec- 
clésiastiques on  les  livrait  à  l'état  et  à  l'Université.  Quand  on  sait 
à  quoi  se  réduit  cette  surveillance,  et  qu'elle  s'exerce  presque  uni- 
quement sur  les  conditions  de  salubrité  physique  sans  jamais  s'oc- 
cuper des  méthodes  d'enseignement  ou  de  la  force  des  études,  on 
a  quelque  peine  à  admettre  que  ces  plaintes  violentes  fussent  sin- 
cères. 

Que  voulaient  donc  ces  mécontens  qui  affectaient  tant  d'irrita- 
tion contre  une  loi  qu'on  avait  faite  exprès  pour  eux?  Il  est  facile  de 
le  deviner,  et  M.  Beugnot,  malgré  sa  réserve,  le  laisse  entrevoir 
quand  il  se  plaint  de  ces  gens  a  qui  réclament,  non  le  droit  d'ensei- 
gner en  vertu  d'une  loi  commune,  mais  un  droit  préexistant,  sans 
limites,  sans  garantie,  sans  responsabilité.  »  C'étaient  ses  amis,  et 


LES    RÉFORMES   DE    l' ENSEIGNEMENT.  911 

quelque  disposé  qu'il  fiit  à  leur  plaire,  il  était  bien  contraint  d'a- 
vouer qu'ils  exigeaient  plus  qu'on  ne  pouvait  raisonnablement  leur 
donner.  En  réalité,  parmi  ceux  qui  depuis  vingt  ans  demandaient 
avec  tant  de  violence  la  liberté  d'enseignement,  beaucoup  ne, la 
voulaient  que  pour  eux,  et  le  monopole  ne  leur  déplaisait  que  parce 
qu'il  était  en  d'autres  mains.  Tout  le  monde  sait  que  l'église  ré- 
clame le  droit  exclusif  d'enseigner.  Elle  ne  fait  pas  du  reste  un 
mystère  de  ses  prétentions;  elle  les  expose  ouvertement  dans  les 
ouvrages  de  doctrine  qu'elle  publie;  elle  les  écrit  dans  les  concor- 
dats qu'elle  signe  quand  elle  est  la  maîtresse.  Dans  tous  les  pays 
où  elle  règne,  elle  se  réserve  de  donner  l'instruction  ou  de  la  sur- 
veiller. Loin  d'accepter  jamais  le  contrôle  de  l'état  sur  ses  écoles, 
elle  prétend  imposer  le  sien  à  toutes  les  autres.  C'est  seulement 
quand  elle  ne  peut  pas  dominer  qu'elle  se  résigne  au  partage  et  à 
l'égalité,  sans  rien  abandonner  jamais  de  ses  principes.  Il  est  proba- 
ble qu'en  1850  le  moment  semblait  bon  à  plusieurs  de  ses  amis  pour 
lui  rendre  ses  droits  dans  toute  leur  étendue.  Rien  ne  lui  était  plus 
facile  que  de  rétablir  le  monopole  en  sa  faveur  sans  même  l'écrire 
dans  la  loi.  L'Université  détruite  ou  irrémédiablement  abaissée,  la 
concurrence  libre  ne  l'effrayait  guère.  Elle  connaît  sa  force  et  ses 
ressources;  elle  sait  bien  qu'en  notre  pays,  où  l'initiative  privée  a  si 
peu  d'énergie,  elle  finira  toujours  par  avoir  raison  de  quelques  efforts 
isolés.  C'est  elle  en  somme  qui  a  le  plus  profité  de  la  loi  de  1850. 
La  population  des  établissemens  libres  laïques  ne  s'est  pas  beau- 
coup accrue  en  quinze  ans;  elle  est  restée  à  peu  près  ce  qu'elle  était 
en  185/i.  Au  contraire  les  écoles  ecclésiastiques,  qui  n'avaient  alors 
que  20,000  élèves,  en  comptaient  3/i,000  en  1865,  et  ce  nombre 
s'est  accru  depuis  (1).  L'église  pouvait  donc  croire  sans  témérité  en 
1850  que,  si  on  la  délivrait  de  la  concurrence  de  l'état,  elle  finirait 
par  absorber  tout  le  reste  :  d'où  l'on  doit  conclure,  comme  j'ai  eu 
déjà  l'occasion  de  le  dire,  qu'aujourd'hui  la  résistance  de  l'Université 
à  l'enseignement  ecclésiastique  empêche  seule  le  monopole  et  con- 
serve la  liberté.  C'est  là  sa  principale  raison  d'être;  c'est  ce  qui  la 
maintiendra,  je  n'en  doute  pas,  contre  les  attaques  passionnées  de 
ceux  dont  elle  entrave  les  projets  et  contre  les  aveugles  défiances 
de  ceux  qu'elle  protège  malgré  eux. 

L'Université  avait  beaucoup  plus  de  raisons  que  le  clergé  d'être 
mécontente  de  la  loi  de  1850.  Non-seulement  cette  loi  la  dépossé- 
dait d'anciens  privilèges,  mais  elle  la  traitait  en  suspecte,  et  créait 
86  recteurs  pour  la  surveiller  de  plus  près.  Dans  la  discussion,  qui 
fut  très  violente,  on  ne  l'avait  guère  épargnée,  et  le  ministre  de 

(1)  Si  l'on  joint  à  ce  chiffre  les  20,000  élèves  des  petits  séminaires,  on  trouvera 
que  la  population  des  établissemens  ecclésiastiques  était  en  1865  de  5i,000  jeunes 
gens.  Les  lycées  et  les  collèges  de  l'état  en  contenaient  à  la  même  époque  61,000. 


912  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

l'instruction  publique,  M.  de  Parieu,  qui  devait  naturellement  la  dé- 
fendre, se  contenta  de  dire  «  qu'elle  n'avait  pas  fait  tout  le  bien 
qu'elle  pouvait  faire.  »  C'est  donc  avec  beaucoup  de  tristesse  qu'elle 
commença  l'épreuve  de  ce  régime  nouveau,  et  d'abord  ses  craintes 
parurent  justifiées.  Sa  situation,  qui  depuis  18ii8  était  mauvaise,  de- 
vint pire  quand  il  lui  fallut  subir  le  premier  feu  de  la  concurrence. 
On  constata  en  1851  que  depuis  trois  ans  58  collèges  communaux 
s'étaient  fermés  et  que  les  lycées  avaient  perdu  près  de  ^,000  élèves. 

Ce  n'était  rien,  et  le  coup  d'état  vint  exposer  bientôt  l'Université 
à  d'autres  dangers.  Elle  était  suspecte  au  nouveau  pouvoir  :  on  la 
savait  libérale;  c'est  un  vieux  défaut  chez  elle,  et  dont  il  ne  faut 
guère  espérer  qu'elle  se  corrige  :  elle  l'était  déjà  au  moyen  âge. 
Beaucoup  de  professeurs  refusèrent  le  serment  et  donnèrent  leur 
démission.  On  ne  trouva  pas  chez  les  autres  de  ces  complaisances 
bruyantes  qu'on  rencontrait  si  facilement  ailleurs,  notamment  dans 
le  clergé.  Le  gouvernement  était  alors  fort  irritable,  et  les  moindres 
résistances  l'impatientaient;  on  dit  qu'il  eut  quelque  temps  la  pen- 
sée de  détruire  l'Université;  ce  qui  est  sûr,  c'est  que  le  bruit  en 
courut  et  qu'il^ne  fut  jamais  démenti.  Pendant  trois  longs  mois,  les 
professeurs  s'attendirent  tous  les  jours  à  voir  leurs  collèges  fermés 
et  leur  carrière  interrompue.  Aux  tristesses  patriotiques  qu'ils  éprou- 
vaient tous  se  joignaient,  surtout  pour  ceux  qui  n'étaient  pas  seuls 
dans  la  vie,  les  angoisses  de  l'incertitude  et  l'inquiétude  du  lende- 
main. L'orage  passa  pourtant,  et  ce  qui  est  curieux,  c'est  que  l'en- 
seignement officiel  fut,  dit-on,  sauvé  par  les  évêques.  On  prétend 
que  le  gouvernement,  qui  voulait  le  supprimer,  leur  en  offrit  la  sur- 
vivance; mais  ils  trouvèrent  qu'ils  n'étaient  pas  assez  prêts  pour  re- 
cueillir si  brusquement  ce  riche  héritage,  et  qu'en  attendant  d'au- 
tres pouvaient  en  profiter.  Pendant  ces  hésitations,  le  gouvernement 
se  ravisa. 

On  laissa  donc  la  vie  à  l'Université,  mais  ce  ne  fut  pas  sans 
prendre  beaucoup  de  précautions  contre  elle.  Elle  avait  jusque-là, 
malgré  toutes  ses  disgrâces,  conservé  un  privilège  important  :  ses 
professeurs  jouissaient  d'une  sorte  d'inamovibilité,  ils  ne  pouvaient 
être  destitués,  ni  même  déplacés  contre  leur  gré  sans  un  jugement 
du  conseil  académique.  On  avait  voulu  relever  de  quelque  façon 
leurs  fonctions  modestes  et  leur  accorder  au  moins  la  sécurité,  si  on 
ne  pouvait  pas  leur  donner  la  fortune.  Un  décret  supprima  ces  ga- 
ranties. Les  fonctionnaires  de  l'enseignement  à  tous  les  degrés  fu- 
rent livrés  à  la  merci  du  ministre,  et  l'on  remit  en  ses  mains  le 
despotisme  le  plus  absolu.  Ce  n'était  pas  une  arme  vaine  à  ce  mo- 
ment, et  le  pouvoir  était  fort  disposé  à  s'en  servir.  Il  était  bien  aiss 
de  faire  sentir  son  poids,  et  tirait  vanité  de  la  frayeur  qu'il  causait. 
D'ailleurs  les  traditions  de  l'ancien  empire  recommençaient  par- 


LES    RÉFORMES    DE    l'eKSEIGXEJIENT.  913 

tout;  il  fallait  qu'il  y  eût  clans  chaque  ministère  un  autre  Napoléon 
dont  le  génie,  propre  aux  grandes  choses,  pût  s'accommoder  aussi 
des  petites,  et  tout  surveiller  d'un  regard.  L'autorité  se  fit  vétilleuse 
et  tracassière  pour  paraître  avoir  ce  coup  d'oeil  d'aigle  auquel  rien 
n'échappe.  Elle  fatigua  tout  le  monde  de  circulaires  et  de  décrets 
accumulés  pour  obtenir  la  gloire  de  sembler  elle-même  infatigable. 
Le  ministre  de  l'instruction  publique  d'alors,  M.  H.  Fortoul,  fut 
un  de  ceux  qui  poussèrent  le  plus  loin  ce  système,  et  l'on  pourrait 
citer  des  exemples  divertissans  de  cette  manie  qu'il  avait  de  tout 
réglementer  (1). 

Malheureusement  la  surveillance  minutieuse  des  moindres  détails 
du  service  ne  suffisait  pas  à  son  activité.  Son  ambition  était  plus 
haute  :  il  avait  conçu  le  projet  de  renouveler  de  fond  en  comble 
l'instruction  publique.  C'était  assurément  un  esprit  vif  et  laborieux, 
il  avait  beaucoup  de  souplesse  dans  l'intelligence  et  une  merveil- 
leuse fécondité  de  ressources;  mais  ces  qualités,  qui  pouvaient  ser- 
vir l'enseignement,  furent  gâtées  par  un  grand  défaut  :  cet  homme 
qui  parlait  avec  tant  d'aigreur  des  révolutionnaires  et  des  socialistes 
appartenait  au  fond  à  leur  école.  La  doctrine  de  Saint-Simon,  qu'il 
avait  traversée  dans  sa  jeunesse,  lui  avait  laissé  certaines  illusions 
dont  il  ne  sut  jamais  se  défendre.  Il  était  de  ces  rêveurs  politiques 
qui  en  toute  chose  visent  à  l'absolu,  qui,  dans  les  projets  qu'ils 
imaginent,  se  préoccupent  uniquement  de  satisfaire  leur  intelli- 
gence par  l'apparence  régulière  et  les  belles  proportions  de  l'en- 
semble, et  qui  croient  qu'on  peut  refaire  une  société  par  décret 
sans  se  préoccuper  des  élémens  dont  elle  est  composée.  C'est  dans 
cet  esprit  que  fut  conçue  cette  réforme  radicale  qu'on  appela  d'un 
nom  barbare  la  bifurcation. 

La  bifurcation  reposait  sur  un  principe  juste.  On  se  plaignait  de- 
puis longtemps  que  l'Université  ne  tînt  aucun  compte  des  aptitudes 
diverses  de  ses  élèves  et  qu'elle  leur  imposât  les  mêmes  études, 
quoiqu'ils  fussent  destinés  à  des  carrières  différentes.  Ces  plaintes 
étaient  devenues  plus  vives  dans  les  dernières  années.  Le  com- 
merce et  l'industrie,  qui  se  sont  fait  une  si  grande  place  dans  le 
monde,  en  voulaient  occuper  une  aussi  dans  les  collèges;  ils  de- 
mandaient qu'on  songeât  à  leur  préparer  ces  intelligences  et  ces 

(11  C'est  ainsi  qu'il  écrivait  un  jour  aux  recteurs  :  «  Puisque,  grâce  à  réuergic  d'un 
gouvernement  réparateur,  le  calme  rentre  dans  les  esprits  et  l'ordre  dans  la  société,  il 
importe  que  les  dernières  traces  de  l'anarchio  disparaissent.  »  Ces  paroles  solennelles 
étaient  le  prélude  d'une  défense  faite  aux  professeurs  de  laisser  croître  leur  barbe  et  d« 
paraître  devant  leurs  élèves  en  costume  négligé.  Voilà  ce  qui  semblait  à  M.  Fortoul 
«  les  dernières  traces  de  l'anarchie.  »  Et  il  profitait  de  l'occasion  pour  discourir  sur  le 
costume  qui  convient  aux  divers  fonctionnaires  de  l'Université. 

TOME  Lxxxii.  —  1869.  58 


91/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bras  dont  ils  avaient  besoin.  M.  Fortoul  résolut  de  les  satisfaire. 
Sans  doute  il  n'était  pas  possible  de  morceler  assez  l'enseignement 
des  lycées  pour  en  faire  un  apprentissage  particulier  à  chacune  des 
spécialités  qui  réclamaient;  mais,  comme  les  professions  diverses 
se  groupent  toutes  autour  de  deux  ordres  d'études  dilTérens,  les 
sciences  et  les  lettres,  on  résolut  de  diviser  l'enseignement  en  deux 
branches;  on  créa  la  section  littéraire  et  la  section  scientifique, 
dans  lesquelles  les  jeunes  gens  durent  se  répartir  selon  leur  voca- 
tion. Cette  idée,  je  le  répète,  était  juste,  et  l'on  ne  pouvait  pas 
continuer  plus  longtemps  d'infliger  l'ancienne  instruction  classique 
à  ceux  qui  en  voulaient  résolument  une  autre.  En  somme,  la  bifur- 
cation a  moins  échoué  parce  qu'elle  séparait  les  élèves  en  deux  sec- 
tions que  parce  qu'elle  voulait  les  réunir  après  les  avoir  séparés. 
C'est  dans  ces  essais  de  réunion  factice  que  se  trouvaient  à  la  fois 
l'originalité  et  l'imperfection  du  système.  Les  jeunes  gens  devaient 
suivre  ensemble  les  cours  de  grammaire;  à  partir  de  la  troisième, 
ils  bifurquaient,  c'est-à-dire  ils  entraient  dans  deux  routes  diffé- 
rentes, mais  voisines,  qui  se  côtoyaient  toujours  et  se  rencontraient 
souvent  :  divisés  le  matin  pour  apprendre,  les  uns  les  mathéma- 
tiques et  les  sciences  physiques  et  naturelles,  les  autres  le  latin  et 
le  grec,  ils  se  rassemblaient  le  soir  pour  étudier  ensemble  le  fran- 
çais et  l'histoire.  Tel  était  le  principe  de  ce  système  ingénieux  dont 
l'économie  habile  séduisit  d'abord  beaucoup  de  bons  esprits.  Le 
plan  était  admirable  tant  qu'il  resta  sur  le  papier,  on  s'aperçut,  dès 
qu'on  voulut  l'appliquer,  qu'il  était  impraticable. 

Le  premier  inconvénient  qui  frappa  d'abord  tout  le  monde,  c'é- 
tait la  nécessité  où  l'on  plaçait  les  élèves  de  désigner  à  treize  ans 
la  carrière  qu'ils  voulaient  suivre.  Il  y  en  a  sans  doute  qui  sont 
fixés  à  cet  âge;  mais  le  plus  grand  nombre  attend  la  fin  des  études 
pour  se  décider.  Ceux-ci  furent  très  embarrassés  quand  on  leur 
ordonna  de  choisir.  Ou  bien  ils  obéirent  aveuglément  aux  désirs  de 
leur  famille,  et  comme  d'ordinaire  les  parens  écoutent  plus  leurs 
convenances  ou  leur  ambition  que  les  aptitudes  de  leurs  en  fans,  il 
arriva  que  les  vocations  factices  et  forcées  furent  précisément  favo- 
risées par  une  loi  qui  se  flattait  de  les  prévenir,  ou  bien  la  famille 
qui  ne  savait  à  quoi  se  résoudre  laissa  l'enfant  disposer  de  lui  tout 
seul,  et  l'enfant,  qui  avait  en  général  la  haine  des  vers  latins  et  l'hor- 
reur du  grec,  se  décida  volontiers  pour  les  sciences,  qu'il  ne  connais- 
sait pas;  mais  là  il  rencontrait  les  mathém.atiques  et  la  géométrie, 
qui  ne  sont  guère  plus  récréatives,  et  après  quelques  mois  de  chif- 
fres et  de  formules  il  redemandait  les  vers  latins.  On  vit  des  élèves 
errer  ainsi  pendant  toutes  leurs  classes  d'une  section  à  l'autre,  et 
sortir  enfin  du  collège  sans  avoir  appris  ni  les  sciences  ni  les  let- 
tres. Un  autre  inconvénient  de  la  bifurcation  qui  n'était  pas  moins 


LES    RÉFORMES    DE    l' ENSEIGNEMENT.  915 

grave  et  dont  on  s'aperçut  vite,  c'est  qu'elle  n'apportait  aucun  re- 
mède au  mal  qu'elle  prétendait  guérir.  Elle  était  faite,  à  ce  qu'on 
disait,  pour  satisfaire  les  jeunes  gens  à  qui  l'ancienne  instruction 
classique  ne  pouvait  plus  convenir;  en  réalité,  la  nouvelle  ne  leur 
convenait  pas  davantage.  Ces  enfans  de  familles  moins  aisées,  qui 
se  sentent  pressés  par  la  vie ,  qui  sont  forcés  de  se  préparer  de 
bonne  heure  pour  le  commerce  et  l'industrie  qui  les  réclament,  ne 
se  trouvaient  guère  mieux  du  nouveau  système  que  de  l'ancien,  et 
il  leur  était  difficile  d'entrer  dans  l'engrenage  de  la  bifurcation,  qui 
leur  aurait  demandé  sept  ans  pour  être  entièrement  parcouru.  Il  leur 
fallait  autre  chose  que  ce  majestueux  ensemble  de  connaissances 
que  le  plan  de  M.  Fortoul  leur  oflrait.  Ils  demandaient  un  cours 
d'études  rapide  et  complet  qu'on  pût  achever  en  quatre  ou  cinq 
ans,  et  on  les  a  contentés  depuis  en  créant  pour  eux  l'enseignement 
spécial.  Voilcà  donc  toute  une  catégorie  de  gens  pressés  qui  ne  pou- 
vaient pas  s'accommoder  des  lenteurs  de  la  bifurcation,  et  c'était 
pourtant  dans  leur  intérêt  qu'on  l'avait  faite.  Restaient  les  aspirans 
aux  grandes  écoles,  les  fils  de  riches  banquiers  et  négocians  qui  ont 
plus  de  temps  à  donner  à  ces  études  de  luxe  et  de  loisir  où  se  forme 
un  jeune  esprit;  mais  ce  n'étaient  pas  ceux  qu'il  importait  de  délivrer 
de  l'ancienne  instruction  classique.  Les  plus  sages  d'entre  eux  ne  le 
souhaitaient  pas,  et,  comme  ils  sont  destinés  à  occuper  les  hautes 
situations  de  la  société,  on  leur  rendait  un  mauvais  service  en  dimi- 
nuant pour  eux  l'éducation  littéraire.  M.  Fortoul  avait  cru  faire 
merveille  en  réunissant  les  deux  sections  dans  les  classes  du  soir.  Il 
attendait  des  prodiges  de  l'émulation  qui  allait  s'allumer  entre 
elles.  Il  ne  résulta  de  ce  mélange  qu'embarras  et  confusion.  L'en- 
seignement pour  être  efficace  doit  s'accommoder  à  la  nature  des 
élèves;  les  professeurs  s'aperçurent  bientôt  qu'ils  ne  pouvaient 
point  apprendre  de  la  même  façon  l'histoire  et  le  français  à  des 
jeunes  gens  dont  les  études  antérieures,  les  occupations,  le  tour 
d'esprit,  étaient  différens.  Forcés  de  choisir,  ils  s'adressèrent  de 
préférence  à  ceux  de  la  section  des  lettres,  qui  étaient  les  mieux 
préparés;  les  autres  cessèrent  d'écouter  des  leçons  qui  n'étaient 
pas  faites  pour  eux. 

Le  système  était  donc  mauvais  et  devait  périr.  Ce  qui  en  précipita 
la  chute,  c'est  qu'il  ne  fut  appliqué  qu'à  contre-cœur,  et  que  les 
professeurs  ne  firent  rien  pour  en  dissimuler  les  défauts.  M.  For- 
toul aurait  dû  essayer  de  les  gagner  à  ses  projets  :  le  succès,  après 
tout,  était  dans  leur  main;  mais  il  avait  l'infatuation  d'un  despote 
qui  ne  doute  de  rien,  et  il  sembla  au  contraire  prendre  plaisir  à  les 
mécontenter.  Le  nouveau  plan  d'études  faisait  peser  sur  eux  les 
plus  lourdes  charges  ;  elles  leur  furent  imposées  sans  ménagement. 
Les  moindres  observations  étaient  accueillies  avec  une  hauteur  qui 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

froissait  les  plus  résignés.  Ceux  qui  se  permirent  de  trouver  que  la 
bifurcation  avait  quelques  défauts,  et  qui  eurent  l'audace  de  le 
dire,  furent  destitués.  Non -seulement  il  fallait  obéir  en  silence, 
mais  tout  le  monde  reçut  l'ordre  d'être  enchanté.  Ce  ne  fut  donc 
plus  du  haut  en  bas  de  l'Université,  et  principalement  parmi  les 
hauts  dignitaires,  qu'une  conspiration  de  mensonge  qui  voulait 
faire  croire  au  public  qu'on  était  aussi  satisfait  que  possible,  et  que 
le  salut  de  l'enseignement  était  assuré.  Quoique  tout  le  monde  le 
dît,  personne  ne  le  croyait,  si  ce  n'est  le  ministre.  M.  Fortoul  ne  pou- 
vait contempler  sans  la  plus  vive  admiration  l'ingénieuse  machine 
qu'il  avait  construite.  Il  était  surtout  charmé  de  lui  voir  des  mouve- 
mens  si  réguliers.  Rien  n'était  laissé  à  l'imprévu.  Les  précautions  les 
plus  minutieuses  avaient  été  prises  pour  qu'on  fît  partout  la  même 
chose  à  la  môme  heure.  Tous  les  professeurs  de  mathématiques  de 
France  développaient  les  mêmes  théorèmes  de  la  même  façon  et  le 
même  jour.  On  avait  réglé  le  nombre  de  minutes  pendant  lesquelles 
le  professeur  de  lettres  devait  faire  réciter  les  leçons,  dicter  les  de- 
voirs, expliquer  les  auteurs.  C'était  une  mécanique  que  le  ministre 
remontait  tous  les  matins  et  dont  il  avait  la  clé  dans  sa  poche.  Ce 
bel  ordre  lui  causait  un  plaisir  qui  déborde  dans  son  rapport  à 
l'empereur  {'2li  septembre  1853).  Ce  rapport,  où  il  célèbre  «les 
bases  de  l'instruction  publique  renouvelées,  la  réforme  pénétrant 
jusque  dans  les  derniers  détails  des  écoles  de  l'état,  »  commence 
par  ces  paroles  triomphantes  :  «  l'année  1852  marquera  dans  les 
fastes  de  l'Université  de  France  !  » 

On  sait  ce  qu'il  arriva  de  ces  belles  promesses.  M.  Fortoul  mourut 
subitement  trois  ans  plus  tard,  et  son  système  fut  emporté  avec 
lui;  mais  il  n'a  pas  disparu  sans  laisser  de  traces  :  il  avait  sufTi  qu'il 
fût  appliqué  quelques  années  pour  que  l'enseignement  public  s'a- 
baissât partout.  C'est  ainsi  que  «  l'année  1852  marqua  dans  les  fastes 
de  l'Université  de  France!  »  Non- seulement  les  études  littéraires 
avaient  été  amoindries  et  désertées,  mais  les  sciences  aussi  avaient 
souffert  de  ce  projet,  qui  prétendait  les  favoriser.  Le  concours  gé- 
néral, les  examens  de  l'École  polytechnique,  révélèrent  un  affai- 
blissement notable  dans  l'instruction  des  élèves.  Les  ministres  qui 
suivirent,  M.  Rouland  et  M.  Duruy,  virent  le  mal  et  y  portèrent 
remède.  On  démolit  pièce  à  pièce  ce  bel  édifice  qu'avait  construit 
M.  Fortoul,  et  l'on  remit  à  peu  près  les  choses  en  l'état  où  elles  se 
trouvaient  avant  la  bifurcation.  Est-ce  à  dire  pourtant  que  rien  ne 
soit  changé  depuis  1850?  Je  ne  le  crois  pas,  et  la  situation  de  l'in- 
struction publique  me  paraît  bien  meilleure  qu'elle  ne  l'était  alors. 
Il  faut  espérer  que  les  épreuves  qu'elle  a  traversées  n'auront  pas 
été  perdues  pour  elle  :  on  ne  croit  plus  à  la  toute-puissance  des 
décrets,  on  est  convaincu  que,  pour  faire  des  réformes  qui  durent, 


ILS    RÉFORMES    DE    l'eNSEIGNEMENT.  917 

il  ne  faut  pas  rompre  brusquement  avec  les  traditions  et  les  habi- 
tudes du  passé.  Qui  donc  oserait  encore,  après  l'avortement  rapide 
de  la  bifurcation,  essayer  de  ces  révolutions  radicales  qui  préten- 
dent tout  renouveler  d'un  coup?  Mais  ce  qui  fait  surtout  aujour- 
d'hui la  force  de  l'enseignement  public,  c'est  qu'il  vit  avec  la  liberté, 
et  que  l'expérience  qu'il  en  a  faite  ne  lui  a  pas  été  contraire.  La  loi 
de  1850,  malgré  les  révolutions  qui  l'ont  suivie,  subsiste  dans  ses 
dispositions  principales.  La  liberté  de  l'enseignement  secondaire 
est  entrée  dans  les  habitudes  du  pays,  et  personne  ne  songe  à  l'abo- 
lir ou  à  la  restreindre,  l^lle  n'a  pas  eu  pour  l'Université  les  mauvais 
résultats  qu'on  redoutait.  A  partir  de  1852,  la  population  des  lycées, 
qui  était  descendue  à  20,000  élèves,  s'est  successivement  relevée. 
Elle  était  de  36,000  en  1867,  et  ce  nombre  augmente  tous  les  ans. 
Cette  prospérité  est  d'autant  plus  remarquable  qu'elle  n'est  pas 
due  à  la  contrainte,  et  qu'on  ne  peut  plus  dire  que  l'état  remplit 
ses  établissemens  en  fermant  les  autres.  Comme  elle  n'a  plus  pour 
motif  le  monopole  et  qu'elle  repose  sur  la  confiance  publique,  elle 
est  à  la  fois  plus  flatteuse  et  plus  solide.  Aussi  le  moment  me  semble- 
t-il  favorable  pour  chercher  les  moyens  de  perfectionner,  autant 
que  nous  le  pourrons,  notre  enseignement  secondaire.  C'est  quand 
une  institution  est  dans  toute  sa  force  qu'elle  doit  songer  à  corriger 
les  défauts  qu'elle  se  connaît.  Elle  s'y  prend  trop  tard,  si  elle  attend 
pour  se  réformer  d'être  faible  et  malade,  et  de  ne  pouvoir  plus 
supporter  ni  le  mal  ni  le  remède. 

II. 

J'arrive  donc  aux  réformes  que  l'on  réclame  pour  l'enseigne- 
ment secondaire.  Elles  sont  nombreuses,  et  je  ne  pourrai  m'occu- 
per  que  des  plus  importantes.  Notre  système  d'instruction  publique 
a  été  très  souvent  attaqué,  et  l'on  comprend  bien  pourquoi.  Presque 
tout  le  monde  chez  nous  passe  par  les  lycées;  c'est  là  que  nous 
rencontrons  pour  la  première  fois  ces  maîtres  impérieux  qui  mè- 
nent la  vie,  l'autorité  et  le  travail.  Les  premiers  rapports  avec  eux 
ne  sont  pas  toujours  agréables,  et  il  en  coûte  de  s'habituer  à  les 
subir.  On  en  conserve  souvent  un  souvenir  fâcheux  qui  nous  in- 
cline à  croire  que  le  lycée  est  mal  fait.  C'est  ce  qui  donne  à  tant 
de  gens  l'idée  de  le  refaire.  Si  l'on  voulait  les  croire,  si  l'on  con- 
sentait à  expérimenter  tous  les  changemens  qu'ils  proposent,  cette 
pauvre  machine  de  l'enseignement,  tant  remuée  dans  ces  dernières 
années,  achèverait  de  tomber  en  ruine.  Elle  s'exposerait  au  même 
sort  que  ce  malheureux  dont  parle  Pline,  et  qui  avait  fait  graver  sur 
son  tombeau  qu'il  était  mort  de  trop  de  médecins  {se  turba  mcdi- 
corum  jjeriisse).  Motre  enseignement  secondaire  fait  donc  bien  de 


918  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ne  pas  écouter  trop  vite  toutes  ces  personnes  de  bonne  volonté  qui 
s'offrent  à  le  guérir;  mais  il  ne  faut  pas  non  plus  que,  sous  prétexte 
de  se  mettre  en  garde  contre  elles,  il  s'obstine  à  refuser  tous  les 
conseils.  Il  doit  au  contraire  les  provoquer  et  faire  l'essai  de  ceux 
qui  lui  paraissent  utiles. 

Un  des  reproches  qu'on  a  faits  le  plus  souvent  à  notre  ■sj^stème 
d'instruction  secondaire,  et  sur  lequel  je  crois  tout  le  monde  à  peu 
près  d'accord,  est  celui  qui  vient  d'être  repris  par  MM.  Renan  et 
de  Laprade.  Ils  sont  tous  les  deux  des  ennemis  très  décidés  des 
grands  internats  de  nos  lycées.  Tous  les  deux  rappellent  que  ces 
entassemens  d'élèves  n'étaient  pas  du  goût  de  l'ancienne  Université 
de  Paris;  ils  ne  devinrent  fréquens  qu'avec  les  jésuites.  La  puis- 
sante société  aspirait  à  être  tout  à  fait  maîtresse  de  l'enfant.  Pour 
n'avoir  aucune  rivalité  à  craindre,  elle  l'attirait  dans  ses  collèges 
et  Pisolait  des  siens.  L'influence  de  la  famille  lui  était  suspecte,  et 
elle  ne  se  cachait  pas  pour  le  dire.  Encore  aujourd'hui,  dans  les 
maisons  des  jésuites  qui  ont  le  mieux  conservé  les  traditions,  les  sor- 
ties sont  rares  :  on  ne  veut  pas  que  l'élève  respire  un  air  étranger. 
C'est  la  raison  qui  fit  créer  au  xvi^  siècle  ces  vastes  établissemens 
où  l'on  gardait  plusieurs  générations  enfermées.  Ce  système  d'édu- 
cation, qui  favorisait  l'indolence  des  familles  et  les  délivrait  du  lourd 
fardeau  de  la  responsabilité,  domina  au  xvii'=  et  au  xvm^  siècle.  Ce- 
pendant il  restait  encore  au  fond  des  provinces,  dans  les  petites 
villes  inconnues,  quelques  débris  des  habitudes  du  moyen  âge. 
Marmontel  a  raconté  dans  une  page  très  agréable  de  ses  mémoires 
comment  son  père,  un  pauvre  paysan  auvergnat,  l'amena  au  collège 
de  Mauriac  et  de  quelle  façon  il  en  suivit  les  cours.  «  Je  fus  logé, 
dit-il,  selon  l'usage  du  collège,  avec  cinq  autres  écoliers,  chez  un 
honnête  artisan  de  la  ville,  et  mon  père,  assez  triste  de  s'en  aller 
sans  moi,  m'y  laissa  avec  mon  paquet  et  des  vivres  pour  la  se- 
maine; ces  vivres  consistaient  en  un  gros  pain  de  seigle,  un  petit 
fromage,  un  morceau  de  lard  et  deux  ou  trois  livres  de  bœuf;  ma 
mère  y  avait  ajouté  une  douzaine  de  pommes.  Voilà,  pour  le  dire 
une  fois,  quelle  était  toutes  les  semaines  la  provision  des  écoliers 
les  mieux  nourris  du  collège.  Notre  bourgeoise  nous  faisait  la  cui- 
sine, et  pour  sa  peine,  son  feu,  sa  lampe,  ses  lits,  son  logement,  et 
même  les  légumes  de  son  jardin  qu'elle  mettait  au  pot,  nous  lui 
donnions  par  tête  vingt-cinq  sols  par  mois,  en  sorte  que,  tout  cal- 
culé, hormis  mon  vêtement,  je  pouvais  coûter  à  mon  père  de  quatre 
à  cinq  louis  par  an.  »  On  était  plein  de  zèle  et  d'ardeur  dans  ces 
misérables  chambrées.  Les  écoliers  y  faisaient  eux-mêmes  la  police 
à  la  façon  anglaise  d'Harrow  et  d'Eton,  et  s'y  surveillaient  mutuel- 
lement. «  On  travaillait  ensemble  et  autour  de  la  même  table.  C'é- 
tait un  cercle  de  témoins  qui,  sous  les  yeux  les  uns  des  autres, 


LES    RÉFORMES    DE    l'eNSEIGNEMENT.  919 

s'imposaient  réciproquement  le  silence  et  l'attention.  L'écolier  oisif 
s'ennuyait  d'une  immobilité  muette  et  se  lassait  bientôt  de  son  oisi- 
veté. L'écolier  inhabile,  mais  appliqué,  se  faisait  plaindre;  mais  il 
n'y  avait  ni  indulgence  ni  pitié  pour  le  paresseux  incurable,  et 
lorsqu'une  chambrée  était  atteinte  de  ce  vice,  elle  était  comme 
déshonorée;  tout  le  collège  la  méprisait,  et  les  parens  étaient  aver- 
tis de  n'y  pas  mettre  leurs  enfans  (1).  » 

La  révolution  détruisit  toutes  ces  vieilles  institutions,  et  mal- 
heureusement l'Université  impériale,  qu'on  éleva  sur  leurs  débris, 
chercha  beaucoup  trop  à  imiter  les  jésuites.  Elle  voulut,  comme 
eux,  avoir  de  grands  internats,  et,  pour  être  plus  sûre  de  bien  les 
diriger,  elle  leur  imposa  une  discipline  étroite  et  sévère.  Elle  disait 
dans  le  règlement  des  études  :  «  Tout  ce  qui  est  relatif  aux  repas, 
aux  récréations,  aux  promenades,  au  sommeil,  se  fera  par  com- 
pagnie. »  Ainsi  son  idéal  était  le  régiment,  et  le  collège,  pour  être 
accompli,  devait  ressembler  à  la  caserne.  M.  Renan  n'a  pas  de 
peine  à  montrer  tout  ce  qui  manque  au  jeune  homme  élevé  d'après 
ce  système.  «  L'instruction,  dit-il,  se  donne  en  classe,  au  lycée,  à 
l'école;  l'éducation  se  reçoit  dans  la  maison  paternelle;  les  maîtres 
à  cet  égard,  c'est  la  mère,  ce  sont  les  sœurs.  Rappelez-vous  ce 
beau  récit  de  Jean  Ghrysostome  sur  son  entrée  à  l'école  du  rhéteur 
Libanius,  à  Antioche.  Libanius  avait  coutume,  quand  un  élève  nou- 
veau se  présentait  à  son  école,  de  le  questionner  sur  son  passé,  sur 
ses  parens,  sur  son  pays.  Jean,  interrogé  de  la  sorte,  lui  raconta  que 
sa  mère  Anthuse,  devenue  veuve  à  vingt  ans,  n'avait  pas  voulu  se 
remarier  pour  se  consacrer  tout  entière  à  son  éducation.  —  0  dieux 
de  la  Grèce!  s'écria  le  vieux  rhéteur,  quelles  mères  et  quelles  veuves 
chez  ces  chrétiens!  »  Il  faut  donc  laisser  le  plus  qu'on  peut  un  en- 
fant à  sa  famille;  tout  le  monde  est  au  fond  du  même  avis.  Les 
professeurs  se  sont  plaints  souvent  des  dangers  de  l'internat,  qui 
les  compromet  par  la  responsabilité  de  fautes  dont  ils  sont  inno- 
cens.  L'état  lui-même  ne  dissimule  pas  que  ces  grandes  agglomé- 
rations d'élèves  l'embarrassent  et  l'inquiètent.  S'il  ne  prend  'pas 
une  décision  radicale,  c'est  qu'il  est  économe  de  ses  deniers,  sur- 
tout quand  il  s'agit  de  l'enseignement.  Les  lycées  d'externes  coû- 
tent, et  les  lycées  d'internes  rapportent;  l'état  hésite  à  se  dessaisir 

(1)  L'institution  des  chambriers ,  comme  on  les  appelle,  n'a  pas  entièrement  dis- 
paru. La  statistique  de  l'enseignement  secondaire  nous  apprend  qu'il  en  restait  ;358 
en  1805.  Ce  sont  en  général  des  jeunes  gens  de  la  campagne,  fils  de  petits  cultivateurs 
ou  même  de  simples  manœuvres  du  voisinage,  qui  renouvellent  les  provisions  (pommes 
de  terre,  châtaignes,  etc.)  tous  les  mois  ou  toutes  les  semaines.  La  personne  chez  qui 
ils  sont  logés  se  charge  d'apprêter  et  de  faire  cuire  leurs  alimens  pour  les  heures  des 
repas,  et  chacun  d'eux  paie  pour  le  service  et  le  logement  c'e  8  à  10  francs  par  mois. 
«  La  conduite  de  ces  élèves,  ajoute  la  statistique,  est  généralement  bonne;  ils  sont 
laborieux,  et  quelques-uns  sont  à  la  tête  de  leur  classe.  » 


920  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'un  revenu  et  à  accroître  une  dépense.  Il  faut  bien  dire  de  plus 
que  les  familles  l'encouragent  dans  ses  hésitations.  Beaucoup  de 
personnes  habitent  loin  des  villes;  dans  les  villes  même,  beaucoup 
sont  occupées  tout  le  jour  hors  de  leur  maison;  il  leur  est  donc  né- 
cessaire de  se  séparer  de  leurs  enfans  pour  les  élever.  ISe  pouvant 
les  garder  chez  eux,  ils  sont  aises  de  les  confier  à  un  collège  uni- 
versitaire :  ils  se  méllent  des  spéculations  privées;  leur  inexpérience 
les  embarrasserait,  s'il  leur  fallait  choisir  entre  des  établissemens 
libres  qu'ils  ne  connaissent  pas,  et  ils  sont  satisfaits  d'avoir  la  ga- 
rantie de  l'état,  qui  les  rassure. 

L'Angleterre  sur  ce  point  est  plus  heureuse  que  nous,  elle  est 
parvenue  à  installer  la  vie  de  famille  jusque  dans  ces  grands  inter- 
nats qui  lui  semblent  si  contraires.  Ce  que  les  Anglais  appellent  un 
collège  est  plutôt,  suivant  l'expression  de  M.  Demogeot,  un  hameau 
véritable,  dont  les  divers  bâtimens  se  groupent  autour  de  l'édifice 
qui  contient  les  salles  de  classes.  On  y  trouve  dispersés  çà  et  là  dans 
les  positions  les  plus  riantes  de  jolis  cottages  de  briques  encadrées 
de  pierres  avec  des  balcons  vitrés.  Ce  sont  les  maisons  des  profes- 
seurs, et  chacun  d'eux  y  reçoit  un  certain  nombre  d'élèves  qui 
"vivent  à  son  foyer  et  mangent  à  sa  table,  à  côté  de  sa  femme  et  de 
ses  filles,  dans  une  intimité  que  le  respect  tempère.  C'est  la  famille 
encore,  une  famille  honnête  et  affectueuse,  où  le  jeune  homme  se 
sent  aimé  et  se  trouve  heureux;  mais  cette  éducation  n'est  pas  pos- 
sible partout.  Elle  a  l'inconvénient  de  coûter  très  cher,  et  il  n'y  a 
guère  que  l'aristocratique  Angleterre  qui  puisse  s'en  accommoder. 
Chaque  élève  dépense  de  5,000  à  6,000  francs  par  an.  En  France, 
nous  ne  voulons  pas  ou  plutôt  nous  ne  pouvons  pas  payer  autant. 
11  nous  faut  l'éducation  à  bon  marché,  et  ces  grandes  réunions  d'é- 
lèves dans  les  mêmes  salles  et  sous  les  mêmes  maîtres,  qui  ména- 
gent l'espace  et  économisent  les  hommes,  sont  encore  le  meilleur 
moyen  de  l'obtenir.  Il  est  donc  impossible  de  songer  à  les  détruire 
brusquement;  on  doit  du  moins  chercher  à  les  diminuer.  Les  moyens 
pratiques  d'y  parvenir  sont  d'abord  la  multiplication  des  lycées; 
n'écoutons  pas  ceux  qui  se  plaignent  qu'ils  sont  trop  nombreux  et 
qu'ils  se  font  tort  les  uns  aux  autres  :  l'état  ne  peut  pas  permettre 
que  les  élèves  soient  forcés  d'aller  chercher  l'éducation  trop  loin; 
il  est  bon  de  la  placer  près  des  familles  et  sous  leur  influence.  Il 
faut  ensuite  qu'à  côté  des  lycées  l'Université  favorise  ces  institutions 
qui  conduisent  leurs  élèves  à  ses  cours.  Elle  les  a  quelquefois  trai- 
tées en  ennemies;  c'est  un  grand  tort  :  ce  sont  des  alliées  qui  la 
déchargent  de  la  partie  la  plus  lourde  et  la  plus  ingrate  de  sa  tâche. 
11  faut  enfin  abolir  tous  les  restes  de  ces  règlemens  déraisonnables 
qui  gênent  le  professeur  désirant  avoir  des  élèves  chez  lui.  Cet 
usage  fleurit  en  Angleterre  et  y  produit  de  bons  résultats;  pour- 


LES    RÉFORMES    DE   l'eNSEIGNEMENT.  921 

quoi  le  proscrirait- on  chez  nous?  C'est  ainsi  qu'on  diminuera  peu  à 
peu  ces  grands  entassemens  d'internes,  et  que  l'état,  délivré  d'une 
responsabilité  trop  lourde,  laissant  à  la  famille  ou  à  ses  délégués  les 
soins  délicats  de  l'éducation,  auxquels  il  n'est  pas  propre,  pourra  se 
réduire  à  son  rôle  véritable,  qui  est  de  donner  l'instruction  à  la 
jeunesse. 

Sur  cette  réforme,  qui  ne  touche  encore  qu'à  la  discipline  des 
collèges,  presque  tout  le  monde  est  d'accord  ;  on  ne  s'entend  plus 
dès  qu'il  s'agit  des  études.  11  en  est  qu'à  cet  égard  les  préjugés  en- 
traînent à  de  bien  étranges  injustices.  M.  de  Montalembert  se  donna 
un  jour  le  plaisir  de  dire  à  la  tribune  que  «  l'instruction  secondaire 
est  non-seulement  moindre  en  quantité  qu'avant  1789  (1),  mais 
qu'elle  est  moindre  en  qualité,  qu'elle  est  médiocre  et  misérable, 
que  les  lycées  ressemblent  à  ces  haras  où  l'on  dresse  quelques  che- 
vaux de  course,  et  qu'enfin  le  résultat  général  de  l'enseignement 
universitaire,  c'est  l'abcâtardissement  intellectuel  de  la  race  fran- 
çaise. »  Des  violences  pareilles  attirent  ordinairement  d'autres  vio- 
lences. Un  poète  répondit  en  attaquant  l'éducation  qu'on  reçoit  chez 
les  jésuites;  c'est  à  elle  qu'il  renvoyait  en  beaux  vers  le  reproche 
d'abâtardir  la  France. 

O  pauvres  chers  enfans  qu'ont  nourris  de  leur  lait 

Et  qu'ont  bercés  nos  femmes, 
Ces  blêmes  oiseleurs  ont  pris  dans  leurs  filets 

Toutes  vos  douces  âmes! 

Si  nous  les  laissons  faire,  on  aura  dans  vingt  ans 

Sous  les  cieux  que  Dieu  dore 
Une  France  aux  yeux  ronds,  aux  regards  clignotans 

Qui  haïra  l'aurore  I 

Je  ne  me  charge  pas  de  dire  lequel  des  deux  tableaux  est  le  plus 
vrai.  —  Éloignons-nous  au  plus  vite  de  ces  discussions  emportées; 
il  vaut  mieux  répondre  aux  raisons  qu'aux  injures. 

On  prétend  que  le  niveau  des  études  s'est  fort  abaissé  depuis 
quelques  années,  que  nous  ne  savons  plus  le  latin  ni  le  grec,  que 
les  jeunes  gens  sortent  de  nos  collèges  moins  instruits  et  moins  in- 
telligens  qu'autrefois.  C'est  l'opinion  commune,  et  pourtant  quel- 
ques raisons  m'empêchent  de  croire  le  mal  aussi  grand  qu'on  le  dit. 
Je  remarque  d'abord  que  ce  reproche  qu'on  nous  fait  n'est  pas 
nouveau;  chaque  génération  qui  finit  l'adresse  de  bonne  foi  à  la 

(1)  On  a  souvent  prétendu  que  les  collèges  étaient  plus  fréquentés  avant  1789  que 
de  nos  jours.  C'est  une  erreur.  La  statistique  de  l'enseignement  montre  qu'en  1789, 
sur  une  population  de  25  millions  d'âmes,  le  nombre  total  des  élères  était  de  72,000, 
ce  qui  donne  1  élève  sur  32  enfans.  En  18(35,  sur  une  population  de  37  millions  d'ha- 
bitans,  on  comptait  163,000  élèves  dans  les  écoles  secondaires,  ce  qui  fait  1  élève  sur 
20  enfans. 


922  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

génération  qui  commence.  Un  proverbe  grec  disait  que  l'homme 
vieillit  en  apprenant;  mais  il  ne  se  sent  pas  apprendre.  La  science 
lui  vient  peu  à  peu,  chaque  jour,  presque  sans  qu'il  s'en  aper- 
çoive. Le  propre  de  cette  instruction  que  donne  la  vie,  c'est  qu'on 
ne  peut  pas  dire  à  quel  moment  on  l'acquiert,  et  qu'il  semble  qu'on 
l'a  toujours  possédée.  Quand  plus  tard  on  essaie  de  se  rappeler  ce 
qu'on  savait  à  vingt  ans,  on  ne  parvient  pas  à  se  ramener  exacte- 
ment au  passé,  et  l'on  est  toujours  tenté  de  se  faire  plus  savant 
qu'on  ne  l'était  alors.  N'est-il  pas  naturel  qu'avec  cette  opinion 
avantageuse  qu'on  a  de  soi  on  juge  sévèrement  les  jeunes  gens  qui 
sortent  du  lycée,  et  qu'on  se  plaigne  que  tout  a  dégénéré?  Nous 
avons  des  preuves  que  ces  plaintes  ne  sont  pas  tout  à  fait  justes. 
Pour  nous  en  tenir  à  l'instruction  classique,  qui  paraît  le  plus  en 
décadence,  est-il  -bien  vrai,  comme  on  le  dit,  qu'au  siècle  dernier 
on  apprenait  le  latin  beaucoup  mieux  qu'aujourd'hui?  Je  ne  saurais 
rien  affirmer  pour  les  premières  années  du  xviii®  siècle,  quoique  le 
bon  Rollin  cite  avec  admiration  des  vers  latins  de  ses  élèves  qui  nous 
semblent  assez  médiocres  ;  mais  à  partir  du  moment  où  commence 
l'institution  du  concours  général,  la  comparaison  est  possible.  Nous 
avons  conservé,  par  exemple,  le  discours  latin  de  La  Harpe,  qui  ob- 
tint le  prix  d'honneur.  J'engage  les  curieux  à  le  comparer  à  ceux 
qui  sont  couronnés  tous  les  ans  à  la  Sorbonne,  et  je  crois  bien  que 
La  Harpe  ne  paraîtra  pas  toujours  le  plus  fort.  Est-il  plus  juste  de 
prétendre  que  nos  études  classiques  soient  très  inférieures  à  celles 
des  peuples  voisins?  Je  ne  le  pense  pas,  au  moins  pour  l'Angleterre. 
M.  Demogeot  a  placé  à  la  fin  de  son  livre  des  devoirs  d'élèves  qu'il 
a  copiés  sur  les  cahiers  d'honneur  de  quelques  écoles  anglaises;  ils 
ne  sont  certainement  pas  supérieurs  à  ceux  qu'on  fait  tous  les  jours 
dans  les  lycées  de  Paris. 

Je  ne  veux  pas  dire  pourtant  qu'à  partir  de  18^8  les  études  clas- 
siques n'aient  faibli  dans  nos  lycées.  Il  s'agissait  bien  alors  du  grec 
et  du  latin!  on  criait  tant  dans  la  rue  que  le  bruit  en  arrivait  jusque 
dans  les  classes,  et  que  le  travail,  qui  a  besoin  de  silence,  en  était 
troublé;  puis  vint  la  bifurcation,  qui  éloigna  tant  d'élèves  de  l'étude 
des  langues  anciennes.  A  ces  causes  passagères,  dont  heureusement 
les  effets  disparaissent  tous  les  jours,  il  faut  joindre  des  raisons  per- 
manentes auxquelles  il  est. plus  difficile  de  remédier.  La  plus  grave, 
selon  M.  de  Laprade,  c'est  la  fâcheuse  habitude  qu'on  a  prise  de 
surcharger  le  programme  des  lycées. 

11  est  aujourd'hui  encombré  de  sciences  de  toute  sorte,  et  l'on 
exige  tant  des  élèves  que,  forcés  d'efileurer  tout,  ils  finissent  par  ne 
rien  savoir.  On  ne  leur  apprenait  guère  autrefois  que  le  latin,  — 
c'était  l'âge  d'or  de  l'enseignement.  —  Rollin  voulut  qu'on  y  joi- 
gnît le  français  et  qu'on  donnât  plus  de  temps  au  grec;  la  révolu- 


LES    RÉFORMES   DE    l' ENSEIGNEMENT.  925 

tion  et  l'empire  firent  une  grande  place  aux  sciences  physiques  et 
naturelles;  l'histoire  fut  très  favorisée  par  le  gouvernement  de 
juillet;  les  langues  vivantes  deviennent  tous  les  jours  plus  envahis- 
santes. Il  est  sûr  que  voilà  beaucoup  d'études  entassées  :  c'est  une 
encyclopédie  entière  qu'on  veut  faire  entrer  dans  ces  jeunes  têtes. 
Que  ce  soit  un  danger  pour  elles  et  qu'elles  succombent  souvent  sous 
le  fardeau,  je  ne  le  nie  pas;  mais  le  remède  n'est  pas  facile  à  trouver. 
M.  de  Laprade  en  propose  d'héroïques:  il  voudrait  qu'on  supprimât 
une  bonne  moitié  de  l'histoire  et  presque  toutes  les  sciences,  qu'il 
ne  fût  plus  question  des  langues  vivantes,  et  qu'on  revînt  à  peu 
près  au  temps  où  l'on  n'apprenait  que  le  latin  et  le  grec.  C'est 
agir  d'une  façon  un  peu  trop  révolutionnaire.  Ceux  qui  sont  favo- 
rables à  ces  mesures  violentes  nous  disent,  pour  les  justifier,  que  les 
matières  enseignées  dans  les  collèges  ont  peu  d'importance,  qu'on 
n'y  vient  que  pour  se  former  l'esprit,  «  qu'on  y  apprend  à  ap- 
prendre, »  et  que  l'instruction  véritable  s'acquiert  plus  tard.  Ce 
n'est  pas  vrai  pour  tout  le  monde,  et  beaucoup  attendent  de  leur  sé- 
jour dans  les  écoles  des  fruits  plus  solides  et  plus  réels.  Combien, 
entraînés  par  les  nécessités  des  affaires,  n'ouvriront  guère  plus  de 
livres  quand  ils  auront  fini  leurs  classes!  Ceux-là  se  font  au  lycée 
la  provision  de  science  et  d'instruction  sur  laquelle  ils  doivent  vivre. 
Ils  ne  sauront  de  géographie  et  d'histoire  que  ce  qu'ils  y  auront 
appris.  Ils  n'auront  plus  l'occasion  de  connaître  quel  est  le  principe 
de  ce  télégraphe  dont  ils  se  servent  pour  leur  commerce,  de  cette 
machine  à  vapeur  qui  les  emporte  dans  leurs  voyages.  Les  grands 
souvenirs  du  passé,  qui  donnent  plus  de  prix  au  présent  en  nous  ré- 
vélant les  efforts  qu'il  a  coûtés,  ils  n'en  sauront  jamais  rien,  si  on  ne 
le  leur  apprend  au  lycée,  et  il  manquera  quelque  chose  à  leur  vie. 
C'est  ce  qui  explique  comment  les  connaissances  dont  l'utilité  était 
reconnue  furent  successivement  introduites  dans  l'enseignement.  Ce 
n'est  point  par  mode  ou  par  engouement  que  l'Université  l'a  souffert; 
elle  a  cédé  à  l'opinion  qui,  là  comme  partout,  est  la  maîtresse. 
Dès  le  commencement  du  xvii''  siècle,  Richelieu  se  préoccupait  de 
la  direction  trop  uniforme  et  trop  littéraire  qu'on  donnait  de  son 
temps  à  l'instruction  de  la  jeunesse,  il  avait  l'intention  de  fonder 
un  collège  où  les  sciences,  la  géographie,  l'histoire  et  les  langues 
vivantes  auraient  eu  une  grande  place.  Depuis  cette  époque,  on  n'a 
cessé  de  réclamer  partout  l'élargissement  du  système  des  études,  et 
l'Allemagne,  aussi  bien  que  la  France,  a  été  forcée  de  faire  droit  à 
ces  réclamations.  L'Angleterre  résiste  encore;  chez  elle,  les  collèges 
anciens  et  les  écoles  de  grammaire  [grammar  schools),  fidèles  à 
l'esprit  du  moyen  âge,  qui  les  a  fondées,  ne  consentent  à  enseigner 
que  le  latin,  le  grec  et  un  peu  de  mathématiques;  mais  là  aussi 
l'opinion  s'est  déclarée  avec  tant  de  violence  qu'il  est  probable  que 


924  BEVUE  DES  DEUX  MONDE?. 

les  barrières  seront  forcées,  et  que  les  sciences  physiques,  les  langues 
vivantes  et  l'histoire  ne  tarderont  pas  à  pénétrer  jusque  dans  ces  vé- 
nérables sanctuaires  où  la  routine  s'appelle  tradition.  Ce  n'est  pas 
le  moment,  comme  on  voit,  de  les  chasser  tout  à  fait  de  chez  nous, 
et  il  serait  dangereux  de  mécontenter  l'opinion  publique  par  des 
suppressions  radicales.  Tout  le  monde  est  d'accord  en  principe  qu'il 
convient  de  réduire  les  programmes  des  lycées;  mais  il  n'est  pas 
facile  de  dire  ce  qu'on  en  peut  ôter  sans  danger.  C'est  un  problème 
délicat  que  tous  les  ministres  se  sont  posé  depuis  1830,  et  qu'ils 
n'ont  pas  résolu. 

On  est  d'accord  aussi  qu'il  faut  beaucoup  simplifier  le  baccalau- 
réat; quelques-uns  même  ont  parlé  de  le  détruire.  Depuis  I8Z18,  il 
est  suspect  à  beaucoup  de  personnes.  Le  paradoxe  de  Bastiat,  qui 
le  rendait  responsable  des  malheurs  publics,  fut  bien  accueilli  à  ce 
moment.  On  prétendait  qu'il  ne  peut  faire  que  des  mécontens  et  de 
révoltés.  «  Le  diplôme  de  bachelier,  disait  spirituellement  M.  Al- 
bert de  Broglie,  est  une  lettre  de  change  souscrite  par  la  société,  et 
qui  doit  être  tôt  ou  tard  payée  en  fonctions  publiques.  Si  elle  n'est 
pas  payée  à  l'échéance,  nous  avons  cette  contrainte  par  corps  qu'on 
appelle  une  révolution.  »  C'était  aller  bien  loin  et  attacher  au  di- 
plôme plus  d'importance  qu'il  n'en  mérite.  Il  n'est  que  la  constata- 
tion des  études  faites,  et  ne  peut  pas  être  refusé  à  ceux  qui  ont 
achevé  leurs  classes  avec  quelque  succès.  Le  mal,  s'il  y  en  a  un, 
est  non  à  la  sortie  des  collèges,  mais  à  l'entrée.  L'instruction  qu'on 
vient  y  chercher  crée  quelquefois  des  ambitions  que  la  société  ne 
peut  pas  satisfaire,  et  qui  menacent  son  repos.  On  dit  qu'au  nord 
de  l'Allemagne,  sur  la  frontière  du  Holstein,  le  paysan,  qui  a  fait 
ses  études,  lit  quelquefois  Virgile  en  menant  sa  charrue;  c'est  une 
exception,  et  d'ordinaire  on  s'éloigne  de  la  charrue  quand  on  est 
capable  de  comprendre  les  Gcorgiqucs.  Lorsqu'on  a  vécu  quelque 
temps  dans  ce  monde  d'élégance  et  d'aristocratie  que  la  littérature 
nous  révèle,  il  est  malaisé  de  reprendre  l'humble  métier  de  son 
père.  C'est  peut-être  un  danger;  mais  qu'y  faire?  Est-il  possible 
d'établir  des  castes,  comme  il  y  en  avait  dans  l'ancienne  Egypte, 
et  de  décréter  pour  tous  ceux  qui  n'ont  pas  un  certain  chiffre  de 
revenus  l'ignorance  obligatoire?  Faudra-t-il  payer  200  francs  d'im- 
pôt pour  avoir  le  droit  d'apprendre  le  latin,  comme  autrefois 
pour  être  électeur?  Personne  n'y  songe  assurément.  Le  mieux  est 
donc  pour  tout  le  monde  de  se  résigner  à  cette  diffusion  de  l'in- 
struction, qui  est  la  suite  nécessaire  du  règne  de  la  démocratie. 
Lucrèce  se  plaignait  déjà  de  ces  foules  qui  se  pressaient  de  son 
temps  dans  tous  les  chemins  de  la  fortune.  Elles  sont  bien  plus 
nombreuses  aujourd'hui  qu'aucune  fonction  n'est  fermée  à  per- 
sonne. Aussi  beaucoup  tombent  sur  la  route,  beaucoup  se  plaignent 


LES    RÉFORMES    DE    1,' ENSEIGNEMENT.  925 

de  ne  pas  arriver  les  premiers,  et,  prenant  leurs  prétentions  pour 
leurs  droits,  se  révoltent  contre  une  société  qu'ils  accusent  de  les 
méconnaître.  Ce  sont  des  misères  qu'il  faut  savoir  virilement  sup- 
porter; elles  sont  pour  tous  les  états  la  condition  de  la  vie. 

L'autre  raison  pour  laquelle  quelques  personnes  pensent  qu'on 
doit  supprimer  le  baccalauréat  est  précisément  celle  qui  doit  le 
faire  maintenir.  On  a  dit  qu'il  n'était  pas  compatible  avec  la  liberté 
de  l'enseignement;  il  me  semble  au  contraire  que,  depuis  que  cette 
liberté  a  été  proclamée,  il  est  devenu  plus  nécessaire.  Ne  faut- il 
pas  qu'on  donne  aux  pères  de  famille  quelque  moyen  de  savoir 
s'ils  ne  sont  pas  la  dupe  de  spéculations  effrontées,  et  si  le  maître 
auquel  ils  confient  leur  enûmt  sans  le  connaître  est  capable  de  lui 
apprendre  quelque  chose?  L'Angleterre,  qu'on  invoque  si  volontiers 
pour  attaquer  nos  systèmes  d'études,  nous  donne  sur  ce  point  un 
exemple  dont  nous  devons  profiter.  Elle  est  très  vivement  préoccu- 
pée depuis  quelques  années  de  ce  qui  manque  à  son  enseignement 
secondaire;  elle  en  a  exposé  tous  les  défauts  avec  cette  franchise 
ordinaire  aux  gouvernemens  libres,  et  cherche  résolument  à  les  cor- 
riger. Les  jeunes  gens  de  l'aristocratie  sont  élevés  dans  ces  col- 
lèges anciens  dont  j'ai  parlé,  et  qui  sont  pour  la  plupart  des  fonda- 
lions  pieuses  du  moyen  âge;  le  peuple  a  des  écoles  primaires  plus 
nombreuses  qu'en  France  :  c'est  la  classe  moyenne  et  bourgeoise 
qui  est  le  moins  bien  partagée.  Nos  voisins  ne  dissimulent  pas  la 
cause  de  cette  infériorité.  On  avait  chargé  la  liberté  de  pourvoir  à 
son  instruction,  et  la  liberté  s'est  mal  acquittée  de  sa  tâche.  Chez 
nous,  les  collèges  de  l'état  maintiennent  un  certain  niveau  dans  les 
études;  pour  se  soutenir  à  côté  d'eux,  les  institutions  libres  sont 
forcées  de  faire  des  effoits,  et  celles  qui  seraient  trop  visiblement 
inférieures  ne  pourraient  pas  subsister  longtemps.  En  Angleterre, 
tout  marche  à  l'aventure.  Les  pensions  y  pullulent;  elles  se  livrent 
entre  elles  une  lutte  acharnée  par  la  réclame  et  le  bon  marché.  La 
loi  n'exige  de  certificat  ni  de  diplôme  de  personne;  l'éducation  est 
un  métier  entièrement  libre  qui  en  général  rapporte  peu,  et  qu'on 
n'essaie  qu'après  en  avoir  entrepris  beaucoup  d'autres.  «  On  nous  a  si- 
gnalé, disent  des  voyageurs,  une  école  tenue  par  un  propriétaire  de 
cabriolets  de  place  à  qui  la  faillite  avait  rendu  impossible  sa  première 
industrie.  Ailleurs  c'est  un  individu  qui  a  été  successivement  épicier, 
revendeur  de  meubles,  péager,  et  qui,  après  autant  de  faillites  que 
de  métiers,  s'est  fait  maître  de  pension.  »  On  peut  voir  dans  le 
livre  de  M.  Demogeot  les  efforts  vigoureux  qu'on  fait  en  Angleterre 
pour  corriger  cet  abus.  Parmi  ces  tentatives,  il  en  est  une  surtout 
qu'il  nous  faut  remarquer  :  des  sociétés  privées  se  sont  établies 
pour  faire  subir  un  examen  et  décerner  un  diplôme.  Les  Anglais 
pensent  avec  raison  que  cette  épreuve  placée  à  la  fin  des  études 


926  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

attestera  qu'elles  sont  sérieuses  et  relèvera  chez  eux  le  niveau  de 
l'instruction.  Je  crois  donc  ici  encore  que  ce  n'est  pas  le  moment 
de  supprimer  notre  baccalauréat,  sous  prétexte  de  liberté,  quand 
le  peuple  le  plus  libre  du  monde  sent  le  besoin  d'en  créer  un;  mais 
rien  ne  nous  empêche  de  le  perfectionner.  Je  voudrais  beaucoup, 
pour  ma  part,  y  voir  introduire  une  réforme  que  M.  Duruy  indique 
dans  son  Rapport  à  V empereur^  et  qui  est  empruntée  aux  examens 
anglais.  Les  matières  seraient  divisées  en  obligatoires  et  faculta- 
tives, les  premières  peu  étendues,  des  notions  de  latin  et  de  grec, 
l'histoire  de  France,  quelques  élémens  de  mathématiques,  les  au- 
tres moins  restreintes,  plus  élastiques,  mais  entièrement  laissées 
au  choix  du  candidat.  Il  ferait  savoir  d'avance  sur  laquelle  de  ces 
sciences  facultatives  il  veut  être  interrogé.  Pour  être  bachelier,  il 
lui  faudrait  atteindre  une  certaine  somme  de  points,  et  il  serait 
libre  de  les  obtenir  d'une  façon  ou  d'une  autre.  Une  seule  de  ces 
études  faite  avec  soin  suffirait  pour  lui  donner  le  nombre  de  points 
nécessaires.  Il  s'agirait  donc  pour  lui  de  bien  apprendre  plutôt  que 
de  beaucoup  apprendre.  Il  n'aurait  plus  intérêt,  comme  aujour- 
d'hui, à  effleurer  toutes  les  connaissances  humaines,  et  ne  serait 
plus  forcé,  suivant  l'excellente  expression  de  M.  Demogeot,  de  com- 
poser sa  capacité  d'une  foule  d'insuffisances.  Ce  qui  rend  cette  ré- 
forme plus  souhaitable,  c'est  qu'elle  est  un  complément  nécessaire 
de  la  loi  de  1850.  Qu'importe  que  nous  ayons  donné  à  tout  le 
monde  le  droit  d'enseigner,  si  par  un  examen  aussi  rigoureux  nous 
enchaînons  les  maîtres  à  nos  systèmes  et  ta  nos  méthodes?  Laissons- 
les  libres  de  diriger  l'intelligence  de  leurs  élèves  comme  ils  le  vou- 
dront, et  soyons  convaincus  que  la  variété  des  travaux  profiterait  à 
la  variété  des  esprits. 

Je  sais  qu'on  peut  faire  à  ce  changement  une  assez  grave  objec- 
tion :  il  est  à  craindre  qu'en  allégeant  le  programme  du  baccalau- 
réat on  n'affaiblisse  les  classes.  C'est  pour  forcer  les  élèves  à  ne 
négliger  aucune  partie  de  leurs  études  que  successivement  on  les  a 
toutes  introduites  dans  l'examen.  L'expérience  prouve  qu'ils  cessent 
de  s'occuper  de  celles  qui  n'y  sont  pas  exigées.  Ils  ressemblent 
beaucoup  à  ces  chrétiens  dont  les  théologiens  disent  qu'ils  n'ont 
que  l'attrition;  d'ordinaire  ils  sont  loin  d'éprouver  pour  leurs  tra- 
vaux un  attrait  désintéressé,  et  c'est  la  peur  du  baccalauréat  qui 
fait  presque  toute  leur  vocation  littéraire.  Je  touche  là  au  mal  le 
plus  sérieux  de  notre  enseignement  ;  il  n'y  a  rien  qui  lui  soit  plus 
contraire  que  l'indifférence  profonde  ou  même  l'ennui  visible  que 
la  plupart  des  exercices  de  nos  lycées  inspirent  aux  élèves.  Ce 
qu'on  fait  ainsi  à  contre-cœur  ne  profite  guère,  et  dans  la  jeunesse 
surtout,  sans  un  peu  d'enthousiasme  et  d'émotion,  les  leçons  d'un 
professeur  ne  laissent  dans  l'âme  et  dans  l'esprit  aucune  trace  du- 


LES    RÉFORMES    DE    l'eNSEIGNEMENT.  927 

Table.  Il  n'en  était  pas  tout  à  fait  ainsi  autrefois,  et  nous  savons  par 
exemple  que  dans  l'ancienne  Université  les  auteurs  latins  étaient 
étudiés  avec  plus  de  passion  qu'aujourd'hui.  Aussi  s'en  souvenait-on 
dans  le  monde.  Les  relire  était  un  plaisir  qu'on  aimait  à  se  donner 
dès  qu'on  avait  le  temps;  les  sociétés  élégantes  étaient  pleines  de 
gens  qui  les  citaient  volontiers,  et  la  seule  littérature  des  académies 
de  province  consistait  à  les  imiter  ou  à  les  traduire  en  vers.  Ce  goût 
s'est  fort  attiédi,  il  faut  l'avouer;  l'écolier  ne  les  feuillette  plus 
qu'avec  distraction  quand  il  fait  ses  classes,  et  il  cesse  de  les  ou- 
vrir dès  qu'il  en  est  sorti.  Ces  grands  auteurs,  si  vivans  autre- 
fois, semblent  n'être  plus  aujourd'hui  dans  les  usages  et  dans  le 
commerce  du  monde.  Est-ce  à  dire  que  leur  temps  soit  passé,  et 
qu'on  doive  se  résigner  à  les  bannir  de  l'enseignement?  Quelques 
personnes  l'ont  prétendu;  on  a  écrit  dans  des  livres  importans,  on 
a  soutenu  devant  des  assemblées  politiques,  que  l'éducation  de  la 
jeunesse  ne  devait  plus  se  faire  que  par  les  langues  modernes  et 
par  les  sciences.  Le  bon  sens  public  résiste  à  cette  opinion.  En  An- 
gleterre, dans  cette  enquête  solennelle  dont  j'ai  parlé  et  qu'on  a 
ouverte  au  sujet  de  l'enseignement  secondaire,  l'instruction  clas- 
sique a  trouvé  de  vigoureux  défenseurs;  les  plus  grands  esprits, 
M.  Stuart  Mill,  M.  Gladstone,  se  sont  déclarés  pour  lui.  «  Je  crois, 
a  dit  un  des  professeurs  d'Eton,  que  le  système  de  nos  études  est 
vrai  dans  ses  trois  principes  fondamentaux  :  d'abord  que  l'éduca- 
tion doit  être  générale  et  non  professionnelle,  en  second  lieu  que 
c'est  la  littérature  et  non  la  science  qui  doit  en  être  la  base,  enfin 
que  le  meilleur  instrument  d'une  éducation  littéraire,  c'est  la  litté- 
rature grecque  et  la  littérature  latine.  »  Voilà  les  vrais  principes. 
Il  n'en  est  pas  moins  certain  que  les  chefs-d'œuvre  de  ces  littéra- 
tures ne  sont  plus  étudiés  qu'avec  indifférence.  Le  mal  est  d'autant 
plus  sérieux  qu'il  n'est  pas  de  ceux  qui  se  guérissent  par  décret. 
L'intervention  de  l'autorité,  notre  refuge  habituel,  serait  impuis- 
sante à  le  supprimer  ;  il  ne  dépend  pas  d'urr  ministre  de  l'instruc- 
tion publique,  si  puissant  qu'il  soit,  de  forcer  les  élèves  inattentife 
à  s'intéresser  aux  choses  qui  les  ennuient.  Le  seul  moyen  d'y  par- 
venir est  de  les  rendre  intéressantes. 

C'est  ce  qui,  je  le  reconnais,  est  beaucoup  plus  facile  à  dire  qu'à 
faire.  Il  faut  pourtant  l'essayer;  il  faut  apporter  quelques  modifi- 
cations dans  la  manière  dont  nous  étudions  les  auteurs  anciens.  Ils 
auront  plus  d'intérêt  pour  nous,  si  nous  les  abordons  plus  résolu- 
ment par  les  côtés  qui  conviennent  à  notre  temps  et  peuvent  lui 
être  utiles.  Ici  nous  rencontrerons,  je  le  sais,  beaucoup  de  résis- 
tances; on  opposera  à  ces  changemens  nécessaires  la  haine  des  nou- 
veautés et  le  respect  des  traditions.  Les  méthodes  d'enseignement 
ont  coutume  de  se  défendre  avec  énergie;  c'est  pourtant  un  prin- 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cipe  absolu  qu'il  liiut  que  les  jeunes  générations  soient  élevées  pour 
le  monde  dans  lequel  elles  doivent  vivre.  Si  l'on  s'obstine  à  impo- 
ser à  un  temps  l'éducation  d'un  autre,  on  court  le  risque  de  ne  for- 
mer qu'une  jeunesse  dépaysée  et  mécontente.  Ce  fut,  pour  n'en 
citer  qu'un  exemple,  un  des  principaux  malheurs  de  l'empire  ro- 
main. La  république  avait  créé  un  système  d'instruction  pour  la 
jeunesse  où  tout  avait  pour  but  de  la  former  à  la  vie  libre  et  de 
faire  du  jeune  homme  un  orateur.  Ce  système  arrive  à  sa  perfec- 
tion sous  Auguste,  au  moment  même  où  le  silence  se  fait  au  Forum, 
et  où  la  parole  perd  sa  puissance  dans  le  sénat;  n'importe  :  on  était 
conservateur  à  Rome,  Auguste  prêchait  le  respect  du  passé  tout  en 
le  détruisant,  et  l'on  garda  avec  une  incroyable  fidélité  cette  édu- 
cation qui  ne  préparait  les  jeunes  gens  qu'à  des  déceptions  et  à  des 
périls.  Pendant  tout  l'empire,  on  déclama  dans  les  écoles;  on  dé- 
clamait encore  après  le  triomphe  du  christianisme,  et  cette  grande 
révolution  qui  renversa  tant  de  choses  ne  parvint  pas  à  détruire  les 
usages  surannés  des  rhéteurs  (J).  Cherchons  à  préserver  notre  en- 
seignement de  ce  ridicule  et  de  ce  danger.  Acceptons  volontiers  les 
modifications  que  les  changemens  de  la  société  rendent  nécessaires. 
IN'élevons  pas  de  hautes  barrières  autour  de  nos  écoles;  qu'au  con- 
traire le  vent  qui  souffle  partout  y  pénètre  et  les  rajeunisse;  c'est 
de  cette  communication  ou,  si  l'on  veut,  de  cette  communion  avec 
l'esprit  de  notre  temps^  qu'elles  tireront  leur  force. 

Certes  on  ne  peut  pas  adresser  au  xvii"  siècle  le  même  reproche 
qu'à  l'empire  romain  :  on  élevait  alors  les  jeunes  gens  pour  leur 
temps.  On  cherchait  surtout  à  leur  donner  les  qualités  qu'on  ap- 
préciait le  plus,  la  politesse  et  la  distinction;  dès  le  collège,  on 
voulait  faire  des  gens  du  monde.  C'est  le  seul  but  que  Rollin  as- 
signe à  l'étude  des  auteurs  anciens.  «  Elle  met  en  état,  dit-il,  de 
juger  sainement  des  ouvrages  qui  paraissent,  de  lier  société  avec  les 
gens  d'esprit,  d'entrer  dans  les  meilleures  compagnies,  de  prendre 
part  aux  entretiens  les  plus  savans,  de  fournir  de  son  côté  à  la  con- 
versation, où  sans  cela  on  demeurerait  muet,  de  la  rendre  plus  utile 
et  plus  agréable  en  mêlant  les  faits  aux  rédexions  et  relevant  les 
uns  par  les  autres.  »  Le  système  d'enseignement  était  parfaitement 
approprié  à  ce  dessein ,  on  faisait  beaucoup  écrire  et  composer  les 
élèves  :  ce  n'est  pas  un  bon  moyen  pour  étendre  l'esprit  et  le  rendre 
fécond;  mais  il  n'y  en  a  aucun  qui  enseigne  mieux  à  bien  disposer 
ses  pensées  et  à  distinguer  avec  soin  les  nuances  du  style.  C'est  as- 

(1)  On  trouve  dans  les  œuvres  d'Ennodius,  qui  fut  évoque  au  commencement  du 
vi°  siècle,  des  déclamations  dont  le  sujet  est  tout  à  fait  païen,  et  qui  sont  fort  surpre- 
nantes chez  un  évêquc.  II  y  en  a  une  «  contre  un  jeune  homme  qui  avait  tenté  de 
séduire  une  vestale,  »  et  une  autre,  plus  étrange  encore,  «  contre  un  homme  qui  avait 
placé  une  statue  de  Minerve  dans  un  mauvais  lieu.  » 


LES    RÉFORMES    DE    l' ENSEIGNEMENT.  929 

sûrement  à  cet  usage  que  notre  littérature  doit  d'être  devenue  la 
mieux  ordonnée  et  la  plus  élégante  de  l'univers.  L'auteur  ancien 
qu'on  étudiait  n'intéressait  guère  que  par  ses  côtés  les  plus  géné- 
raux. Ceux  qui  le  lisaient  s'occupaient  moins  de  lui  que  d'eux- 
mêmes.  «  On  aime  tant,  disait  M'"^  de  Sévigné,  à  entendre  parler 
de  soi!  «  Aussi  voulait-on  se  retrouver  partout.  On  ne  cherchait 
dans  Cicéron  et  dans  Horace  que  ces  tableaux  de  mœurs,  ces  nuances 
de  caractère,  ces  fines  observations,  qui  peuvent  s'appliquer  à  tous 
les  temps;  on  se  contentait  d'en  extraire  ces  réflexions  délicates 
qui  sont  d'usage  dans  la  vie.  Il  suffisait  donc  d'en  expliquer  des 
morceaux  choisis,  en  petite  quantité.  L'explication  était  longue  et 
minutieuse.  Le  professeur  faisait  ressortir  la  propriété  de  chaque 
mot,  la  finesse  de  chaque  pensée,  l'habile  liaison  des  phrases,  et 
voulait  trouver  partout  un  dessein  profond.  L'écrivain  disparais- 
sait sous  le  commentaire  ;  il  n'était  plus  qu'un  texte  sur  lequel  on 
construisait  avec  complaisance  tout  un  exercice  laborieux  de  pensée 
et  de  style.  Ce  système  d'enseignement  est  tout  à  fait  français;  au- 
cun peuple  ne  l'a  complètement  imité.  Il  convenait  à  une  société 
polie  où  régnait  le  besoin  de  se  réunir  et  de  vivre  ensemble,  où 
l'étude  des  mœurs,  le  spectacle  des  passions,  le  charme  des  entre- 
tiens, étaient  l'intérêt  principal  de  la  vie.  Il  a  fait  de  la  France  la 
nation  la  plus  lettrée  et  la  plus  humaine  du  monde,  et  comme  en 
réalité,  malgré  nos  révolutions,  nous  n'avons  pas  tout  à  fait  perdu 
ces  mérites,  comme  nous  avons  conservé  mieux  que  tout  autre 
peuple  le  goût  des  plaisirs  de  l'esprit,  et  que  les  succès  littéraires 
sont  encore  ce  qui  distingue  le  plus  chez  nous,  je  crois  que  nous  ne 
devons  pas  entièrement  renoncer  à  un  système  qui  nous  a  donné  la 
seule  originalité  que  nous  ayons,  et  qu'il  faut  que  le  fond  de  notre 
enseignement  reste  le  même.  Une  nation  ne  doit  pas  se  hasarder  à 
perdre  les  qualités  qu'elle  possède  pour  aller  à  la  conquête  de  qua- 
lités nouvelles  qu'elle  peut  manquer. 

Il  est  sûr  cependant  que  ce  n'est  plus  pour  le  monde  que  nous 
formons  nos  élèves.  Ce  qui  les  attend  au  sortir  des  écoles,  ce  ne 
sont  plus  ces  sociétés  polies  et  lettrées,  ces  agréables  loisirs  qu'on 
occupait  à  des  entretiens  charraans;  c'est  une  mêlée  active  et 
bruyante  où  l'élégance  de  l'esprit  et  la  distinction  des  manières  ont 
moins  de  prix  que  la  vigueur  des  caractères  et  l'énergie  des  résolu- 
tions. Cette  situation  nouvelle  crée  à  l'éducation  des  devoirs  nou- 
veaux. L'étude  des  auteurs  anciens,  comme  on  la  faisait  au  xvii^  siè- 
cle, était  pour  cette  époque  la  meilleure  préparation  à  la  vie  ;  est-il 
impossible  qu'elle  nous  rende  aujourd'hui  le  même  service?  Faut-il 
croire  que  ce  monde  d'autrefois  n'ait  rien  à  nous  apprendre  sur 
celui  d'aujourd'hui?  Rollin  disait  en  parlant  de  l'histoire  ancienne  : 

TOME  LXXXII.   —  1869,  59 


9â0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

H  Ces  faits  sont  passés  pour  jamais  ;  ces  grands  événemens  ont  eu 
leur  tour  sans  en  faire  attendre  de  semblables;  les  révolutions  des 
états  et  des  empires  ont  peu  de  rapport  à  notre  situation  présente, 
et  par  là  deviennent  moins  intéressantes  pour  nous.  »  Il  ajoutait  que 
le  bon  goût  seul,  qui  est  fondé  sur  des  principes  immuables,  est  le 
même  pour  tous  les  temps,  et  que  «  c'est  le'  principal  fruit  qu'on 
doive  faire  tirer  aux  jeunes  gens  de  la  lecture  des  anciens.  »  Eh 
bien  !  non  ;  il  y  a  d'autres  fruits  à  tirer  de  cette  lecture  que  des 
leçons  de  goût.  Nous  avons  vu  ces  grands  événemens  que  Rollin 
croyait  passés  sans  retour  se  reproduire  sous  nos  yeux,  et  il  n'est 
plus  permis  de  dire  que  les  révolutions  «  ont  peu  de  rapport  à  notre 
situation  présente.  »  Les  faits  que  racontent  les  lettres  de  Cicéron 
ou  les  Annales  de  Tacite  ont  pris  un  intérêt  si  vivant  qu'en  lisant 
ces  beaux  ouvrages  nous  n'avons  plus  l'esprit  assez  calme  pour  n'y 
remarquer  que  des  expressions  piquantes  ou  des  phrases  bien  faites. 
Tous  ces  grands  hommes,  quand  nous  les  regardions  à  cette  dis- 
tance d'où  l'on  nous  tenait  d'eux  dans  les  classes,  nous  faisaient 
l'effet  de  purs  esprits  littéraires;  il  nous  semblait  qu'ils  avaient 
vécu  dans  une  sorte  de  région  calme  et  éthérée;  depuis  que  nous 
les  abordons  de  plus  près,  avec  nos  souvenirs  personnels,  à  la  lu- 
mière de  notre  histoire,  nous  voyons  bien  qu'ils  ont  traversé  des 
époques  troublées  comme  la  nôtre,  qu'ils  ont  été  mêlés  aux  agita- 
tions du  mmide  et  qu'ils  en  ont  souffert.  L'orage  ne  les  a  pas  épar- 
gnées, ces  âmes  qui  paraissent  d'abord  si  sereines,  et  elles  portent 
chacune  au  cœur  la  blessure  de  la  vie.  Sachons  la  découvrir  et  la 
faire  voir;  retrouvons  l'homme  dans  l'écrivain;  replaçons-le,  autant 
qu'il  se  peut,  dans  son  milieu  et  parmi  les  événemens  qui  le  font 
comprendre.  Surtout  ne  nous  contentons  plus  d'expliquer  de  courts 
extraits  de  ses  ouvrages  qui  ne  donnent  aucune  idée  de  son  époque 
ni  de  lui-même  :  des  morceaux  isolés  pouvaient  suffire  quand  on  se 
réduisait  à  ne  faire  sur  lui  qu'un  travail  de  style;  mais,  pour  qu'une 
œuvre  devienne  vivante,  il  faut  qu'on  puisse  l'étudier  dans  son  en- 
semble. Imitons  les  collèges  anglais  et  les  gymnases  allemands,  où 
l'on  fait  lire  aux  élèves  dans  une  seule  année  des  discours  entiers 
de  Cicéron  et  de  Démosthène,  des  tragédies  grecques  et  plusieurs 
livres  de  Virgile.  Ils  écouteront  volontiers  ces  explications  rapides 
qui  leur  feront  connaître  un  ouvrage  comj)let,  quand  elles  seront 
animées  par  un  sentiment  vif  et  vrai  de  l'histoire,  et  l'on  pourra 
ainsi  arriver  à  reconquérir  leur  attention. 

Cette  méthode  n'est  pas  nouvelle,  et  beaucoup  de  professeurs 
l'emploient  avec  succès.  Ils  ont  du  mérite  à  le  faire,  car  elle  leur  de- 
mande beaucoup  plus  de  peine  et  de  souci  que  l'ancienne.  Il  était 
bien  plus  simple  de  prendre  un  texte  isolément,  de  le  détacher  de 
son  époque  et  d'en  tirer  la  leçon  générale  qu'il  contient  :  un  peu 


LES   RÉFORMES   DE    l' ENSEIGNEMENT.  981 

d'esprit  et  d'usage  de  la  vie  y  sniïisait.  Pour  l'étudier  en  lui-même 
et  à  fond,  beaucoup  de  connaissances  accessoires  sont  nécessaires  : 
il  ne  faut  rien  ignorer  de  l'histoire,  des  habitudes  ou  des  institu- 
tions anciennes;  mais  on  peut  affirmer  que  ceux  qui  ne  reculeront 
pas  devant  ces  difficultés  seront  payés  de  leur  peine.  On  doit  pour- 
tant les  avertir  qu'à  force  de  s'occuper  de  ces  détails  minutieux  ils 
courent  le  risque  de  devenir  des  érudits.  Quoique  le  malheur  ne 
soit  pas  grand,  à  ce  qu'il  semble,  il  y  a  des  gens  qui  affectent  de  le 
redouter.  Que  de  fois  n'avons-nous  pas  entendu  soutenir  que  la 
science  et  l'art  d'enseigner  ne  sont  pas  seulement  différens,  qu'ils 
sont  contraires,  et  qu'un  érudit  est  rarement  un  professeur!  Cette 
opinion  est  propre  à  la  France,  les  autres  nations  ne  la  partagent 
pas  :  elles  ont  la  faiblesse  de  croire  qu'on  ne  parle  bien  que  des 
choses  qu'on  sait  à  fond.  Quand  un  gymnase  allemand  veut  se  faire 
connaître,  il  publie  un  programme  qui  contient  l'ordre  de  ses  exer- 
cices et  le  nom  de  ses  professeurs.  Ce  programme  est  précédé  d'or- 
dinaire par  une  dissertation  érudite  de  l'un  d'entre  eux;  plus  elle 
est  savante,  plus  on  a  confiance  dans  le  professeur  qui  l'a  écrite: 
c'est  le  moyen  qu'on  emploie  pour  recommander  l'école  au  choix 
des  pères  de  famille.  Les  Allemands  ont  raison.  Peut-être  un  savant 
ne  sera-t-il  pas  toujours  un  professeur  irréprochable;  il  aura  du  moins 
cette  qualité  de  s'intéresser  aux  choses  dont  il  parle,  ce  qui  est  le 
meilleur  moyen  d'y  intéresser  les  autres.  Tous  ceux  qui  se  conten- 
tent, à  propos  d'un  auteur,  d'ime  appréciation  littéraire  et  générale, 
qui  le  regardent  de  loin  et  en  passant,  quelque  admiration  qu'ils 
aient  l'air  de  ressentir  pour  lui,  ne  sont  en  réalité  que  des  indiffé- 
rens.  Je  ne  crois  guère  à  ces  affections  respectueuses  qui  n'éprouvent 
jamais  le  désir  d'approcher  de  ce  qu'elles  aiment.  Le  critique  qui 
s'éprend  d'un  écrivain  veut  tout  savoir  de  lui;  il  ne  peut  souffrir 
que  le  moindre  recoin  de  sa  vie  et  de  ses  œuvres  reste  obscur,  il  ne 
néglige  aucune  peine  pour  arriver  à  l'éclaircir,  et  devient  un  érudit 
Sîins  le  vouloir.  Si  celui-là  parle  jamais  de  l'auteur  qu'il  connaît  si 
bien,  ce  ne  sera  qu'avec  passion,  et  il  donnera  certainement  à  ceux 
qui  l'écouteront  le  goût  de  l'étudier.  La  science  n'est  donc  pas  un 
obstacle,  comme  on  affecte  d^  le  dire,  c'est  un  secours  pour  l'en- 
seignement. 

Le  préjugé  que  je  combats  est  plus  profond  qu'on  ne  pense;  on 
ne  saurait  croire  la  peine  qu'éprouve  chez  nous  un  professeur, 
non-seulement  à  devenir  un  savant,  si  son  goût  le  porte  vers  l'éru- 
dition, mais  à  se  faire  pardonner  de  l'être.  La  rareté  des  livres,  s'il 
vit  en  province,  l'absence  de  ces  journaux  qui  rendent  tant  de  ser- 
vices à  l'Allemagne  par  l'analyse  rapide  et  sûre  des  ouvrages  qui 
paraissent  sur  tous  les  sujets,  le  petit  nombre  des  gens  capables  de 
lui  donner  de  bons  conseils,  l'indifférence  universelle  qui  accueille 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  premiers  travaux,  ne  sont  pas  les  seules  difficultés  dont  il  ait 
à  triompher;  il  en  trouve  d'abord  d'autres  en  lui-même.  D'ordi- 
naire il  est  mal  préparé  aux  études  qu'il  entreprend.  L'éducation  à 
l'École  normale  est  toute  pédagogique,  et  il  est  difficile  qu'elle  soit 
autre  chose.  On  ne  lui  a  donc  appris  que  son  métier  de  professeur, 
il  ne  sait  rien  en  dehors  de  ce  qu'il  doit  enseigner  dans  les  lycées. 
C'est  à  peine  s'il  a  entendu  parler  de  la  philologie,  de  la  gram- 
maire, de  la  mythologie  comparées;  il  ne  pourrait  pas  lire  une  in- 
scription. Tous  ces  premiers  principes  qu'il  est  aisé  d'apprendre  en 
quelques  leçons,  il  les  ignore,  et  il  ne  connaît  pas  les  livres  où  il 
les  trouverait.  Il  marche  donc  seul  et  au  hasard,  s'égarant  dès  les 
premiers  pas  dans  des  erreurs  depuis  longtemps  réfutées  ou  faisant 
péniblement  des  découvertes  qui  sont  connues  de  tout  le  monde. 
Il  use  ses  forces  et  sa  vie  à  connaître  ce  qu'un  étudiant  de  Bonn  ou 
de  Berlin  apprend  sans  peine  en  deux  ou  trois  ans  dans  son  uni- 
versité. En  Allemagne,  aucun  effort,  aucun  travail  n'est  perdu.  Le 
jeune  docteur  qui  quitte  ses  maîtres  et  qui  sait  ce  qu'ils  savent 
peut  se  flatter  d'aller  plus  loin  qu'eux.  Nous  autres  au  contraire, 
qui  n'avons  pas  de  traditions  scientifiques,  nous  recommençons  sans 
cesse.  Personne  chez  nous  ne  profite  de  ses  devanciers  et  ne  sert  à 
ses  successeurs.  «  Chaque  écrivain,  dit  M.  Bréal,  prenant  la  science 
à  son  origine,  s'en  constitue  le  fondateur  et  en  établit  les  premières 
assises.  Par  une  conséquence  naturelle,  la  science,  qui  change  con- 
tinuellement de  terrain,  de  plan  et  d'architecte,  reste  toujours  à 
ses  fondations.  »  C'est  pour  remédier  à  ce  mal  que  M.  Duruy  a 
fondé  l'Ecole  des  hautes  études.  Il  a  voulu  qu'un  jeune  homme  qui 
sent  en  lui  la  vocation  d'être  non  pas  seulement  un  professeur, 
mais  un  savant,  trouvât  quelque  part  un  enseignement  qui  le  pré- 
parât à  ses  travaux  solitaires,  qu'en  vivant  quelques  années  auprès 
d'un  maître  il  apprît  de  lui,  et  en  le  voyant  faire,  le  moyen  de  mar- 
cher seul  et  plus  tard  de  le  dépasser;  mais  l'école  commence  à 
peine,  et  jusqu'à  présent  le  jeune  érudit  a  été  réduit  à  tout  tirer  de 
lui-même. 

Ces  premières  difficultés  vaincues,  le  malheureux  peut  être  sûr 
d'en  trouver  beaucoup  d'autres  dans  les  dispositions  malveillantes 
des  gens  qui  l'entourent.  Ceux  qui  ne  veulent  pas  travailler  et  qui 
se  tirent  d'affaire  avec  ce  scepticisme  léger  qui  couvre  tant  d'igno- 
rances se  moqueront  agréablement  de  lui.  Il  ne  sera  pas  difficile  de 
rire  des  sujets  qu'il  traite,  et  qui  sont  en  général  d'une  petite  éten- 
due. Que  de  bonnes  plaisanteries  ne  faisait-on  pas  de  Champolllon 
pendant  qu'il  découvrait  l'art  de  déchiffrer  les  hiéroglyphes!  L'au- 
torité, si  elle  est  vigilante,  finira  par  s'en  mêler  aussi.  La  première 
pensée  de  son  proviseur,  en  le  voyant  si  occupé  de  travaux  étran- 
gers à  sa  classe,  sera  de  se  défier.  —  La  défiance  est  chez  nous 


LES    RÉFORMES    DE    l' ENSEIGNEMENT.  933 

une  des  vertus  de  l'administration.  —  Il  est  admis  que  le  professeur 
est  l'homme  du  lycée  et  qu'il  lui  doit  son  temps,  c'est  un  principe 
que  de  solennelles  circulaires  ont  consacré;  n'est-ce  pas  une  sorte  de 
larcin  qu'il  commet  en  l'employant  ailleurs?  S'il  ne  faisait  rien,  on 
ne  pourrait  pas  l'accuser  de  faire  autre  chose  que  sa  classe;  mais, 
comme  il  a  l'imprudence  de  travailler,  il  devient  suspect,  et  on  le 
soupçonne  de  négliger  ses  élèves.  L'inspecteur,  devant  lequel  la 
cause  est  portée,  est  mal  disposé  d'avance  pour  l'accusé.  S'il  a  fait 
son  chemin  uniquement  par  ses  services  universitaires  et  par  d'heu- 
reuses circonstances,  il  aura  quelques  préventions  contre  un  homme 
qui  veut  parvenir  d'une  autre  manière.  Il  est  naturel  qu'on  ait  bonne 
opinion  de  soi  quand  on  est  haut  placé:  on  croit  toujours  qu'on 
a  pris  la  meilleure  route,  et  lorsqu'on  s'est  passé  de  science  pour 
arriver,  on  est  tout  porté  à  penser  qu'elle  ne  sert  de  rien.  Il  ne  reste 
plus  au  malheureux  érudit  que  le  recours  au  ministre;  c'est  un 
faible  appui.  Le  ministre  est  souvent  fort  étranger  à  la  science  par 
ses  origines;  que  lui  fait  la  philologie  ou  l'épigraphie,  dont  il  n'a 
jamais  entendu  parler?  Comme  on  croit  d'ordinaire  que  ce  qu'on 
ne  connaît  pas  ne  vaut  pas  la  peine  d'être  connu,  il  est  tenté  de  les 
traiter  avec  un  mépris  superbe.  IN'avons-nous  pas  entendu  M.  For- 
toul  nous  dire  avec  sa  solennité  habituelle  :  «  L'érudition,  cette  pas- 
sion des  peuples  vieillis  (1)?  »  Le  mot  est  curieux  dans  la  bouche 
d'un  homme  qui  devait  être  par  ses  fonctions  le  représentant  officiel 
et  le  défenseur  de  la  science.  M.  Fortoul  se  trompait,  le  goût  des 
peuples  vieillis,  ce  n'est  pas  l'érudition,  c'est  la  rhétorique.  Il  n'y 
avait  plus  de  véritables  savans  à  la  cour  des  derniers  césars,  il  y 
avait  encore  des  rhéteurs  uniquement  occupés  de  leurs  belles  phrases 
au  milieu  des  malheurs  publics.  Tous  les  ans,  ils  répétaient  à  ces 
pauvres  princes  dans  leurs  panégyriques  fleuris  qu'ils  étaient  les 
successeurs  d'Auguste  et  les  héritiers  de  Marc-Âurèle,  qu'ils  fai- 
saient la  joie  des  peuples,  et  que  l'ennemi  tremblait  devant  eux. 
Les  cris  des  barbares  qui  s'approchaient  et  le  bruit  effroyable  que 
faisait  l'empire  en  s'écroulant  ne  purent  pas  les  distraire  de  leurs 
travaux  futiles;  les  Golhs  et  les  Vandales  les  surprirent  arrondissant 
leurs  périodes  et  alignant  leurs  mots. 

Nous  devons  donc  souhaiter  à  notre  Université,  pour  la  fortifier  et 
la  rajeunir,  un  goût  plus  vif  pour  la  science;  il  faut  qu'elle  se  per- 
suade de  la  vérité  de  ce  principe,  qui  n'est  contesté  que  chez  nous, 

(I)  M,  Fortoul  s'exprimait  ainsi  à  propos  des  réformes  qu'il  fit  subir  à  l'École  nor- 
male; jamais  réformes  ne  furent  plus  malheureuses.  Sous  prétexte  d'empêcher  les 
élèves  de  devenir  des  érudits,  on  les  condamnait  à  une  rhétorique  éternelle.  L'affai- 
blissement des  études  devint  tel  à  l'École  normale  qu'on  fut  obligé  de  revenir  au  plus 
vite  à  l'ancien  système,  dont  on  avait  dit  tant  de  mal. 


934  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'un  corps  enseignant  doit  être  un  corps  savant.  Les  professeurs 
s'en  trouveront  bien;  ils  y  gagneront  une  salutaire  activité  d'esprit 
qui  les  préservera  du  désœuvrement  de  la  province  et  les  sauvera, 
de  la  routine.  Leur  enseignement  deviendra  plus  profitable  et  plus 
vivant,  et  le  plaisir  qu'ils  éprouveront  à  parler  d'auteurs  qu'ils  con- 
naissent et  qu'ils  aiment  animera  leurs  leçons.  Ainsi  qu'il  est  arrivé 
en  Allemagne,  l'influence  de  leurs  travaux  sortira  des  écoles  et  se 
fera  sentir  à  la  littérature  entière.  Il  est  visible  que  la  nôtre  en  ce 
moment  manque  d'idées.  Nous  avons  à  peu  près  conservé  notre  ta- 
lent d'écrire,  nous  excellons  toujours,  personne  ne  le  nie,  dans  l'art 
de  bien  disposer  les  parties  d'un  sujet,  nous  savons  faire  un  livre; 
mais  encore  faut-il  apprendre  à  mettre  dans  ce  livre  quelque  chose 
de  nouveau.  Sans  cela,  nous  ressemblerions  à  ces  rhéteurs  de  la 
décadence  romaine,  si  habiles  à  bien  dire  ce  qui  ne  valait  pas  la 
peine  d'être  dit,  ou  à  ces  docteurs  du  moyen  âge  qui  avaient  mer- 
veilleusement perfectionné  la  machine  du  syllogisme  et  ne  s'en  ser- 
vaient que  pour  des  futilités.  Or  c'est  la  science  aujourd'hui  qui 
nous  fournit  de  découvertes;  c'est  elle  qui  rajeunira  cette  provision 
d'idées  générales  sur  laquelle  nous  vivons  depuis  la  restauration,  et 
qui  commence  à  s'épuiser.  J'attends  d'elle  un  autre  service  encore. 
On  sait  l'importance  que  le  journal  a  prise  dans  la  vie  de  tout  le 
monde.  Le  plus  souvent  on  ne  pense  et  on  ne  parle  que  d'après  lui. 
Il  forme  toute  une  littérature  vive  et  brillante,  et  la  plupart  des 
gens  n'en  connaissent  pas  d'autre.  Malheureusement,  par  ses  con- 
ditions mêmes,  cette  littérature  est  condamnéa  à  une  incurable  lé- 
gèreté. Que  de  fois  l'homme  d'esprit  qui  tient  la  plume  n'est-il  pas 
conduit  k  parler  de  choses  qu'il  sait  à  peine!  que  d'à-peu-près  ou 
d'erreurs  se  glissent  dans  ces  polémiques  rapides I  quelle  énergie 
d'affirmations  sur  des  choses  dont  on  doute  et  qu'on  niera  demain  ! 
quelle  habileté  à  se  tirer  d'un  mauvais  pas  par  un  bon  mot,  et  à 
cacher  une  ignorance  en  développant  à  propos  quelque  idée  géné- 
rale !  Il  appartient  à  nos  écoles  de  faire  comme  une  sorte  de  contre- 
poids à  cette  littérature  d'improvisation  et  de  superficie.  Aussi  de- 
vons-nous tenir  plus  que  jamais  à  ces  études  scientifiques  qui 
donnent  de  si  bonnes  habitudes  à  l'esprit,  qui  lui  communiquent 
l'amour  du  savoir  sérieux,  le  goût  de  l'exactitude  minutieuse,  la 
haine  des  généralités  hasardées,  le  besoin  d'aller  au  fond  des  choses 
et  de  ne  parler  que  de  ce  qu'on  sait.  Ces  qualités,  précieuses  dans 
tous  les  temps,  sont  surtout  utiles  aujourd'hui  que  nous  sommes  tra- 
vaillés des  maladies  contraires,  et  à  qui  peuvent-elles  mieux  con- 
venir qu'à  ceux  qui  font  profession  d'élever  la  jeunesse? 

Gaston  Boissier. 


LA 


VARIATION  DES  PRIX 


DANS  LES  CHOSES  DE  LA  VIE 


Une  des  questions  les  plus  importantes  de  l'économie  politique 
est  à  coup  sûr  celle  des  changemens  qui  ont  eu  lieu  dans  Le  prix 
des  choses  depuis  un  certain  nombre  d'années.  Tout  le  monde  est 
frappé  de  ces  changemens,  tout  le  monde  reconnaît  qu'il  en  coûte 
aujourd'hui  en  général  beaucoup  plus  cher  pour  vivre  qu'il  y  a 
vingt  ans;  mais  oti  ne  s'en  explique  pas  bien  les  causes.  Pour  les 
uns.  et  c'est  l'opinion  la  plus  répandue,  celle  qui  sert  d'argument 
pour  l'élévation  des  traitemens  et  d'excuse  pour  l'accroissement  des 
budgets,  la  cherté  est  une  conséquence  immédiate  de  l'influence 
des  mines  d'or;  les  métaux  précieux,  devenant  tout  à  coup  beau- 
coup plus  abondans,  ont  diminué  de  valeur,  et  le  prix  des  choses 
s'est  élevé  en  proportion.  Cette  explication  en  effet  paraît  toute  na- 
turelle. La  production  annuelle  des  métaux  précieux,  qui  avant 
IShS  pouvait  être  de  /loO  millions,  est  montée,  après  la  découverte 
des  mines  de  la  Californie  et  de  l'Australie,  à  plus  de  1  milliard. 
Cette  situation  dure  depuis  tantôt  seize  ou  dix-sept  ans,  en  pre- 
nant seulement  pour  point  de  départ  l'époque  où  les  gisemens 
a;arifères  ont  commencé  à  être  exploités  sur  une  vaste  échelle.  Or, 
comme  on  a  vu  se  déclarer  en  même  temps  l'élévation  du  prix  de 
la  plupart  des  marchandises,  on  a  été  frappé  de  la  simultanéité  des 
deux  phénomènes,  et  il  était  difficile  de  ne  pas  mettre  entre  eux  la 
relation  de  cause  à  effet.  Pour  quelques  personnes,  cette  élévation 
des  prix  s'explique  par  des  considérations  économiques  qui  n'ont 


936  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rien  à  démêler  avec  la  dépréciation  des  métaux  précieux.  Il  serait 
utile  de  se  mettre  d'accord,  car,  suivant  la  conclusion  qu'on  adopte, 
on  a  des  perspectives  toutes  différentes  sur  le  mouvement  de  la  ri- 
chesse dans  le  passé  et  sur  ce  qui  peut  arriver  dans  l'avenir. 

Dans  la  plupart  des  cas,  les  peuples  ont,  en  dehors  de  tout  exa- 
men approfondi,  des  lueurs  qui  leur  montrent  la  vérité;  mais 
c'est  sur  des  points  qui  les  intéressent  au  plus  haut  degré,  qui 
touchent  à  leur  salut.  Cela  fait  partie  de  cet  instinct  de  conser- 
vation que  chacun  de  nous  tient  de  la  nature,  et  qui  nous  avertit 
du  danger  avant  même  que  nous  ayons  pu  l'apercevoir.  Il  en  est 
autrement  des  vérités  scientifiques,  on  n'arrive  à  les  connaître  que 
par  l'expérience  et  le  raisonnement.  Le  monde  a  cru  pendant  des 
siècles  que  le  soleil  tournait  autour  de  la  terre  et  que  celle-ci  res- 
tait immobile;  c'était  le  contraire  qui  était  vrai.  Il  a  cru  encore  à  la 
magie,  à  la  sorcellerie,  et  il  a  fallu  le  progrès  des  lumières  pour 
dissiper  ces  erreurs.  L'idée  générale  de  la  dépréciation  des  mé- 
taux précieux  ne  permet  donc  de  rien  conclure  sur  la  vérité  de  ces 
vues.  Seulement,  quand  on  ne  partage  pas  à  cet  égard  les  croyances 
communes,  on  a  le  devoir  d'y  regarder  d'un  peu  plus  près.  La 
première  chose,  c'est  de  bien  déterminer  les  faits.  S'il  ne  s'agis- 
sait que  de  dresser  le  tableau  de  la  variation  des  prix  d'un  cer- 
tain nombre  de  marchandises  dans  un  temps  donné,  de  mettre  à 
côté  celui  de  la  production  des  métaux  précieux  et  d'en  th-er  des 
conclusions  suivant  les  moyennes,  la  question  serait  vite  résolue; 
mais  ce  n'est  pas  ici  une  affaire  de  moyennes,  il  faut  avant  tout  ap- 
précier chaque  chose  en  particulier.  Les  causes  qui  ont  influé  sur  le 
prix  du  blé  ne  sont  pas  celles  qui  ont  agi  sur  celui  d'autres  denrées 
alimentaires  ou  des  articles  manufacturés.  11  faut  tenir  compte  encore 
des  événemens  exceptionnels  qui  se  sont  produits  pendant  le  temps 
de  la  comparaison,  guerres,  mauvaises  récoltes,  troubles  imprévus 
dans  les  relations  commerciales.  11  faut  voir  enfm  quelle  réparti- 
tion a  été  faite  de  la  production  des  métaux  précieux,  ce  qui  était 
nécessaire  pour  remplacer  la  déperdition,  ce  qui  a  été  employé 
pour  des  usages  autres  que  le  monnayage,  ce  qui  a  été  exporté  dans 
des  pays  lointains  et  ce  qui  en  est  resté  pour  grossir  le  stock  mé- 
tallique. Ce  n'est  pas  tout  encore  :  la  quantité  de  métaux  précieux 
qu'on  possède  et  la  proportion  dont  elle  s'accroît  chaque  année  ne 
signifient  rien,  si  on  ne  les  rapproche  des  besoins  auxquels  ces  mé- 
taux sont  destinés  à  satisfaire.  11  faut  donc  dresser  un  troisième 
tableau,  celui  du  progrès  de  la  population  et  du  développement  des 
affaires.  Ce  n'est  qu'après  avoir  groupé  tous  ces  élémens,  après  en 
avoir  apprécié  la  valeur  relative,  qu'on  est  en  mesure  de  se  pro- 
noncer avec  une  apparence  d'autorité  sur  les  causes  qui  ont  mo- 


LA.    HAUSSE    DES    PRIX.  .  037 

difié  les  prix,  et  de  dire  si  ces  causes  viennent  de  la  dépréciation 
de  la  monnaie  ou  d'ailleurs. 


I. 


Avant  d'aborder  en  cette  étude  les  faits  contemporains,  nous 
devons  dire  un  mot  de  ce  qui  a  eu  lieu  dans  le  passé,  et  notam- 
ment après  la  découverte  de  l'Amérique  en  lZi92.  Il  y  a  bien  chez 
les  auteurs  qui  se  sont  occupés  de  la  question  quelques  diver- 
gences sur  la  façon  de  mesurer  la  variation  des  prix,  et  même  sur  la 
quantité  de  métaux  précieux  qui  ont  pu  être  fournis  à  telle  ou  telle 
époque.  Ce  sont  après  tout  des  divergences  de  détail,  elles  n'ont 
aucune  importance  pour  les  données  principales  du  problème.  Ainsi 
on  est  généralement  d'accord,  et  c'est  Adam  Smith  qui  le  premier 
a  fait  cette  constatation,  que,  dans  les  cent  cinquante  années  qui 
ont  précédé  la  découverte  de  l'Amérique,  les  métaux  précieux, 
par  des  causes  diverses,  tendaient  à  devenir  plus  rares,  et  acqué- 
raient plus  de  valeur.  On  suppose  même  que  durant  ce  laps  de 
temps  la  plus-value  aurait  été  de  moitié,  c'est-à-dire  que  la  quan- 
tité de  blé  qui  se  payait  li  onces  d'argent  en  1350  n'en  valait  plus 
que  2  en  1/192.  De  l/i92  à  1530,  jusqu'au  moment  où  les  Espa- 
gnols se  rendirent  maîtres  à  la  fois  du  Mexique  et  du  Pérou,  la  pro- 
duction des  métaux  précieux,  qui  consistait  surtout  en  or,  fut  peu 
importante;  elle  ne  changea  rien  à  la  situation,  les  prix  continuèrent 
à  baisser.  Ils  baissèrent  encore  après  1530  malgré  une  production 
plus  considérable.  Ce  ne  fut  qu'à  partir  de  15/i5,  lorsqu'on  eut  dé- 
couvert les  fameuses  mines  de  Potosi,  si  riches  en  argent,  que  les 
prix  s'arrêtèrent;  mais  ils  ne  commencèrent  à  s'élever  sérieuse- 
ment qu'après  1570.  Ce  n'est  pas  que  les  gisemens  aient  é-té  alors 
plus  féconds  qu'auparavant.  M.  de  Humboldt  calcule  au  contraire 
que  ces  fameuses  mines  de  Potosi,  qui  en  1545  rendaient  50  pour 
100  d'argent  pur  sur  le  minerai  qui  était  extrait,  n'en  rendaient 
plus  que  20  pour  100  en  1574,  et  de  cette  dernière  date  à  1789 
le  degré  de  productivité,  toujours  selon  M.  de  Humboldt,  baissa 
dans  la  proportion  de  17 li  à  1.  Cependant  on  avait  en  1571  trouvé 
des  mines  de  mercure,  on  se  servit  des  produits  pour  séparer 
l'argent  plus  facilement  des  matières  auxquelles  il  était  mêlé.  Ceci, 
joint  à  d'autres  améliorations  et  à  une  exploitation  plus  étendue, 
iit  que  le  rendement  total  ne  diminua  point,  qu'il  augmenta  plu- 
tôt; les  prix  commencèrent  à  s'en  ressentir  et  à  monter  assez  vite. 
On  établit  généralement  que  cette  élévation  eut  lieu  dans  la  pro- 
portion de  200  pour  100,  et  qu'elle  atteignit  son  maximum  vers 


9^38  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'an  16^0,  c'est-à-dire  qu'il  fallait  à  cette  époque  trois  fois  plus 
d'argent  qu'en  lZi92  pour  acheter  la  même  quantité  de  blé.  On 
a  pris  le  blé  pour  élément  de  comparaison  d'abord  parce  qu'on 
n'en  avait  pas  d'autre,  —  il  n'y  a  que  le  blé  pour  lequel  existent 
des  séries  de  prix  remontant  assez  haut  et  ayant  un  certain  carac- 
tère d'exactitude,  —  ensuite  parce  que,  considérée  dans  un  laps  de 
plusieurs  siècles,  c'est  la  denrée  qui  présente  le  plus  de  fixité,  non 
qu'on  ait  toujours  à  en  produire  la  même  quantité  :  il  est  bien  évi- 
dent qu'à  mesure  que  la  population  s'accroît  et  devient  plus  aisée, 
on  en  consomme  davantage;  mais  cette  consommation  n'est  pas 
susceptible  de  s'étendre  indéfiniment,  elle  reste  toujours  très  limi- 
tée. On  ne  mange  pas  beaucoup  plus  de  pain  parce  qu'on  est  plus 
riche,  et  on  peut  trouver  dans  des  améliorations  agi^icoles  les 
moyens  d'en  produire  davantage,  de  suffire  aux  besoins  sans  aug- 
mentation des  frais.  De  là  la  fixité  des  prix.  Cette  fixité  est  sans 
doute  troublée  de  temps  à  autre  par  de  mauvaises  récoltes,  par 
les  guerres,  par  des  obstacles  à  la  liberté  des  transactions  ou  des 
transports,  par  d'autres  causes  encore;  pourtant,  si  on  écarte  les 
années  exceptionnelles,  qu'il  est  facile  de  reconnaître  à  l'exagéra- 
tion des  prix  en  hausse  ou  en  baisse,  et  qu'on  établisse  ensuite 
des  moyennes  sur  de  longues  périodes,  c'est  encore  la  mesure  la 
plus  exacte  pour  indiquer  la  valeur  des  métaux  précieux  à  diverses 
époques. 

De  'J570  à  IQliO,  la  production  annuelle  de  ces  métaux,  consis- 
tant principalement  en  argent,  avait  été,  déduction  faite  de  l'usure 
et  de  la  perte,  de  70  millions  de  francs,  et,  pour  la  i>ériode  totale 
de  lZi92  à  16/i0,  de  6  milliards  58/i  millions  (1).  Retranchons-en, 
pour  perte  ou  pour  usui'e,  environ  1  milliard;  restent  nets  5  milliards 
bSli  millions,  qui  sont  venus  s'ajouter  au  stock  métallique  que  l'Eu- 
rope possédait  avant  1^92.  M.  Jacob  évalue  ce  dernier  à  825  millions, 
et  MM.  Tooke  et  Newmarch,  dans  leur  Uitftoire  des  prix,  le  portent 
à  1.  milliard.  11  se  serait  donc  accra  d'environ  600  pour  100,  tandis 

(1)  Cette  production  se  répartit  ainsi  suivant  les  époques  ■: 

Époques.  Production  totale.  Production  annuelle. 

1492  à  t.'jS-K 37  millious.  1,300,000  fr. 

1521  à  1545 392       —  15,750,000  fi:. 

1545  à  1000. 2,835       —  52,500,000  Ir.. 

IGOO  à  1040 3,320       —  83,500,000  fr. 


6,584  millions. 


Dans  les  trois  premières  périodes,  les  chiffres  indiqués  ne  se  rapportent  qu'à  la 
production  des  mines  américaines;  dans  la  quatrième,  on  y  a  joint  les  métaux  extraits 
en  Europe. 


LA   HAUSSE   DES    PRIX.  939 

que  le  prix  des  marchandises  n'aurait  monté  que  de  200  pour  100. 
Ce  point  est  essentiel  à  noter  pour  l'appréciation  des  faits  contem- 
porains. A  partir  de  16/iO,  où  eut  lieu  l'apogée  des  prix,  l'extraction 
des  métaux  précieux  ne  se  ralentit  pas,  elle  ne  fit  que  s'activer.  De 
I6Z1O  cà  1809,  elle  atteignit  en  Europe  et  en  Amérique  un  total  brut 
de  27  milliards  (1),  et  un  total  net  de  24  milliards  1/2,  déduction 
faite  de  la  perte  et  de  l'usure.  Malgré  cela,  on  ne  remarque  pas  de 
modification  sensible  dans  les  prix;  quelques  personnes  ont  pensé, 
il  est  vrai,  qu'aux  approches  de  la  révolution  de  1789,  et  pendant 
une  période  qui  finit  à  1809,  il  y  eut  une  légère  hausse,  et  que 
l'argent  perdit  un  peu  de  sa  ivaleur.  C'est  surtout  l'opinion  d'un 
économiste  anglais  contemporain,  M.  Jevons,  qui  attribue  ce  fait  à 
une  recrudescence  dans  la  production  des  métaux  précieux.  Sans 
nier  le  fait  en  lui -même,  on  poun-ait  en  contester  sérieusement 
l'explication.  La  période  de  178h  à  1810  a  été  traversée  par  toute 
espèce  de  calamités,  par  la  révolution,  par  la  guerre,  par  les  ob- 
stacles de  toute  nature  mis  à  la  création  et  à  la  circulation  des  pro- 
duits. C'était  l'époque  où  en  France  le  sucre  valait  plus  de  5  francs 
la  livre,  où  l'on  payait  le  thé,  le  café,  des  prix  analogues,  où  il  n'y 
avait  plus  de  bras  dans  les  fabriques,  occupés  qu'ils  étaient  partout 
à  porter  les  annes.  11  n'est  pas  étonnant  qu'il  y  ait  eu  à  ce  moment 
une  hausse  générale,  et  il  n'est  pas  nécessaire  pour  l'expliquer  de 
l'attribuer  à  l'influence  des  métaux  précieux.  Il  se  peut  qu'en  effet 
la  production  de  ces  métaux  fût  alors  plus  considérable  que  ne 
l'exigeaient  les  besoins  du  commerce;  mais  il  s'en  faisait  d'autre 
part  un  tel  gaspillage  par  la  guerre,  il  en  était  tant  enfoui  par  la 
crainte  du  pillage,  qu'il  est  douteux  qu'il  y  ait  eu  surabonclance. 
Ce  qui  prouve  que  les  prix  à  ce  moment  n'avaient  rien  à  démêler 
avec  la  trop  grande  abondance  de  l'or  et  de  l'argent,  c'est  qu'aussi- 
tôt la  guerre  finie,  après  1815,  ils  baissèrent,  bien  que  la  production 
des  mines  ne  se  fût  pas  encore  ralentie.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette 
légère  divergence  sur  un  point  peu  important  de  l'histoire,  il  n'en 
reste  pas  moins  avéré,  et  c'est  le  fait  essentiel,  que  de  16'.0  à  1789, 
si  l'on  veut,  malgré  une  production  de  métaux  précieux  triple  de  la 
quantité  qui  existait  au  début  de  la  période  et  qu'on  évalue  à  6  mil- 
liards 1/2,  il  n'y  eut  aucun  changement  dans  les  prix.  L'hectolitre 
de  blé  se  retrouve  dans  les  années  qui  ont  précédé  1789  à  15  et 
16  francs,  comme  en  1640. 

Production  totale.        Produclion  annuelle. 

(1)  De  t6î0  à  1700 5  milliards.  83  millions. 

De  1700  à  1809 22        —  200      — 


27  milliards. 


9hO  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Que  s'était-il  passé  pour  que  les  résultats  aient  été  si  diflerens 
avant  et  après  I6Z1O?  Il  s'était  passé  ce  simple  fait,  que  les  mar- 
chés s'étaient  agrandis,  et  que  les  métaux  précieux  avaient  trouvé 
des  débouchés  qu'ils  n'avaient  pas  auparavant.  De  l/i92  à  IQhO, 
toute  la  production  des  mines  de  l'Amérique  était  venue  se  concen- 
trer en  Europe.  Elle  n'avait  pas  d'emploi  ailleurs,  et,  comme  là  en- 
core cet  emploi  était  très  restreint  à  cause  du  peu  d'activité  du 
commerce,  elle  ne  tarda  point  à  dépasser  les  besoins  et  à  causer 
des  perturbations  sérieuses  dans  les  prix.  Cependant  il  est  très 
digne  de  remarque  que  ces  perturbations  n'ont  pas  suivi  l'accrois- 
sement de  l'or  et  de  l'argent,  puisque  cet  accroissement  avait  été 
de  600  pour  100,  et  que  la  baisse  des  prix  n'alla  pas  au-delà  de 
200  pour  100.  Après  1640,  le  commerce  et  l'industrie  s'étaient 
beaucoup  développés;  l'Inde  et  quelques  parties  de  l'Asie  étaient 
entrées  en  relations  avec  l'Europe;  elles  nous  envoyaient  leurs  pro- 
duits et  prenaient  en  échange  une  part  de  nos  métaux  précieux. 
M.  Jacob  calcule  que,  pendant  le  xviii^  siècle  ou  plutôt  pendant 
cent  dix  ans,  de  1700  à  1809,  nous  avons  envoyé  dans  ces  pays 
lointains  8  milliards  800  millions.  Ajoutez  à  cela  que  l'emploi  de 
l'or  et  de  l'argent  pour  les  usages  industriels  et  surtout  pour  l'or- 
nementation avait  aussi  beaucoup  augmenté.  En  France,  on  venait 
de  traverser  le  règne  fastueux  de  Louis  XIV,  on  assistait  aux  pro- 
digalités de  la  régence  et  du  règne  de  Louis  XV;  en  Angleterre,  on 
inaugurait,  avec  la  nouvelle  dynastie  qui  avait  succédé  aux  Stuarts, 
une  ère  de  grandeur  et  de  prospérité.  M.  Jacob  évalue  à  une  somme 
non  moins  forte  que  celle  de  l'exportation  vers  l'Orient  la  quantité 
de  métaux  précieux  qui  furent  convertis,  dans  la  même  période  de 
cent  dix  ans,  en  articles  d'ornement  ou  consacrés  à  des  usages  in- 
dustriels; après  avoi,r  retranché  encore  ce  qui  a  été  perdu  par  le 
frai  ou  autrement,  il  arrive  à  constater  que,  sur  les  27  milliards 
de  la  production  brute,  il  ne  restait  guère  que  2  milliards  pour 
grossir  le  stock  monétaire  des  pays  civilisés.  Mettons  h  milliards, 
si  on  trouve  le  premier  chiffre  trop  faible.  Cela  explique  comment 
les  prix  n'ont  pas  sensiblement  varié  pendant  ce  long  laps  de 
temps. 

Ce  qu'il  importe  encore  de  distinguer,  c'est  le  rapport  de  la  pro- 
duction à  la  quantité  en  réserve  selon  les  époques.  De  15/i6  à  1600, 
d'après  MM.  Tooke  et  Newmarch,  la  production  par  année  est  de 
50  millions,  et  représente  2  1/2  pour  100  du  stock  existant.  De 
1600  à  1700,  elle  monte  à  83  millions  par  an,  et  n'est  plus  que  de 
2  pour  100  de  la  réserve  d'alors,  et  même  de  1  1/2  pour  100,  si  on 
prend  comme  point  de  départ  l'année  16/jO.  Pendant  le  cours  du 
xvïii^  siècle,  avec  200  millions,  elle  ne  représente  que  1  1/4  pour 


LA   HAUSSE    DES    PRIX.  941 

100.  Enfin,  quelque  temps  avant  l'année  I8Z18,  lorsque  par  le  con- 
cours des  mines  d'or  de  la  Russie  elle  atteignit  de  400  à  450  mil- 
lions par  an,  elle  n'égale  encore  que  1  1/4  pour  100  des  quantités 
amassées  déjà.  Depuis  le  commencement  du  siècle,  la  production 
est  évaluée  à  8  ou  10  milliards,  et  tout  le  monde  reconnaît  qu'elle 
a  été  à  peine  suffisante  pour  laire  face  aux  besoins;  elle  ne  nous  a 
pas  empêchés  d'éprouver  de  graves  embarras  monétaires  et  d'être 
obligés  en  1847  de  recourir  à  l'assistance  de  l'empereur  de  Russie 
pour  une  cinquantaine  de  millions.  11  est  certain  aussi  qu'aux  envi- 
rons de  la  révolution  de  février  les  métaux  précieux  avaient  plutôt 
acquis  que  perdu  de  leur  valeur.  Tels  sont  les  précédens  de  la  ques- 
tion; ils  serviront  à  faire  mieux  apprécier  la  situation  présente. 


II. 

Quand  on  étudie  les  époques  antérieures  à  1848  et  surtout  celles 
qui  ont  précédé  le  commencement  du  siècle,  on  regrette  de  n'avoir 
que  des  renseignemens  peu  précis  et  très  incomplets.  On  regrette 
par  exemple  que  les  séries  de  prix  à  consulter  ne  s'appliquent  guère 
qu'à  une  seule  denrée,  le  blé,  bien  que  cette  denrée,  je  le  répète, 
soit  le  meilleur  élément  pour  mesurer  la  valeur  des  métaux  pré- 
cieux. On  aurait  aimé  à  la  rapprocher  d'autres  marchandises  cou- 
rantes, du  taux  des  salaires  notamment;  on  saurait  comment  à  tra- 
vers les  siècles  le  progrès  s'était  fait  dans  tout  ce  qui  touche  aux 
besoins  matériels  de  l'homme,  quelles  étaient  les  choses  dont  les 
prix  avaient  le  plus  baissé,  celles  au  contraire  où  ils  avaient  tou- 
jours monté,  et  pour  quelles  raisons.  On  n'éprouve  pas  le  même 
embarras  ni  les  mêmes  difficultés  pour  les  études  à  faire  à  partir 
de  1849,  depuis  la  découverte  des  nouvelles  mmes  de  la  Californie 
et  de  l'Australie.  Ici  les  documens  abondent,  et  ils  ont  toute  la  pré- 
cision désirable.  On  est  parfaitement  renseigné  sur  la  variation  des 
prix  d'un  grand  nombre  de  marchandises,  sur  la  quantité  de  mé- 
taux précieux  fournis  annuellement  par  les  mines  et  aussi  sur  le 
progrès  de  la  richesse  publique  dans  le  même  temps.  On  a  donc 
tous  les  élémens  d'information;  malheureusement  le  champ  de  l'ob- 
servation est  trop  restreint.  On  peut  bien,  quand  on  a  devant  soi 
le  cours  des  siècles,  dégager  les  influences  exceptionnelles,  mettre 
de  côté  les  années  de  mauvaise  récolte,  celles  qui  ont  été  troublées 
par  la  guerre,  par  les  révolutions,  établir  ensuite  une  moyenne  sur 
les  années  normales,  et  voir  ce  qui  revient  à  l'influence  des  métaux 
précieux.  Il  n'en  est  pas  de  même  lorsque  l'examen  porte  sur  vingt 
années  seulement,  et  qu'on  est  en  face  d'une  période  fort  agitée. 


9A2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

S'il  fallait  dégager  de  cette  période  les  années  de  mauvaise  ré- 
colte, celles  qui  ont  été  traversées  par  la  guerre,  éprouvées  par 
des  excès  de  spéculation  ou  par  l'effet  contraire,  celles  encore,  et 
c'est  la  situation  où  nous  sommes  depuis  trois  ans,  qui  ont  eu 
à  souffrir  des  inquiétudes  politiques,  il  n'en  resterait  pour  ainsi 
dire  aucune  dans  des  conditious  normales.  Cependant  quelques 
économistes  ont  cru  qu'on  pouvait  trouver  dans  les  faits  soumis 
à  des  influences  si  diverses  l'indice  d'une  dépréciation  continue 
des  métaux  précieux.  M.  levons,  que  nous  avons  déjà  cité,  est 
de  ce  nombre. 

Il  prend  un  certain  nombre  de  marchandises  (  40  )  pour  types,  il 
en  compare  les  prix  de  i8Zl9  à  ceux  de  l'époque  aciuelle,  et,  comme 
il  trouve  une  différence  en  hausse  de  18  pour  100,  il  en  déduit  que 
cette  différence  doit  être  attribuée  à  la  dépréciation  des  métaux 
précieux,  et  qu'elle  en  marque  le  degré  exact.  Il  y  a  dans  cette  ma- 
nièie  de  raisonner  deux  sources  d'erreur.  La  première,  c'est  d'adop- 
ter l'année  18.^9  pour  point  de  départ;  cette  année  ne  donoe  pas  les 
prix  d'une  situation  ordinaire.  Dès  1853,  la  moyenne  de  ces  prix 
sur  les  marchandises  qui  servent  d'étalon  à  M.  Jevons  avait  aug- 
menté de  plus  de  20  pour  100  sur  18^9;  en  185Zi,  l'élévation  était 
de  30  pour  100.  Dira-t-on  que  c'était  déjà  l'iaffaence  des  métaux 
précieux  qui  se  faisait  sentu'?  En  1853,  il  y  avait  quatre  ans  à  peine 
que  les  mines  de  la  Californie  avaient  été  découvertes,  un  an  tout 
au  plus  que  celles  de  l'AustraUe  étaient  exploitées,  et  ces  deux 
pays  réunis  avaient  répajidu  dans  le  monde  civilisé  environ  un 
milliard,  3  pour  100  de  la  quantité  de  numéraire  qu'on  possédait 
en  18/|8  ;  ce  n'était  donc  pas  là  ce  qui  pouvait  avoir  modiûé  les  prix. 
Les  métaux  précieux,  loin  d'être  alois  tiop  abondans.,  étaient  sensi- 
blement au-dessous  des  besoins.  On  eut  occasion  de  le  voir  par  ce 
qui  suivit.  Ce  fut  à  partir  de  cette  époque  que  commencèrent  à  bais- 
ser dans  tous  les  pays,  particulièrement  en  Angleterre  et  en  France, 
les  encaisses  métalliques  qui  s'étaient  amassés  pendant  la  période 
révolutionnaire,  c'est-à-dire  pendant  la  période  d'inaction,  et  il 
fallut  bientôt  élever  l'escompte  à  un  chiffre  qu'on  n'avait  pas  connu 
depuis  longtemps.  On  peut  se  souvenir  môme  des  plaintes  du  com- 
merce sur  la  difficulté  de  se  procurer  du  numéraire  et  des  expédieas 
proposés  pour  y  remédier.  Ce  n'était  donc  pas  bien  évidemment 
l'abondance  des  métaux  précieux  qui  produisait  alors  l'élévation  des 
prix,  elle  était  due  à  une  reprise  sensible  dans  les  affaires,  et  elle 
parut  d'autant  plus  forte  que  tout  avait  été  déprécié  outre  mesure 
pendant  la  période  révolutionnaire.  Il  s'était  produit  aussi  à  ce  mo- 
ment ce  qui  arrive  presque  toujours  en  pareil  cas,  lorsque  le  réveil 
succède  à  une  longue  atonie  :  la  spéculation  s'en  était  mêlée  et  avait 


LA.    HAUSSE    DES    PRIX. 

porté  les  prix  cà  des  taux  exagérés.  Dès  l'année  suivante ,  après  la 
criï^e,  les  prix  diminuèrent,  et  ils  sont  encore  aujourd'hui  au-des- 
sous de  ce  qu'ils  étaient  il  y  a  douze  ans. 

L'autre  source  d'erreur  de  l'économiste  auquel  nous  répondons, 
c'est  d'avoir  établi  des  moyennes  là  où  il  n'était  pas  permis  de 
le  faire.  Nous  avons  beaucoup  de  respect  pour  la  statistique,  nous 
la  croyons  mile  cà  l'éclaircissement  de  bien  des  questions;  encore 
faut-il  qu'elle  s'applique  à  des  objets  de  même  nature,  obéissant 
aux  mêmes  lois  et  subissant  les  mêmes  influences.  C'est  ce  qui  n'a 
point  lieu  pour  les  variations  de  prix  des  diverses  marchandises. 
Ainsi,  dans  les  tableaux  qui  ont  servi  à  M.  levons  pour  ses  conclu- 
sions, on  voit  le  coton  brut  tripler  et  quadrupler  de  valeur  pendant 
la  guerre  civile  d'Amérique  et  être  encore  aujourd'hui  à  un  taux 
supérieur  à  celui  des  années  normales,  ce  qui  réagit  nécessairement 
sur  le  prix  des  tissus  qui  en  résultent.  La  soie  est  montée  également 
à  un  chiOre  excessif  à  cause  de  la  maladie  persistante  de  l'insecte  qui 
la  file.  Enfin,  sans  parler  des  considérations  générales  tenant  à  la 
politique,  dont  on  ne  tient  pas  assez  compte,  il  y  a  eu  dans  la  pé- 
riode que  l'on  compare  des  abaissemens  de  taiifs,  des  facilités  plus 
grandes  accordées  au  commerce  extérieur,  qui  ont  exercé  aussi  leur* 
influence  sur  les  prix.  Était-il  possible  d'établir  une  moyenne  dans 
de  telles  conditions?  Un  maître  des  requêtes  au  conseil  d'état,  M.  Bor- 
det,  dans  un  travail  sur  l'Or  et  l'Argent,  publié  en  18(3Zi,  a  fait  le 
tableau  de  la  variation  des  prix  d'un  certain  nombre  de  marchan- 
dises de  1827  à  1852.  Il  les  a  classées  par  catégories  et  a  pris  pour 
base  les  documens  officiels  du  commerce  extérieur.  Les  chilfres  qu'il 
donne,  complétés  pour  les  années  postérieures  à  1862  d'après  les 
relevés  authentiques,  peuvent  servir  à  montrer  combien  il  faut  se 
défier  des  moyennes  établies  sur  un  trop  grand  nombre  d'objets 
divers.  D'après  ce  tableau,  la  viande  de  boucherie,  le  gibier,  la  vo- 
laille, les  œufs,  ont  subi  de  18/»7  à  1868  une  augmentation  moyenne 
de  90  pour  100.  Les  comestibles  végétaux,  thé,  café,  cacao,  huile 
d'olive,  ont  diminué  de  àO  pour  100;  mais  comme  il  y  a  eu  sur  ces 
denrées,  en  vertu  de  la  loi  du  23  mai  1 860,  un  abaissement  de  droits 
de  50  pour  100,  l'augmentation,  toute  compensation  faite,  serait  de 
10  pour  100.  Elle  est  de  50  pour  100  sur  les  matières  premières,  qui 
comprennent  le  lin  teille,  le  coton  ou  la  laine,  la  soie  grége. —  Sur  les 
métaux  de  première  fusion,  tels  que  le  cuivre  brut,  le  plomb  et  le 
zinc,  il  n'y  a  pour  ainsi  dire  pas  de  changement.  —  Sur  les  articles 
manufacturés  au  contraire,  la  diminution  est  de  33  pour  100,  même 
en  y  joignant  les  tissus  de  coton,  dont  la  matière  première  a  éprouvé 
des  fluctuations  considérables  et  se  paie  aujourd'hui  plus  cher  qu'en 
18/i7.  On  en  a  distrait,  par  exemple,  les  tissus  façonnés  de  soie. 


9hh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dont  le  prix  s'est  élevé  de  110  à  150  francs  après  avoir  atteint  le 
chiffre  de  275  francs  en  1857. 

On  est  frappé  de  l'augmentation  du  prix  des  choses,  parce  qu'elle 
s'applique  surtout  à  celles  qui  tiennent  à  l'alimentation  et  à  la 
main-d'œuvre;  la  vie  s'est  trouvée  ainsi  sensiblement  plus  chère 
qu'autrefois,  et  il  n'est  pas  étonnant  qu'on  s'en  préoccupe.  Cette 
augmentation  pourtant  n'est  pas  générale.  Le  fait  qui  ressort  de  ce 
qui  précède  est  que  les  résultats  sont  très  différens  suivant  qu'il 
s'agit  de  telle  ou  telle  marchandise.  Les  marchandises  dont  la  pro- 
duction est  presque  illimitée,  qui  peuvent  augmenter  au  fur  et  à  me- 
sure des  besoins,  dont  tous  les  progrès  de  la  science  et  de  l'industrie 
concourent  à  rendre  la  fabrication  plus  économique,  diminuent  de 
valeur  :  les  articles  manufacturés  se  trouvent  dans  ce  cas.  Celles  au 
contraire  dont  la  production  ne  peut  pas  toujours  suivre  les  besoins, 
surtout  si  les  besoins  augmentent  rapidement,  telles  que  la  viande  et 
certaines  denrées  alimentaires,  subissent  une  hausse  considérable.  Il 
en  est  de  même  pour  les  matières  premières,  qui  sont  plus  recher- 
chées aussitôt  que  l'industrie  prend  plus  d'activité.  Les  comestibles 
végétaux  n'ont  pas  beaucoup  varié,  parce  que  le  marché  s'est  agrandi 
autant  que  cela  est  devenu  nécessaire.  On  ne  peut  pas  faire  venir 
de  la  viande,  du  beurre  et  des  œufs  de  partout;  la  cherté  et  la  dif- 
ficulté des  transports  s'y  opposent,  tandis  que  pour  le  thé,  le  café, 
le  cacao,  l'huile,  on  peut  en  demander  aux  pays  les  plus  lointains  : 
les  transports  ne  sont  ni  difficiles  ni  relativement  très  coûteux. 
C'est  ce  qui  explique  la  fixité  relative  du  prix  de  ces  denrées.  Quant 
aux  métaux  dits  de  première  fusion,  l'économie  dans  les  procédés 
d'extraction  et  de  mise  en  œuvre  a  pu  contre-balancer  la  plus  grande 
demande  dont  ils  ont  été  l'objet,  et  les  prix  n'ont  pas  changé.  Ce 
qui  a  beaucoup  augmenté  aussi,  et  ce  dont  il  n'est  question  ni  dans 
les  tableaux  de  M.  Jevons  ni  dans  ceux  que  nous  venons  d'ana- 
lyser, ce  sont  les  salaires;  depuis  18^7,  ils  se  sont  certainement 
élevés  de  plus  de  30  pour  100.  Ils  avaient  déjà  monté  de  10  à 
15  pour  100  dans  les  vingt  années  précédentes;  la  viande  aussi  se 
payait  plus  cher  en  1847  qu'en  1827. 

Si  au  lieu  de  confondre  dans  un  même  bloc  des  marchandises 
dont  les  variations  obéissaient  à  des  causes  très  diverses,  si  au  lieu 
de  faire  une  moyenne  générale,  ce  qui  est  vraiment  l'abus  de  la  sta- 
tistique, M.  Jevons  s'était  donné  la  peine  d'entrer  dans  les  apprécia- 
tions particulières,  il  aurait  bien  vile  découvert  la  véritable  cause 
de  ces  variations,  il  se  serait  expliqué  pourquoi  elles  ont  été  plus 
grandes  depuis  1848,  car  nous  ne  contestons  pas  que.,  considéré  en 
général,  le  prix  des  marchandises  ne  soit  aujourd'hui  plus  élevé 
qu'il  y  a  vingt  ans.  Cette  cause  est  tout  simplement  le  progrès  de  la 


LA    HAUSSE    DES    PRIX.  9/l5 

richesse  publique.  On  ne  niera  pas  qu'avec  le  progrès,  avec  le  bien- 
être  qui  en  résulte  pour  les  populations,  on  consomme  davantage, 
et  comme  on  consomme  surtout  des  choses  qui  ne  se  reproduisent 
pas  à  volonté,  aussi  vite  que  l'exigeraient  les  nouveaux  besoins, 
des  choses  qui  ne  peuvent  pas  s'amasser  et  se  garder  indéfiniment, 
telles  que  les  denrées  alimentaires,  celles-ci  augmentent  de  prix,  et 
d'autant  plus  rapidement  que  l'otlVe  dépasse  la  demande.  Il  en  est  de 
même  pour  les  salaires,  qui  s'élèvent  en  raison  de  l'activité  indus- 
trielle et  commerciale. 

Quant  aux  articles  manufacturés,  dont  la  tendance  générale  est  à 
la  baisse  par  suite  des  applications  scientifiques  et  des  progrès  de 
toute  nature,  cette  tendance  se  trouve  un  peu  ralentie  par  une  con- 
sommation devenue  plus  grande;  mais  elle  n'en  persiste  pas  moins, 
et  nous  n'avons  pas  besoin  de  recourir  aux  tableaux  officiels  pour 
déclarer  qu'il  en  coûte  aujourd'hui  moins  cher  pour  se  vêiir  et 
pour  se  procurer  certains  objets  d'usage  habituel  et  même  de  luxe, 
papier,  faïences,  porcelaines,  cristaux,  qu'avant  18/18.  On  peut 
également  acheter  à  meilleur  marché  tous  les  produits  qui  dé- 
rivent du  fer,  les  articles  de  taillanderie,  de  coutellerie  et  de  quin- 
caillerie par  exemple.  Enfin,  loin  des  grandes  villes  et  des  centres 
industriels,  on  trouve  encore  à  se  loger  à  aussi  bon  compte  qu'il  y 
a  vingt  ans.  Par  conséquent  il  n'y  a  rien  de  changé  dans  les  lois 
qui  président  aux  variations  des  prix;  il  n'y  a  pas  eu  ce  renver- 
sement des  faits  antérieurs  que  croit  apercevoir  M.  levons.  Les 
mêmes  choses  ont  monté,  les  mêmes  ont  baissé;  seulement  les  pro- 
portions ont  été  différentes,  et,  si  elles  se  sont  accentuées  davan- 
tage dans  le  sens  de  la  hausse  depuis  I8/18,  c'est  parce  que  le 
progrès  a  été  aussi  beaucoup  plus  considérable;  nous  donnerons 
à  cet  égard  des  chiffres  qui  éclaireront  très  vivement  la  question. 
Pour  le  moment,  constatons  bien  qu'il  y  a  des  choses  encore  qui 
ont  diminué  de  valeur  depuis  1848,  d'autres  qui  sont  restées  sta- 
tionnaires.  Ce  qui  est  surtout  concluant  contre  cette  prétendue  dé- 
préciation des  métaux  précieux,  à  laquelle  on  voudrait  attribuer  les 
variations  qui  ont  eu  lieu,  c'est  ce  qui  résulte  des  tableaux  mêmes  de 
M.  Jevons,  à  savoir  que  les  prix  en  général  sont  aujourd'hui  moins 
élevés  qu'il  y  a  douze  ans,  et  cela  malgré  une  quantité  de  métaux 
précieux  qui  n'a  fait  que  s'accroître.  Gela  prouve  au  moins  que  ces 
deux  faits,  l'augmentation  du  numéraire  et  la  hausse  des  prix,  ne 
sont  pas  étroitement  liés  l'un  à  l'autre.  On  pouvait  s'y  tromper  en 
1857  et  1858,  alors  qu'on  était  en  présence  d'une  abondance  excep- 
tionnelle et  toute  récente  de  métaux  précieux,  et  qu'on  avait  vu 
s'élever  les  prix  d'année  en  année  sans  qu'il  y  eût  de  réaction. 
Après  ce  qui  s'est  passé  depuis,  après  la  baisse  relative  qui  a  eu 

TOME  LXXXII.  —  1869.  60 


9ii6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lieu,  l'illasion  n'est  plus  possible.  Que  dire  aussi  de  la  fixité  du 
prix  du  blé?  Voilà  une  denrée  qui  coûte  toujours  à  peu  près  les 
mêmes  fi'ais  à  produire,  qui  a  servi  depuis  des  siècles  à  mesurer 
la  valeur  de  la  monnaie,  qui  en  a  suivi  toutes  les  fluctuations,  et 
qui  est  encore  au  même  taux  qu'il  y  a  vingt  ans.  L'hectolitre  de  blé 
se  vend  en  moyenne  18  fr.,  comme  avant  18/i8;  il  a  même  été  à 
16  et  15  fr.  il  y  a  quelques  années.  Il  serait  difficile  d'expliquer 
cette  fixité,  s'il  y  avait  eu  des  changemens  dans  la  valeur  des  mé- 
taux précieux,  et  qu'ils  eussent  atteint  les  proportions  qu'on  sup- 
pose. Pour  prouver  ces  changemens,  on  est  allé  jusqu'à  chercher 
des  exemples  dans  l'Inde;  on  a  choisi  les  époques  où  l'on  a  importé 
dans  ce  pays  les  plus  grandes  quantités  de  numéraire;  on  a  montré 
les  prix  qui  ont  suivi  pour  ce  qu'on  appelle  les  produits  orientaux, 
et,  quand  on  a  trouvé  de  la  hausse,  on  en  a  conclu,  comme  pour  la 
moyenne  établie  sur  les  faits  observés  en  Europe,  que  la  dépréciation 
était  marquée  par  cette  hausse.  Or  nous  avons  étudié  les  tableaux 
dont  on  s'est  servi  pour  cette  assertion,  et  nous  sommes  loin  d'y 
avoir  vu  la  démonstration  de  ce  qu'on  avance.  Durant  la  période  qui 
s'étend  de  1835  à  1845,  il  y  a  eu  dans  l'iude  une  importation  de  mé- 
taux précieux  beaucoup  plus  considérable  que  dans  les  dix  années 
précédentes,  525  millions  contre  300.  Néanmoins  dans  les  cinq  an- 
nées qui  ont  suivi,  de  iblib  à  1850,  les  prix  n'ont  pas  monté,  ils 
ont  été  au  contraire  de  plus  de  20  pour  100  au-dessous  de  la 
moyenne  de  1830  à  1835.  Ils  ont  baissé  de  même  après  les  fortes 
importations  de  1855  à  1857,  ils  ne  se  sont  relevés  qu'au  moment 
où  l'on  a  commencé  à  créer  dans  ce  pays  de  nouvelles  voies  de  com- 
munication, à  établir  des  chemins  de  fer,  à  élargir  les  débouchés, 
c'est-à-dire  au  moment  où  l'activité  commerciale  a  pu  prendre  un 
certain  essor.  C'est  donc  toujours  à  la  même  cause,  au  progrès  de 
la  richesse  publique,  qu'il  faut  attribuer  la  hausse. 


III. 

Voyons  maintenant  quelle  a  été,  depuis  la  découverte  des  mines 
d'or  de  la  Californie  et  de  l'Australie,  cette  production  des  métaux 
précieux  qui  en  aurait  fait  baisser  la  valeur.  En  1848,  selon 
MM.  Tooke  et  Nevvmarch,  il  pouvait  y  avoir  en  Europe  et  en  Amé- 
rique, dans  ce  qu'on  appelle  le  monde  civilisé,  34  milliards  de  mé- 
taux précieux,  dont  20  en  argent  et  14  en  or.  Depuis,  les  mines  de 
la  Californie  et  de  l'Australie,  en  y  comprenant  aussi  celles  de  la 
Russie,  y  ont  ajouté  de  10  â  12  milliards,  défalcation  faite  des  réex- 
portations et  de  l'usure.  Nous  aurions  donc  aujourd'hui  46  milliards 


LA    HAUSSE    DES    PRIX.  947 

de  métaax  précieux  contre  3â  en  1848,  ce  qui  représente  une  aug- 
mentation de  .'^5  pour  100  en  vingt  ans,  ou  de  1  3//j  pour  100  par 
an.  Nous  avons  vu  que  dans  la  seconde  moitié  du  xvii*  siècle,  à  par- 
tir de  16/i0',  et  pendant  tout  le  cours  du  xviii%  où  la  production 
des  métaux  précieux  avait  été  en  totalité  de  27  milHards,  et  l'aug- 
mentation annuelle  de  1  1/2  pour  100,  les  progrès  du  commerce, 
les  e:ïportations  au  dehors  et  les  emplois  industriels  avaient  suffi 
pour  absorber  ces  augmentations;  on  a  même  dit  qu'aussitôt  que  la 
production  vint  à  se  ralentir,  pendant  la  période  des  guerres  de 
l'indépendance  des  colonies  espagnoles,  de  1S16  à  1830,  il  y  eut 
une  gêne,  et  les  prix  en  furent  affectés.  11  a  donc  fallu  pendant  cette 
longue  période  une  augmentation  annuelle  de  1 1/2  pour  100  de  nu- 
méraire pour  répondre  aux  besoins.  Quelques  années  avant  1848, 
l'or  notamment,  qui  depuis  le  commencement  du  siècle  s'était  accru 
dans  la  proportion  de  58  pour  100,  était  tellement  rare  qu'il  faisait 
prime.  Quels  tont  les  besoins  d'à  présent?  Là  est  la  question. 

Nous  ne  voulons  pas  faire  de  comparaison  avec  le  xvir  siècle.  Qui 
peut  douter  qu'aujourd'hui  le  mouvement  des  affaires  ne  soit  tout 
antre  qu'aux  xvii"  et  xviii*  siècles?  La  comparaison  n'est  possible  et 
intéressante  qu'entre  ]a  situation  présente  et  celle  des  années  qui 
ont  précédé  i848.  De  1840  à  1852,  en  Angleterre,  l'importation  des 
produits  extérieurs  monte  par  tête  de  60  shillings  6  deniers  à 
82  shillings,  soit  de  30  pour  100.  En  18ti2,  dix  ans  après,  elle  attei- 
gnait 154  shillings  avec  une  augmentation  de  100  pour  100.  Les 
résultats  en  France  sont  plus  étonnans  encore.  Le  commerce  exté- 
rieur représentait  par  tète  49  fr.  50  en  1827,  73,94  en  1847,  211  fr. 
en  18t>7,  c'est-à-dire  que  l'augmentation,  qui  avait  été  de  47  pour  100 
dans  la  première  période  de  vingt  ans,  s'est  élevée  à  185  pour  100 
dans  la  seconde.  Si  on  juge  maintenant  du  commerce  intérieur  par 
les  opérations  de  la  Banque  de  France,  il  a  presque  quadruplé  depuis 
1848;  il  eut  passé  du  chiffre  de  2  milliards  705  millions  en  1847  à 
celui  de  8  milliards  en  1866,  lorsqu'il  avait  à  peine  doublé  depuis 
1827.  Ces  exemples,  que  nous  pourrions  multiplier,  prouvent  qu'il 
n'y  a  rien  de  comparable  entre  les  dtux  époques.  Si  la  production 
des  métaux  précieux  est  devenue  tout  à  coup  plus  considérable,  les 
affaires  se  sont  accrues  d'une  manière  plus  rapide  encore,  elles  qua- 
draplaient  pendant  que  le  stock  métallique  n'augmentait  que  de 
35  pour  100.  Il  y  avait  donc  place  pour  l'absorption  de  ces  métaux 
à  mesure  qu'ils  sortaient  des  mines,  et,  sans  le  développement  pro- 
digieux et  simultané  qui  a  été  donné  au  crédit,  ils  n'auraient  pas 
suffi.  Les  règlemens  de  comptes  se  font  aujourd'hui  en  Angleterre 
au  moyen  de  viremens  dans  les  clearing  houses.  Ce  sont  des  éta- 
blissem.ens  où  se  rendent  tous  les  jours,  à  certaines  heures,  les  com- 


948  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mis  des  principales  maisons  de  banque;  ils  échangent  entre  eux  le  pa- 
pier à  l'ordre  de  chaque  maison, — et  un  nombre  immense  de  transac- 
tions se  soldent  ainsi  sans  l'emploi  du  numéraire;  on  en  évalue 
le  montant  à  2  milliards  par  semaine,  soit  à  plus  de  100  milliards 
par  année  à  Londres  seulement.  Nous  ne  sommes  pas  aussi  avancés 
en  France,  nous  n'avons  pas  de  clearing  houses,  cependant  d'énormes 
progrès  ont  été  faits  également  en  matière  de  crédit.  Nous  avons 
beaucoup  d'établissemens  financiers  qui  n'existaient  pas  avant  1848, 
et  qui  tous  ont  pour  but  de  faciliter  les  opérations  commerciales  au 
moyen  de  viremens.  Le  portefeuille  de  tous  ces  établissemens,  joint 
à  celui  de  la  Banque  de  France,  représente  plus  de  cinq  fois  ce  qu'il 
était  il  y  a  vingt  ans,  et  nous  avons  en  circulation  1,300  millions 
de  billets  au  porteur  contre  moins  de  400  avant  18/i8. 

Toutefois  le  crédit  ne  remplace  pas  toujours  le  numéraire,  nous 
en  avons  fait  l'épreuve  en  1856  et  1857.  L'encaisse  métallique  de 
la  Banque  de  France  ayant  baissé  dans  ces  deux  années  au-dessous 
de  200  millions,  il  fallut  élever  le  taux  de  l'intérêt  à  7  et  8  pour  100. 
De  même  encore  en  1864.  Le  crédit  est  un  auxiliaire  puissant  pour 
le  commerce,  mais  il  n'est  qu'un  auxiliaire.  L'instrument  principal 
est  toujours  le  numéraire,  et,  à  mesure  que  les  affaires  se  déve- 
loppent, il  en  faut  davantage.  L'Angleterre,  qui  en  avait  pour 
1,500  millions  il  y  a  vingt  ans,  en  a  aujourd'hui  pour  près  de 
2  milliards  1/2,  et  la  circulation  métallique  de  la  France  a  dû  s'ac- 
croître dans  le  même  espace  de  temps  d'au  moins  un  tiers,  être  por- 
tée de  4  à  6  milliards.  L'augmentation  pour  notre  pays  est-elle  trop 
forte  ?  Il  le  semblerait  quand  on  regarde  l'encaisse  de  notre  princi- 
pal établissement  financier  :  au  bilan  du  1<""  juillet  1869,  il  était  de 
1,222  millions,  chiffre  prodigieux  qu'on  n'avait  jamais  vu  autrefois. 
On  a  beaucoup  discuté  sur  cet  encaisse,  nous  en  avons  fait  nous- 
même  ici  l'objet  d'une  étude  spéciale  (1).  Les  1,200  et  quelques  mil- 
lions de  numéraire  amassés  à  la  Banque  sont  bien  évidemment  le  ré- 
sultat d'une  stagnation  prolongée  dans  les  affaires.  11  ne  peut  y 
avoir  de  doute  à  cet  égard  ;  mais  en  même  temps  on  est  obligé  de 
reconnaître  qu'avec  l'extension  de  ses  succursales,  avec  la  facilité 
des  communications,  la  Banque  de  France  tend  à  devenir  de  plus  en 
plus  le  réservoir  de  toutes  les  ressources  disponibles  du  pays  et  par- 
ticulièrement du  numéraire.  C'est  un  rôle  que  joue  déjà  depuis  long- 
temps la  Banque  d'Angleterre;  tous  les  établissemens  de  crédit, 
toutes  les  maisons  de  commerce,  y  déposent  leurs  réserves,  et, 
quand  de  grands  besoins  se  manifestent,  c'est  sur  elle  qu'on  tire  de 
tous  côtés,  ce  qui  rend  alors  sa  situation  très  critique,  et  l'oblige  à 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  15  mai  1868,  la  Grève  du  milliard. 


LA.    HAUSSE    DES    PRIX.  9Zi9 

une  excessive  prudence.  En  France,  on  trouverait  encore  dans  beau- 
coup de  malsons,  dans  les  tiroirs  des  particuliers,  des  réserves  mé- 
talliques plus  ou  moins  fortes  en  dehors  de  celles  que  possède  notre 
principal  établissement  financier.  Cela  est  quelquefois  avantageux, 
et  nous  a  servi  notamment  en  différentes  occasions  à  traverser  les 
crises  plus  heureusement  que  nos  voisins;  mais  cette  situation  est 
en  train  de  se  modifier,  il  est  facile  de  le  voir  à  l'augmentation 
sensible  des  comptes  courans.  Depuis  deux  ou  trois  ans,  ils  ont 
passé  du  chiffre  de  200  millions  en  moyenne  à  celui  de  ZiOO  mil- 
lions, et  on  peut  en  conclure  que  l'encaisse  est  d'autant  plus  fort  à 
la  Banque  qu'il  est  moindre  dans  le  pays.  Les  1,222  millions  qui  le 
composent  ne  sont  donc  pas  au  fond  aussi  considérables  qu'ils  en 
ont  l'air,  d'autant  plus  qu'ils  sont  représentés  dans  le  pays  par  une 
quantité  de  billets  qui  dépasse  de  beaucoup  les  limites  ordinaires. 
Au  moindre  souffle  qui  viendrait  ranimer  l'activité  commerciale,  on 
les  verrait  disparaître  et  se  répandre  bien  vite  dans  les  mille 
canaux  de  la  circulation.  On  n'a  pour  s'en  convaincre  qu'à  les  rap- 
procher du  chiffre  des  capitaux  qui  sont  engagés  dans  les  opéra- 
tions commerciales,  de  ce  qui  constitue  le  fonds  roulant  de  la  so- 
ciété française.  Supposez  que  ce  chiffre  soit  de  50  milliards,  et  il 
peut  être  plus  élevé,  les  1,200  et  quelques  millions  de  l'encaisse 
n'en  sont  guère  que  la  quarantième  partie;  une  reprise  d'un  dixième 
seulement  dans  les  affaires  ferait  plus  que  de  les  absorber;  il  fau- 
drait recourir  encore  au  crédit.  Du  reste  veut- on  avoir  la  preuve 
décisive  que,  s'il  y  a  pléthore  monétaire  en  ce  moment  à  la  Banque 
de  France,  c'est  un  résultat  momentané  qui  n'a  rien  de  commun 
avec  une  surabondance  des  métaux  précieux;  il  suffit  de  consulter 
les  prix  de  toutes  choses,  ils  sont  aujourd'hui  en  général  au-dessous 
de  ce  qu'ils  étaient  il  y  a  quatre  ou  cinq  ans,  lorsque  l'encaisse  de  la 
Banque  était  descendu  à  200  millions,  et  ils  n'ont  pas  de  tendance 
à  la  hausse.  C'est  le  contraire  qui  aurait  lieu,  s'il  n'y  avait  pas  là 
une  situation  exceptionnelle  dont  chacun  attend  et  prévoit  la  fin. 

Cette  situation  a  beaucoup  d'analogie,  sauf  la  différence  des  pro- 
portions, avec  ce  qui  se  passait  en  1850  et  1851.  A  ce  moment 
aussi,  il  y  avait  à  la  Banque  une  réserve  métallique  considérable; 
elle  atteignait  600  millions,  et  dépassait  le  chiffre  de  la  circulation 
fiduciaire,  qui  était  de  500  et  quelques  millions.  On  pouvait  croire 
à  une  abondance  relative  de  métaux  précieux,  ce  qui  n'empêchait 
pas  les  prix  d'être  également  très  en  baisse  sur  ceux  de  la  période 
précédente.  Deux  ou  trois  ans  après,  les  affaires  reprirent,  l'en- 
caisse diminua  sensiblement,  et  le  numéraire  devint  tellement  in- 
suffisant qu'il  fallut,  pour  en  conserver,  élever  l'escompte  à  des  taux 
inusités;  ce  fut  seulement  alors  que  le  prix  général  des  choses 


950  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

commença  de  s'élever.  On  peut  supposer  qu'il  en  serait  de  même 
aujourd'hui.  Les  prix  sont  au-dessous  de  ce  qu'ils  devraient  être,  de 
ce  qu'ils  ont  été,  à  cause  du  ralentissement  des  affaires,  et  malgré 
une  réserve  métallique  prodigieuse.  Que  demain  les  inquiétudes 
qui  ont  amené  ce  ralentissement  s'évanouissent,  que  l'activité  com- 
merciale renaisse,  et  on  verra  simultanément  l'encaisse  baisser  et 
les  prix  s'élever.  Nous  ne  connaissons  pas  d'argument  plus  péremp- 
toire  pour  prouver  que  ce  qu'on  appelle  la  trop  grande  abondance 
des  métaux  précieux  n'existe  pas,  et  qu'elle  n'est  pour  rien  quant 
à  présent  dans  les  modifications  du  prix  des  choses.  Au  xvi^  et 
au  xvii'^  siècle,  une  production  de  70  millions  continuée  pendant 
soixante-dix  ans  a  suffi,  avec  des  affaires  restreintes,  pour  modi- 
fier singulièrement  les  prix.  Au  xv!!!*^  siècle,  la  production  est  de 
200  millions  et  reste  sans  influence;  aux  environs  de  ïSliS,  elle  monte 
à  450  millions  et  se  trouve  à  peine  suffisante.  Aujourd'hui  elle  est 
de  1  mdliard;  mais,  comparée  au  progrès  des  affaires,  elle  est 
moindre  qu'elle  n'était  au  xviii^  siècle  avec  200  millions  et  avant 
1848  avec  450.  Ce  milliard,  nous  l'avons  dit,  défalcation  faite  de 
ce  qui  est  exporté  et  de  ce  qui  est  nécessaire  pour  réparer  les 
pertes,  laisse  tout  au  pUis  500  millions  disponibles,  ce  qui  augmente 
la  réserve  de  1  pour  loO.  Elle  augmentait  de  1  1/2  il  y  a  vingt 
ans;  par  conséquent,  si  la  production  doit  en  rester  là,  il  n'est  pas 
à  craindre,  quant  à  présent  au  moins,  qu'elle  dépasse  les  besoins. 
En  temps  normal,  elle  leur  serait  plutôt  inférieure.  En  sera-t-il 
toujours  ainsi? 

Personne  assurément  n'est  en  mesure  de  le  prophétiser,  tout  dé- 
pend de  ce  que  deviendra  l'exploitation  des  mines  et  de  ce  que 
sera  d'un  autre  côté  le  mouvement  des  affaires;  mais  il  y  a  bien  des 
raisons  de  croire  que  les  prix  ne  seront  pas  de  ce  chef  sensiblement 
modifiés,  et  que  la  monnaie  changera  peu  de  valeur.  Sans  parler 
des  emplois  industriels,  qui  ne  feront  qu'augmenter  avec  le  pro- 
grès de  la  richesse,  du  goût  du  luxe  qui  sans  cesse  se  développe, 
on  peut  déjà  constater  que,  plus  le  stock  métallique  sera  considé- 
rable, plus  il  faudra  chaque  année  de  ressources  nouvelles  seule- 
ment pour  l'entretenir.  La  perte  sur  46  milliards  exige  une  somme 
annuelle  de  200  millions.  Il  faut  penser  aussi  que  nos  relations  s'é- 
tendront de  plus  en  plus  avec  les  pays  orientaux ,  et  que  nous 
aurons  là  un  débouché  immense  pour  l'excédant  de  nos  métaux 
précieux.  Macpherson,  dans  son  Histoire  du  commerce  aoec  l'Inde, 
a  dit  que  les  échanges  de  ces  pays  augmentèrent  à  mesure  que  les 
mines  de  l'Amérique  versaient  leurs  trésors  en  Europe,  ce  qui  em- 
pêcha cette  partie  du  monde  d'en  être  inondée,  comme  elle  au- 
rait pu  l'être  sans  cela.  Ce  qui  s'est  passé  au  moyen  âge  se  passe 


LA.   HAUSSE    DES   PRIX.  951 

encore  maintenant.  Nous  envoyons  chaque  année  des  sommes  pro- 
digieuses dans  l'Inde,  et  c'est  une  perspective  singulièrement  ras- 
surante pour  l'avenir  que  le  pouvoir  d'absorption  de  contrées  qui 
ont  des  centaines  de  millions  d'habitans,  et  avec  lesquelles  nos  re- 
lations sont  loin  d'être  ce  qu'elles  deviendront.  Enfin  qui  peut  ré- 
pondre que  les  mines  donneront  toujours  ce  milliard  annuel  qu'elles 
donnent  maintenant,  qu'elles  ne  s'épuiseront  pas?  Elles  se  sont 
épuisées  relativement  après  la  découverte  de  l'Amérique;  il  a  fallu 
des  procédés  d'extraction  plus  puissans  pour  en  maintenir  la  pro- 
duction au  niveau  des  besoins.  On  remarque  déjà  les  mêmes  effets 
aujourd'hui.  L'or  en  Californie  et  en  Australie  ne  se  trouve  plus 
dans  les  sables  mêlés  aux  terrains  d'alluvion  comme  aux  premiers 
momens  :  il  faut  broyer  1q  quartz  et  des  roches  très  dures,  laver 
une  quantité  de  terre  considérable  pour  en  extraire  des  parcelles 
d'or  assez  minimes.  Ce  travail  est  très  coûteux,  et  tant  qu'on  n'aura 
pas  fait  la  découverte  de  nouveaux  gisemens  aussi  féconds  et  aussi 
faciles  à  exploiter  que  l'ont  été  au  début  ceux  de  la  Californie  et  de 
l'Australie,  la  production  ne  sera  ni  assez  importante  ni  assez  éco- 
nomique pour  agir  sur  les  prix  des  objets  usuels;  on  peut  même 
considérer  comme  probable  que  les  sociétés,  pour  avoir  les  instru- 
mens  d'échange  nécessaires,  devront  perfectionner  beaucoup  encore 
leurs  moyens  de  crédit.  Voilà  l'avenir  tel  qu'il  apparaît  quand  on 
rapproche  le  mouvement  des  métaux  précieux  de  celui  du  progrès 
possible  de  la  civilisation. 


IV. 


Maintenant  est-ce  à  dire  qu'il  faille  nier  toute  espèce  d'influence 
des  métaux  précieux  sur  la  variation  des  prix?  Loin  de  là;  ils  en 
ont  au  contraire  exercé  une  très  grande,  seulement  par  des  voies 
tout  autres  que  celles  qu'on  suppose.  Ils  ont  agi  comme  le  chemin 
de  fer,  comme  le  télégraphe  électrique,  comme  toutes  les  grandes 
découvertes  modernes.  Il  est  bien  évident  que,  sans  le  tribut  des 
mines  de  la  Californie  et  de  l'Australie,  nous  n'aurions  pas  vu  les 
prix  varier  ainsi  qu'ils  l'ont  fait,  celui  de  certaines  denrées  alimen- 
taires s'élever  de  90  pour  100,  celui  des  salaires  de  25  à  EO  powr  100. 
Pourquoi?  Parce  qu'il  n'y  aurait  pas  eu  le  même  développement 
de  la  richesse  publique.  On  ne  veut  considérer  les  métaux  pré- 
cieux que  comme  des  instrumens  de  circulation,  des  moyens  d'é- 
change plus  ou  moins  onéreux;  on  s'imagine  qu'on  en  possède  une 
quantité  suffisante,  et  que  toute  production  qui  fait  plus  que  de  ré- 
parer les  pertes  est  plutôt  un  mal  qu'un  bien.  Les  métaux  précieux 


952  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

sont  autre  chose  que  des  instrumens  de  circulation;  ils  sont  les 
moteurs  en  même  temps  que  les  véhicules  de  la  richesse,  ils  servent 
à  la  faire  naître  aussi  bien  qu'à  l'échanger.  C'est  absolument  comme 
lorsqu'il  s'agit  d'ouvrir  des  voies  nouvelles  au  commerce.  11  n'y 
en  a  jamais  trop,  l'expansion  de  l'activité  humaine  ne  tarde  pas  à 
les  remplir  toutes  et  à  les  rendre  insuffisantes.  Qui  aurait  prédit, 
lorsqu'on  créait  en  France  des  chemins  de  fer,  le  développement 
qu'ils  prendraient?  Qui  aurait  deviné  que  le  trafic  décuplerait,  cen- 
tuplerait aussi  vite,  que  les  gares  seraient  bientôt  trop  étroites,  le 
matériel  d'exploitation  insuffisant?  Eh  bien!  il  en  est  de  même  pour 
la  monnaie.  L'or  aura  beau  devenir  très  abondant,  il  trouvera  tou- 
jours des  débouchés,  et  plus  il  en  arrivera,  plus  il  y  aura  d'activité 
commerciale  pour  l'absorber.  Voilà  le  côté  vrai  de  la  question,  celui 
qu'il  aurait  fallu  envisager  au  lieu  de  conclure  à  une  dépréciation 
des  métaux  précieux  par  une  moyenne  générale  tirée  de  la  variation 
des  prix.  C'était  négliger  les  grandes  considérations  pour  ne  s'atta- 
cher qu'aux  petites. 

Un  autre  économiste  anglais  également  distingué,  M.  Cliffe  Les- 
lie,  a  mieux  vu  les  choses.  11  a  montré  que  les  modifications  surve- 
nues dans  les  prix  étaient  en  général  beaucoup  plus  le  fait  des  com- 
munications faciles  que  celui  d'un  changement  dans  la  valeur  des 
métaux  précieux.  Après  la  découverte  de  l'Amérique,  le  principal 
effet  de  l'importation  du  numéraire  se  fit  sentir  dans  les  villes,  dans 
les  grands  centres  industrieux  ;  cela  se  comprend  :  il  n'y  avait  que 
là  qu'il  pût  trouver  un  emploi,  et  comme  cet  emploi  était  en  défini- 
tive très  restreint,  il  s'ensuivit  une  modification  sérieuse  dans  les 
prix.  11  ne  faudrait  pas  croire  qu'elle  existât  au  même  degré  dans 
les  campagnes  :  les  tableaux  qu'on  nous  donne,  et  qui  ont  servi  à 
faire  des  comparaisons  à  diverses  époques,  sont  relevés  dans  les 
villes,  sur  les  principaux  marchés;  ils  n'indiquent  pas  les  prix  des 
campagnes,  qui  devaient  être  tout  différens.  On  peut  en  juger  par  ce 
qui  se  passait  encore  autour  de  nous  il  y  a  quelques  années.  On  se 
souvient  qu'avant  les  chemins  de  fer,  lorsque  la  France  était  divisée 
en  zones  pour  l'étabhssement  des  mercuriales  nécessaires  à  la  taxe 
du  pain,  il  y  avait  souvent  entre  ces  zones  des  écarts  de  5  et  6  fr. 
par  hectolitre  de  blé;  nous  nous  souvenons  aussi  d'avoir  vu  la  viande 
se  vendre  ZiO  et  50  centimes  la  livre  à  vingt-cinq  et  trente  lieues 
de  Paris,  lorsqu'elle  en  valait  70  et  80  dans  la  capitale;  de  même 
pour  les  légumes,  pour  les  fruits,  pour  toutes  les  denrées  d'un 
transport  coûteux  et  difficile.  Cette  situation  est  aujourd'hui  singu- 
lièrement modifiée.  Le  prix  du  blé  tend  à  se  mettre  partout  en 
France  à  un  niveau  commun;  celui  de  la  viande  et  des  denrées  ali- 
mentaires varie  bien  moins  qu'autrefois  suivant  les  localités.  Qu'est- 


LA   HAUSSE    DES    PRIX.  953 

ce  qui  a  opéré  ce  changement?  Sont- ce  les  métaux  précieux?  Évi- 
demment non.  Ce  sont  les  chemins  de  1er,  ce  sont  les  voies  de 
communication  devenues  plus  faciles.  Dès  qu'un  chemin  de  fer  pé- 
nètre dans  une  contrée,  les  prix  s'élèvent,  ils  se  mettent  au  niveau 
de  ceux  de  la  contrée  voisine,  de  ceux  des  pays  vers  lesquels  on 
trouve  des  débouchés.  On  en  fait  l'expérience  tous  les  jours  :  les 
chemins  de  fer  et  les  bateaux  à  vapeur,  voilà  en  fait  de  prix  les 
grands  régulateurs,  les  grands  niveleurs  de  notre  époque. 

Autrefois,  dans  un  certain  rayon,  on  avait  le  monopole  de  l'ap- 
provisionnement des  grandes  villes;  pour  la  capitale,  c'était  une 
distance  de  vingt-cinq  à  trente  lieues;  il  était  difficile  de  l'étendre 
davantage  à  cause  de  la  cherté  et  de  la  difficulté  des  communica- 
tions. Aussi  dans  ce  rayon  la  terre,  à  qualité  égale,  avait-elle  plus 
de  valeur  qu'ailleurs,  et  les  fermages  montaient  plus  rapidement. 
Depuis  les  chemins  de  fer,  il  n'y  a  plus  de  monopole,  plus  de  rayon 
privilégié.  Les  grandes  villes  tirent  leur  approvisionnement  de  par- 
tout, de  cent  lieues  aussi  bien  que  de  vingt-cinq.  On  voit  arriver 
à  Paris  des  distances  les  plus  grandes,  non  pas  seulement  de  la 
viande  de  boucherie  et  quelques  primeurs,  mais  jusc[u'aux  légumes 
et  aux  fruits  usuels;  la  compagnie  d'Orléans  notamment  y  apporte 
des  cerises  et  des  fraises  qui  viennent  des  extrémités  de  la  France. 
Ce  n'est  plus  qu'une  question  de  frais  de  transport,  et,  comme  ces 
frais  diminuent  de  plus  en  plus  grâce  aux  immenses  ressources 
dont  disposent  les  chemins  de  fer  et  à  l'intelligence  de  leurs  ad- 
ministrateurs, qui  savent  approprier  les  tarifs  aux  marchandises 
qu'ils  ont  à  déplacer,  les  prix  tendent  partout  à  s'égaliser;  ils  mon- 
tent peu  ou  point  là  où  ils  s'étaient  déjà  fort  élevés  précédemment, 
et  beaucoup  là  où  ils  étaient  restés  très  en  arrière.  11  est  curieux  de 
constater  par  exemple  que  c'est  surtout  dans  les  provinces  les  plus 
éloignées  qu'on  a  vu  les  plus  grandes  modifications.  Nous  pour- 
rions citer  à  une  distance  de  vingt  lieues  de  Paris  un  domaine  d'ex- 
cellentes terres,  très  bien  cultivées,  qui  s'est  vendu,  il  y  a  dix  ans, 
au  même  prix  qu'il  y  a  trente  ans,  et  dont  le  fermage  n'a  pas  aug- 
menté; il  ne  vaudrait  pas  davantage  aujourd'hui.  A  cent  lieues  de 
la  capitale  et  au-delà,  la  valeur  de  la  terre  et  le  revenu  qu'elle 
donne  ont  pour  ainsi  dire  doublé.  Il  en  est  de  même  pour  la  plu- 
part des  choses.  C'est  le  contraire  de  ce  qui  avait  eu  lieu  après 
la  découverte  de  l'Amérique.  Les  prix  se  sont  plus  élevés  dans  les 
campagnes  que  dans  les  villes,  parce  que  les  campagnes  ont  plus 
gagné  aux  chemins  de  fer;  elles  ont  trouvé  les  débouchés  dont  elles 
manquaient. 

La  modification  dans  les  prix  est  si  bien  une  question  de  débou- 
chés qui  ont  changé  les  rapports  entre  l'offre  et  la  demande,  que, 


9-54  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

là  où  ces  rapports  sont  restés  les  mêmes,  les  prix  n'ont  pas  varié» 
La  stagnation  des  loyers  loin  des  grands  centres  en  est  la  preuve. 
Les  maisons  ne  se  transportent  pas  comme  les  denrées  alimentaires, 
et  si  le  nombre  des  habitans  ne  s'est  pas  élevé,  quelle  que  soit  du 
reste  la  richesse  acquise,  le  loyer  n'augmente  pas.  Il  a  fort  aug- 
menté à  Paris,  parce  que  la  population  s'y  est  tellement  accrue  par 
des  causes  naturelles  et  artificielles  que  les  logeraens  y  ont  été  in- 
suffisans,  et  qu'il  a  fallu  en  construire  de  nouveaux.  Je  citerai  en- 
core dans  le  même  ordre  d'idées  le  taux  des  salaires  et  de  la  main- 
d'œuvre.  Les  salaires  ont  assurément  monté  beaucoup  en  France  et 
partout  depuis  un  certain  nombre  d'années  :  nous  avons  évalué  la 
moyenne  de  cette  élévation  à  30  pour  100;  mais  ils  n'ont  pas  monté 
également  dans  toutes  les  localités,  et  le  niveau  n'existe  pas  là 
comme  pour  les  denrées  alimentaires,  comme  pour  tous  les  autres 
produits.  On  peut  lire  dans  la  Statistique  générale  de  la  France  pour 
1862,  due  aux  reclierches  de  M.  Legoyt,  que  l'ouvrier  agricole,  qui 
en  dehors  de  la  moisson  gagne  aux  environs  de  Paris  3  fr.  10  cent, 
par  jour,  sans  être  nourri,  2  fr.  55  cent,  dans  le  département  de 
Seine-et-Olse,  2  fr.  05  cent,  dans  celui  de  Seine-et-Marne,  ne  gagne 
que  1  fr.  18  cent,  dans  le  Morbihan,  1  fr.  ih  cent,  dans  le  Finistère 
et  1  fr.  hh  cent,  dans  les  Landes;  c'est  une  différence  de  plus  de 
"100  pour  100,  et,  les  environs  de  Paris  mis  à  part,  l'inégalité  des 
salaires  en  moyenne  est  bien  au  moins  de  25  à  30  pour  100.  Les 
faits  relevés  en  1862  doivent  être  encore  à  peu  près  les  mêmes  au- 
jourd'hui, et  ils  s'appliquent  aux  ouvriers  des  autres  professions 
aussi  bien  qu'à  ceux  de  l'agriculture.  Gela  tient  à  ce  que  la  main- 
d'œuvre,  bien  que  se  déplaçant  plus  aisément  que  les  maisons,  n'o- 
béit pourtant  pas  toujours  à  la  loi  exclusive  de  l'intérêt.  L'ouvrier 
est  retenu  dans  le  pays  où  il  est  né,  où  il  a  vécu,  par  des  considé- 
rations diverses  :  il  y  a  une  famille,  des  relations,  quelquefois  une 
petite  propriété;  il  n'abandonnera  pas  volontiers  tout  cela  pour  al- 
ler gagner  25  ou  30  pour  100  de  plus  ailleurs  en  courant  tous  les 
risques  du  chômage  et  de  l'incertitude.  C'est  ce  qui  fait  que,  malgré 
les  chemins  de  fer  et  malgré  les  facilités  de  locomotion,  il  ne  peut 
pas  y  avoir  égalité  absolue  dans  les  salaires.  Les  trop  grandes  iné- 
galités s'effacent;  mais  il  reste  toujours  ce  qui  ne  peut  pas  s'effacer, 
ce  qui  tient  à  la  nature  de  l'homme.  Or,  si  l'égalité  s'accomplit 
pour  tous  les  produits  qui  se  transportent  aisément,  si  Tinégalité 
persiste  pour  tout  ce  qui  ne  se  transporte  pas  ou  ce  qui  est  retenu 
par  des  considérations  particulières,  c'est  bien  la  preuve  que  la 
cause  qui  agit  principalement  sur  les  prix  n'est  pas  la  dépréciation 
des  métaux  précieux.  Autrement,  en  ce  qui  concerne  les  logemens 
par^ exemple,  il  y  aurait  eu  augmentation  générale  des  loyers  par 


LA   HAUSSE   DES    PRIX.  955 

cela  seul  qu'il  y  avait  changement  de  valeur  dans  l'instrument  de 
paiement. 

En  résumé,  nous  ne  nions  pas  la  hausse  des  prix  en  général,  nous 
croyons  qu'elle  a  eu  lieu  depuis  1850  dans  une  proportion  beau- 
coup plus  forte  qu'auparavant;  nous  croyons  môme  qu'elle  est  en 
partie  due  à  l'influence  des  mines  d'or,  mais  à  l'influence  s'exer- 
çant  par  voie  de  stimulant,  poussant  au  développement  de  l'indus- 
trie et  de  l'activité  sociale,  augmentant  la  prospérité  publique,  et 
non  par  voie  de  dépréciation.  La  différence  est  essentielle;  si  l'aug- 
mentation des  prix  est  le  résultat  du  développement  de  la  prospé- 
rité, d'une  concurrence  plus  grande  pour  les  mêmes  choses,  il  n'y 
a  qu'à  s'en  applaudir  :  on  est  plus  riche,  on  consonfime  davantage, 
cela  se  traduit  naturellement  par  plus  de  bien-être.  Si  elle  vient 
au  contraire  de  la  dépréciation  monétaire,  toutes  les  situations  sont 
faussées,  on  ne  sait  plus  sur  quoi  compter;  le  débiteur  se  libère 
pour  des  sommes  moindres  que  celles  qu'il  a  empruntées,  le  créan- 
cier est  lésé  injustement;  il  faut  un  long  temps  pour  que  des  rap- 
ports nouveaux  s'établissent  en  vue  de  cette  dépréciation,  outre 
qu'il  est  parfaitement  inutile  d'avoir  plus  de  numéraire  qu'il  n'en 
faut  pour  les  transactions,  et  d'être  obligé,  comme  le  dir.  Hume, 
de  donner  7?/»,^  de  pièces  jaunes  ou  bhinches  pour  acquérir  les 
mêmes  choses.  Dans  la  première  hypothèse,  il  y  a  bien  trouble 
aussi,  mais  ce  n'est  point  parce  que  le  débiteur  paie  moins  qu'il 
ne  doit  et  qu'il  n'a  reçu;  la  somme  qu'il  donne  a  toujours  intrin- 
sèquement et  rigoureusement  la  même  valeur;  seulement  le  prix 
de  la  plupart  des  choses  a  changé,  parce  qu'il  y  a  eu  progrès  dans 
la  richesse  publique.  Qui  peut  s'en  plaindre?  Les  oisifs  et  les  ren- 
tiers. Tant  pis  pour  les  oisifs;  la  société  démocratique  ressemble 
de  plus  en  plus  à  une  ruche  où  chacun  a  sa  place  à  la  condition 
de  travailler.  Si  on  travaille,  on  est  au  niveau  des  changemens  ;  les 
salaires,  les  traitemens,  les  profits,  augmentent.  Si  on  ne  travaille 
pas,  on  est  débordé,  cela  est  naturel.  Quant  aux  rentiers,  à  ceux  sur- 
tout qui  ont  des  revenus  fixes,  ils  n'ont  pu  penser  que  la  société 
resterait  immobile  parce  que  leurs  revenus  l'étaient.  C'est  à  eux  de 
prendre  part  à  l'activité  générale  et  d'augmenter  leurs  ressources 
par  le  travail.  En  un  mot,  on  ne  peut  pas  se  plaindre  d'une  éléva- 
tion de  prix  qui  est  l'indice  de  la  prospérité,  la  glorification  du  tra- 
vail, tandis  qu'on  aurait  à  regretter  qu'elle  fût  seulement  le  résultat 
d'une  diminution  dans  la  valeur  de  la  monnaie.  En  définitive,  quelles 
sont  aujourd'hui  les  sociétés  les  plus  riches?  Ce  sont  celles  où  les 
prix  sont  le  plus  élevés.  On  n'a  qu'à  considérer  l'Italie  et  l'Espagne, 
où  tout  est  à  bas  prix,  et  l'Angleterre  et  la  Hollande,  où  tout  est 
cher.  Les  gens  qui  se  récrieraient  contre  une  élévation  de  prix  qui 


956  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

serait  la  conséquence  indirecte  de  l'abondance  des  métaux  précieux 
commettraient  la  même  erreur  que  ceux  qui  contestent  les  avan- 
tages de  la  liberté  commerciale,  parce  qu'elle  n'a  pas  amené  le  bon 
marché  qu'ils  espéraient;  elle  ne  l'a  pas  amené  par  la  raison  même 
qui  a  fait  son  succès,  parce  qu'en  augmentant  la  richesse  publique 
elle  a  développé  le  bien-être  de  chacun  et  accru  le  nombre  des 
consommateurs.  La  question  de  prix  plus  ou  moins  forts  est  une 
question  accessoire.  Ce  qui  importe,  c'est  de  voir  si  avec  la  même 
somme  de  travail  on  peut  se  procurer  autant  et  plus  de  choses 
qu'autrefois.  Or,  quand  on  examine  ce  qui  a  eu  lieu  depuis  vingt 
ans,  il  ne  peut  pas  y  avoir  de  doute  à  cet  égard.  Nous  sommes  au- 
jourd'hui, malgré  tout,  beaucoup  plus  riches  qu'avant  iSliS.  On  a 
beaucoup  parlé  des  élémens  factices  de  la  prospérité  actuelle.  11  est 
sûr  qu'avec  des  travaux  comme  ceux  qui  ont  été  entrepris  dans  la 
capitale  depuis  quelques  années,  et  qui  ont  eu  pour  efTet  d'aug- 
menter artificiellement  la  main-d'œuvre  et  le  prix  de  bien  des 
choses,  avec  l'esprit  de  spéculation  qui  s'est  emparé  de  tant  de 
gens,  avec  la  diffusion  de  certaines  valeurs  mobilières  qui  ne  re- 
posent pas  toutes  sur  des  bases  solides,  il  y  a  quelque  chose  de  sur- 
fait dans  le  développement  présent  des  affaires.  Cependant,  si  l'on 
parcourt  l'ensemble  du  pays,  les  villes  et  les  campagnes,  on  est 
frappé  de  l'augmentation  générale  du  bien-être;  il  y  a  des  résultats 
qu'on  ne  peut  méconnaître  :  les  habitations  sont  plus  propres  et 
mieux  installées,  on  se  nourrit  mieux,  on  s'habille  avec  plus  de  soin, 
et  il  n'est  pas  jusqu'au  niveau  moral  de  toutes  les  classes  qui  ne 
se  soit  élevé  sensiblement,  tant  il  est  vrai  qu'il  y  a  une  solidarité 
étroite  dans  tous  les  progrès  de  la  société,  et  que  s'enrichir  maté- 
riellement, c'est  aussi  se  développer  moralement  :  les  mêmes  effets 
n'existeraient  pas,  ou  tout  au  moins  au  même  degré,  si  l'élévation 
du  prix  des  choses  était  due  simplement  à  la  dépréciation  des  mé- 
taux précieux. 

Victor  Bonnet. 


L^ÉGLISE    ROMAINE 


LE  PREMIER   EMPIRE 


—  1800    —    1814 


XXIV. 

RÉTRACTATION   DU    CONCORDAT   DE    FONTAINEBLEAU.    —  DÉPART   DU   PAPE 
POUR   ROME.    CHUTE    DE    l'eMPIRE. 


I.  Mémoires  du  cardinal  Consalvi.  —  II.  Œuvres  complètes  du  cardinal  Pacca.  —  III.  Cor- 
respondance du  cardinal  Caprara,  —  IV.  Correspondance  de  Napoléon  l".  —  V.  Dépêches 
diplomatiques  et  documens  inédits  français  et  étrangers,  etc. 


I. 

Le  concordat  une  fois  signé,  Napoléon  n'était  pas  resté  plus  de 
trois  jours  à  Fontainebleau  (1).  D'autres  soins  l'avaient  en  toute  hâte 
appelé  à  Paris,  où  ses  ordres  venaient  de  réunir  les  difïerens  corps  de 
troupes  nouvellement  organisées.  Autant  la  promptitude  de  l'ac^^ord 
si  aisément  conclu  avec  le  saint-père  lui  avait  rendu  confiance  dans 
ses  talens  de  négociateur,  autant  la  vue  des  recrues,  jeunes,  il  est 
vrai,  mais  nombreuses  et  pleines  de  bonne  volonté,  mises  à  sa  dis- 
position par  le  docile  empressement  du  sénat,  exalta  chez  lui  l'or- 
gueil du  capitaine.  Dès  le  29  janvier  1813,  il  adressait  au  prince 
Eugène  des  instructions  qui  ne  concordaient  guère  avec  la  véritable 
situation  faite  au  commandant  de  la  ((  grande  armée,  »  presque  dé- 
pourvue de  soldats  ;  il  lui  ordonnait  de  former  à  Posen  une  avant- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  !*■"  août. 


958  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

garde  de  40,000  hommes;- puis  il  lui  annonçait  comme  assurés  et 
prochains  des  succès  qui  malheureusement  ne  devaient  jamais  se 
réaliser,  a  J'ai  ordonné,  lui  écrit-il,  que  mes  chevaux  de  selle  et  ma 
maison  fussent  réunis  et  réorganisés  à  Berlin  au  lieu  de  Magde- 
bourg,  et  j'ai  recommandé  qu'on  annonçât  ma  prochaine  arrivée  à 
Berlin.  Les Tingt-deux  régimens  composés  des  quatre-vingt-dix  ba- 
taillons de  cohortes  sont  superbes .J'ai  en  marche  un  superbe 

corps  de  20,000  hommes  tirés  des  troupes  de  marine,  et  dont  le 
moindre  soldat  a  un  an  de  service  ;  ce  sont  eux-mêmes  qui  ont  de- 
mandé à  marcher.  Vous  devez  dire,  et  vous-même  être  bien  con- 
vaincu, que  la  campagne  prochaine  je  chasserai  l'ennemi  au-delà  du 
Niémen  (1).  »  Le  coup  d'œil  exercé  de  l'empereur  s'était-il  trompé 
à  ce  point  sur  la  valeur  des  services  qu'il  pouvait  attendre  des  co- 
hortes et  des  régimens  de  marine,  ou  bien  avait-il  seulement  voulu, 
par  l'étalage  de  ces  fières  espérances,  ranimer  l'ardeur  passable- 
ment abattue  de  ses  lieutenans,  demeurés  aux  prises  avec  les  ri- 
gueurs d'une  saison  de  plus  en  plus  inclémente  et  les  attaques  d'un 
ennemi  dont  les  forces  allaient  toujours  en  croissant?  Cela  serait 
assez  difficile  à  démêler.  Ce  qui  est  trop  certain,  c'est  que  l'empe- 
reur cédait  à  une  double  illusion  quand  il  ordonnait  au  prince  Eu- 
gène de  lui  tenir  ses  chevaux  de  selle  prêts  à  Berlin  afin  de  re- 
prendre l'offensive  contre  la  Russie,  et  quand  il  engageait  en  même 
temps  les  évêques  de  France  à  chanter  un  Te  Dewn  pour  célébrer 
sa  réconciliation  avec  le  saint-siége.  Chacun  sait  combien  les  choses 
tournèrent  différemment,  et  comment,  au  début  de  la  campagne  de 
1813,  Berlin  dut  être  immédiatement  évacué,  la  Prusse,  notre  alliée 
de  la  veille,  s'étant  rangée  tout  à  coup  parmi  nos  ennemis.  On  con- 
naît également  les  phases  diverses  par  où  passa  la  diplomatie  de 
M.  de  Metternich  :  presque  amicale  avant  le  commencement  des 
opérations  militaires,  graduellement  menaçante  à  mesure  qu'aug- 
mentaient nos  embarras,  enfin  décidément  hostile.  Tous  les  détails 
des  négociations  qui  ont  précédé,  accompagné  ou  suivi  la  rupture 
du  congrès  de  Prague,  le  rejet  des  propositions  de  Francfort  et  la 
dissolution  des  conférences  de  Châtillon  ont  été  maintes  fois  portés 
à  la  connaissance  du  public.  Une  foule  de  documens  historiques  et 
de  mémoires  personnels  ont  jeté  une  abondante  lumière  sur  ces  inci- 
dens,  auxquels  ont  pris  part  tant  d'hommes  d'état  français  ou  étran- 
gers. Les  circonstances  qui  précédèrent  la  rétractation  du  concordat 
de  Fontainebleau  par  Pie  VII  sont  au  contraire  enveloppô?s  d'uiie 
obscurité  assez  grande.  La  plupart  des  historiens  de  l'empire  ont  à 
cet  égard  gardé  le  silence.  Il  semble,  si  l'on  excepte  le  cardinal 
Pacca,  que   les  membres  du  sacré -collège  mêlés  à  cette  affaire 

(1)  Lettre  de  r«npereur  au  prince  Eugène,  commandant  de  la  grande  armée,  à  Posen, 
Paris,  29  janvier  1813.  —  Correspondance  de  Napoléon  h^,  t,  XXIV,  p.  467. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  959 

aient  préféré  n'en  pas  souffler  mot.  Même  discrétion  chez  les  évoques 
français,  et  l'on  chercherait  vainement  dans  les  Fragmcm  histo- 
riques de  M.  de  Barrai,  archevêque  de  Tours,  un  seul  mot  ayant  trait 
au  dernier  épisode  qui  a  mis  fm  aux  orageux  rapports  de  l'empereur 
avec  le  saint-siége.  Nous  allons  tâcher  de  combler  cette  lacune; 
mais  les  scènes  que  nous  avons  à  raconter  rappellent  parfois  celles 
qui  deux  ans  auparavant  s'étaient  passées  dans  le  chef-lieu  du  dé- 
partement de  Montenotte. 

Ainsi  que  le  constatait  la  lettre  écrite  par  l'évêque  de  Nantes, 
Pie  VII  était  agité,  malade,  et,  suivant  les  propres  expressions  de 
M.  Duvoisiii,  hors  d'état  de  supporter  une  discussion,  quand  le  chef 
de  l'empire  était  tout  à  coup  arrivé  au  palais  de  Fontainebleau. 
Pendant  les  quatre  jours  que  durèrent  les  conférences,  et  aussi 
longtemps  que  Napoléon  demeura  près  de  lui,  le  saint-père  avait 
réussi  à  dominer  son  émotion.  A  peine  l'empereur  fut-il  parti  que 
Pie  YII  tomba  dans  une  profonde  mélancolie,  toute  semblable  à 
celle  dont  M.  de  Chabrol  avait  naguère  signalé  les  effrayans  sym- 
ptômes dans  les  dépêches  qui  suivirent  le  départ  des  évêques  dépu- 
tés à  Savone.  Les  conséquences  que  pouvaient  avoir  pour  l'église 
les  concessions  qui  venaient  de  lui  être  arrachées  se  présentèrent  à 
sa  conscience  sous  les  couleurs  les  plus  noires.  «  Son  âme,  écrit  le 
cardinal  Pacca,  fut  brisée  de  repentir  et  de  douleur  (1).  Son  déses- 
poir redoubla  encore  lorsque  les  cardinaux  di  Pietro,  Gabrislli  et 
Litta,  les  premiers  arrivés  à  Fontamebleau,  vinrent  à  lui  dire  qu'on 
avait  agi  par  surprise  à  son  égard,  et  qu'en  cédant  il  avait  commis 
une  très  grande  faute.  Ces  membres  du  sacré-collége  avaient  le 
droit  de  tenir  ce  langage,  car  ils  avaient,  pendant  que  le  pape  était 
prisonnier  à  Savone,  souffert  la  séquestration  et  l'exil  afin  de  rester 
fidèles  aux  instructions  que  Pie  YII  leur  avait  lui-même  laissées  en 
quittant  Rome.  Plus  versés  que  le  saint-père  dans  les  affaires  du 
siècle,  mieux  instruits  de  ce  qui  se  passait  en  Europe,  moins  portés 
que  lui  à  croire  au  triomphe  définitif  de  l'empsTeur,  ils  n'eurent 
point  de  peine  à  lui  faire  sentir  combien  la  résolution  qu'il  avait 
prise  était  fâcheuse.  Il  avait  assumé  une  responsabilité  immense  en 
opérant  de  sa  propre  autorité  une  révolution  aussi  considérable 
dans  l'église,  en  abandonnant  le  patrimoine  de  saint  Pierre,  qui  ne 
lui  appartenait  point,  et  cela  sans  nécessité,  lorsque  Napoléon  était 
peut-être  à  la  veille  de  succomber  (2).  Si  ménagée  qu'en  fût  l'ex- 
pression, ces  reproches  que  de  pieux  et  zélés  serviteurs  lui  adres- 
saient relativement  à  l'abandon  du  pouvoir  temporel  et  des  préro- 
gatives du  saint-siége,  c'étaient  ceux-là  mêmes  que  durant  tant  de 
nuits  sans  sommeil  Pie  YII  n'avait  cessé  de  se  répéter  à  lui-même 

(1)  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  t.  I"""",  p.  318. 

(2)  M.  Thicis,  le  Consulat  et  l'Empire,  t.  XV,  p.  305. 


960  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

depuis  la  signature  fatale  du  concordat.  Dans  l'avis  émis  par  ces  trois 
vaillans  champions  de  la  bonne  cause,  il  crut  reconnaître  le  juge- 
ment de  Dieu  même  sur  sa  conduite,  et,  de  plus  en  plus  plongé  dans 
un  morne  accablement,  il  alla  jusqu'à  s'interdire  de  célébrer  désor- 
mais le  saint  sacrifice  (1).  Lorsque  le  cardinal  Pacca,  le  18  février 
1813,  arriva  au  palais  de  Fontainebleau,  son  effroi  fut  extrême  en 
voyant  devant  lui  le  malheureux  pontife  courbé,  pâle,  amaigri,  les 
yeux  enfoncés,  presque  éteints  et  immobiles.  Un  tel  aspect  émut  de 
pitié  l'ancien  prisonnier  de  Fenestrelle,  et  comme  il  se  précipitait  aux 
f)ieds  de  Pie  VII  et  le  félicitait  du  courage  avec  lequel  il  avait  sup- 
porté une  si  longue  captivité,  celui-ci  reprit  avec  tristesse  :  «  Cepen- 
dant nous  avons,  hélas!  fini  par  nous  rouler  dans  la  fange...  Ces 
cardinaux  m'ont  traîné  devant  ce  bureau  et  m'ont  fait  signer  (2)...  » 
Au  lendemain  de  cette  première  audience,  qui  fut  très  courte,  parce 
que  le  pape  attendait  la  visite  des  évêques  français,  le  cardinal  Pacca 
trouva  le  saint-père  dans  un  état  plus  pitoyable  encore,  et  qui  don- 
nait à  craindre  pour  ses  jours.  Après  avoir  de  nouveau  gémi  sur 
ce  qu'il  appelait  sa  faute,  dont  il  avait,  disait-il,  conçu  la  plus  pro- 
fonde horreur,  Pie  VU  avoua  à  son  ancien  secrétaire  d'état  qu'il 
passait  les  nuits  sans  dormir,  que  le  jour  il  prenait  à  peine  la  nour- 
riture nécessaire  pour  ne  pas  défaillir.  Une  pensée  affreuse  l'obsé- 
dait continuellement,  c'était  la  crainte  de  devenir  fou  et  de  finir 
comme  Clément  XIV  (3).  Pour  calmer  un  peu  son  maître,  Pacca  lui 
représenta  qu'il  se  verrait  bientôt  entouré  de  tous  les  cardinaux, 
dont  quelques-uns  lui  avaient  donné  tant  de  preuves  de  zèle  pour 
le  saint-siége  et  de  dévoûment  à  sa  personne.  Aidé  de  leurs  con- 
seils, il  pourrait  alors  remédier  au  mal  qui  avait  été  fait.  A  ces  mots, 
la  physionomie  de  Pie  VII  s'était  un  peu  ranimée.  «  Quoi!  vous 
croyez  qu'on  y  pourrait  remédier? — A  presque  tous  les  maux,  lors- 
qu'on le  veut  bien,  on  trouve  un  remède  (ù),  »  avait  repris  le  confi- 
dent du  saint-père.  Cette  perspective  servit  à  tranquilliser  pour  le 
moment  le  malheureux  pontife,  qui  attendait  le  soir  même  Consalvi 
à  Fontainebleau.  On  n'a  pas  oublié  quelle  confiance  de  vieille  date 
Pie  VII  avait  dans  les  lumières  de  cet  ancien  secrétaire  d'état,  dont 
l'empereur  l'avait  obligé  de  se  séparer,  mais  pour  lequel  il  avait  con- 
servé la  plus  vive  tendresse.  C'était  Consalvi  qui  avait  en  tout  temps 
exercé  sur  les  déterminations  du  saint-père  l'influence  la  plus  déci- 
sive, et  c'était  sur  lui  qu'il  comptait  alors  beaucoup  plus  encore  que 
sur  le  cardinal  Pacca  pour  le  tirer  de  ces  embarras  cruels. 

(1)  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  t.  I'"'',  p.  266. 

(2)  «  Ma  ci  siamo  in  fine  sporcificati  (sporcati)...  Quoi  cardinal!...  mi  strascinarono  al 
tavolino  e  mi  fecero  sottoscrivere.  »  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  t.  l",  p.  266. 

(3)  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  1. 1",  p.  267. 

(4)  Ibid. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  961 

On  devine  aisément  que  depuis  la  signature  du  coicordat  le  pa- 
lais de  Fontainebleau  avait  revêtu  une  physionomie  un  peu  plus 
animée.  Non-seulement  les  cardinaux  noirs,  relâchés  de  prison,  y 
étaient  arrivés  de  toutes  parts,  logés,  les  uns  dans  le  palais,  les  au- 
tres dans  la  ville,  mais  les  cardinaux  ronges  n'avaient  pas  mis  moins 
d'empressement  à  venir  y  saluer  le  chef  de  leur  loi,  enfin  rendu  à  la 
liberté.  En  dehors  des  prélats  que  nous  avons  déjà  nommés,  beau- 
coup d'autres  évèques  avaient  été  mandés  de  France  et  d'Italie 
pour  se  concerter  avec  le  pape  sur  l'exécution  du  nouveau  concor- 
dat. Le  plus  grand  nombre  appartenait,  avec  l'archevêque  de  Tours 
et  les  évêques  de  Trêves  et  de  iXantes,  au  groupe  qui,  pendant  le 
concile  national,  avait  pris  parti  pour  le  chef  de  l'état  contre  le 
saint-siége.  Plusieurs  d'entre  eux  étaient  même  d'anciens  évêques 
constitutionnels.  M.  d'Osmond,  ancien  évêque  de  Nancy,  archevêque 
nommé  de  Florence,  M.  de  Beaumont,  évêque  de  Plaisance,  nommé 
récemment  à  la  métropole  de  Bourges,  et  M.  Vancamp,  curé  d'Anvers, 
nommé  au  nouvel  évêché  de  Bois-le-Duc,  étaient  de  ceux  au  sujet 
desquels  s'était  élevée  la  récente  querelle  de  l'institution  cano- 
nique. Le  pape  les  avait  tous  accueillis  avec  la  même  cordialité, 
sans  distinction  de  personnes,  sans  témoigner  à  aucun  d'eux,  par 
l'air  de  son  visage,  le  moindre  mécontentement.  Aux  hommages  des 
membres  du  clergé  étaient  venus  se  joindre  ceux  des  fidèles.  Pie  YÎI 
ayant  consenti  à  dire  la  messe  dans  la  grande  chapelle  du  château, 
celle-ci  fut  à  l'instant  envahie  par  les  habitans  de  Fontainebleau. 
L'empressement  des  gens  de  la  campagne  n'avait  pas  été  moins 
grand.  On  accourait  même  de  Paris,  et  plus  d'une  fois  cette  foule 
pieuse  fut  admise  à  baiser,  comme  cela  est  d'usage  à  Rome,  la 
mule  du  saint-père.  Une  certaine  pompe  n'avait  même  pas  man- 
qué à  ces  cérémonies,  qui  rappelaient  de  loin  celles  du  Vatican, 
car  l'empereur  avait  de  nouveau  envoyé  à  Fontainebleau  une  partie 
de  sa  maison  civile  et  militaire.  Le  généra!  comte  de  Saint-Sulpice, 
gouverneur  du  château,  avait  reçu  l'ordre  de  s'y  rendre  et  d'en  faire 
personnellement  les  honneurs  à  l'hôte  de  son  maître.  Le  comman- 
dant Lagorse  lui-même,  créé  adjudant  du  palais,  avait  tout  à  coup 
quitté  son  uniforme  de  gendarme,  et  ne  se  montrait  plus  aux  yeux 
du  saint-père  qu'en  habit  de  chambellan. 

Malgré  ces  apparences  extérieures,  Pie  YII  et  son  entourage  de- 
nîeuraient  en  proie  aux  plus  tristes  préoccupations.  Que  résoudre, 
et  comment  se  tirer  avec  honneur  d'une  pareille  situation?  A  peine 
les  membres  du  sacré-collége  avaient-ils  été  réunis  en  nombre  suf- 
fisant autour  de  sa  personne,  que  le  pape  les  fit  prier,  par  l'inter- 
médiaire de  l'archevêque  d'Ëdesse,  de  vouloir  bien  consigner  par 
écrit  leur  opinion  individuelle  sur  les  articles  du  nouveau  concordat, 

TOME   LXXXII.    —    18G9.  Gl 


962  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  invitation  de  la  lui  communiquer  le  plus  promptement  possible. 
L'embarras  des  personnages  consultés  par  le  souverain  pontife  n'é- 
tait pas  moindre  que  le  sien.  Il  s'agissait  pour  eux  de  remettre  en 
question  un  traité  signé  sans  leur  participation.  Ils  étaient  séparés 
des  canonistes  expérimentés  que  le  Vatican  a  coutume  de  consulter 
en  ces  graves  matières;  ils  étaient  privés  des  documens  et  des  mé- 
moires que  renferment  sur  ces  questions  délicates  les  archives  pu- 
bliques et  particulières  de  la  ville  pontificale.  Ils  se  savaient  en 
outre  épiés  par  les  créatures  de  l'empereur,  et  ne  pouvaient  guère 
se  réunir,  fût-ce  en  petit  nombre,  sans  se  faire  soupçonner  d'intri- 
gues. Il  y  a  plus  :  ils  n'étaient  point  d'accord  entre  eux.  Parmi  les 
cardinaux  noirs,  il  ne  régnait  pas  cette  uniformité  de  vues  qu'on  au- 
rait pu  s'attendre  à  trouver  chez  des  gens  qui  avaient  suivi  la  même 
voie,  partagé  les  mêmes  souffrances,  et  subissaient  encore  le  même 
exil.  Plusieurs  craignaient  de  provoquer  le  retour  des  rigueurs  aux- 
quelles ils  venaient  à  peine  d'échapper.  Quant  aux  cardinaux  rouges, 
tout  en  prodiguant  au  souverain  pontife  les  témoignages  du  plus 
vif  attachement,  ils  tremblaient  autant  que  jamais  d'entrer  en  lutte 
ouverte  contre  le  chef  de  l'empire.  L'indécision  de  ces  membres  du 
sacré-collége  était  si  grande  qu'elle  jetait  dans  de  terribles  inquié- 
tudes leurs  chefs  naturels,  les  deux  anciens  secrétah*es  d'état  Con- 
salvi  et  Pacca  (1). 

Il  résulta  en  eflet  des  réponses  recueillies  par  le  saint-père  que 
le  sacré-collége  était  divisé  en  deux  camps.  «  Les  cardinaux  qui 
avaient  pris  part  au  concordat  de  Fontainebleau  et  quelques-uns 
des  cardinaux  noirs,  entraînés  par  l'esprit  de  cour  et  par  faiblesse  de 
caractère,  demandaient  le  maintien  du  traité  ;  mais,  pour  calmer  les 
clameurs  des  opposans,  ils  proposaient  de  reprendre  les  négocia- 
tions, et  d'y  faire  insérer  d'autres  clauses  plus  favorables  au  saint- 
siége  et  au  pape.  Les  autres  cardinaux  exigeaient  une  rétractation 
prompte  et  entière  de  ce  concordat  comme  le  seul  moyen  de  réparer 
le  scandale  donné  à  l'univers  catholique,  et  de  conjurer  les  maux 
qui  menaçaient  l'église  (2)...  Il  ne  convenait  pas,  disaient  les  parti- 
sans de  la  reprise  des  négociations,  à  la  majesté  d'un  prince,  à  la 
sublime  dignité  du  chef  de  l'église,  de  manquer  aussi  ouvertement 
à  sa  parole,  de  déclarer  qu'il  se  refusait  à  l'exécution  d'un  traité 
fraîchement  revêtu  de  sa  signature,  et  conclu  tête  à  tête  avec  un 
puissant  monarque  auquel  il  devait  le  précieux  avantage  de  se  voir 
entouré  d'une  grande  partie  des  membres  du  sacré-collége,  jusqu'a- 
lors dispersés  ou  emprisonnés.  Il  était  facile  d'ailleurs  de  prévoir 

(1)  «  Le  dirai-je  enfin?  le  caractère  de  mes  collègues  me  ferait  craindre  avec  raison 
que  je  ne  pusse  dire  de  quelques-uns  d'entre  eux  :  Novi  pastores  in  pace  leones,  in 
prœlio  cervos.  »  —  OEuvres  complèles  du  cardinal  Pacca,  t.  1",  p.  322. 

(2)  OEuvres  complèles  du  cardinal  Pacca,  t.  F^  p.  323. 


l'église  roîhaine  et  le  premier  empire.  963 

quelle  serait  à  cette  nouvelle  l'exaspération  d'un  souverain  qui  re- 
gardait la  conclusion  du  concordat  comme  une  de  ses  plus  belles 
victoires.  Ne  devait-on  pas  craindre  qu'il  ne  se  rejetât  dans  la  voie 
de  la  persécution  et  de  la  violence?...  Ou  les  concessions  du  25  jan- 
vier étaient  de  peu  d'importance,  ou  elles  étaient  funestes  à  l'église 
et  contraires  aux  principes  catholiques.  Dans  le  premier  cas,  conve- 
nait-il que  le  pape  manquât  à  sa  parole,  et  dans  le  second  comment 
concilier  cette  grave  erreur  et  cette  chute  du  souverain  pontife  avec 
la  doctrine  de  l'infaillibilité  du  pape?  —  Il  est  inutile,  répondaient 
les  défenseurs  de  l'opinion  contraire,  de  corriger  les  erreurs  d'un 
traité  dont  les  articles  sont  essentiellement  mauvais,  et  ne  sont 
point  par  conséquent  susceptibles  d'être  amendés  par  de  nouvelles 
clauses.  Une  rétractation  solennelle,  franche  et  entière  du  nouveau 
concordat  était  le  seul  moyen  de  remédier  au  mal  qui  avait  été  fait. 
Le  lion  sans  doute  ne  se  laisserait  pas  arracher  sa  proie  sans  rugir  ; 
mais  était-ce  une  raison  pour  violer  la  sainte  maxime  de  la  morale 
chrétienne  qui  défend  de  faire  le  mal,  soit  pour  obtenir  un  avan- 
tage, soit  à  plus  forte  raison  pour  éviter  un  dommage?...  Quant  aux 
concessions  faites  par  Pie  VII,  elles  étaient  souverainement  préju- 
diciables au  bien  de  l'église;  mais  elles  n'infirmaient  nullement  la 
doctrine  de  l'infaillibilité.  Pie  YII  avait  promis  et  accordé  ce  qu'il  ne 
devait  ni  promettre  ni  accorder,  il  n'avait  pas  enseigné  une  opinion 
erronée.  Il  était  tombé  dans  une  faute  grave,  mais  non  dans  une 
erreur  de  foi.  Or  les  plus  ardens  défenseurs  de  l'infaillibilité  du 
saint-siége  n'avaient  jamais  soutenu  que  les  papes,  qui  sont  infail- 
libles dans  l'enseignement,  le  soient  aussi  dans  leur  conduite  ou 
dans  leurs  actions...  (1).  » 

Tandis  que  les  membres  du  sacré-coîlége  discutaient  si  vivement 
entre  eux  ces  importantes  questions,  il  leur  était  difficile,  quelle 
que  fût  leur  réserve  et  de  quelque  minutieuses  précautions  qu'ils 
pussent  s'environner,  de  ne  pas  exciter  les  ombrages  de  Napoléon. 
Déjà  l'éveil  lui  avait  été  donné  par  le  refus  qu'avait  fait  Pie  YII  de 
recevoir  une  somme  de  300,000  francs,  envoyée  de  Paris  comme 
à-compte  sur  son  traitement  de  2  millions.  Certaines  objections 
soulevées  à  Fontainebleau  contre  la  rédaction  des  bulles  d'insti- 
tution canonique  demandées  pour  des  évêques  récemment  nom- 
més avaient  plus  tard  confirmé  les  méfiances  du  chef  de  l'em- 
pire. Habitué  pour  son  compte  à  plus  d'activité,  il  trouvait  singulier 
que  Pie  VII  ne  se  pressât  pas  davantage  de  mettre  à  exécution  les 
clauses  du  nouveau  concordat  qui  le  concernaient  personnellement. 
Ces  retards  lui  parurent  démontrer  surabondamment  l'intention  ar- 
rêtée chez  le  pape  d'en  contester  prochainement  la  valeur;  c'est 

(1)  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  1. 1*"",  p.  323,  324. 


9ôll  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pourquoi,  mettant  sans  hésiter  les  premiers  torts  de  son  côté,  et 
daiis  le  dessein  évident  de  lier  de  plus  en  plus  le  malheureux  PieYII, 
il  prit  brusquement  la  résolution  de  communiquer  au  sénat,  le  l!i  fé- 
vrier 1813,  les  articles  d'un  aiTangement  jusqu'alors  resté  secret,  et 
qui,  d'après  les  termes  mêmes  dans  lesquels  il  était  conçu,  n'avait 
encore  rien  de  définitif.  Surprendre  et  effrayer  ses  adversaires,  tel 
avait  toujours  été  le  procédé  favori  de  l'empereur.  A  vrai  dire,  il 
n'en  connaissait  pas  d'autre  ;  mais  le  temps  était  venu  où  la  surprise 
et  les  menaces  allaient  cesser  d'agir  même  sur  des  personnages 
aussi  faciles  à  émouvoir  que  le  pape  et  ses  conseillers.  Napoléon 
n'avait  pas  assez  rélléchi  qu'en  divulguant  prématurément  les  con- 
cessions arrachées  au  saint-père  il  alfaiblissait  d'autant  la  situation 
de  cette  partie  des  membres  du  sacré-collége  qui  recommandaient 
avant  tout  un  prudent  silence,  ou  qui  avaient  mis  leurs  espérances 
dans  de  prochains  compromis,  et  qu'il  prêtait  au  contraire  de  nou- 
velles armes  aux  partisans  d'une  complète  et  immédiate  rétracta- 
tion. Consalvi,  qui  avait  hâte  de  voir  dénoncer  le  concordat  de  Fon- 
tainebleau, était  trop  habile  pour  ne  pas  profiter  de  la  faute  de 
l'empereur.  Il  s'en  servit  pour  amener  à  son  opinion  ses  collègues 
les  plus  timides,  et  ce  fut  lui  qui,  en  qualité  d'ami  et  de  confident 
le  plus  intime  de  Pie  VII,  fut  chargé  de  lui  communiquer  l'avis  au- 
quel s'était  maintenant  ralliée  la  majorité  des  cardinaux.  «  Quelque 
amère  et  pénible  que  dût  paraître  cette  rétractation,  le  vertueux 
pontife,  dit  le  cardinal  Pacca,  loin  de  s'en  troubler,  l'accueillit  avec 
joie  et  l'approuva  entièrement  (1).  »  Restaient  à  trouver  les  moyens 
d'exécution. 

Plus  que  jamais,  les  précautions  devenaient  nécessaires,  car  le 
duc  de  Rovigo,  qui  se  doutait  de  quelque  chose,  avait  inondé  le  pa- 
lais de  ses  agens.  Ainsi  que  nous  l'avons  raconté,  quelques-uns 
des  cardinaux  logeaient  dans  la  ville,  et  parmi  eux  se  trouvait  le 
cardinal  Pignatelli.  Non-seulement  le  cardinal  Pignatelli  était  vieux 
et  infirme,  mais,  frappé  d'apoplexie  pendant  le  temps  de  sa  déten- 
tion à  Rethel,  il  pouvait  à  peine  quitter  sa  chambre.  Par  déférence 
pour  sa  personne  et  aussi  afin  de  se  dérober  à  leurs  incommodes 
surveillans,  les  membres  du  sacré-collége  les  plus  opposés  à  l'em- 
pereur avaient  pris  l'habitude  de  se  donner  presque  tous  les  jours 
rendez-vous  dans  sa  maison.  Les  cardinaux  Saluzzo,  Ruflb  (Scilla), 
Scotti,  Galefiî  et  Consalvi,  s'y  trouvant  réunis  un  soir,  en  vinrent 
à  discuter,  toutes  portes  fermées,  les  mesures  à  prendre.  «  Plu- 
sieurs pensaient  que  le  pape  devait,  par  un  écrit  signé  de  sa  main, 
déclarer  nuls  et  sans  valeur  les  articles  du  concordat,  communiquer 
ensuite  cette  déclaration  au  sacré-collége,  et  en  faire  circuler  dans  le 

(1)  OEnvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  t.  P',  p.  320. 


l'église  romaine  et  le  puesiier  empire.  965 

public  des  copies  manuscrites.  Le  cardinal  Pacca  fit  observer  que  ce 
procédé  manquerait  de  loyauté  et  de  bonne  foi. . .  Ne  serait-ce  pas  don- 
ner à  l'empereur  de  justes  motifs  de  plainte?  Autant  vaudrait  tirer 
à  son  ennemi  un  coup  de  pistolet  par  derrière.  —  Le  cardinal  Pacca 
proposait  donc  que  le  pape  se  rétractât  par  une  lettre  directement 
adressée  et  remise  à  l'empereur.  Quelques  objections  s'élevèrent  de 
la  part  de  Pignatelli  et  Saluzzo;  ils  craignaient  que,  prévenu  par 
cette  lettre  des  intentions  du  saint-père,  Napoléon  n'employât  tous 
les  moyens  en  son  pouvoir  pour  empêcher  cette  rétractation  d'être 
portée  à  la  connaissance  du  monde  catholique.  Consalvi  et  Litta  ou- 
vrirent l'avis  que  le  pape  donnât  copie  de  sa  lettre  à  tous  les  cardi- 
naux avec  invitation  de  la  répandre  par  tous  les  moyens  possibles.  De 
cette  manière,  disaient-ils,  nous  sauvons  les  convenances,  et  nous 
trouverons  tôt  ou  tard  les  moyens  de  divulguer  la  révocation  du  con- 
cordat. Les  cardinaux  présens  approuvèrent  cet  expédient,  et  les  car- 
dinaux Mattei  et  di  Pietro,  qui  étaient  abs?ns,  y  adhérèrent  (1).  » 

Les  choses  ainsi  convenues,  tous  les  obstacles  n'étaient  pas  en- 
core levés.  Pour  plus  de  précaution,  les  évêques  tenaient  à  garder, 
comme  document  authentique,  la  minute  de  la  lettre  de  sa  sainteté. 
Il  fallait  que  Pie  YII  écrivît  de  sa  main  la  copie  destinée  à  l'empe- 
reur. Or  il  était  si  faible,  si  abattu,  qu'il  pouvait  à  peine  tracer 
quelques  lignes  par  jour.  Cependant  la  surveillance  à  laquelle  le 
pape  était  soumis  était  de  telle  nature  et  si  peu  scrupuleuse  qu'un 
<3mployé  de  la  police  venait  chaque  jour,  pendant  qu'il  célébrait  sa 
messe,  visiter  sa  chambre,  ouvrait  avec  de  fausses  clés  son  bureau, 
ses  armoires,  et  inspectait  tous  ses  papiers.  Pie  VII,  qui  s'en  était 
aperçu,  ne  pouvait  donc  laisser  sans  danger  aucun  écrit  dans  ses 
appartemens.  Voici  comment  on  se  tira  d'affaire  :  chaque  matin ,  au 
retour  de  la  messe,  les  cardinaux  di  Pietro  et  Consalvi  apportaient  à 
Pie  VU  le  papier  sur  lequel  il  avait  déjà  écrit  la  veille,  et  le  pape  y 
ajoutait  quelqifes  lignes.  Vers  les  quatre  heures  de  l'après-midi,  le 
cardinal  Pacca  entrait  dans  les  appartemens  du  saint-père,  et  la 
même  opération  se  renouvelait.  Pacca  cachait  ensuite  la  minute  et 
la  copie  sous  ses  habits,  et  les  portait  dans  la  maison  qu'habitait  le 
cardinal  Pignatelli.  Plus  d'une  fois  le  saint-père  fut  obligé  de  re- 
commencer son  travail,  soit  à  cause  de  quelque  changement  ap- 
porté à  la  mhuite,  soit  à  cause  de  quelque  accident  provenant  de 
son  chef,  u  Je  me  souviens,  ajoute  le  cardinal  Pacca,  à  qui  nous 
devons  ces  détails,  qu'au  moment  où  je  traversais  le  château  muni 
<le  ces  papiers,  et  tandis  que  je  passais  devant  les  sentinelles,  la 
crainte  d'être  fouillé  me  mettait  dans  une  telle  agitation  que  j'étouf- 
fais de  chaleur  malgré  l'air  glacial  de  la  saison  ("2).  » 

(1)  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  1. 1""',  p.  327. 
(•i)  IbuL 


966  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Pendant  le  temps  nécessairement  un  peu  long  que  mit  Pie  VII  à 
s'acquitter  de  sa  tâche  laborieuse,  la  position  des  évêques  envoyés 
par  l'empereur  pour  mettre,  de  concert  avec  les  cardinaux,  la  der- 
nière main  au  concordat,  devenait  passablement  singulière.  M.  Du- 
voisin,  dont  on  se  cachait  d'autant  plus  qu'on  lui  connaissait  plus 
d'esprit,  et  qui  était  en  correspondance  réglée  avec  M.  Bigot  de 
Préameneu,  sans  deviner  ce  qui  se  passait,  apercevait  assez  claire- 
ment la  défiance  dont  il  était  l'objet.  Avisé  comme  il  l'était,  il  au- 
rait aimé  pouvoir  s'aider  d'un  peu  de  secours,  u  Depuis  plusieurs 
jours,  nous  n'avons  pas  écrit  à  votre  excellence,  mande-t-il  au  mi- 
nistre des  cultes,  parce  que  nous  n'avons  rien,  absolument  rien  à 
lui  dire.  Bientôt  tous  les  cardinaux  seront  réunis.  Il  faudra  bien 
alors  s'occuper  d'afïaires;  mais  il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  l'on  ne 
nous  donnera  aucune  connaissance  des  matières  qui  se  traiteront.  Il 
serait  extrêmement  à  désirer  pour  le  service  de  sa  majesté  et  pour 
l'intérêt  du  pape  lui-même  que  M.  le  cardinal  Fesch  se  trouvât  à 
Fontainebleau  lorsqu'il  s'agira  d'entamer  les  opérations  en  exécu- 
tion du  concordat  (1).  » 

M.  Du  voisin  n'avait  pas  tort  de  souhaiter  la  présence  du  cardinal 
Fesch  à  Fontainebleau,  car,  en  sa  qualité  de  membre  du  sacré-col- 
lége  et  de  partisan  secret  des  droits  du  saint-siége,  peut-être  l'oncle 
de  Napoléon  aurait-il  été  admis  à  des  confidences  que  le  pape  et  ses 
conseillers  ne  trouvaient  pas  prudent  de  verser  dans  l'oreille  de  l'é- 
vêque  de  Nantes  et  de  ses  collègues  de  Tours  et  d'Évreux.  Quant  à 
l'empereur  lui-même,  se  serait-il  soucié  de  voir  son  oncle  prendre 
part  à  la  négociation?  Il  s'en  fallait  de  beaucoup  que  Fesch  fût  alors 
dans  ses  bonnes  grâces.  L'ancien  président  du  concile,  depuis  que 
celui-ci  avait  été  dissous,  s'était  maintenu  dans  une  sorte  d'attitude 
de  mécontentement  qui  avait  plus  d'une  fois  irrité  Napoléon.  Après 
les  scènes  violentes  qu'il  s'était  attirées  par  l'énergie  de  ses  remon- 
trances en  faveur  du  saint-père  et  l'expansion  de  ses  sombres  pro- 
nostics sur  l'avenir,  Fesch  avait  dû  se  retirer,  presque  en  exil,  dans 
son  diocèse  de  Lyon  (2).  Lorsqu'il  avait  appris  que  le  pape  avait 
traversé  de  nuit  sa  ville  archiépiscopale  sous  l'escorte  de  quatre 
gendarmes,  il  avait  bondi  d'indignation.  S'adressant  à  sa  sœur: 

(1)  L'évêque  de  Nantes  à  son  excellence  M.  le  ministre  des  cultes,  24  février  1813. 

(2)  «  C'était  surtout  à  sa  sœur  que  le  prélat  ouvrait  son  cœur.  Un  jour,  il  lui  dit  : 
Oui,  ma  sœur,  l'empereur  se  perd,  il  nous  perd  tous.  Je  vois  le  moment  où  il  sera 
brisé,  anéanti.  Tous  ceux  qui  touchent  à  l'arche  sainte  éprouvent  le  même  sort...  Le  pré- 
lat fit  plus;  il  eut  le  courage  de  tenir  le  même  langage  à  Napoléon...  Lisez  l'histoire, 
s'était-il  écrié  une  fois  devant  lui,  y  a-t-il  un  attentat  de  ce  genre  qui  soit  resté  impuni? 
Des  colosses  sont  tombés!...  —  Allez,  prophète  de  malheur,  avait  répondu  l'empereur, 
je  n'ai  pas  besoin  de  vos  leçons.  Retournez  dans  votre  diocèse;  vous  n'en  sortirez  pas 
avant  que  je  vous  le  mande...  d  (Le  ca7'dinal  Fesch,  par  l'abbé  Lyonnct,  aujourd'hui 
archevêque  d'Albi,  t.  II,  p.  379,  380,  381.) 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  967 

t(  Est-ce  ainsi,  lui  répétait-il  fréquemment,  que  l'on  traite  le  chef  de 
l'église?  Voyez  si  le  mal  n'est  pas  à  son  comble!  Au  nom  de  la  reli- 
gion, faites  donc  entendre  un  cri  de  mère  (1).  »  Prenant  lui-même 
la  plume,  il  avait  écrit  au  saint-père  une  lettre  de  condoléance  qui 
avait  été  saisie  à  la  poste  et  dont  copie  avait  été  mise  sous  les  yeux 
de  l'empereur.  Du  fond  de  la  Russie,  Napoléon  furieux  avait  ordonné 
à  son  ministre  des  cultes  d'annoncer  à  son  oncle  qu'en  cas  de  récidive 
il  serait  conduit  à  Fenestrelle;  mais  cette  perspective  n'avait  rien  qui 
effrayât  l'imagination  montée  de  l'impétueux  cardinal.  11  chargea 
M.  Bigot  de  faire  savoir  à  son  neveu  que,  loin  de  se  repentir  de  ce 
qu'il  avait  fait,  il  était  prêt  à  recommencer.  «  Dites-lui,  écrivait-il 
fièrement,  qu'il  me  sera  doux  de  partager  le  sort  de  tant  d'illustres 
confesseurs  (2).  »  Cependantl'empereur  avait  joint  à  la  menace  d'une 
détention  possible  à  Fenestrelle  une  mesure  immédiate  qui  toucha 
plus  vivement  le  cardinal.  En  décret  daté  du  12  août  1812  avait 
supprimé  tout  à  coup  les  300,000  livres  de  rente  que  son  oncle 
percevait  sur  l'octroi  du  Pdiin  en  sa  qualité  d'ancien  coadjuteur  de 
Piatisbonne.  Le  coup  avait  été  rude  au  cardinal,  car  il  le  frappait  au 
moment  où  il  était  obligé  de  faire  face  à  des  dettes  criardes  con- 
tractées pour  construire  le  somptueux  hôtel  de  la  rue  du  Mont- 
Blanc.  Son  exaspération  avait  d'abord  été  extrême,  puis  elle  s'était 
peu  k  peu  calmée  lorsqu'il  avait  appris  les  victoires  successivement 
remportées  par  son  neveu  sur  les  bords  de  la  Vistule,  du  Dnieper  et 
de  l'Oder.  Comme  tous  les  évêques  de  l'empire,  il  s'était  hâté  d'a- 
dresser des  actions  de  grâces  au  Dieu  tout-puissant,  a  qui  a  doué 
notre  monarque ,  disait-il  dans  son  mandement,  d'une  âme  si  grande, 
d'une  sagesse  si  profonde,  qui  a  inspiré  aux  Français  un  courage  si 
soutenu,  une  valeur  si  supérieure,  et  couvert  le  prince  et  ses  sujets 
du  manteau  de  sa  protection  particulière  (3).  »  Peu  de  temps  après 
arrivaient  à  Lyon  de  tout  autres  nouvelles ,  à  savoir  l'incendie  de 
Moscou,  la  retraite  désastreuse  de  l'armée  française  et  le  brusque  re- 
tour de  Napoléon  à  Paris.  «  Le  doigt  de  Dieu  est  ici  manifeste,  s'était 
écrié  sans  transition  le  cardinal  Fesch.  Il  n'y  a  que  Dieu  qui  ait  pu 
abattre  le  colosse.  C'est  évidemment  un  châtiment  du  ciel;  depuis 
celui  de  Pharaon,  il  n'y  en  a  peut-être  pas  de  plus  frappant  dans  lef 
annales  du  monde.  —  Que  voulez-vous?  continua-t-il,  s' adressant  à 
l'un  de  ses  aumôniers  prodigieusement  étonné  d'entendre  de  sem- 
blables paroles  sortir  de  sa  bouche,  que  voulez-vous?  mon  neveu  esl 
perdu,  mais  l'église  est  sauvée,  oui,  sauvée,  car  si  l'empereur  fût 
revenu  triomphant  de  Moscou,  sait-on  jusqu'où  il  aurait  porté  ses 

(1)  Le  cardinal  Fesch,  par  l'abbé  Ljonnct,  t.  II,  p.  383. 

(2)  Ibid.,  t.  P%  p.  417. 

(3)  Mandement  de  son  éminence  le  cardinal  Fesch  après  les  batailles  de  Polotsk,  de 
Smolensk  et  de  la  Moscowa. 


€68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prétentions  (1)?  »  Plus  tard,  quand  il  avait  appris  la  signature  du 
concordat  de  Fontainebleau,  sans  d'ailleurs  en  connaître  le  texte, 
Fescli  avait  témoigné  plus  de  méfiance  que  de  satisfaction,  u  II  ne 
faut  pas,  avait-il  dit  aux  chanoines  de  son  chapitre ,  se  livrer  à  une 
joie  prématurée.  Je  crains  toujours  qu'il  n'y  ait  quelque  piège  caché. 
La  paix  qu'on  annonce  pourrait  bien  n'avoir  été  conclue  qu'au  dé- 
triment de  l'église.  » 

Évidemment  un  cardinal  ainsi  disposé  n'était  pas  pour  apporter 
beaucoup  d'aide  aux  évêques  qui  tenaient  le.  parti  de  l'empereur. 
Rien  ne  prouve  que  l'archevêque  de  Lyon,  quand  il  vint  à  son  tour 
rendre  visite  au  saint-père  à  Fontainebleau,  Tait  personnellement 
engagé  à  protester  contre  le  concordat  ;  mais  il  est  permis  de  sup- 
poser qu'il  songea  encore  moins  à  le  détourner  de  cette  résolution. 
Les  personnes  qui  composaient  sa  maison  ne  se  gênaient  en  aucune 
façon  pour  abonder  publiquement  dans  le  sens  des  cardinaux  les 
plus  dévoués  au  saint-siége.  On  savait  que  les  ecclésiastiques  dont 
il  était  habituellement  entouré,  et  parmi  eux  le  prélat  Isoard  et  le 
jeune  abbé  de  Quélen,  étaient  en  correspondance  suivie  avec  le  saint- 
père.  Le  pieux  biographe  du  cardinal  ne  semble  pas  douter  qu'ils 
ne  lui  servissent  d'intermédiaires  et  de  prête-nom.  Peut-être  le 
ministre  des  cultes  voulait-il  faire  allusion  à  Fesch  lorsque,  pour 
rendre  compte  à  l'empereur  de  ce  qui  se  passait  à  Fontainebleau, 
il  lui  mandait  :  «  II  paraît  que  plusieurs  cardinaux  ont  fait  naître 
dans  l'esprit  du  saint-père  des  regrets  sur  le  concordat  de  Fontaine- 
bleau, et  qu'on  chercherai!,  à  le  considérer  comme  de  simples  préli- 
minaires d'un  traité  qui  resterait  à  conclure...  Il  y  avait  une  telle 
convenance  que  c'était  pour  le  pape  un  devoir  de  venir  à  Paris  sa- 
luer votre  majesté,  ou  du  moins  lui  écrire.  Je  sais  bien  qu'il  lui  a 
été  fait,  surtout  sur  ce  dernier  point,  des  représentations  (2).  » 

Cette  inaction  du  saint-père,  qui  refusait  à  la  fois  de  le  venir  voir 
et  de  lui  écrire,  le  retard  apporté  à  l'expédition  des  bulles  demandées 
pour  ses  évêques,  blessaient  profondément  l'empereur,  et,  comme  il 
ie  faisait  toujours  lorsque  la  colère  le  prenait,  il  se  mit  à  se  répandre 
en  menaces,  u  Toutes  ces  prétentions  des  cardinaux  sont  ridicules, 
écrit-il  le  13  mars  à  M.  Bigot.  Vous  direz  que,  si  jamais  le  pape  de- 
venait souverain  temporel,  nous  romprions  avec  lui.  Nous  ne  ferions 
pas  pour  cela  un  schisme:  mais  nous  ne  voudrions  pas  souflrir  l'in- 
fluence d'un  souverain  dont  les  intérêts  politiques  pourraient  être 
difîerens  des  nôtres.  Puisque  le  pape  ne  prend  conseil  que  des  gens 
comme  les  di  Pietro  et  les  Litta,  vous  lui  ferez  connaître  qu'on 
verra  bientôt  de  nouveau  les  suites  fâcheuses  de  l'ineptie  de  ces 

(1)  Le  cardinal  Fesch,  par  l'abbé  L3oniiet,  présentement  archevêque  d'Albi,  t.  II, 
C-i)  Le  ministre  des  cultes  à  sa  majesté  l'empereur  Napoléon,  9  mars  1813. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  969 

gens-là  (l).  »  Afin  de  calmer  un  peu  l'irritation  de  son  maître, 
M.  Bigot  s'empresse  de  l'assurer  dès  le  lendemain  qu'il  n'y  a  rien  à 
redouter  du  côté  de  Fontainebleau.  «  Tout  y  est,  écrit-il  le  lli  mars 
1813,  dans  le  plus  grand  calme.  Il  ne  paraît  même  pas,  d'après  les 
rapports  que  j'ai  demandés,  qu'on  ait  l'intention  de  rien  troubler 
par  des  correspondances.  Les  cardinaux  sont  divisés  entre  eux.  Ceux 
qui  ne  logent  point  dans  le  palais  ne  mettent  pas  d'empressement  à 
faire  leur  cour  au  pape.  Ils  n'y  vont  guère  qu'une  demi-heure  tous 
les  cinq  ou  six  jours.  Ce  sont  les  cardinaux  Pacca,  Litta  et  Consalvi 
qui  semblent  avoir  le  plus  la  confiance  du  saint-père,  qui  fait  peu  de 
cas  des  autres  et  ne  le  dissimule  guère  (2).  » 

Les  menaces  de  Napoléon  ne  devaient  pas  lui  servir  beaucoup,  et 
les  renseignemens  de  M.  Bigot  n'étaient  pas,  on  va  le  voir,  très  exacts. 
Peu  de  jours  en  effet  après  l'échange  de  cette  correspondance  entre 
l'empereur  et  son  ministre,  le  pape  faisait  demander  le  commandant 
Lagorse,  et  lui  remettait,  le  2/j  mars  au  matin,  une  lettre  bien  dif- 
férente de  celle  que  l'on  souhaitait  à  Paris  avec  tant  d'impatience. 
La  teneur  de  la  rétractation  de  Pie  YII  est  parfaitement  connue.  Elle 
a  été  maintes  fois  publiée;  mais  les  termes  en  sont  si  touchans, 
elle  fait  tellement  partie  essentielle  de  cette  histoire  que  nous  nou« 
reprocherions  de  n'en  pas  reproduire  au  moins  les  principaux  pas- 
sages. 

«  Sire,  disait  le  pape,  quelque  pénible  que  soit  à  notre  cœur  l'aveis. 
que  nous  allons  faire  à  votre  majesté,  quelque  peine  que  cet  aveu  puisse 
lui  causer  à  elle-même,  la  crainte  des  jugcmens  de  Dieu,  dont  notre 
grand  âge  et  le  dépérissement  de  notre  santé  nous  rapprochent  tous  les 
jours  davantage,  doit  nous  rendre  supérieur  à  toute  considération  hu- 
maine et  nous  faire  mépriser  les  terribles  angoisses  auxquelles  nous 
sommes  en  proie  en  ce  moment.  Commandé  par  nos  devoirs,  avec  cette 
sincérité,  cette  franchise  qui  convient  à  notre  dignité  et  à  notre  carac- 
tère, nous  déclarons  à  votre  majesté  que  depuis  le  25  janvier,  jour  oii 
nous  apposâmes  notre  seing  aux  articles  qui  devaient  servir  de  base  au 
traité  définitif  dont  il  y  est  fait  mention,  les  plus  grands  remords  et  le 
plus  vif  repentir  n'ont  cessé  de  déchirer  notre  âme.  Nous  reconnûmes 
aussitôt,  et  une  continuelle  et  profonde  méditation  nous  fait  sentir 
chaque  jour  davantage  l'erreur  dans  laquelle  nous  nous  sommes  laissé 
entraîner,  soit  par  l'espérance  de  terminer  les  différends  survenus  dans 
l'église,  soit  aussi  par  le  désir  de  complaire  à  votre  majesté.  Une  seule 
pensée  modérait  un  peu  notre  aftliction,  c'était  l'espoir  de  remédier  par 
l'acte  de  l'accommodement  définitif  au  mal  que  nous  venions  de  faire  à 
l'église  en  souscrivant  ces  articles;  mais  quelle  ne  fut  pas  notre  douleur 

(1)  L'empcrcui'  au  comte  Bigot  de  Pnjamoncu,  ministre  des  cultes,  13  mars  1813. 

(2)  Le  ministre  des  cuites  h  l'empereur,  M  mars  1813. 


970  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lorsqu'à  notre  grande  surprise,  et  malgré  ce  dont  nous  étions  convenu 
avec  votre  majesté,  nous  vîmes  publier,  sous  le  titre  de  concordat,  ces 
mêmes  articles  qui  n'étaient  que  la  base  d'un  arrangement  futur!... 
Nous  n'avons  pas  cru  pouvoir  trouver  un  moyen  plus  conciliable  avec  le 
respect  que  nous  portons  à  votre  majesté  que  celui  de  nous  adresser  à 
votre  majesté  elle-même  et  de  lui  écrire  cette  lettre.  C'est  en  présence 
de  Dieu,  auquel  nous  serons  bientôt  obligé  de  rendre  compte  de  l'usage 
de  la  puissance  à  nous  conférée,  comme  vicaire  de  Jésus-Christ,  pour  le 
gouvernement  de  l'église,  que  nous  déclarons,  dans  toute  la  sincérité 
apostolique,  que  notre  conscience  s'oppose  invinciblement  à  l'exécution 
de  divers  articles  contenus  dans  l'écrit  du  25  janvier,..  Nous  adresserons 
à  votre  majesté,  par  rapport  à  cet  écrit  signé  de  notre  main,  les  mêmes 
paroles  que  notre  prédécesseur  Pascal  II  adressa  dans  un  bref  à  Henri  V, 
en  faveur  duquel  il  avait  aussi  fait  une  concession  qui  excitait  à  juste 
titre  les  remords  de  sa  conscience,  et  nous  vous  dirons  avec  lui  :  Notre 
conscience  reconnaissant  l'écrit  mauvais,  nous  le  confessons  mauvais, 
et,  avec  l'aide  du  Seigneur,  nous  désirons  qu'il  soit  cassé  tout  à  fait, 
afin  qu'il  n'en  résulte  aucun  dommage  pour  l'église,  ni  aucun  préjudice 
pour  notre  âme...  Tout  en  cédant  au  cri  de  notre  conscience  qui  nous 
ordonne  de  faire  cette  déclaration  à  votre  majesté,  nous  nous  empres- 
sons de  lui  faire  connaître  que  nous  désirons  ardemment  d'en  venir  à 
un  accommodement  définitif  dont  les  bases  fondamentales  soient  en 
harmonie  avec  nos  devoirs...  Nous  supplions  votre  majesté,  disait  en 
terminant  Pie  VII,  d'accueillir  le  résultat  de  nos  réflexions  avec  la  même 
effusion  de  cœur  que  nous  les  lui  avons  présentées.  Nous  la  prions,  par 
les  entrailles  de  Jésus-Christ,  de  consoler  notre  cœur,  qui  ne  désire  rien 
tant  que  d'en  venir  à  une  conciliation  qui  fut  toujours  l'objet  de  nos 
vœux.  Nous  la  conjurons  de  considérer  quelle  serait  la  gloire  qui  en 
rejaillirait  sur  elle,  les  précieux  avantages  que  procurerait  à  ses  états 
la  conclusion  d'un  accommodement  définitif,  gage  d'une  véritable  paix 
pour  l'église  et  digne  d'être  maintenue  par  nos  successeurs.  Nous  adres- 
sons à  Dieu  les  vœux  les  plus  ardens  pour  qu'il  daigne  répandre  sur 
votre  majesté  l'abondance  de  ses  célestes  bénédictions  (1).  » 

Le  cardinal  Pacca  dans  ses  mémoires  assure  qu'on  lui  écrivit  de 
Paris  qu'en  recevant  cette  lettre  l'empereur  aurait  proféré  les  plus 
furieuses  menaces,  et  qu'il  aurait  même  été  jusqu'à  s'écrier  :  ((  Si 
je  ne  fais  pas  sauter  la  tête  de  quelques-uns  de  ces  prêtres  de  Fon- 
tainebleau, les  affaires  ne  s'arrangeront  jamais.  »  Le  même  corres- 
pondant ajoutait  qu'un  conseiller  d'état  bien  connu  par  ses  principes 
antireligieux  ayant  dit  à  l'empereur  qu'il  pouvait  terminer  sur-le- 
champ  toutes  ces  controverses  en  se  déclarant  lui-même  chef  de  la 
religion  dans  l'empire  français,  Napoléon  lui  aurait  répondu  :  <(  Non, 

(1)  Lettre  du  pape  Pie  VII  à  l'empereur  Napoléon,  Fontainebleau,  24  mra's  1813. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  971 

ce  serait  casser  les  vitres  (1).  »  Nous  doutons  beaucoup  que  l'empe- 
reur ait  tenu  le  premier  de  ces  deux  propos.  En  tout  cas,  ces  me- 
naces de  mort,  s'il  les  laissa  échapper  de  sa  bouche,  n'étaient  pas 
bien  sérieuses,  et  n'avaient  probablement  d'autre  but  que  d'effrayer 
ceux  contre  lesquels  elles  étaient  dirigées.  Grâce  à  Dieu,  nous  n'en 
sommes  point  réduit  aux  conjectures  pour  connaître  l'impression 
réellement  produite  sur  l'empereur  par  la  rétractation  du  pape  et 
les  mesures  qu'il  songea  immédiatement  à  prendre,  car  nous  avons 
sous  les  yeux  sa  lettre  adressée  le  jour  même  à  M.  Bigot  de  Préa- 
meneu.  La  démarche  de  Pie  VU  dérangeait  de  fond  en  comble  tous 
les  desseins  de  l'empereur.  Il  avait  espéré  laisser  derrière  lui,  au 
moment  d'entrer  en  campagne  contre  la  Russie,  un  pontife  résigné  à 
son  sort,  sinon  pleinement  satisfait  de  sa  nouvelle  position.  Il  avait 
compté  sur  le  nouveau  concordat  pour  lui  ramener  au  dedans  l'af- 
fection maintenant  décroissante  du  clergé  français  et  de  ses  sujets 
catholiques,  pour  maintenir  et  fortifier  au  dehors  l'alliance  désor- 
mais assez  problématique  de  l'empereur  d'Autriche.  De  ce  beau 
rêve  un  moment  entrevu,  il  ne  restait  plus  rien.  Tout  le  bénéfice  de 
l'effort  tenté  à  Fontainebleau  lui  était  soudainement  enlevé.  Voir  ses 
calculs  déjoués,  reculer  devant  son  adversaire,  dévorer  un  affront, 
s'avouer  vaincu,  cela  était  bien  nouveau  pour  Napoléon.  Que  faire 
cependant?  —  Rompre  publiquement  avec  le  pape  comme  le  pape 
rompait  publiquement  avec  lui,  répondre  à  la  lettre  pontificale  par 
un  message  au  sénat,  l'idée  lui  en  vint  certainement.  Il  avait  ainsi 
agi  autrefois  lorsque,  fier  de  sa  toute-puissance,  il  se  plaisait  dans 
les  coups  d'éclat;  mais  un  éclat  aujourd'hui  aurait  tout  compromis, 
et  ce  n'est  plus  à  lui  qu'aurait  profité  l'appel  adressé  à  l'opinion 
publique.  L'empereur  le  sentait  parfaitement  sans  vouloir  se  l'a- 
vouer à  lui-même,  et  c'est  pourquoi  il  résolut  de  regarder  la  protes- 
tation du  pape  comme  non  avenue.  Il  fallait  en  faire  un  mystère  à 
tout  le  monde,  surtout  aux  ecclésiastiques  de  son  empire.  C'est  dans 
ce  sens  qu'il  écrit  à  M.  Bigot.  «  Le  ministre  des  cultes  gardera  le 
plus  grand  secret  sur  la  lettre  du  pape  du  '2li  mars,  que  je  veux,  se- 
lon les  circonstances,  pouvoir  dire  avoir  ou  n'avoir  pas  reçue.  Il 
écrira  aux  évêques  que,  vu  la  semaine  sainte  et  les  devoirs  qu'ils 
ont  à  remplir  dans  leurs  diocèses,  il  est  convenable  qu'ils  s'y  ren- 
dent, hormis  les  évêques  de  Nantes  et  de  Trêves,  qui,  en  leur  qualité 
de  conseillers  d'état,  se  rendront  à  Paris  pour  le  conseil  (2).  »  Pen- 
dant qu'il  s'occupe  ainsi  des  évêques  de  son  empire,  l'idée  lui  vient 
qu'il  pourrait  utilement  les  employer  à  faire  des  remontrances  au 
saint-père,  et  tout  aussitôt  il  développe  à  cet  égard  un  plan  fort 

(1)  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  t.  I",  p.  335. 

(2)  L'empereur  au  ministre  des  cultes,  25  mars  1813.  (Cette  lettre  n'est  pas  insérée 
dans  la  Correspondance  de  JSapoléon  I<^>'.) 


972  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ingénieux,  a  C'est  dans  ce  moment  où  des  hommes  turbulens  et  mal- 
veillans  se  sont  mis  en  action  pour  troubler  la  conscience  du  pape, 
que  les  évèques  doivent  mettre  le  plus  grand  zèle  pour  lui  démon- 
trer qu'il  n'a  fait  que  reconnaître  les  vrais  principes,  qui  sont  aussi 
les  leurs.  Sa  majesté  n'attend  pas  un  grand  effet  de  cette  démarche; 
mais  elle  peut  être,  suivant  les  circonstances,  utile  à  produire.  Le 
concordat  est  désormais  une  loi  de  l'état.  Sa  majesté  le  regarde 
comme  un  traité  plus  sacré  que  tous  les  autres,  ayant  été  fait  par  le 
pape  et  par  lui  directement,  ayant  été  signé  par  eux  devant  quatre 
cardinaux,  un  évêque  italien  et  quatre  évèques  français  (1).  )>  —  Son 
imagination  s'échauffant  peu  à  peu  sur  cette  adresse  des  évèques 
qu'il  avait  d'abord  jugée  inutile,  mais  qui  pouvait,  suivant  les  cir- 
constances, être  bonne  à  produire,  il  se  met  incontinent  à  en  dicter 
kii-même  les  termes.  «  Les  archevêques  et  les  évèques  ne  doivent  rien 
.savoir  de  la  protestation  du  pape.  On  la  leur  laissera  complètement 
ignorer,  mais  on  leur  donnera  l'ordre  de  se  rendre  le  lendemain 
comme  d'eux-mêmes  à  Fontainebleau;  comme  d'eux-mêmes  aussi, 
ils  remettront  leur  adresse  au  pape.  Après  quoi  ils  partiront  immé- 
diatement pour  leurs  diocèses...  » 

«  Voici  dans  quel  sens,  poursuit  l'empereur,  pourrait  être  rédigée 
l'adresse,  —  Les  soussignés,  archevêques  et  évèques  de  l'empire  et  du 
royaume  d'Italie,  s'étant  rendus  aux  ordres  de  sa  majesté  pour  faire  à 
votre  sainteté  nos  félicitations  sur  un  concordat  qui  doit  ojiérer  le  réta- 
blissement de  la  paix  de  l'église,  voient  avec  peine  que  votre  sainteté 
n'ait  point  encore  fait  d'actes  en  exécution  de  ce  traité,  ce  qui  donne  lieu 
à  des  inquiétudes,  et  ce  qui  laisse  dans  l'état  de  viduilé  un  grand 
nombre  d'églises.  Ils  se  flattent  que  sa  sainteté  viendra  à  leur  secours. 
Le  concordat  de  Fontainebleau  a  été  une  inspiration  de  l'Esprit-Saint  au 
chef  de  l'église  pour  faire  cesser  les  maux  dont  elle  est  affligée.  C'est 
donc  avec  peine  qu'ils  voient  que  l'on  aurait  depuis  cherché  à  lui  donner 
quelque  inquiétude  à  ce  sujet.  En  leur  qualité  d'évêques  et  de  théolo- 
giens, ils  y  donnent  leur  complet  assentiment,  et  supplient  sa  sainteté  de 
vouloir  bien  s'entendre  avec  le  chef  de  l'état  pour  donner  les  institutions 
canoniques,  etc..  Quant  aux  cardinaux  français,  il  fallait  leur  écrire  de 
faire  leur  supplique  séparément  (2).  )> 

Certes  il  y  a  lieu  de  s'étonner  de  l'inconcevable  activité  de  ce  chef 
d'empire  qui  trouvait  ainsi  moyen  de  faire  tant  de  choses  par  lui- 
même.  11  ne  lui  suffisait  pas  d'organiser  division  par  division,  com- 
pagnie par  compagnie,  et  de  passer  continuellement  en  revue  les 

(i)  L'empereur  au  ministre  des  cultes,  25  mars  1813.  (Cette  lettre  n'est  pas  msér(''0 
dans  kl  Correspondance  de  Napoléon  /<■''.) 

(2)  Lettre  de  l'euipereui-  au  ministre  des  culte',  25  mars  1813;  non  insérée  dans  la 
Correspondance  de  Napoléon  /«'". 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  973 

500,000  conscrits  qu'il  allait  au  piintemps  diriger  sur  Leipsig  et 
sur  Dresde  ;  il  ne  lui  suffisait  pas  de  dicter  chaque  jour  pour  son 
ministre  de  la  guerre,  le  duc  de  Feltre,  pour  son  ministre  de  la 
marine,  M.  Decrès,  pour  le  commandant  en  chef  de  la  grande 
armée ,  le  prince  Eugène ,  pour  le  comte  Fontanelli ,  ministre  de 
la  guerre  du  royaume  d'Italie,  des  instructions  où  les  préparatifs 
militaires  d<î  la  prochaine  campagne  étaient  ordomiés  avec  la  der- 
nière précision  et  jusque  dans  les  moindres  détails.  Il  lui  fallait  di- 
riger de  la  même  manière  les  alïaires  qui  relevaient  de  son  ministre 
des  cultes,  M.  Bigot  de  Préameneu,  et  ordonner  les  démarches  de 
ses  évêques  auprès  du  chef  de  la  catholicité,  comme  il  allait  com- 
mander les  manœuvres  de  ses  généraux  en  face  de  l'ennemi.  Bien 
plus,  il  entendait  ne  leur  permettre  d'employer  pour  exprimer  leurs 
sentimens  que  des  termes  choisis  d'avance,  et  qu'il  prenait  pour 
plus  de  sûreté  la  peine  de  placer  lui-même  dans  leur  bouche.  Nous 
laisserons  d'autres  admirer,  si  cela  leur  convient,  ces  prodiges  de 
volonté  exubérante  et  d'infatuation  personnelle.  Suivant  nous,  la 
conduite  de  l'empereur  péchait  en  cette  occasion  par  un  défaut  es- 
sentiel :  elle  manquait  surtout  de  bon  sens.  A  dire  toute  notre  pen- 
sée,  nous  ajouterions  que,  dans  la  lutte  présentement  engagée 
contre  le  papo.  Napoléon  ajuste  commis  les  mêmes  erreurs  qui  al- 
laient faire  échouer  sa  prochaine  campagne  contre  l'Europe  coalisée. 
Sa  méprise  consistait  à  ne  pas  se  rendre  compte  de  sa  véritable 
situation,  à  vouloir  obstinément  persister  dans  l'emploi  des  moyens 
qui  naguère  avaient  pu  lui  servir,  quand  son  prestige  n'était  pas 
encore  entamé,  mais  qui  n'étaient  plus  de  mise  depuis  que  l'issue 
fatale  de  l'expédition  de  Russie  avait  porté,  non-seulement  à  sa 
puissance,  mais  aussi  à  sa  réputation,  une  si  profonde  atteinte.  Les 
hommes  de  guerre  compétens  reconnaissent  que  les  opérations  mi- 
litaires dont  la  Saxe  fut  le  théâtre  pendant  l'été  et  l'automne  de 
1813  ne  le  cédèrent  en  rien  à  celles  qui  avaient  si  justement  immor- 
talisé son  nom  soit  en  Italie,  soit  en  Autriche.  Ils  tombent  d'accord 
que  le  génie  du  chef^'armée  n'avait  nullement  baissé,  ils  procla- 
ment que  ses  conceptions  stratégiques  furent  aussi  brillantes  que 
par  le  passé.  Pourquoi  donc  les  résultats  furent-ils  si  différens? 
Comment  les  coups  les  mieux  portés  restèrent-ils  presque  toujours 
.sans  aucun  elïet?  D'où  vint  qu'à  Lutzen  et  à  Bautzen  ses  victoires 
d'un  moment  lui  profitèrent  à  peine?  C'est  que,  fidèle  aux  orgueil- 
leuses inspirations  de  sa  jeunesse ,  il  voulut  toujours  violenter  la 
fortune,  lassée  maintenant  de  lui  prodiguer  ses  faveurs.  C'est  que,  ha- 
bitué à  renverser  tous  les  obstacles,  il  poursuivait  encore  des  projets 
outrés  et  chimériques,  oubliant  qu'ils  n'étaient  plus  de  saison,  et 
qu'il  avait  cessé  d'inspirer  la  même  confiance  à  ses  lieutenans  et  la 
même  terreur  à  ses  adversaires.  Sur  les  champs  de  bataille  comme 


97/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  les  négociations  de  cabinet,  le  succès  l'avait  trop  gâté.  II 
prétendait  tirer  des  événemens  devenus  contraires  à  peu  près  le 
même  parti  qu'il  avait  fait  autrefois  des  circonstances  les  plus  fa- 
vorables. De  même  qu'il  entretenait  pour  son  compte  les  superbes 
illusions  des  jours  de  la  prospérité,  il  s'imaginait  que  ceux  auxquels 
il  avait  présentement  affaire  avaient  gardé  les  faciles  complaisances 
et  l'humble  docilité  d'autrefois.  Pareil  aveuglement  ne  pouvait  man- 
quer d'amener  les  plus  amères  déceptions.  A  Prague,  Napoléon  fut 
la  dupe  de  la  conviction  légèrement  formée  que  l'empereur  d'Au- 
triche et  M.  de  Metternich  finiraient  par  céder,  et  n'oseraient  jamais 
prendre  parti  contre  lui.  La  même  infatuation  l'entraînait  dans  les 
mêmes  erremens  à  propos  de  ses  démêlés  avec  le  pape.  Si  l'empe- 
reur avait  voulu  croire  à  la  sincérité,  pourtant  si  frappante,  des  dé- 
clarations de  Pie  YII,  s'il  ne  s'était  pas  exagéré  l'ascendant  qu'il 
était  en  état  d'exercer  sur  les  prélats  de  son  empire,  il  se  serait 
évité  un  premier  déboire  auquel  beaucoup  d'autres  allaient  bientôt 
succéder.  Moins  emporté  par  la  passion,  il  eût  deviné  que  le  pon- 
tife qui  venait  de  confesser  son  erreur  avec  tant  d'ingénuilé  et  de  la 
réparer  avec  tant  de  courage  n'était  pas  homme  à  tomber  dans  le 
piège  assez  grossier  qui  lui  était  tendu,  et  que  les  évêques  français, 
un  peu  désenchantés,  hésiteraient  peut-être  à  accepter  le  rôle  mal- 
séant qu'il  leur  avait  audacieusement  assigné.  C'est  ce  qui  arriva 
en  effet;  jamais  M.  Bigot,  quels  que  fussent  ses  efforts,  ne  put  dé- 
terminer les  cai'dinaux  et  les  prélats  de  l'empire  à  tenter  auprès  du 
saint-père  la  dmiarche  éclatante  qu'avait  désirée  l'empereur. 

Nous  nous  trompons.  Quand  un  gouvernement  incline  vers  sa 
chute,  il  trouve  toujours  des  gens  prêts  à  se  compromettre  pour  lui. 
Ce  sont  ceux  dont  l'existence  est  étroitement  liée  avec  la  sienne,  et 
qui  auraient  tout  à  perdre,  s'il  venait  à  succomber.  Telle  était  la  si- 
tuation de  Maury.  Suffisamment  endoctriné  par  Napoléon ,  l'arche- 
vêque de  Paris  se  rendit  à  Fontainebleau  le  lundi  29  mars  1813.  Il 
était  censé  venir  de  son  propre  mouvement  offrir  au  pape  son  opi- 
nion sur  le  concordat.  Pie  VII  lui  dit  d'abord  qu'il  amvait  un  peu 
tard.  Prenant  ensuite  le  ton  de  la  confidence,  il  lui  remit  à  la  fois 
l'allocution  qu'il  avait  adressée  aux  cardinaux  italiens  le  jour  même 
de  l'envoi  de  sa  lettre  à  l'empereur  et  cette  lettre  elle-même  en  lui 
demandant  son  avis.  Le  cardinal  Maury,  qui  ne  voulait  point  avoir 
l'air  de  connaître  déjà  cette  pièce,  pria  le  saint-père  de  vouloir 
bien  lui  accorder  jusqu'au  lendemain  afin  de  s'en  mieux  pénétrer. 
Le  lendemain  dès  neuf  heures,  il  était  chez  le  cardinal  Doria,  où 
il  rencontra  les  cardinaux  Pacca  et  La  Somaglia,  et  tout  de  suite 
il  leur  exposa  ce  qu'il  allait  dire  à  sa  sainteté.  Ces  messiem-s,  au 
dire  de  Maury,  en  demeurèrent  pétrifiés  et  ne  surent  rien  répli- 
quer. Peu  de  temps  après,  il  était  admis  en  présence  du  saint-père, 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  975 

qui  avait  mandé  chez  lui  le  cardinal  di  Pietro.  Devant  ce  membre 
du  sacré-collége,  Maury  se  mit  à  développer  de  nouveau  sa  thèse  : 
1°  sur  la  forme  de  la  lettre;  elle  n'était  pas  dans  le  style  d'usage 
vis-à-vis  des  souverains  de  France,  ce  qui  supposait  toujoiu's  dans 
l'esprit  du  pape  les  mêmes  dispositions  qui  lui  avaient  dicté  l'ex- 
communication;... 2°  sur  le  fond  de  la  lettre;  elle  n'était  pas  con- 
forme aux  vrais  principes  de  l'église  catholique...  Après  avoir  dé- 
veloppé ces  deux  points,  Maury  termina  la  conférence  en  faisant 
remarquer  que  le  pape  paraîtrait  aux  yeux  du  monde  entier  n'a- 
voir pris  son  parti  qu'en  raison  des  circonstances  politiques.  «  C'est 
ainsi  qu'il  en  avait  agi  déjà  dans  le  temps  de  la  bataille  d'Austerlitz; 
l'on  ne  verrait  dans  toute  cette  conduite  que  le  regret  de  la  tempo- 
ralité perdue  par  de  fausses  spéculations  du  même  genre;  l'on  en 
conclurait  qu'il  faisait  toujours  dépendre  le  sort  de  l'église  de  celui 
de  sa  souveraineté  temporelle.  Cependant  l'empereur  reviendrait 
triomphant,  et  toute  confiance  serait  perdue,  et  le  pape  aurait  fait 
par  sa  faute  le  malheur  de  l'église  (1).  »  Ces  choses  et  de  plus  fortes 
encore  avaient  été  nombre  de  fois  et  sur  tous  les  tons  répétées  à 
Pie  VII  par  le  comte  de  Chabrol  et  par  tous  les  messagers  de  Napo- 
léon, Quelle  que  fût  l'éloquence  naturelle  de  Mauiy,  il  n'obtint  pas 
d'autre  succès  que  de  se  faire  congédier  avec  des  paroles  assez  sé- 
vères. 

Cette  dernière  tentative  avortée,  il  ne  restait  plus  à  Napoléon 
qu'à  mettre  définitivement  à  exécution  les  mesures  que  dans  sa  co- 
lère il  tenait  déjà  toutes  prêtes,  et  à  sévir  contre  les  personnes.  Il  ne 
s'en  fit  pas  faute.  Le  2  avril,  il  écrivait  à  son  ministre  des  cultes  : 

«  Je  désire  que  vous  envoyiez  à  l'adjudant  Lagorse  le  Bulletin  des  lois 
qui  a  publié  le  concordat  comme  loi  de  l'état,  celui  qui  contient  le  dé- 
cret sur  le  serment  et  celui  qui  contiendra  les  mesures  ordonnées  pour 
l'exécution  du  concordat.  Il  faudra  que  successivement  il  laisse  tomber 
ces  Bulletins  entre  les  mains  des  cardinaux  pour  qu'ils  les  voient...  J'ai 
ordonné  qu'on  n'admît  plus  personne  à  la  messe  du  pape,  si  ce  n'est 
les  cardinaux.  J'ai  donné  ordre  que  le  cardinal  di  Pietro  fût  enlevé  se- 
crètement la  nuit  et  transporté  à  40  lieues,  dans  une  petite  ville  où  il 
restera  en  surveillance.  Enfin  les  ordres  seront  donnés  pour  qu'on  ne 
laisse  plus  venir  personne  à  Fontainebleau.  Notre  principe  étant  que  les 
grâces  de  l'église  ne  peuvent  parvenir  aux  fidèles  que  par  le  canal  de 
l'évêque,  tous  ceux  qui  se  présenteront  seront  renvoyés  à  leur  évêque. 
Présentez-moi  un  projet  de  circulaire  aux  évoques  en  ce  sens,  et  alors 
on  enverrait  auprès  du  pape  un  agent  par  lequel  la  correspondance  se- 
rait transmise.  J'ai  fait  signifier  aux  cardinaux  qu'ils  n'aient  à  se  mêler 

(1)  Conférence  du  cardinal  Maury  avec  le  pape,  rapportée  par  M.  Bigot  de  Préamciieu 
à  l'empereur,  1"  avril  1813. 


976  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  rien,  et  puisqu'ils  ne  veulent  pas  arranger  les  affaires  de  l'église,  que 
du  moins  ils  ne  troublent  pas  celles  de  l'état  (1).  » 

Quelques  jours  après  cette  lettre,  le  général  comte  de  Saint-Sul- 
pice,  gouverneur  du  château,  et  les  évêques  français  étaient  en  effet 
rappelés  de  Fontainebleau  à  Paris.  Dans  la  nuit  du  5  avril,  un  agent 
du  duc  de  Rovigo  entrait  dans  la  chambre  du  cardinal  di  Pietro,  et, 
sans  lui  permettre  de  revêtir  aucun  des  insignes  de  sa  dignité, 
l'obligeait  à  partir  immédiatement  pour  Auxonne,  où  il  resta  déporté 
jusqu'à  la  chute  de  l'empire.  Le  commandant  Lagorse,  quittant  son 
habit  de  chambellan  pour  reprendre  son  uniforme  de  gendarme, 
signifia  au  cardinal  Pacca  et  aux  autres  membres  du  sacré-coîlége 
que  l'empereur  était  mécontent  d'eux,  «  parce  qu'ils  avaient  retenu 
le  pape  dans  l'inaction  depuis  leur  arrivée  à  Fontainebleau.  S'ils  dé- 
siraient rester  dans  cette  ville,  ils  devaient  s'abstenir  d'entretenir  le 
pap3  d'affaires,  n'écrire  aucune  lettre  soit  en  France,  soit  en  Italie, 
se  tenir  dans  l'inaction  la  plus  complète  et  se  borner  à  faire  au  pape 
des  visites  de  pure  convenance.  S'ils  agissaient  autrement,  ils  com- 
promettraient leur  liberté  (2).  )> 

Cette  communication  un  peu  contradictoire  du  commandant  La- 
gorse avait  évidemment  pour  but,  en  effrayant  les  cardinaux,  de  les 
empêcher  de  donner  la  moindre  publicité  à  la  protestation  du  saint- 
père.  Afin  de  mieux  établir  qu'il  considérait  la  lettre  de  Pie  VII 
comme  non  avenue,  et  le  concordat  de  Fontainebleau  comme  désor- 
mais en  pleine  vigueur,  l'empereur  fit  publier  un  décret  qui  le  ren- 
dait obligatoire  pour  les  archevêques,  les  évêques  et  les  chapitres. 
Il  manda  en  même  temps  par  M.  Daru  à  M.  Bigot  de  Préameneu 
d'avoir  à  lui  apporter  en  conseil  un  état  des  sièges  épiscopaux  alors 
vacans  et  une  liste  de  présentation  (3).  Douze  évêques  soigneuse- 
ment choisis  sur  cette  liste  furent  sur-le-champ  désignés  par  l'em- 
pereur, et  parmi  les  diocèses  ainsi  pourvus  de  nouveaux  titulaires 
se  trouvaient  ceux  de  Gand,  de  Troyes  et  de  Tournai.  Un  autre  dé- 
cret rendu  à  la  même  époque,  et  qui  d'ailleurs  ne  reçut  jamais  d'exé- 
cution, statuait  qu'à  l'avenir  les  appels  comme  d'abus,  au  lieu  d'être 
déférés  au  conseil  d'état,  seraient  jugés  par  les  cours  impériales; 
enfin,  par  une  dernière  disposition,  conforme  à  la  lettre  du  traité, 
mais  qui  resta  illusoire  comme  la  précédente,  il  se  donna  le  mérite 
apparent  d'accorder  grâce  entière  «  aux  individus  des  départemens 
de  Rome  et  de  Trasimène  qui  avaient  encouru  les  peines  portées 
par  les  lois  pour  avoir  refusé  les  sermens  exigés  d'eux.  )>  Aucun 

(1)  Lettre  de  l'empereur  à  M.  le  comte  Bigot  de  Préameneu,  ministre  des  cultes, 
2  avril  181  ;j.  (Cette  lettre  n'est  pas  insérée  dans  la  Correspondance  de  Napoléon  /«''.) 
('2)  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  t.  P'",  p.  335,  330. 
(3)  Le  comte  Daru  à  M.  Bigot  de  Préameneu. 


L  EGLISE    ROMAINE    ET    LE    PREMIER   EMPIRE.  977 

d'eux  ne  profita  en  fait  de  cette  soi-disant  amnistie,  et  le  sort  de 
quelques-uns  d'entre  eux  fut  au  contraire  considérablement  empiré. 
Les  portes  des  prisons  d'état  s'ouvrirent  pour  un  très  petit  nombre 
d'ecclésiastiques.  L'évêque  de  Gregorio,  le  père  Fontana,  l'abbé 
d'Astros,  l'abbé  Ilamon,  l'abbé  Duvivier,  continuèrent  à  être  traités 
avec  la  même  rigueur;  Fenestrelle,  Pignerol,  Campiano  et  la  Corse 
recelèrent,  comme  par  le  passé,  ceux  dont  le  zèle  pour  la  cause  du 
saint-siége  avait  déplu  à  l'empereur.  Toutes  les  mesures  que  nous 
venons  d'énumérer  étaient  datées  des  premiers  jours  d'avril  1813,  et 
le  15  de  ce  même  mois  Napoléon ,  ayant  ainsi  pourvu  à  sa  manière  à 
l'expédition  des  affaires  religieuses  de  l'empire,  partait  pour  Mayence 
afin  d'y  aller  prendre  le  commandement  de  son  armée  d'Allemagne. 

II. 

«  Lorsque  l'empereur  est  absent,  son  ministre  se  tait,  c'est  la 
règle,  »  écrivait  l'archevêque  de  Tours  en  1811.  Depuis  lors,  les 
choses  n'étaient  point  changées.  Napoléon,  qui  ne  devait  plus  revoir 
Pie  YII,  allait  seulement  faire  cette  fois  une  plus  longue  absence. 
Absorbé  pendant  le  reste  de  l'année  1813  par  les  opérations  mili- 
taires de  la  campagne  d'Altemagne  et  dans  les  premiers  mois  de 
1814  par  la  défense  du  territoire  national,  il  n'était  plus  destiné  à 
donner  aux  affaires  religieuses  de  son  empire  qu'une  attention  assez 
distraite.  Quant  à  son  ministre  [des  cultes,  s'il  eût  osa  parler,  nul 
doute  qu'il  n'eût  adressé  à  son  maître  de  sages  remontrances,  et 
qu'il  ne  lui  eût  recommandé  avant  tout  beaucoup  de  modération 
et  les  plus  grands  ménagemens  à  l'égard  du  clergé.  Malheureuse- 
ment M.  Bigot  de  Préameneu  n'était  pas  libre  d'agir  suivant  son 
propre  mouvement,  et  les  instructions  qui  lui  avaient  été  laissées  ne 
lui  permettaient  point  de  demeurer  dans  l'inaction.  Elles  étaient  au 
contraire  aussi  précises  qu'impératives,  et  le  crédit  dont  il  jouissait 
n'était  plus  tel  qu'il  pût  prendre  sur  lui  soit  d'en  ajourner  l'exécu- 
tion, soit  d'en  adoucir  la  rigueur.  Parmi  les  fâcheuses  mesures  dont 
Napoléon  avait  en  partant  légué  le  soin  à  son  ministre  figurait  l'obli- 
gation de  faire  à  tout  prix  reconnaître  et  instituer  les  évêques  ré- 
cemment nommés  aux  sièges  de  Troyes,  de  Tournai  et  de  Gand. 
C'était  mettre  de  gaîté  de  cœur  le  feu  à  ces  trois  diocèses. 

Il  est  de  règle  en  effet  dans  l'église  qu'un  siège  épiscopal  n'est 
point  vacant  aussi  longtemps  que  la  démission  du  titulaire  n'a  pas 
été  acceptée  par  le  souverain  pontife.  Ainsi  que  nous  l'avons  précé- 
demment expliqué,  aucun  désordre  sérieux  n'avait  éclaté  dans  les 
anciens  diocèses  de  MM.  Hirn,  de  Boulogne  et  de  Broglie,  parce  que 
les  chapitres  avaient  trouvé  moyen  d'élire  pour  administrateurs  pro- 

TOME  LXXXII.  —  18G9.  02 


978  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

visoires  des  vicaires  déjà  munis  de  pouvoirs  par  les  prélats  déte- 
nus, et  que  la  difficulté  canonique  avait  été  ainsi  tacitement  éludée. 
La  nomination  malencontreuse  des  nouveaux  titulaires  la  faisait  im- 
prudemment renaître  avec  une  déplorable  vivacité.  Averti  par  le 
ministre  des  cultes  d'avoir  à  donner  sur-le-champ  des  pouvoirs  à 
M.  de  Cussy,  nommé  à  l'évêché  de  Troyes,  le  chapitre  de  cette  ca- 
thédrale avait  d'abord  fait  quelques  objections,  puis  avait  consenti, 
mais  s'était  finalement  rétracté ,  ayant  reçu ,  par  l'intermédiaire 
d'un  curé  qui  avait  fait  exprès  le  voyage  de  Fontainebleau,  l'avis 
qu'aux  yeux  du  pape  M.  de  Boulogne  était  le  seul  évêque  légitime, 
et  que  sa  sainteté  ne  connaissait  point  l'abbé  de  Cussy,  sinon  comme 
un  intrus  et  un  schismatique  (1).  Quand  de  pareilles  difficultés  sur- 
gissaient, c'était,  on  le  sait,  l'habitude  du  ministre  de  la  police 
d'entrer  aussitôt  en  scène.  Le  duc  de  Rovigo  envoya  donc  au  pré- 
fet du  Calvados  une  nouvelle  formule  de  déclaration  que  M.  de 
Boulogne,  détenu  à  Falaise,  devait  immédiatement  souscrire  «  sous 
peine  de  se  constituer  en  rébellion  ouverte  contre  le  gouvernement.» 
M.  de  Boulogne  s'y  refusa,  proposant  de  renouveler  purement  et 
simplement  sa  démission  précédente.  Cela  se  passait  le  'l'"'"  sep- 
tembre 1813.  Deux  mois  après,  sur  des  ordres  venus  de  Dresde,  un 
officier  de  gendarmerie  arrivait  à  Falaise  pour  arrêter  l'évêque  et 
saisir  tous  ses  papiers.  A  peine  lui  laissa-t-on  le  temps  qu'il  de- 
manda pour  écrire  son  testament ,  et  quarante-huit  heures  après  il 
était  derechef  enfermé  dans  le  donjon  de  Vincennes,  dont  le  régime 
était  dsvenu  de  plus  en  plus  sévère  :  les  promenades  y  étaient  désor- 
mais interdites,  et  les  moindres  nouvelles  politiques  soigneusement 
cachées  à  tous  les  détenus. 

Les  choses  se  passèrent  plus  doucement  en  ce  qui  regardait 
M.  Hirn,  car  il  signa  sans  grande  difficulté  la  nouvelle  fonnule  de 
déclaration  qui  lui  avait  été  envoyée  en  même  temps  qu'à  M.  de 
Boulogne.  Ce  fut  le  chapitre  de  Tournai  qui  résista.  Quelques-uns 
de  ses  membres  allèrent  même  jusqu'à  donner  leur  d 'mission.  Les 
supérieurs  du  séminaire  de  cette  ville,  inquiets  de  l'orage  qui  se 
formait  et  ne  voulant  point  reconnaître  les  pouvoirs  du  nouveau  ti- 
tulaire, avaient  pris  le  parti  de  licencier  avant  les  vacances  tous 
leurs  élèves.  L'agitation  était  extrême  dans  ce  diocèse,  dont  les  ha- 
bitans,  fort  catholiques,  voyaient  d'assez  mauvais  œil  la  domination 
française,  et  ne  dissimulaient  en  aucune  façon  leur  sympathie  pour 
la  cause  du  saint-père.  Quand  l'empereur  reçut  à  Dresde  ces  con- 
trariantes nouvelles,  il  en  fut  plus  importuné  qu'effrayé;  comme  il 
venait  de  battre  à  Lutzen  les  armées  ennemies,  il  jugea  l'occasion 

(1)  Coup  d'œil  sur  Vhistoire  ecclésiastique,  parle  chanoine  de  Smet,  p.  318,  319. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  979 

excellente  pour  mettre  à  la  raison  par  quelque  mesure  rigoureuse 
tous  les  ecclésiastiques  opposans  de  la  Belgique. 

«  Je  donne  ordre  au  ministre  de  la  police,  écrit-il  le  H  août  à  M.  Bi- 
got de  Préaraeneii,  de  faire  arrêter  tous  les  chanoines  de  Tournai  et  de 
les  faire  mettre  dans  un  séminaire,  d'envoyer  les  séminaristes  qui  ont 
moins  de  dix-huit  ans  dans  les  séminaires  de  l'ancienne  France,  et  ceux 
qui  ont  pUis  de  dix-huit  ans  à  Magdebourg,  de  faire  prêter  aux  profes- 
seurs des  séminaires  le  serment  d'enseigner  les  quatre  propositions  de 
l'église  gallicane,  comme  cela  se  faisait  avant  la  révolution,  ou,  sur  leur 
refus,  de  les  faire  arrêter.  Vous  ferez  suspendre  sur-le-champ  les  bourses 
du  séminaire.  Je  viens  de  prendre  un  décret  à  ce  sujet.  Vous  ferez  con- 
naître par  le  canal  du  préfet  aux  principaux  prêtres  du  diocèse  que,  si 
j'apprends  encore  de  leur  part  la  moindre  rébellion,  je  supprimerai  l'é- 
vêché,  et  priverai  la  ville  de  Tournai  du  privilège  d'avoir  un  évêque.  Je 
la  réunirai  à  un  autre  diocèse,  ou  je  transporterai  le  siège  dans  une  ville 
voisine  de  l'ancienne  France  (1).  » 

Ces  menaces  n'étaient  que  le  prélude  d'autres  violences  beaucoup 
plus  grandes  qui  allaient  produire  dans  le  diocèse  de  Gand  une  con- 
fusion inexprimable. 

La  faible  santé  de  M.  de  Broglie  n'avait  pu  supporter  longtemps 
le  climat  des  îles  Sain  te -Marguerite.  Le  manque  d'air  et  d'exer- 
cice avait  épuisé  ses  dernières  forces,  lorsque  l'ordre  vint  tout  à 
coup  de  le  reconduire  à  Beaune,  «  moins  par  un  mouvement  d'hu- 
manité, dit  ce  prélat  dans  une  relation  adressée  plus  tard  au  saint- 
père,  qu'afin  de  lui  tendre  de  nouveaux  pièges  (2).  »  C'était  en 
effet  le  moment  où,  dans  la  ville  de  Gand,  comme  à  Troyes,  comme 
à  Tournai,  la  nomination  d'un  nouvel  évêque  avait  jeté  les  fidèles, 
particulièrement  les  ecclésiastiques,  dans  un  état  d'effervescence 
extrême.  Le  préfet  de  la  Côte-d'Or,  M.  de  Cossé-Brissac,  avait  reçu 
ordre  de  faire  venir  M.  de  Broglie  à  Dijon  et  de  lui  présenter  à 
signer  la  formule  de  déclaration  qu'avait  repoussée  M.  de  Bou- 
logne, mais  à  laquelle  avait  adhéré  M.  Hirn.  A  peine  remis  de  ma- 
ladie, encore  placé  entre  la  vie  et  la  mort,  terrifié  par  la  menace 
d'être  de  nouveau  traité  en  criminel  d'état  et  renvoyé  aux  îles 
Sainte-Marguerite,  M.  de  Broglie  eut  un  moment  de  faiblesse;  il 
consentit  à  mettre  son  nom  au  bas  d'un  écrit  rédigé  en  termes  assez 
obscurs,  et  par  lequel  il  confirmait,  en  tant  que  besoin  était,  sa  dé- 

(t)  Lettre  de  l'empereur  à  M.  le  comte  Bigot  de  Préameneu,  Dresde,  14  août  1813. 
(Cette  lettre  n'est  pas  insérée  dans  la  Correspondance  de  Napoléon  P"".) 

(2)  «  Aliquando  tandem  passus  est  porsecutor  me  Belnam  rcduci,  sed  ut  novas  mihi 
insidias  strueret.  »  —  Relation  latine  adressée  au  saint-pèro  par  M.  de  Broglie,  évêque 
de  Gand,  et  insérée  dans  le  recueil  de  ses  mandemens  imprimé  à  Gand,  p.  190. 


980  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mission  antérieure.  De  la  part  du  courageux  prélat,  cet  acte  de  con- 
descendance momentanée  aux  volontés  impériales  parut  si  singulier 
que  la  plupart  des  chanoines  de  Gand,  quoiqu'ils  reconnussent  son 
écriture,  ne  voulurent  pas  d'abord  y, croire.  Il  y  eut  scission  dans 
le  chapitre;  mais  le  pape,  consulté  à  Fontainebleau,  ayant  fait  sa- 
voir par  l'intermédiaire  du  cardinal  Gabrielli  qu'il  approuvait  la  con- 
duite de  ceux  qui  tenaient  pour  leur  ancien  évoque,  le  nouveau  titu- 
laire de  Gand,  M.  de  La  Bruce,  ne  put  réunir  autour  de  lui  que 
trente  prêtres  à  peine  sur  les  douze  cents  que  l'on  comptait  alors  en 
Flandre  (1). 

Cependant  une  circonstance  malheureuse  avait  ajouté  à  l'agita- 
tion des  esprits.  C'est  l'usage  à  la  cathédrale  de  Gand  que  le  supé- 
rieur du  séminaire  assiste  à  l'office  avec  un  certain  nombre  d'élèves 
en  théologie.  Les  vicaires  partisans  de  M.  de  La  Bruce  avaient  exigé 
pour  le  dimanche  25  juillet  1813  l'accomplissement  de  cette  forma- 
lité. Ce  jour-là,  le  chœur  se  trouva  vide;  ni  professeurs  ni  élèves 
ne  voulurent  s'y  présenter.  Dès  le  soir  même,  le  vicaire-général  de 
M.  de  La  Bruce  sommait  les  jeunes  gens  du  séminaire  de  se  ranger 
à  leur  devoir  ou  d'avoir  à  quitter  l'établissement,  a  Nous  partons 
tous,  s'étaient-ils  écriés,  et  nous  serons  plutôt  bons  soldats  que 
prêtres  schismatiques.  »  Il  aurait  été  sage  de  ne  pas  pousser  les 
choses  plus  loin.  Le  préfet  jugea  au  contraire  à  propos  d'ordonner 
l'arrestation  du  supérieur  du  séminaire,  et  de  placer  les  professeurs 
sous  la  surveillance  de  la  police.  Quant  aux  élèves  qui  persistaient 
à  méconnaître  l'autorité  de  M.  de  La  Bruce,  une  trentaine  furent  dé- 
signés pour  entrer  dans  la  garde  impériale  de  Paris,  les  autres  incor- 
porés dans  la  garde  départementale  de  Bruges.  Chose  incroyable, 
Napoléon,  qui  avait  reçu  aux  environs  de  Dresde  un  rapport  détaillé 
sur  cette  échauITourée  des  séminaristes  de  Gand,  ne  trouva  pas  en- 
core assez  sévère  le  châtiment  qui  leur  avait  été  infligé.  C'était  les 
traiter  avec  trop  d'indulgence  que  de  les  admettre  dans  des  corps 
d'élite  ou  de  les  laisser  séjourner  dans  leur  pays.  Il  ordonna  qu'ils 
fussent  tous  immédiatement  enrégimentés  dans  une  brigade  d'artil- 
lerie et  dirigés  sur  AVesel,  où  bientôt  une  cinquantaine  d'entre  eux 
périrent  victimes  des  maladies  contagieuses  qui  décimaient  dans  ces 
contrées  les  garnisons  fournies  par  les  jeunes  recrues  de  l'armée 
française.  Les  séminaristes  que  des  infirmités  corporelles  rendaient 
impropres  au  service  des  armes  n'échappèrent  point  pour  cela  à  la 
vengeance  du  chef  de  l'empire;  ils  furent  conduits  à  Paris  par  des 
gendarmes  et  enfermés  à  Sainte-'Pélagie.  «  Enfin,  sans  s'apercevoir 
qu'on  flétrissait  le  nom  de  la  garde  d'honneur,  dit  le  chanoine  de 

(1)  Notice  historique  sur  M.  de  Droglie,  p.  26,  Gand  1843, 


l'églïse  romaine  et  le  premier  empire.  981 

Smet,  en  condamnant  des  jeunes  gens  qu'on  traitait  de  rebelles  à 
revêtir  malgré  eux  cet  uniforme,  on  faisait  entrer  dans  ce  corps 
deux  jeunes  séminaristes  qui  a])partenaient  à  de  riches  familles  de 
(land;  puis,  se  ravisant  tout  à  coup,  on  les  mit  au  secret  à  Sainte- 
Pélagie,  jxjur  les  envoyer  définitivement  servir  comme  simples  sol- 
dats, l'un  à  lîayonne,  l'autre  à  Perpignan  (1).  » 

Qu'on  se  figure  le  désespoir  des  familles,  et  l'effet  produit  par  de 
semblables  mesures  sur  des  populations  très  attachées  à  la  religion 
catholique.  L'émotion  s'étendit  bien  au-delà  des  murailles  de  la 
ville  de  Gand.  Elle  gagna  toutes  les  campagnes  des  Flandres,  éton- 
nées de  se  voir  ainsi  traversées  par  de  longues  files  de  voitures 
qu'accompagnait  la  gendarmerie  et  où  gisaient  entassés,  en  guise  de 
malfaiteurs,  les  défenseurs  de  leur  foi.  Ces  malheureux  conçois  se 
multipliaient  de  toutes  parts,  et  prenaient  en  même  temps  toutes  les 
directions,  car  les  séminaristes  de  Gand  n'avaient  pas  seuls  été  frap- 
pés. Tandis  que  ces  jeunes  gens  allaient  expier  dans  les  dangereuses 
garnisons  du  nord  de  l'Allemagne  le  tort  d'avoir  bravé  Napoléon, 
nombre  de  prêtres  vieux  et  infirmes,  la  plupart  curés  de  paroisse 
ou  professeurs  de  théologie ,  étaient  en  même  temps  acheminés  vers 
les  prisons  de  France,  pour  avoir  encouragé  par  leurs  discours  et  par 
leurs  exemples  une  si  coupable  rébellion.  Les  plus  dévoués  fonction- 
naires de  l'empire  blâmaient  tacitement,  sans  oser  toutefois  s'y  sous- 
traire, ces  ordres  inhumains  qui  suivirent  de  si  près  les  victoires  de 
Lutzen  et  de  Bautzen  (2). 

Était-il  généreux,  était-il  raisonnable,  était-il  seulement  prudent, 
au  lendemain  de  succès  éphémères,  d'aviver  par  des  mesures  d'une 
violence  aussi  inquahfiable  la  querelle  pendante  avec  le  saint-siége? 
était-il  même  de  l'intérêt  de  l'empereur  de  prolonger  encore,  si  peu 
que  ce  fût,  la  captivité  du  pape  ?  Telle  était  la  question  que  se  posait 
en  ce  moment,  sur  son  lit  de  mort,  celui  des  prélats  qui  avait  sou- 
tenu avec  le  zèle  le  plus  chaleureux  et  le  plus  constant  la  cause  de 
l'empereur.  Surpris  à  Nantes,  dans  les  premiers  jours  de  juillet  1813, 
par  les  atteintes  d'un  mal  presque  subit,  M.  Duvoisin  avait  ramassé 
toutes  ses  forces  pour  adresser  au  souverain  qu'il  avait  trop  gâté  par 
■ses  complaisances  antérieures  de  sages,  mais  tardifs  conseils.  ((  Je 
vous  supplie,  lui  écrivait-il  quelques  heures  avant  d'expirer,  je  vous 
.supplie  de  rendre  la  liberté  au  saint-père.  Sa  captivité  trouble  les 
derniers  instans  de  ma  vie.  J'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire  plusieurs 
fois  combien  cette  captivité  affligeait  toute  la  chrétienté,  et  combien 
il  y  avait  de  l'inconvénient  à  la  prolonger.  Le  retour  de  sa  sainteté  à 

(1)  Voyez  pour  plus  de  détails  le  Récit  de  la  perséculion  endurée  par  les  séminaristes 
de  Gand,  par  M.  V'andci"-More,  Gand  18G3. 

(2)  «  On  no  put  empêcher  co  coup  d'autorité,  le  plus  bizarre,  le  plus  cruel  auquel  un 
prince  se  soit  livré  depuis  que  l'Europe  est  civilisée.  »  (M.  de  Pradt.) 


982  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Rome  serait,  je  crois,  nécessaire  à  votre  bonheur  (1).  »  Cette  lettre 
arrivait  à  Dresde  à  peu  près  en  même  temps  que  la  nouvelle  de  la 
mort  de  M.  Duvoisin,  vers  le  milieu  de  juillet.  Napoléon  se  rendait 
alors  à  Mayence,  où  il  avait  mandé  l'impératrice.  Enllé  de  ses  récens 
succès,  plein  de  l'espoir  que  l'armistice,  qu'il  s'efforçait  alors  de  pro- 
longer, lui  donnerait  les  moyens  de  courir  bientôt  à  de  nouvelles 
victoires,  il  ne  dédaigna  point  d'accorder  un  témoignage  public  d'es- 
time à  la  mémoire  de  cet  évêque  en  ordonnant  qu'un  mausolée  lui 
fut  élevé  dans  la  cathédrale  de  Nantes  (2);  mais,  quant  à  l'avis  donné 
avec  tant  d'autorité  par  le  prélat  moribond  dont  le  dévoûment  ne  lui 
avait  jamais  fait  défaut,  il  ne  lui  convint  point  d'en  tenir  compte. 
Que  signifiaient  pour  lui  l'opinion  de  la  chrétienté,  les  vœux  des  évo- 
ques de  son  empire,  dont  on  prenait  si  mal  son  temps  pour  le  vouloir 
entretenir?  Battre  ses  ennemis  et  revenir  triomphant  à  Paris,  voilà 
ce  qui  importait  en  ce  moment.  Il  saurait  bien  obliger  la  chrétienté 
et  les  évêques  de  France  à  en  passer  par  tout  ce  qu'il  lui  convien- 
drait de  prescrire,  quand  il  aurait  vaincu  les  perfides  Prussiens  et 
rejeté  de  l'autre  côté  du  Niémen  les  hordes  sauvages  de  la  Russie. 
Telles  étaient  les  espérances  qui  exaltaient  en  juillet  1813  l'orgueil 
du  vainqueur  de  Lutzen  et  de  Bautzen,  alors  qu'il  rêvait  de  nou- 
velles batailles  à  livrer  et  de  nouveaux  sacrifices  à  exiger  de  ses  en- 
nemis; mais,  hélas!  quatre  mois  après,  c'étaient  les  Prussiens  et 
les  Russes  qui  s'avançaient  en  vainqueurs  sur  les  bords  du  Rhin,  et 
c'était  lui  qui,  de  nouveau  vaincu,  rentrait  presque  en  fugitif  dans 
sa  capitale,  laissant  au  loin  derrière  lui  les  débris  désorganisés  de 
cette  armée  naguère  si  péniblement  réunie. 

Il  n'y  avait  plus  d'illusion  à  S3  faire,  le  moment  fatal  était  venu 
où  il  s'agissait  pour  Napoléon  de  faire  un  suprême  effort  et  de  lutter, 
non  plus  pour  la  domination,  mais  pour  le  salut.  M.  Thiers  a  mer- 
veilleusement raconté  dans  son  dix- septième  volume  comment  le 
chef  de  l'empire  redoubla  d'énergie  pour  tâcher  de  grouper  autour 
de  lui  tout  ce  qu'il  lui  restait  de  soldats  disponibles  et  se  mettre  à 
leur  tète  contre  l'invasion  étrangère.  Il  nous  a  non  moins  vivement 
dépeint  les  hésitations,  les  craintes,  le  sourd  mécontentement  de 
notre  malheureux  pays,  tenu  pendant  si  longtemps  à  l'écart  de  ses 
affaires,  jusque-là  si  peu  consulté,  si  ouvertement  dédaigné,  en- 
dormi, il  y  avait  une  année  à  peine,  dans  des  rêves  de  gloire  et  de 
conquêtes,  et  tout  à  coup  sommé  par  l'unique  auteur  de  tant  de  gran- 
deurs passées  et  de  tant  de  ruines  maintenant  imminentes,  d'avoir  à 
lui  livrer,  sans  discussion  et  sans  retard,  son  dernier  homme  et  son 

(1)  Mémoires  historiques  sur  les  affaires  ecclésiastiques  de  France  (M.  Jauffret),  t.  II, 
p.  527. 

(2)  L'empereur  au  comte  Bigot  de  Préameneu,  Dresde,  17  juillet  1813.  — Correspon- 
dance de  Napoléon  ler^  t.  XXV,  p.  489. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  983 

dernier  écu.  Les  mémoiras  des  contemporains  sont  pleins  de  détails 
sur  la  façon  dont  les  corps  de  l'état  répondirent  à  ce  cri  d'alarme 
jeté  par  le  grand  capitaine  en  détresse.  Il  n'entre  pas  dans  notre  su- 
jet de  redire  après  tant  d'autrjs  comment  le  sénat  conservateur,  en 
votant  silenci'us ment  la  conscription  anticipée  de  600,000  soldats 
imberbes,  n'apporta  à  l'empire  chancelant  qu'un  secours  matériel 
bien  précaire,  tandis  que  le  corps  législatif  lui  porta  moralement  un 
coup  mortel  en  réclamant  des  explications  peut-être  intempestives 
sur  l'avortement  des  négociations  de  Prague;  mais  il  nous  apparte- 
nait de  rechercher  si,  dans  l'instant  solennel  où  ses  ardens  efforts 
provoquaient  toutes  les  classes  de  la  nation  à  lui  venir  v^n  aide,  Na- 
poléon n'avait  pas  aussi  songé  à  s'adresser  aux  membres  du  clergé. 
Oui,  cette  idée  lui  était  en  effet  venue,  et  il  avait  chargé  son  ministre 
des  cultes  d'écrire  une  circulaire  aux  évêques  de  l'empire  et  du 
royaume  d'Italie,  afin  de  leur  demander  leurs  prières  pour  sa  per- 
sonne et  les  inviter  à  invoquer  l'assistance  du  ciel  en  faveur  de  l'ar- 
mée prodigieusement  réduite  qui  allait  avoir  à  défendre  contre  tant 
d'ennemis  les  frontières  menacées  de  la  patrie.  Cette  circulaire,  qui 
devait  comme  d'habitude  servir  de  texte  aux  mandemens  des  évê- 
ques, était  embarrassante  à  rédiger.  Il  était  difficile  de  ne  hur  point 
parler  des  revers  éprouvés  et  surtout  de  leur  dissimuler  tous  les  pé- 
rils de  la  situation.  Afin  de  mieux  exciter  le  zèle  des  prélats,  M.  Bigot 
de  Préameneu  en  avait  tracé  le  plus  sombre  tableau.  Lorsqu'il  eut 
pris  connaissance  de  cet  appel  désespéré  adressé  au  patriotisme  du 
clergé  de  son  empire,  Napoléon,  plus  calme  et  plus  avis'j  que  son 
ministre,  se  demanda  s'il  était  bien  prudent  de  tenir  un  langage 
aussi  clair.  N'était-il  pas  à  craindre  que  la  perspective  du  triomphe 
des  armées  étrangères  ne  fût  envisagée  autrement  qu'avec  tristesse 
par  la  majorité  des  ecclésiastiques  français?  Se  rappelant  sans  doute 
ses  rigoureux  décrets  datés  de  Dresde  et  le  silencieux  dédain  qu'il 
avait  naguère  gardé  à  l'égard  de  la  dernière  supplique  de  l'évêque 
de  Nantes,  il  demeura  convaincu,  non  sans  raison  à  notre  avis,  que 
ce  clergé,  dont  M.  Duvoisin  lui  avait  révélé  les  véritables  sentimens, 
n'attendait  plus  désormais  la  fin  de  la  captivité  de  Pie  VII  et  sa 
propre  délivrance  que  de  la  chute  du  régime  impérial.  C'est  pour- 
quoi il  jeta  de  côté  comme  inutile  et  fâcheuse  la  circulaire  de  M.  Bi- 
got de  Préameneu.  Aussi  bien  les  événemens  allaient  prononcer. 
Puisqu'il  ne  devait  plus  compter  sur  la  sympathie  de  ceux  qui,  aux 
jours  de  la  prospérité,  lui  avaient  prodigué  tant  de  flatteries,  il 
lui  semblait  et  plus  digne  et  plus  sûr  de  n'en  point  faire  les  confi- 
dens  publics  de  sa  mauvaise  fortune.  «  J'ai  reçu  aujourd'hui  votre 
projet  de  lettre,  écrivait  l'empereur  à  son  ministre  des  cultes.  Il  y 
aurait  trop  d'inconvénient  à  écrire  cette  dépèche  aux  évêques,  qui  la 
publieraient  partout.  Il  vaut  mieux  ne  pas  l'écrire,  ou  seulement  cinq 


984  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

OU  six  lignes,  disant  que  dans  les  circonstances  actuelles  on  compte 
sur  leur  zèle  pour  la  patrie  et  sur  leur  attachement  pour  ma  per- 
sonne (1).  » 

•  Tandis  que  Napoléon  adressait  à  M.  Bigot  cette  communication  pas- 
sablement découragée,  où  se  révèle  une  si  sûre  intelligence  de  la 
manière  dont  les  évèques  de  son  empire  allaient  apprécier  les  évé- 
nemens  en  voie  de  s'accomplir,  il  était  non  moins  intéressant  pour 
lui  de  se  rendra  compte  de  l'effet  que  la  nouvelle  de  ses  revers  avait 
produit  sur  le  souverain  pontife,  toujours  détenu  à  Fontainebleau. 

III. 

Est-il  besoin  d'expliquer  à  nos  lecteurs  comment,  malgré  les 
ordres  de  l'empereur,  la  séquestration  à  laquelle  le  pape  fut  soumis 
à  Fontainebleau  après  sa  lettre  du  25  mars  1813  n'avait  pu  être 
aussi  sivère  que  celle  dont  il  avait  à  Savons  supporté  avec  tant  de 
patience  les  rudes  épreuves?  L'enlèvement  du  cardinal  di  Pietro 
avait  douloureusement  affecté  Pie  VII,  car  il  aimait  beaucoup  ce 
membre  du  sacré-collége  et  faisait  le  plus  grand  cas  de  ses  connais- 
sances doctrinales.  C'était  à  lui  qu'il  s'en  remettait  le  plus  volontiers 
de  la  solution  des  graves  difficultés  qui  tourmentaient  sa  conscience 
pontificale;  mais  depuis  sa  récente  rétractation  le  saint-père,  ((  sou- 
lagé, suivant  ses  propres  expressions,  du  poids  énorme  qui  l'avait 
oppressé  jour  et  nuit,  »  n'avait  plus  le  même  besoin  de  faire  appel 
à  la  science  de  son  théologien  préféré.  La  société  habituelle  de  ses 
dévoués  partisans  les  anciens  cardinaux  noirs,  la  possibilité  de  re- 
courir aux  avis  de  Gonsalvi  et  de  Pacca,  ses  anciens  secrétaires 
d'état  et  ses  conseillers  politiques  les  plus  écoutés,  suffisaient  à 
lui  procurer  une  sorte  de  tranquillité  d'esprit  relative.  Quant  à  l'ab- 
sence des  prélats  français  attachés  à  la  cause  impériale,  elle  était 
plutôt  pour  lui  une  délivrance.  Il  ne  faut  pas  d'ailleurs  oublier  qu'une 
partie  des  cardinaux  logeaient  en  dehors  du  palais.  Par  leur  inter- 
médiaire, Pie  VU  avait  pu,  en  dépit  de  la  jalouse  surveillance  de 
M.  de  Rovigo,  communiquer  presque  régulièrement  avec  la  plupart 
des  diocèses  de  France  et  d'Italie.  C'est  ainsi  qu'il  avait  trouvé 
moyen,  non -seulement  de  faire  connaître  à  toute  la  chrétienté  le 
désaveu  dont  il  avait  frappé  le  concordat  de  Fontainebleau,  mais 
d'envoyer  de  secrètes  instructions  aux  chapitres  troublés  où  s'agi- 
tait, comme  à  Gand,  à  Tournai  et  à  Troyes,  l'orageuse  querelle  de 
l'administration  des  vicaires  capitulaires.  Il  s'en  fallait  aussi  de 
beaucoup  que,  pour  l'exactitude  des  renseignemens  et  la  justesse 
des  observations,  la  correspondance  du  commandant  de  gendarmerie 

(I)  L'empereur  à  M.  le  comte  Bigot  do  Préamencu,  Suint-Cloud,  20  iioycmbic  1813- 
—  Correspondance  de  Napoléon  I"^,  t.  XXVI,  p.  450. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  985 

Lagorse  valût  celle  que  l'habile  ])réfet  de  Moiitenotte  avait  jadis  en- 
tretenue avec  le  ministre  des  cultes.  x\I.  Lagorse  n'était  point  d'ail- 
leurs un  méchant  homme.  Il  se  piquait  d'esprit;  il  n'en  eût  même 
pas  manqué,  s'il  n'avait  eu  le  tort  de  s'exagérer  un  peu  l'importance 
de  ses  fonctions.  Habitué  à  garder  des  prisonniers  plus  dangereux 
que  ceux  qui  étaient  présentement  confiés  à  sa  garde,  il  était  dis- 
posé, les  trouvant  si  tranquilles,  à  les  croire  tout  à  fait  inactifs,  et 
à  s'attribuer  à  lui-même  le  mérite  de  leur  sagesse.  Voici,  sur  ce  su- 
jet, les  curieux  passages  d'une  lettre  qu'il  adressait  le  5  mai  1813  à 
M.  Bigot  de  Préanieneu  : 

u  ...Lorsqu'à  Savone  et  à  Fontainebleau  mes  fonctions  près  du  pape 
avaient  une  espèce  de  forme  diplomatique,  je  m'en  félicitais.  J'étais  un 
médiateur  commun,  un  agent  plus  essentiel  que  brillant,  par  la  voie  du- 
quel les  communications,  sans  avoir  un  caractère  olliciel,  n'en  étaient 
pas  moins  sûres  et  moins  promptes,  et  je  n'ai  jamais  rien  écrit  ni  rien 
dit  qui  n'eût  pour  objet  la  satisfaction  des  deux  souverains  et  un  rappro- 
chement que  je  désirais  avec  une  sorte  de  partialité  pour  l'empereur, 
partialité  qui,  vu  mon  caractère,  ma  façon  de  penser  et  mon  état,  est  et 
sera  toujours  invariable.  Vous  savez  sûrement  aussi  bien  que  moi  quels 
nuages  ont  troublé  le  jour  serein  dont  nous  nous  étions  tous  si  franche- 
ment félicités.  Vous  en  avez  conclu  avec  raison  que  des  ordres  nouveaux 
m'imposent  de  nouveaux  devoirs;  mais  je  crains  que  vous  ne  vous  soyez 
exagéré  mes  relations  avec  le  ministre  de  la  police.  Je  lui  écris  à  peine 
tous  les  quinze  jours,  et  l'une  de  mes  grandes  jouissances  serait  qu'on 
publiât  toute  ma  correspondance  avec  lui.  Je  ne  balance  pas  d'ailleurs  un 
instant  à  vous  initier  à  des  secrets  dont  vous  serez,  par  mon  canal,  l'u- 
nique dépositaire.  L'empereur  a  voulu  en  partant  que  les  cardinaux  sus- 
sent qu'il  ne  les  laisse  à  Fontainebleau  qu'à  la  condition  expresse  de  ne 
rien  publier  ni  écrire,  et  d'être  de  la  plus  grande  réserve  et  discrétion. 
J'ai  été  chargé  de  leur  faire  cette  déclaration,  et  je  l'ai  faite.  Leur  intérêt 
les  porte  à  s'y  conformer,  et  ils  écouteront  leur  intérêt  tant  que  des 
ordres  plus  impérieux  ne  seront.pas  prescrits  à  leur  conscience  et  à  leur 
pieuse  fidélité.  On  eût  prévenu  une  pareille  inquiétude  en  les  éloignant,  et 
c'était  mon  avis.  J'ai  lieu  de  croire  toutefois  que  le  pape  n'a  aucun  projet 
hostile,  et  qu'il  ne  se  déterminera  à  aucun  acte  qui  puisse  alarmer  les 
consciences  ou  troubler  la  ti'anquillité  de  l'élat.  S'il  se  mettait  en  pareilles 
dispositions  et  que  je  les  entrevisse,  je  ne  les  souffrirais  pas.  Ma  qualité 
de  Français  et  ma  fidélité  de  sujet  sont  un  double  garant  de  mon  empres- 
sement à  prévenir  tout  acte  d'hostilité.  Je  ne  ferais  pas  une  guerre 
sourde,  qui  a  toujours  été  loin  de  mes  principes  et  de  mon  caractère.  Je 
me  mettrais  dans  les  rangs  à  découvert,  et  nul  ne  prétendrait  cause 
d'ignorance  de  ma  volonté  et  de  mes  actions.  Commentez  ce  que  je  viens 
de  vous  dire,  monseigneur,  et  vous  aurez  une  idée  de  mes  conversations 


986  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  les  cardinaux  et  des  termes  où  j'en  suis  avec  eux.  Ce  qu'ils  disent  et 
font  chez  eux  ne  m'occupe  pas  et  ne  m'a  jamais  occupé.  Je  ne  veux  sa- 
voir de  leur  conduite  et  de  leurs  relations  que  les  choses  qui  peuvent, 
dans  les  circonstances  impérieuses  où  nous  sommes,  être  en  rapport  avec 
la  tranquillité  publique.  L'extrême  franchise  de  mes  discours  et  de  mes 
opinions  est  en  harmonie  avec  la  publicité  de  mon  caractère.  Au  surplus, 
je  n'ai  aucun  motif  d'alarme.  Jamais  nonnain  de  quatre-vingts  ans,  bien 
cagotte  et  bien  caillette,  ne  se  fit  dans  sa  cellule  des  occupations  plus 
mystiques  et  plus  minutieuses  que  celles  du  pape  dans  le  salon  où  il  est 
confiné  (1),  » 

Le  commandant  Lagorse,  qui  d'ailleurs  se  fait  honneur  en  con- 
statant qu'il  avait  refusé  de  se  constituer  l'espion  de  Pie  VII  et  des 
membres  du  sacré-collégc,  s'est  évidemment  trompé  en  écrivant  sur 
le  ton  badin  les  dernières  lignes  que  nous  venons  de  citer.  Le  pape, 
qu'il  suppose  livré  à  de  puériles  occupations,  était,  à  l'instant  même 
où  cette  lettre  partait  pour  Paris,  appliqué  à  rédiger  et  à  transcrire 
de  sa  propre  main  une  pièce  importante  qui,  si  elle  était  tombée 
sous  ses  yeux,  n'aurait  pas  manqué  d'exciter  au  plus  haut  point  toutes 
les  colères  de  Napoléon.  C'était  une  allocution  nommément  adressée 
aux  cardinaux  qui  habitaient  Fontainebleau,  mais  qui,  dans  la  pensée 
du  souverain  pontife,  était  en  réalité  destinée  à  l'église  entière.  INon- 
seulement  Pie  VII  y  renouvelait  la  rétractation  formelle  du  concordat 
signé  à  Fontainebleau,  mais  il  protestait  avec  la  plus  grande  force 
contre  le  décret  du  13  février  et  celui  du  25  mars,  insérés  tous  deux 
au  Bulletin  des  lois.  D'avance  il  s'élevait  aussi  avec  une  vivacité  ex- 
trême contre  la  consécration  canonique  qui  pourrait,  en  vertu  de  ces 
décrets,  être  un  jour  ou  l'autre  scandaleusement  donnée  aux  évo- 
ques récemment  nommés  par  l'empereur,  ((  déclarant  expressément 
nulle  toute  institution  donnée  par  les  métropolitains,  les  institués 
intrus,  leurs  actes  de  juridiction  nuls,  la  consécration  sacrilège,  les 
institués  et  les  consacrans  schismatiques  et  sous  le  coup  des  peines 
voulues  en  pareil  cas  par  les  canons  ("2).  » 

Cette  bulle  toute  doctrinale  était  l'œuvre  personnelle  du  saint- 
père.  Juste  à  la  même  date,  il  adressait  à  l'impératrice  Marie-Louise 
une  lettre  relative,  celle-là,  aux  circonstances  politiques  du  temps, 
et  dont  la  teneur  avait  sans  doute  été  préalablement  concertée  avec 
ses  anciens  secrétaires  d'état,  Consalvi  et  Pacca.  A  peine  avait-elle 
en  effet  appris  le  gain  de  la  bataille  de  Lutzen  que,  de  son  propre 
mouvement  ou  par  suite  des  ordres  de  son  époux,  Marie- Louise 

(1)  M.  le  commandant  de  gendarmerie  Lagorse  à  M.  Bigot,  ministre  des  cultes, 
5  mars  1813. 

(2)  c(  A  nos  vém'rablcs  et  très  chers  frères  en  Jésus-Christ,  les  cardinaux  de  la  sainte 
église  romaine  qui  demeurent  à  Fontainebleau.  »  —  Allocution  pontificale  citée  dans 
les  OEuvres  complètes  du  cardinal  Pacca,  t.  I",  p.  337. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  987 

s'était  empressée  d'envoyer  un  page  à  Fontaine])lean  pour  annoncer 
cette  victoire  à  Pie  VII  comme  un  événement  dont  elle  était  assurée 
qu'il  se  réjouirait,  «  connaissant,  c'étaient  ses  propres  expressions,  les 
scntimens  d'amitié  que  sa  sainteté  nourrissait  pour  l'empereur.  » 
Les  convenances  exigeaient,  dit  Pacca,  que  le  pape  répondît  poli- 
ment à  une  princesse  qui  gardait  à  son  égard  toutes  les  apparences 
de  la  courtoisie.  Cependant  il  était  à  craindre  que  cette  réponse  ne 
fut  insérée  dans  les  journaux;  c'est  pourquoi  il  fallait  se  bien  garder 
d'y  rien  mettre  qui  fut  de  nature,  soit  à  choquer  au  dehors  les  puis- 
sances étrangères,  soit  à  faire  supposer  en  France  qu'il  existait  en- 
core des  rapports  bienveillans  entre  l'empire  et  le  saint-siége.  Afin 
de  parer  à  ce  double  inconvénient,  Pie  YII  écrivit  à  l'impératrice 
une  lettre  à  la  fois  paternelle  et  réservée,  dans  laquelle,  pour  plus 
de  sûreté  contre  toute  espèce  de  publication,  il  eut  soin  de  glisser 
des  plaintes  assez  vives  au  sujet  des  sévices  exercés  contre  sa  per- 
sonne, et  de  l'enlèvement  du  cardinal  di  Pietro  (1). 

Bientôt  une  autre  circonstance  s'était  offerte  pour  le  saint-père  de 
témoigner  combien  il  était  loin  d'être  aussi  indifférent  à  son  sort  et 
aussi  absorbé  par  les  exercices  d'une  mesquine  dévotion  que  le  com- 
mandant Lagorse  se  l'était  gratuitement  imaginé.  Quand  parvint  à 
Fontainebleau,  vers  le  milieu  de  juillet  1813,  la  nouvelle  de  l'armi- 
stice conclu  entre  les  parties  belligérantes  et  l'annonce  du  congrès 
ouvert  à  Prague,  les  cardinaux  Gonsalvi  et  Pacca  conseillèrent  à 
Pie  VII  de  saisir  une  occasion  si  favorable  pour  revendiquer  à  la  face 
de  l'Europe  les  droits  du  saint-siége  sur  les  états  romains.  La  dé- 
marche était  certainement  hardie,  et,  si  Napoléon  demeurait  vain- 
queur, pouvait  même  devenir  périlleuse.  Pie  VII  n'hésita  point.  Il 
écrivit  de  sa  main  à  l'empereur  François  une  lettre  dans  laquelle 
il  déclarait  solennellement  n'avoir  jamais  renoncé  à  sa  souveraineté 
temporelle,  et  réclamait  hautement  la  restitution  de  ses  domaines, 
«  comme  fondée  sur  la  justice  de  sa  cause  et  sur  les  droits  sacrés  de 
la  religion,  qui  exigent  que  le  chef  visible  de  l'éghse  puisse  exercer  li- 
brement et  d'une  manière  impartiale  sa  puissance  spirituelle  dans 
toutes  les  parties  du  monde  catholique  ("2).  )>  Cette  dépêche,  mise 
sous  le  couvert  de  M.  Severoli,  nonce  apostolique  près  la  cour  de 
Vienne,  fut  portée  à  sa  destination  par  le  comte  Thomas  Bernetti, 
alors  attaché  à  la  personne  du  cardinal  Brancadoro,  son  oncle,  et 
que  nous  avons  depuis  connu  à  Rome  secrétaire  d'état  des  papes 
Léon  XII,  Pie  VIII  et  Grégoire  XVI.  On  le  voit,  le  pape,  s'il  était  par- 
faitement tranquille,  comme  M.  Lagorse  avait  tout  à  fait  raison  de 

(1)  Lettre  de  sa  sainte  le  pape  Pic  VII  à  l'impératrice  Marie-Louise,  citée  par  le  car- 
dinal Pacca,  OEuvres  complètes,  1. 1",  p.  413. 

(2)  Lettre  de  sa  sainteté  le  pape  Pie  VII  à  sa  majesté  l'empereur  d'Autriche.  Fontaine- 
bleau, 24  juillet  1813.  (Citée  par  le  cardinal  Pacca,  OEuvres  complètes,  t.  F"",  p.  415.) 


988  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

10  mander  au  ministre  des  cuites,  s'il  était  même  beaucoup  plus 
calme  d'esprit  qu'il  ne  l'avait  été  après  la  signature  du  concordat  de 
Fontainebleau,  était  cependant  bien  loin  d'attendre  dans  l'inaction 
ce  qu'allaient  décider  les  événemens.  Il  les  sentait  au  contraire  ve- 
nir, non-seulement  avec  placidité,  mais  avec  une  certaine  confiance. 
Peut-être  pourrait-on  même  ajouter  que,  par  des  qualités  bien  op- 
posées à  celles  de  l'homme  extraordinaire  avec  lequel  il  était  entré 
en  lutte.  Pie  YÎI  se  trouvait  en  cet  instant  mieux  préparé  que  lui  à 
toutes  les  éventualités  que  recelait  l'avenir.  Le  triomphe  de  Napo- 
léon, s'il  fût  rentré  victorieux  à  Paris,  ne  l'eût  probablement  pas 
abattu  outre  mesure  ;  nous  doutons  que  sa  défaite  lui  ait  causé  une 
grande  joie.  Depuis  qu'elle  avait  recouvré  sa  paix  intérieure,  cette 
âme  candide,  rentrée  dans  la  pleine  possession  d'elle-même,  s'était 
comme  naturellement  élevée  dans  des  régions  supérieures  et  se- 
reines où  les  chances  de  la  bonne  ou  de  la  mauvaise  Ibrtune  n'avaient 
plus  le  don  de  l'émouvoir  beaucoup. 

II  n'en  était  point  ainsi  de  l'empereur.  Les  mêmes  motifs  ou  à  peu 
près  qui ,  avant  la  guerre  d'Allemagne ,  lui  avaient  fait  si  vivement 
désirer  de  s'entendre  avec  le  saint-père  devaient  le  porter  à  substi- 
tuer, si  cela  était  possible,  quelque  transaction  nouvelle  au  concor- 
dat de  Fontainebleau,  maintenant  hors  de  cause.  Il  est  notoire  que 
cette  pensée  traversa  plusieurs  fois  son  esprit.  Des  documens  au- 
thentiques établissent  qu'il  agita  diverses  combinaisons,  plus  ou 
moins  réalisables,  pendant  les  deux  mois,  pourtant  si  occupés,  qui 
furent  consacrés  à  réunir  autour  de  lui  cà  Paris  les  jeunes  recrues  et 
les  vieux  soldats  de  toute  provenance  avec  lesquels  il  allait  entre- 
prendre la  glorieuse  campagne  de  France.  Cependant,  si  ces  plans 
un  peu  chimériques  aboutirent  à  quelques  commencemens  d'exécu- 
tion, jamais  ils  ne  saisirent  très  vivement  l'imagination  de  l'empe- 
reur, peu  habitué  à  s'éprendre  de  conceptions  dont  il  ne  pouvait  at- 
tendre un  profit  immédiat  et  considérable.  Ce  n'était  pas  le  cas  en  ce 
moment.  Il  était  clair  que  le  saint-père  et  ses  conseillers,  sentant 
tous  leurs  avantages,  se  montreraient  désormais  assez  exigeans. 

11  s'agissait  en  effet,  non  plus  de  leur  rien  imposer,  mais  au  contraire 
de  tout  leur  céder.  Jamais  personne  ne  fut  pressé  d'entrer  en  négo- 
ciations pour  arriver  à  de  semblables  résultats.  La  seule  perspective 
en  était  odieuse  à  l'orgueil  de  Napoléon;  mais  cet  orgueil  lui  disait 
aussi  qu'il  serait  bientôt  réduit  à  faire  la  paix  avec  les  puissances 
coalisées,  et  déjà  il  savait  par  le  duc  de  Vicence  qu'elles  exigeraient 
certainement  la  restitution  des  états  du  saint-siége.  Mieux  valait 
alors  traiter  d'avance  et  directement  avec  le  saint-père,  c'est-à-dire 
avec  un  souverain  qui  était  encore  son  prisonnier,  et  dont  il  obtien- 
drait sans  doute,  en  retour  d'un  bon  procédé,  quelques  avanta- 
geuses concessions.  Tels  étaient  les  mobiles  qui  allaient  diriger  la. 


l'église    romaine    et    le    PREJriEP.    EMPIRE.  989 

conduite  de  Napok'on.  Les  premières  paroles  d'ouverture  furent  por- 
tées au  cardinal  Consalvi  par  une  dame  italienne  liée  avec  M.  de 
Talleyrand,  et  qui  occupait  une  grande  situation  dans  la  maison  de 
l'impératrice  Marie-Louise.  Le  choix  de  l'intermédiaire  était  heu- 
reux, car  la  marquise  de  Brignole  appartenait  à  une  lamille  comme 
par  ses  sentimens  catholiques  et  par  les  services  qu'elle  avait  tou- 
jours cherché  à  rendre  à  la  cause  pontificale.  Le  noui  de  son  mari, 
qui  venait  d'être  nonnné  préfet  du  département  de  Montenotte  en 
remplacement  de  M.  de  Chabrol,  celui  de  ses  heaux-frères  et  de 
presque  tous  ses  parens,  (îénols  comme  elle,  avaient  été  trouvés  par  la 
police  impériale  (nos  lecteurs  s'en  souviennent  peut-être)  sur  la  liste 
des  fidèles  qui  s'étaient  cotisés  pour  faire  parvenir  quelque  argent  à 
Pie  VII  lors  des  premiers  temps  de  sa  captivité  à  Savone.  Cependant 
M"""  de  Brignole,  malgré  ses  bonnes  intentions,  fut  doucement  écon- 
duite  à  Fontainebleau.  ((  On  lui  fit  répondre  que  le  temps  ni  le  lieu 
n'étaient  favorables  pour  négocier  un  nouveau  traité  (1).  »  A  cette 
dame  succéda,  vers  la  fin  de  décembre ,  un  négociateur  plus  officiel 
qui  avait  reçu  ses  pouvoirs  non  pas  encore  de  l'empereur  lui-même, 
mais  de  son  ministre  d'état,  le  duc  de  Bassano.  C'était  M.  Fallot  de 
Beaumont,  ancien  évoque  de  Gand,  puis  de  Plaisance,  récemment 
nommé,  après  le  concordat  de  Fontainebleau,  à  l'archevêché  de 
Bourges.  M.  de  Beaumont,  prélat  honorable  et  distingué,  fut  invité 
à  se  rendre  à  Fontainebleau  pour  offrir  ses  hommages  à  Pie  VU  avec 
mission  de  dire,  comme  de  lui-même  dans  la  conversation,  qu'il  ne 
serait  peut-être  pas  impossible  de  lever  les  obstacles  qui  s'opposaient 
au  retour  du  pape  à  Home.  Si  Pie  VII  accueillait  bien  cette  ouverture, 
M.  de  Beaumont  était  autorisé  à  lui  faire  savoir  qu'il  recevrait  im- 
médiatement les  pouvoirs  nécessaires  pour  traiter.  Le  pape  écouta 
l'archevêque  nommé  de  Bourges  avec  aOabilité,  mais  avec  une  com- 
plète indifférence,  se  bornant  à  répéter  qu'il  avait  interdit  aux  cardi- 
naux de  lui  parler  d'aucune  afûùre.  M.  de  Beaumont  prit  alors  congé, 
et  les  choses  en  restèrent  là  pour  le  moment. 

A  peine  M.  de  Beaumont  avait-il  quitté  Fontainebleau  pour  aller 
rendre  compte  d^.  sa  mission  à  M.  dî  Bassano,  que  lo  commandant 
Lagors3  prenait  la  plume  afin  d'écrire  de  son  côté  au  ministre  des 
cultes.  Suivant  M.  Lagorse,  «  un  médiateur  comme  l'archevêque  de 
Bourges,  M.  de  Beaumont,  était  un  personnage  trop  en  évidence.  Il 
n'aurait  pas  fallu  l'exposer  aux  chances  d'un  refus  dicté  par  l'apa- 
thie ou  par  la  vanité.  »  C'est  pourquoi  M.  Lagorse  n'hésitait  pas  à 
s'oflrir  lui-même. 

((  L'applicalion,  disnit-il,  que  j'ai  mise  à  étudier  les  habitudes  et  le  ca- 
ractère du  pape  m'a  convaincu  d'une  vérité  qui  probablement  a  été  con- 

(i)  OEavres  complètes  du  cardinal  Pacca,  t.  1"=',  p.  357, 


990  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

statée  par  M.  de  Beaumont  peu  de  temps  après  qu'il  l'avait  déjà  entendue 
de  ma  bouche.  Sans  rien  préjuger  du  but  de  sa  visite,  je  lui  disais  : 
Vinssiez-vous  offrir  Rome  et  les  états  de  l'église  moins  restreints  qu'ils 
ne  l'étaient  avant  le  traité  de  Tolentino,  je  doute  que  des  propositions 
aussi  séduisantes  tirassent  le  pape  de  sa  paisible  et  trop  chère  indo- 
lence... Persuadé,  continuait  M.  Lagorse,  que  la  perfidie  de  nos  ennemis 
est  l'effet  d'un  miracle  dû  à  la  ferveur  de  ses  prières,  Pie  VII  se  borne  à 
ce  genre  de  guerre  qui  sert  la  passion  de  son  cœur  sans  déranger  ses 
occupations  domestiques,  n'exige  aucun  calcul  politique,  n'entraîne  à  sa 
suite  aucune  affaire,  et  donne  un  air  de  prévoyance  et  de  finesse  à  la 
plus  oisive  incapacité.  Probablement  il  vous  dira  qu'il  ne  veut  traiter 
que  lorsqu'il  sera  à  Rome.  Dites-lui  de  partir,  et  vous  multiplierez  ses 
embarras,  et  vous  vous  apercevrez  qu'il  tient  beaucoup  plus  à  conquérir 
la  réputation  d'un  martyr  que  celle  d'un  grand  prince,  parce  qu'il  est 
bien  plus  facile  de  faire  des  prières  que  des  traités...  On  préfère  dire  : 
Non,  non,  je  ne  veux  pas  parler  des  affaires  publiques;  laissons  faire  la 
Providence.  —  Eh  bien!  soit,  laissons  faire;  mais,  pour  espérer  un  lot, 
encore  faut-il  placer  une  mise  à  la  loterie  (1),  » 

Après  avoir  exposé  ces  considérations  de  haute  politique,  M.  La- 
gorse sa  demandait  si  ce  ne  serait  pas  un  trait  de  dangereuse  ma- 
gnanimité que  d'envoyer  le  pape  en  Italis  sur  sa  bonne  foi,  et  s'il 
conviendrait  à  la  dignité  de  l'empereur  d'avoir  une  explication  préa- 
lable avec  lui.  Il  ne  le  pensait  pas.  C'est  pourquoi  il  proposait  de 
tâter  lui-même  le  terrain  adroitement  et  par  des  paroles  qui  au- 
raient l'air  de  lui  échapper.  «  Si  l'on  voulait  entamer  quelque  chose, 
il  serait  bon  d'arriver  au  but  par  des  causes  très  minces  :  répandre 
par  exemple  le  bruit  qu'on  se  propose  de  nous  changer  de  place, 
appeler  l'archevêque  d'Édesse  à  Paris,  enfin  déranger  quelques  ha- 
bitudes. Il  n'en  faudrait  pas  davantage  pour  rompre  la  glace  et  sor- 
tir de  la  léthargie.  »  Pendant  que  M.  Lagorse  envoyait  à  Paris  ces 
propos  de  caserne,  les  deux  anciens  secrétaires  da  Pie  VII,  les  car- 
dinaux Pacca  et  Gonsalvi,  faisaient  demander  M.  d3  Beaumont,  et  lui 
expliquaient  en  termes  graves  et  mesurés  les  véritables  raisons  pour 
lesquelles  Pie  VII  ne  voulait  pour  le  moment  se  prêter  à  aucun  traité. 

«  Nous  avons,  lui  disaient-ils,  communiqué  à  sa  sainteté  notre  conver- 
sation avec  vous.  Elle  a  été  méditée,  soumise  à  une  longue  et  mûre  dé- 
libération. Voici  ce  que,  dans  l'état  actuel  de  l'Europe,  nos  lumières  nous 
suggèrent.  — Par  les  regrets  que.le  bref  de  Savone  et  le  concordat  de  Fon- 
tainebleau ont  causés  au  pape  et  par  les  résultats  qu'ils  ont  produits,  il 
est  facile  de  voir  que  des  arrangemens  sur  les  affaires  spirituelles  ne  se- 
ront immuables  que  lorsqu'ils  seront  débattus  et  terminés  dans  un  état 
de  complète  indépendance.  Le  traité  que  nous  ferions  aujourd'hui,  si 

(1)  M.  Lagorse  au  ministre  des  cultes,  22  décembre  1813. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  991 

avantageux  qu'il  fût,  n'aurait  pas  ce  caractère-,  il  serait  pour  les  autres 
puissances  un  prétexte  de  chicane  et  provoquerait  leurs  prétentions.  Il 
vaut  mieux  l'ajourner  à  une  époque  plus  favorable.  L'en:ipereur  alors  sera 
satisfait  de  la  justice  et  de  la  modération  de  la  cour  de  Rome  (1).  » 

Il  semble  qu'après  ces  deux  rapports  envoyés  de  Fontainebleau, 
l'un  par  un  officier  de  gendarmerie  au  ministre  des  cultes,  l'autre 
par  un  archevêque  au  ministre  d'état,  toute  idée  de  négociations  avec 
le  pape  devait  être  indéfiniment  ajournée.  11  n'en  fut  rien  cepen- 
dant. Le  18  janvier,  c'est-à-dire  quinze  jours  après  la  réception  des 
pièces  qu'on  vient  de  lire,  M.  le  duc  de  Bassano  mandait  tout  à  coup 
chez  lui  M.  de  Beaumont;  puis,  à  la  suite  d'une  assez  longue  confé- 
rence, il  lui  remettait  un  projet  de  traité  et  la  minute  d'une  lettre 
qui  devait  servir  à  l'accréditer  en  qualité  de  négociateur  auprès  de 
Pie  VII.  Par  ce  projet  de  traité,  malgré  ce  qu'en  a  écrit  le  cardi- 
nal Pacca,  dont  les  souvenirs  ne  sont  pas  sur  ce  point  fort  exacts, 
tous  les  états  du  saint-père  lui  étaient  intégralement  rendus,  et  cela 
sans  aucune  espèce  de  conditions  (2).  Que  s'était-il  donc  passé  dans 
un  si  court  intervalle?  Deux  faits  considérables  étaient  survenus,  et 
aggravaient  de  plus  en  plus  la  situation  de  l'empereur.  Le  Rhin  avait 
été  franchi,  le  l'^"' janvier  ISÏli,  sur  trois  points  difïerens,  et  le  roi 
Murât,  après  avoir  traité  avec  nos  ennemis,  venait  de  s'emparer  de 
la  plus  grande  partie  des  états  romains.  Aucune  intention  généreuse 
n'avait  donc  dicté  cette  démarche  inattendue  de  Napoléon.  Elle  lui 
était  uniquement  inspirée,  comme  l'explique  très  bien  M.  Thiers,  par 
le  désir  de  se  venger  de  son  beau-frère  et  d'opposer  à  ses  projets  am- 
bitieux un  insurmontable  obstacle.  Telle  était  si  bien  sa  pensée  qu'il 
ne  prit  même  point  la  peine  de  la  dissimuler.  La  lettre  que,  d'après 
ses  ordres,  M.  de  Bassano  avait  dictée  à  M.  de  Beaumont  pour  être 
remise  à  sa  sainteté,  s'exprimait  à  ce  sujet  sans  aucun  ambage.  En 
voici  les  propres  termes  : 

«  Très  saint  père,  je  me  suis  rendu  auprès  de  votre  sainteté  pour  lui 
faire  connaître  que,  le  roi  de  Naples  ayant  conclu  avec  la  coalition  une 
alliance  dont  il  paraît  qu'un  des  objets  est  la  réunion  éventuelle  de  Rome 
à  ses  états,  sa  majesté  l'empereur  et  roi  a  jugé  conforme  à  la  véritable 
politique  de  son  empire  et  aux  intérêts  du  peuple  de  Rome  de  remettre 
les  états  romains  à  votre  sainteté.  Elle  préfère  les  voir  entre  ses  mains 
plutôt  qu'entre  celles  de  tout  autre  souverain,  quel  qu'il  soit.  Je  suis  en 

(1)  Note  remise  au  duc  de  Bassano,  le  3  janvier  1814,  par  M.  de  Beaumont,  arche- 
vêque de  Bourges. 

(2)  Nous  avons  sous  les  yeux  la  minute  de  ce  document,  qui  est  longtemps  resté  entre 
les  mains  de  M.  de  Beaumont.  Ce  qui  explique  l'cn-eur  du  cardinal  Pacca,  c'est  que  le 
pape  ne  voulut  même  pas  prendre  connaissance  du  projet  de  traité  qui  lui  était  pré- 
senté par  l'archevêque  de  Bourges. 


992  LEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conséquence  autorisa!  à  signer  un  traité  par  lequel  la  paix  serait  rétablie 
entre  l'empereur  et  le  pape.  Votre  sainteté  serait  reconnue  dans  sa  sou- 
veraineté temporelle,  et  les  états  romains,  tels  qu'ils  ont  été  réunis  à 
l'empire  français,  seraient  remis,  ainsi  que  les  forteresses,  entre  les 
mains  de  votre  sainteté  ou  de  ses  agens;  cette  convention  ne  saurait 
être  relative  qu'aux  objets  temporels,  et  au  pape  comme  souverain  de 
Rome  (1).  » 

La  lettre  qu'on  vient  de  lire  était  remise  le  20  janvier  181/}  à 
Pie  VII.  Quel  accueil  allait-elle  recevoir?  Chose  vraiment  étrange, 
c'était  l'empereur  qui,  de  lui-même,  offrait  au  pape,  non  pas  seu- 
lement la  liberté,  non  pas  seulement  la  restitution  d'une  partie  de 
ses  états,  mais  la  plénitude  intégrale  de  sa  souveraineté  temporelle, 
telle  qu'elle  avait  exist'j  avant  toutes  les  guerres  qui  depuis  la  ré- 
volution avaient  bouleversé  la  carte  entière  de  l'Europe.  Chose  plus 
prodigieuse  encore,  bizarre  interversion  des  rôles  qui  avait  presque 
l'apparence  du  châtiment,  c'était  maintenant  Napoléon  qui,  après 
avoir  arraché  par  la  violence  tant  de  sacrifices  au  saint-père,  en 
était  réduit  à  se  demander  si  le  pape  accepterait  ce  présent  de  sa 
main.  Il  avait  raison  d'en  douter,  car  Pie  VII  le  refusa.  Ce  refus, 
est-il  besoin  de  le  dire?  allait  être  accompagné  des  plus  grands 
ménagemens.  S'il  avait  eu  naguère  h  se  reprocher  quelques  momens 
de  faiblesse  pendant  les  terribles  épreuves  de  l'adversité,  le  pape 
était  en  eflet  résolu  à  ne  montrer  ni  entêtement  ni  orgueil  quand 
la  Providence,  tant  de  fois  implorée,  venait  enfin  à  son  secours. 
C'est  pourquoi  il  reçut  M.  de  Beaumont  avec  sa  bi^nvsillanc3  accou- 
tumée; mais  il  lui  dit  aussi  expressément  «  qu'il  ne  pouvait  se  prê- 
ter à  aucune  négociation,  parce  que  la  restitution  de  ses  états,  étant 
un  acte  de  justice,  ne  pouvait  devenir  l'objet  d'aucun  traité,  et  que 
d'ailleurs  tout  ce  qu'il  ferait  hors  de  ses  états  semblerait  l'effet  de 
la  violence,  et  serait  une  occasion  de  scandale  pour  le  monde  catho- 
lique (2).  »  Durant  le  cours  de  l'entretien,  le  saint-père  ajouta  qu'il 
ne  demandait  qu'à  retourner  à  Rome  le  plus  tôt  possible;  il  n'avait 
hesoin  de  rien,  et  la  Providence  l'y  reconduirait  toute  seule;  puis, 
avec  une  humilité  touchante,  il  laissa  tomber  ces  paroles  singulières, 
qui  restèrent  toujours  gravées  dans  la  mémoire  de  son  intei'locu- 
teur  :  «  Il  est  possible  que  mes  péchés  me  rendent  indigne  de  revoir 
Rome;  mais  soyez  sûr  que  mes  successeurs  recouvreront  tous  les 
états  qui  leur  appartiennent.  »  Enfin,  comme  s'il  craignait,  en  congé- 
diant M.  de  Beaumont  sans  lui  avoir  parlé  de  Napoléon,  de  paraître 

(1)  Projet  de  lettre  au  saint-père,  remis  le  18  janvier  à  M.  révoque  de  Plaisance, 
nommij  à  rarchevêclié  de  Bourges,  par  M.  le  duc  de  Dassano,  et  contre-ôigné  de  la  main 
de  ce  ministre  d'état. 

(2)  Lettre  de  M.  de  Beaumont  au  ministre  des  cultes,  23  janvier  1814. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  99S 

garder  un  ressentiment  qui  était  bien  loin  de  son  cœur,  il  ajouta 
en  donnant  sa  bénédiction  au  prélat  :  «  Assurez  bien  l'empereur  que 
je  ne  suis  pas  son  ennemi.  La  religion  ne  me  le  permettrait  pas. 
J'aime  la  France,  et  lorsque  je  serai  à  Rome,  on  verra  que  je  ferai 
tout  ce  qui  sera  convenable  (1).  » 

M.  de  Beaumont,  après  s'être  ainsi  acquitté  de  sa  commission, 
quitta  Fontainebleau  le  22  janvier  1814  au  matin.  Tandis  qu'il  tra- 
versait la  ville  pour  s'en  retourner  à  Paris,  il  aperçut  trois  voitures 
qui  se  dirigeaient  vers  le  château,  et  bientôt  il  apprit  qu'elles  étaient 
dastinées  à  emmener  le  saint-père.  Voici  ce  qui  s'était  passé.  Les 
armées  ennemies  avaient  occupé  Dijon.  Leurs  coureurs  d'avant- 
garde  et  quelques  bandes  de  cosaques  avaient  apparu  aux  environs 
de  Montereau.  Napoléon,  qui  allait  partir  dans  quarante-huit  heures 
pour  Ghàlons  (il  quitta  Paris  le  24  janvier  1814  au  soir)  afin  de  com- 
mencer sur  les  flancs  des  armées  alliées,  entre  la  Seine  et  la  Marne, 
ces  admirables  manœuvres  qui  ne  l'ont  ])oint  sauvé,  ni  la  France 
avec  lui,  mais  qui  ont  arraché  les  éloges  de  tous  les  militaires,  ne 
se  souciait  pas  de  laisser  le  saint-père  à  portée  d'un  coup  de  main 
de  ses  adversaires.  Il  y  aurait  eu  cependant  une  mesure  facile  à 
prendre  pour  éviter  ce  péril,  mesure  simple  autant  que  généreuse  : 
c'était  de  rendre  effectivement  au  saint-père  cette  liberté  qu'on  ve- 
nait de  lui  offrir,  de  lui  laisser,  comme  il  le  demandait  avec  tant 
d'insistance,  reprendre  seul  le  chemin  de  ses  états.  Napoléon  n'y 
songea  pas  un  instant.  11  était  de  l'avis  de  son  commandant  de  gen- 
darmerie Lagorse;  il  jugeait  qu'il  y  aurait  une  dangereuse  magna- 
nimité à  s'en  remettre  à  la  bonne  foi  de  Pie  YII,  .quelque  manque 
de  dignité  de  sa  part  à  entrer  en  explication  avec  son  prisonnier 
sur  ses  véritables  desseins.  Ses  desseins  d'ailleurs,  quels  étaient- 
ils?  Ne  pouvaient-ils  pas  être  à  tout  moment  modifiés?  Pourquoi  se 
hâter?  Pie  VII  avait  refusé  ses  offres,  était-il  bien  sûr  de  n'avoir 
pas  à  s'en  repentir?  Si  la  fortune  venait  à  favoriser  les  manœuvres 
qu'il  roulait  dans  sa  tête,  si  elle  lui  rendait  la  victoire,  si  les  enne- 
mis étaient  définitivement  repoussés  hors  de  France,  tout  ne  serait-il 
pas  remis  en  question?  Et  quel  avantage  d'avoir  alors  le  pape  sous 
la  main!  Voilà  les  plans  que  dans  son  incorrigible  orgueil  Napoléon 
agitait  encore  le  24  janvier  1814,  et  c'était  dans  ce  sens  qu'étaient 

(1)  Relation  écrite  par  M.  de  Beaumont,  évèque  de  Plaisance,  nommé  à  rarchcvC-clié 
de  Bourges,  2  mai  1814.  —  Cotte  relation  de  M.  de  Beaumont  a  été  écrite,  comme  on  le 
voit  par  la  date,  sous  la  restauration,  pour  démentir  un  récit  moins  véridique  qui  avait 
alors  paru  dans  la  Gazette  de  France.  Les  faits  rapportés  par  ce  prélat  n'ont  jamais  été 
l'objet  d'une  contradiction;  ils  sont  d'ailleurs  confirmés  par  les  dépêches  qu'il  avait 
adressées  dans  le  moment  même  à  M.  Bigot  de  Préameneu,  et  qui  ont  passé  sous  nos 
yeux.  M.  de  Beaumont  est  mort  à  Paris  eu  1835  h  l'âge  de  plus  de  quatre-vingt-cinq  ans« 
TOME  LXXXII.  —  18G9.  63 


99A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rédigées  les  instructions  remises  à  M.  Lagorse.  Celui-ci  devait  se 
présenter  au  saint-père  comme  chargé  de  le  ramener  à  Rome.  En 
réalité,  il  avait  ordre  de  le  promener  à  petites  étapes  à  travers  toute 
la  France,  de  le  conduire  lentement,  par  les  chemins  les  plus  dé- 
tournés, vers  la  ville  de  Savone,  où  d'avance  un  crédit  avait  été 
ouvert  au  receveur-général  du  département  de  Montenotte,  afin  de 
pourvoir  à  l'entretien  du  souverain  pontife  sur  le  pied  de  12,000  fr. 
par  mois.  Quant  aux  cardinaux,  M.  Lagorse  devait  leur  enjoindre 
d'avoir  à  quitter  Fontainebleau  dans  quatre  jours.  Ils  partiraient 
par  groupes,  à  des  heures  différentes,  sous  la  conduite  d'un  officier 
de  gendarmerie,  pour  des  destinations  qui  leur  seraient  plus  tard 
indiquées;  ils  paieraient  eux-mêmes  leurs  frais  de  route  et  d'escorte, 
car  le  gouvernement  impérial,  qui  prenait  à  la  veille  de  sa  chute  de 
si  rigoureuses  mesures,  n'avait  même  plus  à  ce  moment  l'argent  né- 
cessaire pour  faire  les  frais  de  sa  police  (1). 

Il  était  difficile  de  mettre  plus  de  mauvaise  humeur  dans  l'ac- 
complissement d'un  acte  qu'aux  yeux  du  public,  surtout  du  clergé 
français,  on  aurait  aimé  à  donner  pour  l'équivalent  de  la  mise  en 
liberté  du  pape.  A  Fontainebleau,  Pie  VII  et  les  membres  du  sacré- 
collége  ne  s'y  trompèrent  pas  un  instant.  Ils  comprirent  qu'il  s'agis- 
sait uniquement  de  les  transporter  dans  quelque  résidence  éloignée 
du  théâtre  de  la  guerre,  afin  de  les  y  garder  avec  une  plus  com- 
plète sûreté.  Lorsque  le  commandant  Lagorse  vint  s'acquitter  de  sa 
commission.  Pie  YII  demanda  vainement  d'emmener  avec  lui  deux 
ou  trois  des  membres  du  sacré-collége.  M.  Lagorse  répondit  que  ses 
instructions  s'y  opposaient  expressément.  ((  Le  pape  aurait  dans  sa 
voiture  M.  Bertalozzi,  et  lui-même  le  suivrait  avec  les  deux  valets 
de  chambre  de  sa  sainteté.  ))  Le  pape  n'insista  point.  Le  lendemain 
matin,  après  avoir  entendu  sa  messe,  il  fit  appeler  près  de  lui  tous 
les  cardinaux  présens  à  Fontainebleau.  Sa  physionomie  était  sereine, 
le  sourire  était  sur  ses  lèvres;  cependant  de  graves  pensées  l'occu- 
paient visiblement.  Craignant  de  ne  pouvoir  plus  faire  entendre  sa 
voix  aux  membres  du  sacré-collége,  il  leur  adressa  ces  paroles  : 

«  Sur  le  point  d'être  séparé  de  vous,  sans  connaître  le  lieu  de  notre 
destination,  sans  savoir  même  si  nous  aurons  la  consolation  de  vous  voir 
une  seconde  fois  réunis  autour  de  nous,  nous  avons  voulu  vous  rassem- 

(1)  Voici  le  texte  de  la  lettre  adressée  aux  cardinaux.  «  Monsieur  le  cardinal,  j'ai  l'hon- 
neur de  vous  prévenir  que  son  excellence  le  ministre  de  la  police  générale  est  chargé  de 
vous  notifier  des  ordres  dont  l'exécution  ne  peut  être  différée.  Je  ne  pourrais  donc  rece- 
voir aucune  réclamation,  et  dès  lors  il  est  inutile  de  demander  un  délai  pour  réclamer 
auprès  de  moi.  Vous  donnerez  par  votre  soumission  une  nouvelle  preuve  de  votre  respect 
pour  les  ordres  de  votre  souverain.  Agréez,  etc.  Le  ministre  des  cultes,  Bigot  de  Préamc- 
neu.  »  31  janvier  1814, 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  995 

bler  ici  pour  vous  manifester  nos  sentimenset  nos  intentions.  Nous  avons 
la  ferme  persuasion,  —  et  pourrions-nous  penser  autrement? —  que  votre 
conduite,  soit  que  vous  restiez  réunis,  soit  que  vous  soyez  de  nouveau 
frappés  de  dispersion,  sera  conforme  à  votre  dignité  et  à  votre  caractère. 
Toutefois  nous  vous  recommandons,  quelque  part  que  vous  soyez  trans- 
férés, de  faire  en  sorte  que  votre  attitude,  que  toutes  vos  actions  expri- 
ment la  juste  douleur  que  vous  causent  les  maux  de  l'église  et  la  captivité 
de  son  chef.  Nous  laissons  au  cardinal-doyen  du  sacré-collége,  pour  vous 
être  communiquées,  des  instructions  écrites  de  notre  main  qui  vous  ser- 
viront de  règles  dans  les  circonstances  où  vous  vous  trouverez.  Nous  ne 
doutons  pas  que  vous  ne  demeuriez  fidèles  au  serment  que  vous  avez 
prêté  au  moment  de  votre  exaltation  au  cardinalat,  et  que  vous  ne  mon- 
triez le  plus  grand  zèle  à  défendre  les  droits  sacrés  de  l'église.  Nous  vous 
commandons  expressément  de  fermer  l'oreille  à  toute  proposition  rela- 
tive à  un  traité  sur  les  affaires  spirituelles  ou  temporelles,  car  telle  est 
notre  absolue  et  ferme  volonté  (1).  » 

Les  membres  du  sacré-collége  étaient  vivement  émus;  plusieurs 
versèrent  des  larmes,  et  tous  lui  promirent  fidélité  et  obéissance. 
Quelques  instans  après,  s'étant  rendu  à  la  tribune  de  la  chapelle, 
Pie  VII  y  fit  une  courte  prière,  puis  descendit  dans  la  cour  parle 
grand  escalier  du  château.  Le  commandant  Lagorse  l'attendait  respec- 
tueusement au  dernier  degré.  Aidé  de  son  bras,  le  pape  monta  dans 
la  voiture  qui  allait  l'emporter  vers  une  destination  inconnue  avec 
cette  même  attitude  tranc{uille  et  résignée  qu'il  avait  déjà  si  bien  su 
garder  lorsque,  dans  des  conditions  toutes  semblables,  il  lui  avait 
fallu  jadis  partir  de  Rome  pour  Savone  et  de  Savone  pour  Fontaine- 
bleau. Les  cardinaux  désolés  entouraient  la  voiture;  quelques  rares 
spectateurs  qui  avaient  pénétré  à  travers  les  grilles  du  château  s'é- 
taient joints  à  eux ,  retenant  avec  peine  l'expression  de  leur  indi- 
gnation et  de  leur  stupeur.  Alors,  étendant  son  bras  hors  de  la  por- 
tière, Pie  VU  donna  sa  bénédiction  à  ce  petit  nombre  de  fidèles  qui 
se  demandaient  avec  anxiété  à  quel  sort  il  était  encore  réservé. 

Le  sort  du  pape,  comme  celui  de  tant  d'autres  souverains,  comme 
celui  de  toutes  les  nations  de  l'Europe,  comme  celui  de  la  France 
elle-même,  allait  se  décider  maintenant  dans  les  plaines  de  la 
Champagne.  Trois  jours  après  son  départ,  la  guerre  était  en  effet 
reprise;  le  canon  retentissait,  non  plus,  hélas!  comme  autrefois  au- 
delà  de  nos  frontières,  loin,  bien  loin  de  nos  foyers,  et  sous  les  murs 
des  capitales  ennemies;  il  se  faisait  entendre  aux  portes  mêmes  de 
Paris,  à  quelques  lieues  de  cette  résidence  impériale  tout  à  l'heure 

(1)  Allocution  du  pape  Pie  VII  aux  cardinaux  réunis  au  palais  de  Fontainebleau,  citée 
par  le  cardinal  Pacca,  OEuvres  complètes,  1. 1",  p.  363. 


996 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


habitée  par  le  saint-père ,  et  dont  il  avait  fallu  par  précaution  en- 
lever en  toute  hâte  les  meubles  les  plus  précieux  (1). 

Au  début,  la  fortune  était  pourtant  venue,  comme  par  un  reste 
d'habitude,  se  ranger  sous  les  drapeaux  de  son  ancien  favori.  Pen- 
dant un  rapide  et  trop  fugitif  instant,  il  avait  dépendu  de  ^sapoléon, 
vainqueur  à  Montmirail  et  à  Montereau,  de  faire  preuve  de  sagesse 
à  la  fois  et  de  générosité,  de  sagesse  à  l'égard  de  ses  ennemis  coali- 
sas en  acceptant  les  propositions  de  Francfort,  de  générosité  envers 
son  ancien  prisonnier  en  lui  rendant  sans  condition  la  liberté;  mais 
le  succès,  nous  l'avons  d(':'jà  trop  souvent  remarqué,  ne  rendait  i\a- 
poléon  ni  sage^ni  généreux.  Peut-être  même  faudrait-il  ajouter  que 
pour  ce  joueur  elTréné  il  était  presque  devenu  un  piège  fatal,  car  il 
lui  ôtait  tout  d'abord  la  possession  de  lui-même  et  cette  merveil- 
leuse clairvoyance  qui  avait  été  l'un  des  attributs  de  son  génie.  Les 
brillantes,  mais  éphémères  victoires  remportées  dans  les  derniers 
jours  de  février  et  les  premiers  jours  de  mars  ISlZi,  si  elles  ajoutè- 
rent beaucoup  à  la  gloire  du  capitaine,  ne  devaient  point  profiter 
à  la  réputation  du  politique.  C'était  à  coup  sur  en  tirer  un  triste 
avantage  et  fort  peu  d'honneur  que  de  s'en  prévaloir  pour  écrire 
contre  tout  bon  sens,  d'un  côté  au  duc  de  Vicence,  afin  qu'il  se  mon- 
trât plus  exigeant  aux  conférences  de  Ghâtillon,  et  de  l'autre  au  com- 
mandant Lagorse,  pour  qu'il  éloignât  encore  un  peu  plus  le  pape  des 
chemins  qui  le  rapprochaient  de  l'Italie.  Que  pouvaient  contre  le  cours 
des  événemens  tant  d'orgueil  insensé,  tant  de  fol  entêtement,  tant 
de  calculs  impuissans  et  presque  puérils,  si  l'on  osait  se  servir  de 
ce  mot  quand  il  s'agit  de  Napoléon?  Dans  la  seconde  quinzaine  de 
mars,  la  fortune  avait  de  nouveau  changé;  elle  était  retournée  du 
côté  des  alliés,  et  les  négociations  entamées  à  Ghâtillon  étaient  rom- 
pues définitivement.  Chose  singulière,  et  qui  n'a  peut-être  pas  été 
assez  remarquée,  la  dernière  pièce  émanée  de  ce  congrès  avorté 
avait  justement  pour  but  de  s'occuper  des  affaires  du  saint- père. 
Une  note  signée  par  le  comte  de  Stadion,  le  comte  de  Razoumovvsky, 
MM.  Cathcart,  llumboldt,  Charles  Stuart  et  lord  Aberdeen,  c'est- 
à-dire  par  les  ministres  plénipotentiaires  des  puissances  coalisées, 
dont  la  plupart  ne  professaient  pas  la  religion  catholique,  avait  été 
remise  le  19  mars  1814  au  duc  de  Vicence.  Elle  était  ainsi  conçue  : 

«  En  insistant  sur  l'indépendance  de  l'Italie,  les  cours  alliées  avaient 
l'intention  de  replacer  le  saint-père  dans  son  ancienne  capitale.  Le  gou- 
vernement français  a  montré  les  mêmes  dispositions  dans  le  contre-pro- 

(1)  <(  Faites  ôtcr  de  FontaineLlcau  tout  ce  qui  est  meuble  précieux  et  surtout  ce  qui 
pourrait  servir  de  trophée.  »  L"cmpereur  au  roi  Joseph,  Troycs,  G  février  1814.  —  Cor- 
respondance de  Napoléon  /«>•,  t.  XXVil,  p.  117. 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  997 

jet  présenté  par  M.  le  plénipotentiaire  de  France  :  il  serait  malheureux 
qu'un  dessein  aussi  naturel,  sur  lequel  se  réunissaient  les  deux  parties, 
restât  sans  effet  par  des  raisons  qui  n'appartiennent  nullement  aux  fonc- 
tions que  le  chef  de  l'église  catholique  s'est  religieusement  astreint  d'ob- 
server. La  religion  que  professe  une  grande  partie  des  nations  en  guerre 
actuellement,  la  justice  et  l'équité  générale,  l'humanité  enfin,  s'intéres- 
sent également  à  ce  que  sa  sainteté  soit  mise  en  liberté,  et  les  soussi- 
gnés sont  persuadés  qu'ils  n'ont  qu'à  témoigner  ce  vœu,  et  qu'à  deman- 
der au  nom  de  leurs  cours  cet  acte  de  justice  au  gouvernement  français, 
pour  l'engager  à  mettre  le  saint-père  à  même  de  pourvoir,  en  jouissant 
d'une  entière  liberté,  aux  besoins  de  l'église  catholique  (1).  » 

Cette  démarche  de  ses  adversaires  ne  prit  point  toutefois  l'empe- 
reur au  dépourvu.  Il  connaissait  déjà  par  les  dépêches  du  duc  de 
Yicence  cette  disposition  favorable  des  cours  alliées  à  l'égard  du 
saint-père.  Maintenant  qu'il  était  à  peu  près  perdu,  devenant  tout  à 
coup  sage  et  généreux,  quand  il  n'y  avait  plus  de  mérite  à  l'être. 
Napoléon  s'ellbrca  de  devancer  les  événemens  en  publiant  le  10  mars 
un  décret  par  lequel  il  annonçait  rétablir  le  pape  dans  la  possession 
de  ses  états.  Le  même  jour,  il  mandait  au  duc  de  Rovigo  : 

«  Écrivez  à  l'oiTicier  de  gendarmerie  qui  est  auprès  du  pape  de  le  con- 
duire, par  la  route  d'Asti,  de  Tortone  et  de  Plaisance  à  Parme,  d'où  il  le 
remettra  aux  avant-postes  napolitains.  L'oflicier  de  gendarmerie  dira  au 
saint-père  que,  sur  la  demande  qu'il  a  faite  de  retourner  à  son  siège,  j'y 
ai  consenti,  et  que  j'ai  donné  ordre  qu'on  le  transportât  aux  avant-postes 
napolitains  (2).  » 

Le  temps  avait  marché,  et  le  cortège  du  pape,  si  lente  qu'eût  été 
sa  façon  cle  voyager,  avait  fini  par  se  rapprocher  un  peu  de  l'Italie. 
L'ordi'e  envoyé  par  l'empereur  trouva  donc  Pie  \II  rendu  à  Sa- 
vone,  où  il  était  arrivé  vers  la  fin  de  février,  le  commandant  Lagorse 
ayant  eu  soin,  au  lieu  de  prendre  la  route  directe,  de  le  faire  pas- 
ser par  Brives,  Limoges,  Montauban,  Carcassonne ,  Castelnaudary 
et  Montpellier.  Ses  instructions  lui  avaient  expressément  recom- 
mandé d'éviter  autant  que  possible  le  séjour  des  grandes  villes, 
afin  d'épargner  au  saint-père  la  fatigue  d,'S  visites  à  recevoir,  en 
réalité  pour  empêcher  qu'il  ne  devînt  l'objet  d'un  accueil  trop  em- 
pressé de  la  part  des  populations.  M.  Lagorse,  qui  ne  paraît  pas 
avoir  jamais  manqué  d'égards  pour  le  pape  pendant  ce  long  trajet, 
commença  par  le  faire  arrêter  dans  une  petite  propriété  qui  lui  ap- 
partenait dans  le  Limousin,  et  lui  présenta  à  bénir  tous  les  membres 
de  sa  famille.  Peu  à  peu,  à  mesure  que  les  nouvelles  du  théâtre  de 

(1)  Manuscrit  de  fSI-i,  pai-  M.  lo  baron  Fain,  p.  411. 

(2)  Lettre  cle  IVinpercur  au  gihiéral  Savarj-,  duc  cle  Rovigo,  Chavigaon,  10  mars.  — • 
Correspondance  de  Napoléon  I<:^,  t.  XXVII,  p.  300. 


993  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  guerre  étaient  devenues  plus  fâcheuses  pour  Napoléon,  le  com- 
mandant Lagorse  s'était  relâché  chaque  jour  davantage  de  la  sévé- 
rité de  ses  premières  instructions.  Les  ovations  s'étaient  en  même 
temps  multipliées  sur  le  passage  du  saint-père.  Les  villes  du  midi 
surtout  se  signalèrent,  comme  elles  l'avaient  déjà  fait  trois  années 
auparavant,  par  l'ardeur  de  leur  enthousiasme.  Dans  quelques  en- 
droits, les  acclamations  prodiguées  à  Pie  VII  avaient  été  mêl-ics  d'im- 
précations contre  l'empereur;  mais  le  prudent  M.  Lagorse  fit  avec 
raison  semblant  de  ne  point  les  entendre.  A  Savone,  le  pape  avait  été 
reçu  par  le  nouveau  préfet  de  Montenotte,  le  marquis  de  Biignole, 
moins  en  prisonnier  qu'en  souverain.  M.  de  Brignole,  Génois  de 
naissance,  n'en  était  pas,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  à  donner  ses 
premières  preuves  de  sympathie  à  la  cause  pontificale,  et  Pie  VII, 
qui  se  souvenait  de  M.  de  Chabrol,  l'appelait  en  plaisantant  il  mio 
huon  caïxerîere.  Ce  fut  M.  de  Brignole  qui  apporta  au  pape,  le 
17  mars,  la  nouvelle  du  décret  rendu  à  Paris  par  l'empereur,  et  qui 
eut  le  plaisir  de  lui  dire  le  premier  :  «  Votre  sainteté  est  libre ,  et 
peut  partir  dès  demain.  —  Demain,  je  ne  partirai  point,  répondit 
Pie  VII;  c'est  la  fête  de  Notre-Dame-de-la-Délivrance,  patronne 
de  cette  ville,  et  je  veux  dire  la  messe  dans  votre  église  métropoh- 
taine.  »  Le  19  mars.  Pie  VII  quitta  Savone.  Le  23,  c'est-à-dire  le 
jour  même  où  les  chefs  des  armées  coalisées  prenaient,  au  châ- 
teau de  Dampierre  en  Champagne,  la  résolution  de  marcher  sur  Pa- 
ris, il  atteignit,  près  de  Plaisance,  la  petite  ville  de  Firenzuola, 
qu'occupaient  les  troupes  réunies  du  roi  Murât  et  de  l'empereur 
d'Autriche.  De  ce  jour-là  seulement,  le  pape  fut  tout  à  fait  libre. 
Après  avoir  attendu  dans  le  nord  de  l'Italie  les  cardinaux,  qui,  tou- 
jours retenus  par  l'empereur,  ne  furent  délivrés  qu'après  sa  chute, 
après  s'être  donné  le  plaisir  de  séjourner  quelque  temps  dans  sa 
ville  natale  de  Césène  et  dans  son  ancien  évêché  d'Imola,  Pie  VIT 
s'achemina  enfin  à  petites  journées  vers  Piome. 

La  captivité  du  saint-père  avait  duré  à  peu  près  quatre  années, 
pendant  lesquelles  les  états  pontificaux  avaient  été  possédés  et  régis 
par  le  gouvernement  français.  Il  suffit  de  se  rappeler  les  noms  du 
général  Miollis  et  du  comte  de  Tournon  pour  se  convaincre  que  le 
régime  dont  ils  avaient  été  les  principaux  fonctionnaires  n'avait  pas 
dû  être  inutilement  violent  ou  cruellement  vexatoire.  Un  grand  ordre 
financier,  beaucoup  de  progrès  matériels  accomplis,  avaient  mérité 
à  leur  sage  et  honnête  administration  la  reconnaissance  d'une  assez 
notable  partie  de  la  population;  mais,  il  serait  inutile  de  le  dissimu- 
ler, le  souverain  étranger  dont  ils  étaient  les  agens  avait  toujours 
eu  contre  lui  le  clergé  et  les  classes  inférieures  du  peuple  romain. 
En  Italie  comme  ailleurs,  il  s'était  peu  à  peu  aliéné  la  plupart  même 
des  hommes  qui  l'avaient  d'abord  le  plus  admiré,  et  de  l'autre  côté 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  999 

des  monts  son  joug  était  devenu  graduellement  si  odieux  que  l'état 
de  choses  antérieur  était  universellement  regretté.  On  sait  quel  est 
en  temps  de  révolution  la  vivacité  de  l'explosion  des  sentimens  po- 
pulaires, et  l'on  devine  ce  que  durent  éprouver  en  cette  occasion 
les  inllammables  habitans  de  la  ville  éternelle.  Est-il  besoin  de  dire 
qu'ils  firent  à  Pie  VII  une  réception  enthousiaste?  Au  pont  Milvio,  la 
foule  détela  les  chevaux  de  sa  voiture,  où  le  pape,  par  une  atten- 
tion délicate,  avait  fait  monter  le  doyen  du  sacré-collége,  le  cardi- 
nal Mattei,  et  l'ancien  prisonnier  de  Fenestrelle,  le  cardinal  Pacca. 
Trente  jeunes  gens  des  familles  les  plus  distinguées  de  Rome  traî- 
nèrent le  carrosse  pontifical  jusqu'à  Saint-Pierre.  Pie  VII  versait 
d'abondantes  larmes  de  joie,  dit  le  membre  du  sacré-collége  à  qui 
nous  empruntons  ces  détails.  L'émotion  fut  extrême  sur  tout  le  par- 
cours du  cortège;  elle  parvint  à  son  comble  lorsque  le  vénérable  pon- 
tife, descendu  de  voiture,  se  mit  à  gravir  lentement,  d'un  air  radieux, 
les  degrés  de  la  magnifique  basilique  de  Saint- Pierre.  La  foule 
entière  des  fidèles ,  qui ,  avec  une  furie  toute  méridionale ,  poussait 
vers  le  ciel  mille  acclamations  frénétiques,  éclatait  en  même  temps 
en  sanglots.  Cette  scène  touchante,  qui  avait  pour  théâtre  la  place 
du  Vatican,  se  passait  le  2 A  mai  1814.  Peu  de  temps  auparavant,  le 
20  avril,  la  cour  de  Fontainebleau  avait  été  témoin  d'un  autre  spec- 
tacle qui  avait  eu  aussi  son  émotion  et  sa  grandeur.  Elle  avait  en- 
tendu les  vieux  soldats  de  la  garde  impériale  saluer  de  leurs  vivat 
énergiques  le  glorieux  chef  auquel  ils  avaient  été  fidèles  toute  leur 
vie,  dont  la  voix  toujours  obéie  les  avait  si  souvent  conduits  ta  la  vic- 
toire, et  qui  maintenant,  hmnilié  et  vaincu,  descendait,  la  figure  con- 
tractée et  d'un  pas  rapide,  les  marches  du  palais  où  il  venait  de  si- 
gner son  abdication.  Elle  avait  vu  des  pleurs  mal  retenus  sillonner 
les  visag3S  de  ces  héros  de  tant  de  champs  de  bataille,  peu  habi- 
tués à  coup  sûr  à  s'attendrir,  mais  incapables  de  maîtriser  leur  dou- 
leur alors  qu'ils  recevaient  les  adiiux  de  celui  qui  avait  si  longtemps 
personnifié  pour  eux  l'honneur  de  la  patrie  et  la  foi  au  drapeau. 

IV. 

Arrivé  au  terme  de  cette  série  d'études,  trop  longue  peut-être,  qui 
a  exigé  un  certain  nombre  de  recherches  et  nous  a  coûté  quelque  la- 
beur, les  réllexions  se  pressent  en  foule  dans  notre  esprit;  nous  nous 
les  interdirons  toutefois.  Ainsi  que  nous  l'avons  dit  en  commençant, 
nous  ne  nous  sommes  point  proposé  de  soutenir,  sous  couvert  du 
passé,  une  thèse  qui  nous  soit  propre  sur  cette  question  des  rapports 
de  l'église  et  de  l'état  qui  agite  et  qui  partage  la  génération  pré- 
sente. Produire  des  documens  nouveaux,  rectifier  les  erreurs  accrédi- 
tées, suppléer  au  silence,  peut-être  intéressé,  des  principaux  acteurs 


1000  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

que  nous  avons  essayé  de  mettre  en  scène,  poursuivre  la  vérité  avec 
passion,  n'émettre  au  contraire  sur  les  personnes  et  sur  leurs  inten- 
tions que  des  jugemens  froids  et  équitables,  tel  a  été  le  but  de  nos 
efforts.  Qu'il  résulte  des  événemens  racontés  dans  ce  travail  des 
enseignemens  qui  pourraient  être  mis  à  profit  pour  aider,  sinon 
à  la  solution  théorique,  du  moins  à  l'apaisement  pratique  des  que- 
relles du  jour,  nous  le  croyons  d'autant  plus  volontiers  qu'à  notre 
sens  il  s'agit  moins  pour  les  partis  opposés  de  s'accorder  en  doc- 
trine, ce  à  quoi  ils  n'arriveront  jamais,  que  de  se  comprendre,  s'ils 
le  peuvent,  et  en  tout  cas  de  se  supporter  les  uns  les  autres.  Ce 
n'est  point  affaire  de  discussion,  on  a  suffisamment  discuté;  ce 
.serait  plutôt  aflaire  de  conduite  et  de  mesure.  Pendant  les  années 
qui  s'écoulèrent  entre  la  conclusion  du  concordat  et  la  chute  de 
l'empire,  quels  excès  de  conduite  de  la  part  de  l'état,  et  de  la  part 
de  l'église  quelle  absence  de  mesure!  En  si  peu  de  temps,  que  de 
contrastes!  Au  début,  quelle  intimité!  à  la  fin,  quelle  scission!  Voilà 
sur  quoi  feraient  bien  de  méditer  dans  l'un  et  l'autre  camp  les  par- 
tisans d'une  alliance  trop  intime  entre  ces  deux  grands  pouvoirs.  En 
mettant  sous  leurs  yeux  des  scènes  plus  détaillées  et  plus  précises 
que  ne  le  comportent  les  histoires  générales,  nous  avons  souhaité  les 
mettre  surtout  à  môme  de  consulter  un  peu  l'expérience,  qui  est, 
après  tout,  de  quelque  utilité  dans  les  affaires  de  ce  monde;  mais 
nous  nous  garderons  d'aller  plus  loin,  ayant  appris  par  l'usage  de  la 
vie  qu'il  ne  convient  pas  de  vouloir  rien  apprendre  aux  autres,  et 
que  personne  n'aime  clans  ce  monde  à  se  voir  faire  sa  part.  Les  le- 
çons les  meilleures  seront  toujours  en  effet  celles  que  Ton  se  donne  à 
soi-même. 

Avant  de  prendre  définitivement  congé  de  nos  lecteurs,  peut-être 
ne  trouveront-ils  pas  mauvais  que  nous  leur  disions  quelques  mots 
du  sort  ultérieur  des  personnages  dont  ils  ont  fait  avec  nous  l'intime 
connaissance,  et  pour  lesquels  nous  serions  heureux  de  leur  avoir 
inspiré  quelque  intérêt.  A  coup  siir,  ils  ne  seront  point  surpris 
d'apprendre  que,  pendant  le  reste  de  leur  vie,  placés  dans  des 
.situations  toutes  nouvelles,  en  présence  de  circonstances  très  diffé- 
rentes, ils  restèrent  la  plupart  parfaitement  semblables  à  eux- 
mêmes,  car  en  somme,  et  tout  bien  considéré,  il  se  trouve  que  le 
fond  du  caractère  des  hommes  est  beaucoup  moins  changeant  que 
le  cours  mobile  des  événemens.  La  destinée  de  M.  de  Broglie  en 
offre  un  singulier  exemple.  En  arrivant  dans  son  diocèse  le  24  mai 
1814,  il  avait  rencontré  tout  le  clergé  et  la  plus  grande  partie  de 
la  population  de  sa  ville  épiscopale  qui  venai  'nt,  palmes  en  main, 
à  sa  rencontre.  La  joie  était  grande  parmi  ce  troupeau  fidèle  qui  se 
félicitait  de  voir  son  pasteur  rentrer  enfin  de  l'exil  comme  un  autre 
.saint  Hilaire.  L'admiration  avait  redoublé  quand  le  prélat,  au  lieu 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  1001 

d'agréar  tant  d'hommages,  si  mit  à  confesser  publiquement  qu'il 
ne  s'en  croyait  point  digne,  et  qu'il  avait  eu,  lui  aussi,  ses  momens 
de  faiblesse,  alors  qu'il  avait  signé  sa  démission;  mais  ces  mo- 
mens de  triomphe  furent  de  courte  durée,  et  d'autres  épreuves  at- 
tendaient M.  de  Broglie.  De  Français,  il  était  devenu  Belge,  et  par 
conséquent  sujet  du  roi  Guillaume  de  Hollande,  la  Belgique  ayant 
été  cédée  ou  vendue,  comme  on  voudra,  par  le  catholique  empe- 
reur d'Autriche  au  chef  protestant  de  la  maison  d'Orange.  Dès  le 
8  octobre  i81/i,  l'évêque  de  Gand  avait  fait  parvenir  au  congrès  de 
Vienne  un  mémoire  rédigé  par  ses  grands-vicaires  sur  la  situation 
fâcheuse  que  cette  annexion  allait  créer  pour  l'église  belge.  Le  fu- 
tur roi  Guillaume  en  eut  connaissance,  et  ce  fut  l'origine  de  sa 
haine  implacable  contre  M.  de  Broglie.  Ce  prélat,  qui  n'avait  point 
reculé  devant  Napoléon  pour  défendre  ce  qu'il  avait  considéré  comme 
les  droits  de  l'église  romaine,  n'hésita  pas  davantage  à  se  mettre 
en  avant  pour  revendiquer  contre  Guillaume  d'Orange  ce  qu'il  ap- 
pelait la  cause  de  la  liberté  religieuse  en  Belgique.  Les  détails  de 
■cette  querelle  nous  mèneraient  trop  loin.  Elle  devint  bientôt  si  vive 
que  le  28  novembre  1815  M.  de  Broglie  était  cité  à  comparaître  de- 
vant le  conseil  d'état  du  roi  de  Hollande  par  un  décret  qui  le  trai- 
tait de  séditieux.  L'évêque  de  Gand,  toujours  malade,  se  rappelant 
qu'il  n'avait  pas  toujours  su  résister,  sous  les  verrous,  à  l'oppres- 
sion de  ses  ennemis,  rédigea  à  la  hâte  une  protestation  contre  toutes 
les  concessions  qui  pourraient  lui  être  arrachées  par  la  force,  et, 
pour  plus  de  précaution,  se  réfugia  en  France.  Le  8  novembre  1817, 
il  fut  condamné  par  contumace  à  la  déportation.  Par  une  invention 
inqualiliable,  le  gouvernement  hollandais  trouva  opportun  de  faire 
dresser  un  jour  de  marché ,  sur  la  place  principale  de  Gand ,  un 
échafaud  où  figurait,  entre  deux  forçats  condamnés  au  pilori,  un 
énorme  poteau  où  se  lisait,  imprimée  en  gros  caractères,  la  sen- 
tence portée  contre  l'évêque  de  cette  ville  (1).  Le  gouvernement 
impérial,  s'il  avait  eu  trop  souvent  recours  à  la  violence,  avait  su 
du  moins  éviter  l'emploi  de  ces  indignes  moyens  qui,  pour  atteindre 
un  adversaire,  blessent  au  cœur  les  plus  légitimes  sentimens  de 
toute  une  population.  De  Paris,  l'évêque  de  Gand  continuait  à  pour- 
voir, malgré  le  décret  de  bannissement,  à  l'administration  de  son 
diocèse  par  l'intermédiaire  de  deux  vicaires -généraux  qui,  sans 
prendre  ce  titre,  gouvernaient  cependant  au  nom  du  légitime  pas- 
teur. Il  n'en  était  pas  à  faire  l'apprentissage  de  ce  rôle  singulier 
d'un  prélat  qui  dirige  spirituellement  la  conscience  des  ouailles 
■dont  il  est  matériellement  séparé.   De  plus  en  plus  malade,  de 
plus  en  plus  languissant,  mais  jamais  abattu  d'esprit,  il  mourut,  en 

(1)  M.  de  Geilach,  Histoire  des  Pays-Bas,  t.  I",  p.  352. 


1002  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s' acquittant  jusqu'à  sa  dernière  heure  de  ses  fonctions  épiscopales, 
le  21  juillet  1821. 

L'évêque  de  Troyes,  M.  de  Boulogne,  ne  se  mit  point  dans  le 
cas  dd  souffrir  aucune  nouvelle  persécution.  Lorsque,  vers  la  fin  de 
févrit^r  18lZi,  l'empereur  avait,  après  la  victoire  de  Montireau,  passé 
quelques  jours  à  Troyes,  il  avait  fait  venir  l^s  chanoines  du  cha- 
pitre pour  les  gourmander  de  leur  opposition  au  nouvel  évêque, 
M.  de  Gussy.  Les  chanoines  s'étaient  excusés  sur  ce  que  le  siège 
n'était  pas  réellement  vacant,  à  quoi  l'empereur  avait  répondu  par 
cette  plaisanterie,  à  coup  sûr  fort  mal  placée  dans  sa  bouche  :  «  Eh 
bien!  si  je  le  fais  fusiller,  votre  évêque,  le  siège  ne  sera-t-il  pas 
alors  vacant?  »  Là-dessus  M.  de  Boulogne  se  figura  ou  à  peu  près, 
tant  son  imagination  était  vive,  qu'il  avait  été  condamné  par  l'em- 
pereur à  être  fusillé.  Son  déchaînement  contre  le  régime  tombé 
devint  tout  de  suite  égal  à  l'enthousiasme  avec  lequel  il  en  avait" 
jadis  salué  l'avènement.  Avec  sa  facilité  merveilleuse  de  parole,  il 
ne  fit  que  transporter  aux  princes  de  la  maison  restaurée  des  Bour- 
bons \cs  témoignages  de  soumission  et  de  docilité  qu'il  avait  pro- 
digués au  chef  de  la  dynastie  impériale.  Le  public  remarqua  surtout 
un  discours  prononcé  en  chaire  en  1816,  dont  le  sujet  était  :  la 
France  veut  son  Dieu,  la  France  veut  son  roi.  «  Oui,  la  France 
veut  son  roi!  s'était  écrié  l'orateur  sacré,  mais  son  roi  légitime, 
parce  que  la  légitimité  est  le  premier  besoin  des  peuples,  et  un 
bienfait  d'autant  plus  inappréciable  qu'il  peut  suppléer  à  tous  les 
autres,  et  qu'aucun  autre  ne  peut  y  suppléer...  INon,  il  n'est  pas 
vrai  que  le  peuple  soit  souverain,  ni  que  les  rois  soient  ses  man- 
dataires. C'est  le  cri  des  séditieux,  c'est  le  rêve  des  indépendans, 
c'est  la  chimère  immonde  de  la  turbulente  démagogie,  c'est  le  men- 
songe le  plus  cruel  qu'aient  pu  faire  nos  vils  tyrans  pour  tromper 
la  multitude...  »  A  ceux  qui  lui  rappelaient  qu'il  avait  naguère  pro- 
fessé d'autres  doctrines  et  comblé  d'éloges  un  prince  qui  avait  régné 
au  nom  du  principe  de  la  souveraineté  du  peuple  :  «  Hélas  !  oui,  ré- 
pondait M.  de;  Boulogne;  mais  l'excès  de  mes  louangss  n'en  prouve 
que  mieux  combien  était  grande  son  épouvantable  tyranni?.  » 

La  situation  particulière  du  cardinal  Fesch  l'empêcha  d?.  donner 
l'exempl;;  d'une  pareille  palinodie.  Après  la  chute  de  l'empereur, 
il  se  dirigea,  en  compagnie  de  M'""  Laetitia,  vers  l'Italie.  Le  hasard 
voulut  qu'il  arrivât  à  Césène  le  jour  même  où  Pie  VII  faisait  son  en- 
trée dans  sa  ville  natal  \  Il  demanda  s'il  pouvait  être  admis  à  pré- 
senter ses  hommages  au  saint -père,  u  Qu'il  vienne,  s'écria  Pie  VIT, 
qu'il  vienne;  nous  n'avons  pas  oublié  les  affectueux  services  qu'il 
a  toujours  cherché  à  nous  rendre.  Il  nous  semble  encore  voir  ac- 
courir sjs  grands-vicaires  à  Grenoble  pour  mettre  à  notre  disposi- 
tion tout  C3  qu'il  avait  alors  di  crédit  et  dj  pouvoir.  Nos  oreilles 


l'église  bomaine  et  le  premier  empire.  1003 

retentissent  toujours  de  la  courageuse  prestation  de  serment  qu'il 
a  0S3  faire  à  Notre-Dame  dans  un  moment  si  solennel  et  si  difli- 
cile  (1).  »  Fesch  annonça  au  saint-père  l'intention  de  s'établir  à  Rome 
avec  sa  sœur,  u  Soyez  Iîs  bimvenus,  dit  Pie  VII.  Je  f^rai  tout  ce 
qui  dé'p  ndra  de  moi  pour  vous  rendre  ce  séjour  agréable.  De  tout 
temps,  Rome  a  été  la  patrie  des  grands  exilés.  Elle  s?ra  la  vôtre  à 
doubb  titre,  et  comme  cardinal  et  comme  oncle  de  l'empereur.  » 
Deux  jours  après,  Fesch  était  cà  Rome,  où  vinrent  successivement 
s'établir,  av  x  la  mère  de  l'empereur,  S3S  frères  Lucijn,  Jérôme  et 
Louis  Bonapart3,  qui,  de  ce  luu  d'asile,  recevaiant  fréquemment 
des  nouv  11  s  du  prisonnier  de  l'île  d'Elbe.  Aux  C3nt-jours,  le  car- 
dinal retourna  pour  pau  de  temps  dans  sa  ville  archiépiscopale, 
puis  à  Paris;  mais  il  ne  s'y  occupa  nullement  de  politique.  Après 
Waterloo,  il  dnnanda,  par  une  lettre  personnellement  adressée  à 
Louis  XYIII,  l'autorisation  de  continuer  à  résider  dans  son  diocèse. 
A  cjtt3  L'ttre,  remise  par  M.  de  Talleyrand,  il  reçut  une  réponse 
qu'avait  rédigée  Fouché,  et  qui  l'invitait  à  se  retirer  soit  à  Sienne, 
soit  à  Rome.  Il  choisit  Rome,  et  s'y  fixa  de  nouveau.  Le  gouver- 
nement de  la  restauration  voulut  obtenir  de  lui  la  démission  de 
son  siège  de  Lyon;  le  cardinal  résista  obstinément,  comme  c'é- 
tait son  droit.  En  vain  Consalvi  et  Pie  VII  s'entremirent;  il  ne  leur 
céda  ri  m.  Léon  XII,  nouvellement  intronisé,  s'y  employa  comme 
eux,  mais  sans  plus  de  succès.  On  dit  que  c>  pontife,  qui  désirait 
plaire  à  la  France,  proposa  au  cardinal  de  le  nommer  au  premier 
siège  suburbicaire  vacant,  u  Pardon,  saint-père,  reprit  le  cardi- 
nal, resté  toujours  fier  dans  son  adversité,  rien  ne  saurait  me 
dédommager  di  mon  éghse;  après  Lyon,  je  ne  vois  que  la  pa- 
pauté... (2).  »  Quand  éclata  la  révolution  de  1830,  Fesch  se  flatta 
de  rentrer  en  France.  C'était  l'intention  du  roi  Louis-Philippe  de 
l'y  rappehr;  mais  le  maintien  par  la  chambre  des  députés  de  la  loi 
du  2  janvier  1816  prolongea  l'exil  du  cardinal.  «  Le  nouveau  gou- 
vernement, malgré  ses  sympathies  pour  les  Bonapartes,  dit  le  pieux 
biographe  du  cardinal  Fesch,  n'osa  pas  séparer  leur  cause  de  celle 
des  Bourbons  de  la  branche  ahiée...  Depuis,  la  conspiration  de  ses 
neveux,  1  s  enfans  de  Lucien,  à  Rome,  l'échauffourée  de  son  autre 
neveu,  le  prince  Louis,  à  Strasbourg,  lui  ôtèrent  tout  espoir  de  ren- 
trer dans  son  diocèse,  cette  dernière  affaire  surtout  ayant  justifié 
aux  yeux  de  la  France  la  mesure  qui  laissait  subsister  l'exil  des  Bo- 
napart:s  (3).  »  Attentivement  occupé  à  entretenir  dans  des  sentimens 
de  piété  sa  sx'ur,  qu'il  perdit  en  1837,  distrait  de  temps  à  autre  par 
les  soins  qu'il  n'avait  cessé  de  donner  à  sa  galerie  de  tableaux,  plus 


Bs  soms  qu  n  n  avaii  cesse  tie  aonner  a  sa  g" 

(1)  Vie  du  cardinal  Fesch,  par  l'abbé  Lyonnet,  t.  II,  p.  250. 

(-2)  Ibid.,  t.  I"-,  p.  G88. 

(3)  Ibid.,  t.  il,  p.  G89et690. 


lOOÛ  REVUE    DES    DEUX   MO^DES. 

iiombreus3  quG  bien  choisie,  le  cardinal  Fesch,  qui  avait  également 
survécu  à  son  neveu  l'empereur  îSapoléon  et  à  son  petit-neveu  le 
duc  de  Reichstadt,  s'éteignit  doucement  à  Rome  le  13  juillet  1830. 

Nous  nous  reprocherions  de  paraître  oublier,  fût-ce  un  instant, 
le  cardinal  Gonsalvi.  Est-il  besoin  de  dire  qu'aussitôt  remis  en  pos- 
session de  sa  souveraineté,  Pie  YII  n'eut  rien  de  plus  pressé  que 
tle  rétablir  son  plus  dévoué  serviteur  et  son  ami  dans  son  ancien  poste 
de  la  secrétairerie  d'état?  Gonsalvi  assista  en  cette  qualité  au  congrès 
de  Vienne.  Son  influence  y  fut  considérable.  Il  avait  particulièrement 
gagné,  dans  un  rapide  voyage  à  Londres,  les  bonnes  grâces  du  prince 
régent  de  la  Grande -Rretagne,  et  le  concours  de  la  protestante 
Angleterre  ne  lui  servit  pas  médiocrement  pour  soutenir  à  Vienne, 
les  intérêts  temporels  du  saint-siége.  Une  autre  singularité  de  sa 
carrière  politique  fut  d'avoir  à  défendre  contre  le  gouvernement  de 
la  restauration  celles  des  clauses  du  concordat  qu'il  avait  jadis  si- 
gnées le  plus  à  contre-cœur.  Il  se  tira  de  cette  embarrassante  épreuve 
avec  sa  dextérité  ordinaire  et  sans  jamais  tomber  dans  aucune  fla- 
grante contradiction.  11  nous  serait  agréable  de  pouvoir  ajouter  que 
"Gonsalvi,  redevenu  tout-puissant  à  Rome,  essaya  de  mettre  un  terme 
aux  abus  d'une  administration  dont  il  a  fait  lui-même  une  si  triste 
l^einture  dans  les  mémoires  rédigés  à  Reims  durant  sa  captivité.  Ses 
efforts,  s'il  en  tenta,  demeurèrent  absolument  infructueux.  Gonsalvi, 
malgré  sa  prodigieuse  clairvoyance  et  son  incontestable  honnêteté, 
était  avant  tout,  et  beaucoup  plus  que  Pie  VII,  un  homme  d'ancien 
régime.  En  Italie,  non  plus  que  dans  le  reste  de  l'Europe,  à  Rome 
moins  que  dans  tout  le  reste  de  l'Italie,  le  cours  de  l'opinion  ne  por- 
tait nullement  alors  aux  réformes;  un  bien  petit  nombre  d'esprits 
étaient  seuls  capables  d'en  comprendre  l'opportunité.  Le  clergé  et 
les  classes  inférieures  réclamaient  au  contraire  le  retour  le  plus  com- 
plet vers  l'ancien  état  de  choses.  Gonsalvi  céda  volontiers  à  l'entrai- 
nement  général,  qui  ne  le  contrariait  guère.  Il  exerça  pendant  tout 
le  pontificat  de  Pie  VII  une  autorité  modérée,  et  qui  n'ajouta  rien  à 
.sa  réputation.  Son  existence  fut  à  la  fois  celle  d'un  favori  et  d'un 
ministre  tout-puissant.  Malheureusement  pour  lui,  les  mérites  du 
ministre  n'étaient  point  de  nature  à  faire  taire,  si  grand  que  fut  resté 
son  désintéressement,  les  mille  jalousies  qu'excite  partout,  à  Rome 
encore  plus  qu'ailleurs,  cette  position  de  favori.  Au  moment  de  la 
mort  de  Pie  VII,  Gonsalvi  était  tombé  dans  la  disgrâce  du  public. 
Peut-être  y  aurait-il  été  indifférent,  il  ne  le  fut  point  à  la  perte  du 
maître  qu'il  avait  aimé  et  si  bien  servi;  il  le  suivit  de  près  dans  la 
tombe. 

Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  parler  maintenant  de  Pie  VII  et  de 
Napoléon,  et  à  montrer  comment  se  sont  exprimés  sur  le  compte 
l'un  de  l'autre,  leur  querelle  vidée,  ces  deux  personnages  «  si  sin- 


l'église  romaine  et  le  premier  empire.  1005 

gulièrement  associés  par  la  destinée,  suivant  les  expressions  de 
M.  Thiers,  pour  se  plaire  et  pour  se  tourmenter  toute  leur  vie.  » 
Nous  ne  citerons  pas  le  Mémorial  de  Sainte-IIcUnc ,  il  ne  serait 
pas  juste  de  mettre  cà  la  charge  de  l'empereur  les  paroles  que  lui 
prête  M.  de  Las-Cases.  Elles  peuvent  indiquer  d'une  façon  générale 
la  tournure  de  ses  pensées,  et  par  exception  les  termes  mêmes  dont 
il  se  serait  servi  ;  mais  il  n'en  est  à  aucun  degré  responsable.  Il 
l'est  au  contraire  des  notes  qu'il  a  dictées  en  1819  à  l'occasion  de 
l'ouvrage  de  M.  de  Pradt.  Dans  ces  notes,  non-seulement  l'empe- 
reur a  notoirement  travesti  certains  faits  avérés  sur  lesquels  nos 
lecteurs  savent  désormais  à  quoi  s'en  tenir,  par  exemple  lorsqu'il 
assure  «  n'avoir  fait  arrêter  l'abbé  de  Boulogne,  l'abbé  de  Broglie 
et  l'évêque  de  Tournai  que  parce  qu'ils  étaient  entrés  dans  des  in- 
trigues avec  les  agens  du  cardinal  di  Pietro  (1);  »  mais,  chose 
étrange,  il  ne  regarde  pas  à  maintenir  vis-à-vis  de  son  ancien  ad- 
versaire les  imputations  les  plus  fausses,  et  se  plaît,  ce  qui  est  non 
moins  choquant,  à  garder  à  son  égard  le  ton  le  plus  agressif.  De  sa 
part,  nul  témoignage  de  sympathie  ou  de  regret.  C'est  toujours 
du  ton  de  la  plus  superbe  arrogance  qu'il  s'explique  sur  le  passé. 
Parlant  de  lui-même  à  la  troisième  personne,  Napoléon  s'écrie  :  «  Les 
discussions  qu'il  a  eues  depuis  avec  Rome  proviennent  de  l'abus 
que  faisait  cette  cour  du  mélange  du  spirituel  et  du  temporel.  Cela 
peut  lui  avoir  causé  quelques  momens  d'impatience,  c'était  le  lion 
qui  se  sentait  piqué  par  des  mouches...  La  cour  de  Rome  était  en 
délire...  Le  saint-père,  enfermé  au  fond  de  son  palais  en  1810,  avait 
fait  élever  des  barricades...  Les  troupes  françaises  se  crurent  bra- 
vées... L'empereur  se  proposait  de  réunir  un  nouveau  concile  en 
1813...  Les  choses  eussent  été  menées  de  manière  que  le  pape  eût 
demandé  lui-même  à  se  mettre  à  sa  tête,  et,  comme  il  était  déjà  à 
Fontainebleau,  on  lui  aurait  ainsi  fait  prendre  possession  de  son  pa- 
lais archiépiscopal  de  Paris.  Tout  avait  été  préparé  pour  que  le  palais 
fût  meublé  avec  plus  de  magnificence  que  les  Tuileries  même.  Tout  y 
devait  être  or,  argent,  ou  tapisserie  des  Gobelins  retraçant  des  évé- 
neinens  tirés  de  l'histoire  sainte...  Le  pape  comprit  parfaitement  le 
piège.  Cela  n'avait  pour  but  que  de  faire  descendre  le  saint-siége 
en  le  faisant  correspondre  avec  un  ministre  comme  les  autres  évê- 
ques.  Il  se  refusa  d'adopter  cet  expédient,  qui  empirait  sa  position; 
il  fit  fort  bien.  Dans  l'état  de  splendeur  où  était  le  trône  impérial, 
le  pape  ne  pouvait  rien  faire  rejaillir  sur  lui,  tandis  que  l'étiquette 
du  palais  impérial,  les  communications  directes  avec  le  souverain, 
distinguaient  l'évêque  de  Rome  et  maintenaient  sa  splendeur  et  son 
rang...  n 

(1)  Mémoires  de  Napoléon,  Odition  de  1830,  t.  IV,  p.  229. 


1006  REVUE    DES   DEDX   MONDES. 

Tandis  que  l'empereur  dictait  à  Sainte-Hélène  ces  notes  pleines 
d'orgueil,  et  savourait  méchamment  le  plaisir  d'énumérer  les  pièges 
qu'il  avait  tendus  et  \is  humiliations  qu'il  avait  imposées  au  pape, 
que  faisait  Pie  VU?  Il  pensait,  lui  aussi,  à  son  ancien  adversaire, 
mais  dans  un  hïm  autre  esprit.  Rentré  en  possession  de  ses  états, 
Pie  VII  était  demeuré  fidèle  à  l'affection  jadis  éprouvée  pour  Napo- 
léon ;  il  gardait  encore  toutes  ses  illusions  sur  les  dispositions  hé- 
roïques et,  suivant  lui,  sincèrement  chrétiennes  du  grand  homme 
avec  lequel  il  avait  signé  le  concordat.  Voici  la  lettre  touchante  et 
trop  peu  connue  que  l'ancien  captif  de  Savone  écrivait  en  1817  au 
sujet  du  malheureux  prisonnier  de  Sainte-Hélène  : 

...  «  La  famille  de  Napoléon  nous  a  fait  connaître  par  le  cardinal 
Fesch  que  le  rocher  de  Sainte-Hélène  est  mortel,  et  que  le  pauvre 
exilé  se  voit  dépérir  à  chaque  minute.  Nous  avons  appris  cette  nouvelle 
avec  une  peine  infinie,  et  vous  la  partagerez  sans  aucun  doute,  car  nous 
devons  nous  souvenir  tous  les  deux  qu'après  Dieu  c'est  à  lui  principale- 
ment qu'est  dû  le  rétablissement  de  la  religion  dans  ce  grand  royaume 
de  France.  La  pieuse  et  courageuse  initiative  de  1801  nous  a  fait  oublier 
et  pardonner  depuis  longtemps  les  torts  subséquens.  Savone  et  Fontai- 
nebleau ne  sont  que  des  erreurs  de  l'esprit  ou  des  égaremens  de  l'ambi- 
tion humaine.  Le  concordat  fut  un  acte  chrétiennement  et  héroïquement 
sauveur.  La  mère  et  la  famille  de  Napoléon  font  appel  à  notre  miséri- 
corde et  générosité;  nous  pensons  qu'il  est  juste  d'y  répondre.  Nous 
sommes  certain  d'entrer  dans  vos  intentions  en  vous  chargeant  d'écrire 
de  notre  part  aux  souverains  alliés  et  notamment  au  prince  régent.  C'est 
votre  cher  et  bon  ami,  et  nous  entendons  que  vous  lui  demandiez  d'a- 
doucir les  souffrances  d'un  pareil  exil.  Ce  serait  pour  notre  cœur  une 
joie  sans  pareille  que  d'avoir  contribué  à  diminuer  les  tortures  de  Napo- 
léon. Il  ne  peut  plus  être  un  danger  pour  quelqu'un,  nous  désirerions 
qu'il  ne  fût  un  remords  pour  personne  (1).  » 

Il  nous  S;'mble  que  les  paroles  de  Napoléon  que  nous  venons  de 
citer  et  la  lettre  de  Pie  VII  marquent  d'un  trait  vif  et  saisissant  le 
-caractère  de  chacun  d'eux.  Du  représentant  de  la  puissance  civile 
ou  du  chef  de  l'autorité  spirituelle,  auquel  en  définitive  est  de- 
meuré l'avantage?  Nos  lecteurs  sont  maintenant  ou  jamais  en  état 
d'en  déciJer,  car  nous  n'avons  plus  d'autres  pièces  à  leur  fournir, 
et  ces  documens  sont  les  derniers  que  nous  ayons  réussi  à  nous 
procurer  pour  expliquer  la  véritable  nature  des  rapports  qui  ont 
existé  entre  les  deux  personnages  historiques  qui  font  le  principal 
intérêt  de  notre  récit. 

d'Haussonville. 

(1)  Lettre  du  pape  au  cardinal  Consalvi,  Castcl-Gaiidolfo,  0  octobre  1817. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  août  18G9. 

Pendant  que  le  canon  des  fêtes  publiques  annonce  qu'il  y  a  cent  ans, 
dans  une  petite  île  de  la  Méditerranée,  naissait  un  homme  destiné  à  re- 
muer le  mondera  laisser  son  empreinte  sur  la  France,  pendant  que  sous 
le  troisième  Napoléon  et  dix-sept  ans  après  le  coup  d'état  du  2  décembre 
1851  le  sénat  en  est  à  délibérer  sur  la  métamorphose  de  l'empire  auto- 
ritaire en  empire  libéral,  selon  le  mot  de  M.  Rouher,  allons  droit  au  nœud 
de  toutes  ces  questions  qui  s'agitent  depuis  quelque  temps  et  qui  ne  sont 
pas  près  de  finir,  même  quand  le  sénatus-consulte  du  2  août  sera  voté. 
Il  y  a  en  politique  ce  qu'on  avoue  tout  haut  et  ce  qu'on  n'avoue  pas.  Les 
gouvernemens,  comme  les  partis,  ont  leurs  programmes  ostensibles,  leur 
manière  d'agir  apparente,  et  ils  ont  aussi  leurs  réticences,  leurs  mobiles 
déguisés.  Ni  les  uns  ni  les  autres  ne  disent  tout  ce  qu'ils  pensent,  et  ce 
qu'ils  ne  disent  pas  ou  ce  qu'ils  n'avouent  qu'à  demi  n'est  pas  ce  qui  a 
le  moins  d'importance  ;  en  d'autres  termes,  la  question  n'est  pas  dans  les 
propositions  d'un  message,  dans  la  mesure  d'une  concession,  elle  est 
bien  plutôt  dans  une  certaine  disposition  morale  qui  donne  leur  caractère 
aux  actes  eux-mêmes. 

La  vraie  question,  sait-on  où  elle  est  aujourd'hui?  Elle  est  dans  cette 
disposition  secrète  avec  laquelle  gouvernement  et  partis  abordent  la  si- 
tuation nouvelle  qui  vient  en  quelque  sorte  d'éclater  devant  eux;  elle  est 
dans  une  équivoque  et,  pour  le  dire  d'un  mot,  dans  une  défiance  mu- 
tuelle qui  s'infiltre  partout,  qui  neutralise  tout.  Le  gouvernement,  par 
son  origine,  par  les  principes  dont  il  se  prévaut,  au  moins  en  théorie,  n'a 
sans  doute  rien  d'incompatible  avec  la  souveraineté  nationale.  Il  a  le 
souci  de  l'opinion,  puisqu'il  cherche  à  la  suivre;  il  ne  se  raidit  pas  contre 
un  mouvement  qu'il  croit  irrésistible,  et  il  ne  serait  vraiment  pas  fâché 
de  vivre  avec  ces  institutions  libérales  qui  lui  échappent  des  mains.  Ce 
qui  lui  manque,  c'est  la  foi  dans  ce  qu'il  fait.  11  y  a  huit  ans  déjà,  M.  de 
Persigny,  passant  au  ministère,  publiait  une  circulaire  où  il  prétendait 


1008  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

naïvement  qu'un  re'gime  politique  ne  pouvait  se  dessaisir  de  la  dictature 
tant  que  son  principe  était  contesté,  c'est-à-dire  tant  que  tout  le  monde 
n'était  pas  d'accord.  M.  de  Persigny,  quant  à  lui,  n'en  est  plus  là,  si 
nous  ne  nous  trompons,  ou  du  moins  il  ne  croit  plus  indispensable 
de  proroger  la  liberté  jusqu'à  la  réconciliation  universelle  des  opinions. 
Malheureusement  il  semble  toujours  rester  quelque  chose  de  cette  sin- 
gulière pensée  dans  la  politique  du  gouvernement.  Il  se  défie  visiblement 
de  cette  expérience  nécessaire  dans  laquelle  il  s'engage;  il  craint  qu'on 
ne  se  serve  contre  lui  de  ces  libertés  qu'il  accorde,  ce  qui  serait  en  vé- 
rité fort  possible;  il  comprend  bien  qu'il  a  dans  son  passé  des  points  vul- 
nérables qui  feront  sa  faiblesse  le  jour  où  une  discussion  sérieuse  pourra 
les  atteindre  et  où  il  sera  désarmé  de  ses  moyens  commodes  de  défense; 
c'est  le  secret  de  ses  ambiguïtés,  de  ses  tergiversations.  Voilà  pourquoi, 
en  donnant  beaucoup,  il  a  l'air  de  garder  encore  quelque  arrière-pensée 
d'omnipotence,  et  en  outre,  comme  il  n'a  rien  fait  pour  se  préparer  à 
cette  vie  nouvelle,  pour  s'assurer  le  concours  d'hommes  formés  à  la  vi- 
rilité de  l'action  par  l'habitude  de  la  responsabilité  dans  les  luttes  pu- 
bliques, il  est  encore  plus  embarrassé;  il  hésite  dans  ses  choix,  il  ne  sait 
même  pas  toujours  très  bien  le  nom  de  ceux  à  qui  il  va  Confier  un  minis- 
tère. 11  semble  faire  du  provisoire  avec  les  hommes  comme  avec  les 
choses. 

Les  partis  de  leur  côté  n'ont  pas  moins  de  perplexités  intimes  et  de 
sous-entendus  en  face  de  ce  mouvement  qui  commence.  Après  avoir  peu 
espéré,  ils  en  sont  à  savoir  ce  qu'ils  doivent  croire  et  ce  qu'ils  ont  à 
faire.  Ils  ne  sauraient  nier  les  progrès  qui  s'accomplissent,  et  ils  ne 
sont  pas  assez  aveugles  pour  les  repousser  uniquement  parce  qu'ils 
émanent  de  l'initiative  du  pouvoir;  mais  à  leur  tour  ils  n'osent  se  pro- 
noncer nettement  sur  la  valeur  d'innovations  qu'ils  supposent  pouvoir 
être  rétractées  ou  atténuées  dans  la  pratique.  Il  est  clair  que  ce  qu'ils 
ont  de  confianxe  est  tempéré  par  beaucoup  de  scepticisme.  Ils  ne  veulent 
pas  s'engager,  ils  craignent  d'être  pris  pour  dupes  ou  de  s'affaiblir  en 
paraissant  pactiser  avec  un  expédient  de  circonstance.  Accoutumés  à 
voir  l'empire  s'identifier  avec  un  système  politique  qui  était  d'intention 
comme  de  fait  la  négation  hautaine  et  radicale  du  libéralisme  constitu- 
tionnel, ils  attendent  sans  désarmer,  sans  se  livrer,  gardant  leurs  griefs, 
dont  ils  se  nourrissent,  et  tous  leurs  doutes,  devant  une  expérience 
qu'ils  ne  considèrent,  eux  aussi,  que  comme  une  expérience.  Nous  ne 
parlons  pas  de  ceux  qui  se  sont  proclamés  des  irréconciliables  et  qui 
ne  demanderaient  pas  seulement  au  régime  actuel  de  s'améliorer.  Voilà 
le  vrai,  voilà  le  nœud  de  la  situation  telle  qu'elle  est  aujourd'hui.  Le 
gouvernement  ne  croit  pas  complètement  à  la  sincérité  de  ceux  qui  lui 
demandent  des  réformes  libérales,  c'est-à-dire  à  leur  intention  de  se 
borner  à  des  réformes.  L'opposition,  dans  son  for  intérieur,  ne  croit  ni 
à  la  sincérité  absolue  du  gouvernement,  ni  à  l'irrévocabilité  de  ses  réso- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1009 

lutions,  ni  même  peut-être  à  la  possibilité  pour  lui  de  réaliser  sérieuse- 
ment toutes  les  conditions  d'un  régime  vraiment  libre.  Il  s'ensuit  que 
des  deux  côtés  on  est  dans  une  position  fausse.  Les  réformes  qui  s'ac- 
complissent, au  lieu  d'être  le  terrain  d'action,  ne  sont  qu'un  prétexte; 
la  vraie  lutte  est  entre  des  arrière-pensées,  des  préventions,  des  ressenti- 
mens  inavoués,  des  défiances.  II  est  évident  que,  tant  qu'on  se  battra 
dans  ces  nuages,  on  ne  fera  que  prolonger  cet  état  où  plus  que  jamais 
on  reste  dans  l'indécision,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  grave,  c'est  que  ce 
sont  les  libertés  mêmes  du  pays  qui  peuvent  en  définitive  payer  les  frais 
de  ces  luttes  de  sous-entendus. 

11  faut  sortir  de  là,  et  on  ne  le  peut,  cela  est  bien  clair,  que  si  tous  les 
esprits  de  bonne  volonté  se  mettent  à  l'œuvre  avec  une  virilité  sincère, 
sans  parti-pris.  C'est  au  gouvernement  tout  le  premier  à  se  demander 
si  c'est  une  bien  sérieuse  garantie  de  sécurité  pour  lui  de  paraître  tou- 
jours flottant  et  hésitant,  même  quand  il  accorde  ce  qu'on  lui  demande, 
d'avoir  l'air  de  douter  lui-même  de  ce  qu'il  fait  et  de  s'enlever  ainsi 
l'avantage  d'une  attitude  simplement  et  tranquillement  confiante.  Sans 
doute  on  ne  passe  pas  ainsi  d'un  régime  à  l'autre  sans  difficulté  et  sans 
une  secrète  émotion.  L'expérience  est  grave,  et  elle  implique  une  renon- 
ciation plus  ou  moins  volontaire  à  bien  des  prérogatives  auxquelles  on 
s'était  accoutumé;  elle  est  dans  tous  les  cas  désormais  nécessaire,  et  ce 
n'est  pas  en  s'y  engageant  avec  mauvaise  humeur,  comme  dans  une 
aventure  nouvelle  d'où  on  peut  revenir,  qu'on  la  rendrait  plus  sûre  ou 
moins  périlleuse.  Le  gouvernement  n'a  qu'un  bon  moyen,  c'est  d'accep- 
ter lui-même  sans  réserve  toutes  les  conséquences  de  ses  propres  ré- 
formes, c'est  d'entrer  sans  arrière-pensée  défiante  dans  ce  régime  dont 
il  rouvre  les  portes.  Qu'ont  à  faire  les  partis  libéraux  quant  à  eux?  Ils 
sont  encore  plus  intéressés  à  ne  pas  s'annihiler  dans  les  préventions  et 
les  ressentimens.  Ce  serait  de  leur  part  une  faute  évidente  de  sacrifier 
la  réalité  à  des  préoccupations  toujours  assez  vaines,  de  faire  dépendre 
les  progrès  possibles  de  conditions  dont  on  n'est  pas  maître,  et  de  pa- 
raître attacher  peu  de  prix  à  ce  qu'on  acquiert,  sous  prétexte  qu'on  n'a 
pas  tout  ce  qu'on  voudrait  ou  que  la  confiance  serait  illusoire.  La  con- 
fiance est  un  salutaire  cordial,  cela  est  certain;  après  tout,  on  peut  en- 
core marcher  sans  elle,  si  on  le  veut  bien.  11  faut  prendre  les  choses 
pour  ce  qu'elles  sont  et  les  situations  telles  qu'elles  se  présentent.  11  ne 
s'agit  pas  de  courir  après  l'insoluble,  d'ouvrir  un  concours  entre  toutes 
les  formes  théoriques  de  gouvernement,  et  de  s'engager  dans  des  guerres 
de  mots.  L'essentiel  pour  le  moment  est  d'assurer  le  terrain  conquis  et 
de  se  saisir  tout  simplement  de  ces  moyens  d'action  qu'on  retrouve  pour 
faire  [rentrer  la  liberté,  les  garanties,  le  contrôle  dans  toutes  les  institu- 
tions. 

Ce  n'était  pas  possible  jusqu'ici,  puisqu'on  était  lié  par  toute  sorte  de 

TOME  LXXXII.  —  1869,  64 


1010  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

restrictions  et  qu'on  ne  pouvait  faire  un  pas  sans  rencontrer  une  bar- 
rière. Aujourd'hui  l'initiative  individuelle  ou  collective  reprend  sa  force 
et  son  rôle  par  l'indépendance  parlementaire,  par  le  droit  de  présenter 
les  lois  ou  de  les  amender,  par  le  droit  d'interpellation,  par  la  liberté  re- 
lative de  la  presse  et  des  réunions  publiques.  Avec  ces  moyens,  la  poli- 
tique de  la  France  sera  ce  qu'on  la  fera.  Les  principes  de  droit  public 
maintenant  remis  en  honneur,  fussent-ils  reconnus  sans  enthousiasme, 
n'auront  pas  moins  leurs  conséquences  nécessaires;  ils  réagiront  sur  tout, 
ils  pénétreront  la  substance  des  institutions,  La  première  condition  est 
de  ne  pas  déplacer  toutes  les  questions  pour  le  plaisir  d'agiter  les  esprits, 
de  commencer  par  le  commencement  au  lieu  de  courir  à  la  fin,  de  bien 
comprendre  que,  si  la  liberté  n'a  pu  encore  être  sérieusement  et  irrévo- 
cablement fondée  en  France,  cela  tient  à  ce  qu'on  n'a  pas  pris  le  bon 
chemin.  Il  n'y  a  désormais  qu'une  manière  d'assurer  la  liberté,  c'est  de 
l'infiltrer  dans  les  mœurs,  de  l'identifier  avec  les  intérêts,  d'en  faire  une 
réalité  pratique  et  invincible,  en  tenant  compte  de  l'état  nouveau ,  des 
difficultés  et  même  des  périls  créés  par  le  suffrage  universel.  Qu'on  s'at- 
tache à  cette  œuvre,  la  plus  grande  assurément  de  toutes  celles  qui  peu- 
vent être  tentées,  qu'on  s'applique  à  chasser  jour  par  jour  l'arbitraire 
de  toutes  ses  citadelles  administratives,  qu'on  accoutume  les  populations 
à  comprendre  leurs  droits  et  à  les  exercer  avec  mesure,  avec  une  intelli- 
gente fermeté  :  qu'importe  après  cela  que  le  gr)uvernement  marche  de 
bonne  volonté  ou  qu'il  garde  des  arrière-pensées?  Il  sera  bien  obligé  de 
se  plier  à  la  nécessité,  et  il  n'existera  qu'à  ce  prix.  Au  fond,  le  pays  trou- 
vera toujours  le  gouvernement  qui  sera  la  déduction  naturelle  d'une 
situation  libéralisée,  le  couronnement  de  l'édifice  qu'il  aura  élevé  lui- 
même  en  le  reprenant  par  la  base.  Ce  ne  sera  plus  le  gouvernement 
qui  fera  le  pays,  ce  sera  le  pays  qui  fera  son  gouvernement.  Alors  la 
liberté  sera  une  chose  sérieuse  et  inexpugnable  au  lieu  d'être  sans  cesse 
à  la  merci  des  guerres  de  défiances  et  de  réticences. 

Et  maintenant  revenons  au  sénat  et  à  ses  travaux,  à  travers  lesquels  il 
ne  serait  pas  difficile  de  discerner  ces  conflits  de  préoccupations  qui  s'agi- 
tent en  quelque  sorte  au-dessus  des  choses  elles-mêmes.  Qu'a-t-on  vu  en 
effet  dès  l'apparition  de  l'acte  provoqué  par  l'interpellation  des  116,  pro- 
rais par  le  message  du  12  juillet  et  préparé  par  le  nouveau  ministère?  Le 
gouvernement,  cela  n'est  pas  douteux,  a  tenu  à  se  montrer  large;  il  a 
ouvert  la  main,  et  il  en  a  laissé  tomber  l'initiative  des  lois  pour  le  corps 
législatif,  le  droit  d'amendement,  la  compatibilité  des  fonctions  de 
ministre  et  des  fonctions  de  député,  l'élection  par  l'assemblée  de  son 
président  et  de  son  bureau.  Au  fond,  il  s'est  visiblement  préoccupé  de 
maintenir  certains  traits  originels  de  la  constitution  de  1852;  il  a  laissé 
distinguer  que  le  pouvoir  personnel,  en  se  partageant,  tenait  encore  à 
ne  pas  abdiquer  tout  à  fait;  il  a  glissé  dans  des  dispositions  libérales 
d'autres  dispositions  de  détail  qui  peuvent  au  besoin  être  une  atténua- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  1011 

tion  OU  devenir  un  moyen  d'immobilité.  Il  s'est  retenu  en  faisant  le  pas 
décisif,  et  de  leur  côté  les  partis,  sans  nier  absolument  la  valeur  des 
concessions,  sont  allés  droit  tout  d'abord  aux  restrictions;  ils  ont  jugé 
les  réformes  constitutionnelles  moins  pour  ce  qu'elles  étaient  que  pour 
ce  qu'elles  pouvaient  laisser  craindre.  C'est  le  2  août  que  le  sénatus- 
consulte  a  fait  son  entrée  au  Luxembourg,  introduit  par  M.  Rouher,  com- 
menté par  le  nouveau  garde  des  sceaux,  M.  Duvergier,  qui  en  a  exposé 
l'économie  en  jurisconsulte  exercé,  et  depuis  ce  moment  le  sénat  est 
tout  entier  à  son  œuvre,  qu'il  semble  prendre  fort  au  sérieux,  qui  a  été 
l'objet  de  discussions  aussi  vives  que  prolongées  dans  les  bureaux,  puis 
dans  la  commission.  C'est  à  peine  si  on  vient  de  nommer  le  rapporteur, 
qui  est  le  premier  président  de  la  cour  de  cassation,  M.  Devienne,  Main- 
tenant, à  voir  l'extension  et  la  vivacité  de  ces  débats  préliminaires,  à 
tenir  compte  de  ce  qu'exige  de  travail  un  rapport  compliqué  et  délicat 
sur  une  pareille  question,  il  devient  difficile  que  le  vote  soit  aussi  pro- 
chain qu'on  l'aurait  cru.  Le  rapport  ne  pourra  être  fait  avant  quelques 
jours.  Le  23  août  a  lieu  la  session  des  conseils-généraux,  où  vont  se 
rendre  beaucoup  de  sénateurs,  et  qui  peut  avoir  une  certaine  gravité 
dans  les  circonstances  actuelles,  justement  à  cause  des  réformes  qui 
s'accomplissent  ou  se  préparent.  Il  n'y  a  donc  guère  de  chances  pour 
que  le  sénatus-consuUe  soit  publiquement  discuté  et  définitivement  voté 
avant 'quelques  semaines.  Dès  ce  moment  cependant,  on  a  pu  voir  dans 
le  sénat  un  phénomène  assez  curieux  et  assez  semblable  à  ce  qui  s'est 
passé  au  corps  législatif.  La  veille  encore,  on  aurait  certainement  compté 
les  réformateurs  dans  la  vieille  assemblée;  le  lendemain,  le  vent  a  soufflé, 
on  se  hâte  sur  la  route  du  progrès,  les  amendemens  les  plus  larges  se 
multiplient  :  c'est  le  miracle  de  la  multiplication  des  libéraux.  H  en  res- 
tera toujours  quelque  chose.  Désormais  il  est  plus  que  vraisemblable 
que  le  sénatus-consulte,  sous  sa  forme  dernière,  ne  modifiera  pas  le  pro- 
jet du  gouvernement  dans  un  sens  restrictif;  il  pourrait  au  contraire  en 
étendre  la  mesure  et  la  portée,  si  l'on  en  juge  par  l'impression  qu'ont 
causée  certaines  propositions  émanées  des  sénateurs  eux-mêmes.  Les 
amendemens  de  M.  Bonjean  ont  cela  de  particulier  qu'ils  ne  s'arrêtent 
pas  aux  demi-solutions,  ils  vont  droit  au  but;  s'ils  étaient  adoptés,  ce 
serait  le  rétablissement  pur  et  simple  du  régime  parlementaire  au  moyen 
d'un  partage  égal  des  attributions  législatives  et  constituantes  entre  les 
deux  chambres,  et,  comme  le  sénat  ne  pourrait  plus  rester  tel  qu'il  est, 
il  se  composerait  à  l'avenir  par  moitié  de  membres  nommés  par  l'em- 
pereur et  de  membres  élus  par  les  conseils-généraux.  Nous  ne  savons 
trop  ce  que  produirait  cette  diversité  d'origines  dans  une  assemblée. 
C'est  pour  la  première  fois  que  ce  système  serait  appliqué  en  France. 
Il  est  parfaitement  certain  toutefois  que  le   sénat  a  besoin  de  se  ra- 
jeunir, il  le  sent  lui-même,  et  l'élection  est  un  moyen  indiqué.  Telle  est 
la  logique  de  ces  métamorphoses  constitutionnelles.  Les  réformes  appel- 


1012  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

lent  les  réformes,  et  c'est  par  ce  mouvement  vivifiant,  réglé  avec  intel- 
ligence, qu'un  pays  marche  sans  tomber  à  chaque  instant  dans  l'anar- 
chie ou  dans  les  périlleux  conflits  de  tous  les  pouvoirs. 

Ce  que  la  politique  libérale  gagne  depuis  quelque  temps,  la  politique 
de  la  paix  le  gagne-t-elle  d'un  autre  côté,  par  une  conséquence  naturelle 
de  ce  réveil  de  l'esprit  public?  On  le  dit,  nous  le  croyons.  Évidemment 
toutes  les  réformes  intérieures  qui  peuvent  s'accomplir  n'empêchent  pas 
qu'il  n'y  ait  en  Europe  et  sur  bien  des  points  du  monde  une  situation  gé- 
nérale livrée  à  mille  périls  obscurs;  elles  ne  font  pas  qu'il  n'y  ait  des  an- 
tagonismes toujours  prêts  à  éclater,  des  ambitions,  des  malaises,  des 
troubles,  qui  rendent  la  paix  laborieuse.  Il  y  a  du  moins  cette  chance  que 
les  caprices  ne  sont  plus  guère  possibles,  que  l'opinion,  plus  attentive, 
surveille  de  près  tout  ce  qui  pourrait  rallumer  des  conflits  inutiles.  C'est 
bien  assez  des  questions  qu'on  ne  peut  éviter,  des  diflîcultés  qui  tiennent 
à  l'enchevêtrement  et  à  la  logique  des  choses  contemporaines.  Ces  diffi- 
cultcs  n'ont  point  assurément  disparu  de  la  politique,  elles  ne  dépendent 
même  pas  de  la  France  seule,  elles  peuvent  se  produire  sans  qu'on  le 
veuille  et  sans  qu'on  y  songe.  Il  y  avait  longtemps  en  vérité  que  l'Orient 
n'avait  fait  parler  de  lui;  il  y  avait  bien  six  mois  qu'on  n'avait  eu  à  s'oc- 
cuper ni  de  la  Turquie,  ni  de  la  Crète,  ni  de  la  Grèce,  ni  de  la  Roumanie. 
Six  mois,  c'était  trop;  un  nouveau  nuage  s'est  élevé,  et  cette  fois  c'est 
entre  le  sultan  et  le  vice-roi  d'Egypte,  Ismaïl-Pacha,  connu  maintenant 
dans  le  monde  sous  le  titre  de  khédive.  La  querelle  n'est  pas  sans  doute 
des  plus  graves  et  n'ira  pas  bien  loin,  parce  qu'on  ne  la  laissera  pas  s'en- 
venimer. Elle  ne  révèle  pas  moins  cet  état  perpétuel  d'incertitude  où  se 
traîne  l'Orient,  elle  est  surtout  l'indice  de  la  difïïculté  qu'il  y  a  toujours 
à  faire  vivre  ensemble  une  suzeraineté  ombrageuse  et  une  vassalité  assez 
puissante  pour  se  soutenir  par  elle-même.  Toute  la  question  est  là.  Lg 
sultan  Abdul-Âziz,  qui  ne  ressemble  pas  à  son  prédécesseur,  qui  prend 
son  rôle  au  sérieux,  veut  rester  maître  de  l'Egypte  comme  de  toutes  les 
autres  parties  de  l'empire;  le  khédive,  qui  n'est  qu'un  demi-souverain, 
ne  serait  pas  fâché  d'être  un  souverain  tout  entier.  Dans  ces  dernières 
années,  il  est  vrai,  le  suzerain  et  le  vassal  vivaient  en  paix,  parce  qu'ils 
y  trouvaient  l'un  et  l'autre  un  égal  avantage.  Ismaïl-Pacha  fournissait 
des  soldats  pour  réprimer  les  insurrections;  il  était  en  faveur  à  Constan- 
tinople,  il  achetait  le  droit  de  changer  la  ligne  d'hérédité  dans  sa  famille 
et  d'établir  en  Egypte  la  succession  directe,  comme  en  Europe;  il  a  môme 
acheté  et  largeuT^nt  payé  ce  titre  de  khédive  dont  il  se  pare  aujourd'hui, 
qui  le  met  hors  de  pair  entre  tous  les  vassaux  de  l'empire. 

Jusque-là  tout  était  bien.  C'est  l'inauguration  prochaine  du  canal  de 
Suez  qui  est  Venue  tout  gâter,  à  ce  qu'il  paraît.  Le  sultan,  un  peu  enor- 
gueilli peut-être  de  ses  derniers  succès  dans  les  affaires  de  Crète,  dans 
ses  différends  avec  la  Grèce,  le  sultan  s'est  offensé  en  voyant  Ismaïl- 
Pacha  parcourir  récemment  l'Europe,  inviter  les  souverains  à  l'inaugu- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1013 

ration  de  l'œuvre  considérable  de  Suez;  il  a  vu  dans  cette  manière  d'agir 
une  atteinte  indirecte  à  son  droit,  à  sa  dignité,  et  il  s'est  emporté  contre 
ce  vassal  toujours  prêt  à  s'émanciper.  Il  a  témoigné  sa  colère  de  la  façon 
la  plus  significative  en  faisant  venir  à  Constantinople  et  en  appelant  au 
ministère  Fazil-Pacha,  qui  est  le  propre  frère  du  vice-roi,  mais  qui  est 
en  même  temps  son  ennemi  le  plus  implacable,  une  sorte  de  prétendant 
égyptien,  depuis  qu'il  s'est  vu  enlever  ses  droifs  par  l'acte  qui  a  changé 
la  ligne  de  succession  dans  la  famille  de  Méhémet-Ali.  Le  sultan  a  si  bien 
fait  qu'Ismaïl-Pacha,  qui  était  en  France  aux  Eaux-Bonnes,  a  été  obligé  de 
revenir  brusquement  en  Egypte  pour  faire  face  à  l'orage.  S'il  était  encore 
d'usage  au  divan  d'envoyer  le  cordon,  Israaïl  l'aurait  probablement  déjà 
reçu.  En  attendant,  on  met  l'embargo  sur  des  convois  d'armes  qui  arri- 
vaient de  Berlin  au  vice-roi  et  sur  des  navires  qu'il  fait  construire.  La 
vérité  est  qu'il  y  a  là  toujours  deux  politiques,  deux  pouvoirs  rivaux  ou 
deux  prétentions  en  présence.  Il  ne  manque  certainement  pas  de  gens  à 
Constantinople  pour  échoulfer  l'esprit  du  sultan,  pour  l'engager  à  saisir 
l'occasion  d'en  finir  avec  le  khédive,  de  le  ramener  dans  les  liens  d'une 
vassalité  ordinaire,  et  le  sultan,  qui  met  volontiers  la  main  sur  son  cime- 
terre, ne  demanderait  pas  mieux.  D'un  autre  côté,  il  ne  manque  pas  d'es- 
prits ardens  à  Alexandrie  et  au  Caire  pour  conseiller  à  Ismaïl  de  lever  le 
masque,  de  se  proclamer  indépendant,  et  Ismaïl,  qui  a  l'ambition  de  sa 
race,  n'est  pas  homme  à  trouver  le  conseil  absurde. 

Si  ce  n'était  qu'une  querelle  de  sultan  à  pacha,  on  ne  sait  pas  ce  qui 
arriverait;  mais  entre  le  suzerain  et  le  vassal  il  y  a  les  arrangemens 
européens  qui  remontent  à  18/il,  il  y  a  les  puissances  qui  ont  coopéré  à 
ces  arrangemens,  qui  veulent  les  maintenir  et  qui,  après  avoir  apaisé  le 
différend  gréco-turc,  jetteront  un  peu  d'eau  froide  sur  le  différend  turco- 
égyptien.  L'Europe  soufllera  sur  cette  petite  tempête,  si  ce  n'est  déjà  fait, 
le  khédive  trouvera  encore  une  fois  dans  son  trésor  le  moyen  de  faire  sa 
paix,  s'il  le  faut,  et  on  n'en  parlera  plus  jusqu'à  une  occasion  nouvelle. 
Cela  ne  laissera  pas  de  donner  du  piquant  à  ces  fêtes  prochaines  de 
l'inauguration  du  canal  de  Suez,  où  l'impératrice  des  Français  se  dispose, 
dit-on,  à  se  rendre  en  passant  par  Constantinople.  Dès  qu'on  touche  à  ces 
pays  d'Orient,  tout  prend  une  couleur  de  Mille. et  une  Nuits.  Une  souve- 
raine française,  une  souveraine  chrétienne,  se  rendant  à  Constantinople, 
recevant  l'hospitalité  du  padischa,  allant  peut-être  avec  lui  inaugurer  la 
grande  voie  ouverte  entre  l'Inde  et  l'Europe,  ce  sera  neuf!  Tout  arrive,  il 
faut  bien  se  distraire.  L'impératrice,  avec  sa  grâce  vaillante,  ira  chercher 
les  traces  du  général  Bonaparte  au  pied  des  pyramides  pendant  que 
TOUS  serons  humblement  à  débrouiller  l'empire  autoritaire  et  l'empire 
libéral.  Il  n'y  a  que  l'Orient  pour  mettre  la  fantaisie  et  l'imprévu  dans  la 
politique. 

11  y  a  bien  aussi  en  ce  moment  des  fêtes  dans  le  nord  de  l'Europe.  On  p. 
vient  de  célébrer  à  Stockholm  le  mariage  du  prince  royal  de  Danemark 


lOlii  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

avec  la  fille  unique  du  roi  de  Suède,  la  princesse  Louise.  Ici  tout  a  été 
simple,  naturel  et  touchant,  tant  le  sentiment  populaire  des  deux  pays  a 
semblé  se  confondre  dans  cette  union  dynastique.  Suédois  et  Danois  ont 
pris  une  part  très  spontanée  à  ces  noces  royales,  à  ces  fêtes  qui  cachent 
assurément  plus  d'un  problème,  qui  déguisent  à  peine  la  situation  péni- 
blement indécise  où  est  resté  le  Danemark  depuis  les  événemens  qui 
l'ont  démembré,  en  préparant  à  l'Europe  elle-même  ces  difficultés,  cette 
paix  équivoque  et  précaire  oi!i  elle  se  débat  encore  aujourd'hui.  Il  ne  faut 
pas  s'y  tromper  en  effet,  dans  cet  ensemble  nouveau  que  la  Prusse  a  eu 
la  prétention  de  créer  à  son  profit,  c'est  toujours  le  Danemark  qui  est  un 
des  points  délicats  et  douloureux;  c'est  par  là,  au  moins  autant  que  par 
ce  qui  peut  survenir  des  rapports  du  nord  et  du  sud  de  l'Allemagne,  que 
la  paix  européenne  est  toujours  menacée,  puisque  rien  n'est  réglé,  rien 
n'est  définitif,  puisque  les  traités  qui  consacrent  la  victoire  prussienne 
ne  sont  même  pas  exécutés.  Ce  que  la  paix  de  Prague  a  établi  par  un 
sacrifice  presque  dérisoire  au  principe  des  nationalités,  ce  que  le  ca- 
binet de  Berlin  et  le  cabinet  de  Vienne  ont  sanctionné  de  leur  signature 
sous  la  médiation  morale  de  France,  n'est  qu'une  lettre  morte.  Le  Dane- 
mark reste  en  face  de  la  Prusse  comme  la  faiblesse  devant  la  force.  Trois 
ans  se  sont  écoulés,  et  on  ne  sait  pas  plus  aujourd'hui  qu'au  lendemain 
de  la  guerre  quelle  est  la  signification  de  l'article  du  traité  de  Prague  qui 
réservait  aux  hal)itans  des  districts  du  Slesvig  du  nord  le  droit  de  de- 
meurer Danois,  s'ils  en  exprimaient  le  vœu,  si  le  vote  populaire  se  pro- 
nonçait dans  ce  sens. 

Entendons-nous,  la  Prusse  sait  très  bien  ce  qu'elle  veut;  elle  a  com- 
mencé par  s'annexer  le  Slesvig  tout  entier  avec  le  Holstein,  puis,  comme 
elle  était  satisfaite,  elle  a  jugé  que  le  Danemark  n'avait  rien  à  réclamer. 
Des  pourparlers  se  sont  engagés  de  temps  à  autre,  il  est  vrai;  un  jour 
même,  vers  1867,  lorsque  la  question  du  Luxembourg  devenait  pres- 
sante, il  y  eut,  sinon  une  négociation  précise,  du  moins  une  série  de  con- 
versations entre  un  fonctionnaire  du  ministère  des  affaires  étrangères  de 
Berlin  et  le  représentant  du  Danemark,  M,  de  Quaade,  pour  arriver 
non  pas  à  une  solution,  mais  à  des  préliminaires  qui  pourraient  ache- 
miner à  une  transaction  quelconque.  En  définitive,  cela  n'a  conduit  et 
ne  pouvait  conduire  à  rien,  parce  que  le  cabinet  de  Berlin,  au  lieu  de 
s'exécuter  purement  et  simplement,  réclamait  encore  des  garanties;  il 
prétendait  s'ériger  en  protecteur  de  quelques  enclaves  de  la  partie  du 
Slesvig  qui  reviendrait  au  Danemark,  et  comme  le  roi  Christian  n'a  pu 
consentir  à  se  faire  le  vassal  du  roi  Guillaume,  la  Prusse  a  tout  gardé. 
M.  de  Bismark  est  bon  prince,  il  ne  décline  pas  ses  obligations;  comme 
Figaro,  il  aimerait  mieux  ne  les  remplir  de  sa  vie  que  de  les  nier  un 
seul  instant.  H  reconnaît  donc  ses  engagemens  envers  le  Danemark,  et 
même  dans  une  circonstance,  en  plein  parlem^ent,  il  en  a  fait  honneur 
à  l'initiative  de  la  France;  seulement  il  se  réserve  le  droit  de  faire  ce 


REVUE.    CHRONIQUE.  1015 

qu'il  voudra,  quand  il  le  voudra,  et,  après  tout,  de  ne  rien  faire,  si  telle 
est  sa  volonté. 

Est-ce  à  dire  que  les  vœux  des  Slesvigois  soient  incertains?  Nulle- 
ment; ils  éclatent  en  toute  circonstance  et  sous  toutes  les  formes.  Les 
députés  qu'on  a  fait  nommer  dans  le  Slcsvig  du  nord  pour  le  parle- 
ment prussien  ont  protesté  énergiquement;  ils  ont  refusé  de  prêter  ser- 
ment au  roi  Guillaume  jusqu'à  ce  qu'un  vote  populaire  eût  légalisé  l'é- 
tat de  leur  pays,  et  on  les  a  exclus  de  la  chambre,  de  sorte  que  le 
Slesvig  n'est  plus  représenté.  Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que  les  dé- 
putés slesvigois  n'ont  pas  moins  la  faculté  de  siéger  au  parlement  fédé- 
ral et  au  parlement  douanier,  où  ils  n'ont  pas  à  prêter  serment  au  roi 
de  Prusse,  mais  où  leurs  protestations  sont  tout  aussi  vaines.  Les  popu- 
lations elles-mêmes  ne  cessent  de  manifester  de  la  façon  la  plus  vive 
leur  volonté  de  rester  danoises;  elles  opposent  à  toute  assimilation  une 
résistance  désespérée;  elles  émigrent  plutôt  que  de  se  soumettre,  elles 
n'aspirent  qu'à  se  rattacher  au  Danemark.  Récemment  encore,  elles  te- 
naient à  témoigner  de  leurs  sentimens  en  envoyant  un  cadeau  touchant 
à  la  jeune  princesse  de  Suède  qui  allait  devenir  la  femme  de  l'héritier 
de  la  couronne  danoise.  La  Prusse  ne  s'inquiète  guère  de  ce  que  pen- 
sent des  populations  dont  elle  s'est  engagée  à  consulter  les  vœux.  Elle 
s'est  réservé  le  temps,  et  provisoirement  elle  s'efforce  de  germaniser  le 
Slesvig  en  le  séparant  le  plus  qu'elle  peut  du  Danemark.  Elle  interdit 
jusqu'à  l'introduction  des  journaux  danois,  elle  remplit  toutes  les  fonc- 
tions civiles  d'employés  allemands,  elle  bannit  la  langue  nationale  des 
églises  et  des  écoles,  elle  persécute  les  familles  de  ceux  qui  se  réfugient 
dans  le  royaume,  et  c'est  ainsi  que  se  poursuit  cette  conquête  du  Slesvig, 
entreprise  par  la  Prusse  au  nom  du  droit  de  nationalité.  Que  peut  le  Da- 
nemark seul,  ne  trouvant  aucun  appui  dans  la  diplomatie  européenne? 

Le  roi  Christian  s'est  consolé  de  ses  revers  dans  ces  dernières  années 
en  relevant  sa  maison  par  les  mariages  de  ses  enfans,  par  de  grandes 
alliances  dynastiques.  11  a  marié  sa  fille  aînée  au  prince  de  Galles,  une 
autre  de  ses  filles  au  grand-duc  héritier  de  Russie;  son  fils,  le  roi  George 
de  Grèce,  a  épousé  la  fille  du  grand-duc  Constantin.  De  toutes  ces  al- 
liances, aucune  n'a  été  aussi  bien  accueillie  que  celle  qui  vient  d'unir  la 
jeune  princesse  de  Suède  et  le  prince  royal  de  Danemark.  Celle-ci  ré- 
pond à  un  instinct  populaire;  elle  est  comme  une  vision  anticipée  de 
cette  union  nationale  dont  se  bercent  les  imaginations  dans  les  trois 
royaumes  du  nord.  INous  ne  savons  ce  que  deviendra  cette  union  Scan- 
dinave dont  on  parle  souvent;  selon  toutes  les  vraisemblances,  elle 
s'accomplira  quelque  jour  librement,  spontanément,  par  l'accord  des 
trois  pays  et  même  par  l'entente  des  dynasties,  qui  ne  sont  pas  insen- 
sibles à  cette  pensée  patriotique.  Elle  rencontre  sans  doute  encore  plus 
d'un  obstacle;  il  n'y  a  pas  moins  un  travail  permanent,  patient,  obscur, 
qui  ne  consiste  pas  toujours  seulement  en  rêves  et  en  théories.  Plus 


1016  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

(l'une  fois  des  négociations  secrètes  ont  été  engagées.  Déjà,  dit-on,  en 
iS6k,  à  l'époque  de  la  guerre  du  Slesvig,  le  roi  Charles  XV  de  Suède 
prenait  personnellement,  et  en  dehors  des  voies  ordinaires  de  la  di- 
plomatie, l'initiative  d'un  acte  d'alliance  qui  aurait  réalisé  l'association 
Scandinave  en  respectant  l'autonomie  des  trois  royaumes  et  en  prépa- 
rant, par  certaines  combinaisons,  la  fusion  des  dynasties.  Des  hommes 
considérables  de  Stockholm  et  de  Copenhague  servaient  d'intermédiaires, 
et  s'associaient  à  cette  négociation.  L'acte  émané  du  roi  Charles  XV 
existe.  L'idée  ne  put  se  réaliser  alors,  soit  que  la  Suède  elle-même, 
absorbée  dans  les  réformes  intérieures  qu'elle  accomplissait,  hésitât  à 
s'engager  dans  une  guerre,  soit  que  le  Danemark  fût  exclusivement  oc- 
cupé de  sa  défense  contre  la  Prusse  et  tînt  encore  à  ses  duchés  allemands, 
qu'il  espérait  toujours  sauver,  soit  qu'on  craignît  d'indisposer  la  diplo- 
matie européenne,  dont  on  croyait  avoir  besoin.  Cependant  l'idée  ne 
s'est  pas  perdue;  elle  est  restée  dans  les  esprits,  elle  se  propage  par  des 
associations,  par  des  journaux  oii  se  retrouvent  des  écrivains  des  trois 
pays.  Le  mariage  récent  du  prince  royal  de  Danemark  et  de  la  princesse 
de  Suède  est  venu  la  raviver.  L'avenir  de  ces  nations  du  nord  est  là  sans 
doute,  et  pour  la  France  elle-même,  s'il  y  a  des  unités  menaçantes,  offen- 
sives, il  y  en  a  aussi  certainement  qui  sont  une  défense,  une  garantie  dont 
elle  n'a  point  à  suivre  la  formation  avec  une  inquiétude  ombrageuse. 

La  lutte  peut  être  latente  sur  bien  des  points  en  Europe.  Aujourd'hui 
elle  n'est  flagrante  nulle  part.  L'Espagne  a  tout  au  plus  ses  feux  de  paille 
des  mouvemens  carlistes.  Il  ne  sufiit  pas  qu'un  pays  soit  dans  l'embarras 
pour  que  toutes  les  insurrections  y  trouvent  subitement  faveur.  Encore 
faut-il  bien  choisir  l'occasion,  encore  faut-il  avoir  quelque  avantage  à  of- 
frir aux  populations  qu'on  cherche  à  conquérir.  Le  parti  carliste  espagnol 
n'a  pas  su  attendre  l'occasion,  si  tant  est  qu'elle  doive  jamais  revenir  pour 
lui,  et  il  n'a  guère  à  présenter  à  l'Espagne  qu'un  drapeau  suranné.  Depuis 
un  an,  il  a  retrouvé  une  ombre  dévie  et  surtout  l'espérance,  il  a  cru  que 
la  révolution  qui  venait  de  renverser  la  reine  Isabelle  allait  rouvrir  à 
son  jeune  chef  la  route  du  trône;  pendant  des  mois,  il  s'est  préparé,  il  a 
voulu  enfin  tenter  la  fortune,  et  comme  une  insurrection  de  la  légitimité 
doit  avoir  sa  petite  légende,  on  a  raconté  que  l'infant  don  Carlos  avait 
pénétré  en  Espagne,  qu'il  avait  assisté  à  un  banquet  mystérieux,  qu'il 
avait  tiré  un  coup  de  pistolet  symbolique  en  signe  de  prise  de  possession 
de  son  royaume,  —  après  quoi  il  ne  restait  plus  qu'à  marcher  de  vic- 
toire en  victoire,  et  à  faire  le  plus  facile,  c'est-à-dire  à  prendre  posses- 
sion réellement!  Il  paraît  que  ce  n'était  pas  aussi  aisé  qu'on  l'avait  cru. 
L'insurrection  a  éclaté,  et  n'a  point  triomphé  du  tout.  Des  bandes  se  sont 
montrées  sur  divers  points,  dans  la  Manche,  du  côté  de  Léon,  un  peu 
en  Catalogne,  fort  peu  dans  la  Navarre,  nullement  dans  les  provinces 
basques;  par  le  fait,  ces  bandes  ont  gagné  plus  de  victoires  sur  le  papier, 
dans  les  bulletins  publiés  en  France,  que  sur  le  terrain  de  l'action  en 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1017 

Espagne  même;  quelques-unes  se  sont  dissoutes,  d'autres  se  sont  réfu- 
giées dans  les  montagnes;  il  y  a  des  insurgés  qui  se  sont  hâtés  de  faire 
leur  soumission,  il  y  en  a  qui  ont  été  fusillés  sommairement.  En  somme, 
sauf  l'imprévu,  qui  joue  toujours  son  rôle  au-delà  des  Pyrénées,  c'est  une 
affaire  qui  semble  manquée  pour  le  moment  et  qui  devait  manquer,  à 
bien  voir  les  choses. 

Le  parti  carliste  a  fait  plus  de  bruit  que  de  besogne,  et  a  montré  plus 
d'impatience  que  de  perspicacité.  Il  ne  s'est  pas  aperçu  que,  si  une  réac- 
tion doit  se  produire  en  Espagne,  elle  n'a  pas  encore  sérieusement  com- 
mencé. La  révolution  date  d'un  an,  il  est  vrai,  elle  n'a  pas  créé  une 
situation  des  plus  brillantes,  elle  laisse  tout  en  suspens;  elle  n'a  pas 
eu  cependant  de  telles  conséquences  que  le  pays  en  soit  venu  à  tout  ac- 
cepter pour  s'en  délivrer.  Jusqu'ici,  la  révolution,  malgré  les  incertitudes 
qu'elle  entretient,  n'est  pas  essentiellement  impopulaire.  Elle  a  com- 
mencé par  abolir  les  impôts  de  consommation,  par  supprimer  ou  atté- 
nuer la  conscription,  puisqu'on  beaucoup  de  cas  ce  sont  les  municipalités 
ou  les  provinces  qui  ont  fait  les  frais  des  remplacemens  militaires  pour 
ceux  qui  ne  voulaient  pas  servir.  On  sera  bien  obh'gé  de  revenir  un  jour 
ou  l'autre  sur  ces  actes  passablement  équivoques  et  provisoires,  car  enfin 
il  faut  bien  une  armée  et  de  l'argent;  on  est  parvenu  jusqu'à  présent  à 
éluder  cette  nécessité  rigoureuse,  de  sorte  que  les  populations  n'ont  pas 
eu  le  temps  d'être  aigries  par  les  déceptions.  D'un  autre  côté,  on  aurait 
pu  sans  doute  autrefois  soulever  le  pays  au  seul  mot  de  religion ,  ameu- 
ter le  fanatisme  populaire  contre  cette  maigre  liberté  des  cultes  consa- 
crée par  la  constitution  nouvelle.  Aujourd'hui  cela  ne  suffit  plus,  on  n'a 
pas  envie  de  s'insurger  parce  que  quelques  douzaines  de  protestans  ou 
d'israélites  iront  s'établir  en  Espagne.  11  en  résulte  que  cet  appel  aux 
armes  des  carlistes  reste  sans  écho  dans  les  masses.  Chose  caractéris- 
tique, dans  presque  toutes  les  bandes  qui  courent  l'Espagne  depuis  quel- 
ques semaines,  ceux  qui  jouent  le  principal  rôle  sont  des  curés,  des  cha- 
noines, des  séminaristes,  des  sacristains,  toute  la  clientèle  cléricale.  Les 
populations  ne  les  suivent  pas,  elles  les  livrent  quelquefois.  C'est  ce  qui 
fait  la  force  du  gouvernement  de  Madrid  contre  une  insurrection  qui  a 
eu  de  plus  le  désavantage  de  débuter  d'une  manière  assez  décousue, 
probablement  par  suite  de  la  division  qui  paraît  s'être  mise  entre  ses 
chefs  dès  l'entrée  en  campagne.  Cet  essai  de  guerre  civile  n'est  pas 
moins  une  lumière  pour  le  gouvernement  et  pour  le  pays.  Monarchie  ou 
république,  il  faut  qu'on  choisisse,  et  en  définitive  par  leur  prise  d'armes 
les  carlistes  pourraient  bien  avoir  éclairci  un  peu  les  choses  et  fait  sans 
le  vouloir  les  affaires  du  prince  des  Asturies,  si,  comme  on  le  dirait  au- 
jourd'hui, bien  des  esprits,  après  avoir  parcouru  le  cercle  de  toutes  les 
combinaisons  possibles,  commencent  à  en  revenir  tout  simplement  à  la 
royauté  du  jeune  fils  de  la  reine  Isabelle.  Les  chefs  actuels  de  la  révo- 
lution n'en  sont  pas  là  encore,  à  ce  qu'il  paraît;  ils  ne  partagent  nulle- 


1018  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ment  ces  idées,  ils  nourrissent  toujours  l'espérance  d'arriver  à  trouver 
un  roi  tout  neuf,  fait  exprès  pour  eux.  L'imprévu  tranche  bien  des  nœuds 
inextricables  en  Espagne.  C'est  un  problème  de  savoir  si  le  voyage  que 
le  général  Prim  devait  faire  à  Vichy  et  qu'il  n'a  pas  fait  encore,  qu'il  ne 
fera  peut-être  pas,  si  les  carlistes  continuent  à  lui  donner  de  l'occupation, 
n'était  pas  destiné  à  exercer  quelque  influence  sur  la  fin  de  l'interrègne 
espagnol. 

Que  la  question  se  dénoue  au  profit  du  prince  Alphonse  ou  de  tout 
autre  prince  inconnu,  il  y  a  dans  tous  les  cas  une  nécessité  première  qui 
s'impose  au  gouvernement  de  la  régence,  c'est  de  raffermir  l'ordre 
ébranlé,  c'est  surtout  de  mettre  la  main  à  la  réorganisation  des  finances. 
Ici  il  n'y  a  plus  vraiment  à  reculer.  L'Espagne  ne  peut  faire  un  pas  sans 
toucher  à  quelque  catastrophe  financière.  La  révolution  espagnole  a 
trouvé  jusqu'ici  un  certain  crédit  en  France  et  en  Europe,  elle  est  tenue 
de  faire  honneur  à  cette  confiance  qu'on  lui  a  témoignée,  au  risque  de 
braver  l'impopularité  qui  s'attache  souvent  au  rétablissement  d'impôts 
nécessaires.  L'Espagne  a  besoin  aujourd'hui  de  deux  choses  essentielles 
qui  se  tiennent,  une  armée  et  de  l'argent;  elle  en  a  besoin  non-seule- 
ment pour  sa  sécurité  intérieure,  mais  encore  pour  faire  face  à  ce  danger 
qui  la  menace  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  l'insurrection  de  Cuba. 
L'abandon  de  Saint-Domingue,  il  y  a  quelques  années,  n'était  que  le  dé- 
menti opportun  d'une  erreur  de  politique,  à  peu  près  comme  a  été  notre 
retraite  du  Mexique;  l'abandon  de  Cuba  serait  à  la  fois  une  diminution 
de  puissance  et  une  perte  considérable.  La  question  est  de  savoir  s'il 
n'est  pas  déjà  bien  tard.  Le  fait  est  que  cette  insurrection,  au  lieu  de 
diminuer,  ne  fait  que  grandir.  L'armée  espagnole  semble  elle-même  fort 
peu  disciplinée.  Des  mutineries  de  soldats  forcent  les  généraux  à  s'em- 
barquer; pendant  ce  temps,  l'insurrection  devient  une  révolution  qui 
réunit  une  assemblée,  qui  fait  une  constitution.  De  plus,  les  États-Unis 
ont  refusé  jusqu'ici  de  se  mêler  de  ces  affaires,  ils  ont  résisté  aux  appels 
des  insurgés  cubains  et  des  auxiliaires  prêts  à  leur  porter  secours.  Qui 
peut  dire  cependant  que  les  États-Unis  résisteront  indéfiniment?  Alors 
ce  serait  le  commencement  de  la  fin  pour  la  domination  espagnole  à 

Cuba.  CH.    DE    MAZADE. 


ESSAIS  ET  NOTICES. 


Traité  de  Paléontologie  végétale,  ou  la  Flore  du  monde  primitif  dans  ses  rapports  avec  les 
formations  géologiques,  par  M.  W.-Ph.  Schimper,  professeur  de  géologie  à  la  Faculté  des 
Sciences  de  Strasbourg;  3  vol.  in-S"  avec  atlas  in-4».  Paris,  Baillière  et  fils,  éditeurs. 

L'écorce  du  globe  que  nous  habitons  se  compose  de  couches  déposées 
lentement  et  successivement  au  sein  des  océans  géologiques,  dans  les 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1019 

eaux  saumâtres  des  vastes  lagunes  qui  communiquaient  avec  eux  et  dans 
de  grands  lacs  d'eau  douce  séparés  entièrement  de  la  mer.  Les  couches 
inférieures,  par  conséquent  les  plus  anciennes,  ne  contiennent  pas  de  ves- 
tiges d'êtres  organisés,  végétaux  ou  animaux.  Le  règne  organique  n'exis- 
tait pas  encore  à  l'époque  où  elles  se  formèrent,  ou  du  moins  les  êtres 
qu'il  comprenait  ont  péri  sans  laisser  de  traces  visibles  après  eux.  Les 
géologues  désignent  ces  couches  sous  le  nom  de  couches  azoïques.  Dans 
les  terrains  appelés  siluriens,  qui  succèdent  immédiatement  à  ceux-ci, 
les  premiers  fossiles  se  montrent  sous  la  forme  de  polypiers,  de  co- 
quilles et  de  carapaces  de  crustacés  {trilobitcs),  dont  les  parties  dures  se 
sont  conservées.  Des  plantes  devaient  servir  de  nourriture  et  de  refuge 
à  ces  animaux  marins;  mais  les  tissus  de  ces  plantes  étaient  trop  mous 
pour  qu'elles  pussent,  comme  les  animaux,  échapper  à  la  destruction. 
Dans  les  couches  immédiatement  supérieures,  le  vieux  grès  rouge  ou  ter- 
rain dévonien  inférieur,  le  règne  animal  continue  son  évolution  :  de  nou- 
veaux polypiers,  de  nouveaux  mollusques,  de  nouveaux  crustacés,  appa- 
raissent, et  avec  eux  les  premiers  poissons,  formes  embryonnaires  des 
poissons  qui  peuplent  maintenant  nos  mers,  nos  lacs  et  nos  rivières.  Le 
règne  végétal  nous  fait  toujours  défaut,  ou  n'est  représenté  que  par 
quelques  débris  de  plantes  marines  appartenant  à  la  grande  classe  des 
algues,  mais  à  des  groupes  secondaires  qui  n'existent  plus  aujourd'hui. 
Les  premiers  végétaux  terrestres  se  montrent  dans  le  terrain  dévonien 
supérieur.  Ce  sont  les  cryptogames  vasculaires,  c'est-à-dire  des  végé- 
taux analogues  aux  prêles,  aux  fougères  et  aux  lycopodes.  D'abord  rares 
et  peu  varies,  ils  se  multiplient  comme  nombre  et  comme  espèces  pour 
constituer  la  formation  houillère,  dont  les  couches  exploitées  sont  com- 
posées entièrement  de  leurs  débris.  La  houille,  âme  de  l'industrie  mo- 
derne, est  donc  le  produit  du  premier  épanouissement  de  la  végéta- 
tion à  la  surface  du  globe.  Des  arbres  gigantesques  appartenant  à  des 
genres  disparus  ou  représentés  aujourd'hui  par  d'humbles  herbes  cou- 
vraient de  vastes  espaces  du  sol  à  peine  émergé;  ils  peuplaient  des 
forêts  marécageuses  où  les  troncs,  tombant  de  vétusté,  s'entassant  pen- 
dant des  millions  d'années,  se  sont  convertis  en  houille,  comme  certaines 
mousses  se  transforment  sous  nos  yeux  en  tourbe  combustible.  Dans 
la  vase  de  ces  forêts  apparurent  les  premiers  reptiles ,  ébauches  gros- 
sières des  animaux  terrestres.  Aux  formes,  inconnues  dans  la  flore  au- 
jourd'hui vivante,  des  stigmariées,  sigillariées,  annulariées,  sphénophyl- 
lées,  se  mêlaient  des  arbres  plus  élevés  dans  la  hiérarchie  végétale, 
des  conifères  et  des  cycadées,  dont  les  pins,  les  sapins,  les  araucaria, 
les  ginclws,  les  cijcas  et  les  zamia  sont  les  représentans  vivans.  Toutefois, 
par  le  port,  par  les  caractères,  ces  arbres  fossiles  se  rapprochaient  des 
fougères  et  des  lycopodes  arborescens  qui  formaient  le  fonds  commun 
de  la  végétation  houillère. 


1020  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

L'éUide  des  animaux  fossiles,  précédant  celle  des  végétaux,  avait  dé]h 
fourni  quelques  données  sur  le  climat  des  époques  géologiques.  Les  ana- 
logues des  formes  animales  les  plus  anciennes  ne  se  retrouvent  que  dans 
les  pays  chauds,  et  les  encrines  des  mers  siluriennes,  qui  couvrirent  les 
premières  une  surface  considérable  du  globe  terrestre,  n'ont  plus  de 
congénères  que  dans  les  eaux  chaudes  des  Indes  orientales.  Nous  devons 
à  la  paléontologie  végétale  des  données  aussi  rigoureuses  qui  viennent 
confirmer  celles  de  la  paléontologie  animale.  De  nos  jours,  les  fougères 
arborescentes  et  les  grandes  espèces  de  prêles  ou  de  lycopodes  ne  vivent 
que  dans  les  régions  chaudes  et  humides  de  l'Asie  méridionale,  de 
l'Amérique  tropicale  et  des  Antilles.  Un  climat  tropical  était  donc  à 
cette  époque  celui  du  globe  tout  entier,  puisque,  du  Spitzberg  à  l'équa- 
teur  et  de  l'équateur  à  l'Australie,  on  a  trouvé  des  couches  de  houille 
composée  toujours  des  mêmes  végétaux.  La  température  moyenne  de 
notre  globe  devait  être  de  22°  à  25°,  comme  maintenant  celle  des  tro- 
piques. L'astronomie,  d'accord  avec  la  géologie,  nous  en  donne  la  rai- 
son. Dans  l'origine,  la  terre  était  un  globe  incandescent  circulant  au- 
tour du  soleil.  A  l'époque  houillère,  ce  noyau  avait  sans  doute  conservé 
une  proportion  notable  de  sa  chaleur  originaire;  de  là  cette  température 
élevée  et  régnant  uniformément  d'un  pôle  à  l'autre.  L'air  était  probable- 
ment chargé  de  vapeur  d'eau  et  le  ciel  couvert  de  nuages  impénétra- 
bles aux  rayons  du  soleil.  Ces  circonstances  météorologiques  nous  expli- 
quent pourquoi  la  flore  de  cette  époque  se  composait  exclusivement  de 
plantes  amies  de  l'ombre  et  de  l'humidité,  telles  que  les  fougères  et  leurs 
analogues,  tandis  que  les  végétaux  florifères,  ayant  besoin  de  lumière 
pour  épanouir  leurs  fleurs  et  mûrir  leurs  fruits,  ne  faisaient  point  encore 
partie  de  la  flore  du  globe  terrestre,  oîi  elles  sont  actuellement  domi- 
nantes. 

Les  couches  qui  succèdent  aux  dépôts  houillers  sont  infiniment  plus 
pauvres  en  restes  organiques  végétaux  qu'en  débris  animaux.  Ainsi  tan- 
dis que  les  géologues  ont  pu  caractériser  chacune  de  ces  couches  par 
des  centaines  d'espèces  d'oursins,  de  mollusques  et  de  zoophytes,  l'her- 
bier géologique  ne  contient  dans  ses  feuillets  qu'un  nombre  d'espèces 
végétales  très  restreint.  Les  formes  sont  difl"érentes  de  celles  du  terrain 
houiller,  quoiqu'elles  appartiennent  aux  mômes  divisions  du  règne  vé- 
gétal, savoir  aux  cryptogames  vasculaires,  aux  conifères  et  aux  cycadées. 
Signalons,  avec  M.  Schimper,  au  commencement  de  l'époque  triasique, 
l'apparition  de  végétaux  de  la  classe  des  monocotylédones  (palmiers, 
yucca);  elle  précède  même  celle  des  premiers  mammifères,  aurore  de  la 
création  animale  dont  l'homme  fait  partie. 

Sous  le  point  de  vue  climatologique,  la  flore  des  couches  comprises 
entre  la  houille  et  la  craie  nous  apprend  qu'une  température  uniforme 
régnait  encore  à  la  surface  du  globe;  mais  cette  température  était  moins 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  1021 

élevée,  l'air  était  moins  humide  et  le  sol  plus  sec  que  pendant  la  pé- 
riode houillère.  Certaines  cycadées  [cycas,  dion,  enceplialartos)  ont  des 
analogues  vivans  qui  croissent  sur  le  flanc  des  montagnes  de  l'Afrique 
australe,  de  l'Asie  orientale,  du  Mexique  et  de  l'Australie.  Les  conifères 
ont  remplacé  les  fougères;  mais  le  caractère  général  de  la  flore  est  tou- 
jours bien  différent  de  celui  de  la  végétation  qui  pare  aujourd'hui  notre 
globe.  Celle-ci  commence,  pour  ainsi  dire,  à  l'époque  crétacée  avec 
l'apparition  d'arbres  semblables  à  ceux  qui  forment  les  forêts  de  l'Eu- 
rope, des  chênes,  des  saules,  des  lauriers,  des  myrtes,  des  érables, 
des  tilleuls,  des  alaternes.  Le  nombre  des  genres  et  des  espèces  va  tou- 
jours en  augmentant  à  mesure  qu'on  s'élève  dans  les  terrains  tertiaires, 
elles  formes  deviennent  de  plus  en  plus  semblables  à  celles  dont  nous 
sommes  entourés.  Au  milieu  des  débris  de  feuilles  conservés  dans  le 
sein  de  la  terre,  le  géologue  retrouve  l'empreinte  des  insectes  qui  ha- 
bitaient ces  forêts  disparues,  quelquefois  même  des  os  de  mammifères 
lui  permettent  de  reconstituer  les  grands  animaux  qui  paissaient  sous 
leurs  ombrages.  La  température  était  d'ailleurs  encore  plus  élevée  et  plus 
uniforme  qu'cà  présent.  M.  de  Saporta  nous  montre  qu'à  l'époque  tertiaire 
la  végétation  du  midi  de  la  France  ressemblait  à  celle  des  Canaries  et 
du  cap  de  Bonne-Espérance.  M.  Heer  nous  prouve  que  le  Spitzberg  et 
le  Groenland,  dépourvus  aujourd'hui  de  toute  végétation  arborescente, 
étaient  couverts  de  forêts  aussi  touffues  que  celles  de  la  Californie  et 
de  l'Amérique  du  Nord. 

Des  millions  d'années  s'écoulent  de  nouveau,  le  noyau  incandescent 
de  la  terre  achève  de  se  refroidir,  la  surface  terrestre  n'est  plus  échauf- 
fée que  par  la  chaleur  qu'elle  reçoit  du  soleil.  La  flore  tertiaire  se  retire 
des  deux  pôles  pour  se  concentrer  à  l'équateur,  de  nouvelles  formes  ap- 
paraissent et  se  mêlent  aux  formes  anciennes,  des  migrations  végétales 
ont  lieu  de  l'Asie  vers  l'Europe,  comparables  à  la  grande  invasion  des 
peuples  aryens,  la  surface  terrestre  se  modifie  lentement,  mais  inces- 
samment, et  nous  nous  trouvons  en  présence  du  monde  organique  ac- 
tuel, continuation  et  perfectionnement  de  ceux  qui  l'ont  précédé.  Cer- 
taines formes  fossiles  ont  persisté,  la  plupart  ont  péri;  mais  déjà  la 
science  commence  à  les  distinguer  :  elle  reconnaît  que  les  flores  actuelles 
n'ont  pas  le  même  âge;  celles  de  l'Australie,  du  Japon,  de  l'Amérique  du 
Nord,  sont  antérieures  à  celle  de  l'Europe;  aussi  l'hypothèse  d'une  créa- 
tion subite  et  simultanée  des  animaux  et  des  végétaux  aujourd'hui  vivans, 
telle  que  nous  la  trouvons  dans  les  traditions  judaïques,  n'est-elle  plus 
scientifiquement  soutenable.  La  période  géologique  dans  laquelle  nous 
vivons  est  la  continuation  et  la  conséquence  de  celles  qui  se  sont  dérou- 
lées avant  elle,  comme  les  événemens  auxquels  nous  assistons  sont  la 
suite  nécessaire  de  ceux  qui  les  ont  préparés.  De  même  que  l'historien 
analyse  la  population  d'un  pays  et  y  retrouve  successivement  les  habitans 


1022  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

autochthones,  puis  les  mélanges  produits  par  des  immigrations,  des  inva- 
sions, des  colonisations  qui  ont  altéré  le  type  primitif,  de  même  la  bota- 
nique moderne  devra  analyser  la  flore  d'une  région  et  y  reconnaître  les 
descendans  des  végétaux  fossiles  et  les  effets  des  immigrations,  des  dis- 
paritions, des  émigrations,  résultats  nécessaires  des  changemens  corres- 
pondans  de  la  surface  du  sol  et  des  conditions  climatériques  du  pays. 
Personne  n'était  mieux  préparé  que  M.  Sch imper  pour  doter  notre 
pays  d'un  grand  traité  de  paléontologie  végétale.  Botaniste,  paléonto- 
logiste, zoologiste  et  géologue,  M.  Schimper  est  un  des  naturalistes  les 
plus  complets  que  nous  possédions.  De  belles  publications  sur  les  végé- 
taux vivans  et  fossiles,  de  nombreux  voyages,  l'examen  répété  des  col- 
lections françaises  et  étrangères,  une  érudition  peu  commune,  l'ont  mis 
dans  les  conditions  voulues  pour  élever  un  pareil  monument.  C'est  un 
architecte  qui  a  déjà  montré  sa  valeur  par  des  œuvres  partielles  témoi- 
gnant d'une  connaissance  approfondie  des  matériaux  existans  et  de  la 
manière  de  les  employer.  Ces  essais  préliminaires  sont  une  préparation 
indispensable  pour  écrire  un  traité  général  avec  cette  compétence  qui 
ne  s'acquiert  que  par  des  recherches  spéciales  et  des  travaux  originaux. 
Celui  qui  a  fait  ainsi  ses  preuves  est  classé  dans  l'estime  des  natura- 
listes contemporains,  il  possède  leur  confiance,  son  nom  est  une  auto- 
rité, et  pendant  longtemps  le  traité  dont  il  est  l'auteur  reste  le  manuel 
de  ceux  qui  savent  et  le  guide  de  ceux  qui  veulent  apprendre.  C'est  le 
caractère  des  bons  traités  généraux  de  ne  vieillir  qu'avec  la  science  qu'ils 
résument,  bien  différens  de  ces  traités  éclos  sous  des  plumes  novices, 
écrits  par  des  hommes  instruits,  intelligens,  doués  d'une  certaine  facilité 
d'assimilation,  mais  qui  n'ont  point,  avant  de  les  commencer,  ajouté  une 
seule  pierre  à  l'édifice  de  la  science.  Ceux-ci,  et  il  y  en  a  malheureuse- 
ment beaucoup,  rédigent  des  traités  qui  déjà  sont  arriérés  le  jour  où  ils 
paraissent.  Rejetés  avec  dédain  par  les  juges  compétens,  ils  sont  lus 
avec  méfiance  même  par  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  Ce  sont  ces  œuvres  lé- 
gères qui  propagent  des  erreurs  réfutées  depuis  longtemps,  entretiennent 
des  préjugés  surannés,  donnent  une  idée  fausse  de  la  science  qu'elles 
veulent  enseigner,  et  arrêtent  le  progrès  intellectuel  au  lieu  de  le  servir. 
Tels  ne  sont  pas  les  traités  de  paléontologie  animale  de  M.  J.  Pictet  et 
de  paléontologie  végétale  de  M.  Schimper  :  tous  deux  caractérisent  une 
époque  dans  la  science  des  corps  organisés  fossiles,  tous  deux  sont  un 
point  de  départ  pour  des  conquêtes  nouvelles.  ch.  martins. 


G.  BuLoz. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


QUATRE-VINGT-DEUXIÈME  VOLUME 


SECONDE  PÉRIODE.  —  XXXLV  ANNEE. 


JUILLET    —   AOUT    1869 


Livraison  An  1"  Juillet. 

Une  Annexion  d'autrefois.  —  Hedvige  et  Jagello,  un  Historien  polonais  con- 
temporain, première  partie,  par  M.  Julian  KLACZKO 5 

Pierre  qui  roule,  seconde  partie,  par  M.  George  SAND 39 

La  Science  des  Religions,  sa  Méthode  et   ses  Limites.  —  VL  —  Les  Ortiio- 

DOXIES,    COMMENT   ELLES    SE    FORMENT   ET    DÉCLINENT,   par   M.    ÉMILE   BURNOUF.  85 

Le  Prince  Michel  Obrenovitch  et  l' avènement  du  prince  Milan  en  18G8,  sou- 
venirs d'un  voyage  en  Serbie,  par  M.  George  PERROT 117 

La  Préfecture  de  police  et  la  Sûreté  publique  a  Paris,  par  M.   Maxime  DU 

CAMP 152 

La  Science  et  la  Conscience.  —  Les  Historiens,  la  Morale  et  le  Fatalisme 

DANS  l'histoire,  par  M.  É.  VACHEROT,  de  l'Institut 192 

Le  Budget  des  États-Unis  depuis  la  paix,  par  M.  George  ODILON-BARROT.  .       221 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 236 

Revue  Musicale.  —  La  reprise  du  Prophète  et  Meyerbeer,  par  M.  F.  de  LAGE- 

NEVAIS 249 

Essais  et  Notices 256 

Livraison  du  15  Juillet. 

Pierre  qui  roule,  troisième  partie,  par  M.  George  SAND 257 

Histoire  des  Sciences.  —  L'Évolution  des  Doctrines  chimiques  depuis  Lavoi- 

siER,  par  M.  Edgar  SAVENEY 298 

Études  et  portraits  do  siècle  d'Auguste.  —  V.  —  Trois  Césars  d'aventure, 

par  M.  E.  BEULÉ,  de  l'Institut 330 


1024  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Les  Trois  crises  du  coiJVEn>JEMEi\T  personmîl  e\'  France.  —  1814-1830-1848,  — 

par  M.  Saint-Marc  GIRARDIN,  de  l'Académie  Françaiso 364 

Les  Écoles  des  Beaux-Arts  e\  Europe,  par  M.  Ch.   d'HENRIET 390 

L'Histoire  du  Suffrage  universel  a  propos  des  Élections  de  1809,  par  M.  André 

COCHUT 420 

Exploratiox  du  Mékong.  —  III.  —  Vien-Ciian  et  la  Conquête  siamoise,  par 

M.  L.-M.  de  carné 468 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 498 

Essais  et  Notices.  —  Paris  et  ses  historiens 510 

Livraison  «lu  1"  Août. 

L'Autriche  et  la  Bohême  en  1869.  —  La  Question  tchèque  et  l'intérêt  français, 

par  M.  Saint-René  TAILLANDIER 513 

Pierre  qui  roule,  quatrième  partie,  par  M.  George  SAND 545 

L'Église  romaine  et  le  premier  empire.  —  1800-1814.  —  XXIII.  —  Le  Pape  a 

Fontainebleau,   signature  du  Concordat,   par   M.   le  comte  d'HAUSSON- 

VILLE,  de  l'Académie  Française 594 

L\  Science  et  la  Conscience.  —  III.  —  Le  Fatalisme  métaphysique,  par  M.  É. 

VACHEROT,  de  l'Institut C25 

Une  Annexion  d'autrefois.  —  II.  —  L'Ordrb  teutonique  et  le  royaume  de  Jagello, 

dernière  partie,  par  M.  Julian  KLACZKO Co2 

François  Bonivard,  sa  vie,  ses  ouvres,  Genève  au  xvi'  siècle,  d'après  des  docu- 

MENS  NOUVEAUX,  par  M.  MARC-MONMER C82 

La  Poésie  et  les  Poètes  de  la  nouvelle  génération  en  France,  par  M.  Louis 

ETIENNE 710 

Études  d'économie  rurale.  —  Le  Portugal  et  son  agriculture,  par  M.  Léonce 

DE  LAVERGNE,  de  l'Institut 738 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 751 

Essais  et  Notices.  —  Les  derniers  travaux  sur  le  spectre  solaire,  par  M.  R. 

r.ADAU 7C5 

Livraison  du  15  Août. 

Pierre  qui  roule,  cinquième  partie,  par  M.  George  SAND 769 

Les  Sermonnaires  du  moyen  âge  et  leur  influence  sur  l\  formation  de  notre 

LANGUE,  par  M.  Eugène  AUBRY-VITET 811 

Le  Palais  de  Justice  a  Paris.  — .Le  Petit-Parquet  et  la  Cour  d'assises,  par 

M.  Maxime  DU  CAMP 841 

Saint  Paul  et  la  Fondation   du   Christianisme,  a  propos   du   Saint  Paul   de 

M.  Renan,  par  M.  AUBE 877 

Les   Réformes  de  l'enseignement.  —   II.  —  L'Enseignement   secondaire,   par 

M.  Gaston  BOISSIER 900 

La  Variation  et  la  Hausse  des  Prix  dans  les  choses  de  la  vie,  par  M.  Victor 

BONNET 935 

L'Église  romaine  et  le  premii'R  empire,  —  1800-1814.  —  XXIV.  —  La  Rétrac- 
tation DU  concordat  de  Fontainebleau  et  la  Restauration  du  pape,  der- 
nière partie,  par  M.  le  comte  d'HAUSSONVILLE,  de  l'Académie  Française.      057 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 1007 

Essais  et  Notices.  —  La  Flore  du  monde  primitif,  par  M.  Ch.  MARTINS.  .  .     1018 


Paris.  —  J.  CLAYE,  Imprimeur,  1,  rue  Saint-Benoît. 


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