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GIFT OF
JAMES D. PERKINS
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REVUE
DES
XXXIX* ANNEE. - SECONDE PÉRiODE
TOIIE LXXXII. — 1" JUILLET 18G9.
TUFTS COhLSaW
DES
ONDE
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XXX1X« ANNEE. — SECONDE PÉRIODE
TOME QIIATRE-YINGT-DEUXIÈME
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MO?^DES
RUE BONAPARTE, 17
1869
TUPTS OOLLHGB
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UNE
LE ROYAUME DE JAGELLO ET SON DERNIER HISTORIEN.
L'an passé, le 10 janvier 1868, s'éteignait dans une ville loin-
taine, — au pied des Carpathes, — après une vie de longs labeurs et
de longues épreuves, un érudit, un écrivain de premier ordre dont
il est impossible de rappeler la mémoire sans l'accompagner d'un
douloureux hahent sua fatal... Il a doté son peuple d'œuvres pro-
fondes et charmantes, il a su lui retracer ses siècles de splendeur
avec un génie merveilleux; sous ses mains, l'histoire nationale a
complètement changé de face, elle est devenue lumineuse, pleine
d'expression et de vie. Placé dans des conditions autres et moins
décevantes, citoyen d'un pays indépendant et libre, cet homme
d'un grand talent et d'un grand cœur aurait pu prétendre aux di-
gnités et aux honneurs, aurait facilement atteint la considération et
la fortune : du moins la renommée et le retentissement n'auraient
point certes manqué à ses travaux d'une science et d'un art égale-
ment consommés... Mais il naquit sous un ciel inclément, sur une
« terre de tombeaux et de croix, » chez une nation qui n'a point
de patrie, et il eut pour partage la souffrance, le dévoûment et
l'obscurité... Cette théorie des inilîeux, dont abuse si étrangement
de nos jours une certaine école littéraire, elle pourrait bien trouver
dans la circonstance son application légitime, poignante même : il
est vrai que là encore le problème serait loin de constituer une
simple question de climat et d'influences matérielles; il serait tou-
jours, il serait surtout une question morale, une question de liberté.
6 REVUE DES DEUX MONDES.
Né en Galicie, dans la Pologne autrichienne, Karol Szajnocha (j)
connut de bonne heure, dès l'âge de dix-sept ans, le cachot et les
chaînes... Qu'on veuille bien nous pardonner d'entrer à cette occa-
sion dans quelques détails; les détails ici peignent les effroyables
destinées de plusieurs générations, ils caractérisent tout un régime,
— ce régime « paternel )i de la vieille Autriche qui déjà commence
à s'effacer dans les mémoires, et que certains esprits forts et désa-
busés du présent se donnent même parfois l'air de vouloir regret-
ter... 11 arriva donc qu'un soir, en 183^, pendant une représenta-
tion au théâtre de Léopoi, des vers (( incendiaires » furent lancés
dans le parterre, et que les soupçons de la police se portèrent
sur un adolescent, un étudiant. Elle l'arrêta, et ne négligea pas
non plus de saisir tous ses papiers. La fatalité voulut que ce jeune
homme, comme tant d'autres à son âge, eût rêvé de composer une
tragédie, un drame, que, comme tant d'autres aussi, il ne fût par-
venu à jeter sur le papier que les noms des personnages de l'œuvre
méditée; il n'avait pas même été complètement satisfait de son pre-
mier jet, et il avait remanié à plusieurs reprises ces noms des per-
sonnages en les consignant sur des feuilles éparses. Avec sa saga-
cité ordinaire, la police autrichienne devina dans ces feuilles « des
listes de conjurés, » et comme le nom de Paul (le héros du drame
si peu avancé) se trouvait à la tête de chacune de ces « listes, »
elle conclut judicieusement que c'était là le chef de la conspira-
tion ; elle fit surtout passer au crible de ses recherches et de ses
persécutions les a individus suspects » qui répondaient au nom de
Paul ou à ses dérivés; un écrivain distingué, Zegota Pauli, dut à ce
génie de combinaison une captivité de dix-huit mois. Quant au
malheureux détenteur des « listes, » quant au pauvre étudiant qui
ne comptait que dix-sept printemps et qui avait rêvé une tragédie,
il eut les mains et les pieds chargés de fers, il fut jeté dans, un ca-
chot sombre, humide, suintant, horrible, et il y demeura deux
ans. « Des têtes comme celle de votre fils, il faut les aplatir (2)! »
dit un jour le délégué du gouvernement paternel, M. Kriegk, à la
mère éplorée qui ]ui demandait la mise en liberté de son Karol ou
du moins sa mise en jugement. Comment s'y prit-on ^ovw aplatir
cette tête d'enfant? Nous l'ignorons, et dans l'œuvre de Szajnocha
nous n'avons trouvé qu'une seule page qui fasse allusion à cette
douloureuse époque. C'est une pièce de vers (le grand historien n'a
jamais complètement renoncé à la poésie) ; elle porte la date de
18/i8 et a trait à la guerre de Hongrie, à laquelle la jeunesse po-
lonaise prenait alors une part si active sous les drapeaux de Bem et
(1) On prononce Cheyûoha.
('2} Solche Kopfe rauss man driicken.
UNE ANNEXION D AUTREFOIS. 7
(le Dembinski. Dans des strophes émue:^, touchantes, l'ancien pri-
sonnier remercie Dieu, le dieu des batailles, d'avoir enfin ouvert à
ses compatriotes, cà ses compagnons, un champ d'honneur véritable
où ils pourront lutter franchement, loyalement et à la face du ciel;
il félicite ses frères de rencontrer enfin des combats autres que ceux
du passé, des combats publics, bruyans, rapides, — rapides sur-
tout, « car il fut long, ô mes frères, il fut bien long le combat d'au-
trefois, le combat sourd dans le cachot souterrain , où pour toute
arme nous n'avions que le signe de la croix, pour tout bouclier le
mépris des tortures, pour toute musique le cliquetis de nos chaînes,
et pour tout laurier la moisissure de notre fosse! » Le dernier vers
emprunte une énergie sinistre à la circonstance que c'est clans les
humidités du cachot que Szajnocha avait contracté la maladie ter-
rible qui le rongea jusqu'à la mort, qui finit même par le rendre
aveugle et « le séparer des vivans bien avant qu'il ne fût séparé de
la vie. ))
Au bout de deux ans de carccre diiro, le dangereux détenteur
des « listes » fut enfin relâché, mais avec le bénéfice de la formule
meurtrière, a faute de preuves. » Dans le langage du régime pa-
ternel, cette formule interdisait au « libéré politique » toute école,
tout emploi public, toute profession libérale. A l'âge de vingt ans,
Szajnocha n'avait plus d'avenir, voyait toute carrière fermée de-
vant lui, — et il était pauvre, et il était brisé de corps, et il avait
une vieille mère à nourrir! Il fit comme il put, tout ce qu'il put
pour gagner la vie de deux êtres : il donna des répétitions, il cou-
rut le cachet , il fut correcteur dans une imprimerie, — il rédigea
im journal de modes! Depuis sa sortie de prison jusqu'à une vieil-
lesse bien prématurée, pendant tout un quart de siècle, — longum
liumani œvi spatium, — le « libéré politique » eut ainsi à livrer
chaque matin son combat pour le pain quotidien (1). Ajoutez à cela
l'infirmité chronique due au séjour souterrain, aux « moisissures
de la fosse, » infirmité atroce qui ne lui laissait presque jamais de
répit et qu'exprime si bien un mot d'une lettre intime, navrant
dans sa trivialité. « Avez-vous jamais connu le mal de dents? écri-
(1) La veuto des ouvrages de Szajnocha était prohibée dans la plus grande partie de
la Pologne (dans la Pologne russe), et les honoraires durent par conséquent se propor-
tionner à l'exiguïté du marché. Pour son Histoire de Boleslas le Grand (un chef-d'œuvre),
il reçut de l'éditeur cent vingt-cinq francs (50 florins), et il s'en montra heureux et re-
connaissant!... Les dernières années de Szajnocha furent toutefois à l'ahri de la gêne.
Nommé lieutenant de l'empereur à Léopol, le comte Goluchowski trouva le moyen d'é-
luder l'interdiction qui continuait de peser sur le » libéré politique » en lui accordant,
<i à titre provisoire, » une place modeste, mais suffisante pour ses besoins, la place de
sous-bibliothécaire à l'institution Ossolinski. C'est là un des nombreux titres de l'ex-
gouverneur de la Galicie à la reconnaissance du monde lettré et de tous les hommes de
bien.
8 REVUE DES DEUX MONDES.
vait à un ami le pauvre perclus. Eh bien! ce mal de dents, je l'ai
dans mes bras, dans mes jambes, dans mes côtes, dans chacun de
mes os; il gambade à travers tout mon corps... » Et c'est au mi-
lieu de privations, de douleurs et de misères pareilles que la tête
ajylatie par M. Kriegk fit des études vastes et approfondies, conçut
des œuvres belles et durables; c'est dans de telles conditions que
l'interdit de toute profession libérale devint le plus grand ou plu-
tôt le seul grand historien de la Pologne contemporaine, — son
Augustin Thierry ! Rien en effet ne rappelle plus le génie de l'émi-
nent maître français, que l'art merveilleux avec lequel Szajnocha
savait reconstruire les âges anciens, rendre l'éclat et la vie à des
époques reculées et effacées, profiter d'un mot dans une chronique
ou dans un document pour donner à son tableau une couleur lo-
cale saisissante. Hélas! c'est encore par un autre côté que l'histo-
rien des Piasts et des Jagellons fait penser au grand peintre des
Mérovingiens... L'infirmité que lui avait donnée la prison, ce mal
chronique qui fut le tourment incessant de sa vie, ce mal , après
avoir longtemps « gambadé » à travers tout son corps, il finit par
se fixer, il élut son siège dans les organes visuels, que les ténèbres
envahirent lentement. Gomme Augustin Thierry, Szajnocha passa
le déclin de sa vie dans une cécité complète ; comme lui aussi, il
demeura attaché à ses études malgré cette calamité effroyable , et
il continuait à percer la nuit du passé d'un regard fermé à jamais
aux clartés du jour. Une épouse jeune, courageuse, admirable de
dévoûment, devint alors son ange tutélaire et sa « muse. » A rap-
proche de la catastrophe, elle avait pris ses mesures, et au moment
opportun elle se trouva déjà en savoir assez sur les langues classi-
ques, les langues slaves et la paléographie, pour pouvoir faire des
lectures au savant aveugle, recueillir des notes et le remplacer dans
les recherches. La dernière et peut-être la plus remarquable des
compositions de Szajnocha [Deux ans de notre histoire) est due en
entier à cette collaboration touchante où l'intelligence de l'homme
fut servie par les yeux et par les mains d'une femme.
Ilabent sua fatal ou, pour penser plus chrétiennement, disons
avec le poète anonyme : « Dieu a voulu que le même esprit de ci-
vilisation qui s'est revêtu de toutes les pompes de la gloire, du
succès et du bien-être à une extrémité de l'Europe, fût forcé à
l'autre de passer k travers toutes les épreuves du sacrifice , toutes
les saintetés du dévoûment et les inébranlables enthousiasmes du
martyre... (1) » Il ne connut ni la gloire, ni le succès, ni le bien-
être, cet historien éminent, complètement ignoré à l'étranger, et dont
(1) Lettre à M. Guizot, 1847. — Voyez la Revue du 1" janvier 1802 : La Poésieiwlo-
naise au dix-neuvième siècle et le Poète anonyme.
UNE ANNEXION D AUTREFOIS. 9
on a cm devoir évoquer du moins le nom à la tête d'une étude qui ne
fera que résumer en quelque sorte une de ses œuvres les plus char-
mantes et les plus estimées (1). L'alliance de la Pologne et de la Li-
thuanie est un souvenir cher entre tous à une nation qui ne vit plus
presque que de souvenirs, et Szajnocha lui a consacré quatre beaux
volumes. Est-ce trop de demander pour le même sujet quelques pages
fugitives dans la Revue? Le pacte conclu à Horodlo et ratifié depuis
à Lublin a eu une place importante dans l'histoire de toute une moi-
tié de l'Europe, dans l'histoire du monde slave; il a subsisté pen-
dant cinq siècles, et il subsiste encore aujourd'hui dans la con-
science de tout un peuple, dans la foi des « générations posthumes
nées d'une mère assassinée; » à ce titre seul, il mériterait déjà
d'être connu avec plus amples détails. Dans un temps d'ailleurs
(m la fatale maxime du compelle inlrare semble passer de l'église
à l'empire, où la violence, la ruse et la fourberie s'ingénient à for-
ger des unités mensongères, et, Dieu le veuille! éphémères, il peut
ne pas être sans intérêt de voir comment se forma et se consolida
entre deux peuples une union toute volontaire et libre, union mé-
morable qui, cimentée encore tout dernièrement par le sang versé
à Varsovie et à Wilno, remonte par ses origines dans le moyen âge,
dans ces temps ingénus et barbares qu'on nomme le xiv^ siècle.
L
Le monde paraît bien petit dans ce xiv" siècle, ce n'est encore
qu'un fragment du globe, et, comme eût dit Pascal, un raccourci
de planète. Tout un hémisphère demeure ignoré jusque dans son
existence; l'Asie se dérobe dans un nuage de fables et de terreur,
l'Afrique ne déroule aux regards que ses côtes baignées par la Mé-
diterranée, et l'Europe elle-même, l'Europe civilisée et chrétienne,
ne s'étend guère que des rivages de l'Atlantique jusqu'aux bords de
la Vistule. Une bulle du pape Innocent VI, de l'année 1356, désigne
le royaume de Pologne comme la dernière limite de l'extrême Occi-
dent, in finibus christianîtatis ^ in frontario inficlelium. Au-delà
de ce royaume et de son fleuve, la Vistule, on entrevoyait des con-
trées vagues, fermées à la lumière de l'Évangile, presque autant
fermées à la clarté du ciel : on y constatait un phénomène qui de nos
jours n'est connu que dans les régions boréales. « En Lithuanie, dit
le grave chroniqueur du temps, Dlugosz, la durée de l'hiver est de
dix mois; le soleil luit alors bien bas à l'horizon et pour quelques
(1) Karol Szajnocha, Hedvige et Jagello, i vol., 2<^ édition. Léopol, 18GG. On n'a pas
négligé toutefois de consulter les auteurs qui ont traité le même sujet (Voigt, Narbutt,
Caro, etc.). Pour l'histoire de la diète de Lublin, on s'est surtout servi du Procès-ver-
bal de cette diète, publié par le comte Dzialynski.
10 REVUE DES DEUX MONDES.
heures seulement; mais en revanche pendant les deux derniers
mois il reste fixé au firmament, et ne laisse point arriver les cré-
puscules de la nuit. » C'est que l'homme n'avait encore rien fait
pour changer sous ces latitudes les conditions d'un climat rigou-
reux, et que la terre y était demeurée « telle qu'elle sortit le pre-
mier jour des mains du Créateur, » terre inculte, inhospitalière,
couverte de landes « nourricières des chevaux, » de lacs et de
forêts immenses. Un voyageur français du siècle suivant, Gilbert de
Lannoy, comparait les lacs lithuaniens à des « mers véritables: »
quant aux forêts, les écrivains contemporains renoncent à en faiie
comprendre l'étendue et la sublime horreur : c'étaient des forêts
vierges, inexplorées, comme en devaient rencontrer plus tard les
compagnons de Colomb dans un nouvel hémisphère. La Lithuanie
de nos jours garde encore aux environs de Crodno comme une
image de son antique passé dans cette fameuse forêt de Bialovviéz,
que la croyance populaire proclame « insondable comme l'Océan, »
et au milieu de laquelle, derrière les brouillards impénétrables,
elle place une cité mystérieuse, un Éden étrange, la walhalla du
règne animal. Là, dit la légende, vivent paisibles les premières
paires de toutes les espèces répandues sur la terre; de ik aussi sor-
tent tous les jeunes animaux à la recherche des aventures et des
combats; là également ils s'empressent de revenir lorsqu'ils sont
blessés par le chasseur ou quand ils sentent approcher leur fin.
« L'ours qui a mangé ses dents et le cerf dont les jarrets faiblis-
sent, le corbeau qui commence à blanchir, le faucon quand il a
perdu la vue, et l'aigle dont le bec tordu par la vieillesse ne s'ouvre
plus à la pâture, tous ils regagnent la patrie qu'ils avaient quittée
au printemps de leur vie : l'oiseau y dépose ses plumes et le qua-
drupède son poil... »
Au milieu de ces steppes, de ces lacs et de ces forêts campait un
peuple qu'à un premier aspect on serait bien tenté de rapprocher
de ces tribus indigènes de l'Amérique dont le brillant Hepworth
Dixon vient de nous donner encore tout dernièrement une nouvelle
et saisissante peinture, et les buffles sauvages, les znbry, qui par-
couraient alors ces contrées en troupeaux innombrables (1), sem-
blent ajouter ainsi un trait de plus à la ressemblance. Établis de-
puis les temps les plus reculés sur les bords du Niémen et de la
Wilia, les adorateurs farouches de Perkunos, les « Sarrasins, »
comme les appelaient les écrivains du moyen âge [Sarraceni dicti
Lithiuini) menaient encore au xiv* siècle l'existence des pasteurs
nomades. Ils ne remuaient que rarement le sol aride et ingrat de
(1) La forêt de Bialowiéz en garde encore de nos jours de rares spécimens, inconnus
du reste de l'Europe. D'ailleurs le zubr do la Lilhuanio est beaucoup plus grand et plus
fort que le bison de l'Amérique.
IjiSfE ANNEXION d'aUTR'EFOIS. 11
]eur cliarrae dé bois, — l'emploi du fer leur inspirait une répu-
gnance superstitieuse, — ils vivaient de la ciiasse et de la pèche,
et riiydromel recueilli dans les ruches abondantes du pays causait
parmi eux autant de ravages que le fait parmi les ilurons et les
Sioux l'eau-de-feu des faces pâles. 'C'est aussi au wigwam du iluron
et du Sioux que fait penser la nunia lithuanienne, la tente de bois
que dressait de temps en temps le pasteur pour abriter son « bétail
et sa famille, » et la femme y apparaît dans l'humble condition de
la squaiv. Dégradée par la polygamie, elle est l'esclave résignée
d'un maître despotique qui la vend à son gré €t tue ses enfans; elle
partag-e ses plus rudes travaux et l'accompagne à la guerre. La
guerre était après la chasse la grande préoccupation des habitans
de la mima. A la voix de leurs princes, sur l'ordre transmis par le
cywmn (staroste, castellanus), ils accouraient vêtus de peaux de
mouton aux poils retroussés, armés de leurs arcs, les carquois bien
munis de flèches empoisonnées. A l'exemple des Tatares, ils em-
portaient avec eux des outres remplies de lait de cavale; comme les
Tatares aussi ils traversaient les lîeuves à la nage en s'attachant à
la queue de leur monture.
Ce n'étaient pourtant ni des Tatares ni des Peaux-Rouges que
ces ancêtres de Kosciuszko et de Miçkiewicz; ils appartenaient à la
noble et glorieuse race ârj'enne, et, dans la langue qu'ils parla,ient
au XIV* siècle et que parlent encore à l'heure qu'il est les pauvres
paysans ides vallées du Niémen et de la Wilia, la philologie com-
parée constate avec un intérêt légitime l'idiome européen le plus
rapproché du sanscrit primitif, du sanscrit du Rig-Véda, plus
rapproché que le gothique, le celtique ou la langue d'Homère et
d'Eschyle! Et de même dans les « hideuses superstitions » que les
pieux écrivains du moyen âge ne cessent de déplorer chez « les Sar-
rasins du nord, » dans ce panthéisme exubérant et touifu qui prê-
tait un génie particulier, une divinité distincte à toute chose, — au
printemps, à l'hiver, à la chasse, à la mima, au lin et au chanvre,
aux abeilles et aux fleurs, — il est aisé de reconnaître ce culte des
forces et des phénomènes de la nature qui est le fonds commun des
idées religieuses chez les dilTérens peuples aryens. Quelques histo-
riens et Szajnocha entre autres ont également essayé de rappro-
cher du trimuni iadien les trois suprêmes divinités de la Litliuanie
(fPerkunos, Potrimposet Poklus), qui semblent en effet symboliser
les mêmes principes de la création, de la conservation et de la
destruction que personnifie la fameuse trinité de Brahma, de Yich-
nou et de Siva. On aurait tort cependant, croyons-nous, de trop
insister sur cette similitude, car le trimnrii est une conception
toute brahmanique, très postérieure par conséquent à l'époque où
s'accomplit la grande dispersion des Aryas; maisl'Agni [ignis] des
12 REVUE DES DEUX MONDES.
hymnes védiques reparaît d'une manière incontestable dans le
Znicz auquel les Lithuaniens élevaient des autels en tout lieu,
dans leurs forêts, sur leurs montagnes, dans leurs temples, et dont
la flamme éternelle était toujours gardée par des vestales, «des
vierges chastes depuis le berceau jusqu'à la tombe. » Une orga-
nisation sacerdotale puissante répondait naturellement à un sys-
tème religieux qui divinisait tous les phénomènes et embrassait
toutes les minuties de la vie. Au-dessous d'un grand-pontife (un
kriTvé-kriweîto) venait s'échelonner une nombreuse hiérarchie de
prêtres aux classemens et aux fonctions multiples; au dernier rang
apparaissent les bardes, dont la science et la vocation partici-
paient également du sacré et du profane. Il n'y avait en effet ni
fête de famille ni réunion joyeuse sans que le waïdclote vînt célé-
brer la gloire des ancêtres et les grandes actions des temps passés.
Arrachés à la patrie, captifs sur la terre étrangère, ces pauvres
rapsodes continuaient à exercer leur métier avec une fortune di-
verse. Dans un épisode célèbre de son Wallenrod, Miçkiewicz in-
troduit ainsi à un banquet des chevaliers teutoniques de Marien-
bourg un waïdelote aveugle qui égaie la compagnie de ses sons
rauques et étranges. Un seul comprend son chant, le grand-maître
lui-même, et c'est de lui seul aussi que le barde demande à être
compris, car il a élevé ce grand -maître, il connaît son origine
lithuanienne, que tout l'ordre ignore, et il salue en lui le futur
vengeur de la patrie opprimée; — il continue donc de chanter, tan-
dis que les chevaliers continuent de rire et que les pages espiègles
l'accompagnent dérisoireraent en siiïlant dans des noix creuses...
La scène est originale et pathétique à coup sûr, mais on ne se dou-
terait guère que le poète en empruntait les traits pittoresques à
un récit du temps, à un chroniqueur de l'ordre. « Un prisonnier
litliuanien, un prêtre, dit le chroniqueur, vint aussi chanter au
festin, et crut faii-e merveille en comparant notre grand-maître au
grand weïdawut. Les chevaliers ne comprirent rien au langage bar-
bare du pauvre diable, et pour récompense ils lui envoyèrent plai-
samment une coupe remplie de noix creuses... »
D'ailleurs, et à mesure qu'on avance dans l'étude, on trouve à
ces adorateurs de Perkunos des qualités et des vertus bien surpre-
nantes, et on est forcé de leur reconnaître un degré de civilisation
que ne laisserait point soupçonner le nom de « fils de Baal » dont
les gratifiait l'esprit chrétien du temps (1). Le dirons-nous? ce Li-
thuanien ondoyant et divers, tel qu'il se révèle h nous au xiv^ siècle,
tel qu'il éclate dans les compagnons d'Olgerd et de Keystut, ce
Lithuanien à la fois sauvage et chevaleresque, fanatique et tolérant,
(1) Chronicon filiorum Déliai de l'énigmatique évèque Christian.
UNE ANNEXION d'aUTREFOIS. 13
pasteur nomade et constructeur de grandes villes, habitant de la
numa grossière et initié à tous les raffinemens de l'Occident, —
il finit même par prendre à de certains momens des proportions in-
quiétantes, fantastiques. On craint d'avoir aflaire à un être de fic-
tion, à une espèce de Chactas de VAlala, ce Ghactas introuvable qui
compte les années par les chutes des feuilles, mange des jambons
d'ours, et qui néanmoins connaît les tragédies de Racine, les orai-
sons funèbres de Bossuet, — et a même soupe chez Ninon!... Heu-
reusement que pour croire à l'existence réelle des compagnons
d'Olgerd et de Keystut nous avons quelque chose de mieux que
l'œuvre d'imagination d'un poétique rhéteur : nous avons les dépo-
sitions irrécusables des contemporains, des témoins oculaires, et,
qui plus est, des ennemis. On ne saurait méconnaître l'esprit tolé-
rant de ces grands-ducs lithuaniens qui, tout en demeurant très
attachés à la foi nationale et en sévissant avec une rigueur extrême
contre les missionnaires franciscains, permettaient cependant à leurs
épouses, des princesses slaves, d'adorer publiquement la croix et
de célébrer le culte chrétien dans les châteaux de Wilno et de Troki.
u Lorsque nous entrâmes dans la chapelle du château, raconte un
chroniqueur, il y avait grands offices; toutes les dames de la cour
étaient réunies sous le portique que couvrait un filet vert derrière
lequel elles apparaissaient comme des ombres légères. » Cette cour,
ces châteaux, les splendeurs de Wilno et de Troki dont parlent à
l'occasion les écrivains du temps, ce sont là aussi autant d'indices
d'une culture et d'un développement supérieurs. Ce n'était pas non
plus un ramassis de tribus sauvages qu'une nation qui envoyait
des ambassades à la cour d'Avignon, à l'empereur, et qui concluait
des traités de commerce avec l'Angleterre. Enfin il est difficile de
refuser le génie politique à un peuple qui, serré de tous côtés par
des ennemis redoutables, sut résister aux chevaliers teutoniques,
refouler les Tatares, faire des incursions incessantes en Pologne, et
au sud étendre ses conquêtes jusqu'au-delà de Kiew.
On dirait que la Providence a voulu honorer le paganisme lithua-
nien au moment de sa chute, en lui donnant pour derniers repré-
sentans les deux fils de Gédimin, les deux frères Olgerd et Key-
stut (1), si renommés dans l'histoire du nord européen, si unis entre
eux et dans l'amour de la patrie, et qui, par le contraste même de
natures diverses, offrent un ensemble si harmonieux et si charmant.
« 11 n'y a pas certes de plus beau témoignage pour le grand cœur
de ces deux païens, dit un historien allemand récent (2), que l'éloge
unanime que font d'eux leurs adversaires les plus implacables. »
(1) On prononce Guédimine, Olguérd. C'est de cette ligne de Gédimin que descen-
dent les princes Czartoryski.
(2) Julius Caro, Geschichle Polen's, t. lî, p. 4G8.
là REVOE DES DEUX MONDES.
Tout en maudissant dans le grand- duc Olgerd l'envahisseur de
leur pays, les annalistes russes du temps ne laissent pas de rendre
hommage à la « sagesse » de ce prince « .taciturne. » — « C'est,
lisons -nous dans la relation d'un envoyé de l'^^rdre teutonique,
c'est un ho-mine de taille moyenne, au visage long, au front légère-
Tnent chauve, à la barbe blonde, mais déjà grisonnante; ses sourcils
hérissés sont tempérés par un regard l)leu et doux. Il a une voix
très agréable à l'oreille, monte admirablement à cheval; mais en
'marchant il 'boite du ;pied droit, c'est pourquoi il s'appuie ordkai-
■rement sur tune canne ou sur un petit page. Il comprend trèsibien
notre langue et la parle même,; mais dans ses entretiens avec nous
il s'e«t ^tOKJ ours servi des interprètes. » Il se servait parfois aussi
tl'un langage en ^action et en images. Aux ambassadeurs d'un prince
slave qui -wn jour vinrent lui déclai-er la guerre pour l'automne pro-
•ehain, <'/^?vV le qjrintemps v-enneil, auprès Vèté silcnciGiix, il ré-
pondit, tirant im -briquet de sa ,pôche et en -allumant un morceau
d'amadou : « Votre maître, vous le voyez bien, trouvera du feu en
Lithiianie pour se chaufier dans l'automne; mais avant l'été silen-
cieux, avant :1e iprintemps vermeil, je lui ferai ma visite dte Pâques,
et nous casserons un œuf béni !.. » Un autre jour, il se moRlra sou-
dain avec -son armée sur les hauteurs de Moscou alors qu'on le
croyait 'anéanti ^et qu* les églises Axi Kremlin célébraient bi'uyam-
merit sa préténfkie défaite; il se laissa fléchir par les prières du
^rand-duc Dimitr et n'entra point dans la .copitale, maift au mo-
ment de lever le camp il tourna ^bride, éperonna son cheval, courut
au galop vers la porte de la ville et y brisa sa lance. « Rniaz Di-
mitr Ivanovitch, dit-il, souvenez-vous toujours que la lance li-
thuanienne-est venue frapper la porte de Moscou... » Le pittoresque
-toutefois ne paralt-ch^z Olgerd que comme l'ornement discret d'nn
^^prit sérieux ^et:pratique par excellence. Grand justicier et protec-
teur-zélé du culte national, il recherche cependant les relations po-
litiques et commerciales avec les .états chrétiens, avec l'Allemagne,
avec l'Âiigteterre; son ^génie éclate surtout dans la direction qu'il
s'efforce de donner à l'ardeur belliqueuse de son peuple. Il laisse
volontiers à son. frère cadet Keyst^itie soin de harceler les Mazo-
viens et de défendre la frontière de ^ est contre. l'ordre teutonique;
pour lui, c'est vers l'ouest et le sud que tendent constamment ses
vues et ses expéditions ^guerrières. .Maître de Kiew, de Smolensk
et de Tvver, il aspire à -la conquête de la Crimée, il veut ouvrir un
débouché tàses états continentaux, s'emparer delà Mer-iNoire... La
Pologne et la Lithuanie expient aujourd'hui cruellement la .faute
immense, incalculable, d'avoir négligé, sous les Jagellons et les
AVaSa, la voie que leur traça au xiv'' siècle la, pensée du grand
prince « taciturne. »
UNE ANNExro^r d'autrefois. 15
Oigercl est la a sagesse » de la Lkhuanie païenne, comme Key-
stut en est la poésie, le héros légendaire demeuré cher à l'imagi-
nation du peuple, exalté dans les daïnos (1), presque autant exalté
dans les chroniques arides de ses ennemis. Spectacle étrange! pour
l'Europe chrétienne, le xiv'' siècle marque déjà îa fin de l'esprit
chevaleresque et romanesque qui l'avait si longtemps animée, gui-
dée ou égarée : la dernière heure des croisades avait sonné depuis
la prise de Saint-Jean-d'Acre, et si le Vénitien Sanuto prétend en-
core en 1321 révéler des « secrets » aux fidèles de la croix [secreUr.
fidelium crucis), leur indiquer les moyens de conquérir le tombeau
du Christ, ce ne sont plus que des secrets d'économie politique,
un blocus commercial et maritime contre l'Egypte! Le xiv*^ siècle,-
c'est déjà l'avéneraent du légiste et du fise, c'est l'époque inaa-
gurée par le soufflet de Nogaret et par le bûcher des templiers. Les
plaintes sont générales alors sur la corruption du temps et la dis-
parition des vertus qui brillaient jadis au front d'un Godefroy et
d'un Flichard Cœur de Lion. « L'honneur diminue et la honte aug-
mente, dit Peter Suchenwirt, ce poète favori de Guillaume d'Au-
triche, le iniimesiingcr célèbre qui eut, comme nous le verrons
bientôt, son petit rôle et son grand mot dans la déconfiture de- son
maître à Gracovie. La pudeur et la décence dépérissent, la trahison
trouve un nombreux cortège, la vérité a la langue malade, la bien-
faisance souffre du bras, et la fidélité de la jambe; la justice est
toute moulue de coups et a les reins cassés. Les chevaliers prati-
quent la simonie et l'usure, gâtent le métier des juifs, et l'ami-
tié se dérobe lorsque vient l'heure de l'épreuve... » Eh bien! c'est
au milieu de ce xiv* siècle et dans un pays de forêts vierges, c'est
sous « un ciel sans soleil, » et chez un peuple sauvage et nomade,
qu'un adorateur de Perkunos, un « enfant de Baal » fut le type
accompli du chevalier chrétien, — moins la foi, — réunit en lai les
vertus idéales d'un paladin de la Table-Fionde, et ne vécut que <( pour
l'amour, pour le combat et pour l'honneur! » 11 eut son aventure
amoureuse aussi originale et piquante que pourrait la rêver de nos
jours r imagination d'un romancier : il arracha une prêtresse aux
auiels du dieu Znicz, et fit sa femme de Biruta la vestale; mais il
l'entoura d'un respect, d'une affection qui désarmèrent â la longue
la colère d'un peuple profondément blessé dans sa foi, et depuis
les dahios n'ont plus gardé à Biruta que le souvenir de son tendre
dévoûmentet de sa fin lamentable. Les combats, Keystutles aimait
pour eux-mêmes, pour les émotions qu'ils procuraient, pour les
qualités qu'ils faisaient briller. Que de fois ne fut-il pas fait pri-
(ly Lq% daïnos sont les chants populaires lithaanieilS. On ea a plusieni'S recueils faits
par MM. Rhesa, Jacewicz et d'autres.
16 REVUE DES DEUX MONDES.
sonnier, grâce à l'ardeur qui l'emportait et le poussait toujours
au plus fort et au plus sanglant de la mêlée! Que de fois aussi,
dans ses nombreuses captivités, ne dut-il sa délivrance qu'à l'ad-
miration qu'il sut inspirer à ses gardiens, à ses geôliers ! Après huit
mois de captivité chez les chevaliers teutoniques, il s'échappa un
jour dans le costume de l'ordre (le fameux manteau blanc avec la
croix noire) et sur le cheval même du grand-maître; mais il eut
soin de renvoyer le cheval avec des excuses aussitôt qu'il fut arrivé
à la frontière. On croirait presque avoir devant soi quelque roman
de Lancelot ou d'Aimon lorsqu'on lit dans les chroniques des moines
allemands les prouesses du frère d'Olgerd, h le prince de Troki; »
on y rencontre des traits et des scènes qui font penser à la Geru-
acdemme, ou qu'on regrette de ne pas retrouver parmi les terzines
de Torquato. Quel tableau, par exemple, que cette prise de Johan-
nisbourg, ainsi que nous la retrace la plume sobre et sèche d'un
écrivain moine! Surpris dans une attaque nocturne, les chevaliers
de la garnison avaient mis bas les armes; vêtus de leurs manteaux
blancs avec la croix noire, ils sont tous réunis dans l'étroite cour
de la forteresse, qu'éclairent des flambeaux aux lueurs fumeuses
et rougeâtres. Tout autour, les vainqueurs dans leurs peaux de
moutons aux poils retroussés, les arcs et les flèches dans leurs
mains, poussent des cris de vengeance sauvage; les kriivcs, les prê-
tres de Znicz, demandent des sacrifices humains pour leur dieu
tant de fois outragé. Le malheureux commandant de la garnison
s'avance; c'est le comlhur Othon, un vieillard à la barbe blanche et
à la jambe de bois : « Fils de Gédimin, je suis prêt à mourir, mais
grâce pour mes compagnons! » Le fils de Gédimin lui prend la
main : « Choisis quatre de tes compagnons qui te sont le plus chers
et quitte la ville en liberté; quant aux autres, ils auront tous la vie
sauve, c'est Keystut qui l'a dit... » La parole de Keystut, amis et
ennemis savaient bien qu'elle était sacrée, et « qu'il n'estimait rien
au-delà de la bravoure, si ce n'est l'honneur. » — « Keystut, ainsi
s'exprime un chroniqueur de l'ordre, aimait avant toute chose la
gloire et la vérité. Toutes les fois qu'il méditait une expédition contre
nous, il en prévenait loyalement notre grand-maître, et il ne man-
quait jamais de venir après un tel avertissement... » Disons-le ce-
pendant, l'auteur de Iledvige et Jagcllo, Karol Szajnocha, ne par-
tage pas complètement à l'égard du frère d'Olgerd l'admiration
exaltée qu'avaient pour lui ses contemporains : il lui tient rigueur de
son esprit peu politique, d'une vie entièrement vouée aux prouesses
et aux aventures; il lui trouve la tête toujours trop jeune, légère
et légèrement folle. Tète folle, nous le voulons bien, mais cœur si
droit et âme si loyale! Nature noble, chaleureuse et charmante, et
à laquelle ne devait pas manquer non plus « ce je ne sais quoi d'à-
UNE ANNEXION d'aUTREFOIS. 17
chevé » que donne à une vie d'héroïsme une mort émouvante et
tragique ! On est quelque peu étonné de trouver un historien polo-
nais, un poète, aussi sévère pour le prince de Troki , qui fut bien
le Saladin de ces « Sarrasins du nord. » — « 11 fut, nous dit-il, le
zélateur tardif d'une religion écroulée, de cette religion de la che-
valerie, jadis puissante, mais qui alors allait déjà en s'affaiblissant
et était destinée à périr. » Soit; mais toute croyance, toute foi, tout
grand mouvement d'idées a ainsi eu ses tard-vcmis comme ses pré-
curseurs, et parfois les uns ne sont pas moins respectables et moins
touchans que les autres. L'historien polonais est-il bien sûr que le
peuple qu'il aimait tant, le peuple polonais, ne soit, lui aussi et par
quelque côté, le Keystut du xix® siècle, le zélateur tardif d'une
grande foi qui s'écroule, — la foi aux causes justes, au dévoûment,
au sacrifice?... Pardonnons à un enfant des forêts vierges d'avoir,
dans une époque encore si rapprochée des Godefroy et des Cœur
de Lion, cru un peu follement à cette religion de l'honneur qui a
fait des miracles dans les siècles de foi, et qui plus tard même,
alors qu'elle ne fut plus qu'une superstition, a bien mérité encore
de la noblesse et de la dignité humaines!...
Ce qui est vrai, et ce que démontre supérieurement l'auteur de
Hedrigc et Jagcllo, c'est que ni l'esprit chevaleresque de Keystut,
ni même l'esprit politique d'Olgerd ne pouvaient, au xiv^ siècle,
préserver le royaume de Gédimin d'une ruine prochaine et fatale.
Déjà l'existence de ce royaume devenait de plus en plus précaire à
mesure que grandissaient les états voisins. Serré de tous côtés par
les Polonais, les chevaliers teutoniques, les Moscovites et les Ta-
tares, « l'arc toujours tendu vers les quatre coins du ciel à la fois, »
le peuple peu nombreux des Lithuaniens portait, au milieu même
de la fortune prodigieuse que lui avait créée une série remarquable
de princes intelligens et despotiques, le vague sentiment de sa fin.
La question poignante des tribus indigènes de l'vVmérique, la ques-
tion d'émigrer, de chercher une nouvelle patrie, une terre moins
disputée, les habitans de la imma se la posaient plus d'une fois au
moment des grandes crises, et il n'est pas jusqu'à leurs triomphes,
jusqu'à leurs conquêtes éclatantes qui n'aient eu quelque chose de
cette activité fiévreuse que donne une gageure contre l'impossible.
Le mal du dedans toutefois était bien plus grand encore que celui du
dehors. L'aspect brillant du grand-duché au xiv*" siècle, les vertus
et les exploits d'un Olgerd et d'un Keystut ne doivent pas nous faire
illusion sur la condition morale du pays, sur le déplorable état dans
lequel il se trouvait à l'intérieur. Cet état, il était basé sur la po-
lygamie et l'esclavage, les deux éternels fléaux de toute société
païenne. 11 est inutile de parler de la polygamie : on en connaît les
TOME LXXXII. — 1869. 2
18 REVCE DES BEDX MONDES»
influences funestes; mais « l'esclavage organisé » tel que nous le pré-
sente le royaume de Gédimin est un des spectacles les plus tristes de
l'abaissement humain. Ce n'est pas seulement par le fait de la nais-
sance ou de la captivité qu'on y était esclave : riiomme libre, lui
aussi, le devenait sur l'arrêt du souverain, ou lorsqu'il ne pouvait
acquitter ses impôts, ses dettes, ou lorsque la faim le forçait de
se vendre volontairement à un autre. Le propriétaire de ces es-
claves, l'homme de guerre, le boyar (1) n'était lui-même qrie
l'esclave du prince : sans le consentement du souverain, il n'avait la
liberté ni de marier sa fille, ni de vendre ou d'aliéner la moindre
parcelle de sou bien, ni de laisser son héritage à ses lils. La femme
qu'il achetait, ses enfans, sur lesquels il avait droit de vie et de
mort, étaient bien sa propriété, sa « chose, » et il pouvait les
vendre pour payer ses dettes ; mais lui-même il était sous la ty-
rannie du grancl-duc. Qu'il est effroyable, le tableau q«e nous re-
trace de c«tte tyrannie un contemporain, ^-Sneas Syîvius, celui qai
depuis fut le pape Pie II! Il nous montre un de ces grands-ducs
(un des meilleurs) chevauchant toujours avec son arc tendu et
abattant de ses flèches tout homme qui encourt sa colère, — car-
nifex mnguinanus l Plus d'une fois le sang coule pour le simple
amusement du prince; souvent aussi le « coupable » est cousu dans
une peau de bête et jeté aux ours qu'on élève exprès pour ces exé-
cutions horribles. Un jour les Polonais qui accompagnaient le grand-
duc Witold en Lithuanie assistèrent à une scène étrange. Le prince
avait condamné deux malheureux à la mort; ils devaient se pendre
eux-mêmes, et l'un des patiens exhortait l'autre à faire vite. « Dé-
pêchons-nous, le kniaz s'impatiente!... » Les fils d'un pays libre
demeurèrent stupéfaits devant une pareille abjection dans la servi-
tude. Deux siècles plus tard, les Polonais devaient encore éprouver
le même sentiment à Moscou en voyant ce grand seigneur russe
qui, empalé sur Fordre d'Ivan le Terrible, ne cessa de crier pen-
dant les vingt-quatre heures que dura son épouvantable supplice;
« Grand Dieu, protégez le tsar!... ». Ah ! c'est que la servitude porte
partoiît les mômes fruits empoisonnés, — dans la Ptome élégant©' des
césars comme dans les forêts vierges que hante le zubr, — et que
ceux qui parlent de la morale indépendante ne se doutent guère à
quel point Pâme humaine est avilissabte!
Il n'y avait qu'un seul moyen de relever, dans la Lithuanie en
XIV* siècle, les âmes flétries par l'esclavage et de leur donner le
sentiment de la dignité, de la liberté : ce moyen, c'était la parole
de l'Évangile, la civilisation chrétienne, qui pénétrait lentement dans
ce « pays sans soleil, » Les moines franciscains y jetaient les se-
(1) De boy, ivoy, ivoyna, gnerve.
UKT' AIS'KEXIO'N d'aL'TKEI-OIS. '19
menées saiiglaiîtes de leur martyre, et derrière le « filet vert »
qui, da"Dsles chapelles des princesses slaves, aux châteaux de Wilno
et de'Trolvi, séparait les femmes païenBes du sanctuaire, plus d'un
cœur adressait des prières clandestines au dieu crucifié. D'aiil-eurs
des esprits aussi intelligens que l'étaient la plupart des souverains
de la 'Lit'hiianie ne furent pas sans s'apercevoir que leur pays ne
saurait longtemps échapper à la foi nouvelle : un fieuve seule-
ment, le Niémen, séparait ce pays de tout T univers, et riimvers
adorait le Verbe! « De l'autre côté du fleuve, comme s'exprime re
poète, se dressait toujours le signe du rédempteur, haut, ferme,
la tête couverte de nuages, et les bras étendus, menaçans. » Déjà
au commencement du siècle précédent, un grand-duc, Mindowé,
a;vait \tdu1u embrasser le clrristianisme ; la rapacité de l'ordre teu-
tonique empêcha seak alors la conversion dès cette époque pos-
sible des enï^ms de Perlunos. Depuis, plus d'un parmi les succes-
seurs de Mindowé s'était arrêté à la même pensée, et il n'est pas
JQsqu'à Olgerd qui n'ait eu pendiint son long règne des velléités
semblables. Certes les deux fds de Gédimin étaient dignes d'en-
treprendre cette œuvre gra-nd-e et salutaire, d'inaugurer sur le
l^iémen la nouvelle ère et le NouTeau-TestamentI « D'eux ou de
c-ertains princes baptisés, leurs contemporains, dit un historien fd-
femand (1), il est encore pemiis de se demander lesquels avaient
fâme plus cbrétienne! » On aimerait surtout à se figurer le prince
de Trck'i unissant ainsi l'éclat du confesseur à celui du clîCTalier,
B-jouitant ùtaiït de « folies » généreuses de sa vie héroïque la der-
nière et sainte folie de la croix. Il méritait bien, ce Keystul, qui
« avant toute chose aim.ait la gloire et la vérité, » d'aimer aussi la
•vérité de l'Évangile et d'attacîier à son niom la gloire impérissable
de premier prince chrétien de la Liihuanie convertie. Cette gloire,
toutefois, il ne devait point l'atteindre; « cette couronne, — pour
parler avec le prophète de la .15ible, — elle fut ôtée de sa tête et
d'année à un autre moins digne que lui... » Il est aussi ingénieux
que profond, cet enseignement douloureux que l'épopée Immortelle
d'IIomèTe nous a légué dans ses deux héros, dont l'un, beau, loyal
et magnanime, périt loin des siens, sur la plage étrangère, d'un
trait caché et perfide, — dont l'autre, rusé, astucieux et cruel,
■finit par s'emparer d'ilion et par revoir Ithaque. Hélas! plus d'une
époque de l'humanité, plus d'une grande évolution historique a eu
ainsi son Achille et son Ulysse, son Marc-Âurèle et son Constantin,
son saint Louis et son Louis XI, et de même l'aunéole chrétienne
qu'im Keystut avait laissée passer au-dessus de sa tête, c'est au
front d'un Jagello cpi'elle est venue s'attacher.
(1) Julius Caro, Geschkhfe Polen's, t. Il, iihi supra.
20 REVUE DES DEUX MONDES.
Olgerd mourut en 1381, et dans les chroniques du temps on lit
encore la description détaillée de ses funérailles, — les dernières
funérailles païennes d'un grand-duc de Lithuanie. Sur un bûcher
immense, près de Miskoli, était déposé le corps du héros vêtu d'un
kaftan parsemé de diamans et de perles, d'une ceinture dorée et
d'un manteau de pourpre; une grande partie de son trésor, ses
armes, ses faucons, étaient placés à ses côtés. Les krmês (prêtres)
entonnèrent une musique sacrée sur les flûtes et les trompettes,
chantèrent des hymnes, versèrent du lait et de l'hydromel , puis
mirent le feu, et tout ce qui se trouvait en haut et en bas du bû-
cher, jusqu'au cheval favori du prince, périt dans les flammes. Ce
fut le fils d'Olgerd, Jagello (1), qui lui succéda, et Keystut, alors
déjà octogénaire, accepta la suzeraineté de ce jeune homme de
vingt-six ans. « Je te servirai aussi fidèlement que j'ai servi ton
père, » lui dit- il, et il tint parole; « il protégea son neveu de tous
les côtés, » ajoutent les chroniqueurs de l'ordre teutonique, et il
ne cessa de guerroyer contre les Mazoviens , les Allemands et les
Russes. Grande dut donc être la douleur du vieux héros en appre-
nant bientôt que Jagello conspirait contre lui avec les chevaliers
teutoniques, et voulait lui ravir sa principauté de Troki. Un fait aussi
étrange dans l'histoire de la Lithuanie que l'alliance avec l'ennemi
séculaire, une ingratitude si monstrueuse de la part d'un enfant
d'Olgerd, l'âme loyale de Keystut se refusa longtemps à y ajouter
foi ; AVitold surtout, le fils de Biruta, ne cessait de se porter garant
pour Jagello, son ami d'enfance, son frère d'armes. Les preuves
devinrent bientôt accablantes, la trahison était manifeste, et le fils
de Gédimin, marchant promptement sur Wilno, s'empara du ne-
veu félon et perfide. « Sois tranquille, dit-il même alors à son fils
Witold, je laisserai à Jagello les pays de Witebsk et de Krewa,
avec tout le trésor et tous les chevaux qui lui reviennent de son
héritage, et comme les a reçus Olgerd de notre père Gédimin. »
C'est qu'il ne voulait ni « ternir son nom ni exiler aucun inembre
de sa glorieuse famille. » Générosité imprudente ! du fond de Krevva,
Jagello ne tarda point à renouer ses intrigues avec les chevaliers
teutoniques, avec les princes slaves voisins, avec d'anciens adhé-
rens ; le vieux lion fut bientôt pris dans un réseau de trahisons et
d'inimitiés. Elle fut longue et tragique, cette dernière lutte du fils de
Gédimin contre des adversaires qui surgissaient de toutes^parts, et
aussi contre cette machine infernale, — le canon, — que pour la
première fois dans sa longue vie de guerrier il vit alors fonctionner,
« faire merveille, » porter des ravages épouvantables dans les^rangs
de ses fidèles compagnons. Un moment le vieillard, âgéMe plus de
(!) On prononce Yaguéllo.
UNE ANNEXION d' AUTREFOIS. 21
quatre-vingts ans, pensa même à émigrer, à chercher une autre
terre pour y déposer « ses os et ses dieux ! » Il ramassa cependant
ce qui lui restait de son armée pour attaquer sa ville héréditaire, la
place de Troki, et là ce ne fut point la bravoure de Jagello, ce fut
son astuce qui triompha du dernier défenseur du paganisme lithua-
nien. Maître du pays, le jeune grand-duc sévit cruellement contre
la famille et les amis de son oncle. Witold dut se réfugier à l'é-
tranger; sa mère Biruta, l'ancienne prêtresse, la femme si aimée du
fils de Gédimin, fut noyée; le père de Biruta, son frère, ainsi que
plus d'un boyar demeuré fidèle à la cause de Keystut, subirent le
dernier supplice. Quant à Keystut lui-même, amené chargé de
chaînes à la forteresse de Krewa, après quelques jours il y fut
trouvé étranglé, et Jagello n'a jamais pu complètement se laver du
reproche d'avoir ordonné un meurtre qui servait si bien ses des-
seins ambitieux.
Tels furent les débuts de cet homme extraordinaire qui plus tard,
dans la journée de Grunwalden, devait étonner le monde par une
élévation d'âme et une humilité chrétienne admirables!... Dès ce
moment toutefois, le jeune fils d'Olgerd comprit la situation et eut
sa pensée politique, une vraie pensée de génie. Il comprit que la
Lithuanie devait cesser d'être païenne; il comprit aussi que, pour
être chrétienne sans devenir la proie de l'ordre teutonique, elle
devait chercher son appui auprès d'une puissance slave, civilisée
et libre. Il agit en conséquence, et, à peine raffermi sur le trône
ensanglanté de Gédimin, il envoyait une ambassade à Gracovie. Il
demandait la main de la jeune reine Hedvige; à ce prix, il promet-
tait de convertir son pays à la foi catholique et de le réunir au
royaume de Pologne.
II.
« Allemans de nature sont rudes et de gros engin, si ce n'est à
prendre leur proffît; mais à ce sont-ils assez experts et habiles;
item moult convoiteux et plus que nulles autres gens, jà ne tien-
droient rien de choses qu'ils eussent promis; telles gens valent pis
que Sarazins ne payens... » Ainsi parlait Froissart vers la fin du
xiV' siècle, et une expérience toute récente et douloureuse, l'inique
démembrement de la vieille monarchie danoise, n'est pas venue
trop infirmer de nos jours le jugement porté par le bon chroni-
queur français. Il fut curieux en effet le « réveil » de l'Allemagne
moderne, de l'Allemagne « nationale-libérale! » Gomme l'a si bien
dit un document demeuré célèbre, « sa première pensée a été une
pensée d'extension injuste, son premier cri un cri de guerre (1). »
(1) Dépêche circulaire du comte Nesselrode à ses agens en Allemagne, 0 juillet 1848.
22 rea'L^î; des decx mox^'djes.
L'Allemagse ancienne que connut Froissart, l'Allemagne féodale et
impériale, n'eut point d'autre, pensée ni d'autre cri pendant tout le
cours du mo^'Cn âge; depuis Henri l'Oiseleur jusqu'à Maximiliein, le
chasseur iiiiatigable de chamois, les fils de Tuisco ont poursuivi sans
relâche k même projet de domination universelle, le même idéal d'-un
saint-empire .auquel ils voulaient soumettre lesYv^elcbes, les Scandi-
naves et les Slaves- Bans la péninsule italienne, ce débordement ger-
manique dut souvent se hriser, et, à la fia se retirer devant les obsta-
cles que lui opposaient les Alpes, Ja puissance des villes maritimes,
le pouvoir hostile des papes et en dernier lieu la rivalité des autres
nations. De même le nord Scandinave trouva longtemps son salut
dans sa situation géo^;raphique, dans l'tibord pénible de ses lies,
dans sa flotte, — et il n'a été doiaiaé qu'à nofe-e époque^ à notre diplo-
malie contemporaine supérieurement lialDilei devoir enfin s'écrouler
devant le canon prussien le rempart séculaire du Danewirk! Autre
a été le sort des pays slaves au-delà de l'Elbe et de l'Oder. Là, sur
des plaines immenses, fertiles et très enviables, aucun obstacle ne
venait se dresser devant Ja race « moult convoiteuse; » elle n'y
trouvait ni défenses naturelles ni grands travaux d'art; elle ne s'y
heurtait ni contre le pouvoir protecteur des papes ni eontre lu ri-
valité des puissances; elle ne voyait devant elle que des .peuples
luborieux, paisibles, braves sans doute, -mais indolens let dénués
d'esprit politique, — et elle se mit à les fouler, à les broyer sans
merci ni trêve. Les contrées situées 'de l'autre côté de l'Elbe et de
l'Oder devinrent ainsi de banne heure le far~est des farouches com-
pagnoins de Henri le ;Lion et .d'Albert l'Ours, et depuis lors les Al-
lemands n'ont cessé de poursuivre la destruction du Slave. <( Experts
et habiles à prendre leur profit, » ils ne négligèrent aucun moyen
pour l'accomplissement de ce qu'ils nomment maintenant une
« mission providentielle, » et, selon l'expression énergique de l'un
de leurs historiens (1), « il n'est pas jusqu'à leur aune et à leur ba-
lance dont ils n'aient su faire un glaive et un instrument d'oppres-
sion. » Cette œuvre de destruction, ils l'avaient commencée au nom
de la religion cln'étienne; ils la continuèrent plus tard au nom de
leur « civilisation supérieure; )> à l'heure qu'il est, ils demandent
à l'achever au nom de et la liberté moderne » et des Reîchsrath cen-
tralisateurs...
Vers la fin du xn"" siècle, lors de l'avènement de Jagello au trône
de Gédimin, il n'existait plus de trace des anciens et j)uissans
royaumes slaves des Obotrites, des Lutiks et des Moraves, sur l'Elbe
et sur l'Oder; la Bohême des Premislaw était devenue, elle aussi,
le fief d'une dynastie allemande, et, dans sa marche irrésistible,
(1) Sartoriiis. Gssohischle des hanseatisdien Bandes.
UNE ANNEXION D AUTREFOIS. 23
écrasante, vers la domination universelle, la Germanie avait déjà
commencé à fortement entamer les trois derniers états indépendans
du far-est, la Hongrie, la Pologne et la Lithuanie. Un document
curieux de ces temps et qui nous a été conservé, une lettre des
« prélats, barons et seigneurs du royaume de Hongrie aux prélats,
seigneurs et nobles de la couronne de Pologne » retrace avec naï-
veté et vigueur les empiétemens, les violences et les rapines des
« Teutons » dans la monarchie de saint Etienne en appelant le ju-
gement du monde sur des iniquités « que tout le monde connaît. »
Dès le xii^ siècle d'ailleurs, un successeur de saint Etienne écrivait
à un descendant de Boleslas le Grand ces paroles caractéristiques :
« la sauterelle tudesque, après avoir mangé les vignes hongroises,
viendra ensuite s'abattre sur les champs léchites, » — et cette pré-
diction n'avait pas tardé à se réaliser. Depuis lors, la Pologne s'est
vu ravir successivement une province riche et précieuse après l'autre :
la Silésie, la Poméranie, les terres de Dobrzyn et de Michalow.
« L'aune et la balance » des Teutons ne se montrèrent pas moins
actives et « providentielles » que leur épée; leurs marchands, leurs
trafiquans et colons affluaient par milliers dans les pays magyars
et i)olaqiies; ils s'y cramponnaient, s'y « nichaient, » avec la téna-
cité placide qui les a distingués de tout temps : Bude et Cracovie,
les capitales des deux pays, passaient alors pour des villes déjà plus
qu'à moitié germanisées. Une ingénieuse combinaison matrimoniale,
préparée de longue date, devait maintenant venir couronner l'œuvre
et combler les vœux de la Germania sempcr augusta. Des deux
filles du roi Louis d'Anjou, dont l'une était appelée à régner à Bude
et l'autre à Cracovie, l'aînée, Marie, était fiancée au margrave Si-
gismond, de la maison du Luxembourg; Hedvige, la cadette, était
promise au duc Guillaume, de la maison d'Autriche. Le royaume
d'Arpad, le royaume de Piast, allaient donc avoir à leur tour des
dynasties allemandes à l'instar du royaume de Bohême : le saint-
empire poussait ses marches jusqu'au-delà de la Theiss et do la
Yistule.
Non moins brillantes et radieuses étaient les perspectives du côté
du Niémen. Sur les bords de ce fleuve, les chevaliers teutoniques
préparaient à fempire une acquisition importante; ils la préparaient
lentement, depuis bientôt cent cinquante ans, et en exploitant avec
beaucoup d'industrie ce qui restait encore en Europe d'esprit ro-
manesque : ils offraient à cet esprit les émotions et les mirages
d'une croisade factice. Dans ce coin des « fils de Baal, » Ja Ger-
manie s'était ménagé en effet une petite terre-sainte, selon les be-
soins du siècle et tout à sa portée; on pouvait y aller combattre
les « infidèles » sans trop de fatigues et avec des profits certains.
Deux fois par an, aux mois de février et d'août, — à l'approche des
24 REVUE DES DEUX MONDES.
deux grandes fêtes de la sainte Yierge, — arrivaient à Marienbourg
les fils nobles de tous les pays de la chrétienté avec des cadeaux et
offrandes pour le vaillant ordre; ils s'y faisaient armer chevaliers,
échangeaient deux ou trois coups de lance avec les « Sarrasins du
nord, » et s'en retournaient ensuite conter aux belles damoiselles
leurs prouesses de quelques jours. Parfois même un minncslinger
obséquieux, qui avait suivi le jeune seigneur sur les champs des
« Sarrasins, » mettait en strophes cadencées les hauts faits du
maître; Peter Suchenwirt, le poète déjà mentionné, avait ainsi ac-
compagné le duc Albert d'Autriche dans sa courte « croisade » au
nord, et chanté ensuite la défaite des Lithuaniens, que le duc
amena « liés comme une meute de chasse (1). » Ces combats de
parade, ces splendides mises en scène, propageaient la gloire, rem-
plissaient les coffres et servaient les desseins de l'ordre, — ordre
étrange, et qui déjà porte dans ses flancs la Prusse triomphante de
nos jours ! Il l'annonce en effet, et dès le xiv-' siècle il la prcrtablii
par une organisation toute militaire et un génie bureaucratique
comme n'en connut point l'Europe, par son esprit économe aussi,
enfin et surtout par une politique sans scrupule et sans vergogne.
Institué et doté en 1230 sur la frontière de Mazovie par le duc
Conrad avec la mission de défendre la Pologne contre les incur-
sions lithuaniennes et de propager le christianisme au-delà du Nié-
men, l'ordre teutonique n'eut rien de plus pressé que de tourner
contre la Pologne elle-même les armes qu'il tenait d'elle, et de
lui arracher ses possessions de la Baltique dans une suite de guerres
sanglantes et toujours renaissantes. Quant à la Lithuanie, les cheva-
liers la combattaient avec bien moins d'acharnement; ils lui faisaient
la guerre à de très longs intervalles, méthodiquement, posément,
sans beaucoup la presser, évitant surtout de trop l'exaspérer, — car
le désespoir pouvait bien la jeter dans les bras du christianisme, et
alors l'ordre perdait toute raison d'être. C'en était fait alors des
dotations immenses qui affluaient de tous les pays de l'Europe, des
« croisades » si lucratives aux deux fêtes annuelles de la sainte
Vierge; c'en était fait surtout du riant espoir de posséder un jour les
terres de Gédimin en nue propriété! Aussi les chevaliers voyaient-
ils avec un déplaisir extrême ces moines franciscains qui s'en al-
laient, parmi les adorateurs de Perkunos, prêcher l'Évangile et
cliercher le martyre : ils les dénonçaient même à l'occasion aux
(1) So fiihrt ma-i sie gebunden
Gieich deo jagenden Hunden.
Suchenwirt, Werke, p. 12, éd. Primisser. — Le récent historien allemand, M. Julius
Caro, est forcé d'avouer (t. III, p, 72) que les fameuses « croisades » des chevaliers
dans les pays lithuaniens n'étaient au fond que « des parties de plaisir, de maguifiques
parties de chasse {eine belustigende Gexohnheit, eine ausgezeichnete Jagd). »
UNE ANNEXION D'AUTREFOIS. 25
grands-ducs; ils voyaient avec une défaveur égale les fréquens ma-
riages des grands-ducs avec les princesses slaves, qui habituaient la
cour de Wilno et de Troki à la vue des cérémonies chrétiennes; en-
core moins se souciaient-ils d'entreprendre, de concert avec les puis-
sances voisines, — avec la Pologne par exemple, comme les papes
ne cessaient de le leur recommander, — quelque expédition déci-
sive pour en finir d'un coup avec « les fils de Baal. » Peu s'en fallut
que les grands-maîtres de l'ordre n'eussent garanti à la Lithuanie
un paganisme perpétuel, comme plus tard leurs successeurs, les rois
de Prusse, devaient « garantir » à la république polonaise ses « per-
pétuelles libertés, » sa constitution anarchique, gage assuré d'une
mort lente et fatale. Ce qui est certain, c'est qu'au xiii^ siècle
Mindowé, après avoir un moment professé la foi catholique, était
revenu au culte de Znicz à la suite des exactions de l'ordre, et de
même dans le siècle suivant le grand Olgerd devait s'écrier un
jour : (c Ce n'est pas à ma religion, c'est à mes biens qu'en veulent
ces chevaliers; je resterai donc dans le paganisme (1). » Cette pos-
sibilité d'une conversion spontanée des souverains de la Lithuanie
était la terreur constante des grands-maîtres. « Ce serait, écrivait
l'un d'eux, une calamité immense pour le monde chrétien et pour
V ordre, car une pareille conversion ne saurait avoir rien de solide
et de sérieux... » Ce qui leur paraissait solide et sérieux par excel-
lence, c'était leur établissement dans les provinces polonaises. De
là ils entendaient isoler la Lithuanie, lui couper toute communica-
tion avec l'Occident et lui prendre une terre après l'autre, à loisir,
sûrement, en y « déracinant » les anciens habitans et en y implan-
tant des colons germaniques. A le bien prendre, l'ordre teutonique
n'agissait point autrement, à l'égard de l'idée chrétienne d'alors,
que ne le fait la Prusse contemporaine à l'égard de l'idée moderne,
de « la grande idée allemande. » — « Le roi, écrivait en 1866
M. de Bismarck à M. de Goltz dans une dépêche maintenant fa-
meuse ('2), le roi attache moins de prix à la constitution d'une confé-
dération politique du nord, et tient avant tout à des annexions j
préférerait abdiquer plutôt que de revenir sans une importante ac-
quisition territoriale... » Au xiv" siècle, les grands-maîtres atta-
chaient moins de prix à la conversion du nord, et tenaient avant
tout à des annexions; ils frémissaient à l'idée d'abdiquer leur « mis-
sion » entre les mains d'un Mindowé, d'un Olgerd ou d'un Jagello
baptisé, et voulaient s'assurer en tout cas d'importantes acquisi-
tions territoriales.
(1) Non meam fidem sed pecuniara appetunt, et ideo perseverabo in pagaiiismo.
Cliron. Vitodurani, chez Eccard, Cor'p. hist., I, 1784.
(2j DcpCche chiffrée datée de Nikolsbourg, 10 juillet 18G6, et publiée tout récem-
meat dans la Relation de l'élat-major autrichien.
26 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand on considère de la sorte la situation vraiment intolérable
que les visées de l'Allemagne avaient faite à l'extrême Occident, à
l'Europe en général, pendant tant de siècles, jusqu'à la fin du xiv%
on ne peut que profondément admirer l'inspiration de Jagello, re-
connaître l'instinct supérieur qui le guida dans la conception de son
projet mémorable, et l'on n'est pas même éloigné de penser que les
ambassadeurs lithuaniens qui entraient le 18 janvier 1385 à Graco-
vie couverts de « manteaux de pourpre » poitaient dans les plis de
leurs manteaux la paix et l'équilibre du monde. Le projet du fils
d'Oigerd ne devait pas seulement assurer à la Lithuanie les bien-
faits du christianisme et un avenir indépendant; il devait encore
préserver la Pologne et la Hongrie de la domination du saint-
empire, poser une digue aux envahissemens de la Germanie, enva-
hissemens séculaires et de plus en plus menaçans pour le repos et
la vie des nations. 11 se peut que, par la déplorable confusion des
langues et des mots qui règne de nos jours, par la faveur inespérée
et inepte que la « grande idée allemande » a su trouver parfois
jusque sur les bords de la Seine, on traite maintenant de « vieux
préjugé » l'importance que les esprits réfléchis ont de tout temps
attachée à la constitution du royaume des Jagellons. S'il est vrai
toutefois que l'histoire a toujours et très justement glorifié les peu-
])les et les princes qui ont su combattre et empêcher la domination
exclusive et universelle d'une seule puissance au milieu de notre
continent, s'il est vrai que les adversaires d'un Charles-Quint, d'un
Piîilippe II, d'un Louis XIV, ont sauvé la liberté du monde, on ne
saurait nier que le fils d'Oigerd n'ait, lui aus.si, bien mérité du genre
humain. « L'union que nous venons vous proposer est une union
pour la gloire de Dieu, pour le profit des âmes et la sécurité des
royaumes... » Ainsi s'exprimait dans un discours qui nous a été
conservé le chef de la légation lithuanienne, un propre frère de
Jagello, à son audience devant la reine Hedvige, et ces paroles
trouvèrent un écho retentissant sur les bords de la Vistule et de
la Theiss. Une diète nationale convoquée en toute hâte à Cracovie
acclama le projet du mariage avec enthousiasme, et, chose carac-
téristique, à l'ambassade qui se mit en marche vers Krewa pour
porter au prince lithuanien la réponse du peuple polonais vin^ se
joindre une députation magyare. Le royaume de saint Etienne sa-
luait également dans l'union d'Hedvige et de Jagello la promesse
d'un avenir meilleur, l'espoir de défendre désormais avec succès les
vignes hongroises contre « la sauterelle tudesque. »
il est aisé de s'imaginer l'émotion profonde que dut causer le
projet du a barbare, » du « Sarrasin, » parmi les blonds enfans de la
Germanie. Le pays de Gédimin allait donc recevoir un baptême qui
n'était pas le « baptême allemand, » le baptême de sang! L'œuvre
UN£ ANNEXION D AUTREFOIS. Z/
poursuivie depuis cent cinquante ans sur les Lords du Niémen se-
rait d'un coup emportée par une conversion cfui évidemment n'au-
rait « rien de solide et de sérieux, » puisqu'elle laisserait à la race
de « Baal » sa nationalité et son sol! Ce n'est pas tout : la combi-
naison ingénieuse préparée de longue main avec le feu roi Louis
d'Anjou, « le bon, le noble, le magnanime Angevin, » allait égiî-
lement échouer par ce mariage (( monstrueux et impie; » à l'instar
de la Pologne, qui osait répudl-er un duc de la maison d'Autriclie,
la Hongrie faisait de soa côté et à ce moment même des effarts
« malhonnêtes » pour écarter un margrave de la maison de Luxem-
bourg qu'on lui avait destiné : les a marches » de la Vistule et
de laTheiss échappaient au saiut-empire! La consternation, l'indi-
gnation, furent générales; mais celui qui ressentit le plus vivement
l'affront, ce fut, on le conçoit, le pieux ordre teutonique. Les che-
valiers de Marienbourg avaient eu tout lieu de voir dans Jageîlo
leur créature et leur instrument; ils lui avaient prêté leur concours
contre l'honnèLe et héroïque Keystut, combattant son combat su-
prême; la « trahison » de ce récent allié, de cet homme-lige de
l'ordre, avait bien de quoi exaspérer leur âme. l!s décrétèrent une
u croisade » contre l'ingrat et le félon, — ■ singniière croisade pour-
tant qui prétendait punir un païen de sa volonté d'embrasser la
croix! — et ils inaugurèrent l'expédition par une splendide table
d'honneur
Cette institution étrange, rénuniscence probable de la Table-
Ronde d'Arthur, était un des moyens ingénieux imaginés tout ré-
cemment par l'ordre pour augmenter ses revenus au dedans et sa
renommée au dehors. Au début d'une « croisade, » aussitôt qu'on
avait passé la frontière et touché du pied la terre « païenne, » on y
dressait une table sous un baldaquin magnifique et sur une estrade
élevée, visible à tout le monde. Douze convives, douze hôtes venus
de l'étranger, étaient seuls admis à cette table, que desservaient
les plus hauts dignitaires de l'ordre. Pour obtenir une distinction
pareille, — le prix insigne et suprême de la chevalerie, — il fallait
présenter des titres exceptionnels soigneusement débattus aupara-
vant par un grand jury d'honneur; il fallait avoir accompli quelque
action hors ligne, comme ce Conrad de Richartsdorff par exemple
qui, à rencontre de Pusage habituel, avait fait le pèlerinage ds la
terre-sainte par terre et à cheval en longeant les bords de la ?*Ier-
Noire. On se doute du reste que la puissance de tel hôte et la ri-
chesse de tel autre devaient constituer aux yeux du jury des titres
pour le moins aussi sérieux que le nnnble àxx vaillant sire de Pii-
chartsdorlT; on se doute que l'ordre ne perdait rien à ces petits
banquets dispendieux, bien que chacun des douze convives fût tenu
d'emporter dans sa « besace de voyage )) les plats d'argent et les
28 REVUE DES DEUX MONDES.
coupes d'or (parfois de plus remplies de doublons) qui lui avaient
servi pendant le repas. Cette fois, pendant la « croisade » contre
Jagello, deux tables d'honneur furent successivement dressées, et
le nombre des convives porté exceptionnellement jusqu'à quinze, si
grand avait été l'empressement des « frères allemands » à venir se-
courir l'ordre dans sa détresse extrême. Malgré ces préparatifs ex-
traordinaires, l'expédition échoua misérablement. Jagello se défen-
dit avec vigueur, et eut la joie de voir les chevaliers regagner
Marienbourg après trois semaines de dévastations cruelles dans ce
malheureux pays. Le fils d'Olgerd ne se flatta point d'en avoir ainsi
fini pour toujours avec l'ordre, — toute sa vie devait encore se
passer en luttes sanglantes avec cet ennemi implacable; — mais il
eut un moment de répit, et il s'empressa de s'acheminer à son tour
vers Gracovie, où l'avaient déjà précédé tant de négociateurs; il eut
même la bonhomie ou la malice d'inviter le grand-maître de l'ordre
à venir assister à son baptême dans la capitale de la Pologne, à
lui servir de parrain. Il va sans dire que le grand-maître Zollner
de Rotenstein refusa de sanctionner par sa présence « l'acte de pro-
fanation )) qu'il ne lui fut plus donné d'empêcher.
A Gracovie, pendant tout ce temps, s'étaient passées des scènes
étranges, et, chose bizarre, la grande combinaison dont dépendait
le salut de tant de peuples avait failli un moment se briser contre
l'obstacle que lui opposait un frêle amour d'enfant! Il est vrai que
l'enfant était une reine, une orpheline de quatorze ans, enthou-
siaste, passionnée, qui défendait les droits de son cœur et la sain-
teté d'une promesse contre les exigences impitoyables de la raison
d'état. D'origine à la fois polonaise et française (Piast et Anjou),
née en Hongrie, élevée à la cour de Vienne, la reine Hedvige n'ha-
bitait la Pologne que depuis un an ; elle y était sous la tutelle des
grands seigneurs du royaume et notamment de Dobieslaw, castel-
lan de Gracovie et « maire du château. » D'une beauté remarquable
et que célèbrent à l'envi tous les contemporains, d'une piété fer-
vente, nature ardente et énergique, la fille du roi Louis n'éprouvait
que de l'horreur pour l'union projetée avec un païen, un loarbare,
un sauvage, le meurtrier d'un oncle et d'un bienfaiteur, un homme
que les Allemands ne manquaient pas de dire d'un extérieur re-
poussant, hideux, « tout velu. » Jagello avait beau envoyer à Gra-
covie des preuves et des témoignages qui le disculpaient de la mort
de Keystut (c'était, il paraît, un chevalier teutonique qui avait
étranglé le vieux héros dans la prison de Krewa), les hauts dignitaires
de la couronne avaient beau représenter à la « petite reine » les
avantages politiques immenses de cette union, et les évêques, —
« le perfide archevêque de Gnesen surtout, » ainsi que s'exprime le
chroniqueur allemand; — lui parler du mérite, de la gloire insigne
UNE ANNEXION d'aUTREFOIS. 29
de conquérir tout un peuple à la foi du Christ; la pauvre enfant ne
pouvait maîtriser les violentes répugnances de son cœur. Lors de
la première ambassade lithuanienne, au mois de janvier, elle s'était
bornée à rappeler qu'elle était déjà promise à un autre, au duc Guil-
laume d'Autriche, et elle avait fait tout dépendre de la décision de sa
mère, régente en Hongrie. A mesure qu'avançaient les négociations,
ses terreurs augmentaient. La mère régente, au fond très désireuse
du mariage lithuanien, mais de toutes parts entourée de dangers
et pour ainsi dire couchée en joue par la maison d'Autriche, ne
donnait que des réponses évasives et contradictoires; le dernier
avis venu de Bude était même favorable au prétendant allemand.
Forte de cette réponse, Hedvige se retrancha derrière la volonté
de sa mère, le vœu du roi Louis, l'engagement pris depuis si long-
temps avec un autre. Au moyen âge, les fiançailles étaient considé-
rées comme sacrées, et avaient presque la même force que le ser-
ment nuptial ; or Hedvige avait été fiancée dès sa septième année,
par son père le roi Louis, au duc Guillaume d'Autriche; les fiançailles
avaient été publiques et splendides. Ces fiançailles d'IIaimbourg,
Hedvige les opposait désormais à toutes les démarches pressantes
des hauts dignitaires de la couronne et des nonces de la diète. Le
souvenir vague du gracieux adolescent entrevu autrefois à Haim-
bourg et à tienne, et qui maintenant avait déjà seize ans, entrait-
il pour quelque chose dans cette attitude? Nous l'ignorons; mais
il est sûr que ce souvenir se ranima singulièrement, et éclata en
flammes aussitôt que l'adolescent eut apparu en personne devant
la fille des Piast.
H parut en effet à Cracovie vers le milieu de l'été de cette an-
née 1385, le prince charmant, la fleur de la chevalerie, « l'élégant
duc Guillaume, » ainsi qu'on l'appelait alors; il arrivait avec un
cortège brillant où l'on voyait de beaux compagnons, des musi-
ciens, des rninncscingcrs et des costumes somptueux. 11 ne put ha-
biter le château, cette magnifique forteresse royale qui dresse ses
tours sur le rocher de Wawel, et regarde de là-haut couler la Vis-
tule^à ses pieds. Le castellan Dobieslaw et les grands du royaume
lui- interdirent l'entrée de la pompeuse demeure des souverains,
et il dut se loger dans la ville basse; mais il n'y avait pas moyen
d'empêcher la rencontre des « fiancés » sur quelque point neutre,
dans le vaste réfectoire du couvent des franciscains par exemple,
que les bons moines leur prêtèrent avec empressement. Guil-
laume s'y rendait presque tous les jours avec ses chevaliers, ses
clianteurs et ses musiciens ; la jeune reine y arrivait de son côté
avec ses demoiselles de la cour, ses chambellans et ses pages. Polo-
naise, Hongroise, Française à la fois, de plus bien resplendissante
et bien heureuse de ses quatorze printemps, que vouliez- vous que fît
30' REVL'E DES DEUX MONDES.
Hedvige au son d'une musique ravissante? Elle dansa, elle dansa
avec son Guillaume; les demoiselles de la cour dansèrent avec les
autres beaux messieurs; on s'enivra de joie, on renouvela maintes
fois les sermens d'Haimbourg. Si enfant qu'on soit, l'on a toujours
« un parti, » ses courtisans, alors qu'on est placé sur un trône.; la
fille de Louis d'Anjou n'en manqua point : ils lui promettaient aide
et assistance; un oncle bénin, Allemand de cœur et de mœurs, le
prince régnant d'Oppeln, protégeait ouvertenient les jeunes amou-
reux, — et Jageilo était loin, il soutenait à ce moment sa lutte
contre l'ordre teutonique. Il défendait son pays contre l'invasion
dé la (c croisade. » La situation devenait grave, et déjà même ou
parlait de célébrer le mariage h la barbe des « politiques, » de le
célébrer le 15 août, à la fèîe de l'Assomption, lorsque heureuse-
ment une étourderie de Guillaume vint tout compromettre. Il voulut
un jour forcer l'entrée du château. On donna l'alarme; le duc fut
piteusement éconduit, et Dobieslaw put désormais mettre de bonnes
gardes à toutes les issues de l'enceinte royale « pour protéger la
jeune reine. » En réalité, elle fut prisonnière.
Les événeaiens à cet endroit, selon une gracieuse remarque de
Szajnocha, prennent tout à fait l'allure d'un conte, de ce conte mer-
veilleux que plus d'un parmi nous a probablement entendu dans
son enfance, et qui commençait à peu près ainsi : il y avait autre-
lois un grand château royal situé sur le haut d'un rocher aux bords
d'un large fleuve, dans le château demeurait une princesse royale
d'une beauté admirable, au pied du rocher soupirait un prince ciiar-
mant qui possédait son cœur; mais des vieillards terribles tenaient
prisonnière la fille des rois, dont ils destinaient la main à un mo-
narque étranger, un païen, lorsqu'un jour... Un jour en effet ou plu-
tôt un soir (et ici l'histoire reprend son style sobre et véridlque),
la fdle des rois quittait ses appartemens accompagnée de quelques
fidèles servantes : elle voulait s'échapper de sa prison, s'enfuir avec
son a fiancé, » qui l'attendait caché dans la ville. Elle ne descen-
dit point par le grand escalier d'honneur, elle prit un petit esca-
lier tournant qui donnait sur un guichet qu'on montre encore au-
jourd'hui au château de Wawel (1). Le guichet était ordinairement
libre; mais cette fois on le trouva fermé, et des gardes y étaient
postés, comme partout. Un dialogue étrange s'établit alors: « Ou-
vrez! — Cela nous est défendu. — Qui vous le défend? — Les sei-
gneurs. — Mais je suis votre reine! Donnez-moi une de vos haches.,. »
(1) Ce magnifique château de Wawel, qui rappelle tant de souvenirs glorieux et qui
garde encore les cendres de tous les rois de Pologne, il a été changé en caserne depuis
l'incorporation de Cracovie h l'Autriche (1846). Il serait digne de l'empereur François-
Joseph de faire cesser une profanation aussi honteuse et de rendre l'antique demeure
des Jagclions à une destination plus convenable.
Ui\F, ANNEXÎOIN" D AUTREFOIS. ôi
On n'osa point refuser; l'enfant de quatorze ans prit en main la
hache, et se mit à en frapper les gonds de la porte pour ]a faire
sauter. L'entourage demeura stupéfait; à ce moment survint Dimitr
de Goray, le trésorier de la couronne. Ge vieux serviteur du père et
du grand-père d'Hedvige tombe à genoux et supplie la fille de ses
anciens et illustres maîtres de respecter leur mémoire, d'avoir
pitié de leur royaume... Les larmes du vieillard et de l'enfant se
mêlèrent; la fille des rois rentra dans ses appartemens au bras de
Dimitr, chancelante et l'âme brisée. Elle ne devait plus jamais re-
voir son Guillaume; elle lui écrivit même sur-le-champ pour le
supplier de quitter la ville. Il le fit, mais sur des injonctions tout
autrement pressantes. A la nouvelle de l'étrange scène du château,
la population de Cracovie se souleva en masse et se mit à la re-
cherche de « l'élégant duc. » Guillaume s'enfuit avec son brillant
cortège, et c'est probablement dans cette retraite précipitée que le
|!0ète de sa maison, le bon Peter Suchenwirt, médita les strophes
courroucées qu'il ne devait pas tarder à lancer contre les « Pola-
ques grossiers et impies... »
Cette (( scène du guichet » est demeurée célèbre dans la mé-
moire du peuple, dans ses récits et dans ses chants, et, — équité
admirable de la conscience populaire, — la tradition a su gré à
Hedvige presque autant de l'énergie de son amour que de la plé-
nitude de son sacrifice. Le sacrifice fut en effet complet et entier; la
reine et la chrétienne prennent dès ce moment et pour toujours le
dessus sur la femme dans l'enfant charmante des Piast : la fille
d'Eve ne se révéla plus que par un seul trait de curiosité bien par-
donnable à coup sûr et que nous raconte le chroniqueur. L'époux
futur, « le roi, « ce Jagello qui, vainqueur de l'ordre teutonique,
approchait déjà des frontièrti^s de la Pologne, était-il vraiment
aussi « hideux » que l'affirmaient les Allemands? Etait-il vraiment
un monstre repoussant, « tout couvert de poils comme un ours? »
Hedvige fit venir le chevalier Zawisza, l'homme dont la loyauté et
la véracité étaient cà toute épreuve. — « Parole de Zavv^isza » est
encore aujourd'hui un dicton polonais. — Elle le chargea, sous le
prétexte de complimenter Jagello, d'aller à sa rencontre et de re-
venir aussitôt; elle fit jurer au chevalier de lui dire toute la vérité
sur le compte du « païen. » L'homme de cour revint bientôt avec
des renseignemens rassurans; le païen « était beau, bien propor-
tionné, de taille moyenne, avait des traits réguliers, l'expression
douce, et les manières toutes princières. » Jagello, qui s'était douté
du véritable but de la mission de Zawisza, l'avait accueilli avec une
grâce parfaite, et, — - ajoute ingénument le chroniqueur, — u l'a-
vait amené avec lui au bain!... »
Bien d'autres que Zawisza, la plupart des magnats et des Jionces
32 REVUE DES DEUX MONDES.
de la diète étaient allés au-devant du futur roi; tous avaient hâte de
voir le prince fortuné qui, suivi de ses nombreux frères et parens et
d'un brillant cortège de boyars, traversait maintenant en messager
de paix et de prospérité ces contrées « léchites » que les vaillans Li-
thuaniens n'avaient jusqu'ici visitées qu'en dévastateurs farouches.
Dans l'entourage du grand-duc, un homme surtout excitait la curio-
sité et attirait les regards, un jeune guerrier déjà très célèbre et
qui bientôt allait devenir un héros, — le plus grand héros même
du monde slave au siècle suivant : — Witold, le fils de Keystut et
de Biruta. Naguère encore proscrit, mais maintenant réconcilié,
Witold semblait par sa présence témoigner en faveur de Jagello,
qui ne cessait de répudier toute responsabilité dans le meurtre
tragique de Krewa. Le 12 février 1386, la ville de Gracovie saluait
dans ses murs ces hôtes illustres, et en moins de trois semaines Ja-
gello ou plutôt Ladislas II, comme il devait s'appeler désormais de
son nom chrétien, recevait des mains de l'archevêque Bodzanta
« les trois sacres, » — baptême, mariage, couronnement, — qui
devaient en faire « l'enfant du Christ, l'époux d'Hedvige et le père
du peuple polonais. » — u II reçut ainsi trois dons célestes à la
fois, dit un pieux chroniqueur, et comme il n'en a été jamais
simultanément accordé à aucun autre mortel. » Les frères, les pa-
rens de Jagello , un grand nombre des boyars, se firent également
baptiser dans la cathédrale de Gracovie, et pour prouver au monde
que c'était non-seulement une union entre deux têtes couronnées,
mais bien une union entre deux peuples qu'on voulait sceller, plu-
sieurs parmi les princes et les seigneurs lithuaniens contractèrent
des alliances dans les familles polonaises; le duc de Mazovie, un
Piast, qui en cette qualité même avait longtemps prétendu à la cou-
ronne de Pologne et à la main d'Hedvige, épousa la sœur du nou-
veau roi, la princesse Alexandra. Vers le milieu du mois de mars,
le couple royal commençait déjà sa tournée dans les différens états
léchites en faisant un séjour un peu prolongé à Gnesen, le berceau
vénéré de la monarchie de Boleslas le Grand.
Le jour même où Ladislas II fut couronné à Gracovie, le dimanche
Esto milii {h mars 1386), rentrait tristement à Vienne le malheu-
reux fiancé d'IIaimbourg, qui devait regretter la fille de Louis d'An-
jou pendant toute sa vie (il ne se maria jamais), et qui semble en
effet lui avoir porté un attachement sincère. Dans les premiers temps
de dépit et d'indignation, « l'élégant » duc Guillaume ne laissait pas
néanmoins d'appeler Hedvige « une infidèle, une prostituée, » et
son poète favori, maître Peter Suchenwirt, renchérissait encore sur
ces expressions peu chevaleresques. A une époque d'ailleurs où de
simples poètes comme Dante et Pétrarque trouvaient bon d'an-
noncer « à l'empereur, aux rois et aux puissans de la terre » leurs
UNE ANNEXION d'aUTRE FOIS. 33
peines de cœur au sujet d'une Béatnce ou d'une Laure, il n'est pas
étonnant que le Plabsbourg de seize ans ait cru devoir écrire <( à
tous les princes de la chrétienté » pour se plaindre du « rapt » de
sa fiancée et pour demander justice contre Jagello. 11 est naturel
aussi que celui qui de tous les chrétiens se montra le plus compa-
tissant pour ces souflrances d'amoureux fût un moine, — le grand-
maître de l'ordre teutonique! Le jeune Guillaume devint pour un
moment i'Augustenbourg de la Prusse du xiv« siècle, « le prince
héréditaire, le champion de l'honneur et du droit germaniques. »
Zollner de Rotenstein conclut une alliance avec plusieurs princes
allemands, — des princes poméraniens, — et déclara la guerre à
Jagello « pour avoir ravi à l'illustrissime seigneur et duc Guillaume
d'Autriche sa femme légitime et ses états héréditaires! » Il ne re-
connaissait pas (c le soi-disant roi de Pologne, » il ne prenait pas au
sérieux son a baptême de Cracovie, » et l'appelait dans un docu-
ment public du gracieux nom de « chien enragé. » Le grand-maître
n'avait pas négligé non plus d'encourager à la révolte un parent de
Jagello, André de Poloçk, et de gagner à la « cause commune » les
princes russes de Smolensk, « les fils de Rourik. » A cette ligue en
apparence formidable de la maison d'Autriche, de l'ordre teuto-
nique, des princes allemands et des princes russes, le roi Ladislas
ne put opposer qu'un traité offensif et défensif avec la Hongrie;
mais l'orage ne tarda point à se dissiper, grâce surtout à une vic-
toire lointaine remportée par les glorieux enfans de Tell. Coïnci-
dence remarquable, vers la même époque où, du côté des Carpa-
thes, le génie de Jagello travaillait à élever une digue contre les
débordemens de la Germanie par une confédération des Polonais,
des Lithuaniens et des Hongrois, un pauvre peuple de pasteurs
poursuivait un but semblable dans les vallées des Alpes, et jetait
dans la grande journée de Sempach (9 juillet 13S6) les fondemens
indestructibles de la confédération suisse. Dans cette bataille de
Sempach, on s'en souvient, périt, avec la fleur de la chevalerie alle-
mande, le chef de la maison d'Autriche, l'archiduc Léopold, le père
du jeune fiancé d'Haimbourg. La nouvelle de ce désastre jeta le
désarroi parmi les ennemis ligués contre Jagello; les princes pomé-
raniens montrèrent dès lors peu de zèle, et il n'est pas jusqu'à
Zollner de Rotenstein lui-même qui ne crût devoir prétexter de la
mauvaise saison pour ne point avancer. Seuls les chevaliers teuto-
niques de Livonie et les princes russes de Smolensk s'étaient mis
en marche dès le printemps, et avaient pénétré fort avant dans le
pays. <( Les fils de Rourik » commirent des cruautés horribles,
« telles, dit une chronique russe, que ni Antioche le Syrien, ni Ju-
lien l'Apostat n'en avaient jamais exercé contre des chrétiens; »
TOME LXXXII. — 1869. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
mais un frère du roi, Alexandre, aceoura en toute hcâte de Cracovie,
les défît dans un combat sanglant surlaWechra, et Jagello put enfin
songer à retourner dans le pays de Gédimin, qu'il avait quitté de-
puis un an. Il y revenait en chrétien et en apôtre de l'Évangile...
Au mois d'octobre 1386 sortait de Cracovie une longue et étrange
procession. Le roi Ladislas U était à la tête du cortège, puis ve-
naient ses frères et parens, ensuite les ducs de Mazovie et d'O-
lesniça, les princes de Sévérie, de Pinsk et d'Ostrog, ainsi que
nombre de grands - dignitaires d^e la couronne et de palatins du
royaume. Plus loin, on distinguait une masse compacte de moines
de l'ordre de Saint-François sous la conduite de l'archevêque Bod-
zanta et des évêques de Cracovie et de Posen; ces franciscains dé-
voués, qui avaient tant de fois arrosé de leur sang de martyrs les
contrées au-delà du Niémen, s'y dirigeaient maintenant pleins de
sécurité et de joie : ils devaient y distribuer les sacrera ens, bâtir des
églises et évangéliser toute une nation... Ce fut un moment solennel
dans la vie du peuple de Piast, le plus beau moment peut-être de
son histoire. Il allait porter la croix et la charité au milieu des forêts
vierges et des marais insondables, dans un a pays sans soleil, » le
dernier coin de l'Europe où les dieux du paganisme avaient trouvé
refuge; il allait à la rencontre de destinées nouvelles, des horizons
immenses s'ouvraient à son activité. Cent ans encore après cette
grande époque, et au moment où les décotivertes des hardis navi-
gateurs portugais et génois étonnaient et éblouissaient le monde,
un Polonais, wn contemporain de Colomb, devait s'écrier : « Les rois
du Portugal ouvrent à la chrétienté les portes femiées du couchant;
nos Jagellons nous conduisent, nous, vers des pays et des peuples
toujours nouveaux dans les régions du nord et du levant (1)... »
Le cortège passa bientôt le Niémen, et traversa tous les pays de-
Gédimin en s' avançant sur Wilno, la capitale des grands-ducs, le
sanctuaire de Znicz et de Perkunos. Partout sur son trajet il chan-
tait des hymnes sacrés, engageait les gentils à reconnaître le ré-
dempteur, et recrutait des prosélytes. Les habitans de la mima.
convoqués par les cywiiny (les starostes), se précipitaient en masse
devant leur kniaz, et recueillaient de sa bouche des discours étran-
ges, le discours immortel d'un Dieu, le discours de la montagne...
Jagello tenait à enseigner lui-même son peuple, à lui démontrer
l'inanité de ses idoles, à le pénétrer des préceptes du Verbe, et le
peuple écoutait, d'abord stupéfait, puis ému; il cédait aux prières,
aux supplications, aux injonctions de son prince, il faisait le signe
de la croix et répétait les paroles du Credo. Pour la première
fois dans cet extrême Occident si cruellement évangélisé jusque-là
(l) Miechowita, De Sannat., apud Pistor. Script., 1,22.
UNE ANNEXION d' AUTREFOIS. 3J»
par des margraves teutons et des chevaliers teutoniques, une na-
tion venait à une autre lui parler sans haine du Dieu de l'amour,
lui donner le livre des livres sans le présenter à la pointe de l'épée,
et en échange de la civilisation qu'elle apportait, elle ne songeait ni
à demander la terre des habitans, ni à vouloir leur ravir leur lan-
gue, leurs mœurs, leur dynastie. Il était nouveau également, sans
exemple peut-être dans les annales de l'Europe chrétienne, le spec-
tacle de ce prince païen, revenant d'un pays étranger avec ime foi
étrangère, et la prêchant à ses sujets sur les chemins et les places
publiques] Cédons ici la parole à l'historien le plus récent, le moins
suspect assurément de toute complaisance pour les Slaves et de
tout entraînement de l'émotion religieuse : c'est un Allemand et
un libre penseur déclaré qu'on va entendre.
« Quelque grandes que doiveat être, — ainsi s'exprime l'historien alle-
mand,— nos réserves et nos restrictions à l'égard de l'œuvre de Jagello,
on ne saurait nier ce qu'il y avait de profondément touchant dans son
rôle d'apôtre. C'est en vain qu'évêques et franciscains, pleins de zèle et
d'enthousiasme, avaient prêché pendant si longtemps le salut du Christ
aux adorateurs de Pei^Lunos : c'étaient des voix dans le désert; les prédi-
cateurs ne connaissaient bien ni la langue ni le sentiment de la nation de
Gédimin. Un roi se leva du milieu mêime de ce peuiple, et il fut écouté;
il enseigna l'Évangile aux enfans de son pays dans leur idiome et selon
leur esprit, et la munificence du maître put au besoin suppléer à l'élo-
quence de l'apôtre. Le manteau de drap blanc, par exemple, que le roi
donnait à tout nouveau baptisé (en signe de renouvellement et de pureté)
n'était pas probablement pour peu dans l'empressement des néophytes;
mais il est sûr que les néophytes arrivèrent en foules nombreuses, et de-
mandèrent le baptême du Christ, il est sûr que les prêtres ne sufTu^ent
pas à la besogne, et qu'il fallut mener les catéchumènes par groupes
à la rivière, des groupes d'hommes et des groupes de femmes séparé-
ment : on les aspergeait de l'eau purifiante, et ils se relevaient chrétiens.
C'est par groupes aussi qu'on leur donnait des noms : telle bande re-
çut en bloc le nom de Stanul, de Yanulis (Stanislas, Jean), tel autre
celui de Anna, de Yadziula (Hedvige) et ainsi de suite... Qu'il dut
être émouvant aussi, le spectacle qu'offrit Wilno le 17 février 1387, et
qu'on aime à se le représenter par l'imagination ! C'est un jour de di-
manche, le dimanche E&io miM; on lit le même évangile qu'entendit
Jagello l'an passé à Cracovie pendant le couronnement. Les neiges de
l'hiver couvrent de leurs couches blanches la terre, les rameaux des
arbres et les collines. Sur la plus haute des collines qui entourent la
ville se dresse l'image de Perkunos « aux yeu-x rouges et courroucés et
au front flamboyant; » sur la plate-forme plantée de chênes bride le feu
éternel du dieu Znicz, « le dieu vénéré et inaccessible. » Une brise gla-
36 REVUE DES DEUX MONDES.
ciale , — on dirait le soupir plaintif des siècles qui meurent, — siffle à
travers le bois sacré. La foule attend anxieuse, haletante, et ses lèvres
crispées envoient une question muette aux « divinités. » Tout à coup la
clochette du sacristain retentit au loin; un nuage d'encens se lève au-
dessus d'une procession qui avance en chantant des hymnes, et monte
lentement la pente escarpée de la colline. A la tête marche le roi, en-
touré des princes du pays et des grands seigneurs de l'étranger; puis
vient le grand-prêtre de l'étranger en costume d'or, la liare au front, la
crosse dans la main, et derrière lui se pressent des moines franciscains.
Le cortège fait le tour du temple, resté jusque-là à l'abri de toute souil-
lure. Soudain des moines zélés saisissent des haches, d'autres s'emparent
de vases remplis d'eau; sous leurs coups impies, l'image de bois du
dieu du feu éclate en morceaux, un torrent sifflant éteint la flamme gar-
dée pendant tant de générations; les vieux chênes tombent et couvrent
dans leur chute la honte d'une superstition pieuse qui a duré pendant
des siècles! Perkunos, où sont tes foudres? Et toi, Znicz, comment te
trouves-tu tout à coup impuissant à venger l'injure qui vient d'être faite
à tes autels et à tes croyans? Un silence de mort règne à l'entour, un vent
d'orage mugit seul sur le sanctuaire dévasté, et une douleur profonde
saisit les cœurs qui ont adoré ces dieux et s'étaient confiés dans leur
force. Là où il y a un instant à peine se tenait debout le faux dieu, une
croix vient s'implanter, sur laquelle on voit la figure de celui qui, disait
le roi, « est venu annoncer le salut aux cœurs brisés et abattus, rendre
la liberté aux captifs, et donner la consolation à tous. » Et plus fort que
les miigissemens de la tempête retentit le Te Deum des moines triom-
phans... Tout un monde de croyances fantastiques a croulé et est en-
seveli; une foi nouvelle doit le remplacer, et sur les ruines du temple
de Znicz Jagello met ce jour même les premiers fondemens de la ca-
thédrale catholique de VViIno, où tant de générations viendront dans la
suite porter leurs joies et leurs douleurs à Jésus, fils de Marie (1)... »
Que dans ces conversions en masse, dans cette refonte religieuse
de toute une génération ainsi poussée au baptême, il dût y avoir
une bonne part d'alliage, on ne peut guère en douter. Autre ne
fut pas le triomphe du christianisme chez les Francs, chez les
Normands, dans bien des pays de l'Europe, et quiconque sait lire
trouvera dans l'histoire même des missions contemporaines maint
exemple de ce tribut payé à notre fragile humanité. Parmi ces mil-
liers de nouveaux croyans qui sur les bords du Niémen acclamaient
si docilement la doctrine du maître, une rare élite évidemment en
avait pu pénétrer les dogmes profonds et la morale sublime. Les
multitudes raisonnent aussi peu leurs conversions que leurs plébi-
(1) Julius Caro, Geschichte Polen's, III, 30-3G,
UNE ANNEXION d' AUTREFOIS. 37
t
scites; elles suivent quelque grand courant né dans leurs profon-
deurs mêmes, souvent aussi elles ne font qu'obéir à la direction plus
ou moins éclairée de ceux qui les dispensent de choisir, cyivuny,
starostes ou préfets... Ce qui mérite d'arrêter un esprit réfléchi, c'est
qu'aucune résistance, même partielle, ne se soit élevée quand un
grand-prêtre de l'étranger vint abattre les temples de Znicz, c'est
qu'une religion qui avait dans le passé de si profondes racines, qui
naguère encore était défendue par un clergé puissant et pour la-
quelle les compagnons de Keystut avaient soutenu tant de combats
héroïques, que l'antique culte national enfin n'ait point tenté une
lutte suprême. Les documens contemporains ne parlent que de
deux boyars « obstinés dans le manichéisme » que le fils d'Olgerd
a dû faire exécuter. Faut-il attribuer une victoire aussi incontestée
de l'Évangile au lent travail des âges passés, au sang fécond des
martyrs franciscains sous les prédécesseurs de Jagello, à l'action
sourde et pénétrante des princesses slaves et de leurs chapelles
chrétiennes? Doit-on y voir plutôt, avec tant d'historiens, un effet de
cet esprit de servitude qui, en Lithuanie, aurait mis à la discrétion
du prince la conscience de ses sujets aussi bien que leur fortune et
leur vie en faisant du kniaz l'arbitre incontesté non-seulement des
hommes, mais des dieux? On serait peut-être mieux inspiré, si l'on
voulait chercher dans le relâchement même de ce despotisme, —
dans l'abandon généreux que fit alors le kniaz de la partie la plus
exorbitante et la plus monstrueuse de ses prérogatives séculaires,
— le secret principal du succès de « la croix léchite » à Wilno.
Chose curieuse, partout où un grand changement religieux a été
inauguré ou secondé par un chef de l'état, le pouvoir politique a
rarement négligé l'occasion de fortifier sa puissance, d'étendre son
cercle d'action, et depuis Constantin jusqu'à Henri YIII toute ré-
forme dans un culte national a servi le despotisme des princes qui
s'en étaient faits les protecteurs. Ce fut tout le contraire qui eut
lieu dans Ja Lithuanie lors de sa conversion au christianisme. Là
un prince vraiment supérieur, en donnant le signal de la rénovation
religieuse à son peuple, se dépouillait en même temps, de sa propre
volonté, d'une omnipotence jusque-là sans bornes et que le génie
de la nation ne songeait nullement à lui contester. Rien peut-être
n'honore plus la mémoire du roi Ladislas II, que cet acte d'une ma-
gnanime hardiesse, comme aussi rien n'était plus propre à pénétrer
les Lithuaniens de l'amour du Christ, à leur démontrer que la foi
ancienne avait bien' été le règne de la misère et de l'esclavage, que
la foi nouvelle, « la foi polonaise, » allait être le règne de la liberté
et du bonheur.
Le mercredi qui suivit ce dimanche Esto mihi où s'écroula le
sanctuaire de Znicz et de Perkunos, — un mercredi des cendres, —
38 REYUE DES DEUX MONDES.
Jagello en effet publiait un édit qui devint la charte nouvelle de la
Lithuanie chrétienne: après avoir posé les premiers fondemens
d'une cathédrale catholique dans son pays, le grand monarque
y jetait aussi les premières bases des droits et des libertés publi-
ques, saiubre monumentmn juriiim ac likertatmn, ainsi que s'ex-
prime le document avec une concision et une énergie remaïquables.
Par cet édit célèbre, le souverain accordait à ses sojets liUiuaniens
le droit de disposer désormais en toute liberté de leurs biens et de
leurs propriétés, de marier leurs filles, leui's parens, selon leur
volonté et sans l'autorisation du prince, de transmettre les béri-
tages à leur gré et d'après les coirvenances de la famille,. La veuve,
elle aussi, devait désormais hériter de son mari, sauf à céder ces
biens aux enfans issus du premier mariage en cas de secondes
noces. Les sujets étaient également dispensés dans l'avenir de toute
corvée {lahorcs, rohol) pour le }>rmce; ils n'étaient plus tenus qu'aux
travaux d'utilité générale, tels que la construction des forteresses,
et au service militaire; en cas de levée en masse {po^onia)., chaque
homme était obligé de contribuer à la défense de la patrie. Enfin
des juges étaient établis dans tout le pays; ils devaient, sans l'in-
tervention du grand-duc, recevoir les plaintes et prononcer des ar-
rêts (( d'après les lois qui sont en vigueur dans le royaume de Po-
logne, — pour que le droit soit égal env^ers ceux qui sont réunis
sous la mèîiïe couronne... »
Qu'on veuille bien se rappeler le tableau tracé plus haut de l'état
intérieur de la Lithuanie païenne, de « l'esclavage organisé » qui a
pesé pendant des siècles sur le pays de Gédimin, et l'on compren-
dra dès lors la signification que devait avoir pour l'adorateur de Per-
kuûos u la foi nouvelle venue de l'étranger; » elle en faisait un ci-
toyen, elle lui assurait les biens de la terre et les joies de la famille,
elle lui procurait ce saluhre momimentiuR juriuni ac libertatmn <( à
l'instar de la Pologne... » La liberté! le droit! mots jusque-là in-
connus de l'autre côté du Niémen et que la Pologne y apportait pour
la première fois, — dons sublimes qui firent sans nul doute beau-
coup pour l'union de la Lithuanie avec le Christ, qui firent tout pour
l'union des deux peuples entre eux. Ceci apparaît avec une évidence
lumineuse dans les deux assemblées politiques mémorables qui
proclamèrent et ratifièrent cette union, à la distance de deux siè-
cles, dans les deux grands actes parlementaires qui portent dans
l'histoire les noms de Horodlo et de Lubliu, et qu'il nous reste en-
core à raconter.
JULIAN KlACZKO.
PIERRE OUÏ ROULE
SECONDE PARTI E (i;
Quand Laurence eut un peu dessiné et un peu rêvé, comme s'il
eût senti le besoin de résumer ses souvenirs, il reprit son récit.
— Je ne devais voir mon père qu'aux vacances, et j'avais trois
mois de liberté jusque-là. Je lui écrivis que j'allais voyager ayec un
ami pour mon instruction. Cette courte explication suffisait au brave
homme. Étranger à tout genre d'études, ignorant du mécanisme
social dans toute autre sphère que la sienne, il pouvait parfaite-
ment croire que j'allais travailler en me promenant, puisque je lui
affirmais ma résolution de songer sans relâche à mon avenir.
Avant de vous lancer avec moi dans la vie nomade, je dois vous
faire connaître les principaux personnages auxquels j'associais ma
destinée. Les uns quittèrent Paris avec nous, les autres furent ral-
liés en route.
L'inséparable de Bellamare et son meilleur ami peut-être, en
même temps que son antipode comme caractère et comme aspect,
était un homme dont l'histoire bizarre mérite d'être contée. Il por-
tait le nom de Moranbois et s'appelait réellement îlilarion, lui,
l'homme le moins gai de la terre. Il ne s'était jamais connu de fa-
mille. Enfant de l'hospice, il avait gardé les pourceaux chez un
paysan qui le battait et le laissait mourir de faim. Enlevé moitié de
gré, moitié de force, par des saltimbanques qui passaient, il n'avait
cependant paru propre à rien pour le divertissement du public; on
l'avait \dte abandonné sur un chemin, où un Auvergnat l'avait ra-
massé pour porter sa balle. Ce métier lui plut; on le nourrissait
(1) Voyez la Revue du 15 juin.
40 REVUE DES DEUX MONDES.
convenablement, il aimait à voyager, et l'Auvergnat n'était pas un
méchant homme. Il se trouva qu'Hilarion était un brave enfant,
très résigné, très patient et très fidèle. L'Auvergnat n'avait qu'un
défaut : c'était un maître ivrogne, et bien souvent, fléchissant sous
le poids de sa marchandise, il la semait sur les chemins. Hilarion,
avec un peu d'exercice, devint un cheval de bât capable de porter
tout le fonds de commerce de son patron. En outre, comme il avait
bon cœur, il ne l'oubliait pas au revers des fossés, où il faisait de
fréquens sommes le long des routes. Quand il le voyait tituber ou
divaguer, il l'emmenait prudemment en rase campagne, loin des
querelles et à l'abri des voleurs. Il veillait sur le maître et sur la
cargaison; il cumulait les fonctions du cheval et celles du chien.
L'Auvergnat se mit à chérir Hilarion, et il l'associa à ses béné-
fices. L'enfant eût ainsi gagné et amassé quelque chose; mais quand
le patron avait soif, il lui empruntait sa pan de gain et oubliait de
la lui rendre. Il est vrai qu'Hilarion oubliait de la réclamer.
Cette amitié et cette association durèrent longtemps; Hilarion
avait vingt ans quand l'Auvergnat mourut hydropique dans un hô-
pital, laissant un peu d'argent que son jeune associé porta aux hé-
ritiers, sans en rien distraire pour payer ses services. C'étaient de
pauvres paysans chargés de famille, auxquels il n'eut le courage
de rien demander. Il les quitta sans se préoccuper de ce qu'il allait
devenir. A force de voir les autres insoucians de son sort, il s'était
habitué à faire comme les autres. Déjà misanthrope, il n'avait rien
vu et rien connu de bon dans la vie, si ce n'est son Auvergnat
ivrogne, qui ne l'avait pas maltraité, mais qui ne l'avait pas non
plus récompensé. Il ne faisait pourtant en lui-même aucun reproche
à sa mémoire. Cet homme lui avait appris à lire et à écrire tant
bien que mal, plus un peu de bâton pour se défendre au besoin. Il
avait développé sa force physique, son sang-froid dans le danger,
son aptitude à la vie ambulante. En marchant seul devant lui, Hi-
larion croyait qu'un homme courageux, fort et sobre, ne peut pas
mourir de faim, même au milieu des égoïstes.
Il se trompait; il faut un premier capital, si minime qu'il soit.
Aucun travail ne peut se passer de l'instrument du travail. Hilarion
n'avait pas de quoi acheter la plus mince pacotille. Il ne savait
comment utiliser ses mains vides, lorsqu'on passant, après deux
jours de jeûne, sur une place publique, il vit un hercule qui tom-
bait tous les fantassins de la garnison, et s'avisa que ses poings
pouvaient bien lui servir. Il lui sembla que cet athlète était plus
adroit que robuste, et il se présenta pour lutter contre lui, après
avoir observé son jeu. Seulement, en pariant de le vaincre, il avoua
à l'assistance qu'il mourait de faim et de soif. — Bois et mange,
lui dit l'alcide de carrefour d'un ton superbe, je ne tombe pas ceux
y PIERRE QUI ROULE. M
qui se tombent tout seuls. — Une collecte improvisée permit au
nouveau-venu de dévore*' un morceau de pain et d'avaler un verre
de vin, après quoi il descendit dans l'arène.
C'était bien véritablement une arène, le cirque romain de Nîmes,
et quand Hilarion Moranbois racontait son histoire, il disait que,
voyant pour la première fois ce vaste monument d'une si belle pro-
portion, sans savoir ce que c'était, sans avoir la moindre idée du
passé, la moindre notion d'histoire, il s'était senti fort et vaillant
comme dix mille hommes.
L'hercule de profession fut totubé par l'hercule improvisé. Le
lendemain, il demanda sa revanche. Hilarion avait bien dîné, les
amateurs de l'endroit avaient festoyé sa victoire au cabaret. Il
remporta une victoire nouvelle et si éclatante que d'autres lutteurs
anibulans furent convoqués pour se mesurer avec lui. Il les tojiibei
tous et fut engagé moyennant partage d'un quart de la recette.
Pourtant il quitta cette troupe, parce qu'on lui proposa de se laisser
tomber par un homme masqué, qui n'était autre que l'hercule dont
il avait pris la place. On lui faisait de belles offres pour se prêter
à cette comédie, qui réussit toujours sur le public, et qui devait
faire de l'argent. Son amour-propre l'emporta sur son intérêt, il
refusa avec hauteur, s'emporta, battit son directeur, creva d'un
coup de poing la grosse caisse, qu'on lui fit payer le centuple de
ce qu'elle valait, et se sauva les mains encore vides, pour se rendre
à Arles, où on lui avait dit qu'il trouverait d'autres arènes. 11 avait
décidément le goût des monumens classiques.
11 rencontra en route M""" Plnme-au-Vent, qui dansait une espèce
de tarentelle mêlée de montferrine en s' accompagnant du tam-
bour de basque et du triangle avec beaucoup d'adresse; ce furent
ses premières amours. Ils débutèrent ensemble dans plusieurs villes
de passage, l'une desquelles faillit lui être funeste.
Le soir de son arrivée, comme il venait d'exhiber ses talens sur
la place, il fut appelé discrètement par une soubrette qui le con-
duisit, à travers un dédale de rues obscures, à une maison de bonne
apparence perdue au milieu des jardins. Là, une dame maigre et
brune, à l'œil vif et impérieux, lui parla en ces termes :
— Youlez-vous entrer chez moi comme aide-jardinier? Vous ne
ferez rien, vous dormirez le jour; la nuit, vous veillerez en montant
la garde sans bruit dans le jardin. Je suis obsédée par un officier de
la garnison qui est follement épris de moi et qui menace de m'en-
lever. C'est un enragé, un dial3le qui le ferait comme il le dit et
qui est très fort, je vous en préviens. Mes gens sont poltrons, ga-
gnés par lui peut-être, et vous voyez que, seule dans cette demeure
isolée, je ne recevrais pas de secours du dehors. Frappez donc cet
homme si vous le voyez rôder sous mes fenêtres ou même dans
42 REVUE DïS DEUX MOITOES.
mon enclos. Ne le tuez pas, mais traitez-le de façon à lui ôter l'en-
vie de revenir. Chaque fois que vous lui donnerez une leçon de ce
genre, vous recevrez cent francs.
— Mais s'il est plus fort que moi? répondit Hilarion, s'il me tue?
— Qui ne risque rien n'a rieîi, répliqua la dame.
C'est assez Juste, pensa le lutteur, et il accepta.
Huit nuits se passèrent sans qu'une feuille remuât, sans qu'un
grain de sable grinçât dans le jardin. A la neuvième nuit, par un
beau clair de lune, un officier, dont le signalement répondait à
celui qu'on avait donné à Hdarion, ouvrit une grille dont il avait
la clé, et, sans prendre aucune précaution, se dirigea vers la mai-
s^on. Hilarion répugnait à se jeter sur lui par surprise. H eut la sim-
plicité de l'avertir qu'il allait lui faire un mauvais parti, s'il ne se
retirait au plus vite. L'^inconnu lui rit au nez, le traita d'imbécile
et le menaça de le rouler dans les cloches à melons, s'il faisait la
mauvaise tête. Hilarion ne put soufirir ce langage, la lutte s'en-
gagea. L'impertinence du visiteur l'avait mis en colère, et la vigou-
reuse défense qu'il faisait ne peimettait pas de le ménager. Hila-
rion le roula dans les artichauts et l'y laissa si malade qu'il le crut
mort. Il courut avertir la dame, qui vint avec un flambeau et sa
fdle de chambre constater l'événement. — Malheureux, qu'avez-
vous fait! s'éCiia-t-eile; vous avez assassiné mon mari, qui revenait
de voyage ! Sauvez- vous, et que j€ n'entende jamais parler de vous !
Hilarion restait stupéfait. — Réclame tes cent francs, lui dit tout
bas et précipitamment la soubrette : elle savait très bien que c'était
monsieur! Elle t'en veut de ne l'avoir pas tué tout à fait.
Hilarion fut si terrifié d'avoir commis un crime en croyant faire
office de bon gardien, qu'il ne voulut rien réclamer et s'enfuit en
jurant qu'on ne l'y prendrait plus.
n retrouva à Arles M"'' Plume-au-Vent, qui s'était déjà associée
avec un géant alsacien et un nain prétendu Lapon. Il y lit assez
bien ses affaires; mais l'âge de la conscription était venu, et il tira
le n° 1. Il fut soldat sept ans en Algérie et s'en trouva bien. Il y
acheva son éducation, c'est-à-dire qu'il y apprit le français et
l'arabe, et comme il écrivait assez coiTectement et calculait très
juste, comme il était un fantassin propre, ponctuel et brave, ses
camarades, qui l'aimaient malgré sa rudesse, crurent qu'il aurait de
l'avancement. Il n'en fut rien, et, nonobstant sa bonne tenue et son
assiduité au service, il fut rayé du tableau pour cause d'insubordi-
nation. Il est vrai de dire qu'il détestait ses supérieurs, quels qu'ils
fussent, et qu'il leur répondait mal. Soumis à la règle, il ne pouvait
supporter le commandement personnel dès qu'il lui semblait dé-
passer les limites de l'autorité stricte, ou ne pas les atteindre scru-
puleusement. Un esprit de critique très singulier chez un homme
PIERRE QUI ROULE. '43
si mal classé dans le monde, ti'ès fâclieux dans la position où il
se trouvait, s'était développé en kii et tendait à devenir le fond de
son csiractère, l'obstacle de son avenir. Il eut plus de punitions que
de récompenses, et quand il eut fait son temps, n'espérant rien d'un
renga;gement, il revint en France aussi seul, aussi dénué qu'il en
éta,it sorti.
Au régiment, il s'était beaucoup exercé à tous les genres de
gymnastique, et dans tous il avait été le premier. Il n'aimait pour-
tant pas l'état de gymnaste^ et la perspective de recommencer ses
exercices en plein vent ne lui souriait pas. Il fut pendant quelques
années portefaix sur le port à Toulon, homme de peine, comme on
dit, expression douloureuse qui peint de reste une exisrtence dure
et sombre. On ne sait pas combien la force physique est un don
fatal et périlleux. L'homme exploite tout, et la vigueur exception-
nelle d'Hilarion l'exposait à tous les genres d'exploitation. Il fut tâté
par les voleurs et presque embauché à son insu pour des tentatives
de meurtre. Éclairé à temps, il devint défmitivement d'une défiance
eXitrême, prit les malfaiteurs en esécraition et en vit volontiers
partout; sa misanthropie en augmenta, et, comme au milieu de la
fatigue et de la tristesse il réfléchissait plus qu'il n'appartenait à sa
misérable condition, il devint une sorte de Diogène. Seul dans la
vie, il se fit encore plus seul par sas habitudes et ses pensées.
Très désintéressé, très insouciant du lendemain, très indifférent
pour lui-même, il ne tira parti de rien, pas même de ses belles
actions. Il se distingua dans plusieurs sauvetages, et fut plusieurs
fois médaillé, mais sans songer à demander aucun secours, sans
vouloir faire partie d'aucune association, sans consentir au moindre
remerciaient. Il avait coutume de dire que, n'ainaant pas le genre
hunaâin, il n'exposait sa vie que pour le plaisir d'essayer ses mus-
cles et d'exercer son coup d'ceil. Quelques personnes du midi, qui
plus tard l'ont retrouvé dans la civilisation, se soîit rappelé l'é-
trange et fai^ouche personnage qu'elles avaient vu portefaix à Tou-
lon, et qu'elles avaient même employé par curiosité de son carac-
tère. Silencieux, absorbé, hautain, il avait toujours l'œil défiant et
dur, la parole acerbe, volontiers injurieuse et toujours cynique, le
geste provocateur, et tout à coup un calme dédaigneux succédait à
la menace. Tout lui était sujet d'irritation, et presque aussitôt oh-
jet de mépris ou d'indifférence.
Un beau joiu', il rencontra un enfant complètement abandonné
qui s'attacha à lui. C'était un assez joli petit garçon, très pusilla-
nime, que la rébarbative figure d'IIilarion n'effraya pourtant pas.
Touché de cette preuve de confiancs ou frappé de cette bizarrerie,
il emmena l'enfant dans son bouge, le nourrit et l'éleva à sa ma-
nière, mais sans réussir le moins du monde à modifier ses instincts
l^ll BEVUE DES DEUX MONDES.
de paresse, de couardise et de gloriole. Cet être faible et vain, qui
n'était autre que le jeune premier Léonce, dont je vous ai parlé
dans la première partie de mon récit, devint le tyran d'Hilarion.
L'homme le plus farouche a besoin apparemment d'être dominé
par quelque secrète pitié; pour complaire à Léonce, pour lui pro-
curer des jouets et des habits neufs, pour le soustraire aux moque-
ries et aux brutalités des autres enfans, en un mot , pour le sur-
veiller et l'avoir toujours près de lui, Hilarion quitta le port et les
ballots de Toulon et reprit son ancien état de lutteur, sa vie d'a-
ventures, son maillot à paillettes, son diadème de clinquant et son
ancien sobriquet de Coq-en-Bois.
C'est dans cet équipage qu'il travailla un jour, il y a quelque
dix ans, sous les yeux de Bellamare, que le hasard avait amené à la
foire de Beaucaire. La figure sinistre, la voix rauque, la prononcia-
tion fantastique du personnage n'alléchèrent certes pas Yimpre-
sario, et il ne put qu'admirer la force de son biceps; mais le len-
demain, comme Bellamare revenait dans un cabriolet de louage,
il rencontra sur sa route l'hercule qui s'en allait de son côté, por-
tant Léonce sur ses épaules, Léonce âgé de dix à douze ans, mais
trop grand prince pour voyager autrement que sur le dos des au-
tres. Hilarion Coq-en-Bois se souvenait d'avoir porté la balle à l'âge
où il se fut volontiers fait porter lui-même, et, ne se sentant ni as-
sez de charme dans l'esprit ni assez de séduction dans le caractère
pour amuser son pupille, il faisait pour lui ce qu'il pouvait, ce
qu'il savait faire; il lui épargnait toute fatigue physique et se fa-
tiguait à sa place : n'était-il pas né liomme de peine?
C'est en s' abandonnant à ces réflexions philosophiques qu'à une
montée il vit devant lui un cabriolet qui rasait le précipice d'une
manière inquiétante. Il jugea que le conducteur de ce véhicule
dormait, et il doubla le pas; mais, avant qu'il eût pu l'atteindre, le
cheval eut peur d'une chèvre, fit un écart à droite, puis un à gau-
che... C'en était fait de Bellamare, car l'homme qui conduisait sa
voiture de louage avait en dormant laissé tomber les rênes. Heu-
reusement Coq-en-Bois avait lestement déposé son fardeau, il avait
couru, il avait saisi une roue avec sa poigne d'hercule. Le cheval,
qui avait déjà perdu pied, roula seul dans l'abîme, les deux tiges
du brancard s'étant heureusement cassées net avec les traits. Le
cabriolet, enrayé par Coq-en-Bois, recula, et Bellamare en sautant
à terre vit que son sauveur avait une main déchirée par l'effort
inoui qu'il venait de faire au risque d'être emporté aussi dans la
chute.
Ainsi commença leur amitié. Ils voyagèrent ensemble jusqu'à
Lyon, et le lutteur, pressé de questions, raconta son histoire. La
modestie farouche avec laquelle il parla des actions héroïques de
PIERRE QUI ROULE. /i5
sa vie, ce je ne sais quoi de grand et de trivial qui à chaque mot
révélait son noble et maussade caractère, frappa vivement l'artiste.
La fantaisie de Bellamare était de découvrir et de perfectionner
des types; il s'imagina, non sans raison, qu'un homme si solide cà
la fatigue, si résigné à toutes les éventualités, si ferme et si fier, si
méfiant et si incorruptible, serait pour lui et sa troupe un factotum
précieux. Coq-en-Bois, — disons maintenant Moranbois, car la pre-
mière chose que fit Bellamare fut de lui trouver un nom sortable
dont l'euphonisme ne fût pas trop neuf pour ses oreilles, — Moran-
bois n'avait qu'un défaut réellement insupportable, la grossièreté
de son langage. Il promit de s'en corriger, et ne put jamais tenir
parole; mais il déploya au service de Bellamare tant de qualités
essentielles, probité, dévoûment, courage, intelligence pratique,
que Yimprcsario ne consentit jamais à se séparer de lui. 11 poussa
même l'amitié jusqu'à se charger de faire de Léonce un artiste. Il
n'en put faire qu'un joli garçon sans cervelle, frotté de l'esprit des
autres et comédien plus que médiocre; mais il le fit engager en pro-
vince et même à Paris, où il végète encore dans de pâles emplois.
Je n'ai pas besoin de vous dire que ce personnage infatué de lui-
môme croit qu'il est victime de l'injustice, qu'il accuse tous les
directeurs de l'avoir sacrifié par jalousie de ses succès auprès des
femmes, enfin qu'il a complètement oublié le dévoûment paternel
de Moranbois, qu'il se soucie de lui comme d'une nèfle, et le ver-
rait sur la paille sans se rappeler qu'il lui doit tout. Cette race
d'ingrats par sottise donne beaucoup dans la vie dramatique; mais
ne la coudoie-t-on pas aussi ailleurs? M'est avis que partout elle
abonde.
Moranbois, homme de confiance de Bellamare, trouva bientôt
qu'il n'avait pas assez à faire de voyager en courrier pour louer les
salles de spectacle, pour préparer les logemens, pour s'aboucher
avec les hôteliers, taverniers, lampistes, coiffeurs et machinistes,
commander les affiches, organiser les moyens de transport, etc. Il
voulait s'utiliser en raison de ses forces, et un beau jour la troupe
de Bellamare se tordit de rire en entendant l'ex-porte-balle, l'ex-
portefaix, l'ex-lutteur, déclarer qu'il avait assez de santé pour
jouer la comédie par-dessus le marché. Offensé de l'hilarité de l'au-
ditoire, il traita tous les acteurs de bouche -trous, de jolis cœurs
et de baladins (j'adoucis singulièrement les épithètes).
On était habitué cà ses boutades, on rit davantage. Il se fâcha
sérieusement et se vanta de jouer mieux que personne les brigands
de mélodrame.
— Pourquoi pas? dit Bellamare. Apprends un rôle, répétons-le
à nous deux, et nous verrons.
Moranbois essaya, et donna la grosse note de l'emploi de la façon
à6 REVUE DES DEUX MONDES.
la plus satisfaisante; mais la fantaisie lui manquait. Bellamare lui
souffla des idées et lui apprit à tirer parti de ses défauts naturel?.
Docile avec ce maître ingénieux et persuasif, i\Ioranbois devint un
brigand très supportable pour la province. Il ne compromit rien
et plut beaucoup au populaire. Son succès ne l'enivra pourtant
pas, il consentit à remplir les derniers rôles dans les pièces où il
n'était qu'une utilité. Il ne se crut jamais rabaissé pour dire trois
lignes, pour représenter un voleur, un pa^^san, un ivrogne, un ou-
vrier, dans une courte scène, même pour endosser la livrée et por-
ter une lettre : cette humilité était d'autant^ plus touchante qu'il
avait la conviction secrète d'être un grand comédien, satisfaction
erronée, mais naïve, qui ne le rendit pas plus fier, ce dont Bella-
mare lui sut gré.
Mais je ne vous ai pas encore dit le plus bizarre résultat de l'as-
sociation d'un être exquis de finesse et lettré comme était Bella-
mare et de l'être rugueux, mal dégrossi, toujours impossible de
manières et de langage dont je vous trace le portrait. Bellamare,
qui remarque et note toutes choses sans avoir l'air de prendre garde
à rien, découvrit que M. Hilarion Moranbois était un critique très
net et très sûr. En le menant avec lui dans les théâtres de Paris, il
fut frappé de son jugement sur les pièces, de son coup d'œil pour
les acteurs. Il le promena dans les musées pour voir s'il avait des
yeux en dehors du théâtre; Moranbois s'arrêta d'instinct devant les
toiles des maîtres, et s'enthousiasma pour les statues grecques,
pour les bustes romains. Il ne sut pas dire ce que c'était que le
bea'i idéal et ce que c'était que le beau réaliste; mais il constata la
diff'.rence à sa manière, et Bellamare reconnut qu'il avait profon-
dément compris.
Il le consulta sur l'esprit et le sens des monumens, sur l'art du
décor, et il le trouva plein d'idées et d'invention. C'en était fait,
la spécialité de Moranbois s'était révélée. Il était l'homme de
prompte appréciation et de bon conseil par excellence. Quand, à
Paris, où il suivait son directeur pas à pas, il voyait une répétition,
en dix paroles, souvent brutales et malséantes, il disait à l'oreille
de Bellamare en quels endroits la pièce tomberait, en quels endroits
elle se relèverait, et quel serait définitivement son sort. Il ne se
trompait jamais. Il était à lui tout seul le public vibrant et suscep-
tible, naïf et corrompu, généreux envers le moindre effort, cruel
envers la moindre défaillance, toujours prêt à rire ou à pleurer,
mais implacable quand on l'ennuie. Il était l'instinct personnifié;
son âme, restée fruste dans l'âge mûr, était comme le thermomètre
des foules. Quels auteurs haut placés sur l'échelle littéraire se fus-
sent avisés de consulter cet homme au long nez aquilin, au crâne
élevé parsemé de cheveux rares, à la face longue et convexe, à
PIEBRE QUI ROULE. kl
la joue creuse et bistrée, à l'œil petit, enfoncé, clair et morne, ce
triste personnage à l'habit râpé, au gilet à carreaux écossais, à la
cravate en corde, aux mains noueuses dépourvues de gants, qui
se tenait dans un coin avec les macliinistes et qu'on eût pu prendre
pour l'un des moins attentifs? Et si l'on eût dit à cette élite des gens
de lettres : Le pauvre hère que vous voyez là, quA vous écoute et
vous juge, c'est un ancien saltimbanque qui portait une roue de
charrette sur son menton, et qui jonglait avec des boulets de canon
pas du tout creux; eh bien ! demandez-lui son avis et suivez-le, c'est
le public incarné par qui vous serez sifflé ou porté en triomphe...
quelle surprise pour les maîtres de l'art, quel dédain peut-être!
Bellamare consultait Moranbois comme un oracle, et l'oracle
était infaillible. Je vous ai raconté cette longue histoire, je vous ai
dit tous ces détails qui ouvrent dans mon récit une trop complai-
sante parenthèse pour vous donner une idée de cette bohème intel-
lectuelle du théâtre qui se recrute à tous les étages, par conséquent
à toutes les extrémités de l'échelle sociale. C'est là que les desti-
nées les plus diverses, les éducations les plus dissemblables, les
facultés ks plus opposées^ semblent apportées comme les débris
de toute sorte que le flot charrie et amoncelle au hasard sur un
écueil. Ce qui se bâtit là avec les ruines d'un monde de passions
évanouies, d'ambitions déçues, de productions spontanées, de rêves
ardens, de mornes désespoks, de forces indomptables, de maladies
mentales, d'éclosions merveilleuses, d'inspirations folles, sublimes,
stupides, c'est le palais de fées qu'on appelle l'art dramatique, le
sanctuaire, ouvert à tous les vents, de la fiction splendide ou misé-
rable. C'est quelque chose de fuyant comme un songe, de confus
comme une émeute, où tout ce qui est faux s'attelle à la représen-
tation du vrai, où la pourpre du couchant et l'azur des nuits sont
de la lumière électrique, où les arbres sont de la toile peinte, la
brume un rideau de gaze, les rochers et les colonnades de la dé-
trempe : vous savez tout cela, vous connaissez tous les artifices,
VG.US devinez tous les trucs; mais ce que vous ne savez pas , c'est
la fantasmagorie du monde moral qui vit là d'une vie factice comme
le reste. Ce vieillard courbé, à la voix grêle, à l'œil éteint, qui tous
les soirs fait dire à un millier de spectateurs : « Où ont-ils péché
ce vieux bonhomme qui joue au naturel un octogénaire et qui a en-
core de la mémoire? — c'est un garçon de vingt-cinq ans qui a
toutes ses dents, tous ses cheveux, qui est frais et dispos, et que sa
maîtresse attend dès qu'il aura essuyé ses rides et posé sur un
champignon de bois son faux crâne dénudé. Il se redresse, il chante
d'une voix mâle en descendant les escaliers quatre à quatre. Son
emploi de vieillard lui est léger, et sa gaîté n'en souffre pas. — Au-
près de lui, vous avez admiré le contraste de ce beau vainqueur
J18 ' REVUE DES DEUX MONDES.
dont Tceil ardent et la voix fraîche expriment la passion ou la ga-
lanterie triomphante. Hélas! il y a quarante ans qu'il est jeune, et
ses amantes lui coûtent bien cher. — Cet excellent comique qui vous
fait pâmer de rire, c'est un désespéré qui songe au suicide ou qui
s'enivre pour s'étourdir. Ce valet de troisième ordre dont l'emploi
classique consiste à recevoir des coups de pied dans le dos, c'est
un éruditqui fait des études archéologiques très importantes ou un
lettré qui collectionne des ouvrages rares. Cet autre, qui repré-
sente les tyrans ou les traîtres, est un père de famille qui mène ses
enfans à la campagne aussitôt qu'il a un jour de congé. En voici un
autre qui fait de la peinture charmante et qui représente les épi-
ciers; un autre, qui joue les gens du grand monde, les ducs et les
princes, a la passion des échecs ou celle de la pêche à la ligne;
d'autres sont chasseurs, canotiers, pianistes, mécaniciens, que sais-
je? Et ces dames? Celle-ci est une courtisane et joue les ingénues
à ravir; celle-là est une respectable mère de famille, et elle joue
les courtisanes avec supériorité; celle-ci a une diction merveilleuse
d'élégance et de pureté, elle sait à peine lire ses rôles et n'en com-
prend pas le premier mot; celle-là dit mal et paraît sans intelligence,
elle est très correctement instruite, et pourrait tenir un pensionnat.
Yoici une duègue austère, c'est une diseuse de mots risqués; voilà
une paysanne ronde et hardie, une soubrette égrillarde,... chut! ce
sont des dévotes renforcées, peut-être des colombes mystiques du
père trois étoiles qui a la spécialité des conversions dramatiques.
Ainsi tout est contraste, apparence vaine, mensonge officiel dans
cette existence simulée du théâtre. Parfois aussi l'acteur s'incarne
dans son personnage et n'en sort plus. Tel qui n'aimait que la pipe
et le billard devient un profond politique parce qu'il a joué des per-
sonnages historiques sérieux; tel autre qui se croyait républicain
radical devient conservateur parce qu'il joue les financiers. Ainsi
tantôt le contraste s'efface, la fiction et la réalité se confondent
dans l'homme à tel point que celui qui a droit à un prix Monthyon
renoncerait à son état plutôt que de consentir à représenter une
mauvaise action en scène; tantôt le contraste s'accuse et arrive à
la dernière limite, à ce point que le plus désintéressé des hommes
peut exceller à représenter la figure de Shylock.
J'ai eu un camarade de théâtre qui s'était fait trappiste pendant
quelques années et qui m'a raconté des choses étranges et roma-
nesques sur l'intérieur des couvons. Il paraît que la vie monas-
tique est aussi un écueil où viennent échouer les débris les plus
disparates de la société humaine, et que les caprices de la destinée
y sont personnifiés à peu près comme au théâtre; mais là tout s'é-
teint et cesse d'être, la règle abrutissante vient à bout de toutes les
excentricités. Au théâtre, rien ne se confond, tout prend du relief,
PIERRE QUI ROULE. 49
les personnalités s'accusent de plus en plus. Il y a de l'emploi pour
toutes, et vous voyez, moi qui vous parie, j'ai été paysan, étudiant,
comédien , paysan encore, paysan à jamais peut-être, mais paysan
malgré lui désormais. Dans quelle série sociale pourrais-je être
cliilfré? Tout ce qui a passé par le couvent ou par le théâtre est,
sauf de rares exceptions, à jamais déclassé.
Revenons à la troupe de Bellamare. Il avait alors un grand pre-
mier rôle qui lui coûtait fort cher et qui lui causait beaucoup d'en-
nuis. Il le subissait dans l'espoir que je pourrais le remplacer à la
fm du trimestre. Ce personnage, qui n'était plus jeune, mais qui
avait encore de belles apparences, ne manquait pas de talent; mal-
heureusement sa manie était de n'en vouloir que pour lui seul. Il
répétait en amateur, sans jamais indiquer ses effets^ tant il était oc-
cupé à guetter ceux des autres afin de les paralyser ou de les sup-
primer. En province, on allège souvent le texte des pièces que l'on
joue. Selon les interprètes qu'on est forcé d'avoir ou selon la suscep-
tibilité du public local, on retranche des mots qui ne seraient pas
compris ou qui le seraient mal , des situations qui nécessiteraient
un décor impossible, des rôles entiers qui manquent dans le per-
sonnel. Ces coupures, parfois ingénieuses, parfois absurdes, selon
le génie du directeur, passent bien souvent inaperçues. Lambesq,
notre premier rôle, n'avait qu'une idée en tête, celle d'effacer tous
les rôles qui n'étaient pas le sien. Dans une scène à trois, il voulait
se faire attribuer les répliques du second interlocuteur; dans une
scène à deux, il voulait faire lui-même les questions et les réponses.
Je me souviendrai toujours de la neuvième scène du troisième acte
du Mariage de Figaro, où la grâce et la gentillesse de Suzanne lui
portaient ombrage. Dans cette scène, coupée en dialogue vif et
serré, il déclara à la répétition que M"*" Anna ne lui donnait pas la
réplique assez vite et que son rôle à lui languissait d'autant. Il
proposa donc très sérieusement de la modifier ainsi; écoutez d'abord
comme le dialogue s'engage :
SUZANNE, essoufflée.
« Monseigneur... pardon, monseigneur.
LE COMTE ALMAVIVA.
Qu'est-ce qu'il y a, mademoiselle?
SUZANNE.
Vous êtes en colère!
LE COMTE.
Vous voulez quelque chose apparemment?
SUZANNE.
C'est que ma maîtresse a ses vapeurs. Je venais vous prier de
nous prêter votre flacon d'éther. Je l'aurais rapporté dans l'instant.
XOME LXXXII. — 1809. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
LE COMTE.
JNon, non, gardez-le pour vous-même, il ne tardera pas à vous
être utile, etc. »
Lambesq imagina de ne pas laisser dire un mot à Suzanne. A
peine était-elle sortie de la coulisse qu'il lui coupait la parole en
s'écriant :
— Qu'est-ce qu'il y a, mad>emoiselle? Vous me voyez en colère!
Votre maîtresse a ses vapeurs! Elle veut que je lui prête mon flacon
d'éther. Eh bien! le voici, mais ne le rapportez pas, gardez-le pour
vous-même, il ne tardera pas à vous être utile. — Toute la scène,
qui est de quatre pages, devait se continuer ainsi en monologue.
— Pourquoi pas? disait Lambesq; Almaviva est un roué, donc ce
n'est pas une bête. Il sait fort bien que Suzanne vient le trouver
sous un prétexte futile. Ce prétexte, c'est les nerfs de madame.
Puisqu'il a toujoui's un flacon d'éther sur lui, il comprend de reste
qu'on vient le lui emprunter. Dans le courant de la scène, il a ce-
pendant une surprise : c'est au moment où Suzanne lui donne de
l'espoir; mais est-il besoin que Suzanne park ? Ses yeux, son sou-
rire, son trouble simulé, ne suffisent-ils pas pour que le galant in-
terprète et traduise? Voyez comme cela fait bien ! — Et il récitait
ainsi toute la fm du dialogue: — Si vous consentiez à m'entendre!...
N'est-ce pas votre devoir d'écouter mon excellence? Pourquoi donc,
cruelle fille, ne me l'avoir pas dit plus tôt? Mais il n'est jamais trop
tard pom- dire la vérité. Tu te rendras sur la brune au jardm,
est-ce que tu ne t'y promènes pas tous les soirs? Tu m'as traité si
durement ce matin... Il est vrai que le page était derrière le fau-
teuil! Tu as raison, je l'oubliais!... Cependant, entendons-nous,
mon cœur, point de rendez-vous, point de dot, point de mariage !
Tu me disais : Point de mariage, point de droit du seigneur? Où
prend-elle ce qu'elle dit? d'honnem-, j'en raffolerai!... Mais ta
maîtresse attend ce flacon, délicieuse créature, je veux t'embras-
ser. . . Voilà du monde ! elle est à moi !
C'est avec cette aisance que Lambesq arrangeait Beaumarchais
et les autres, anciens et modernes, quand il abordait une troupe
où il avait ses coudées franches. Bellamare ne le laissait point faire,
et il tenait Bellamare pour un routinier têtu et inepte. Il s'empor-
tait, boudait, faisait manquer les répétitions, et, à l'heure de la
représentation, personne ne savait quelle folie il allait improviser
pour se mettre en évidence et tûter le spectateur récalcitrant par
un soulignage obstiné de mots, de regards et de gestes, qui n'était
pas toujours approuvé, mais qui forçait tous ses camai*ades dérou-
tés k lui céder le monopole de V effet.
PIERRE OUI ROULE. 51
Un autre premier rôle qui faisait à volonté les amoureux, les rai-
sonneurs et les traîtres, c'était Léon, qui n'avait aucune autre
ressemblance avec Léonce que celle du nom. Léon était beau, bon,
brave et généreux. Il aimait l'art et le comprenait, mais il n'aimait
pas le métier, et il était habituellement mélancolique. Il se sentait
fait pour une plus haute expression de son intelligence que le ré-
citage des rôles. 11 écrivait des pièces que nous jouions quelquefois
et qui n'étaieTit pas sans mérite; mais une timidité pour ainsi dire
bilieuse, une méfiance de lui-même qui allait jusqu'à l'inertie,
l'eiTipêch aient de se produire. Il était fils de famille, et il avait fait
de bonnes études. Une discussion avec ses parens l'avait jeté sur
le théâtre. Il y était très aimé, très utile et très estimé; cependant
il ne se trouvait heureux nulle part et vivait replié sur lui-même.
J'ai travaillé à conquérir son amitié, je l'ai obtenue, j'ignore si je
l'ai conservée.
M'-''* Régine, qui avait rempli de temps en temps les seconds et
troisièmes rôles cà l'Odéon, était des nôtres et tenait les premiers
emplois en province. Elle était Phèdre, Athalie, Clitemnestre. Elle
n'était ni belle ni jeune, grasseyait un peu trop et manquait de
noblesse; mais elle avait du feu, de l'audace, et enlevait les applau-
dissemens à la force du poignet. C'était une très bonne personne,
d'une moralité assez médiocre, d'un cœur généreux, d'un grand
appétit, d'une gaîté intarissable et d'une santé de fer; elle était
très dévouée à Bellamare, très bonne camarade avec nous, se ren-
dant utile ou agréable à tous, mais exploitant un peu tout le monde
à l'occasion.
Isabelle Ghamplein, dite Lucinde, représentait les grandes co-
quettes. Elle était fort belle, sauf qu'elle avait le nez trop long. Ce
nez n'avait jamais pu être engagé à Paris, une disgrâce physique
condamne à la province à perpétuité beaucoup de talens réels. Lu-
cinde n'était pas une personne ordinaire. Elle comprenait ses rôles,
elle avait un bel organe, elle disait bien, s'habillait avec luxe et
avec goût. Entretenue par un riche propriétaire de vignobles qui,
étant marié em Bourgogne, ne pouvait la faire vivre auprès de lui,
elle lui était très fidèle autant par prudence que par amour de son
art et de sa personne. Elle tenait à conserver sa voix pleine, ses
belles formes et sa meiTeilleuse mémoire. Probe et avare, égoïste
et froide, elle ne faisait ni bien ni mal aux autres. Son service au
théâtre était très assidu. On n'eut jamais un reproche à lui faire;
mais elle discutait ses arrangemens avec âpreté et se faisait payer
très cher.
Nous avions une gentille soubrette, espiègle, alerte, vive comme
une fusée sur la scène. A la ville, Anna Leroy était une blonde senti-
52 REVUE DES DEUX MONDES.
mentale qui lisait des romans et se trouvait toujours aux prises avec
quelque passion douloureuse. Elle aimait tantôt Lambesq, tantôt
Léon, tantôt moi. Elle était si sincère et si douce que je ne feignis
jamais d'être épris d'elle. Je la respectai, Léon la dédaigna parce
que Lambesq l'avait coiripromise et humiliée. Elle vivait dans les
larmes en attendant un nouvel amour qui recommençait toujours la
série de ses déceptions et de ses plaintes.
Ainsi les rôles d'hommes étaient tenus pas Bellamare, Moranbois,
Lambesq, Léon et moi; les rôles de femme par Régine, Impéria, Lu-
cinde et Anna. Une habilleuse qui les servait toutes et qu'on appe-
lait la Picarde remplissait les rôles muets ou dotés de trois ou quatre
paroles. L'homme qui tenait auprès de nous le même office et qui,
en dehors du théâtre, était depuis longtemps attaché à Bellamare en
qualité de valet de chambre, ne doit pas être passé sous silence. Il
portait l'étrange sobriquet de Purpurin, et s'intitulait Purpurino
Purpurini, noble homme vénitien. Cette facétie dont j'ignore l'ori-
gine, il ne la savait pas lui-même, était devenue sérieuse dans son
esprit. jNe se connaissant pas d'autre parent qu'un grand-oncle qui
avait été, disait-il, sous-aide porte- foin dans les écuries de Louis XVÎ,
il s'était persuadé, par une liaison d'idées difficile à saisir, qu'il pou-
vait être d'origine vénitienne et de race patricienne. Bellamare ra-
contait plaisamment les étranges notions de Purpurin sur toutes
choses, sans chercher à les expliquer. Ce personnage l'amusait, di-
sait-il, h force de l'impatienter, et il avait le privilège de l'étonner
toujours par quelque sottise impossible à prévoir, par quelque fan-
taisie impossible à définir. En fait, c'était un miaître sot, aux trois
quarts fou, plein d'estime pour lui-même et de dédain pour les
gens placés au-dessous de lui. Il n'avait qu'une vertu, qui était de
chérir Bellamare et de partager au besoin sa mauvaise fortune avec
une confiance superstitieuse dans sa destinée. — Il faut bien, di-
sait-il, que M. Bellamare soit ce qu'il est, c'est-à-dire un homme
de cœur et de génie, pour que je me sois attaché à la personne d'un
artiste, moi qui ai servi dans de grandes maisons du faubourg
Saint-Germain, et à un républicain, moi qui suis légitimiste de père
en fils. — Si on lui eût objecté qu'étant Vénitien d'origine il devait
être républicain par principe, il eût été fort étonné et eût répondu
par quelque raison tirée de l'histoire de la Chine ou de l'Apoca-
lypse, car il ne restait jamais court, et ses répliques faisaient faire
de telles enjambées à son esprit fantasque, qu'on restait court soi-
même en discutant avec lui. — Il me ferme toujours la bouche par
l'inattendu de sa cervelle, disait Bellamare. Un jour que je lui de-
mandais pourquoi il m'apportait des bas bleus pour jouer Figaro,
il me répondit que les cadenettes allaient bien à M. Lambesq. Une
PIERUE QUI ROULE. 53
autre fois je me plaignais de la migraine, il prétendit que c'était
la faute du barbier qui l'avait mai rasé, et c'est toujours ainsi comme
au jeu des propos interrompus.
Purpurin s'utilisait quand même sur la scène; il jouait les niais,
et il les jouait tellement à contre-sens, prenant l'air capable qui lui
était naturel pour rendre la naïveté de son personnage, qu'il arri-
vait, à son insu, à être très comique. C'était toujours la même figure,
celle d'un sot, c'est-à-dire la sienne, qu'il montrait au public, et le
public ne se doutait pas de l'innocence du procédé. Il croyait que
Purpurin créait ce type burlesque, et il le trouvait fort plaisant.
Vous pensez peut-être qu'un succès acquis à si bon marché sa-
tisfaisait l'amour-propre de Purpurin? Nullement, il était comique
par-dessous la jambe et méprisait profondément son emploi. Il avait
la passion des vers, ne rêvait que tragédie et rôle tragique. Il tour-
mentait Bellamare et Moranbois pour qu'on lui fît faire le récit de
Théramène, et je dois dire que ce récit, dans sa bouche, eût fait
fureur, car il était impossible d'entendre une chose plus étonnante
et plus désopilante.
La troupe de Bellamare était très excentrique. Elle jouait un peu
de tout, le drame, la comédie de genre, le vaudeville, la tragédie
et la comédie classiques. Le répertoire était considérable et se re-
nouvelait au pied levé avec une facilité incroyable. Connaissant bien
la province et les goûts des diverses localités , Bellamare appro-
priait merveilleusement à ce public varié le clioix des ouvrages
qu'il lui donnait. Certaines villes n'aiment que le drame larmoyant
ou terrible; certaines autres n'aiment que le genre bouffon; d'autres
ne veulent que des ouvrages nouveaux, les dernières productions
venant de la capitale] d'autres enfin sont classiques et veulent des
alexandrins.
Bellamare demandait à ses acteurs pour première qualité la mé-
moire, la facilité pour apprendre les rôles, la docilité pour la mise
en scène. Il savait qu'il est impossible de produire en province une
troupe composée de gens d'élite, mais il savait aussi que ce qui
manque le plus aux représentations des artistes ambulans, c'est
l'ensemble, et il appliquait toute sa volonté à l'obtenir; moyennant
quoi, avec des acteurs médiocres, il réussissait à donner des pièces
bien sues et bien jouées.
C'est à Orléans que nous commençâmes à donner nos représenta-
tions, et c'est là que je fis mes débuts devant un public peu nom-
breux et peu encourageant. Je n'étais pourtant pas très effrayé; Im-
péria était absente. Elle avait quitté Paris la première pour aller, je
présume, voir son malheureux père; elle ne devait nous rejoindre
que le surlendemain.
C'était pour moi un grand soulagement de pouvoir risquer mon
bh REVUE DES DEUX MONDES.
premier pas sâBS avoir ce juge que je redoutais plus que tout au
monde. Je débutais d'ailleurs dans un rôle de peu d''iînportance,
un petit amoureux de M. Scribe. Il ne fallait qu'un peu de tenue,
et, grâce à Bellamare, j'étais fort bien de ma personne; mais je me
sentais très froid, et au second acte je me trouvai complètement
glacé en découvrant la jolie tête fine d'Impéria, qui me regardait de
la coulisse; elle était arrivée depuis un instant, et, sachant combien
Bellamare s'intéressait à moi, elle s'intéressait à mon début. Elle
m'écoutait, elle m'étudiait, rien de moi ne pouvait échapper à son
examen. Un vertige passa devant mes yeux, qui devinrent troubles
et hagards. Probablement je me sentis inondé de lumière, bien que
le luminaire ne fût pas brillant, et j'aurais voulu me perdre dans
je ne sais quel crépuscule qui eût voilé mes défauts. La cratmte
d'êti'e ridicule me paralysa, et au moment où je devais me passion-
ner un peu, je me sentis si gauche et si mauvais que j'eus une en-
vie folle de me sauver dans la coulisse; j'ignore comment j'y ren-
trai et si je n'écourtai pas mon rôle. J'étais prêt à me trouver mal,
je chancelais comme un homme ivre. Bellamare entrait en scène, il
Ti'eut que le temps de me dire en passant : Du courage donc ! ça va
très bien !
— Non, ça va très mal, dis-je à Impéria, qui me tendait la main
comme pour me soutenir; n'est-ce pas que je suis mauvais, arcbi-
mauvais? — Bah! répondit-elle, vous êtes timide, voilà tout, bien
plus timide que je n'aurais cru et que vous ne vous y attendiez
vous-même probablement. C'est toujours comme cela, mais cela
passe avec l'habitude,.
J'étais passé inaperçu pour le public, mais non pour mes cama-
rades. Léon, qui m'aimait déjà, était triste; Lambesq, qui déjà me
détestait, était rayonnant. Il affectait de me plaindre, Léon m'évi-
tait. Il ne se sentait pas le courage de m'avertu-. B^égine disait sans
se gêner. — Quel dommage qu'il n'ait rien dans le ventre ; un si
beau garçon! — Jusqu'à Purpurin, qui murmurait entre ses dents :
— Ce n'est pas encore M. Laurence qui fera oublier M. Talma!
Je me retirais tristement dans mon galetas, certain de ne pas fer-
mer l'œil de la nuit, quand Moranbois vint m' appeler pour prendre
un bock- avec lui. Je n'aspirais qu'à me cacher, et je refusai.
— Tu es fier, me dit-il, parce que tu as été au collège et parce
que j'ai été élevé sur le fumier?
— Si vous le prenez ainsi, repris-je, je boirai tout ce que vous
voudrez.
Quand nous fûmes assis dans le coin d'une brasserie. — Je veux
te pai-ler, dit-il, et c'est de la part de Bellamare, qui n'a pas le
temps ce soir. Ne faut-il pas qu'il babille avec cette princesse qu'il
appelle sa fille?
PIERRE QUI ROULE. 55
— C'est de M"^ Impéiia cpie vous parler de la sorte?
— Oui, je me permets ça, ne t'en déplaise, bkDc-bec! Impéria
n'est pas plus qu'une autre pour moi. Elle ne fait rien de mal en-
core; mais patience, son tour viendra, et Bellamare, qui voit tou-
jours des anges voltiger dans son plafond, reconnaîtra plus tard
qu'il ne faut croire à aucune fille de théâtre, qu'elle ait des bas
percés ou des bas de soie; mais laissons ça. Bellamare m'a chargé
de te consoler de ta mésaventure de ce soir. Le fait est que tu as
été bien mauvais. Je m'attendais à ça; mais tu as dépassé mon at-
tente.
— Si c'est comme cela que vous me cmfsolez...
— Ne faudrait-il pas des complimens à monsieur?
— Je sais que j'ai été détestable, et j'en ai du chagrin, un pro-
fond chagrin. Quel plaisir trouvez-vous à l'augmenter?
— Si tu le prends comme ça, petit, c'est différent. Explique-moi
alors pourquoi, ayant répété passablement, tu as été tout à coup si
froid et si triste ?
— Est-€e qiae je sais? Est-ce que la timidité peut s'expliquer?
— Ah ! voilà ! tu es arrivé là sans émotion et te croyant au-des-
sus de ton public. Tu as fait comme le sauvage, qui boit du vin
sans savoir qu'il va se soûler. Eh bien, méfie -toi à l'avenir, aie
peurd' avance, tu auras moins peur en scène. C'est un tribut qu'il
faut payer avant ou p-endant. Je te dis ça pour ton bien et de la
part de ton directeur. Il croit que rien n'est perdu et que la pro-
chaiiae fois ça ira mieux.
— Il le croit parce qu'il est bon, ioadulgent et optimiste; mais,
vous qui êtes sincère, vous n'en croyez pas im mot!
— Yeux-tu que je te dise toa affaire, là, sans phrase et sans
grimace?
— Oui, di1îe&-moi tout.
— Eh bien ! mon gars, tu ne réussiras point, si tu continues à
vouloir plaire à Impéria. — Et comme, surpris de la pénétration de
l'hercule, je tressaillais eh posant mon verre, il ajouta en attachant
ses yeux pâles et fixes sut les miens : — Ça t' étonne que Moranbois
voie plus clair que les autres? G'es.t commie ça, il voit tout. Tu es
coiffé de cette demoiselle, tu es avec nous pour être auprès d'elle?
C'est une mijaurée difficile et une vraie cabotine, qui ne voit que le
succès. Quand on ne travaille pas pour le seul plaisir de bien faire,
ori^ travaille mal, voilà; et quand on a une femelle dans la trom-
pette, on ne fait que des bêtises. Je t'ai averti, suffit, je n'ai plus
rien à te dire. — Et il me quitta sans me permettre de répliquer.
J'eus le loisir de peser les tristes co^nséquences de ma mésaven-
ture, car je ne fermai pas l'œil de la nuit. Ma défaite prit naturelle-
ment à mes yeïix d^es proportions insensées. L'insomnie est un
56 REVUE DES DEUX MONDES.
verre grossissant qui dessine sur les parois du cerveau des cheveux
à l'état de poutres et des fourmis à l'état d'hippopotames. Je ne
m'assoupissais que pour m'éveiller en sursaut sous une grêle de
pommes qu'un vent d'orage amenait jusque sur mes couvertures.
Parfois il me semblait que dans cette bonne ville d'Orléans, où
certes personne ne songeait à moi, on se promenait une lanterne à
la main dans les rues, et que le but de cette illumination était
pour tous les citadins de s'aborder en disant : Avez-vous remarqué
comme ce jeune acteur a été mauvais dans la comédie?
— Tu n'as pas été mauvais, me dit Léon le lendemain. Tu as
perdu l'occasion d'être bon, voilà tout.
— Mais peut-on être bon dans un rôle nul?
— On peut y être convenable, c'est-à-dire chercher la limite
juste du personnage. Tu as trouvé cette limite à la répétition, pour-
quoi es-tu resté en-deçà?
— J'ai été paralysé.
— C'est un bien petit accident, et ce sera peut-être le seul.
Tâche de ne pas faire comme moi, qui, dès le premier jour, ai
échoué pour ne plus me relever.
— Que me dis-tu là? Si j'avais le quart de ton talent, je me
trouverais bien heureux!
— Mon cher Laurence, je n'ai pas l'ombre de talent. Ne parlons
pas de cela, ça m'attriste et ne remédie à rien.
Comme il paraissait triste en effet, je n'osai insister. Il était de
ceux qui ne veulent pas être consolés; mais dans quelle surprise
me plongeait son découragement! Qu'avait-il donc rêvé, lui qui ne
se contentait pas d'avoir du succès dans tous ses rôles, et qui fai-
sait des passions plus qu'il n'en voulait?
Je demandai là-dessus l'avis de Bellamare. Il réfléchit un peu et
me dit. — Léon parle et pense comme un ambitieux déçu : à l'en-
tendre, on le prendrait souvent pour un ingrat; mais, quand on le
voit agir, on sent la générosité soutenue d'un noble caractère. Je
ne peux donc attribuer son dégoût de la vie qu'à une disposition
maladive de son organisation. S'il était au plus haut de l'échelle, au
sommet de tous les genres de triomphe, il rêverait encore quelque
gloire plus pure, fallût-il, pour la trouver, monter dans la lune;
mais parlons de toi, mon garçon. Tu as été troublé hier soir. Ça
ne fait rien, ça. Il faut rapprendre ta leçon et recommencer de-
main. Tu as cette fois un meilleur rôle dans la seconde pièce, tu
vas prendre ta revanche.
Au lieu de prendre ma revanche, je fus plus froid qu'à mon dé-
but. La même terreur s'empara de moi, bien que je fusse entré en
scène sans émotion apparente. Ma figure, ma personne, soutenaient
le regard sans trouble, et j'avais l'air d'avoir de l'aisance. Aussitôt
PIERRE QUI ROULE. 57
que ma propre voix frappait mon oreille, le vertige tourbillonnait
dans ma tête, je me hâtais de réciter mon rôle comme une corvée
dont il me tardait d'être débarrassé, et je faisais au spectateur
l'effet d'un monsieur suffisant qui dédaigne son auditoire et ne se
donne pas la peine de jouer.
L'émotion de l'acteur prend toutes les formes imaginables pour
trahir sa volonté. Il n'y a pas de fausse apparence qu'elle n'em-
prunte, pas de mensonge qu'elle n'invente pour se déguiser. Ce
qui se produisait en moi était le phénomène le plus douloureux
qui pût m'atteindre, car j'étais sincèrement modeste, désireux de
bien faire, et j'étais comme condamné au masque de l'imperti-
nence. Le fait n'était pas absolument nouveau pour Bellamare, qui
avait vu de tout dans son professorat ambulant; néanmoins je pré-
sentais un cas si tranché qu'il en fut un peu démonté, et je vis
dans son regard expressif plus de compassion que d'espérance.
Pour moi, j'étais si désespéré que mes camarades durent me
consoler. Moranbois lui-même me dit à sa manière quelques pa-
roles encourageantes; mais Impéria ne me disait rien, et là je sen-
tais saigner ma blessure. Elle me parlait à tout autre égard avec
douceur et bienveillance; seulement elle évitait la moindre allusion
à mon désastre, et je ne savais que penser de son appréciation de
mon avenir. Je résolus d'en avoir le cœur net, et je m'enhardis à
rechercher un tête-à-tête avec elle.
L'occasion était bien plus facile à trouver en province qu'à Pa-
ris. Si le sort des mauvaises troupes est misérable et navrant, celui
des troupes seulement passables est très agréable dans la plupart
des villes. Pour celles qui n'ont le théâtre que de temps à autre,
l'arrivée du Roman comique est toujours un événement. Partout
d'ailleurs il y a un certain nombre d'amateurs qui ont la passion,
non pas tant du spectacle que des acteurs. U y a partout un essaim
de fds de famille pour voltiger et faire la roue autour des actrices.
Il y a partout aussi un essaim de jeunes ou vieux lettrés qui ont
en poche des manuscrits inédits, et qui, sans espoir de les faire
jouer, rêvent au moins le plaisir émouvant de les lire à quelques
acteurs. De là des relations dont les intéressés font naturellement
tous les frais, des invitations, des parties de campagne avec chasse,
pèche, dîners et réjouissances, selon le moyen des personnes. Tout
cela est toujours fort gai, grâce à la belle humeur des comédiens,
qui savent se tirer avec esprit des guêpiers littéraires, et à la co-
quetterie des comédiennes, qui savent éviter les pièges de la galan-
terie quand bon leur semble.
Bellamare n'avait aucune répugnance pour ces parties de plaisir;
il était trop connu partout pour être accusé d'exploiter quoi que ce
soit. 11 avait trop de savoir et d'esprit pour ne pas payer largement
58 REVUE DES DEUX MONDES.
son écot, et ses bons conseils valaient bien tous les dîners du
monde. On le savait très paternel avec ses pensionnaires, et il était
rai'e qu'on l'invitât sans nous tous. Régine aimait à bien manger, et
Lucinde à faire de graBdes toilettes ; mais Léon, épris de solittide,
difficile sur le choix de ses relations et d'une fierté chatouilleuse,
refusait presque toujours les invitations. Moranbois, qui était le
plus occupé de la troupe et qui d'ailleurs n'aimait pas à se con-
traindre quand nous allions en bo-nne compagnie, préférait prendre
une heure ou. deux de repos au café avec Purpurino Purpurini, qu'il
accablait d'invectives ellroyables tout en le régalant, et qui le trai-
tait de son côté avec un profond dédain. Ces deux ennejîiis irré-
conciliables ne pouvaient se passetr l'un de l'auÈL'e; on n'a jamais su
pourquoi.
J'avoue qu'en recevant la première invitation collective dont
notre directeur me fît part, je fus un peu surpris et tout prêta
suivre l'exemple de Léon. Je n'avais pas, comni-e lui, les idées et
les mœurs d'un gentilhomme; mais j'avais conservé la fierté du
paysan qui n'aime pas à recevoir €e qu'il ne peut pas rendre. Léon
ne blâmait pas Bellamare d'aimer cette vie joyeuse et facile, puis-
qu'il y portait la flamme de son intelligence et le charme de son
enjouement.; mais il se jugeait maussade, et rien n'était plus fâ-
cheux, selon lui, qu'un parasite de mauvaise humeur.
Je n'avais pas le même motif pour concevoir des scrupules. J'étais
naturellement gai, mais comme artiste je n'avais encore montré
que mes défauts. J'étais peut-être condamné à la nullité, je ne
pouvais donner au pul^lic aucun plaisir, je n'avais aucun droit au
bon accueil qu'on faisait aux autres. La discrétion m'eût donc com-
mandé de m' abstenir ; mais Impéria était de toutes les parties, et
je me décidai à en être, dût ma jBfirté en souffrir. Je vis bien que
Léon me désapprouvait. Je feignis de ne pas m'en apercevoir.
La première partie nous fut offerte par des officiers de la garni-
son, qui se réunirent une demi-douzaine pour nous associer à un
pique-nique projeté entre eux depuis longtemps. Tout était décidé
avec nous, lorsque le plus gradé d'entre eux, le capitaine Vachard,
changea le projet de proimenade en bateau avec dîner sur l'herbe
en celui d'une régate dans les eaux de son frère, M. le baron de
Yachard, qui avait une maison de campagne et un parc arrosé par
un petit bras de la Loire. L'offre ne parut pas beaucoup plaire aux
autres, mais dans le militaire on ne s'amuse pas comme on veut
quand un supérieur est de la fête, et on dut renoncer au pique-
nique pour accepter l'invitation de M. le baron. Il nous fut suggéré
tout bas que le capitaine aimait beaucoup mieux festoyer la cave
et le garde-manger de son frère que d'avoir à payer son écot, et
qu'il ne s'amusait que là où il ne dépensait rien.
PIERRE QUI RODLE. 59
Ces premières notkns qui me furent données sur le caractère du
capitaine m'indisposèrent si fort contre lui que j'ouviis la proposi-
tion de renoncer à la fête. Léon se prononça ti'ès nettement sur le
tort que nous aurions de subir la fantaisie d'un pareil pingre. Im-
péria dit qu'elle ferait ce que BeUamai'e déciderait. Bellamare, qui,
à force de rouler, était devenu un peu léger dans les choses de peu
d'importance, décida qu'on irait aux voix, La majorité se prononça
gaîment poui* la régate dans les eaux du i3aron. On se faisait un
plaisir de railler l'hospitalité offerte, si elle donnait prise à la cri-
tique, et pour piumir le capitaine du ton d'autorité qu'il avait pris
avec ses lieutenans et sous-lieutenans en cette circonstance, les
femmes se promettaient de le mener à la baguette.
Il y avait trois lieues à faii'e en voiture ou à cheval pour se rendre
au château du baron. On procura des chevaux de selle aux dames
qui voulurent montrer leur savoir-faire; ni Bellamare, ni Lambesq,
ne se souciaient d'équitatioa, et on nous amena une voiture dans
laquelle on m'invita à prendre place avec eux et avec Régine. De
cette façon, nos trois jeunes actrices, Impéria, Lucinde et Anna,
étaient accompagnées par les officiers, et nous les suivions comme
de paisibles et confians tuteurs. Il nous sembla que Yachard avait
prémédité cette sortie triomphale d-e la ville, et qu'il s'y était
îéservé le principal rôle, car il se préparait à prendre la tête du
cortège avec Impéria, qui montait très bien et qui se laissait aller
sans réflexion à l'innocent plaisir de manier la jument très douce du
capitaine. Je fis tout haut la remarque que nous allions, le direc-
teur, mes camarades et moi, former une arrière-garde des plus ri-
dicules. Un jeune second comique, appelé Marco, que nous avions
enrôlé depuis quelques jours, et qui était très braque, abonda dans
mon sens et sauta en croupe derrière Lucinde, jurant qu'il n'en des-
cendrait que par la force des baïonnettes, vu que le devoir du ca-
valier était de porter le fantassin en cas d'urgence. Lucinde, dont
cette invasion dérangeait le pompeux équilibre, se fâcha tout rouge,
et Bellamare dut intervenir tout doucement, car il déclarait n'être
pas directeur à la campagne, et cette discussion burlesque se pro-
longeait au grand dépit de Yachard et aux grands éclats de rire de
l'assistance, lorsque j'y coupai court. Yoyanttout le monde en belle
humeur, et avisant le cheval du capitaine qu'un soldat tenait en
main tandis que le capitaine se démenait pour ramener Marco à
une conduite plus convenable, je sautai sur ce cheval de bonne
mine et bien équipé; je lui mis les talons au ventre si lestement que
le soldat abasourdi lâcha les rênes, et je partis comme un trait en
faisant signe à Impéria de me suivre. Elle m'avait compris, elle
m'approuvait, et d'ailleurs sa jument avait coutume de suivre la
monture dont je m'étais emparé. Je ne savais pas monter à cheval
60 REVUE DES DEUX MONDES.
par principes, mais j'avais les jambes nerveuses, le corps souple et
la confiance du paysan. Pour être plus sûr de moi, j'avais relevé
les étriers et je galopais comme au temps où, à travers les prés, je
rasais l'herbe fraîchement coupée, sur le cheval nu, avec une corde
pour tout frein. Impéria, élevée aussi à la campagne et bien dres-
sée à tous les nobles exercices, était une remarquable écuyère. En
un clin d'œil, nous eûmes traversé la grande place du Martroy et
toute la ville d'Orléans, suivis à une notable distance par la caval-
cade, qui riait, criait et applaudissait. Les jeunes officiers étaient
enchantés de mon audace et du tour joué au capitaine. Quant à lui,
il ne riait pas de bon cœur, comme bien vous pensez; mais, pour ne
pas attirer l'attention sur l'incident ridicule qu'il lui fallait subir, il
s'était hâté de monter dans la voiture avec Bellamare et avec Marco,
qui avait renoncé à protéger ces dames en me voyant relever si à
propos l'honneur de notre compagnie. Naturellement le cheval de
la voiture, dont Vachard avait pris les rênes et qu'il cinglait en vain
de coups de fouet, ne pouvait rejoindre les cavaliers. Impéria m'a-
vait prié d'attendre ceux-ci; mais dès qu'ils furent près de nous,
stimulés par leurs encouragemens, nous repartîmes à fond de train,
résolus à ne pas nous laisser dépasser et à ne pas donner au capi-
taine la possibilité de nous rejoindre.
Nous arrivâmes ainsi jusqu'à l'endroit où nous devions quitter les
rives de la Loire pour couper dans les terres, et là nous ne savions
plus le chemin. La course avait donné à ma compagne une anima-
tion que je ne lui avais jamais vue. — Comme vous êtes belle! m'é-
criai-je éperdu, lorsqu'elle s'arrêta pour me demander de quel côté
il fallait nous diriger. Elle avait confiance en moi, vous vous en
souvenez, depuis le jour où j'avais juré de ne pas songer à lui faire
la cour. Elle ne prit donc pas mon exclamation et mon émotion en
mauvaise part. — Je devrais être comme cela sur la scène, n'est-ce
pas? répondit-elle, et non pas froide comme je le suis. Eh bien! je
pourrais en dire autant de vous; malheureusement nous ne pouvons
pas jouer la comédie à cheval.
C'était le moment de l'interroger sur ce qu'elle pensait de moi,
et l'occasion était toute venue. Nos bêtes avaient besoin de souffler;
elles ruisselaient de sueur. Nous leur mîmes la bride sur le cou,
pensant bien qu'elles trouveraient elles-mêmes leur chemin, et
comme nous avions en ce moment de l'avance sur les autres, nous
pûmes échanger quelques paroles.
— Vous prétendez, dis-je à Impéria, que vous êtes froide au
théâtre; c'est pour me consoler d'être glacial?
— Vous êtes glacial, c'est vrai; mais peu importe, si vous n'êtes
pas glacé.
— Je crains bien d'être à jamais l'un et l'autre.
PIERRE QUI ROULE. 61
— Vous ne pouvez pas le savoir.
— Qu'est-ce que vous en pensez, vous?
— Rien encore, c'est trop tôt.
— Et d'ailleurs cela.vous est bien égal?
— Pourquoi me dites- vous cela?
— Il me semblait...
— Pourquoi?
— Vous ne pouvez pas vous intéresser beaucoup à moi.
— Qu'ai-je donc fait pour perdre la confiance que vous m'accor-
diez? Voyons, dites!
— Vous avez l'air de ne plus savoir si j'existe.
— Si j'ai cet air-là, mon air est menteur. Je parle de vous sans
cesse avec Bellamare, et je lui disais hier que je vous aimais et vous
estimais chaque jour davantage.
' — Pourquoi? je vous en prie, dites-moi pourquoi. Je voudrais
tant savoir en quoi je peux mériter votre amitié..', et celle de
M. Bellamare!
— Je peux très bien vous dire pourquoi; vous êtes bon, sincère,
dévoué, intelligent, exempt de vices. Enfin vous valez Léon, et vous
êtes plus vivant, plus aimable et plus sociable.
— Je suis bien heureux alors; mais pourtant si je n'ai jamais de
talent...
— Alors malheureusement vous nous quitterez.
— Pourquoi? Ne pourrais-je pas me rendre utile dans quelque
autre emploi que celui d'amoureux? Bien des gens vivent du théâtre
sans avoir de talent.
— Ils en vivent mal. Il ne faut pas faire un état qu'on n'aime
pas.
— Mais j'aime le théâtre en dépit de ma nullité, et bien d'autres
sont comme moi.
— Alors... allez devant vous, si vous n'êtes pas ambitieux...
— Je ne suis pas ambitieux, je suis... Je ne sais pas trop ce que
je suis.
— Je vais vous le dire. Vous avez des goûts d'artiste, et vous se-
rez artiste probablement, soit que vous réussissiez comme acteur,
soit que vous fassiez autre chose. Vous aimez cette vie insouciante
à force d'être précaire, ces voyages, ces nouvelles figures et ces
nouveaux pays à observer, à goûter ou critiquer; vous aimez sur-
tout ce que j'aime le plus de tout cela, l'association à un groupe,
aimable ou non, mélangé, divertissant ou attendrissant, ou blâmable
et impatientant, la vie à plusieurs enfin! C'est comme la vie de
famille après tout , moins ses chaînes sans terme, ses déchiretnens
profonds et ses horribles responsabilités; mais il me semble qu'a-
vec Bellamare pour directeur on ne peut pas être absolument mal-
62 REVUE DES DEUX MONDES.
heureux, et tout m'amuse ou m'intéresse dans le sort qu'il nous
fait.
— Je pense en tout comme vous. Alors si, manquant à jamais
de talent et de succès, je m'attacha quand même à cette vie insou-
ciante et douce, vous ne me prendrez pas pour un de ces malheu-
reux fous qui s'acharnent à une illusion ridicule? Vous ne me mé-
priserez pas ?
— Non certes, car je suis dans la même situation que vous. Je
poursuis l'essai d'une carrière où je ne suis nullement sûre de réus-
sir, et je sens que j'j^ persisterai d'une façon ou de l'autre, même
si je n'arrive pas à avoir un véritable talent. Que voulez-vous?
c'est coimne cela; quand on a pris goût au théâtre, tout le reste
ennuie.
— Pourtant ce n'est pas votre milieu naturel et final? Vous pou-
vez rencontrer, d'un jour à l'autre, l'occasion de faire ce qu'on ap-
pelle un beau mariage ?
— Je ne veux pas faire un beau mariage !
— Vou5 n'eu voudriez poiu-tant pas faire un qui vous jetterait
dans la misère?
— Non, à cause des enfans qu'on peut avoir, car s'il ne s'agis-
sait que de soi,... pour mon compte, je suis indifférente à toutes
les privations. Avec de l'ordre et du travail, on arrive toujours à
trouver le nécessaire.
— Laissez-moi vous dire que personne ne vous connaît. Tous nos
camarades vous croient prudente, froide et même ambitieuse. Bel-
lamare vous a prédit un grand avenir; on s'imagine que vous sa-
crifierez tout à ce but.
— Si j'y croyais,... peut-être regarderai-je comme un devoir d'y
sacrifier tout; mais j'y crois trop peu pour m'en préoccuper sé-
rieusement. Je fais de mon mieux, j'essaie de comprendre et j'at-
tends.
— Et en attendant vous ne souffrez pas? vous êtes gaie?
— Mais oui, vous voyez !
— C'est que vous êtes sûre de celui qui vous aime...
— Ai-je dit que quelqu'un m'aimait?
— Vous avez dit que vous aimiez quelqu'un.
— Ce n'est pas la même chose.
— Vous aimeriez un ingrat ?
— Il n'est peut-être pas ingrat, supposons qu'il ne se doute pas
de ma préférence.,.
— Alors c'est un aveugle, un imbécile, une vraie brute!
Elle éclata de rire, et sa gaîté me fit bondir de joie. Je m'imagi-
nai qu'elle avait inventé cet amour préservateur des sottes déclara-
tions dans un jour d'ennui ou de crainte, et que son cœur était
PIERRE QUI ROULE. 63
aussi libre que son existence. Elle était assez espiègle pour avoir
improvisé cette malice, car, depuis que nous étions en voyage, elle
avait montré le fond de son caractère, qui était constamment re-
tenu devant les étrangers, mais admirablement enjoué et même ta-
quin avec ses camarades, et, comme elle n'était ni dissimulée ni
habile , elle ne pouvait pas chercher à m'en imposer dans le tête-
à-tête.
— Alors, m'écriai-je, vous vous êtes moquée de nous, vous n'ai-
mez personne?
Elle se retourna comme si elle allait me répondre ; mais, avisant
un cavalier qui avait devancé les autres et qui s'approchait de nous
rapidement, elle pâlit et me dit en me le montrant : — C'est le ca-
pitaine I Il a pris, je pense, le cheval d'un de ses jeunes officiers.
Ils sont donc lâches, ces militaires? Ils n'auront pas osé nous pré-
server de l'abordage!
— Eh bienl quoi, après? que craignez-vous de ce Vachard?
— Je crains... je ne sais pas, une querelle avec vous!
— Devant vous? Je ne lui accorderai pas ce délassement. Fai-
sons-le courir, puisqu'il nous y invite.
— C'est cela, répondit- elle, fuyons!
Nous fû.m€s emportés comme par le vent jusqu'à une vilaine
grande maison sottement peinte en rose, et nos chevaux nous en-
gouffrèrent dans une cour où trois pots de géranium grillé du so-
leil complétaient, avec deux affreux lions de terre cuite, la décora-
tion du manoir.
Ce fut le baron de Yachard en personne qui nous reçut d'un air
stupéfait, mais qui, reconnaissant nos ra^ontures, comprit ou sup-
posa que nous étions au nombre de ses invités. C'était un homme
de quar-ante-cinq ans environ , fort peu plus âgé que son frère le
capitaine, peut-être même étaient-ils jumeaux, je ne m'en souviens
plus. Ils se ressemblaient extraordinairement, la même petite taille
fortement prise, les épaules hautes, le teint coloré, les cheveux
blonds grisonnans et rares, le nez court et comme oublié, les yeux
saillans, les oreilles proéminentes jetées en avant comme celles des
chevaux ombrageux, la mâchoire saillante et très lourde; seule, l'ex-
pression de ces deux figures fondues dans le même moule différait
essentiellement. Celle de l'aîné était douce et stupide, celle du ca-
pitaine stupide et irascible. Les habitudes d'ordre ou d'économie
nous parurent préoccuper autant l'un que l'autre. Ils avaient en
outre une habitude, je devrais dire une infirmité commune, dont
nous ne tardâmes pas à nous apercevoir.
Le baron, ayant remarqué que les chevaux étaient dans un état
épouvantable, donna des ordres pour leur essuyage, sans nous de-
mander si nous n'avions pas chaud ou soif nous-mêmes; puis il
6/i REVUE DES DEUX MONDES.
nous conduisit en silence à un salon très frais et très sombre, et là,
aprè^un certain effort, comme pour rassembler ses idées, il nous
dit d'un air de détresse : — Où est donc mon frèt;e?
— 11 nous suit, répondis-je; il était sur nos talons.
— Ah! fort bien, reprit-il.
Et il attendit que nous fissions les premiers frais de la conversa-
tion; Impéria, par malice, attendit qu'il s'en chargeât, et j'attendis
par curiosité le résultat de cette attente réciproque.
Le baron, qui, soit distraction, soit imbécillité, ne trouvait abso-
lument rien à nous dire, fit, en plissant singulièrement les lèvres,
le tour de l'appartement; on eût dit qu'il sifflait mentalement une
réminiscence musicale. Nous en fûmes assurés quand le son, de-
venu à peu près distinct, nous permit de reconnaître une interpré-
tation sui generis de l'air de bravoure de la Dame Blanche. II
s'aperçut de sa préoccupation et nous regarda , fit un grand effort
pour rompre le silence et nous déclara qu'il faisait beau temps.
Même silence perfide de la part d'Impéria. Il tourna vers moi ses
yeux ronds comme pour m'interroge r. Je détournai les miens pour
savoir comment il sortirait d'embarras. Il en sortit par un temps
d'arrêt devant la porte-fenêtre et par une reprise plus distincte du
sifflotement de la phrase : ah! quel plaisir d'être soldat! avec
l'accompagnement d'un rhythme tambouriné sur la vitre, après
quoi il s'élança dehors sans paraître se souvenir de nous.
Impéria éclata de rire. Je lui poussai le coude, je venais d'aper-
cevoir dans les profondeurs de l'appartement un personnage que la
brusque transition du grand soleil à l'obscurité avait d'abord rendu
invisible pour nous. C'était une grande femme brune et grasse,
jadis belle, M'i« de Sainte-Claire, dont on nous avait parlé, autre-
fois M"« Clara, alors actrice de province jouant les grandes co-
quettes, désormais compagne de M. de Vachard et gouvernante de
sa maison.
— Ne faites pas attention aux manières du baron, dit-elle sans
se déconcerter. Son frère et lui,... enfin ! les deux font la paire. Ce
n'est pas pour être réjouis par sa conversation que vous êtes ve-
nus, n'est-ce pas? c'est pour passer une journée à la campagne. Ce
ne sera pas bien amusant, je vous en avertis. Chez les gens bêtes,
tout est bête; mais le dîner sera soigné, je vous en réponds. Le ba-
ron est sur sa bouche, c'est la seule qualité que je lui connaisse.
Quant à l'autre, il n'a même pas celle-là; mais qu'est-ce que vous
en avez donc fait du plus crétin des Yachard? — Et, sans attendre
aucune réponse, elle nous fit servir des rafraîchissemens et conti-
nua de nous parler sans façon et sans détour devant les servantes.
— Ah çà! mes petits enfans, reprit-elle, qui êtes-vous dans la
troupe de Balandard? Ah! pardon, vous l'appelez Bellamare à pré-
PIERRE QUI ROULE. 65
sent, c'est son nom de théâtre; autrefois il s'appelait Balandarcl, ce
n'était peut-être pas non plus son nom. Nous autres, vous savez, on
a le nom qu'on veut ou qu'on peut! Moi, pour le moment, je suis
une ancienne fille noble qui a eu des malheurs. Vous savez, tou-
jours le même truc! Les Yachard qu'on rencontre sur son cher/iin
n'y croient pas, mais ils aiment à se le persuader, et ils le répètent
à leurs amis et connaissances, ça fait bien ! Il a dû vous parler de
moi, votre directeur? Il m'aimait bien autrefois, du temps que
j'étais une jeune et jolie fille, mince comme vous, ma petite, et
lui... je ne dirai pas mon garçon, qu'il était beau comme vous,
mais il avait la jeunesse, et l'esprit, et un certain charme avec les
femmes. Les adore-t-il toujours toutes à la fois, le vaurien? x^Ia
foi, j'ai été bien jalouse de lui, et je me suis bien vengée; mais
dites-moi donc, petite, ce n'est pas vous celle qu'on dit être ses dé-
lices du moment? la belle Impéria?
Impéria rougit pour la seconde fois. Elle avait déjà eu le sang au
visage quand cette fille lui avait parlé de noblesse d'aventure, elle
se troubla tout à fait en recevant l'insulte en pleine poitrine; mais,
comme j'allais répondre, elle me coupa la parole et répliqua avec
vivacité : — Je ne fais les délices de personne, et je ne sliis pas
belle, comme vous voyez.
— C'est vrai, reprit la Sainte-Claire, vous êtes petite et sans
éclat; mais vous êtes jolie, et puisque vous venez seide avec ce
grand beau garçon que voilà, vous êtes amans, mes tourtereaux,
mariés peut-être? Enfin ce n'est pas vous qui faites pour le quart
d'heure le bonheur de votre directeur et de notre capitaine. Ce beau
Léandre qui vous accompagne ne souffrirait pas tout ça!
— Il y a donc dans notre troupe, demandai-je, une personne que
le capitaine se vante d'avoir charmée?
— Eh bien! la fameuse Impéria, que je brûle de voir!
— Il s'en vante? repris-je tout empourpré de colère pendant que
la pauvre Impéria pâlissait, et me jetait un de ces regards navrés
qui demandent involontairement au premier honnête homme venu
protection ou vengeance.
— Il ne s'en vante peut-être pas, répondit la Sainte-Claire, il le
confie à tout son régiment, et c'est pour répondre à cette confiance
que mon baron, qui n'est pas la libéralité même, s'est fendu au-
jourd'hui d'un grand dîner pour la maîtresse de son frère. Il faut
vous dire que le baron est jaloux de moi, parce que le capitaine
m'en conte aussi. Il est donc charmé quand le capitaine en conte à
d'autres; mais le capitaine a beau se distraire, il en reviendra tou-
jours à moi, qui tiens les cordons de la bourse, vous comprenez?
Impéria passa son bras sous le mien comme pour s'en aller; elle
TOME LXXXII. — 1869. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
était si émue que je crus qu'elle se trouvait mal, et que son nom
m'échappa, La Sainte-Claire, en voyant la bévue qu'elle venait de
faire, peut-être avec intention, n'éprouva aucune confusion, et,
avec l'insouciance des gens mal élevés, se prit à rire aux éclats.
— Allons-nous-en, me dit Impéria en m'emmenant dehors. C'est
une honte pour moi d'être en contact avec de pareilles gens.
— Restons, lui répondis-je. Restez, puisque vous êtes avec moi;
méprisez cette duègne effrontée qui ment peut-être par jalousie, et
voyons si M. le capitaine se vante en effet...
— Je vous entends, Laurence! vous voulez lui donner une leçon.
Je vous le défends, vous n'en avez pas le droit.
— J'en ai le droit et le devoir ; souvenez-vous, vous avez dit au
monde dont vous sortez un éternel adieu. Vous êtes artiste, vous
avez en moi, en chacun de vos camarades, un frère dont l'honneur
répond du vôtre. J'ignore si Lambesq est de mon avis, mais je sais
qu'à ma place Bellamare, Léon, Moranbois lui-même, peut-être
aussi le petit Marco, ne vous laisseraient pas insulter. Si nous étions
des gentilshommes, notre protection pourrait vous compromettre;
mais nous sommes des histrions, et le préjugé ne nous défend pas
d'avoir du cœur.
— Si tous n'en ont pas, répondit-elle, vous êtes de ceux qui en
ont beaucoup, je le sais, et c'est pour cela que je ne veux pas...
— Elle n'en put dire davantage; le capitaine, rouge comme une bet-
terave et ruisselant de sueur, venait à nous avec l'intention évi-
dente de nous reprocher notre équipée. Je fis trois pas à sa ren-
contre et le regardai de façon à le déconcerter, car il bégaya
quelques mots inintelligiiDÎes, fit tomber sa colère sur un géranium
qu'il arracha presque du pot de terre où il languissait, ébaucha un
sourire forcé, plissa les lèvres comme avait fait son frère en nous
accueillant dans son salon et passa outre en sifflotant le même air.
Ils avaient le même tic, et au régiment on les avait baptisés les
frères Fufii.
Impéria se rassura en voyant que le capitaine ne me cherchait
pas querelle et prit le parti de rire de l'aventure. — Vraiment je
suis sotte, me dit-elle ; j'ai encore des pruderies qui ne conviennent
pas à mon état. Je vous jure, Laurence, que je rougis de mon cour-
roux de tout à l'heure. Notre métier est d'amuser les autres, notre
philosophie doit être de nous amuser d'eux quand ils sont ridi-
cules et de ne nous laisser atteindre par rien de blessant, surtout
quand nous valons quelque chose.
Je lui laissai croire que l'incident était clos, et nous courûmes re-
joindre la bande joyeuse, qui déjà s'élançait sur la flotte de M. le
baron. Figurez-vous trois mauvais bachots sur une longue mare sta-
PIERRE QUI ROULE, 67
gnante, et vous verrez d'ici la régate. En un clin d' œil, je vis, moi,
que tous mes camarades avaient de mauvaises intentions et que les
jeunes officiers avaient de coupables espérances, le projet ou le
désir de tous étant de faire prendre un bain au capitaine. Les
femmes nous comprirent et ne voulurent pas monter en barque, ex-
cepté la Sainte-Glaire, qui bondit lourdement et résolument sur la
maîtresse embarcation et prit le gouvernail, tandis que le capitaine
s'emparait des avirons et suppliait Impéria de se fier à lui. Au lieu
d'elle, ce fut moi qui acceptai l'invitation après m'être entendu par
signes avec Marco, qui gouvernait la seconde barque, et Bellamare,
qui se chargeait de la troisième. Bientôt, au lieu d'une régate, un
combat naval fut improvisé, et les deux barques exécutèrent avec
ensemble un furieux abordage contre la nôtre. Il s'agissait de cul-
buter le capitaine dans la confusion de la lutte et au milieu d'un
vacarme épouvantable. Je tenais à m'en charger tout en paraissant
le défendre, puisque je faisais partie de son équipage, et la chose
eût été facile avec ce cavalier à jambes courtes, si la Sainte-Claire,
qui n'était pas dupe et qui faisait contre fortune bon cœur, ne se fût
tournée contre moi en m' appelant traître avec de gros rires et de
gros mots. Elle était forte comme un homme et brave comme une
femme qui se bat. Je la laissai se prononcer contre moi et tenter de
me faire passer par-dessus le bord. Alors je mis en jeu mon adresse
naturelle, car je ne devais pas user de ma force avec une femme, si
peu femme qu'elle fût, et du même croc-en-jaœbes je lançai dans
les eaux vertes de M. le baron son aimable frère et sa vaillante
gouvernante. De là je sautai sur l'autre barque, qui se laissa cap-
turer, et je criai victoire, ce qui fit plus d'honneur que de plaisir à
Vachard barbotant de conserve avec la Sainte-Glaire dans des flots
peu profonds, mais peu limpides.
Ils parurent bien prendre la chose, tout le monde s'y trompa,
excepté moi; on trouva le capitaine meilleur enfant qu'on ne le
supposait, et le dîner fut d'une gaîté bruyante qui ne permit aucune
enquête particulière sur les événemens de la matinée; mais, comme
on passait sous une tonnelle pour prendre le café et fumer, Va-
chard le jeune, s'approchant de moi, me dit à voix basse, d'un ton
sec et net qui contrastait avec son regard aviné : — Vous m'avez
crevé mon cheval et gâté mon uniforme, vous l'avez fait exprès.
— Je l'ai fait exprès, répondis-je tranquillement.
— Il suffit, reprit-il, et il s'éloigna.
Le lendemain , dès l'aurore, je reçus la visite de deux officiers,
amis du capitaine, qui me sommèrent de rétracter la déclaration
que je lui avais faite, ou de lui rendre raison de mes paroles. Je
refusai le premier point, j'acceptai le second, et rendez-vous fut
pris pour le lendemain à la sortie du spectacle, car j'étais néces-
68 REVUE DES DEUX MONDES.
saire à la représentation. Chose bizarre, je ne fus pas ému de ce
premier duel comme je l'ai été plus tard en d'autres rencontres.
Ma cause me paraissait si juste, je haïssais si cordialement l'homme
qui outrageait Impéria et qui avait prétendu la compromettre sous
les yeux de ses camarades! Je me regardais comme le champion
naturel de ia compagnie, et, bien que j'eusse fort peu d'escrime
et que Vachard en eût beaucoup, je ne doutai pas un instant
que la destinée ne fût pour le bon droit et la bonne intention.
— Chose plus étrange encore, je jouai fort bien ce soir-là. J'avais,
il est vrai, un bon rôle que j'avais accepté en tremblant, et que je
remplis à la satisfaction de tous. Je me sentais élevé au-dessus de
moi-même par ma confiance en moi comme homme, et j'oubliai de
douter de moi comme artiste. J'eus même un très beau moment
dans la pièce, et je fus applaudi pour la première et la dernière
fois de ma vie. L'excellent Bellamare m'embrassa en pleurant de
joie sitôt que le rideau fut tombé ; Impéria me serra les mains avec
effusion.
— Allons, belle princesse, dit une voix rauque sortant de der-
rière moi, embrasse-le aussi, si tu as un peu plus de cœur qu'une
cigale.
A cette agréable interpellation de Moranbois, Impéria sourit et
me tendit sa joue en disant : — Si c'est une récompense, qu'il la
prenne !
Je l'embrassai avec trop de trouble pour en ressentir du plaisir;
mon cœur m'étouffait. Moranbois me frappa sur l'épaule en me di-
sant à l'oreille : — Chevalier du beau sexe, on t'attend !
Comment savait-il mon affaire, que j'avais cachée avec le plus
grand soin? Je l'ignore, mais son avertissement me fit bondir de
joie. Mes lèvres venaient de boire le parfum de mon idéal, j'avais
cent coudées de haut, j'eusse terrassé une légion de diables.—
Ami, dis-je à Moranbois, qui m'avait suivi au vestiaire et m'aidait,
contre toute habitude d'obligeance, à m'habiller, tu as été maître
d'armes au régiment, comment s'y prend-on, quand on ne sait
rien, pour désarmer son homme ?
— On s'y prend comme on peut, répondit-il. As- tu du sang-
froid, imbécile?
— Oui.
— £h bien! ne doute de rien, va de l'avant, mon crétin, et tu le
tueras.
Cette prédiction ne fit sur moi aucune impression sinistre.
Avais-je le désir de tuer? Non certes, je suis très humain et
point vindicatif. Je ne voyais pas clair dans le rêve qui me por-
tait. Je voulais vaincre, je ne me croyais pas assez habile pour
choisir le moyen. Je savais mon adversaire redoutable, je ne le re-
PIERRE QUI ROULE. 69
doutais pas, voilà tout ce que je me rappelle de ce drame rapide,
où je me jetais en homme passionné. J'eusse regardé en ce moment
tout scrupule philosophique comme un argument de la peur.
J'avais pris pour témoins Léon et Marco; je tenais à ce que la
partie fût nettement engagée entre militaires et artistes, Vachard
ayant le choix des armes, on se battait à l'épée. Je ne sais ce qui
se passa. Pendant deux ou trois minutes, je vis un scintillement au
bout de mon bras, je sentis une chaleur brûlante à ma poitrine,
comme si mon sang, pressé de me quitter, s'élançait au-devant de
mille pointes d'épée. Je songeais à parer une attaque quand Va-
chard roula sur l'herbe. Il me sembla que mon arme avait traversé
le vide; je cherchais mon adversaire devant moi, et il râlait à mes
pieds.
Je m'étais cru de sang-froid, je m'aperçus que j'étais complète-
ment ivre, et quand j'entendis le chirurgien du régiment dire : —
Il est mort! — je crus qu'il s'agissait de moi, et je m'étonnai de
me sentir debout.
Je compris enfin que je venais de tuer un homme; mais je ne
sentis aucun remords, car il avait eu vis-à-vis de moi quatre-vingt-
dix-neuf chances sur cent, et j'étais blessé au bras. Je ne m'en aper-
çus que quand on me pansa, et dans ce moment je vis la face livide
de Vachard, qui semblait absolument trépassé. J'eus froid par tout
le corps; mais ma pensée ne fonctionna pas.
Il fut très mal, mais il en revint; il n'était pas digne d'une fin
dramatique. Il a perdu son frère et il a épousé la Sainte-Glaire, qui
s'appelle aujourd'hui M'"^ la baronne de Vachard, mais qui ne donne
plus de régates.
Quant à moi, je fus surpris, en quittant le théâtre du duel, de voir
Moranbois à mes côtés. Il m'avait suivi, il avait assisté, sans se
montrer, à l'affaire; il me conduisit sans me rien dire à mon domi-
cile, et, sans me rien dire, il passa la nuit près de moi. Je fus agité,
et je rêvai beaucoup, mais je ne rêvai que de théâtre, nullement de
combat. En me réveillant, je vis l'hercule assoupi sur une chaise der-
rière mes rideaux. Il répondit par une grossièreté à mon remercî-
ment, mais il me serra la main en me disant qu'il était content de
moi.
Ma blessure n'était pas grave, et, malgré la défense du chirur-
gien, dont je n'attendis pas la visite, je courus m'informer de l'état
de ma victime. Il semblait désespéré, mais le soir on était plus
tranquille, et je pus me rendre à la répétition sans montrer d'émo-
tion et sans avoir le bras en écharpe.
Je supposais que personne ne savait rien au théâtre, car dans
la ville rien n'avait encore transpiré; mais Moranbois avait tout
dit à mes camarades, et Bellamare vint à moi les bras ouverts. —
70 REVUE DES DEUX MONDES.
Tu nous as montré hier soir, me dit-il, que tu étais un artiste, mais
nous n'avions pas besoin que tu eusses cette affaire d'honneur pour
savoir que tu étais un homme. Ah çà! ne t'habitue pas à ces dis-
tractions-là ; à présent que tu as du talent, ce serait désagréable
pour moi de voir revenir mon beau jeune premier éborgné ou dis-
loqué. Je mettrai sur ton prochain engagement que je t'interdis le
duel pour cause de service. — En me plaisantant ainsi d'un ton
enjoué, il avait une larme au coin de l'œil. Je vis qu'il m'aimait, et
je l'embrassai tendrement. Impéria m'embrassa aussi en me disant:
— Ne vous habituez pas à cela non plus, et elle ajouta ensuite tout
bas : Laurence, vous êtes bon et brave, mais voilà que tout le
monde ici croit... ce qui n'est pas et ne peut pas être. Soyez déli-
cat aussi, et faites bien comprendre que vous ne songez pas à moi.
— Et que vous importe? lui répondis-je, blessé de sa préoccu-
pation après la crise dont je sortais à peine, et dont les palpitations
secouaient encore ma poitrine. Quand on dirait que je vous aime,
serait-ce un crime de ma part? serait-ce une honte pour vous?
— Non, certes, dit-elle; mais...
— Mais quoi? Votre préféré le trouverait-il mauvais?
— Si j'ai un préféré, il ne s'occupe pas de moi, je vous l'ai dit.
Seulement j'ai accepté votre amitié et ne puis m' engager davantage.
Est-ce que tout va changer entre nous ? Serai-je obligée de me pré-
server, de m'observer, de vous traiter comme un jeune homme avec
qui on compte ses paroles et même ses regards, pour ne pas agir
en coquette ou en folle? Vous savez bien que je veux rester libre,
et que, pour cela, il ne faut pas se laisser aimer. Si vous êtes mon
ami, vous n'engagerez pas une lutte qui m'a toujours effrayée et
mise en fuite. Vous ne voulez pas me gâter un bonheur que j'ai con-
quis avec tant de peine après des chagrins, des malheurs dont vous
n'avez pas l'idée?
J'étais dominé par elle. Je lui jurai que je serais toujours son
fraternel camarade, et qu'elle n'aurait pas à se préserver de mes ob-
sessions. Je ne songeai pas à l'accuser de froideur et d'égoïsme,
bien que la chose eût dû me paraître évidente du moment qu'elle
n'était pas éprise d'un autre, ou qu'elle surmontait cet amour pour
n'en pas subir les conséquences.
Léon était content de moi aussi, et il me le dit avec effusion. Ré-
gine' m'accabla de caresses, Anna se mit à m'admirer comme un
héros, Lambesq me détesta davantage, le petit Marco s'engoua de
moi et se fit mon âme damnée. Purpurin, voulant me témoigner son
estime, m'appela M. de Laurence. Moranbois, tout en continuant
à me brutaliser, cessa de me traiter de paltoquet. L'entourage le
plus infime du théâtre se crut ennobli par ma gloire; en un jour,
j'étais devenu le lion de la troupe.
PIERRE QUI ROULE. 71
Dans la ville, on commença bientôt à parler de l'événement. Le
régiment convint le moins possible de la rude leçon donnée par
un cabotin à un officier. Vachard n'était ni aimé, ni estimé; mais,
quoiqu'au fond on fût pour moi et non pour lui, l'esprit de corps ne
permettait point qu'on me donnât raison, et quelques-uns parlè-
rent d'un coup de tète de ma part, suivi d'un coup de maladroit.
Les civils ne consentaient pas à ce que j'eusse un si petit rôle, et
dans les cafés il y eut des discussions assez aigres à propos de
moi. Le militaire aime le comédien, sans lequel il périrait d'ennui
en garnison, mais il n'aime pas que le pékin se serve bien de l'épée,
tandis que dans le civil on est ravi de voir qu'un pékin de la der-
nière classe, c'est-à-dire un histrion, tienne tête aux capitans.
Dans de plus hautes régions, à la préfecture, chez le général et
dans les salons de la ville, on s'émut, on questionna, on com-
menta; les gens trop comme il faut furent scandalisés de l'ardeur
avec laquelle me prônèrent de jeunes esprits trop avancés; tant il y
a que Bellamare, fin et prudent comme l'expérience, nous rassembla
la veille de la représentation annoncée, et nous dit avec son en-
jouement habituel : — Mes petits enfans, nous avons cueilli dans
cette bonne ville les palmes de la gloire; mais la gloire des armes
nuit à l'artiste, et de plusieurs renseignemens que j'ai fait prendre,
il résulte que nous pourrions bien avoir du bruit demain soir au
parterre et même à l'orchestre. Nous servirons peut-être de pré-
texte à des antipathies ou à des rancunes que nous ignorons, mais
dont l'administration ou l'opinion voudra nous rendre responsa-
bles. Le plus sûr est de coller une bande sur l'affiche et d'aller
retenir notre wagon de seconde classe pour ce soir. Nos personnes
éloignées, notre gloire restera pure des coups de poing qui pour-
raient lutter demain contre les trognons de pommes, car, si l'artiste
a ses séides , le guerrier a aussi les siens. Filons donc , et que les
dieux de l'Olympe, Apollon et iAIars, nous protègent !
— Vive Bellamare, qui a toujours raison! s'écria Marco; mais
aussi vive Laurence, qu'aucun de nous ne désavouera jamais!
— Crions tous vive Laurence ! reprit Bellamare. Il est notre or-
gueil quand même !
— Vous comptiez faire ici de l'argent, lui dis-je, et mes lauriers
vous coûtent peut-être plus cher qu'ils ne valent.
— Mon fils, répondit-il, l'argent vient toujours à qui sait l'at-
tendre, et, ne vînt-il jamais, l'honneur vaut mieux.
Avant de partir, je voulus avoir encore des nouvelles de Vachard,
et je courus chez lui. C'est le baron en personne qui me reçut dans
la salle à manger, où son déjeuner était servi et où, sans me recon-
naître, tant il était distrait, il m'offrit une chaise. Je le remerciai,
et j'allais me retirer lorsqu'il me reconnut. — Ah ! très bien! fit-il;
72 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est VOUS qui... fu... fu... vous qui avez failli tuer mon... fu... fu...
vous en avez du regret... très bien... fii fa.. Une querelle absurde,
bien malheureuse, bien malheureuse! mais qu'y faire? Un mili-
taire... fu... fa... est obligé d'être susceptible, et vous lui aviez
pris sa... fu... fu... sa maîtresse...
Je sentis que le sang me montait à la tête et que j'allais chercher
querelle au baron pour avoir cru et pour persister à croire au men-
songe impudent de son frère. — Comment va-t-il? lui dis-je pré-
cipitamment, je n'ai pas autre chose à entendre; espérez-vous le
sauver ?
— Oui, oui, fu... fu... nous l'espérons.
— Eh bien ! quand il sera guéri, veuillez lui dire que je n'ai pas
voulu quitter le pays sans lui laisser mon adresse pour le cas où il
voudrait recommencer. — Et je lui remis le nom et l'adresse de mon
père, qu'il prit et regarda d'un air stupide en disant : — Recom-
mencer?... mais non!... Pourquoi? recommencer avec qui? Lau-
rence, fu... fu... pépiniériste et maraîcher, ce n'est pas voas?
— C'est mon père !
— Vous n'êtes donc pas gentilhomme? on disait, fu... fu... que
vous étiez de bonne famille !
— Je suis de bonne famille, ne vous déplaise.
— Alors... je ne comprends pas... — Et sa stupéfaction se tra-
duisit par un fredonnement si prolongé que j'en profitai pour sortir
en haussant les épaules.
Je rencontrai devant la porte un des lieutenans, mes complices
de régate, et il me retint à causer de mon duel pendant un quart
d'heure. J'allais le quitter en lui faisant mes adieux, lorsque nous
entendîmes un étrange et mystérieux duo partir de l'appartement
de l'entre-sol, dont les fenêtres étaient ouvertes : c'était le sifïlote-
ment de deux personnes qui semblaient répéter une étude en se
donnant la réplique et en se mettant de temps en temps à l'unis-
son. — Le capitaine est sauvé, me dit le jeune officier; il sifflote
avec son frère, je reconnais son fu fu.
— Comment? vous êtes sûr? Avant-hier, il ne valait pas mieux
que mort, et aujourd'hui il fredonne...
— C'est comme ça. Quand il était aux trois quarts trépassé, il
sifflotait mentalement, j'en suis sûr, et quand il sera vraiment mort,
il sifflotera dans l'éternité.
— Mais, dans l'état où il est, son imbécile de frère, au lieu de
l'exciter, devrait le faire taire...
— Si vous croyez qu'ils savent ce qu'ils font l'un et l'autre vous
leur attribuez plus de raisonnement qu'ils n'en ont jamais eu. Cette
imitation voilée du galoubet ramasseur de bribes musicales leur a
a été donnée par la Providence pour couvrir à leurs propres yeux
PIERRE QUI ROULE, 73
et révéler aux yeux des autres le vide absolu de leurs pensées.
C'est ainsi que je m'éloignai du Vachard transpercé par moi de
part en part, et qui jamais ne m'en a demandé davantage.
Maintenant, monsieur, j'arriverai vite aux principaux incidens
de mon récit, et je passerai sous silence cette foule d'aventures dés-
agréables ou comiques qui se produisent tous les jours dans la vie
des voyageurs, dans celle des comédiens surtout. De tous les no-
mades, nous sommes les plus observateurs et les plus railleurs de
la vie humaine, parce que nous cherchons partout des types à sai-
sir et à outrer. Tout personnage ridicule ou excentrique est un mo-
dèle qui pose pour nous à son insu. Les acteurs comiques ont une
ample et continuelle récolte à faire. Les rôles sérieux, les amoureux
particulièrement, sont moins favorisés. Ils peuvent étudier la te-
nue, l'expression, le costume et l'accent; mais ils ont bien peu l'oc-
casion (s'ils l'ont jamais) de voir agir et d'entendre parler la pas-
sion, qu'ils sont tenus d'exprimer avec charme ou avec énergie. Ils
ont une grâce d'état, c'est qu'ils sont généralement doués de peu
d'intelligence, et qu'ils se contentent d'attitudes et d'intonations
stéréotypées et apprises par cœur. Pour mon malheur, j'avais un
peu de bon sens et de réflexion, et je trouvais que cette façon de
dire comme tous les autres était un escamotage de tout travail sé-
rieux et de toute inspiration vraie. Je disais mon souci à Bellamare.
— Tu as raison, me répondait-il, je ne peux t' apprendre que les
ficelles qui servent à se rattraper quand on n'a pu saisir la corde.
Chacun doit exprimer selon sa propre nature, et les grands artistes
sont ceux qui puisent tout en eux-mêmes. Connais-toi, essaie-toi
et risque -toi.
Je lis de vains efforts. J'étais rempli de passion, je ne pouvais
pas plus l'exprimer au théâtre que dans la vie réelle. Cette néces-
sité de cacher mon amour à celle qui l'inspirait fut peut-être un
trop grand effort de ma volonté, un trop grand sacrifice de moi-
même. Je ne pus trouver dans la fiction l'accent qui manquait à
mon émotion intime. A Beaugency, où je fis mon second essai, je
ne retrouvai pas le souffle qui m'avait animé à Orléans le jour de
mon duel. Je fus, au dire de mes camarades, très bien, c'est-à-dire,
selon moi, parfaitement médiocre. J'avais fait un progrès cepen-
dant: je m'étais délivré de l'air impertinent ou ennuyé. J'agissais
convenablement; si mon rôle avait une nuance de timidité, je la
rendais au naturel; enfin j'avais trouvé Vair qui convenait à mon
âge et à mon emploi. J'étais devenu supportable, mais je devais
rester insignifiant, et le pire de l'affaire, c'est que Bellamare s'en
contentait, et que tous mes camarades en prenaient leur parti. Ils
m'aimaient; ils s'étaient mis à m'aimer trop, à ne me demander que
de rester avec eux, et à ne plus voir mes défauts.
74 REVUE DES DEUX MONDES.
C'était aussi la disposition d'esprit d'Impéria. J'étais trop beau,
disait-elle, pour déplaire au public. J'étais trop bon et trop ai-
mable pour que la troupe pût se passer de moi.
Quant au présent, mon but était rempli. Je n'avais aspiré qu'à
vivre auprès d'elle sans lui déplaire; mais quant à l'avenir, je ne
voyais nullement poindre la fortune ou la renommée qui m'eût
permis d'aspirer à être son appui, et il me fallait vivre au jour le
jour, très gai, très gâté, très heureux, et au fond très désespéré.
C'est en quittant Beaugency que m'arriva une aventure bien
romanesque et qui a laissé sa trace dans ma vie. Je peux vous la
raconter sans compromettre personne, comme vous allez voir.
Nous devions nous rendre à Tours sans nous arrêter à Blois,
qu'exploitait en ce moment une autre troupe. Léon demanda à
Bellamare s'il lui était indifférent de le laisser dans cette ville jus-
qu'au surlendemain. Il avait là un ami qui le pressait de s'arrêter
chez lui vingt-quatre heures. Bellamare lui répondit qu'il n'avait
rien à refuser à un pensionnaire si dévoué, et que d'ailleurs il
comptait s'arrêter aussi à Blois. Impéria demandait à passer la nuit
à l'hôtel pour soigner Anna, qui s'était trouvée assez sérieusement
indisposée en sortant de Beaugency, et qui avait besoin d'un peu de
repos. — Le reste de la troupe continua de rouler sur la route de
Tours sous la conduite de Moranbois. Bellamare s'installa avec les
deux jeunes actrices dans un hôtel de la ville basse, et Léon m'en-
gagea à prendre gîte avec lui chez son ami, qui se ferait un plai-
sir de me connaître et de m'héberger. J'acceptai à la condition que
j'irais après le spectacle, et qu'il me présenterait seulement le len-
demain matin à son ami; Bellamare m'avait donné aussi congé pour
vingt-quatre heures. — Ne te gêne pas, me dit Léon; mon ami est
garçon, et tu seras chez lui parfaitement libre. A quelque heure de
la nuit que tu te présentes avec ta valise, la concierge t'ouvrira et te
conduira à ta chambre. Je vais avertir, et on comptera sur toi sans
t'attendre. — Il me donna l'adresse et quelques indications, après
quoi il me quitta. J'étais curieux de voir jouer la troupe qui tenait
la ville et de savoir si les autres amoureux de province étaient
plus ou moins mauvais que moi. Ils étaient plus mauvais, ce qui ne
me consola guère. Pendant la représentation, un orage effroyable
creva sur la ville, et il pleuvait encore à torrens quand on sortit du
spectacle dans un grand tumulte de voitures et de parapluies.
J'avais rencontré, aux abords du théâtre, un jeune artiste que
j'avais un peu connu à Paris, et qui m'emmena au café voisin pour
attendre la fin de l'averse. Il m'offrit même départager sa chambre,
qui était tout près du théâtre, et voulut me dissuader d'aller cher-
cher mon gîte dans la vieille ville, au revers de la colline, dans des
quartiers perdus, disait-il, et où il me serait très difficile de me di-
PIERRE QUI ROULE. 75
riger. Je craignis que, malgré sa promesse, Léon n'eût pris la peine
de m'attendre, et sitôt que le ciel fut un peu éclairci, je me.lançai à
la recherche du n° 23 de la rue indiquée, dont je vous demande
la permission de ne pas me rappeler le nom.
11 me fallut en effet chercher beaucoup, monter je ne sais com-
bien d'escaliers à pic, en descendre plusieurs, et m'orienter au
hasard dans des rues pittoresques, étroites, sombres et complète-
ment désertes. L'horloge d'une vieille église sonnait une heure du
matin quand je m'assurai enfin que j'étais dans la rue tant cher-
chée devant la porte du n° 23, vaguement éclairée par la lune.
Était-ce bien 23? n'était-ce pas 25? J'allais sonner quand un gui-
chet s'ouvrit comme si l'on m'eût entendu venir; on me regarda,
la porLe s'ouvrit aussi, et une vieille servante, dont je ne vis même
pas la figure, me demanda à voix basse : Est-ce vous? — C'est
moi à coup sûr, répondis- je, l'ami que l'on attend... — Chut, chut !
reprit-elle; suivez-moi.
Je pensai que tout le monde dormait, ou qu'il y avait quelqu'un
de malade dans la maison, et je suivis mon introductrice sur la pointe
du pied. Elle avait des chaussons de lisière et marchait comme un
fantôme, la face voilée par ses coiffes blanches. Je montai derrière
elle la vis d'un escalier de la renaissance faiblement éclairé par
une veilleuse, mais qui me parut d'un travail exquis. J'étais dans
un de ces vieux hôtels si bien conservés qui font l'intérêt et l'or-
nement des villes de province, de Blois en particulier. Au premier
étage, la vieille s'arrêta, ouvrit une porte à serrure délicatement
ouvragée et me dit : — Entrez, et surtout ne sortez pas!
— Jamais? lui dis-je en riant.
— Chut! chut! reprit- elle d'un ton craintif et en mettant un
doigt sur ses lèvres. Je vis alors sa figure austère et pâle qui me
parut fantastique, et qui s'effaça dans l'ombre de l'escalier comme
un rêve.
Évidemment, pensais-je, il y a dans ce charmant manoir une
personne à l'agonie. Ce ne sera pas gai, mais peut-être serai -je
de quelque ressource à Léon dans ce moment pénible, — et je pé-
nétrai dans un appartement délicieux de formes, de sculptures et
d'ameublement. Je comptais y trouver Léon. Je traversai sans bruit
une antichambre qui précédait un charmant petit salon ou plutôt
un boudoir, où il y avait du feu, précaution agréable par ce temps
d'orage qui m'avait mouillé et glacé; des bougies brûlaient dans
les candélabres, deux grands fauteuils d'un travail rare occupaient
les angles de cette cheminée, mais leurs coussins de gros de Tours,
frais et rebondis, n'annonçaient pas qu'on s'y fût assis récemment.
Le riche mobilier, rangé avec un soin minutieux, avait l'aspect des
habitations inoccupées depuis longtemps. Le lustre faisait scintiller
76 REVDE DES DEUX MONDES.
discrètement ses cristaux sous une enveloppe de gaze argentine;
les dossiers et manchettes de guipure des fauteuils étaient d'un
blanc et d'un raide irréprochables. Deux jolies armoires à glace
contenant l'une des chinoiseries, l'autre des figurines de vieux
Saxe, étaient fermées à clé. Il y avait une table à ouvrage indi-
quant le passage ou le séjour d'une femme; mais ce meuble était
vide, et pas un brin de fil ou de soie n'était resté attaché à sa dou-
blure de velours.
Au fond du boudoir, je vis une portière en tapisserie qui faisait
face à la cheminée et que je soulevai avec précaution. Rien qu'obs-
curité et silence. Je pris une bougie, et je pénétrai dans la plus dé-
licieuse chambre à coucher que j'eusse jamais vue. Elle était bleue,
toute tendue de damas de soie couleur du ciel avec des torsades
de soie blanche. Un lit, blanc et or, à baldaquin frangé, avec
d'amples rideaux de même couleur et de même étoffe que la ten-
ture, occupait comme un monument presque tout un côté de la
chambre, qui n'était pas grande, mais qui était très élevée. En face
du lit, une cheminée de marbre blanc, à reliefs de cuivre doré, por-
tait une pendule Louis XVI d'une rare élégance, des flambeaux à trois
branches, blanc et or comme la pendule, et deux amours de marbre
blanc qui devaient être l'œuvre d'un maître savant et maniéré. Une
commode, un secrétaire et des étagères de bois de rose avec mé-
daillons de vieux sèvres, une petite causeuse de satin de Chine,
deux ou trois fauteuils merveilleusement brodés à la main, un tapis
rouge-brun, semé de délicats ramages bleus, une glace de Venise
dans son cadre de fleurs diamantées, deux grands pastels repré-
sentant de belles dames très décolletées et qui avaient le droit de
l'être; que sais-je encore? des riens exquis posés sur toutes les ta-
blettes, tout signalait la chambre à coucher d'une femme riche et
artiste, délicate et recherchée, — voluptueuse peut-être.
Quand j'eus fait l'inventaire de cet asile trop comfortable, je me
demandai si c'était à moi qu'il était destiné et si la vieille gouver-
nante n'avait pas fait un quiproquo monstrueux en m'y introduisant
à la place de quelque marquise. Puis je me rappelai que Léon avait
des parens riches, qu'il avait vécu dans le monde, qu'il avait eu
des amis de higli life, et que, celui dont je recevais l'hospitalité
étant garçon et indépendant, il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il
eût meublé dans sa riche maison un bel appartement à l'usage de
quelque folle maîtresse ou de quelque personne plus haut placée,
qui venait quelquefois en rendez-vous mystérieux chez lui.
Mais pourquoi diable en faisait- on les honneurs à un pauvre ca-
botin mouillé et crotté qui se fîit contenté d'un lit de sangle dans
une mansarde sans déroger à ses habitudes ? — Cela me semblait
d'une magnificence ironique. jN'avait-on pas de plus modeste loge-
PIERRE QUI ROULE. 77
ment à oiïrir à un modeste passant dans cette maison princière ?
Était-ce là la chambre d'amis? En ce cas, Léon devait y être, et je
me mis à chercher une seconde chambre à coucher sous la même cié.
Il n'y en avait pas. Je pris le parti de m'installer gaîment, sauf à
découvrir le lendemain que la gouvernante avait perdu l'esprit.
C'était son aflaire et non la mienne; j'étais las, j'avais froid, ma
petite blessure me faisait un peu souffrir, et, le premier étonnemeut
faisant place au besoin de repos et de sommeil, je m'assis sur la
causeuse, je jetai une allumette dans l'édifice de fagots dressé dans
la cheminée, et je commençai à me débarrasser de ma chaussure,
dont je rougissais de promener l'empreinte blanchâtre sur le tapis.
En regardant l'image du lit dans la glace de Venise penchée de-
vant moi, je remarquai que la courte-pointe de soie n'avait pas été
enlevée, et que rien n'annonçait que ce beau lit ne fût pas un
meuble de parade. J'allai soulever les plis du damas, et je vis qu'il
n'y avait ni draps ni couvertures sur les matelas de satin blanc.
Ceci me donna derechef à réfléchir. Évidemment on ne m'avait pas
destiné ce gîte luxueux, ou bien il y avait quelque part un lit plus
modeste à la portée des simples mortels. Je le cherchai vainement.
Rien dans les cabinets de toilette, aucune alcôve cachée dans la
muraille; rien pour s'étendre, à moins que l'occupant normal de
la chambre bleue ne fût une toute petite dame capable de se blot-
tir dans la causeuse de satin de Chine. Pour moi, qui avais déjà
mes cinq pieds cinq pouces de stature, il n'y avait point d'espoir
d'en venir à bout, et je me résignai d'abord à dormir assis; mais
au bout de cinq minutes j'eus trop chaud, et je m'étendis au milieu
de la chambre sur le tapis; cinq minutes plus tard, j'avais trop
froid. Décidément mon égratignure me donnait un peu de fièvre;
je trouvai que l'hospitalité offerte par Léon était une mauvaise
plaisanterie, et la défense de sortir de l'appartement me parut ètrâ
le cachet transparent d'une mystification. Pourtant Léon n'était
pas facétieux. Un silence absolu régnait dans la maison, à ce point
qu'on l'eût crue déserte. Même silence dans la rue. La lune éclai-
rait maintenant en plein cette voie en pente, qui descendait en
lacets bordés de murs surmontés d'arbres touffus. Les jardins
étaient interrompus çà et là par des maisons que la pente faisait
paraître de plus en plus petites; hôtels anciens ou villas modernes,
il n'y avait pas moyen dans la nuit de distinguer la différence,
notre siècle n'ayant pas inventé une architecture qui le caractérise.
Je n'osai ouvrir la fenêtre, je pouvais toujours supposer qu'il y
avait un précieux sommeil de malade à respecter; mais je voyais
très bien à travers les vitres bleues, et le tableau que je contem-
plais en recevait un éclat fantastique comme celui d'un clair de
78 REVUE DES DEUX MONDES.
lune d'opéra. 11 n'y avait pas de contrevens, les fenêtres renaissance
étant à croisillons prismatiques. Les tilleuls en fleur élevaient
leurs grosses têtes rondes sur le mur d'en face; un peu plus loin,
des pilastres soutenaient sur une terrasse un berceau de vigne; à
droite, une petite fabrique qui pouvait être la loge d'un concierge
ressemblait à un tombeau antique. Je ne sais pourquoi cette rue
vide et muette avec ses constructions basses, ses formes élégantes
et sa végétation alignée me firent songer à ce que devait être jadis
un faubourg de Pompéi ou un quartier de Tusculum vu au crépus-
cule du matin. L'horloge lointaine sonnant la demie après une heure,
je pris le parti de me rouler dans ma couverture de voyage et de
m' étendre sur les matelas de satin en ramenant sur moi la vaste
courte-pointe de damas bleu, moyennant quoi je me trouvai déli-
cieusement couché, et tombai promptement dans cette agréable di-
vagation qui précède un doux sommeil.
C'était la première fois de ma vie que je m'étendais sur une
couche aussi riche et aussi moelleuse , ce serait probablement la
dernière, je n'étais pas fâché de savourer le parfum de cette ri-
chesse élégante et de haut goût. Le fagot continuait à pétiller et à
jeter de grandes ondes de flamme sur les tableaux, sur les meubles
et sur le plafond, qui était peint en nuages clairs sur fond de ciel
rosé. Peu à peu le feu pâlit et revêtit l'ensemble d'un ton lumineux
et doux qui devait ressembler à la fameuse grotte d'azur. Je me de-
mandai si j'étais tellement bien que la possession d'une telle habi-
tude pût devenir mon rêve. Je me rappelai la ferme où j'avais été
élevé, la grande chambre de famille à plafond de solives brutes,
d'où pendaient des grappes d'oignons dorés et de tomates ver-
meilles en guise de lustres, les murailles chargées de casseroles et
de bassines au ventre de cuivre étincelant, les bruits qui traver-
saient mon premier somme, les enfans qu'on berçait, les chiens qui
aboyaient dans la cour quand les bœufs s'agitaient dans l'étable, ou
quand passait au loin le roulier dont le gros char écrasait les cail-
loux en cadence, et dont les chevaux marchant d'un pas égal fai-
saient chanter aux grelots de leurs colliers do, fa, do, ré, mi, do. —
Je revis ma mère et les trois pauvres enfans plus jeunes que moi,
morts dans la même année. Mon père, encore jeune, me couchant
pendant que ma mère allaitait le dernier-né, et ramenant sur ma
figure le gros drap de toile de chanvre qui devait préserver mon ré-
veil des mouches, plus matinales que moi.
Ici, pensais-je, il n'y a pas de mouches, mais il n'y a pas de
draps, et je me demandai naïvement si c'était la coutume des grands
seigneurs de s'en passer. A toutes les questions que je m'adressais,
je sentis l'engourdissement du sommeil qui répondait avec sa su-
PIERRE QUI ROULE. 79
prême insouciance : qu'importe? Un son clairet argentin m'éveilla,
c'était la voix du rossignol logé en face dans les jardins, qui péné-
trait jusqu'à moi à travers les vitres et les rideaux avec un mince
rayon de lune. Je me dis que l'oiseau, artiste éloquent sans se don-
ner de peine et sans craindre de fiasco, amoureux satisfait et pro-
tecteur accepté, était, sur sa branche, beaucoup plus heureux que
moi sur le duvet et le satin, et je me rendormis profondément, si
profondément que je n'entendis pas entrer dans la pièce voisine, et
ne fus réveillé que par un hrmt de pincettes qui tisonnaient le feu
du salon.
Je ne sais quelle subite lucidité m'empêcha de crier : Léon, est-ce
toi? Avais-je dormi longtemps? Le feu de ma cheminée était con-
sumé, la lune était arrivée en face de la fenêtre, dont j'avais laissé
un des rideaux un peu relevé. Je mis les pieds à terre et mar-
chai sans bruit jusqu'à la portière de la tapisserie qui me sépa-
rait du boudoir, et que j'entr'ouvris de la largeur d'un cheveu pour
regarder avec précaution. Ce que j'avais prévu se réalisait. Une
femme élégante, richement vêtue de noir et voilée de dentelle, pre-
nait possession de l'appartement. Était-ce la marquise de mon com-
mentaire? Il m'était impossible de voir son visage, qui était tourné
du côté de la cheminée et que ne me renvoyait pas la glace, placée
très haut, conformément au style du local; mais à travers la den-
telle noire je distinguais une splendide chevelure blonde et un cou
magnifique. La taille était souple, élancée sans être frêle, les mou-
vemens sûrs, jeunes et gracieux. Je vis tout cela, car elle éleva les
bras pour éteindre les bougies des candélabres qui brûlaient en-
core, elle éloigna de la cheminée un des fauteuils, rapprocha l'autre
et mit un coussin sous ses pieds. Elle ne fut plus éclairée que par
une bougie ombragée d'un petit chapiteau bleu, s'assit dans une
attitude brisée et disparut dans le grand fauteuil, ne laissant voir
que la silhouette de son pied charmant devant la flamme. Un pe-
tit sac de cuir de Russie et un grand surtout de voyage en étoffe
anglaise imperméable étaient posés sur le guéridon. Aucun autre
paquet, pas de femme de chambre, aucune personne de la maison
s' occupant de la recevoir. Évidemment c'était une amie intime avec
qui l'on ne se gênait point, à qui l'on avait dit comme à moi : Ar-
rivez quand vous voudrez, vous ne dérangerez personne, et per-
sonne ne se dérangera. — Quelque proche parente du maître, une
sœur peut-être? — Une maîtresse, certainement non, il ne l'eût
pas laissée seule.
Quoi qu'il en fût, elle était là, elle avait froid, elle faisait comme
moi, elle se chauffait avant de chercher à se coucher. Que pense-
rait-elle de ce lit sans draps et sans couvertures qui m'avait tant
80 REVUE DES DEUX MONDES. '
intrigué? Cela ne me regardait pas; mais ce qui me causa une bien
grave perplexité, c'est l'autre surprise qui l'attendait, celle de trou-
ver un premier occupant dans cette chambre bleue sur laquelle elle
paraissait compter aveuglément, puisqu'elle ne se donnait pas,
comme moi, la peine de l'explorer d'avance.
On ne pense pas à profiter d'une situation pareille quand on a
vingt ans et qu'on porte en soi toutes les pudeurs et toutes les ti-
midités d'un amour idéal. Je ne sentis que l'effroi de la scène qui
allait se passer, les cris de la femme croyant à un guet-apens, le
ridicule de mon apparente audace, le réveil de mes hôtes accourant
au bruit, les rires ou les reproches, que sais-je? Une situation ab-
surde pour moi, pénible pour la femme, embarrassante pour le
maître de la maison. En un instant, je roulai dans ma tête pleine
de vertiges tous les moyens de sortir de là sans éclat; me sauver
par la fenêtre, c'était périlleux, mais possible ; seulement il fallait
l'ouvrir, cette fenêtre, et la dame crierait au voleur. Ce serait bien
pis si je me cachais sous le lit ou dans les rideaux. J'avais eu le
loisir de m'assurer qu'il n'y avait point d'issue au cabinet de toi-
lette. Il n'y avait qu'un parti à prendre, qui était de me montrer
tout de suite et de tout expliquer du premier mot, en me hâtant de
céder la place. C'est ce que j'allais faire, et je m'y préparais quand
la dame tressaillit à un bruit de pas qui venait de l'antichambre et
courut à la rencontre d'un nouvel arrivant. Je profitai de cette di-
version pour aller remettre le lit en ordre, pour prendre mon sac
et ma couverture et pour me rechausser, afin de n'être pas sur-
pris en flagrant délit d'usurpation de domicile.
Je n'avais pas encore fini ces préparatifs rapides, et j'étais encore
assis sur la causeuse, tirant mes bottines d'une main convulsive,
lorsque j'entendis résonner dans le boudoir une voix trop particu-
lière pour me laisser un instant de doute : c'était la voix de Bella-
mare. Tout en compliquant le problème, cette circonstance inat-
tendue me rassura. La dame, ne se trouvant plus en tête-à-tête
avec moi, n'aurait pas peur, et de mon côté je savais que Bella-
mare expliquerait ma présence si vite et si bien qu'il n'y aurait pas
un moment de doute sur la pureté de mes intentions. Qui sait d'ail-
leurs si cette personne avait le projet de rester et s'il ne s'agis-
sait pas d'un rendez-vous d'affaires? Les choses de théâtre sont
parfois soumises à des précautions fort secrètes. Je résolus d'at-
tendre la fin de l'ouverture et de ne point écouter; mais le silence
était si profond autour de nous et le boudoir boisé si sonore qu'en
dépit du s-oin que prit la dame de prononcer sans faire entendre le
timbre de sa voix, il me fut impossible de perdre un mot du dia-
logue que je vais essayer de vous dire mot pour mot.
PIERRE QUI ROULE. 81
— On VOUS a ouvert la porte sans vous faire attendre, n'est-ce
pas, monsieur Bellamare?
— Et sans m'intenoger, oui, madame, en me recommandant de
ne pas faire de bruit.
— Oui, à cause de la maison voisine, le n" 23, qui est habité en
ce moment.
— Je le sais. Deux de mes artistes y sont descendus.
— Deux? Ah! mon Dieu! qui?
— Je présume qae vous ne les connaissez ni l'un ni l'autre?
— Je les connais tous. J'ai suivi vos représentations à Orléans et
à Beaugency. Est-ce que... M. Léon...
— Oui, madame, Léon et Laurence.
— Quel singulier hasard! Me voilà tellement troublée,... je ne
sais plus si j'aurai le courage de vous dire... Mon Dieu! que ma
conduite doit vous sembler extraordinaire! quelle opinion vous
devez avoir de moi !
— Je suis un homme qui a tant vu de choses extraordinaires
qu'il ne s'étonne plus de rien, et quant à mon opinion elle ne doit
pas vous inquiéter. Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, je ne
sais ni votre nom, ni votre condition, ni votre pays, ni votre de-
meure, puisque vous n'êtes point ici chez vous, ni votre âge, ni
votre figure, puisque vous me la cachez sous un voile. Vous m'avez
écrit que je pouvais vous rendre le repos ou vous donner le bon-
heur. J'ai fort bien compris qu'il s'agissait d'une affaire de cœur,
et je n'ai pas supposé un instant que vous fussiez éprise de mes
quarante ans et de ma figure tannée. Votre lettre était pressante
et charmante. Je suis humain et obligeant, je suis venu. Vous m'a-
vez demandé le secret, je me fais un devoir de justifier votre con-
fiance. Me voici donc à vos ordres, parlez, allez au fait sans crainte.
Les nuits sont courtes en cette saison, ne perdez pas de temps,
si vous craignez qu'on vous voie sortir d'ici.
— Vous me paraissez si bon, et je vous sais si délicat que j'aurai
du courage. J'aime un jeune homme qui fait partie de votre troupe.
— Laurence ou Léon ?
— Laurence.
— 11 mérite qu'on l'aime, c'est un brave et digne garçon.
— Je le sais, j'ai pris sur lui comme sur vous tous les renseigne-
mens possibles. Je l'ai vu débuter; il m'a plu. Il n'a pas beaucoup
montré son talent ce soir-là, il était troublé. Sa figure m'a été sym-
pathique, sa voix m'a été au cœur. Un autre soir je l'ai revu, il a
été admirable, il m'a fait trembler et pleurer. J'ai senti que je l'ai-
mais follement; mais jamais ce secret ne fût sorti de mon cœur
sans les événemens qui ont suivi cette représentation.
TOME LXXXII. — 1869. G
82 REVUE DES DEUX MONDES.
— Le duel avec le capitaine Vachard?
— Précisément. Je connais ce Vachard, il a voulu me faire la
cour, je l'ai mal reçu, il me déplaisait souverainement. Blessé de la
brusquerie de mon refus, il m'a calomniée. C'est son habitude,
c'est un malhonnête homme. 11 m'était donc devenu odieux, bien
qu'il ne m'eût fait aucun tort. Ma vie est sans reproche, je pourrais
même dire sans émotion, et pas une des personnes qui me connais-
sent n'a cru à ses mensonges; mais les hommes d'à présent n'ont
pas l'instinct chevaleresque, et il ne s'en est pas trouvé un seul,
parmi ceux qui étaient mes défenseurs naturels, qui ait osé dire à
cet homme d'épée : Vous en avez menti. Il a fallu qu'à propos d'une
autre femme un comédien, un tout jeune homme, lui donnât la
leçon qu'il méritait. J'ai été dès ce moment résolue à ne plus com-
battre la passion que l'artiste m'avait inspirée et à faire sa fortune
et son bonheur... s'il y consent...
— Diable ! fortune et bonheur ; quand on peut allier ces deux ex-
trêmes, on consent toujours!
— Attendez ! ce n'est pas pour moi qu'il s'est battu. Je me suis
informée de tous les détails; c'est pour une camarade, c'est pour
cette charmante Impéria dont je serais amoureux, si j'étais homme,
et que j'ai applaudie depuis quand même et de tout mon cœur. Je
suis bonne et je sais être juste. Si ces jeunes gens s'aiment, ce qui
est bien possible et bien naturel à supposer, gardez-moi le secret,
je ne vous ai rien dit, et moi je me résignerai, je me vaincrai : je
n'aurai rien espéré, rien senti; mais si, comme quelques-uns le
disent, il n'y a absolument rien entre eux, si Laurence a voulu seu-
lement faire respecter en lui la dignité de l'artiste, vous qui devez
savoir la vérité, vous dont le caractère et la réputation sont du plus
grand poids à mes yeux, vous me rassurerez, et vous m'aiderez à
me faire connaître.
— La dernière version est la vraie. Impéria est une personne
parfaitement pure, et même assez farouche. Elle a confiance en
moi comme si j'étais son père. Si Laurence lui eût parlé d'amour
et qu'elle l'eût aimé, elle m'eût pris pour confident et pour con-
seil. S'il lui eût parlé d'amour et qu'elle n'y eût pas répondu, elle
me l'eût peut-être caché ; mais elle l'eût traité avec froideur et
méfiance, tandis que je vois régner entre eux une amitié paisible et
enjouée.
— Vous êtes sûr alors qu'il n'est pas épris d'elle?
— Je crois en être sûr. Je peux m'en assurer en l'observant sans
rien dire, ou en l'interrogeant de votre part.
— De ma part? Oh ! non certes, pas encore! Il faut d'abord que
vous me connaissiez. — J'ai vingt-quatre ans, je suis fille d'un ar-
PIERRE QUI ROULE. 83
tiste qui m'a laissé quelque fortune, j'ai épousé un homme titré
qui n'avait rien, qui ne m'a pas rendue lieureuse et qui m'a laissée
veuve à dix-neuf ans. J'ai été rejoindre mon père, qui est mort aussi
l'an dernier, me laissant seule au monde, et depuis lors j'ai vécu
dans la retraite. Je suis encore en deuil. J'adorais mon père, j'ai
juré que, si je me remariais, j'épouserais un artiste, et que je ne
me marierais que par amour. J'ai ce droit-là; j'en ai le moyen,
comme on dit vulgairement; j'ai vingt mille livres de rente, une
maison, et tout le bien-être élégant que mon père avait su se créer.
Mon mari n'a pas eu le temps de manger ma dot. Je peux donc
choisir, et j'ai choisi. C'est à vous de savoir si je suis digne d'être
heureuse et capable d'être aimée. Informez-vous, voici sur cette
carte mon nom et mon adresse. Je ne crains aucune enquête.
Quant à ma personne, il faut que vous la jugiez aussi; j'ôte mon
voile.
A ce mot, sans songer à ma situation, je m'élançai de la cau-
seuse, qui gémit faiblement et qui eût trahi ma présence, si une
vive exclamation de Bellamare n'eût couvert ce léger bruit.
— Ah! madame la comtesse, s'écriait- il après avoir probable-
ment jeté les yeux sur la carte, vous êtes aussi belle que Laurence
est beau, et vous auriez grand tort de douter de votre toute-puis-
sance.
J'étais derrière la portière, j'essayai de l'entrouvrir encore, ma
main tremblait; quand j'eus réussi à risquer un œil, il était trop
tard, le damné voile noir, cruellement opaque, était retombé sur le
visage et sur le buste de ma Galatée. Je restai là, n'osant plus re-
garder, car si elle me tournait le dos, Bellamare, placé dans le coin
vis-à-vis d'elle, était orienté de façon à voir remuer la tapisserie.
J'écoutai, debout et pétrifié, la suite du dialogue.
— Je suis contente que ma figure vous plaise , monsieur Bella-
mare; vous lui direz, quand il en sera temps, que je ne suis pas
laide.
— Ah ! fichtre, reprit naïvement Bellamare, sachant bien que l'ex-
pression spontanée de la conviction ne blesse jamais une femme,
vous êtes belle à rendre fou! Allons! je ferai ce que vous voudrez.
Je m'informerai prudemment.
— Oui, très prudemment, mais très consciencieusement, je
l'exige, et quand vous serez bien sûr que je suis une personne sé-
rieuse qui, après beaucoup d'ennui, de raison et de vertu, a donné
accès dans son cœur et dans sa tête à un sentiment vif et à une
noble folie, vous m'aiderez à faire accepter ma main à celui que
j'ai choisi pour époux.
— Vous savez que Laurence a tout au plus vingt et un ans?
8A REVUE DES DEUX MONDES,
— Je le sais.
— Que son père est un paysan?
— Je le sais.
— Qu'il aime le théâtre avec passion?
— Je le sais.
— Très bien. Je ne peux pas vous dire que votre choix soit rai-
sonnable selon le monde, vous-même l'avez qualifié et jugé; vous
avez dû prévoir tout ce quen dira le monde?
— Parfaitement; me blâmez- vous?
— Moi, blâmer l'amour, le dévoûraent, le courage et le désinté-
ressement! J'ai au contraire envie de m'agenouiller devant vous,
madame la comtesse, et même de vous dire que dans mon appré-
ciation vous avez pris le chemin de la sagesse. J'ai toujours vu ce
que l'on est convenu d'appeler ainsi conduire aux déceptions et
aux regrets;... mais je crois que voici le jour et que je ferai bien
de me retirer. . .
— Non, non! monsieur Bellamare, c'est moi qui dois me sauver
bien vite, car je veux reprendre le chemin de fer qui part dans une
heure.
— Est-ce que vous allez à Tours?
— jNon. Je ne vous suivrai plus dans votre tournée. A présent
que je suis tranquille, j'irai attendre chez moi, à la campagne, que
vous m'écriviez et que vous me disiez : « Je suis édifié sur votre
compte, Laurence a le cœur entièrement libre, il est temps d'a-
gir. » Alors, en quelque lieu que vous soyez, vous me verrez arri-
ver. Adieu et soyez béni pour le bien que vous m'avez fait. Je laisse
entre vos mains le soin de mon honneur et de ma fierté. J'ai votre
parole, Laurence ne saura rien?
— Je le jure.
— Adieu encore. Je m'en vais par les jardins derrière la maison.
Cette maison appartient à une de mes amies qui est en voyage et
qui ne doit rien savoir. Une brave femme qui était dans la misère
et que j'ai fait entrer ici comme gardienne viendra tout à l'heure
vous aider à sortir d'ici. Elle m'est entièrement dévouée et ne me
trahira pas.
Bellamare reconduisit la comtesse jusqu'à la porte de l'anti-
chambre. Quand il rentra dans le boudoir, il sauta de surprise en
m'y trouvant assis à la place qu'il venait de quitter.
George Sand.
{La troisième 'partie au prochain n".)
LA
SCIENCE DES RELIGIONS
SA MÉTHODE ET SES LIMITES.
VI.
LES ORTHODOXIES (1).
Toutes les religions qui ont paru sur la terre jusqu'à ce jour ont
revêtu la forme d'orthodoxies. Un ensemble d'idées, de symboles
et de rites auquel se rattache une organisation sacerdotale plus ou
moins complète, voilà bien ce que l'on entend par ce mot; mais il
implique en même temps l'exclusion de toute doctrine, de tout
culte et de tout sacerdoce étranger : chaque orthodoxie a pour opi-
nion qu'elle est la seule bonne et la seule vraie. On n'a presque pas
vu d'églises pour lesquelles l'intolérance ainsi entendue n'ait été
un principe fondamental et une condition d'existence. Quelques
églises bouddhiques, celle de Siam par exemple, ont professé une
certaine tolérance à l'égard des communions étrangères; mais, si le
sacerdoce bouddhiste a pu servir de type et de modèle à d'autres
organisations cléricales, les doctrines du bouddhisme, ses rites et
ses symboles sont si philosophiques et sa morale est si humaine que,
seul peut-être de toutes les religions, il n'apportait dans le monde
aucun élément idéal d'hostilité. Il aurait pu en être de même du
christianisme, si, demeurant fidèle à son origine orientale et à la
(1) Voyez la Revue du 15 août 18G8.
86 REVUE DES DEUX MONDES.
pensée du maître, il n'avait pas contracté avec les élémens mon-
dains et passionnés de la société gréco-latine une pernicieuse al-
liance. Devenu dans presque toute l'Europe un établissement po-
litique non moins qu'une institution religieuse, il a entraîné, au
milieu du bien qu'il faisait, des maux dont nous sommes aujour-
d'hui encore les victimes, et qui ne semblent pas près de finir. Il
est donc important pour la théorie des religions de savoir comment
naissent les orthodoxies, dans quelles conditions elles grandissent,
par quels moyens elles se propagent, et comment la force des choses
les conduit fatalement à leur fin.
I.
Il est démontré que la religion naît d'un phénomène psycholo-
gique, et que la doctrine fut primitivement individuelle. En cela,
elle n'a différé en rien des opinions que les hommes peuvent se faire
sur quelque sujet que ce soit. Ces opinions ne se laissent ordinai-
rement apercevoir que quand elles ont conquis des prosélytes, que
les suffrages de plusieurs personnes en ont fait une sorte d'opinion
commune; mais, si toute pensée est un phénomène individuel, toute
opinion est née d'abord dans l'esprit de quelqu'un avant d'être
l'opinion d'un plus grand nombre. C'est ce qu'a prouvé cent fois
dans ces derniers temps la marche des théories scientifiques : pres-
que toutes sont nées dans l'esprit de quelque savant obscur à la
vue des faits dont il cherchait l'explication; ce premier chercheur a
communiqué son idée à d'autres qui l'ont accueillie, modifiée,
agrandie, et le plus souvent elle n'est parvenue à une certaine no-
toriété qu'après avoir cheminé lentement, après avoir été patronée
et mise en lumière par quelque savant déjà connu. Cette marche
des idées est clairement démontrée par la belle étude publiée ré-
cemment ici par M. de Quatrefages sur les antécédens de la théorie
de Darw^in. Toutefois ce savant ne pouvait pas et personne ne
pourra jamais découvrir dans l'esprit de quel homme inconnu a
germé la première pensée de la transformation des espèces. On
peut seulement affirmer qu'il y a eu jadis un tel homme, et que
l'idée ne s'est montrée à son esprit que dans un état tout à fait ru-
dimentaire; puis elle a grandi, elle a eu différentes phases marquées
par des noms plus ou moins célèbres; enfin elle s'est formulée en
s'étendant à tout l'ordre des êtres vivans. Aujourd'hui elle a pris
rang dans la science, et à travers les discussions et les contradic-
tions elle ramène tour à tour à elle les esprits les plus divergens.
On ne voit aucune raison pour qu'il en ait été autrement des re-
ligions passées à l'état d'orthodoxies. Au contraire, si la religion,
comme nous croyons l'avoir démontré, est une forme antique de la
LA SCIENCE DES RELIGIONS. 87
science et si elle a résumé le travail scientifique de plusieurs géné-
rations, il est impossible de ne pas admettre que la première no-
tion d'où elle est sortie a été individuelle; de plus, elle a dû être
rudimentaire, très vague et incapable d'être représentée par aucune
formule précise. D'un autre côté, elle a dû être très compréhensive,
c'est-à-dire receler en elle une force de développement assez grande
pour pouvoir servir d'aliment à plusieurs générations. Une idée
étroite en effet est bientôt épuisée : quand elle a cessé de produire
et qu'elle est devenue inutile, elle cesse de se transmettre et tombe
dans un éternel oubli. L'idée aryenne que j'ai précédemment expo-
sée avait une puissance de développement et en quelque sorte une
plasticité merveilleuse, puisqu'elle a simultanément produit la re-
ligion de l'Inde et celles de la Perse, de la Grèce, de l'Italie, des
Celtes, des Germains, des Scandinaves, et que, dans les temps qu'on
peut appeler modernes, elle a engendré les communions boud-
dhistes et les églises chrétiennes.
Si, partant de ces formes dernières et de plus en plus variées, on
se reporte au temps où elles n'existaient encore qu'en puissance
dans les dogmes aryens des vallées de l'Oxus, on approche de leur
commune origine, mais sans pouvoir atteindre dans sa naissance
la notion première d'où elles sont sorties. Cette notion a pu être
conçue le jour où le feu a été allumé pour la première fois et a jeté
une première intelligence humaine dans la perplexité. La théorie du
feu est déjà très développée et les formules en sont très nettes dans
les hymnes du Vêda, dans les parties les plus anciennes des livres
de Zoroastre. Comme ces documens sont pour la race aryenne les
plus anciens que nous possédions et que nous puissions espérer de
posséder jamais, nous devons nous résoudre à ne remonter que par
des inductions aux époques qui les ont précédés.
Ces temps antérieurs ont été une période d'élaboration. Le tra-
vail intellectuel qui s'y est accompli n'a pas pu s'opérer suivant des
lois différentes de celles qui ont été suivies dans les âges posté-
rieurs, puisque la nature ne brûle pas son code à un moment donné
pour s'en créer subitement un autre. Les inductions qui se fondent
sur des faits subséquens bien constatés peuvent donc s'appliquer
avec une égale certitude à ceux qui ont eu lieu auparavant. C'est là
un principe de science incontestable. Or les hymnes du Vêda nous
font toucher du doigt le dernier acte du travail intellectuel d'où est
née la théorie védique du feu, de la vie et de la pensée; on y voit
l'effort individuel d'hommes supérieurs apportant quelques pierres
au commun édifice. Le brahmanisme nous montre le même phéno-
mène, que nous retrouvons encore avec des proportions plus grandes
et des caractères plus saillans dans les conciles bouddhiques, dans
ceux des églises chrétiennes. Il n'est donc pas douteux que la même
8» REVUE DES DEUX MONDES.
marche a été suivie par les hommes qui ont précédé l'époque du
Yêda et de l'Avesta. D'ailleurs il est à peu près établi que les migra-
tions aryennes venues en Europe ont quitté le centre commun de la
race avant les époques correspondant à ces livres sacrés; la com-
paraison de leurs anciens dogmes avec ceux des tribus aryennes
de l'Asie nous reporte donc à des temps fort reculés; l'élimination
des différences qu'ils présentent les ramène à une croyance com-
mune plus simple que chacun d'eux et plus proche de leur origine.
On peut donc affirmer que, si dans la suite des siècles les recherches
individuelles ont été le point de départ de chacun des développe-
mens particuliers de la religion et par conséquent la cause de la
diversité de ceux-ci, des recherches individuelles ont de même
donné naissance au dogme primitif, et qu'enfin il y a eu une pre-
mière idée d'où ce dogme lui-même est sorti.
Quand ce premier homme apporta sa découverte à ceux de sa
race, elle put être ou acceptée ou combattue, puisque c'est là le
sort de toute idée. Elle eut donc, elle aussi, à soutenir la lutte
pour l'existence. Toutefois, comme elle se présentait avec une
haute supériorité, ce qui suivit démontre qu'elle attira un grand
nombre d'esprits, car elle finit par devenir le dogme commun de
toute notre race, et se transmet encore à des hommes de races in-
férieures et étrangères à la nôtre. Il y eut donc une période, dont
la durée est inconnue, où, d'individuelle et privée qu'elle était, elle
devint commune et publique. C'est ce que nous pourrions appeler
la période d'incubation de l'orthodoxie. Si l'on admet avec quel-
ques savans que la doctrine fut révélée tout entière et explicitement
à ce premier homme, on admet en même temps que tout ce qui y
a été ajouté depuis en est une déviation, procède de volontés mau-
vaises et d'intelligences dévoyées; on condamne d'un seul mot toutes
les religions issues de la souche primitive; enfin on se jette dans
une foule de contradictions et d'hypothèses dont aucune n'est com-
patible avec les méthodes scientifiques les plus élémentaires. Une
pensée beaucoup plus juste avait été émise déjà par plusieurs poètes
védiques, et paraît avoir été celle de Jean l'évangéliste ainsi que de
beaucoup d'hommes très instruits et très sincères soit de l'antiquité,
soit des temps modernes. Cette pensée est celle-ci, à savoir que la
révélation s'opère en chacun de nous; elle ôte l'apparente contra-
diction de la religion et de la science, elle rend compte de tout le
passé des orthodoxies, en éclaire l'état présent, et permet d'en pré-
voir l'avenir.
Ainsi l'ordre de la nature, qui veut que toute forme ait des com-
mencemens très petits, s'applique ici comme partout ailleurs. Du
moment où un homme communique sa pensée à un autre homme, il
la lui livre pour qu'il la féconde par sa propre initiative. Si la pen-
LA SCIENCE DES RELIGIONS. 89
sée est juste, loin de se perdre comme un embryon mal constitué,
elle grandit par voie d'analyse; chaque fois qu'une intelligence
d'élite l'adopte pour la faire sienne et y applique ses forces indi-
viduelles, l'idée prend un accroissement nouveau. En effet, il est à
peu près incontestable que la théorie du feu n'a d'abord embrassé
que les phénomènes matériels les plus immédiatement perceptibles,
et même que l'origine solaire du feu ne fut aperçue que plus tard.
Il fallut beaucoup de temps et de réflexion pour que l'on vît en lui
l'agent psychologique et qu'on lui demandât l'explication des phé-
nomènes de la vie. C'est à l'époque védique seulement qu'il fut
identifié avec le principe de la pensée : on peut en acquérir la cer-
titude en lisant les seuls hymnes attribués aux poètes Yiçwâmitra
et Dîrghatamas. Enfin la grande théorie métaphysique concentrée
autour du nom neutre de Brahma est postérieure à la période des
hymnes. Le même travail des esprits s'accomplissait dans l'Asie
occidentale, car le principe absolu des Perses connu sous le nom
^akarana ou « l'être inactif » est postérieur à la doctrine presque
dualiste d'Ormuzd et Ahriman, qui l'est elle-même aux parties les
plus anciennes du Zend-Avesta; celles-ci renferment une doctrine
à peu près identique à celle des hymnes indiens. Ce sont là des
faits élémentaires connus de tous les orientalistes.
Il est donc historiquement impossible d'admettre que les dogmes
aryens sur lesquels se sont fondées successivement les orthodoxies
soient venus au monde tout formés. On voit au contraire que les
faits sont ici d'accord avec l'analyse, et que l'action individuelle
dans la formation des dogmes ne peut laisser aucun doute. C'est
par des découvertes personnelles dont s'enrichissait successivement
la communauté que se sont développées les croyances publiques.
Elles portaient d'abord sur des phénomènes naturels produits soit
spontanément, soit par des procédés humains : une partie des
doctrines les plus antiques relatives au feu ont en vue les feux na-
turels; mais du moment où l'homme put à son gré faire apparaître
cet agent si puissant, il vit son existence soustraite à l'ancienne
misère, et ce feu devint le principal objet de sa contemplation et de
son culte. Je ne veux pas rappeler ici les cris d'enthousiasme qui
échappent aux vieux poètes quand ils célèbrent la puissance mer-
veilleuse du feu. Ces cris, chacun peut les entendre encore : il suf-
fit pour cela de parcourir nos villages aux fêtes de la Saint-Jean et
de voir au tomber du jour les danses, les éclats de joie de nos
campagnards autour de leurs bûchers flamboyans. Les hymnes
védiques en l'honneur d'Agni sont beaucoup plus beaux encore
et plus instructifs pour nous.
En effet, la première doctrine naquit des réflexions qui furent
faites sur l'extraction du feu, sur les matières dont il s'alimente
90 REVUE DES DEUX MONDES.
et sur les effets qu'il produit. La faculté qu'on eut de le renouveler
chaque jour et de reproduire dans le même ordre tous les phéno-
mènes qu'il engendre permit de refaire aussi sans cesse les mêmes
remarques, de les rendre par des noms expressifs et d'énoncer des
formules qui purent être répétées par les fils et passer aux arrière-
neveux. Ces formules sans les phénomènes prenaient une valeur
abstraite et poétique, mais n'avaient un caractère positivement re-
ligieux que quand elles étaient prononcées en face du foyer sacré;
sans lui en effet, elles n'étaient plus qu'un simple souvenir. Au con-
traire, quand l'homme supérieur qui dès ces anciens temps portait
le nom de prêtre se trouvait en présence d'Agni caché dans les
aram (1), quand par le frottement il le faisait apparaître, quand il
le déposait sur l'herbe sèche et sur les fagots de l'autel, lui don-
nait l'onction du beurre, l'alimentait de liqueurs spiritueuses et de
gâteaux sacrés, le voyait lançant des flammes vers le ciel, illumi-
nant toute la nature, révélant les formes des objets plongés dans
la nuit, les réflexions se pressaient en foule dans son intelligence,
émouvaient son âme, et la forçaient à se répandre en actions de
grâces et en chants d'allégresse. Ses paroles, entendues des assis-
tans, portaient la lumière et la conviction dans leurs cœurs; ils
u s'unissaient d'intention » avec le prêtre, et « ne faisaient avec lui
qu'une seule pensée » dans plusieurs corps.
Nous extrayons ce tableau, la plupart de ces expressions, des
hymnes indiens les plus antiques. Les auteurs ne faisaient, comme
ils le disent, que répéter l'œuvre que leurs ancêtres avaient fon-
dée. On en peut aisément déduire que la religion se présenta dès
l'origine sous la double forme d'une doctrine et d'un culte; mais,
comme le feu était un agent nécesssaire à tous les hommes, et que
chaque père de famille pouvait l'allumer chaque jour en présence
de sa femme, de ses enfans, de ses amis et de ses serviteurs, il dut
se former des centres étroits et multipliés, non de culte, mais d'in-
terprétation et de théorie. C'est ce que prouve la diversité des noms
par lesquels on désigna le principe actif du feu, de la vie et de la
pensée. Cette diversité est grande d'un hymne à l'autre dans le
Vêda; mais elle est bien plus saisissante encore d'un peuple à l'autre
dans la race aryenne : on en trouvera un exemple dans le mythe
d'Agni chez les Indiens, mythe dont celui de Prométhée forme le
pendant chez les Hellènes. La formation de centres religieux isolés
fut puissamment favorisée par l'état inculte où se trouvait la terre,
par l'absence de routes et par la vie plus ou moins nomade de po-
pulations d'ailleurs rares et dispersées. Ainsi les doctrines demeu-
(1) On nommait ainsi les deux morceaux de bois que l'on frottait l'un contre l'autre
pour exciter Tétincelle. Ce procédé était encore en usage au temps de Sénèque; il Test
aujourd'hui même eu Amérique.
LA SCIENCE DES RELIGIONS. 91
rèrent longtemps confinées dans la famille; la religion eut un carac-
tère domestique ou tout au plus patriarcal qu'elle a souvent encore
dans le Yêda.
Il n'en fut plus de même lorsque les peuplades errantes se fixè-
rent dans leurs pays respectifs, et y formèrent des communautés
sociales et politiques. Les chefs religieux commencèrent presque
partout à se rapprocher les uns des autres et à se réunir dans des
lieux déterminés. Dans l'Inde, ce fut principalement au bord de
certains lacs et au conduent de certaines rivières; en Grèce, des
motifs pour la plupart inconnus les amenèrent vers quelques lieux
restés célèbres, à Dodone, à Délos, à Delphes, à Olympie et ail-
leurs. Là où les causes que j'ai précédemment signalées poussè-
rent les peuples vers l'unité des doctrines, ces centres de réunion
virent les esprits d'élite mettre leurs théories personnelles en face
les unes des autres, les discuter, les rectifier, les étendre, et, tom-
bant enfin d'accord^ constituer des dogmes communs. Comme la
base du culte était d'ailleurs la même pour tous depuis que le feu
était devenu la chose sacrée, les deux élémens de la religion se
trouvèrent également adoptés dans chaque peuple par toute une
communauté d'hommes : le dogme et le culte prirent un caractère
public et national.
Il est donc hors de doute que les orthodoxies n'ont pas apparu
subitement sur la terre, mais qu'elles ont été l'œuvre du temps.
Lorsque les chefs de famille se rapprochèrent et s'entendirent pour
l'établissement de dogmes communs, c'est alors seulement que se
forma entre eux cette communion de doctrines et de culte à laquelle
les Latins ont donné le nom de religion. Ce mot en effet signifie non
pas le lien de l'homme avec Dieu, comme on se plaît à le dire très
faussement, mais le lien qui réunit plusieurs hommes dans un même
système de dogmes et de cérémonies sacrées; il est donc en ce sens
presque synonyme d'orthodoxie, seulement cette dernière expres-
sion renferme une idée d'exclusion sur laquelle nous devons nous
arrêter. Quand une opinion se déclare droite et vraie, cela signifie
que toute opinion différente n'est ni dans l'un ni dans l'autre cas.
Une telle déclaration de principes embrasse non-seulement la doc-
trine fondamentale, mais encore le rite sacré d'où elle est née et
les symboles qui la représentent. L'orthodoxie porte alors sur tous
les élémens de la religion. Il peut y avoir des religions sans ortho-
dox'ie, ou dans lesquelles l'orthodoxie est moins rigoureuse que dans
d'autres : ce sont celles où une certaine latitude est laissée aux dé-
vots dans l'interprétation des théories abstraites et métaphysiques;
tel fut pendant des siècles le brahmanisme, telle a été la religion de
l'ancienne Grèce, et telles sont encore à beaucoup d'égards la plu-
part des sectes protestantes. Quand l'orthodoxie porte sur les prin-
92 REVUE DES DEUX MONDES.
cipes mêmes de la doctrine , elle embrasse nécessairement tout ce
qui en découle, c'est-à-dire les rites, les symboles et bientôt après
la morale et toutes ses applications ; quand ce phénomène psycho-
logique se produit dans sa plénitude, la religion dispose alors de
toutes les forces humaines, et devient pour ainsi dire irrésistible ;
toutes ces forces se trouvent dirigées dans le même sens, comme
les gouttes d'eau d'un fleuve qui tombe en cascade ou comme les
molécules de l'air dans un ouragan.
II.
Telle est la nature première des orthodoxies et la manière dont
elles sont nées. Leur point de départ pour la race aryenne a été
l'Asie centrale; mais elles n'ont pris leur forme définitive et ne sont
arrivées à leur développement respectif que dans divers pays et à
plusieurs époques : leur histoire est parallèle à celle de la religion.
Disons maintenant les conditions où elles se sont trouvées dès les
premiers temps et où elles se trouvent encore aujourd'hui.
Allumer le feu et exécuter autour de lui certains mouvemens dé-
terminés n'a rien qui ne soit accessible à tout homme jouissant des
facultés physiques et morales les plus communes; mais composer
un hymne n'est pas donné à tout le monde. Si cet hymne doit être
en même temps une description, une théorie et un chant, l'art de
le composer devient nécessairement le partage d'un petit nombre.
A l'incapacité naturelle de la plupart des hommes se joignent les
nécessités de la vie et les occupations quotidiennes sans lesquelles
l'existence ne peut se soutenir. La division des communautés reli-
gieuses en deux classes, les prêtres et ceux qui ne l'étaient pas, est
donc un fait très ancien et pour ainsi dire primitif, parce qu'il re-
pose sur la nature des choses. Aussi la trouvons-nous établie non-
seulement dans les plus anciennes légendes dont le Yêda fasse
mention, mais dans des documens égyptiens historiques qui re-
montent à plus de cinq mille ans avant notre ère. Les mots qui
désignent la classe des prêtres ont eu des significations diverses
selon les langues et les pays : ils furent appelés sacrificateurs chez
les Latins et les Grecs; dans l'Asie centrale, ils portèrent le même
nom commun que les dieux, celui de dêvas ou d'êtres brillans à
cause de leurs ornemens sacrés et de l'éclat dont la lumière du feu
les entourait. Lorsque les sacrifices publics eurent été institués et
que le nombre des prêtres officians eut été porté d'abord à quatre,
puis à sept, chacun d'eux prit un nom approprié à la fonction qu'il
remplissait dans l'enceinte du sacrifice. A partir de ce moment, il y
eut une sorte de clergé organisé autour de chaque autel.
Nous avons dans le Rig-Vêda, dans le Sâma-Vêda et dans les au-
LA SCIENCE DES RELIGIONS. 93
très livres védiques tous les détails de cette organisation, qui con-
tient en germe celle des cérémonies modernes. Sans entrer là-dessus
dans des détails étrangers à notre sujet, nous ferons seulement re-
marquer qu'il y eut une enceinte sacrée, répondant au chœur de
nos églises, dans laquelle n'étaient admis que les prêtres et les per-
sonnages qui faisaient dans des circonstances solennelles les frais
de la cérémonie. Les a portes éternelles » s'ouvraient pour laisser
entrer « le roi glorieux, » c'est-à-dire le feu resplendissant, puis
elles se refermaient et laissaient au dehors la foule a profane » des
assistans. Ainsi de bonne heure chaque communauté dont les mem-
bres étaient unis par une même religion se trouva partagée en
deux classes de personnes, les prêtres et les laïques ou gens du
peuple. L'accomplissement des cérémonies fut le lot exclusif des
premiers. Ils eurent par conséquent aussi, à l'exclusion des laïques,
la fonction et bientôt le droit d'interpréter les cérémonies, de com-
menter les anciens hymnes, de donner les nouvelles formules mé-
taphysiques que leur science découvrait, enfin de tirer les con-
séquences morales et politiques qui pouvaient en découler. Les
prêtres furent les savans, et les autres hommes furent les ignorans.
Du nombre de ces derniers, il ne faut pas même excepter les rois,
dont la richesse et le métier des armes étaient l'apanage et relevaient
assez la position. Cet état d'ignorance des rois et des princes dura
longtemps, car nous le retrouvons chez les Grecs dans VOdyssée, à
Rome jusqu'au temps des Scipions, et chez nous durant toute la pé-
riode épique du moyen âge; aujourd'hui même, dans l'Inde, la caste
des rajahs est très ignorante, et s'est récemment encore fait avertir
par des gouverneurs anglais qu'elle perdrait bientôt sa fortune et
son prestige au milieu de sujets qui s'instruisent et s'enrichissent.
L'exclusion fut donc complète, et il se forma sur toute la terre
une classe d'hommes qui dans chaque pays eurent le privilège de
connaître des affaires sacrées, de fixer et de maintenir l'orthodoxie.
Leur place dans les sociétés fut avantageuse : outre le dépôt de la
science confié à leurs mains, ils avaient les fonctions les plus douces
et les plus considérées, ils jouissaient d'une grande sécurité, et se
voyaient mis par la protection des rois et les labeurs du peuple à
l'abri de presque toutes les misères de la vie. Lorsque dans le
bouddhisme d'abord et plus tard dans le catholicisme on voulut
supprimer à jamais toute idée de caste sacerdotale et livrer le sa-
cerdoce au peuple entier en créant le célibat des prêtres, la condi-
tion de ces derniers se trouva encore améliorée, puisque, sans perdre
aucun de leurs autres avantages, ils furent par là soustraits aux obli-
gations de famille et aux malheurs domestiques.
Quelles qu'aient été son organisation et la distance établie entre
lui et les profanes, le sacerdoce se trouva seul chargé du soin de
9a REVUE DES DEUX MONDES.
développer et de défendre l'orthodoxie, c'est-à-dire la croyance
commune avec ses rites et son symbolisme. C'est donc au sein des
petits collèges de prêtres, plus tard dans les grandes réunions sa-
cerdotales et dans les conciles, que les formules de foi furent dis-
cutées et fixées. Aucune des autres classes de la société n'eût été
dans aucun temps en état de soutenir de pareilles discussions,
parce que la tradition, la science sacrée et les méthodes manquaient
à la fois aux classes laïques. Elles furent donc, par leur condition
morale et par la nature de leurs fonctions sociales, obligées d'ac-
cepter comme des vérités indiscutables les formules de foi émanant
des collèges de prêtres et des conciles. J'ajoute qu'elles y trou-
vaient leur avantage.
Ainsi nous savons que les migrations aryennes, à mesure qu'elles
s'éloignèrent de l'Asie centrale, perdirent le souvenir de leur an-
cienne patrie. Établies dans des contrées séparées les unes des au-
tres par de vastes territoires, par des fleuves, des montagnes et
des mers, elles cessèrent de se connaître. Comme elles s'étaient
quittées dans des temps où la foi commune ne possédait encore que
ses formules les plus générales, et n'avait pas même une langue à
elle pour exprimer les choses sacrées et les noms de la Divinité, il
n'y avait point encore d'orthodoxie; mais, quand elles se furent or-
ganisées politiquement chacune chez elle, les principes de science
sacrée commencèrent à se développer dans des conditions variées
et à des degrés inégaux. L'immense compréhension ou, comme nous
disions plus haut, la plasticité de ces principes leur permit de s'ap-
proprier dans leurs conséquences à chacune des contrées occupées
par des Aryas. Ainsi se formèrent autant de langues sacrées, de sys-
tèmes de rites, d'organisations sacerdotales, enfin d'orthodoxies,
qu'il y eut de sociétés aryennes en Asie, en Europe et plus tard en
Afrique et dans le Nouveau-Monde. Or la science a démontré et
constate par des découvertes toujours nouvelles que ces sociétés se
superposèrent à d'autres qui existaient auparavant, qu'elles subju-
guèrent, qu'elles maintinrent dans un état d'abaissement, et avec
lesquelles elles s'efforcèrent de ne pas se mêler, parce qu'elles
étaient d'un autre sang. Le pays sur lequel nous avons à cet égard
le plus de renseignemens est l'Inde. Lorsque les Aryas y descendi-
rent par la vallée du Caboul, ils étaient peu nombreux, et leurs ad-
versaires, de race inférieure, l'étaient beaucoup. L'orthodoxie, en
s'y fondant sur un système de castes d'une solidité merveilleuse,
mit le sacerdoce à une si grande distance des barbares asservis, que
la pureté de la race aryenne dans ses castes supérieures fut pré-
servée et n'a pas encore disparu. Toute cette dernière trouva donc
un avantage à défendre un système protecteur sans lequel elle eût
vu bientôt son sang se mêler et se perdre dans celui des « dasyous
LA. SCIENCE DES RELIGIONS. 95
impies et mangeurs de chair crue. » Ce qui s'est passé sur l'Indus
dans d'immenses proportions s'est produit partout ailleurs dans
des proportions moindres et dans des conditions différentes; mais
partout l'orthodoxie a été la force protectrice et l'élément conser-
vateur des races. N'en avons-nous pas aujourd'hui même une preuve
vivante dans l'orient de l'Europe, où les Hellènes, après avoir adopté
une orthodoxie chrétienne, n'ont pas répugné à se mêler avec des
hommes du nord et même avec des gens de race touranienne, comme
les Bulgares, lesquels avaient, eux aussi, adopté cette orthodoxie,
tandis que ces mêmes Hellènes sont restés invinciblement séparés
des hommes de cette même race touranienne qui , sous le nom de
Turcs, avaient adopté l'islamisme? Ce ne sont donc pas les races
qui séparent les orthodoxies, ce sont les orthodoxies qui maintien-
nent la séparation des races. Si au temps où nous vivons il était
démontré que l'avenir de l'humanité repose sur la fusion des races,
le premier intérêt des peuples serait de renoncer d'abord à leurs
orthodoxies privées. La civilisation d'Occident semble marcher dans
ce sens; mais les habitans du reste de la terre sont encore bien
loin de penser ainsi.
L'exemple que je viens de citer montre que l'orthodoxie n'agit
pas seulement dans le sein d'une société pour en tenir, comme
dans l'Inde, les élémens séparés et subordonnés, mais qu'elle agit
de même de peuple à peuple. Il y a eu en Orient deux systèmes
orthodoxes très voisins l'un de l'autre et liés par une commune
origine, qui pourtant ont poussé l'antagonisme de deux peuples
frères jusqu'à la guerre : ce sont ceux de l'Inde et de la Perse. Y
a-t-il deux orthodoxies moins divergentes que celles des Latins et
des Grecs? Cependant les croisades les ont montrées s'animant l'une
contre l'autre jusqu'à la fureur, et aujourd'hui que ces temps de
délire sont loin de nous, nous venons de voir repoussée par des
raisons sacerdotales une convocation adressée par le pape des La-
tins à des évêques d'Orient qui acceptent de rester sujets des mu-
sulmans. Les histoires sont remplies de pareils exemples; elles sont
une suite de luttes d'orthodoxies se défendant les unes contre les
autres et entraînant les nations sous leurs drapeaux.
Quand une orthodoxie s'est constituée au sein d'une société, sa
condition inévitable est une double lutte, lutte intérieure contre
les forces sociales qui peuvent lui opposer quelque obstacle, lutte
extérieure contre les orthodoxies étrangères. Il y a des peuples
chez qui l'orthodoxie ne tend pas à manifester son action au de-
hors, parce que ce sont de grandes sociétés fortement établies , qui
n'ont guère besoin pour vivre et pour grandir des ressources que
d'autres vont chercher à l'étranger : ainsi fut l'Inde. Lorsque des
conditions sociales toutes différentes font naître dans une ortho-
96 REVUE DES DEUX MONDES.
doxie l'esprit de prosélytisme, non-seulement elle devient agres-
sive à l'intérieur, mais elle veut montrer chez les autres peuples la
force d'expansion dont elle est douée. Quand le bouddhisme comprit
la peine qu'il aurait à vaincre dans la vallée du Gange, où il était
né, ses missionnaires se répandirent au dehors dans toutes les di-
rections, et allèrent fonder des centres d'orthodoxie au Népal, au
Tibet, à Samarcande, en Chine, à Siam, à Ceylan et dans plu-
sieurs autres pays. Leurs églises ne conquirent point ces contrées
sans coup férir malgré la charité qui les animait; mais, comme au-
cun système orthodoxe de quelque valeur n'existait dans ces socié-
tés, le bouddhisme mit peu de temps à les dominer. 11 en fut de
même en Occident pour le christianisme, arrivant dans la Grèce et
dans Rome en pleine civilisation, mais n'ayant devant lui qu'un po-
lythéisme en décadence et sans cohésion. Il n'eut peut-être pas
besoin dans l'orient de l'Europe d'un fort esprit de prosélytisme
pour réussir; par le fait, l'église grecque compte peu de martyrs et
n'a plus d'apôtres. Chez les Latins au contraire, les saints, les mar-
tyrs et les confesseurs surabondent; catholiques et protestans ont un
système de missions qui embrasse la sphère terrestre tout entière.
— Telles sont les conditions générales qu'aucune orthodoxie ne peut
éviter : la lutte pour exister et pour s'étendre est une double loi
qui leur est imposée par leur propre nature et à laquelle les com-
munions religieuses ne peuvent se soustraire qu'en se dissolvant et
en cessant d'être.
Il est une troisième sorte de lutte, plus intime et plus redou-
table pour elles que les deux autres , et dont il me reste à parler.
Quand les deux premiers hommes se sont abouchés pour discuter
sur une théorie religieuse, ils ont pu tomber d'accord sur tous
les points et former une première communauté parfaitement unie.
Ils ont pu de même être en désaccord sur quelque point, et il
est évident qu'aucun des deux n'avait ni le droit ni le pouvoir
d'imposer à l'autre sa propre opinion. L'accession d'un troisièm.e
homme ne résolvait pas la difficulté, car d'une part il pouvait avoir
lui-même son opinion personnelle, et d'autre part le droit, qui n'é-
tait pas dans les deux premiers, ne pouvait leur être communiqué
par un autre qui ne le possédait pas lui-même. Au fond, la pensée
individuelle est inviolable comme elle est inaccessible. 11 n'y a rien
dans un homme qui ne soit dans un autre, toute la différence est
du plus au moins ; mais il n'y a aucun tribunal qui puisse entrer
dans ces profondeurs des âmes et en dresser la liste d'après leurs
capacités respectives. Le droit individuel de la pensée reste entier et
absolument indiscutable. Comme il est intransmissible, il est éga-
lement imprescriptible et inaliénable. Ce droit est d'autant plus
entier qu'il s'applique à des matières plus abstraites et plus meta-
LA SCIENCE DES RELIGIONS. 97
physiques; or aucune n'est supérieure aux doctrines religieuses. En
effet, l'idée de Dieu ne se transmet pas d'un homme à l'autre comme
une monnaie; les conceptions de l'esprit sont des phénomènes in-
dividuels qui se produisent en nous ou quî ne s'y produisent pas,
mais qui échappent toujours au contrôle et à l'action d' autrui. De
plus, comme il n'y a en nous que la volonté seule, dans ses actes,
qui semble posséder le libre arbitre, le reste y est soumis à des lois
fatales que la psychologie ancienne et moderne a constatées et dé-
finies. Aucune force humaine ne peut changer à son gré la pensée
d'un homme, puisque lui-même ne Je peut pas. Toute action en ce
sens ne peut être qu'indirecte, et c'est uniquement en changeant les
objets et les points de vue qu'on peut l'exercer; mais, comme l'objet
de la pensée religieuse échappe à notre prise et agit sur notre in-
telligence d'une manière très simple et immédiate, l'opinion qui se
forme là-dessus en chacun de nous est absolument indépendante de
celle des autres.
La naissance d'une communion orthodoxe suppose chez ceux qui
en font partie une unité de pensée qu'il est bien difficile d'atteindre,
et qui probablement n'est jamais entièrement réalisée. En suppo-
sant qu'au moment où leur collège se forme ils soient d'accord sur
tous les points de la théorie, leur vie s'écoule, leur intelligence
grandit, leurs principes se développent dans des conséquences tou-
jours nouvelles, et, si quelque divergence naît entre eux, elle va en
croissant comme l'écartement de deux rayons. Si ces principes sont
assez flexibles pour que d'apparentes contradictions viennent s'y
concilier et que la communion religieuse prenne de la durée, on
voit apparaître en elle et grandir rapidement ce que l'on désigne
aujourd'hui par ces deux mots contradictoires, le principe d'auto-
rité; en d'autres termes, ceux qui font partie du collège font abné-
gation de toute volonté privée, prennent le parti et se font entre
eux la promesse de se soumettre au jugement de la majorité lors
même qu'elle est contraire à leurs opinions personnelles. Il n'est
pas possible qu'une orthodoxie se conserve sans cet accord exprès
ou tacite : toutes les assemblées religieuses anciennes ou modernes,
bouddhiques ou chrétiennes, où des dogmes ont été discutés et
adoptés, ont admis ce principe et l'ont pratiqué. L'opinion de la
majorité est devenue article de foi, et ce qu'on nomme « la volonté
individuelle » y a fait acte de soumission et de renoncement. Toute
orthodoxie repose donc sur une convention, et cette convention im-
plique un effort presque surhumain dont le succès a toujours fait
supposer une grâce divine.
Dans les orthodoxies organisées et les grandes églises, le même
phénomène se produit dans de plus vastes proportions. Elles repo-
TOME LXXXII. — 18G9. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
sent en effet sur l'existence simultanée d'un clergé et d'un peuple
de fidèles. Il est même arrivé que le clergé, descendant au rang
des fidèles et se faisant semblable au peuple, s'est déchargé sur un
seul du soin de s'instruire, de discuter les questions et de fixer les
formules de la foi. Dans l'un comme dans l'autre cas, les laïques
reçoivent toutes faites ces formules, les répètent sans qu'il soit be-
soin pour eux d'en comprendre la valeur idéale, et les prennent seu-
lement pour règles de conduite bien ou mal interprétées. C'est ce
qui est arrivé dans presque toutes les religions, à des degrés divers,
et d'autant plus qu'elles ont revêtu plus complètement la forme
d'orthodoxies. Dans l'Inde brahmanique, l'abnégation des laïques
a été si grande que les différentes castes ont consenti à ne recevoir
que des parts inégales de la doctrine sacrée, à participer aux céré-
monies du culte dans des mesures diverses et même à y demeurer
étrangères. Aussi quand le bouddhisme, œuvre non d'un prêtre,
mais d'un rajah, vint proclamer l'égalité religieuse entre les hommes
et les appeler tous au sacerdoce, il vit accourir à lui les castes in-
férieures, que le brahmanisme avait dépouillées de ce droit naturel.
Il en fut de même en Occident, car le sacerdoce y était une institu-
tion aristocratique et de caste, non-seulement chez les Perses, les
Égyptiens et les Juifs, mais même dans le monde gréco-romain,
lorsque le christianisme s'efforça de les rallier tous.
Plus tard ces deux religions, qui semblaient devoir rendre à l'in-
dividu les droits qui lui appartiennent, les lui retirèrent, et leurs
églises fondèrent les orthodoxies les plus hostiles à la pensée indi-
viduelle qui eussent encore existé. La séparation des prêtres et des
laï jues y fut rendue si profonde que le mot même d'église (le san-
gha des bouddhistes) devint dans le peuple synonyme du mot
clergé, tandis que la signification première et légitime est celle
d'assemblée de fidèles. A cet égard, il n'y a aucune différence entre
l'église latine et celle d'Orient, quoique celle-ci prétende mériter
seule le titre d'orthodoxe : les orthodoxies sont ce qu'on les fait;
les assemblées du clergé latin ont eu autant de droits à discuter les
doctrines qu'en ont eu celles du clergé grec, et si l'orthodoxie fon-
dée par ces dernières est demeurée invariable depuis tant de siècles,
cela prouve moins la justesse de leurs idées que l'ignorance et la
torpeur où prêtres et peuples étaient tombés. Que dans ces pays les
intelligences renaissent à la liberté et que la désastreuse influence
de la Russie vienne à s'amoindrir, on verra bientôt ou les églises
désertes ou les idées religieuses agrandies et transformées.
Bien qu'une sorte de convention impose silence aux opinions di-
vergentes dans les clergés et parmi les fidèles, la loi fatale qui pré-
side aux opérations de notre intelligence n'est pas annulée pour
LA SCIENCE DES RELIGIONS. 99
cela. Elle subsiste, quoi qu'on fasse, non-seulemewt chez les laïques,
mais dans le prêtre lui-même, et se manifeste pour ainsi dire sans
inte'Fruption. La diversité des religions issues d'une source com-
mune en est l'expression la plus saisissante, car c'est par le travail
personnel des docteurs de chaque communion que les divergences
ont été en grandissant, puis ont abouti à des symboles de foi, sou-
vent même à des morales séparées. Qu'on suive dans les actes des
conciles le développement des idées chrétiennes, et l'on verra dans
quelle mesure chacun des docteurs grecs et latins a concouru à éta-
blir le schisme des deux églises, et comment les dissentimens sont
nés et ont grandi par l'apport privé des évoques dans ces réunions;
on saisira l'instant précis des ruptures, décidées par des influences
personnelles, et l'on restera convaincu que dans chaque religion
les dogmes indécis des premiers temps ne se précisent et ne par-
viennent à l'état d'orthodoxies que par le même travail d'esprit qui
engendre les hétérodoxies, les hérésies et les doctrines individuelles.
Seulement dans les communions orthodoxes le nombre des esprits
soumis est plus grand ; il est moindre dans les hérésies, et dans les
opinions individuelles il se réduit à l'unité.
La plupart des hérésies sont nées dans les discussions ou à l'oc-
casion des conciles; elles sont l'œuvre de prêtres. On a vu des assem-
blées dogmatiques se diviser en deux parts presque égales, et l'une
des deux se déclarer seule orthodoxe, quoiqu'elle ne comptât que
quelques voix de majorité. On a vu l'église d'Orient tout entière en-
vahie par l'arianisme et niant la divinité de Jésus-Christ, et Atha-
nase presque à lui seul ramenant à l'ancienne orthodoxie les opi-
nions individuelles qui s'en étaient séparées. Plus récemment, les
peuples d'origine germanique ont presque tous rompu avec l'église
de Rome, n'alléguant d'autre droit que la liberté individuelle de
l'esprit. Ce droit étant naturel, ils n'avaient point à le démontrer;
ils avaient seulement à le reconquérir, puisque leurs ancêtres l'a-
vaient aliéné.
Quand une dissidence se manifeste dans le commun des fidèles et
que l'un d'eux réclame ce droit, ce n'est presque jamais une cause
religieuse qui le fait agir. En eflet, le partage des communions or-
thodoxes en deux classes d'hommes, le clergé et les laïques, fait
que ces derniers ne possèdent sur les dogmes établis que des con-
naissances superficielles et juste ce qu'il en faut pour étayer un
ensemble de pratiques et un système de morale. L'enseignement
brahmanique était complet pour les brahmanes, moins développé
pour les xattriyas, très réduit pour la troisiènie caste et nul pour la
quatrième. Chez les Grecs et les Romains, il n'y avait rien qui res-
semblât à un catéchisme: la révélation des mystères pouvait avoir
des conséquences effroyables. Le bouddhisme et le christianisme
100 REVUE DES DEUX MONDES.
eurent d'abord un enseignement progressif qui pouvait conduire
tout néophyte jusqu'aux dernières profondeurs de la théorie; peu
à peu la séparation des prêtres et des mondains se fit. Aujourd'hui,
dans toute l'Asie bouddhique et dans toute l'Europe chrétienne,
l'enseignement public des choses de la foi se réduit à des explica-
tions données aux enfans et à de superficielles prédications. Piien
là n'invite les laïques à approfondir les questions reUgieuses; tout
le travail des esprits sur ces matières est pi'ovoqué par des causes
étrangères aux orthodoxies.
Ces causes se résument en un seul mot, la science. Comme celle-ci
refait l'œuvre des religions, mais avec des ressources nouvelles et
des méthodes progressives, d'une part les clergés conservateurs des
orthodoxies ne peuvent admettre le principe de la science, qui est
la liberté individuelle, sans détruire la base de la foi, et ainsi la
science s'éloigne d'eux; d'autre part, la science laïque et libre ne
peut supprimer ses problèmes naturels sans se mettre en con-
tradiction avec elle-même et sans se frapper de mort. C'est donc
elle, sous quelque forme qu'elle se présente, qui remet en question
toutes les thèses que les orthodoxies avaient résolues ou suppri-
mées. De là naît cet antagonisme inévitable et quelquefois violent
qui a régné et qui règne encore dans tous les pays entre l'ortho-
doxie et la science, l'une affirmant que le problème est résolu,
l'autre le remettant toujours en question. Dans les communions où
les fidèles ont remis à des hiérarchies sacerdotales le soin de for-
muler la foi et de penser pour eux, la science est une revendica-
tion permanente du droit individuel, une protestation contre l'or-
thodoxie et une preuve sans cesse renouvelée que non-seulement
les pères ne peuvent enchaîner les fils à leur foi, mais que les fils
même n'ont pas le pouvoir d'aliéner leur propre raison.
Si le lecteur se souvient de l'identité que nous avons établie entre
la religion et la science, il verra par ce qui précède qu'une diffé-
rence notable distingue la religion de toutes les orthodoxies dans
lesquelles elle s'est fixée tour à tour. Autant la religion s'accorde
avec la science, autant les orthodoxies s'en éloignent. Il y a par
conséquent autant de différence entre la religion et une orthodoxie
qu'il y en a entre la liberté de la pensée et la soumission à un
maître. La religion à son origine et même longtemps après sa nais-
sance appelait les hommes à la liberté; considérée dans son es-
sence, elle les y appelle encore. Une fois arrêtée dans ses formes et
fixée par une loi analogue à celle que les physiologistes appellent
la loi d'ossification, elle a perdu pour elle-même sa spontanéité et
sa plasticité, et de plus elle a, comme l'ambre, saisi et enveloppé
d'un baume conservateur ceux qui se sont reposés sur son sein.
LA SCIENCE DES RELIGIONS. 101
III.
Une fois déterminées les conditions générales où se trouvent les
orthodoxies, nous devons examiner de quelle manière et par quels
moyens elles se propagent et parviennent à établir leur domination.
L'histoire comparée des nombreuses églises orthodoxes de l'anti-
quité et des temps modernes permet de réduire à trois ces procé-
dés : ce sont l'enseignement, les rites caractéristiques et les al-
liances. Là où l'enseignement a fait défaut, l'orthodoxie a manqué
de son principal point d'appui, la classe sacerdotale n'a pu s'or-
ganiser en un véritable clergé. C'est ce qui a eu lieu par exemple
chez les anciens Hellènes et même chez les Latins : les collèges sa-
cerdotaux y ont toujours été très multipliés et indépendans les uns
des autres, même lorsqu'il y eut à Rome un souverain pontife et
que le prince fut devenu une sorte de pape, de tsar ou de ministre
des cultes; mais lorsque les églises chrétiennes se formèrent et
s'abouchèrent entre elles, que les conciles donnèrent aux articles
de foi une expression décisive, l'orthodoxie s'accrut rapidement.
L'unité de croya^pce fut puissamment soutenue parle mode d'ensei-
gnement religieux qui était suivi, et qui obligeait les néophytes à
passer par des degrés successifs d'initiation avant d'être déclarés
chrétiens. L'église bouddhique suivait la même marche depuis plu-
sieurs centaines d'années lorsque Jésus commença sa prédication,
et elle la suit encore dans toutes les contrées où cette religion est en
vigueur. Le recueil (1) où les règles de l'enseignement sont énon-
cées fut traduit dans les langues de tous les peuples chez qui les
missionnaires bouddhistes vinrent s'établir, et comme il comprend
aussi les lois relatives à la hiérarchie ecclésiastique et les formules
développées de la métaphysique et de la morale, les croyances or-
thodoxes furent identiques dans toute la partie du monde vouée à
la religion du Bouddha. Les divergences qui se produisirent plus
tard dans quelques pays, par exemple au Tibet, ne furent que les
conséquences locales de certains dogmes dont les formules primi-
tives n'avaient pas été suffisamment développées.
Nous savons aussi, par les recherches faites dans ces dernières
années, que les dogmes chrétiens ne furent pas tout d'abord aussi
explicites qu'ils le sont aujourd'hui. Par conséquent l'enseignement
des premiers siècles n'avait pas la précision qu'il a eue plus tard.
Les premiers temps du christianisme furent les plus féconds en héré-
sies; chaque hérésie aboutissait à quelque formule de foi qui n'exis-
(1) Un exemplaire complet de ce recueil, connu sous le nom de Tripitaka, existe de-
puis peu de temps à la Bibliothèque impériale, et attend un traducteur français.
102 REVUE DES DEUX MONDES.
tait pas auparavant. 11 est bien remarquable que le dogme ne fut
définitivement arrêté qu'à l'époque de Constantin, lorsque rensei-
gnement commença de se donner en public, en présence d'hommes
pouvant appartenir à quelque religion que ce fût. Si les empereurs
romains avaient toléré la religion chrétienne un siècle plus tôt, l'or-
thodoxie aurait eu beaucoup plus de peine à s'établir, parce que
les dogmes, n'étant pas encore arrêtés, seraient devenus un objet
vulgaire de discussion pour les païens et les philosophes, au lieu
d'être uniquement discutés par des fidèles, par des docteurs; mais
lorsque Constantin eut reconnu le christianisme pour une des reli-
gions de l'état, l'enseignement, devenu public, fut donné dans d'au-
tres conditions et comme une orthodoxie indiscutable. Depuis lors
il n'a subi d'autres changemens que ceux qui ont été imposés par
les conciles et admis officiellement par les églises. A présent il ne
change pour ainsi dire plus, et il est porté par les missionnaires
chez les peuples éloignés tel qu'il est donné par les clergés euro-
péens.
L'enseignement est, comme on le voit, le moyen ordinaire de
propagation des orthodoxies; pourtant il ne se suffit pas à lui-même.
Non-seulement il peut être froidement accueilli ou promptement
oublié de ceux qui le reçoivent, mais il court le risque de se heur-
ter contre des doctrines antérieures qui en détruisent tout l'effet.
Ce choc est du à l'inflexibilité des formules orthodoxes. En voici
un exemple : lorsque les missionnaires catholiques vinrent en Chine
prêcher leur religion parmi des bouddhistes, ils enseignèrent le Pa-
ter et désignèrent Dieu comme « le roi des cieux; » ces derniers
mots sont précisément ceux par lesquels dans toute l'église boud-
dhique on désigne Indra, qui est une sorte d'ange de beaucoup in-
férieur au Bouddha lui-même; le catholicisme parut une idolâtrie,
et la prédication n'eut point de succès. Les missions protestantes,
n'ayant pas commis cette faute, réussirent mieux. L'enseignement
peut donc non-seulement rester impuissant devant la tiédeur des
hommes, mais s'écarter par la rigidité de ses formules du but qu'il
se propose d'atteindre.
Les rites donnent une très grande énergie à son action. Je ne
parle pas seulement de ceux qui peignent aux yeux les formules de
la foi, et qui, s'accomplissant autour de l'autel, sont comme une
langue idéographique intelligible aux initiés; je parle des cérémo-
nies qui s'adressent à l'homme individuellement, le prennent à sa
naissance, le marquent d'un certain caractère et le rangent dans
une orthodoxie, de celles qui s'accomplissent sur lui à des époques
marquées de son existence, qui l'accompagnent à ses derniers mo-
niens, le suivent même après qu'il est mort. Chaque orthodoxie
a les siennes. 11 y a dans les hymnes du Yêda des rites fort beaux
LA SCIENCE DES RELIGIONS. 103
et fort simples pour la naissance, pour le mariage et pour la morL
Les Grecs suivaient des rites analogues; il y en avait aussi chez ks
Latins, les Celtes, les Germains, les Scandinaves. Nous connaissons
le rituel funéraire des Égyptiens et plusieurs de leurs cérémonies
personnelles. L'orthodoxie brahmanique sut en organiser pour les
différentes castes de la société indienne; le bouddhisme en intrO"
duisit de nouvelles. Chez les chrétiens, toute la vie de l'individu fyit(
comme enlacée dans un réseau de cérémonies d'une signification'
idéale, auxquelles l'église catholique sut ajouter une pompe et un^'
majesté inconnues à l'église d'Orient. La plupart de ces rites, apperr-
lés sacremens, n'appartiennent pas en propre au christianisme, et-
lui sont de beaucoup antérieurs; ils sont presque tous védiques et
contiennent la théorie fondamentale de toutes les religions âryennes>,>;
Quant aux formes qu'ils ont revêtues, elles sont propres à chacune des
orthodoxies : ainsi le baptême catholique ressemble très peu à celui;
des Grecs, quoiqu'il ait la même origine et le même sens; il en est(
de même de la communion, du mariage, de la messe, de l'inhuma^*',
tion. Cependant c'est par ces rites, quels qu'ils soient, que l'indirti
vidu est à chacun des actes solennels de sa vie ramené dans le gi-^)
ron de sa propre église et comme forcé d'en reconnaître l'autoriiéu-
Ces liens sont ordinairement très doux, et n'imposent pas à l'hommej
de grands sacrifices : |:our prix de quelques privations sensuelles, ih
recueille une somme de voluptés idéales et pures qui lui rendenti
« le joug très léger; » ces actes où il lui semble que sa volonté de-r.
meure absolument libre, parce que la pente où elle glisse est sans-
aspérités, sont accompagnés d'un enseignement de plus en plus
profond qui illumine son intelligence et conquiert son assentiment, i
ses promesses et ses sermons. Une grâce divine pénètre ses sens et
sa raison; il la goûte, il la proclame, il la confesse; son âme est re^
nouvelée, il a dépouillé le vieil homme; il marche dans la gloire
de son église; il est prêt à combattre et à mourir pour elle, jusqu'ài
l'heure où les misères de la vie et la lutte pour l'existence le ra-i
mènent à la triste réalité.
C'est celle-ci qui use et souvent brise les chaînes adorables de^
l'orthodoxie. Le manger et le boire, le labour, le commerce, les
métiers, les professions plus nobles de l'homme de loi, du politique,
chassent loin de nous le bonheur mystique des élus et des saints.
L'Inde, qui l'a bien compris, a trouvé contre ces misérables occu-
pations des hommes un remède héroïque, la mendicité : le vrai
yôghi renonce à toutes choses; il n'a point de domicile, il se couvre
d'un lambeau d'étoffe, ramasse dans les balayures de la rue une
écuelle brisée, et va de maison en maison quêter sa vie. Au fond,
c'est un oisif qui se fait nourrir par les gens de labeur; si tout le
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monde l'imitait, tout le monde et lui-même mourraient de faim en
méditant « sur les perfections du yoga. »
Ce sont là des déviations d'orthodoxie dont toutes les religions
fournissent des exemples, et dont la folie humaine peut seule être
responsable; mais comme la réalité, à laquelle on prétend échapper
par cette méthode, pèse sur chacim de nous et nous tire bon gré
mal gré en sens contraire de la religion, qui est tout idéale, celle-ci,
quand elle a passé à l'état d'orthodoxie, a toujours été conduite à
contracter avec la réalité des alliances avantageuses. De là le fait
que j'ai signalé dans une étude précédente, le caractère politique
qu'ont pris tour à tour la plupart des religions. Dès l'époque du
Vêda, sans parler de l'Egypte, dont les documens sont antérieurs à
ceux de l'Inde et de la Perse, l'alliance du sacerdoce et de la royauté
s'accomplissait dans l'Inde; cependant la séparation des castes est
un fait postérieur à la période des hymnes ou qui en marque tout au
plus les derniers temps : fait bien digne de remarque, car il prouve
que l'institution politique du brahmanisme s'est fondée au même
moment que son orthodoxie religieuse. Celle-ci devint, dans les lois
de Manou que nous possédons, le plus ferme appui du système so-
cial et politique, et ce système à son tour assura une durée pour
ainsi dire illimitée à l'orthodoxie indienne. D'après les documens
hiéroglyphiques, les croyances de l'Egypte ne semblent pas avoir été
fixées et systématisées avant la fm de la iv'= dynastie; elles durèrent
jusqu'à la conquête de ce pays par Cambyse, et à partir de ce temps
elles tombèrent dans une décadence rapide. jNous savons qu'en
vertu de sa constitution cérébrale le peuple égyptien était peu apte
à s'élever dans l'ordre des idées au-delà du terme qu'il avait de
bonne heure atteint et où il s'était arrêté. La longue durée de son
orthodoxie, qui comprend peut-être quarante siècles, doit être at-
tribuée au système politique auquel elle s'était inféodée. Le brah-
manisme, quoique chez une race progressive et par conséquent plus
mobile, était fondé au moins douze ou quinze siècles avant Jésus-
Christ, et il est encore plein de vie; il est sous nos yeux, c'est comme
une antique et puissante machine d'un mécanisme très régulier au
fonctionnement de laquelle nous assistons. Or à quoi s'attaquent les
propagateurs de la civilisation d'Occident pour préparer dans l'Inde
l'acceptation des idées chrétiennes? Au système des castes, c'est-
à-dire à une institution politique. A quoi le bouddhisme a-t-il dû
les rapides succès qu'il a remportés dans ses premiers siècles? Aux
coups dont il frappait cette même institution. C'est donc elle dont
l'alliance a maintenu l'orthodoxie religieuse, et c'est contre cette
alliance que les forces intérieures comme celles du dehors sont
venues jusqu'à présent se briser.
LA SCIENCE DES RELIGIONS. 105
Nous ne pouvons passer en revue l'histoire de toutes les ortho-
doxies. Disons seulement quelques mots de l'église chrétienne. Elle
partage elle-même son histoire en trois périodes, la lutte, la souf-
france, le triomphe, et elle fait dater celui-ci de Constantin. Ce
n'est pas que cet empereur ait proscrit les autres religions; mais,
chrétien lui-même, il fit asseoir la nouvelle religion sur le trône,
remplit de chrétiens les fonctions politiques et civiles dans tout son
empire, et donna à sa foi une liberté d'action et de propagande dont
elle n'avait pas joui auparavant. Ce prince fut pour cela vénéré
dans l'église, quoiqu'il ne méritât, comme homme et même comme
empereur, qu'une médiocre estime. Le bouddhisme avait de même,
six siècles auparavant, trouvé son Constantin dans le grand roi
converti, Açôka. L'alliance de l'orthodoxie et de la politique con-
sommée par l'empereur romain n'a plus cessé, ni dans l'église
d'Orient ni dans celle d'Occident. Nous n'avons pas à raconter une
histoire que tout le monde connaît. Remarquons seulement que l'é-
glise a suivi les mouvemens de la politique et s'y est accommodée,
soit que la société fût féodale, soit qu'elle changeât cet ancien état
pour s'organiser en monarchies. Les princes de l'église trouvèrent
à ce changement quelque avantage, puisque les premiers pairs qui
devinrent rois ne pouvaient réussir qu'avec l'appui de l'église, déjà
centralisée dans Rome. L'orthodoxie romaine fut quelque temps la
puissance politique prépondérante, et jouit d'une autorité que l'u-
nion des pouvoirs entre les mains d'un seul étendait également sur
les rois, sur les seigneurs et sur les peuples. Depuis lors, l'alliance
a été en s'affaiblissant, parce que les rois, pour reconquérir leur in-
dépendance, qu'ils avaient aliénée, furent obligés de s'appuyer sur
le peuple, c'est-à-dire sur cette foule des profanes qui représente
le principe de la liberté individuelle. La réforme lui porta un second
coup en détachant d'elle des populations entières. Le troisième
coup lui fut porté par la révolution française. Qu'est-ce aujour-
d'hui que l'orthodoxie latine eu égard à son passé? Elle est en pré-
sence de peuples qui ne lui doivent rien et qu'elle a longtemps
déprimés, d'institutions laïques qui la contredisent, de sciences qui
tendent à la refaire, c'est-à-dire à la défaire, de peuples germa-
niques qui lui sont hostiles, d'un mouvement général de civilisa-
tion sur lequel la barque de Pierre est portée comme une nacelle
sur la mer. Le clergé romain sent néanmoins que la possession de
quelque pouvoir politique lui est nécessaire, et croit que le salut de
son orthodoxie est à ce prix. En réalité, ce n'est pas l'alliance qui
se brise, c'est l'allié qui disparaît. Les peuples ne peuvent pas être
les alliés de Rome, parce que Rome est dans le sanctuaire et que
le peuple est hors du temple; il cherche ailleurs la lumière, qui
a cessé de lui venir de ce côté. Et nous, ne prenant parti pour
•106 REVUE DES DEUX MONDES.
-pferSonne dans cette lutte qui se passe en dehors de nous, nous
•t^yons d'un point de vue libre tomber tour à tour les étais qui sou-
têTi-aient l'alliance du trône et de l'autel. Combien en reste-t-il
■auj-ôurd'hui? En France, la royauté n'est plus; l'empire s'est démo-
cm€sé. En Italie, le peuple demande Rome pour sa capitale. L'Au-
triche, sans changer de roi, a changé de royauté. L'Espagne vient
•àt éhangerl'un et l'autre. Ainsi les peuples se retirent tour à tour,
BVle pire est qu'ils ne cessent pas pour cela d'être chrétiens.
^''alliance de la religion et de l'état, en prêtant à l'enseignement
Sftefpé et aux rites une force prépondérante, en est donc venue à
rester la durée des orthodoxies; mais ces trois moyens de propa-
'gati'(!>n s€ sont diversifiés selon les races, les peuples et les temps.
-J'ai déjà rappelé au lecteur que dans l'înde, par exemple, les par(s
''de-fieligion données aux hommes étaient inégales : les dogmes et
l'es rites formaient un trésor dont les brahmanes seuls avaient la
clé; ils en distribuaient à la caste royale une mesure assez grande
j>o«r s'assurer son alliance et pour la maintenir dans son devoir vis-
â-vis d'eux comme dans sa supériorité à l'égard des autres castes.
De "même ce que la caste des marchands et des laboureurs recevait
dfe religion suffisait pour la maintenir au-dessus des malheureux
^çûdras, dont le rôle était de servir, mais non pour l'égaler à ses
^is-upérieurs; quant aux çûdras, ils n'avaient aucune part à la religion
aryenne et demeuraient dans leurs grossières superstitions. J'ai 'ex-
p^îiqué comment la conservation de l'orthodoxie brahmanique fut
•H'ée' à ce système : il est bien curieux que la morale brahmanique
'î?oit d'une beauté admirable, et que pourtant elle soit jointe à une
orthodoxie politique profondément inhumaine. La science n'a au-
jourd'hui aucune peine à expliquer cette contradiction, car elle
ï^pose tout entière sur la différence des races. Il est à peu près
dêmeyntré qu'à leur arrivée sur l'Indus les Aryas formaient déjà une
société mêlée où les classes supérieures seules étaient pures,
tandis que la troisième contenait une proportion peut-être assez
grandfe de sang touranien: mais comme celle-ci était pourtant très
•supél'îeure aux pauvres barbares [varvara] qu'elle trouva devant
elle, tout le peuple conquérant n'eut pas de peine à les reléguer
da*is une quatrième caste et à s'en faire des esclaves. Un fait ana-
logiwse passait dans l'Asie centrale, où les Mèdes, peuple mêlé,
finirent par se trouver classés au-dessous des Perses, purs Aryas,
^ui furent les prêtres et les seigneurs de l'empire de Cyrus. La
même' chose eut lieu dans de minimes proportions le long de l'Eu-
TOtas après le retour des Doriens; mais l'absence de races infimes
"j réduisit les castes à trois, Spartiates, Laconiens et hilotes.
■■ L'église latine et les sociétés modernes se trouvèrent, quant aux
races,' dans des conditions beaucoup plus complexes après les in-
LA SCILXCE DES RELIGIONS. 107
vasions et la conversion de.; barbares; cependant on voit que Tor-
thodoxie romaine fit alliance avec les conquérans pour assurer sa
prépondérance sur les anciennes populations. Plus tard les mésal-
liances, le progrès de la puissance populaire et le principe même
du christianisme, qui est l'égalité des hommes devant Dieu, tendi-
rent à confondre les races. La conquête toute récente encore du
Nouveau-Monde mit les races mêlées et presque unifiées de l'Eu-
rope en face des peaux-rouges et des noirs, et il fallut ces révo-
lutions sanglantes dont nous avons été les témoins pour empêcher
des orthodoxies oppressives de consacrer dans la politique et dans
la religion l'inégalité naturelle des races en Amérique. Aujourd'hui
la fusion s'opère et ne s'arrêtera plus.
Ainsi la propagation des orthodoxies a varié suivant les races : ici
elle les a subordonnées entre elles en les maintenant séparées, là
elle a tendu à les croiser et à les fondre les unes dans les autres. Des
conséquences analogues sont nées de la différence des peuples dans
une même race. L'église chrétienne, après s'être brisée pour s'ac-
commoder aux conditions si diiïêrentes des peuples grecs et des
peuples d'Occident, n'a jamais pu contracter chez les premiers
une union complète et durable avec l'état. Elle n'a donc exercé
sur celui-ci qu'une action en quelque sorte latérale, prenant son
point d'appui dans la famille et dans sa propre organisation pa-
triarcale. L'explication dé ce fait n'est pas bien difficile à décou-
vrir, car le christianisme grec a succédé très exactement aux cultes
païens, qui ne reconnaissaient aucun chef suprême; les peuples
chez lesquels il s'établissait, loin d'arriver à la vie nationale comme
ceux de l'Occident, étaient des peuples vieillis qu'il avait la pré-
tention de rajeunir, et qui n'avaient jamais eu, politiquement du
moins, une unité, une cohésion qui pût se transmettre à l'organisa-
tion sacerdotale. La conquête musulmane sauva par l'antagonisme
de religion l'union hellénique, mais elle n'apportait aucun élément
social nouveau; de plus, en ôtant aux peuples vaincus leur existence
politique, elle forçait l'orthodoxie à vivre sur son propre fonds, c'est-
à-dire sur son enseignement et ses rites. Pendant ce temps, l'église
d'Orient se développait au nord dans des conditions toutes diffé-
rentes, et produisait chez les Touraniens et les Slaves une ortho-
doxie au triomphe de laquelle la politique des tsars était intéres-
sée; l'alliance du pouvoir et de la religion y devenait aussi étroite
qu'elle l'était à Rome; le tsar était comme le pape de cette grande
église, et concevait l'espérance de l'être un jour de tous les chré-
tiens d'Orient. L'indépendance qu'une longue guerre et l'appui de
l'Europe n'ont donnée qu'à ime partie des Hellènes rend très bonne
à cet égard la situation de l'orthodoxie russe, car, en se faisant pro-
tectrice effective du reste des Grecs, elle s'achemine vers leur ab-
108 REVUE DES DEUX MONDES.
sorption politique et religieuse à la fois. Si une existence nationale
eût été donnée à temps aux populations helléniques, elles eussent
été bientôt aussi ennemies du tsar que les Allemands ont pu l'être
du pape, car l'influence du tsar n'eût pu être que nuisible à leur
autonomie politique et religieuse.
Les époques chez un même peuple ne sont pas non plus indiffé-
rentes à l'œuvre et au succès des orthodoxies. L'Inde et l'Occident
fournissent là-dessus des faits décisifs. Quand les Aryas débouchè-
rent dans les vallées de l'Indus, il n'avaient pas encore les élémens
de brahmanisme qui sont dans le Vêda, car ces hymnes furent en
majeure partie composés sur ce fleuve et sur ses aflluens. Les con-
quérans s'étendirent sur le Caboul et jusqu'à la Saraswatî, qui,
entre l'Indus et le Gange, va du sud au nord et perd ses eaux dans
le désert. Leur établissement orthodoxe commença donc à se faire
après la conquête, naquit avec leur puissance territoriale, grandit
et se consolida avec elle. 11 ne semble pas que pendant un millier
d'années il y ait eu dans la société brahmanique aucune lutte sé-
rieuse causée par l'orthodoxie aryenne. Celle-ci au contraire, par
la netteté de ses formules et des prescriptions énoncées dans ses
codes, fut une garantie de paix intérieure et de progrès vers le
sud. Ce fut seulement à l'époque du Bouddha que le principe de la
liberté individuelle et de l'égalité religieuse fut proclamé et intro-
duisit dans une société pacifiée à la manière romaine un trouble
auquel le bouddhisme succomba. Quand une orthodoxie naît avec
une civilisation placée, comme le fut le brahmanisme, dans des con-
ditions très simples, elle en devient naturellement et sans effort la
forme principale d'après laquelle toutes les autres fonctions so-
ciales se combinent et s'harmonisent. Parvenue à son âge adulte,
elle est l'expression même de la civilisation d'un peuple, et quand
celle-ci vient à déchoir, elle la suit dans sa décadence. La chute du
brahmanisme a commencé depuis longtemps, précipitée tour à tour
par le bouddhisme et par les invasions mongoles et arabes; mais sa
dernière période n'a commencé qu'à l'arrivée des Européens, qui
sont armés d'un principe supérieur de civilisation.
Le christianisme survint en pleine civilisation gréco-romaine.
Les principes qu'il apportait, en contradiction manifeste avec l'état
social et rehgieux de l'empire, jetaient dans la société un ferment
puissant de discorde et des causes de dissolution. Cette société était
née et avait grandi dans des croyances dont l'origine était la même
que celle du christianisme, puisqu'elles venaient, comme lui, des
premiers dogmes aryens; mais en s'accommodant au reste de la ci-
vilisation pélasgique, hellénique et latine, elles avaient formé une
sorte d'orthodoxie polythéiste que la doctrine chrétienne venait
contredire. Comme ce problème se présentait en pleine civilisation,
LA SCIENCE DES RELIGIONS. 109
il n'était pas possible qu'une lutte violente ne se produisît point.
Aussi, durant les premiers siècles, les communautés chrétiennes
cachaient-elles leur enseignement et leurs rites, afin de les sous-
traire à une puissance politique qui leur était hostile. Il leur fallut
une grande énergie d'action et de volonté, une confiance singu-
lière dans l'avenir pour soutenir un pareil combat sans autres se-
cours qu'un enseignement encore vague et des rites sans solennité.
Il est juste aussi de dire que dès le commencement la prédication
chrétienne trouva des points d'appui fort utiles chez des hommes
riches et influens de l'empire romain; "c'est ce que prouvent l'his-
toire des persécutions et la qualité des martyrs. Le nombre de ces
adhérens de bonne famille alla en croissant, et les communions
chrétiennes en étaient remplies lorsque Constantin adopta la foi
nouvelle.
Une lutte toute semblable fut soutenue dans l'Inde par le boud-
dhisme, réaction sans causes extérieures que nous sachions, et qui
venait porter le trouble dans une puissante et séculaire organisa-
tion politique et religieuse. Quand le fils de Mâyâ, Çâkya-Mouni
surnommé le Bouddha, fils de rajah et rajah lui-même, entraînait
hors des cités les peuples avides de l'entendre, il ne leur ensei-
gnait qu'une morale très pure confirmée par des miracles étonnans;
mais, lorsqu'à sa mort le premier concile se réunit pour fixer les
principaux points du dogme et organiser une église, on vit naître
une orthodoxie qui, en appelant au sacerdoce non-seulement les
castes aryennes, mais les castes les plus infimes, bouleversait la
société et la sapait dans sa base. Le bouddhisme fut donc, lui aussi,
une semence de discorde jetée au sein du brahmanisme : on ensei-
gna au milieu des persécutions; on eut des renégats et des martyrs,
des confesseurs, des missionnaires et des saints, jusqu'à ce que la
vieille orthodoxie, plus forte que l'orthodoxie naissante, l'expulsa
de son sein et la força de chercher fortune au dehors. Le christia-
nisme eut plus de succès dans l'empire : il conquit tout l'Occident
et s'étendit fort loin en Asie; mais comme de ce côté il ne sut pas
s'organiser en une puissante orthodoxie soutenue par toutes les
forces séculières, les populations non aryennes de ces contrées re-
tournèrent sans beaucoup de peine à des dogmes mieux appropriés
à leur race quand l'islamisme vint s'offrir à elles. Aujourd'hui il
serait plus facile d'ôter toute religion aux musulmans que de leur
faire adopter le christianisme.
lY.
Il nous reste à exposer comment finissent les orthodoxies et à
définir les lois générales de leur décadence et les causes de leur
110 REVUE DES DEUX MONDES.
chute. Ces causes sont moins compliquées qu'elles ne le paraissent,
et peuvent même se réduire à une seule; mais leur action se diver-
sifie selon les temps et les circonstances. Quand s'est fondé le pre-
mier dogme admis en commun par deux ou plusieurs hommes,
leur pensée, qui l'avait conçu librement, conservait nécessairement
après l'accord la liberté dont elle avait joui et qu'elle ne pouvait
aliéner. Il en résulte que dans toutes les religions il y a deux élé-
mens psychologiques, dont l'un représente le consentement et en-
gendre l'autorité des assemblées, tandis que l'autre représente les
dissentimens et donne naissance aux opinions individuelles. On
comprend que c'est par le consentement que se fondent les ortho-
doxies, et qu'elles ont pour point d'appui l'autorité.
D'un autre côté, puisque les religions procèdent d'une source
commune et reposent sur une observation juste, quoique vague, des
phénomènes naturels, il y a entre toutes les orthodoxies de la terre
une somme de dogmes communs qui représente la religion primi-
tive, et c'est par les développemens ou par les déviations locales
de ces premiers dogmes qu'elles en sont venues à différer entre
elles et même à se combattre. Les points sur lesquels tout le monde
est d'accord ne tardent pas à se ranger aux arrière-plfins et en
quelque sorte à s'effacer; les discussions portent naturellement sur
les points de dissidence. Ainsi l'Allah des Turcs ne diffère pas ab-
solument du Dieu des chrétiens, celui des catholiques est à peii
près le même que celui des Grecs ou des protestans; mais les dé-
veloppemens particuliers de chacune de ces orthodoxies ont mis
aux prises les uns avec les autres les hommes qui les ont adoptées.
C'est donc l'élément propre de chacune d'elles qui les constitue,
comme en histoire naturelle c'est la différence qui constitue l'es-
pèce.
L'élément commun des religions, étant pur de tout mélange
étranger et d'ailleurs n'étant guère soumis aux discussions, se
transmet à travers l'humanité et se conserve indéfiniment; il n'est
sujet ni à l'accroissement ni à la diminution; il peut seulement à de
longues périodes recevoir des expressions de plus en plus scienti-
fiques. Au contraire, l'élément propre qui constitue les orthodoxies
est soumis aux mêmes lois générales de développement et de dé-
cadence que toutes les autres formes créées par la nature; il par-
court dans chaque pays une période qui peut être représentée par
une courbe géométrique. A mesure en effet que la doctrine fonda-
mentale se revêt de formules orthodoxes plus précises et mieux ap-
propriées aux conditions locales, la réaction de la liberté individuelle
se manifeste avec une énergie croissante par la contradiction; les
hérésies se produisent pendant toute la période de formation d'une
orthodoxie. Quand celle-ci est parvenue à son développement corn-
LA SCIENCE DES RELIGIONS. 111
plet, on ne voit plus naître d'hérésies, parce que les sujets de dis-
cussion sont épuisés; mais le principe de la liberté individuelle,
étant indestructible, commence dès lors à se manifester d'une autre
manière, c'est-à-dire par la science. J'ai exposé dans une précé-
dente étude comment celle-ci procède par périodes; c'est ici le lieu
d'ajouter que ces périodes répondent à la décadence des ortlio-
doxies. La science grecque a commencé vers l'époque de Solon par
une raillerie contre l'anthropomorphisme, quand un savant vint
dire aux Hellènes que, si les chevaux se créaient des dieux, ils leur
donneraient des figures de cheval; or l'anthropomorphisme était la
forme spéciale de l'orthodoxie des Hellènes. Quand a été inaugurée
la science occidentale, sinon à l'époque où fut achevée l'évolution
de l'orthodoxie romaine? Galilée ne naquit-il pas l'année qui suivit
le concile de Trente? Ces dates d'ailleurs ne sont que des points de
repère dans un mouvement continu dont les momens sont indiscer-
nables, car d'un côté les derniers progrès d'une orthodoxie sont
très lents, comme ceux d'un animal ou d'une plante qui vont tou-
cher à leur âge adulte; de l'autre, la naissance de la science est in-
saisissable, ses premiers progrès sont très lents; elle n'arrive à pré-
cipiter sa marche qu'aux temps où l'orthodoxie elle-même précipite
sa décadence.
Or, de mênie qu'en se formant cette dernière a peu à peu coor-
donné autour de son principe tous les élémens sociaux, qu'elle les
a soumis ou a fait alliance avec eux, de même, à mesure que la
science grandit, elle tend à reprendre tous ces élémens, à les pé-
nétrer de son esprit, à leur communiquer son principe de liberté et
sa mobilité. Ainsi peu à peu la société se transforme dans un sens
opposé cà l'orthodoxie, de sorte que la science profite de tout ce
que perd cette dernière et contribue elle-même à ces pertes suc-
cessives. 11 est donc inutile de vouloir le nier, le pallier ou le dis-
simuler, science et orthodoxie se sont exclues dans tous les temps
et chez tous les peuples où elles ont coexisté. Pendant la période
plus ou moins longue d'une décadence sacerdotale-, la société est
livrée à une lutte dont les actes offrent les personnages et les scènes
les plus variés, quelquefois comiques, souvent tragiques; des deux
côtés, on crie à l'oppression, à l'injustice. On montre aux peuples
l'abîme de l'incrédulité où ils se fourvoient, on leur montre les
avantages qu'ils retirent du savoir et l'âge heureux où la science
les conduit. Les orthodoxes font voir la société se désorganisant, les
temples désertés, les dieux outragés, l'iniquité et le crime établis-
sant leur règne et livrant les hommes séduits à une damnation
éternelle. Les libres penseurs, les sages, comme disaient les Grecs,
les hommes de science enfin, s'appliquent à dissiper les terreurs
de l'autre monde, ils appellent les hommes à la liberté, à l'eliort
112 REVUE DES DEUX MONDES.
personnel, à l'instruction, qui élève l'intelligence, au travail, qui
adoucit et orne la vie, à l'économie, qui assure l'avenir de la fa-
mille, à l'exercice des droits civils, qui améliorent les cités, et des
droits politiques, qui font la force des états, à la paix enfin, bien
suprême de l'humanité que les orthodoxies ont toujours empê-
ché. Yoilà ce que l'on dit de part et d'autre avec des apparences
de raison.
A ce point de sa durée, une orthodoxie paraît une force oppres-
sive ou du moins coercitive, qui retient un peuple dans l'ignorance
pour le dominer, la science paraît une force impie, un principe de
dissolution et d'immoralité tourné contre la religion; mais si l'on
fait attention que c'est l'élément commun des orthodoxies qui con-
stitue cette dernière et qu'il n'est jamais en cause, un esprit sin-
cère, exempt de terreurs et de préjugés, s'aperçoit bientôt que la
chute des orthodoxies n'intéresse pas la religion, non plus que la
vague qui monte et s'abaisse n'intéresse l'existence de la mer; il ne
voit dans l'antagonisme des élémens sociaux que cette lutte pour
l'existence à laquelle rien n'échappe, où les ressorts de la nature
viennent incessamment se retremper. Il faut donc que l'orthodoxie
et la science se combattent; mais le vrai terrain de la religion reste
neutre, il est toujours possible aux hommes de s'y donner la main.
L'obstacle vient de la première; ainsi les Latins et les Grecs ont
encore prouvé tout récemment qu'ils ne peuvent s'accorder sur les
questions d'orthodoxie. La science au contraire réunit les hommes
d'un même pays et d'un pays à l'autre, car d'une part elle ne pro-
cède que par le raisonnement et ne fonde la conviction que sur l'é-
vidence personnellement acquise, de l'autre elle n'a aucune forme
arrêtée, elle modifie sans cesse et librement ses expressions. La
science est absolument la même à Athènes, à Berlin et à Rome.
Il résulte de là que, partout où la science est en progrès, l'or-
thodoxie est en décadence; elles marchent en sens contraire d'un
pas égal. S'il venait un jour où la science eût rallié à elle tous les
élémens d'une société, l'orthodoxie locale disparaîtrait en même
temps. C'est ce qui est arrivé pour le polythéisme, à la chute du-
quel la science grecque a plus contribué que le christianisme nais-
sant. De nos jours, presque toutes les orthodoxies sont en décadence
sans qu'aucune d'elle soit sur le point de s'anéantir; le brahma-
nisme dans l'Inde perd du terrain devant le progrès de la science
européenne et de ses applications; il en est de même de l'ortho-
doxie hellénique, de celle des Latins et même des demi-orthodoxies
protestantes des peuples germaniques; les églises musulmanes,
malgré le dédain de la science qu'elles ont inspiré aux populations,
voient leur force diminuer à Gonstantinople et au Caire. La Piussie
est à cet égard l'un des pays du monde les plus arriérés, grâce à
LA SCIENCE DES RELIGIONS. 113
l'origine touranienne de ses habitans et à l'union du spirituel et du
temporel dans la personne du tsar; mais le jour ne semble pas éloi-
gné où elle sera elle-même entraînée sans retour dans le mouve-
ment général du monde.
La chute des orthodoxies est plus ou moins accélérée par des
causes dont l'action varie avec les milieux. La race est encore une
de ces causes. Il y a en effet des races humaines sur lesquelles la
science a peu de prise, et même dont les idées religieuses ne s'é-
lèvent pas bien haut. Dans la partie nord-est de la Russie, le chris-
tianisme est une pure idolâtrie; la science non plus n'y a pas encore
pénétré. Il n'en est pas de même dans le sud-ouest de cet empire,
et cette différence n'est pas due seulement au voisinage des peuples
civilisés, elle est due surtout à la différence des races, l'est étant
habité par des races touraniennes et l'ouest par des Aryas. Les fellahs
d'Egypte et les peuples qui habitent au sud de ce royaume appar-
tiendront longtemps à des orthodoxies, parce qu'ils sont peu capa-
bles de science. Il en sera de même de tout le sud de l'indoustan,
occupé par des races éthiopiennes ou dravidiennes qui ne sont pas
plus aptes à comprendre la loi de la gravitation que la théorie du
Brahma neutre et indiscernable. Au contraire les races progressives
et surtout celle des Aryas, à la tête desquelles marchent la France,
l'Angleterre et l'Allemagne, tendent à s'affranchir de leurs ortho-
doxies respectives, à effacer leurs différences par l'abandon du
passé, à s'unir dans la science et la liberté, aidées par les applica-
tions qu'elles savent en faire. Nous les voyons suivies dans leur
marche par une foule d'autres nations de même origine ou de races
mêlées, et le mouvement qu'elles impriment aux idées tend à se
propager par toute la terre.
Il est aisé de comprendre que l'abandon des orthodoxies com-
mence toujours par les classes élevées, c'est-à-dire instruites, puis-
que le savoir, qui affranchit un homme de l'orthodoxie, le range en
même temps dans ces classes; mais la science possède, elle aussi,
l'enseignement comme moyen d'action, et aux rites sacrés corres-
pondent chez elle les applications qu'elle fait de ses théories : par
ces deux voies, elle descend des hommes supérieurs à ceux que leur
capacité ou les circonstances de la vie ont élevés moins haut, et par
degrés elle pénètre jusqu'aux derniers rangs du peuple. Telle est
la marche progressive de la science; la retraite des idées ortho-
doxes s'opère dans la même proportion.
La fixité des formules orthodoxes est pour elles une troisième
cause d'abandon. Cette immobilité les empêche de suivre les trans-
formations sociales qui s'opèrent en dehors d'elles, soit dans la
théorie , soit dans la morale et dans les applications de celle-ci.
TOME LXXXII. — 18G9. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
Par exemple, les premiers chapitres de la Genèse furent donnés
jadis comme fondement à la doctrine catholique; on répéta et l'on
enseigna dans toute l'église que Dieu avait crée le monde en six
jours, et l'on entendit par là des jours solaires. Quand la science
eut démontré que la seule formation de la terre avait exigé un
temps beaucoup plus long, l'interprétation dut rétrograder. On
conserva du moins Adam comme souche primordiale de l'humanité
et l'on assigna une certaine antiquité à l'espèce humaine, mais les
inscriptions de l'Egypte la reculèrent de plusieurs siècles; les dé-
couvertes géologiques la reléguèrent dans un passé beaucoup plus
ancien, et, d'accord avec la philologie, firent voir dans les person-
nages d'Adam et d'Eve des mythes au lieu de réalités. La Genèse,
battue en brèche, reste comme un monument fort obscur, et qui,
loin d'éclairer la science, en requiert lui-même toutes les lumières.
Autre exemple : la morale a cheminé comme la science; l'universa-
lité des lois qui en découlent a été démontrée, elle ne reconnaît
plus de lois d'exception; les philosophes pensent en général que
l'état normal de l'homme et de la femme est de s'unir, parce que
leur union est la condition de la durée de l'espèce; on considère
comme une déviation des lois de la nature et de la morale la mul-
tiplication des communautés de célibataires bouddhistes qui for-
ment des villes entières dans l'Asie centrale et ont envahi la société
siamoise. Cependant le concile de Trente a proclamé le célibat su-
périeur à Tétat de mariage et déclaré anathème celui qui dirait le
contraire. De là chez nous un antagonisme d'idées au sujet des
couvens et de la vie religieuse et une divergence entre les protes-
tans et les catholiques. Il est évident que l'article du concile de
Trente sera rapporté ou tombera en désuétude, si la doctrine phi-
losophique vient à prévaloir. Remarquons que ce point d'orthodoxie
romaine n'intéresse pas le christianisme, puisqu'il n'existe ni chez
les protestans ni dans l'église d'Orient, où les prêtres sont mariés.
Il démonti-e donc que l'immobilité des dogmes est une cause de
décadence pour les églises locales , et comme cette fixité règne
dans toutes les orthodoxies, celles-ci tendent à s'anéantir faute
de se pouvoir transformer. Si elles se modifiaient pour suivre le
mouvement des esprits, elles tomberaient en contradiction avec
leur propre principe et périraient plus vite encore.
Au contraire, quand une formule de foi est passée à l'état d'or-
thodoxie, elle devient un principe qui tend comme tout autre à pro-
duire ses conséquences extrêmes. Celles-ci se produisent toujours
dans un sens défini et créent des forces nouvelles ou des faits so-
ciaux parfois extraordinaires. On en pourrait citer des exemples à
l'infini; j'en rappellerai seulement deux ou trois. La contemplation
de la vérité est l'état le plus parfait de l'âme : faites de cette idée
LA SCIENCli DES RELIGIONS. 115
fort juste un principe d'orthodoxie et donnez-lui ses conséquences,
vous engendrerez des sociétés contemplatives qui détermineront les
conditions les pins favorables à la contemplation; parmi ces der-
nières sera l'immobilité du corps, et vous verrez dans l'Inde des
hommes qui pour se la procurer se feront attacher par les pieds et
les mains à des troncs d'arbres et y passeront leur vie. L'excès du
boire et du manger trouble les fonctions de l'intelligence : idée fort
juste qui conduit à la formule de l'abstinence et du détachement;
celle-ci à son tour, considérée comme un principe et appliquée en
toute rigueur, amène des ermites sur les promontoires, sur les pics
escarpés, sur les colonnes isolées d'édifices en ruine, et fait tour-
ner sur un pied, dans l'attitude de l'extase, les derviches blancs de
Constantinople. Ce ne sont point Là des aberrations, ce sont des
conséquences très logiquement tirées de principes fort humains,
mais étroitement formulés par des orthodoxies; s'il en était autre-
ment, ces pénitens seraient repoussés par leurs propres églises,
tandis qu'elles les tolèrent, souvent les louent, quelquefois en font
leurs saints. Voilà pour la pratique.
La doctrine, une fois devenue orthodoxe, suit une loi semblable;
en voici un exemple. Le feu avait été allumé par le frottement de
deux morceaux de bois choisis exprès et habilement taillés, l'un en
fossette, l'autre en pointe. L'homme qui les avait préparés le pre-
mier fut un grand artiste qui transmit son invention à ses succes-
seurs et qui fut appelé, ainsi qu'eux, par excellence, le « charpen-
tier » [tirashtri). Quand on vint à réfléchir que l'opération accomplie
par lui une première fois avait engendré le feu, il en fut justement
nommé le père. Bientôt la théorie, s'emparant des faits, dégagea le
principe igné qui vit dans le végétal et constata qu'il a son origine
dans le soleil. Le feu de l'autel fut dès lors conçu comme ayant
deux pères, l'un céleste ou divin, l'autre humain. Quand la théorie
aryenne du feu fut devenue la théorie du Christ, c'est-à-dire de
l'oint [ankta, en latin iinrtus), et qu'après avoir longtemps subsisté
en Asie elle se transmit à l'Europe par l'orient de la Méditerranée,
l'antique charpentier prit chez des Sémites le nom de lousouf ou
Joseph, et se retrouva dans le père nourricier du fils de Marie.
L'orthodoxie catholique ayant consacré ce personnage, qui n'est
presque rien chez les chrétiens d'Orient, Joseph obtint chez elle
des honneurs particuliers; il devint comme un second médiateur, il
eut des autels à lui et des communautés d'hommes et de femmes
spécialement attachées à sa personne.
Il arrive donc un moment où les dogmes religieux, en passant à
l'état d'orthodoxie, commencent à perdre la valeur théorique qu'ils
ont eue d'abord. A mesure que le temps s'écoule et que se dérou-
lent les conséquences du dogme arrêté, la signification primordiale
1J6 REVUE DES DEUX MONDES.
s'efface de plus en plus et finit par disparaître entièrement. On se
trouve alors en face de conceptions fantastiques ou d'êtres idéaux
auxquels on attribue une existence surnaturelle et une action pré-
pondérante dans l'univers et dans l'humanité. C'est là l'histoire de
tout le paganisme ancien et moderne. Lorsque la science a grandi
et qu'elle lève les yeux vers ces figures créées par les ortho-
doxies, ne pouvant les saisir par aucune de ses méthodes, elle les
nie ou les néglige, comme des fantômes de l'imagination populaire.
Elle s'en éloigne d'autant plus qu'elle part elle-même de la réa-
lité, et que, sans jamais la perdre de vue, elle marche vers des
formules de plus en plus abstraites et de moins en moins saisis-
sables à l'imagination. Si l'on vient alors à rapprocher ces for-
mules des figures sacrées qui en sont les équivalens, celles-ci sont
jugées inutiles par les hommes de science, qui à leur tour sont con-
damnés par les orthodoxes comme des impies. Cependant les
figures sacrées ne se renouvellent pas, et la science se renouvelle
toujours; dans sa marche, elle les repousse devant elle, les confine
dans l'adoration d'un groupe de croyans qui diminue sans cesse,
et il vient un temps où l'on peut dire que les dieux s'en vont avec
les orthodoxies qui les ont créés.
Je viens d'exposer, d'après les faits que la science a rassemblés
dans ces derniers temps, les lois auxquelles toutes les orthodoxies
obéissent depuis leur naissance jusqu'à leur fin. Ces lois ne s'écar-
tent en rien des lois générales du monde; elles n'en sont que l'ap-
plication à un ordre particulier de phénomènes. Il n'y a ni à les
louer, ni à les blâmer; elles sont ce qu'elles sont, et l'humanité
leur obéit d'instinct, sans le vouloir et sans pouvoir s'y soustraire.
Quand un homme ou un peuple se sépare d'une orthodoxie, il ac-
complit également sa loi : s'il y restait attaché loreque sa raison lui
dit qu'il se trompe, il mentirait à lui-même et aux autres. C'est
pour cela que les persécutions religieuses sont aussi stériles que
criminelles et que les martyrs ont toujours eu raison de leurs bour-
reaux. Les orthodoxies sont libres de s'établir et, si elles le peuvent,
de s'étendre, mais non de s'imposer par la violence. Les sciences
ont le même droit et le même devoir, parce que leur point de dé-
part et leur raison d'être sont les mêmes. D'ailleurs, les orthodoxies
et la religion étant deux choses fort différentes, celle-ci demeure
toujours un fonds commun inépuisable où tout le monde peut vivre;
elle est comme la grande voie de l'humanité, où chacun avance se-
lon ses forces, et sur laquelle aucun péage ne doit être établi. Iden-
tique à celle de la science, cette voie doit conduire ceux qui la par-
courent à la possession d'eux-mêmes, à la paix du cœur et à la
liberté.
Emile Burnouf.
LE
PRINCE 31ICHEL OBRENOVITCH
ET
L'AVENEMENT DU PRINCE MILAN
SOUVENIRS D UN VOYAGE EN SERBIE.
Le 5 septembre 1868, je débarquais à Belgrade. J'avais visité la
Slavonie, essayant de me faire une idée des difficultés où se sont
débattus jusqu'ici dans l'empire des Habsbourg les Slaves du sud,
serrés comme dans un étau entre le tenace pédantisme de la bu-
reaucratie allemande et l'ambitieux orgueil des Magyars; je ve-
nais voir maintenant ce qu'était la Serbie, et quel usage les Slaves
y avaient fait de l'indépendance. J'avais lu ce que l'on a traduit des
2)csmas, ces beaux chants naïfs et sincères par lesquels s'est révé-
lée à l'Occident l'âme môme de la Serbie; j'avais parcouru les an-
nales de ce peuple vaillant et avisé qui avait bravé à lui seul, sous
Kara-George, tout l'effort de la puissance turque, et qui plus tard,
sous les Obrenovitch, avait su, grâce à son esprit de conduite,
poursuivre sans nouvelle elTusion de sang l'œuvre commencée par
les armes. C'était donc avec un sentiment de respectueuse sympa-
thie que je m'apprêtais à toucher enfin le sol de cette terre libre
qui était le but et le terme de mon voyage ; c'était avec joie que,
bien avant d'apercevoir les arbres à travers les maisons basses de
Semlin, j'avais, depuis deux heures déjà, découvert à l'horizon,
au-dessus de la plaine unie et du large fleuve sinueux, la haute
colline qui porte Belgrade, la ceinture de tours qui la couronne, et
118 REVUE DES DEUX MONDES.
les minarets qui s'élèvent encore au-dessus des bâtimens, comme
pour rappeler à ceux qui remontent et descendent le Danube ce
long et triste chapitre d'histoire que vient de clore l'évacuation des
forteresses.
Trois mois à peine s'étaient écoulés depuis l'assassinat du prince
Michel, et je n'entrai pas en Serbie aussi aisément que je l'aurais cru
d'après les facilités que j'avais trouvées dans cet empire d'Autriche,
jadis la terre classique des interrogatoires indiscrets, des formalités
minutieuses, des visas et des permis de séjour. Ici comme ailleurs,
c'était au lendemain de l'attentat que l'on avait commencé à prendre
des précautions. Ou demandait donc les passeports; force me fut
d'avouer que je n'étais pas en règle. Il me fallut, précédé d'un
gendarme, comparaître devant le comnnissaire de police. Là finirent
mes ennuis; j'avais affaire non plus à mon gendarme serbe, dont
l'allemand était pire encore que le mien, mais à un Grec de Macé-
doine employé depuis quelques années à Belgrade. Il connaissait la
Revue des Deux Mondes^ t>,v È7TiOewpr,ct,v twv ^uw Rogi'.cjv, comme
on dit dans le patois des lettrés d'Athènes; il me savait d'ailleurs
si bon gré de lui adresser la parole dans sa langue, qu'il se hâta de
m'ouvrir l'a xès de sa patrie adoptive.
Au bout de quelques heures, je me présentais au palais, que
l'on appelle encore, comme du temps des Turcs, le konak -, je vou-
lais y voir un compatriote, l'hoanête homme, l'écrivain distingué
bien connu des lecteurs de la Revue qui a consenti à s'exiler pour
continuer à Belgrade l'œuvre commencée à Paris, pour lutter avec
tout l'ascendant de son droit sens et de son afl'ectueuse fermeté
contre les influences qui en tout temps et en tout pays tendent à
corrompre l'héritier désigné du pouvoir. Là, ce fut bien autre
chose ; j'eus beau prononcer et répéter le nom de M. Huet, à toutes
les portes je trouvais des sentinelles qui n'entendaient rien et qui
croisaient la baïonnette. Il fallut faire un grand détour, passer par
le ministère des afl'aires étrangères, la chancellerie , qui touche
au palais, et là m'adresser à un employé supérieur, qui me remit
à un portier, lequel me confia à un autre portier jusqu'à destina-
tion. Dans les cours spacieuses que nous traversons campe toute
une petite armée, cavalerie, artillerie, fantassins; on se croiiait
dans une ville assiégée; partout des tentes dressées, des chevaux
qui hennissent attachés au piquet, des pièces de canon prêtes à
rouler sur leurs affûts. Tout était resté ainsi depuis le 10 juin,
jour de l'assassinat du prince Michel. Le procès des complices du
meurtre n'étant pas encore terminé, l'état de siège n'avait pas été
levé.
Quelque petits ennuis que ces mesures de police puissent eau-
SOUVENIRS d'un VOYAGE EN SEKI5IE. 119
ser au voyageur, on cesse de les trouver puériles quand on a passé
quelques semaines à Belgrade, que l'on y a étudié les événemens
de l'an passé dans la conversation de ceux qui en ont été les té-
moins ou les acteurs, dans les débats du procès intenté aux meur-
triers du prince Michel Obrenovitch. Sans doute il était désagréable,
dans la saison d'été, pour les rares habiians de Belgrade qui ne
se couchent pas avec le soleil, de ne pouvoir, le soir venu, s'at-
tarder chez un ami sans risquer d'êti'e arrêtés par une patrouille et
conduits au poste; ce n'était pourtant pas pour le plaisir de vexer
les honnêtes gens et de jouer au soldat que les dépositaires du
pouvoir, après la mort du prince, avaient cru devoir mettre partout
sur pied la milice nationale, et demander au moins leur nom à ceux
qui prétendaient entrer en Serbie. La situation avait été plus grave
qu'on ne le croyait en Occident. A la première nouvelle de l'atten-
tat, les gens qui prétendent tout savoir affirmèrent chez nous qu'il
y avait derrière les meurtriers tout un parti, qui avait voulu punir
le prince Michel de ne pas s'être décidé à prendre l'initiative d'une
coaluion et d'une attaque immédiate contre la Turquie. De Bel-
grade allait partir, disait-on, un cri de guerre qui retentirait dans
tout l'Orient; les imaginations hardies voyaient déjà les Slaves in-
surgés de l'Adriatique à la Mer-Noire. Quelques jours plus tard, on
était rassuré : on avait appris l'avènement du jeune Milan Obreno-
vitch presque en même temps que la mort de son cousin, et on
était trompé par l'apparente facilité avec laquelle s'était opérée
cette transmission du pouvoir; il semblait que la mort du prince
Michel fût un incident sans gravité réelle, qui n'avait jamais fait
courir de dangers sérieux au repos de l'Europe. On cessa bien vite
en France de regarder du côté de la Serbie; à peine prêta- t-on
l'oreille au lointain écho de cette fusillade vengeresse qui, au mi-
lieu des cris d'exécration de la foule, frappait à la fois quatorze des
conjurés, et compromettait les prétendans exilés, les Kara-Geor-
gevitch.
Nous voudrions montrer quel était l'état réel de la principauté
au moment où Paul Radovanovitch et ses associés conçuient l'idée
de donner par un meurtre le signal d'une révolution. Tout hardis
et violens que fussent les chefs du complot, ils n'auraient certes
point tenté cette aventure, s'il n'y avait eu dans le pays un sourd
mécontentement sur lequel ils comptaient pour faire acclamer un
nouveau régime. Après avoir retracé les détails de la catastrophe,
nous dirons de quels périls a triomphé l'énergie des hommes qui
dans cette crise ont pris |a conduite des affaires, maintenu l'ordre
et ainsi préservé la Serbie de luttes et de déchiremens où se seraient
usées ses forces et éclipsé son prestige.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
D'Agram ou de Pesth , laissez-vous porter, par le bateau de la
Save ou celui du Danube, jusqu'au quai de Belgrade; puis, comme
le fait tout voyageur qui sait son métier, parcourez la ville seul,
allant devant vous, tournant à droite ou à gauche sans autre souci
que de pousser votre pointe en tout sens; ce sera le meilleur moyen
de bien saisir dès le début le caractère et l'originalité du peuple et
de la cité. Avant la fin de la journée, vous aurez déjà deviné quel a
été le passé de la Serbie, de quelle longue lutte elle a été le théâtre,
quelle transformation s'y opère aujourd'hui; vous aurez de son rôle
historique et de son génie une idée qu'il ne faudra sans doute con-
sidérer ni comme complète ni comme définitive, mais qui frappera
plus votre imagination et y laissera une plus profonde empreinte
que tous les récits des historiens. Pour Belgrade surtout, il n'est
livre qui vous fasse sentir aussi bien qu'une course au hasard dans
les rues et les environs de la capitale serbe que l'on est ici sur la
frontière de deux mondes, l'Occident et l'Orient, et sur la limite
encore indécise de deux époques, celle de la barbarie poétique qui
s'achève, celle de la civilisation qui s'annonce.
Belgrade, qui compte aujourd'hui environ 22,000 habitans, est
dans ce que l'on appelle chez les jeunes filles l'âge ingrat; ce ne
sont plus les grâces de l'enfance, ce n'est pas encore la noblesse et
la beauté de la femme; le langage, les attitudes, les gestes, n'ont
plus le laisser-aller et la naïveté charmante d'autrefois. Ici de même,
tout nous avertit que la Serbie est dans une période de transition;
partout nous retrouvons ce manque d'harmonie, ce je ne sais quoi
d'incertain et d'hésitant, ces tâtonnemens, ces mélanges, ces brus-
ques contrastes qui caractérisent de semblables évolutions. L'ex-
pulsion des Turcs a ôté à Belgrade, en même temps que la garnison,
une population civile d'environ sept ou huit mille âmes; la ville y
a perdu beaucoup de couleur et d'élégance pittoresque. On ren-
contre encore ici tous les inconvéniens, tous les ennuis d'une ville
turque sans en admirer le cachet étrange et l'amusante variété; le
costume européen, mal porté, tend à prendre le dessus. Les rues
sont tortueuses; on y trébuche sur ce pavé inégal, pointu, glissant,
que j'ai tant de fois maudit à Galata et en Asie-Mineure ou en Sy-
rie; ce sont les mêmes pentes, le même désordre dans les construc-
tions. Le soir, les rues sont insuffisamment éclairées par des ré-
verbères au pétrole placés à un kilomètre l'un de l'autre, et que
l'on n'allume d'ailleurs que sept ou huit jours par mois, quand la
lune est tout à fait en vacances. Il n'y a pas de noms aux rues, pas
SOUVENIRS D UN VOYAGE EN SERBIE. 121
de numéros aux maisons; pour trouver une adresse, il faut entre-
prendre toute une enquête et interroger une dizaine de voisins.
Dans le seul hôtel à l'européenne de la ville, les chambres, avec
leurs meubles tout récemment apportés de Vienne, étaient propres
et commodes; mais la table! Impossible d'imaginer pareil sup-
plice. C'était une altération, une corruption de la cuisine alle-
mande, et, même quand elle est bonne, la cuisine allemande est dé-
testable. Le chou cru, cuit, fermenté, le chou sous toutes les formes,
fait le fond du répertoire de ces empoisonneurs; il y en avait plus
ou moins dans tous les plats, parfois même dans les plats sucrés.
Il n'y a guère à Belgrade qu'un endroit où, pendant une partie
tout au moins de la journée, les amateurs de couleur locale et les
artistes puissent trouver leur compte. C'est un grand boulevard
connu dans la ville sous le nom de Tcrrazza, et qui conduit au pa-
lais. Là se réunissent dès le matin par centaines les femmes de la
campagne; c'est le marché aux fruits et aux légumes. Ces femmes
ont toutes un costume qui rappelle ce que l'on est accoutumé à
trouver en lîoumélie, en Asie-Mineure ou dans les îles de l'Archi-
pel. Les femmes mariées ont sur la tête une sorte de coiffe noire
qui se termine sur l'occiput par un disque dressé de champ qu'en-
veloppe et auquel s'attache un fichu de couleur voyante; ce fichu
retombe et flotte sur les épaules. Les jeunes filles ont la tête nue
et les cheveux courts. Chez les unes et chez les autres, presque
toujours une touffe de fleurs, empruntée au jardinet que cultive
chaque paysan, pend sur l'oreille droite. Une chemise de grosse
toile brodée aux manches laisse le col à découvert et s'attache au-
dessus du sein. A la chemise, les femmes n'ajoutent l'été qu'un
gilet et une jupe d'étoffe rayée; par-dessus la jupe, elles ont un
tablier, quelquefois deux; l'un alors se porte par devant, l'autre par
derrière. Ces tabliers, œuvres des longues soirées d'hiver, sont ornés
à la main de broderies où se mêlent la laine et la soie; ils rappellent
par le style du dessin et l'harmonie des tons les tapis de Smyrne et
les cachemires de l'Inde. Malheureusement, si dans cette partie du
costume on retrouve cet instinct décoratif dont la tradition s'était
jusqu'à ces derniers temps conservée en Orient, les étoffes qui com-
posent le reste de l'habillement sont à peu près toutes de fabrique
allemande ou suisse; les couleurs en sont dures et criardes. D'ail-
leurs, au milieu de cette foule bariolée, circulent, vêtues comme
à Vienne, les cuisinières allemandes que l'on a ici dans presque
toutes les familles aisées et les maîtres d'hôtel en paletot et en cha-
peau de feutre; ce sont comme autant de taches grises et tristes
qui ternissent cette gaîté et cet éclat. Enfin le cadre non plus ne
répond pas au tableau; c'est dans la ville neuve que se tient ce
122 REVUE DES DEUX MONDES.
marché, devant des maisons dont l'architecture rappelle celle des
faubourgs de Stuttgart et de Munich.
Dans le reste de la cité, même mélange d'apparences contraires,
même latte entre ce qui fut et ce qui sera. Au bazar, il est vrai,
la plupart des boutiques sont encore installées à la turque; elles
ont le banc devant la porte, et à l'intérieur ces espèces d'établis
sur lesquels s'assied, les jambes croisées, le marchand du Caire
ou de Stamboul; mais d'autres magasins prétendent s'installer à
l'européenne et font songer à ceux de nos sous-préfectures. Çà et
là, on apeiroit devant un café quelque capitaine de l'intérieur ou
quelque Bosniaque qui a des pistolets et un couteau passés dans
la ceinture. La plupart des petits marchands portent encore le fez,
le gilet d'étoffe rayée, la veste, souvent brodée en soutache sur les
épaules, aux poignets et dans le dos, le pantalon large, fermé au-
dessus du genou et les guêtres de même couleur; mais les étudians,
les employés, les riches bourgeois, s'habillent chez les taiileurs
allemands. C'est aussi à Vienne que commandent leurs chapeaux
et leurs robes les femmes qui appartiennent à ce que nous appelle-
rions le monde; c[uant aux petites bourgeoises, leur costume est
une sorte de transaction entre les habitudes anciennes et les modes
nouvelles. Ce qui les distingue surtout de nos femmes, c'est qu'elles
ne portent pas de chapeau ni de bonnet; elles ont sur la tête un
fichu de soie tordu, noué en diadème et retenant les cheveux; sou-
vent ce fichu est orné d'un large médaillon doré ou de quelque
autre bijou piqué dans l'étoffe. Une veste de velours brodée d'or
aux manches se détache sur une jupe de couleur plus claire; des
rubans à grands ramages forment parfois une ceinture dont les deux
bouts, décorés de longues franges, pendent jusqu'à terre. Il y a
donc là, sinon des formes particulières à l'Orient et très éloignées
des nôtres, au moins un goût local et un mode d'ajustement qui
conservent encore une pointe d'originalité.
Sortez de la ville, allez chercher un peu de fraîcheur dans l'ai-
mable vallon de Topchi-déré, le bois de Boulogne de Belgrade. Sur
la route, vous croiserez de brillans équipages; parmi les parterres
bien fleuris, vous causerez avec des femmes élégantes, avec des
hommes qui parlent toutes les langues de l'Europe; puis quand,
vers le coucher du soleil, vous remonterez en voiture pour retourner
en ville, vous tomberez dans des escouades de forçats qui saluent
au passage les promeneurs. Ce sont ces forçats dont quelques-uns,
l'été dernier, ont aidé à assassiner le prince Michel; pendant la
journée, un certain nombre de ces galériens vaguaient dans les bois
d'alentour en flâneurs désœuvrés sans que l'on parût autrement
s'en étonner, et le soir ils allaient en camarades causer, fumer et
SOUVENIRS d'un VOYAGE EN SERBIE. 123
boire chez le directeur du bagne; ce fonctionnaire, un haut person-
nage, parent des Kara-Georgevitch, rtcevait ses pensionnaires à dî-
ner. Ces contrastes, on pourrait les retrouver et les signaler ailleurs
encore, si on étudiait d'une manière plus complète les mœurs et la
vie de la principauté serbe. En tout cas, ils amusent l'esprit et
piquent la curiosité; mais ils cessent de surprendre pour peu que
l'on ait étudié cette histoire de la Serbie moderne qui vient d'être si
bien racontée aux lecteurs de la Revue (1). Les événemens que nous
voulons retiacer aujourd'hui laissent une impression analogue : le
règne du prince Michel, tout court qu'il ait été, a beaucoup con-
tribué à rapprocher la Serbie de l'Occident, à en préparer la trans-
formation, et il a été brusquement interrompu par un retour de
l'ancienne sauvagerie, par un acte de violence et de cruauté qui
rappelle les âges de barbarie chantés dans les pes??2as.
C'était, quant à lui, un homme tout moderne d'esprit, d'instincts
et de goûts que ce prince qui périssait en 186S, victime de haines
féroces qui ne peuvent même pas invoquer l'excuse et les sophismes
de la passion politique. Le fils de Milosch s'était de longue main
préparé à sa tâche en homme qui compte sur l'avenir. Pendant que
le prince déchu vivait en vrai boyard dans ses terres de Yalacbie,
Michel Obrenovitch avait employé les années d'exil à visiter l'Europe
et à en apprendre les langues. Il s'était assis, simple étudiant, sur
les bancs de l'université d'Heidelberg; il avait beaucoup écouté,
beaucoup lu, beaucoup réfléchi. Les dix-huit mois qu'il passa en
Serbie comme héritier présomptif lui servirent à refaire connaissance
avec son pays et son peuple. Il se tenait d'ailleurs à l'écart, dans
une attitude d'abstention respectueuse; tout un siècle séparait cet
homme jeune, doux et instruit, qui avait appris en Europe le res-
pect de la vie humaine et la puissance de l'opinion publique, de
l'ancien pâtre, du vieux chef de partisans qui s'était formé à l'école
des Jiaîdouks de la montagne et des pachas turcs de Belgrade. Quand
la mort de Milosch appela son fils à lui succéder, celui-ci avait
trente-six ans. Ceux qui l'avaient connu en Occident et en Serbie
avaient conçu pour sa personne une sérieuse estime; on appréciait
ses qualités, plus solides que brillantes, sa bonté, sa dioiture, son
sens juste et ferme, sa persévérante volonté, son patriotisme.
Le jour même de son avènement, le nouveau kniaz signait une
proclamation annonçant que désormais « la loi serait la seule au-
torité en Serbie. » Si ces paroles n'ont été jusqu'ici qu'un pro-
gramme très incomplètement réalisé, encore faut-il voir là le désir
(1) Voyez les livraisons du 1" novembre et l'^'' décembre 18C8, l"' janvier, 15 février^
1" avril et 15 mai 1869.
124 REVUE DES DEUX MONDES.
et la promesse d'une réforme que la Serbie contemporaine verra
s'accomplir; on ne prononce pas impunément une telle parole. C'é-
tait ouvrir ou du moins faire entrevoir l'ère du régime constitution-
nel; c'était condamner en principe le despotisme. En même temps
le souverain indiquait quelle serait l'indépendance de son attitude
à l'égard de la Turquie. C'était comme prince héréditaire qu'il
prenait le pouvoir sous le nom de Michel Obrenovitch III. Or quel-
ques mois auparavant la Porte avait refusé de renouveler en faveur
des Obrenovitch le hérat impérial de 1830, qui reconnaissait le
droit héréditaire de cette famille. Le firman d'investiture n'en fut
pas moins accordé sans difficulté. On a appris à Constantinople l'art,
si nécessaire en politique, de ne point paraître entendre les choses
désagréables. Le divan affecta seulement de considérer l'avènement
du prince non comme l'effet de l'hérédité, mais comme le résultat
d'une élection à laquelle les Serbes auraient procédé avant la mort
de Milosch.
Les hommes auxquels le prince confia la direction des affaires
n'étaient pas gens à s'inquiéter de ces subtilités diplomatiques. Des
nouveaux ministres, les plus importans étaient M. Élie Garachanine,
ministre des affaires étrangères et chef du cabinet, et M. Marino-
vitch, président du sénat. La vie politique de M. Garachanine sert
en quelque sorte de transition et de lien entre la Serbie du vieux
Milosch et celle de Michel et de Milan. Enfant, comme Milosch, de
la Schoumadia, ce verdoyant berceau de l'indépendance serbe, il
naquit vers 1807 dans le village de Garach, d'où lui vint le nom
sous lequel on s'est habitué à le désigner. Son père, Miloutine,
faisait partie de ce conseil qui se forma autour de Kara-George
par la réunion des principaux chefs, et qui fut comme la première
ébauche du sénat actuel. Au moment où le fils de Miloutine attei-
gnait l'adolescence, l'avenir était encore bien incertain; le jeune
homme fut placé, pour se former au commerce, chez des négocians
de Semlin. Là il apprit le grec, que seuls quelques vieillards par-
lent encore à Belgrade. Au commencement du siècle, avant la re-
naissance littéraire des langues magyare, roumaine et serbe, comme
le latin était la langue politique de la Hongrie, le grec, sur tout
le Bas- Danube, était la langue du commerce. L'affermissement
du pouvoir de Milosch rappela en Serbie le jeune Garachanine.
C'était dans une petite ville des Confins^ derrière le comptoir d'un
marchand, qu'il avait appris tout ce qu'il savait de l'Europe, l'al-
lemand, qui lui servit plus tard pour s'instruire par la lecture, le
grec, qui lui fut utile pour traiter avec la Roumanie et avec Con-
stantinople; il n'a jamais su le français, ou du moins ne l'a jamais
parlé. Malgré ce que cette éducation avait d'incomplet, M. Gara-
SOUVENIRS d'un VOYAGE EN SERBIE. 125
chanine fut à la hauteur de toutes les situations. 11 se fit remar-
quer par l'énergie de son caractère et la netteté de son esprit; dans
les luttes qui précédèrent la chute des Obrenovitch, il avait été au
premier rang des opposans : aussi, dès 18/iZi, devenait-il ministre
de l'intérieur et en 1852 président du conseil des ministres. Dans
cette position élevée, on le vit deviner tout ce qu'il n'avait pas ap-
pris; ce fut sous son impulsion que des routes furent percées à tra-
vers les forêts serbes, et que l'instruction primaire commença de se
répandre; en même temps il donna l'exemple d'envoyer étudier en
Occident les fils des familles aisées. En fait de politique étrangère,
il adopta une ligne de conduite qui demandait beaucoup de tact et
de fermeté : il lutta à la fois contre la Russie, qui voulait entraîner
la Serbie dans les révoltes des Bulgares et des Bosniaques, et contre
l'Autriche , qui prétendait humilier devant la Turquie le prince
Alexandre. Sans illusions sur la malveillance de l'Angleterre, sur
les hésitations et les ignorances de la politique française, il s'ap-
puyait plus volontiers sur les puissances occidentales; avec elles du
moins, on ne risquait pas de payer trop cher les services rendus et
de voir la protection se tourner en domination. Lorsque Kara-Geor-
gevitch se fut compromis sans retour, M. Garachanine fut nommé
par l'assemblée président du gouvernement provisoire chargé de
transmettre le pouvoir à Milosch. Ainsi placé en dehors des ques-
tions dynastiques, estimé des Serbes et des étrangers pour son pa-
triotisme et son désintéressement, nul ne pouvait apporter au prince
un plus efficace concours et plus d'autorité morale.
Quant à M. Marinovitch, né en 1821 à Séraïewo, en Bosnie, em-
ployé à la chancellerie de Milosch, il était allé à Paris compléter
son éducation aux frais du prince, puis il avait été directeur aux
affaires étrangères, et en 1-856 ministre des finances. Pendant son
passage aux relations extérieures, il avait rempli en 185Zi une mis-
sion politique confidentielle auprès des cabinets de Paris et de
Londres, et contribué ainsi non-seulement à préserver la Serbie
d'une occupation autrichienne, mais encore à faire reconnaître et
consolider son autonomie par le traité de Paris. Ministre des finances,
il avait fait élaborer un projet de code et créé à Belgrade un tribu-
nal de commerce; il avait amélioré la comptabilité financière et,
par un ingénieux système d'amortissement, fourni aux nombreux
débiteurs de l'état le moyen d'acquitter peu à peu des dettes déjà
anciennes. De tous les hommes politiques de la Serbie, M. Marino-
vitch est peut-être celui qui, par l'incroyable facilité avec laquelle
il parle nos langues et l'apparent abandon de sa conversation, fait
le plus l'effet dun Occidental.
Aussitôt après son avènement, le prince songea à reprendre une
126 REVUE DES DEUX MONDES.
négociation déjà entamée par Milosch, et qui préoccupait la nation
tout entière. Il s'agissait du séjour des musulmans dans les forte-
resses serbes. Le firman de 1830 avait posé en principe que « dé-
fense était faite aux musulmans qui n'appartenaient pas aux garni-
sons des forteresses d'habiter en Serbie; » mais des délais successifs
avaient été accordés aux Turcs qui possédaient des biens hors des
forteresses, et, à Belgrade comme dans les autres villes de garnison,
on avait laissé se maintenir un quartier turc en dehors de la cita-
delle. A Belgrade même, on avait eu la faiblesse de permettre aux
Turcs d'établir deux corps de garde dans la ville et d'y avoir leur
police avec une justice mixte, ce qui amenait de perpétuels con-
flits. Plus la Serbie s'enrichissait et prenait confiance en elle-même,
et plus elle supportait impatiemment cet état de choses; en attendant
qu'elle exigeât la révision des traités, elle n'était pas disposée à les
laisser encore violer à son détriment. C'était surtout pour avoir mé-
connu cette volonté du pays que le prince Alexandre était tombé; les
Obrenovitch. en rentrant à Belgrade, avaient compris que, s'ils vou-
laient compter sur l'avenir, il leur fallait à tout prix ne pas trom-
per ce désir du peuple serbe. En gens sensés, ils commencèrent par
négocier. Réputée partie intégrante de l'empire ottoman, la Serbie
ne peut avoir de représentant officiel qu'à Stamboul. M. Marino-
vitch n'en partit pas moins, dès la fin de 18(50, pour aller solliciter
le concours bienveillant des cabinets de Vienne, Berlin, Pétersbourg,
Paris et Londres. Ce n'était pas seulement la question des forte-
resses qu'il était chargé d'exposer, il avait aussi à faire comprendre
la nécessité où se trouverait le prince Michel de modifier dans le
sens d'une plus énergique concentration du pouvoir le règlement
organique octroyé par la Porte en 183y. On put bientôt juger des
heureux résultats de cette mission. Au printemps de 1861, M. Ga-
rachanine alla nettement demander à Constantinople que les traités
relatifs au droit de garnison fussent enfin exécutés, et ses démarches
furent chaudement appuyées par les ambassades de France et de
Russie, ainsi que par les ministres d'Italie et de Prusse. Au mois
d'août, la skoupchtina votait avec enthousiasme toute une série
de mesures par lesquelles se trouvait tacitement abrogée la charte
de 'J839. Le sénat fut reconstitué de manière à ne plus être un
foyer d'intrigues, la milice nationale fut créée, l'hérédité du trône
dans la famille Obrenovitch fut de nouveau proclamée. La Turquie
voulut entraîner les grandes puissances à condamner ces change-
mens; mais l'Angleterre et l'Autriche étaient seules disposées à s'en-
gager dans cette voie, et le divan dut se borner à une protestation
stérile.
Nous avons tenu à montrer quelle avait été dès le début la pen-
SOUVENIRS d'un VOYAGE EN SERBIE. 127
sée du règne ; nous insisterons moins sur les événemens qui sui-
virent et qui sont plus connus. Les Turcs se chargèrent de faire
avancer la question; comme l'a dit ici-même M. Ubicini, a le pre-
mier coup de canon tiré sur Belgrade, par ordre d'Achir-Pacha,
dans la matinée du 17 juin 1862, a tué la domination ottomane en
Serbie (1). » Sans le courage de M. Garachanine, sans la prompte
et hardie intervention des consuls de France et d'Angleterre, cette
échaulTourée, qu'avaient annoncée depuis plusieurs mois de nom-
breuses rixes entre Turcs et Serbes, aurait fait couler bien du sang,
Le danger de la situation semblait démontré à tous les yeux. Pour-
tant, par suite de la vive résistance de l'orgueil musulman, ouver-
tement encouragée par l'Angleterre et l'Autriche, la conférence de
Constantinople n'adopta que des demi-mesures. Les Serbes étaient
délivrés des forts intérieurs de Sokol et d'Ouijitza, les musulmans ne
pouvaient plus habiter que dans l'enceinte des forteresses; mais les
canons de Belgrade restaient braqués sur la cité, comme ceux de
Semendria et de Schabatz sur ces villes commerçantes (8 septembre
18(52). C'était pourtant un progrès que de ne plus rencontrer aux
portes de Belgrade ces corps de garde turcs, signe humiliant de
vasselage, que de n'avoir plus dans toute la ville qu'une seule po-
lice, une seule juridiction; c'était surtout un avantage pour le cabi-
net serbe de pouvoir sans cesse invoquer dans la controverse diplo-
matique un de ces griefs auxquels l'adversaire ne trouve à répondre
que par de mauvaises raisons. L'évacuation complète des forteresses
serbes n'était plus désormais qu'une affaire d'occasion et de temps.
Sous la pression diplomatique de toute l'Europe, le prince Michel
et la Serbie avaient accepté, non sans des protestations plusieurs
fois répétées, la décision de la conférence. Les années 1863 et 1864
furent employées à discuter et à régler les détails de l'exécution.
Les faubourgs de Belgrade et des autres forteresses furent évacués;
mais la question des indemnités mutuelles amena de longs débats,
et il y eut certaines difficultés sur lesquelles on ne put arriver à
s'entendre. Ainsi, profitant d'un oubli de la conférence, les Turcs
refusèrent d'abandonner une forteresse appelée le Petit-Zvornik,
sur la Drina, et l'ouvrage situé sur la rive serbe du Danube, vis-à-
vis de la forteresse turque d'Adah-Kalé. Aussi, dans la réponse
qu'elle fit le 19 août au message du prince, la skoupchtina tradui-
sait-elle fidèlement le sentiment national en disant : « Tout progrès
réel est interdit à la Serbie aussi longtemps que les forteresses tur-
ques entretiendront le pays dans de continuelles appréhensions.
(1) Voyez, dans la Pievue du 15 mai 1804, la Principauté de Serbie et le pays serbe,
par M. Cbicini. On trouvera, dans VAnnuaire des Deux Mondes de 18G2-18G3, un récit
détaillé du bombardement de Belgrade et des négociations qui le suivirent.
128 REVUE DES DEUX MOJNDES.
Les liabitans de la Serbie ne pourront se rassurer tant que, sous
ce rapport aussi, pleine satisfaction n'aura pas été donnée aux ré-
clamations légitimes de votre altesse et de toute la nation. » Cette
même assemblée ne se sépara pas sans avoir consenti à une sage
réforme dans le système de l'impôt direct et à l'établissement de
quelques taxes indirectes, mesures qui augmentaient les ressources
du pouvoir, et lui permettaient de pousser plus activement ses pré-
paratifs. L'armée et la milice nationale s'organisaient et s'exer-
çaient par les soins d'un officier du génie français, M. Mondain,
qui a rempli en Serbie les fonctions de ministre de la guerre et
des travaux publics jusqu'au mois de mai 1865. Comme pour ré-
pondre par une éclatante manifestation à la mauvaise volonté de la
Porte et de certains cabinets européens, on célébrait à Belgrade par
des réjouissances publiques le cinquantième anniversaire du réveil
de la nation, alors que Milosch Obrenovitch, après la défaite de
Kara-George, donna le signal de la seconde insurrection qui devait
aboutir à l'affranchissement définitif de la Serbie.
En lb66, l'agitation continua. Avant et après Sadovva, la presse
occidentale discutait avec ardeur des plans plus ou moins chi-
mériques d'après lesquels on aurait donné à l'Autriche, expul-
sée de l'Italie et rejetée vers l'Orient, des compensations territo-
riales en Bosnie et en Herzégovine. Or les Serbes se croient des
droits sur ces provinces toutes slaves, et frémissaient à l'idée de
voir s'y établir, au lieu de la Turquie, malade dont ils espèrent
bientôt hériter, une des grandes puissances militaires de l'Europe.
Ce danger une fois écarté par le traité de Prague, on eut l'idée à
Belgrade de profiter, pour agir à Constantinople, des embarras que
causaient au sultan l'insurrection Cretoise et l'attitude hostile de
la Grèce. Pendant que le prince Michel parcourait la Serbie et pas-
sait à Passarowitz une revue de 10,000 miliciens qui fit quelque
bruit, M. xMarinovitch, envoyé à Saint-Pétersbourg pour assister au
mariage du tsarévitch, y recevait le meilleur accueil, et passait à
son retour par Berlin et par Vienne. Au mois d'octobre 1867,
M. Ristitch, agent serbe à Constantinople, demanda formellement
l'évacuation complète des forteresses, y compris Belgrade.
Les Serbes laissaient volontiers croire qu'un refus de la Porte
entraînerait entre la Serbie et la Turquie une rupture qui amène-
rait peut-être le soulèvement de toute la partie européenne de
l'empire; la situation de l'Europe était en même temps si incer-
taine que le cabinet ottoman pouvait craindre de se voir enlever
par quelque conflagration générale le bénéfice des garanties et des
alliances sur lesquelles il avait le plus le droit de compter. Dans
de telles circonstances, aucun ambassadeur n'osa conseiller au sul-
SOUVENIRS d'un VOYAGE EN SERBIE. 129
tan la résistance. La France et la Russie, que suivaient l'Italie et la
Prusse, avaient déjà poussé en 1862 à l'évacuation des forteresses.
Quant au cabinet de Vienne, qui s'y était opposé en 1862, son ac-
tion fut toute contraire en 1866 : c'est que déjà M. de Beust rêvait
de réconcilier entre elles et avec leur souverain les diverses races
soumises au sceptre des Habsbourg. Or mécontenter la Serbie, n'é-
tait-ce point alarmer la Croatie et faire de Belgrade, à deux pas de
Neusatz et d'Agrani, le centre de la propagande panslaviste chez
les Slaves du sud? Pour ce qui est de l'Angleterre, les idées s'y
sont bien modifiées depuis quelques années au sujet de la Turquie :
les Anglais commencent à comprendre que l'Orient, quoi qu'on
fasse, doit se transformer, et que les races chrétiennes y sont les
héritières nécessaires des Osmanlis. Sans donner d'avis formel, lord
Stanley déclarait volontiers qu'à son avis il faudrait « que les Rou-
mains et les Serbes devinssent plutôt les alliés que les sujets des
Turcs. »
Habilement conduites par M, Ristitch, les négociations abouti-
rent; le 3 mars 1867, le grand-vizir écrivit au prince Michel pour
lui annoncer que le sultan lui faisait remise des forteresses; tout ce
qu'il exigeait, c'était qu'à côté du drapeau serbe le drapeau otto-
man continuât de flotter sur la citadelle de Belgrade. Le prince ré-
pondit en exprimant l'intention de se rendre à Constantinople dès
qu'il saurait son voyage agréé; il y fut reçu bientôt après avec
beaucoup de distinction. En retournant à Belgrade, il passa par Bu-
charest. Sa rentrée à Belgrade fut triomphale; les canons turcs et
serbes tonnaient, la population poussait des zivio enthousiastes.
Le 18 avril, après une lecture solennelle du firman, le pavilloH de
la principauté fut arboré sur la forteresse à côté de celui du sul-
tan. Les Turcs évacuèrent tous les points qu'ils occupaient encore.
Depuis leur départ, forteresse et quartier turc sont restés à peu
près dans l'état où ils les avaient laissés. La vaste citadelle, avec
tout son système de batteries étagées depuis les bords du Danube
et de la Save, dont elle domine le confluent, jusqu'au sommet du
plateau qui porte la ville, est presque vide. La mosquée est murée;
quelques officiers habitent le spacieux koiiak du pacha, et quelques
soldats les grandes casernes neuves élevées il y a quelques années
à peine; on a installé les forçats dans les fossés, et de l'esplanade
intérieure comme des glacis ils travaillent à faire une promenade.
Un café s'est établi sur un rempart d'où Ton voit la Save errer en
longs détours dans cette plaine basse que le Danube et son aflluent
forment en face de Belgrade. Il faudrait démolir ces bastions ébré-
chés : l'on ferait ainsi de ce côté place à la ville, et des maisons
neuves pourraient s'élever dans une magnifique situation; mais ces
TOME I.XXMf. — 1809. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
trava,ux de démolition coûteraient trop cher. On laisse donc faire le
temps. Muraille après muraille croulera dans les fossés, qu'enva-
hissent déjà les jardins, et où l'on voit briller, suspendues par pa-
quets au soleil, les gousses rouges et pointues du piment.
Quant au quartier voisin du Danube, il présente un aspect plus
étrange et plus morne encore. Au-dessus des mosquées condam-
nées, quelques minarets s'élèvent blancs et droits; on s'attendrait,
quand le soleil s'abaisse vers l'occident en empourprant la Save, à
voir le muezzin apparaître au petit balcon circulaire et à l'entendre
lancer son appel sonore vers les quatre côtés de l'horizon. D'autres
au contraire sont découronnés, ont perdu leur chapeau de métal et
leur pointe élancée. Quant aux maisons, le gouvernement en est
devenu maître par les indemnités qu'il a payées aux Turcs expro-
priés; il a loué bon nombre des plus petites à des Juifs, à des Tsi-
ganes ou à des émigrés du Banat. Seuls les konaks des pachas et
des eîTendis n'ont pas trouvé de locataires; ces grandes maisons
restent donc là toutes délabrées; bien des fenêtres ont perdu leur
châssis, le vent et la pluie entrent librement dans les vastes salles
désertes. Ailleurs l'enduit qui couvrait les briques est tombé, et la
maison, jadis tout ornée de ces arabesques peintes qu'aiment les
Orientaux, montre partout son pauvre squelette. Tout cela fait son-
ger à l'empire turc, qui s'en va de mên:e lambeau par lambeau, et
que l'on replâtre parfois, que l'on ne répare jamais.
II.
Grâce à sa patriotique persévérance et à l'habileté de ses princi-
paux collaborateurs, MM. Garachanine, Marinovitch, PJstitch, grâce
à l'attitude du peuple serbe et au concours de l'Occident, le prince
Michel avait réussi à compléter l'œuvre de son père Milosch, et à
délivrer des garnisons étrangères le sol de la Serbie. La diplomatie
espérait que la remise des forteresses établirait entre le sultan et
son vassal des rapports de confiance et désintéresserait pour long-
tem.ps la Serbie. C'était une illusion : pour être plus patiente et
moins bruyante que celle des Hellènes, l'ambition des Serbes n'est
pas moins vaste et moins hardie. Il ne convenait ni au prince ni au
peuple, après ce succès, d'en paraître trop conteus, de laisser croire
à l'Europe qu'ils n'avaient plus rien à désirer; ils acceptaient la
récente concession de la Porte comme un à-compte dont ils vou-
laient bien se déclarer provisoirement satisfaits.
Il survint bientôt d'ailleurs un incident qui détruisit tout le bon
effet qu'avait pu produire l'évacuation : ce fut l'échauffourée qui eut
lieu_le 20 août 1867, devant Routchouk, à bord du bateau du Lloyd
SOUVENIRS d'un VOYAGE EN SERBIE. 131
le Germania. L'orgueil obstiné de Midhat-Pacha, le redouté gou-
verneur de Bulgarie, et l'incapacité ou la lâcheté d'un consul autri-
chien amenèrent une collision où périrent, égorgés par les soldats
turcs, le Bulgare Iwan Yoïnof et le Serbe Zvetko Pavlovitch, porteur
d'un passeport de son gouvernement. L'émotion fut profonde en
Serbie. Cet incident donna lieu, pendant que continuaient toujours
les préparatifs militaires, à un échange de notes assez vives entre
M. Garachanine et Fuad-Pacha. Celui-ci finit par désavouer indi-
rectement Midhat-Pacha en déclarant que le sultan accorderait une
indemnité à la famille de Zvetko Pavlovitch. L'Autriche blâma et
rappela son consul. Cette attitude résolue du gouvernement serbe
n'était pas faite pour déplaire au pays ; malheureusement la po-
litique suivie à l'intérieur n'obtenait pas le même assentiment. En
dépit de la proclamation par laquelle le prince au début de son
règne avait annoncé qu'il voulait inaugurer le règne de la loi, on
n'avait encore que le gouvernement personnel. Souvent violent et
cruel avec Milosch, le despotisme avec le prince Michel était plein
de bonnes intentions et avait horreur du sang; mais il était parfois
un peu étroit et tracassier. Milosch, si vous l'inquiétiez, vous nom-
mait à quelque haute fonction; vous partiez pour vous rendre à
votre poste, vous n'y arriviez pas : à la traversée de quelque obs-
cure forêt, l'ennemi du prince disparaissait sans que personne eût
l'indiscrétion de jamais demander de ses nouvelles. Comme un
vrai chef de tribu, Milosch se mêlait de tout; les femmes venaient
se plaindre à lui de leurs maris, les maris de leurs femmes, et il
remettait souvent assez brutalement la paix dans les ménages. On
raconte l'histoire de deux couples qui ne s'accordaient pas, et qui
étaient venus en même temps lui apporter leurs plaintes ; sans ap-
peler ni juge ni pope, il ordonna aux deux maris de permuter. Les
unions ainsi improvisées furent, ajoute la chronique, aussi fécondes
qu'heureuses.
Avec le prince Michel, on n'avait à craindre ni sanguinaires vio-
lences, ni bizarres caprices; mais, très sûr de vouloir le bien, très
convaincu que son peuple, jeune encore et ignorant, avait besoin,
pour apprendre à marcher, d'être conduit à la lisière, il s'alarmait
un peu vite en voyant s'éveiller chez la bourgeoisie des villes l'es-
prit de critique et de discussion. De ce que l'on a si bien appelé chez
nous les libertés nécessaires, tout ce que possédait la Serbie en
1867, c'était ce principe de droit public, que le souverain ne peut
lever d'impôts qui n'aient été consentis par le peuple, ni faire sans
son concours de lois organiques. La plénitude du pouvoir consti-
tuant résidait bien ainsi en théorie dans la skoupchiina; mais cette
assemblée ne se réunissait que tous les trois ans et pour quelques
132 REVUE DES DEUX MONDES.
jours. Quand elle n'était pas poussée par un de ces mouvemens ir-
résistibles de l'opinion qui avaient renversé Milosch et Kara-Geor-
gevitch, elle se bornait à prendre acte par une adresse des décla-
rations du prince, à approuver sa politique, à voter l'impôt et à
sanctionner les lois proposées. Dans l'intervalle des sessions, c'est
le sénat, composé d'une vingtaine de membres révocables, qui était
chargé de régler l'application des lois en élaborant tout ce que l'on
appelle en France décrets, ordonnances, arrêtés. Il était aisé, sous
prétexte d'appliquer la loi, d'arriver souvent à la modifier, et d'em-
piéter ainsi sur le pouvoir législatif. Le jury n'existait pas; la jus-
tice civile et criminelle était rendue par des juges amovibles. Pas
de liberté de la presse; tout article, avant d'être publié dans un
des quatre ou cinq journaux que possédait Belgrade, devait être
soumis à la censure. On cite un jeune homme, un des employés les
plus intelligens et les plus instruits de la chancellerie, qui encourut
une sorte de disgrâce pour avoir été d'un autre avis que le prince
sur la question du théâtre national que celui-ci voulait faire con-
struire à Belgrade; quant au malheureux article où étaient respec-
tueusement exposées ces objections, il fut, cela va sans dire, arrêté
au passage. Les observations les plus modérées sur les actes du
gouvernement étaient impitoyablement barrées; on n'admettait que
l'éloge. Les journaux étrangers, surtout les journaux slaves d'Agram
et de Neusatz, étaient sans cesse arrêtés.
Sous un tel régime, la voix de l'opinion avait quelque peine à
se faire entendre; pourtant il y avait dans le pays un certain désir
de réformes libérales. Le prince, avec son esprit modéré et son
loyal patriotisme, aurait écouté ces vœux sans la fâcheuse influence
qu'avait prise sur lui M. Nicolas Christitch, depuis plusieurs années
ministre de l'intérieur. M. Christitch, caractère souple et tenace,
esprit médiocre, appartenait à la catégorie de ces politiques qui
veulent ériger en dogme l'infaillibilité de l'administration; c'était
un de ces officieux qui croient que tout va pour le mieux tant qu'ils
sont ministres, tant que personne n'a le droit de signaler leurs er-
reurs et de relever leurs fautes. Il allait sans cesse répétant au
prince que c'étaient « les politiques d'estaminet qui seuls deman-
daient des réformes. » Dans cette résistance à toute innovation et à
tout progrès, il avait pour soutien M. Baïko Léchianine, ministre de
la justice; celui-ci, par la pression qu'il exerçait sur les décisions
des magistrats, provoquait bien des haines qui ne s'arrêtaient pas au
ministre. C'est ce dont on s'aperçoit en lisant les débats du procès
intenté aux assassins du prince. Trois des meurtriers prétendirent
que, s'ils étaient entrés dans le complot, c'était parce qu'ils avaient
été injustement dépouillés par les tribunaux. S'il y avait eu une
SOUVENIRS d'un VOYAGE EN SERBIE. 133
magistrature indépendante, ou tout au moins un ministre judicieux
et discret, n'engageant pas hors de propos la personne du souve-
rain, ces misérables auraient-ils pu songer à faire porter au prince
la peine de prétendues iniquités qu'il avait sans doute ignorées?
11 y avait encore une autre cause de mécontentement, que nous
ne saurions nous dispenser d'indiquer. Le prince avait épousé en
1853 Julie, fille du comte hongrois Huniady de Tékély. Pendant
plus de dix ans, malgré le vif chagrin qu'il éprouvait de n'avoir
pas d'enfans de son mariage, cette union avait paru heureuse. Très
belle, gracieuse et affable, la princesse Julie était aimée à Belgrade;
en juin 1862, lors du bombardement, pendant l'absence de son
époux, elle avait montré une présence d'esprit et un courage dont
on lui avait su beaucoup de gré. Après cette alerte, elle partit avec
une sorte de mission officieuse pour les principales capitales de l'Eu-
rope; mais elle resta trop longtemps en route. A son retour, elle
trouva son époux tout changé; il avait accueilli de mauvais bruits
qu'à Belgrade on a toujours regardés comme des calomnies. Il y
eut, au bout de quelques mois, séparation tacite : la princesse
Julie alla vivre en Autriche et en Hongrie. On la vit partir avec
regret, on s'inquiétait de projets auxquels son départ laissait le
champ libre. Le prince, qui avait besoin d'affections domestiques,
ne quittait plus la maison de sa cousine germaine, M'"'' Anka Gon-
stantinievitch, femme énergique, intelligente, ambitieuse; celle-ci
avait une fille, Catherine, dont sa mère, croyait-on, voulait faire une
princesse de Serbie. Ce qui est certain, c'est que le prince parais-
sait très sensible au charme de ces dix-neuf ans, de cette fraîcheur
et de cette grâce, de ces yeux étincelans et doux, les plus beaux que
j'aie vus en Serbie; cependant il y avait bien des obstacles à vaincre.
La stérilité de l'union actuelle et le désir qu'éprouvait le pays d'a-
voir un héritier direct de la couronne auraient peut-être pu faire
prononcer le divorce; mais M"" Catherine était cousine du prince
au second degré, et l'église grecque, qui prohibe les mariages entre
parens même très éloignés, aurait-elle jamais consenti à bénir une
alliance que d'ailleurs le préjugé populaire eût réprouvée comme
une sorte d'inceste?
Vers la fin de l'année 1867 survint un Incident qui contribua en-
core à alarmer l'opinion. Sans donner d'explications, M. Garacha-
nine quitta le ministère; or c'était l'homme en qui le pays avait le
plus de confiance. On le savait hostile aux projets que l'on prêtait
à M'"^ Anka, qui soutenait de son côté MM. Christitch et Léchianine.
Appelé par le prince, M. Ristitch demanda l'éloignement de M. Chri-
stitch, et ne put l'obtenir; il refusa d'entrer au ministère. 11 y avait
donc, au printemps de 1868, un certain malaise dans les esprits.
13A REVUE DES DEUX MONDES.
Le prince était toujours très aimé, presque adoré de la foule, surtout
dans les campagnes; mais on en voulait à ceux qui l'entouraient.
Un jeune Genevois, M. Bétant, homme de mérite qui s'est attaché à
la Serbie, qui en a appris la langue et qui remplit à la chancellerie
des fonctions de confiance, accompagnait souvent le prince dans ses
excursions et ses parties de chasse; bien des fois, dans les villages
où on s'arrêtait la nuit, il a entendu les paysans se dire l'un à
l'autre : « Pourquoi prend-il de pareils ministres? Ce ne sont pas ses
vrais amis! » A quoi quelque vieillard répondait : « Après tout, il
les connaît mieux que nous, il est plus capable de juger; peut-être
a-t-il ses raisons, que nous ne savons pas. »
Dans les villes, la mauvaise humeur était plus marquée; mais là
aussi on distinguait entre le souverain et ses ministres. On ne con-
naissait pas d'ennemis au prince; il n'avait jamais commis aucun
de ces actes de violence qui soulèvent les haines. Pourtant, dans
les premiers jours de juin, il serait arrivé, dit-on, certains bruits
de conspiration jusqu'aux oreilles des ministres. Ceux-ci avaient
trop intérêt à nier le mécontentement public pour accueillir des ru-
meurs qui auraient donné un démenti à leurs assurances quoti-
diennes. Aucune précaution ne fut donc prise; le prince, qui détes-
tait l'étiquette, continua de sortir, comme il en avait l'habitude,
avec ses parentes, qui l'accompagnaient presque toujours, sans autre
escorte qu'un aide-de-camp et deux ou trois domestiques. Sa pro-
menade favorite était un bois voisin du pavillon de Topchi-déré.
Tout près de cette maison de plaisance, sur les collines qui bordent
la vallée, commencent des forêts qui se prolongent dans la direc-
tion du mont Avala, dont le sommet forme le trait saillant du pay-
sage. Le prince avait fait entourer de murs ou de hautes palissades
un canton de forêt, y avait dessiné des allées, et y avait mis des
cerfs et des chevreuils, qui s'y étaient multipliés; il aimait à les
voir bondir à travers un sentier ou, vers le soir, s'avancer par
bandes dans les clairières, tantôt broutant les touffes d'herbes et
les buissons ou penchés vers les sources, tantôt folâtrant comme
des chiens, ou bien s'arrêtant tout à coup et flairant de tous côtés.
C'était ce qu'on appelait le Jwchoiitmak ou « parc aux cerfs. »
Le 10 juin, vers cinq heures du soir, le prince, laissant sa voi-
ture dans la prairie, s'engagea dans la forêt avec les compagnes or-
dinaires de ses promenades. On marchait lentement, jouissant de
l'ombre et de la fraîcheur, sous une fatale de beaux chênes. A cinq
ou six cents mètres de la lisière, on quitta le grand bois pour en-
trer dans un fourré à travers lequel le prince avait fait récemment
tracer un étroit et sinueux sentier qui aboutissait à une salle de
feuillage et à un banc d'où la vue était charmante. Tout d'un coup,
SOUVENIUS d'un voyage £N SEllBÎE. 1S5
au détour du cliemin, on aperçut trois hommes qui barraient le
passage. Le prince était alors en avant avec ses deux cousines; à
trente pas en arrière, un aide-de-camp, M. Svetozar Garachanine,
fils de l'ancien ministre, donnait le bras à M'"" Tomania, la mère de
M'"' Anka; un peu plus loin venait un valet de chambre. Les trois
hommes se rangèrent sur les côtés au moment où le prince appro-
cha, et le saluèrent; il leur rendit leur salut et venait à peine de les
dépasser, quand retentirent plusieurs coups de feu; atteint dans
le dos, le prince tombait pour ne plus se relever. M""^ Anka se re-
tourne et se jette sur les assassins; elle est aussi frappée mortelle-
ment. A ce bruit, le domestique s'enfuit, l'aide-de-camp se met à
courir au secours du prince en tirant son épée, sa seule arme;
mais il reçoit, d'autres complices cachés dans le taillis, une balle
qui lui casse le bras et le renverse. Tout était d'ailleurs déjà fini;
les meurtriers, après avoir abattu le prince, s'étaient jetés sur lui
avec leurs poignards et leurs sabres; pris de je ne sais quelle folle
rage, ils lui avaient percé la poitrine, fendu la tête et tailladé le
visage en tout sens.
M"'" Tomania, une femme de près de quatre-vingts ans , restée
seule, de son pas lent et chancelant, avait rebroussé chemin vers
Topchi-déré en recommandant son âme à Dieu. Quant à M"*" Cathe-
rine, elle avait au contraire couru devant elle; deux balles l'avaient
frappée à l'épaule; sans s'en apercevoir, elle quitta le sentier, elle
traversa un fourré de broussailles, descendit une pente abrupte, et
atteignit ainsi la palissade; un paysan, qui passait avec ses bœufs
sur le chemin, l'aida du dehors à franchir cet obstacle. Le brave
homme la coucha, éperdue et sanglante, sur la paille au fond de
son chariot, la cacha sous des couvertures ( on ne savait point si
d'autres assassins ne tenaient pas la campagne), et la conduisit à
Belgrade. Les premières personnes qui, au bruit de cette fusillade,
étaient arrivées sur la scène du meurtre, MM. Longworth et Engel-
hardt , consuls d'Angleterre et de France, avaient trouvé au milieu
d'une mare de sang le prince sans vie. M""' Anka râlant encore;
elle expira deux heures après sans avoir repris connaissance.
On a depuis lors élevé une sorte de monument commémoratif à la
place où est tombé le prince. Lorsque, trois mois après le meurtre,
je visitai Topchi-déré et le Parc-aux-Gerfs, nous aperçûmes auprès
de la pierre un vieillard qui sanglotait. C'était un Serbe qui habitait
l'étranger au moment de l'attentat et qui, rentrant dans son pays,
avait voulu faire un pèlerinage au lieu où était tombée la victime.
Là, les détails qui lui avaient été donnés sur cette sanglante tra-
gédie se retracèrent à son imagination ayec une telle vivacité, il
songea avec tant de force au prince et à ce que celui-ci avait fait
136 REVUE DES DEUX MONDES.
pour son peuple, que les larmes lui montèrent aux yeux. Deux jours
après, une autre promenade nous conduisait à l'endroit où ont été
exécutés les meurtriers. L'herbe n'avait pas encore repoussé là où
ont été creusées les fosses, et on en distinguait très bien la place.
Nous vîmes un enfant qui passait par là se baisser, ramasser une
pierre et la jeter avec une imprécation sur le sol qui couvre les restes
des assassins. Ce contraste me frappa vivement : je ne sais pas d'o-
raison funèbre qui puisse valoir, pour la mémoire du prince Michel
Obrenovitch III, la sincérité de ces effusions du sentiment popu-
laire, ces pleurs accordés à la victime, cette malédiction lancée aux
meurtriers.
III.
M. Élie Garachanine, l'ancien ministre, se trouvait avec beaucoup
d'autres promeneurs à Topchi-déré au moment où le crime s'ac-
complissait dans la forêt voisine. Il fut un des premiers à apprendre
la lugubre nouvelle, apportée par le domestique qui s'était enfui
légèrement blessé. Aussitôt, sans s'arrêter à demander si son fils
était mort ou s'il vivait encore, M. Garachanine sauta dans sa voi-
ture et se fit conduire ventre à terre jusqu'à Belgrade. En route,
il dépassa une petite carriole dont le maître faisait effort de la
voix et du fouet pour exciter son cheval et le maintenir au galop.
Ainsi que le gendarme qui le précédait de quelques minutes, il re-
marqua ce détail sans y attacher autrement d'importance. Arrivé au
palais, il se hâta de faire prévenir les ministres, qui y furent bientôt
réunis; avant que l'on sût en ville ce qui s'était passé à Topchi-
déré, les mesures nécessaires pour sauvegarder l'ordre étaient déjà
prises : les troupes étaient consignées dans leurs casernes, des pa-
trouilles parcouraient la ville, les ministères et le télégraphe étaient
mis à l'abri d'un coup de main, et un gouvernement provisoire s'in-
stallait au konak sous la protection de forces suffisantes. Heureu-
sement une loi votée par la skoupchtina de 1860 en avait d'avance
réglé la composition : il devait être formé du président du sénat, du
président de la cour de cassation et du ministre de la justice. Aussi-
tôt constitué, il portait à la connaissance du peuple serbe la mort de
son prince et les mesures de sûreté qui avaient été prises. Les mi-
nistres restaient à leur poste.
Le danger, c'était qu'hormis un seul ils étaient tous impopu-
laires : au premier bruit de l'attentat, un même cri s'était élevé
contre eux dans le pays ; on leur reprochait d'avoir provoqué le
crime par leur obstination, de l'avoir par leur négligence rendu
possible. Un seul des membres du cabinet avait la confiance de la
SOUVENIRS d'un VOYAGE F.N SERBIE. 137
nation; c'était le colonel Milivoïe Blasnavatz, ministre de la guerre.
Après le départ de M. Mondain, il avait poursuivi avec une intelli-
gente activité l'organisation des forces militaires de la Serbie : l'ar-
mée lui était très dévouée. Esprit net, M. Blasnavatz eut le mérite
de sentir qu'il fallait sans retard faire cesser l'interrègne; caractère
résolu, il sut rallier à son opinion tous ceux qui l'entouraient.
De son mariage avec Julie Huniady, le seul qu'il eût contracté, le
prince Michel ne laissait pas d'enfans. Le nom d'Obrenovitch n'é-
tait plus porté que par un adolescent de quatorze ans, Milan, petit-
fils d'Éphrem, le frère du vieux Milosch. L'enfant avait de bonne
heure perdu son père, un autre Milosch ; quand il avait eu neuf
ans, le prince Michel l'avait demandé à sa mère, qui appartient
à la femille moldave des Katardji, pour l'envoyer à Paris; il l'y
avait placé dans une de ces familles où l'on reçoit autant de bons
exemples que de bons conseils. Le jeune homme suivait avec ré-
gularité et non sans succès les cours du lycée Louis-le-Grand; il
était alors en quatrième. Le soin qu'avait pris le prince Michel
d'assurer à son cousin le bénéfice d'une sérieuse éducation fran-
çaise indique bien qu'il avait prévu le cas où cet enfant hériterait
de la dignité princière; mais il n'avait que quarante-cinq ans lors-
qu'il mourut, il n'avait pas renoncé à tout espoir de postérité; sa
santé était excellente, et rien n'avait pu lui faire craindre une fin
prochaine. Il n'avait donc jamais encore fait part ni à la diète, ni
au sénat ou même à ses ministres de ses intentions au sujet de la
transmission du pouvoir; après qu'il eut succombé, on ne trouva
point d'écrit quelconque indiquant la volonté du prince. Légalement
le droit du jeune Milan ne semblait pas contestable. Le 20 octobre
1859 avait été promulguée une loi dont le premier article était
ainsi conçu : «... D'après les anciennes ordonnances nationales
antérieures à l'année 1839 et d'après celle de la skoiqjchtina de
la Saint-André 1858, comme aifx termes du bérat impérial et du
haUi-scliérif de 1830, la dignité princière est héréditaire dans la
famille du prince régnant actuel Milosch Obrenovitch I", à savoir
dans sa descendance mâle d'après l'ordre de primogéniture, et en
premier lieu en ligne directe. A défaut seulement de personne apte
à la succession dans la ligne directe, l'hérédité de la dignité prin-
cière passera à une branche collatérale, mais toujours en conser-
vant l'ordre de primogéniture. »
On aurait pu répondre que cette loi n'avait pas été confirmée par
la Turquie; tout ce qui faisait partie du droit international établi
par les traités entre la Porte et la Serbie et garanti par les puis-
sances européennes, c'était l'hérédité assurée aux Obrenovitch dans
la ligne directe ; encore le cabinet ottoman, après la restauration
^38 REVUE DES DEUX MONDES.
de 1858, avait-il refusé de renouveler d'une manière formelle ses
anciens engagemens, et, comme nous l'avons dit, avait-il affecté
de ne voir dans le prince Michel que l'élu du peuple serbe, non le
successeur à titre héréditaire de son père Milosch. Ne pouvait -on
pas craindre que les cabinets européens et la Porte ne réclamas-
sent contre une décision du gouvernement provisoire qui aurait
paru méconnaître les droits du suzerain et les conventions approu-
vées et reconnues par les puissances garantes? Ce n'était pas tout;
n'était-il point à craindre que la skoiipcktina, se souvenant des dés-
ordres qu'avaient entraînés, de 1839 à 18A2, les règnes éphé-
mères des deux jeunes fils de Milosch, refusât, dans la grave
situation où se trouvait l'Orient, d'exposer le pays'aux chances tou-
jours incertaines d'une minorité et d'une régence? Quelque obliga-
tion que l'on eût aux Obrenovitch, le peuple était toujours maître
d'aviser, comme il l'entendrait, au salut de la Serbie. En 1858,
M. Garachanine, s'il eût été plus ambitieux, eût pu peut-être dis-
puter le premier rang, et depuis lors il avait acquis de nouveaux
titres à la reconnaissance des Serbes; des exaltés du parti pansla-
viste prononçaient le nom de Nicolas Petrovitch, prince du Monté-
négro, que l'on savait cher à la Russie; enfin, ce qui était plus sé-
rieux, le nom de Kara-George était resté populaire dans le pays. On
ignorait encore quelle part les exilés avaient prise à la conspira-
tion : un de ces mouvemens d'opinion comme la Serbie en avait
déjà vu plusieurs se produire dans le cours des cinquante dernières
années ne pouvait-il ramener au pouvoir, sinon le prince Alexandre
Kara-Georgevitch, au moins son fds Pierre, qui était dans la force
de l'âge, qui n'avait pas d'antécédens politiques, et dont on disait
du bien?
M. Blasnavatz n'hésita pas un instant en présence du péril que
pouvaient faire courir à la tranquillité publique la prolongation du
provisoire et la vacance du trône. On ne savait pas s'il n'y avait
point dans le pays une vaste conspiration, dont on ne tenait encore,
après les premières arrestations faites le soir même et le lende-
main, que les obscurs et méprisables instrumens. Si des mécontens
étaient prêts à s'armer, dès qu'ils verraient hésiter le gouvernement,
ils agiraient; le plus sage, c'était donc de payer d'audace. Dans
la nuit môme qui suivit le crime, M. Blasnavatz fît venir le métro-
politain de Belgrade, archevêque-primat de Serbie, qui, par sa si-
tuation officielle et son caractère personnel, jouit d'une grande in-
fluence. Il ne le laissa partir, après une conversation qui fut vive
et longue, que lorsqu'il eut obtenu de lui la promesse d'un con-
cours ouvert et empressé. Dès que le gouvernement provisoire se
fut constitué et eut convoqué les ministres, M. Blasnavatz déclara
SOUVENIRS d'un VOYAGE EN SERBIE. 139
qu'il fallait sur l'heure proclamer Milan; il le déclara avec une as-
surance et une conviction qui entraînèrent ceux même qui éprou-
vaient quelque doute. Avant que le gouvernement eût fait connaître
ses intentions, dès le lendemain du meurtre, il adressait à l'armée
une proclamation où le nom de Milan était mis en avant et que les
troupes accueillaient avec enthousiasme; la municipalité de Bel-
grade se prononçait aussitôt dans le même sens. Quand, deux jours
après la catastrophe, le gouvernement provisoire notifia au pays et
à l'Europe l'avènement de Milan Obrenovitch IV, sauf l'approbation
d'une skoupchtma extraordinaire qui serait prochainement convo-
quée, c'était au vœu de la nation qu'il semblait répondre. En même
temps M. Ristitch, qui se trouvait alors à Berlin, recevait l'ordre de
se rendre en toute hâte à Paris pour y prendre le jeune prince et
l'amener en Serbie.
Le convoi du prince eut lieu le 15. Le corps avait été embaumé
et exposé dans une galerie du palais ; il était couché sur une es-
trade qu'entouraient des soldats de la garde. Les assassins avaient
haché leur victime; elle n'avait pas moins de dix-sept blessures, la
plupart à la tête et à la face. Les médecins avaient fait de leur mieux
pour rapprocher les lèvres de toutes ces plaies et dissimuler l'hor-
reur de ce visage décoloré, sillonné en tout sens par le couteau.
L'émotion n'en était que plus poignante chez les milliers de per-
sonnes, habitans de Belgrade, paysans accourus du fond même de la
Schoumadia, qui pendant deux jours défilèrent devant le cadavre, et,
suivant la vieille coutume nationale, vinrent déposer sur sa bouche
le baiser d'adieu. La princesse Julie était venue de Pesth pour con-
duire le deuil. Le ministère hongrois s'était fait représenter par le
comte E. Zichy, l'empereur par le général de Gablenz, commandant
des Confins militaires, la Porte par Âli-Bey. Derrière le char funèbre
marchaient tout le corps consulaire, les ministres et les sénateurs.
Partout, sur le passage du cortège, la foule pleurait; on entendait
éclater de grands cris de douleur. Beaucoup de curieux étaient
venus de Hongrie; quand on entra dans la cathédrale, on ne les
eût pas distingués des Serbes; la contagion des larmes avait
gagné même les étrangers, même les indilTérens. Pendant que l'ar-
chevêque, après les chants consacrés, prononçait l'éloge du prince,
les sanglots des assistans couvraient la voix de l'orateur. Ils redou-
blèrent quand, l'office terminé, on s'apprêta à descendre le cercueil
dans le caveau princier où reposent déjà Milosch et les siens; c'était
à qui se précipiterait sur la bière pour la baiser encore une fois.
Des salves de mousqueterie annoncèrent à la ville que la tombe
s'était refermée sur le troisième des Obrenovitch. Cinq jours après,
son successeur, le jeune Milan, débarquait à Belgrade au bruit des
vivat, au milieu du concours d'une foule émue et curieuse.
140 REVUE DES DEUX MONDES.
Le gouvernement provisoire, d'après la loi, aurait pu garder le
pouvoir pendant tout un mois; il résolut d'abréger le plus possible
ce délai. Une skoupchtùia, composée de députés en nombre qua-
druple de celui qui est fixé pour les diètes ordinaires, fut convoquée
pour le 2 juillet. Dans l'intervalle, il fallait s'entendre sur les noms
à proposer pour la régence, qui devait être composée de trois Serbes
élus par l'assemblée nationale. M. Blasnavatz, par l'initiative qu'il
avait prise dans le premier moment de trouble, était le maître de
la situation. On lui laissa le choix des deux collègues qu'il dési-
rait. C'était le moyen d'obtenir l'unité d'action. Avec un louable
patriotisme, les hommes qui avaient dirigé pendant trente ans la
politique extérieure du pays et le plus contribué à fonder son in-
dépendance, MM. Garachanine et Marinovitch, s'effacèrent volon-
tairement. M. Blasnavatz tenait à s'associer M. Ristitch. Celui-ci,
négociateur heureux de l'évacuation des forteresses, était à ce titre
agréable au pays et connu de la diplomatie européenne ; on lui sa-
vait aussi des relations avec ce que l'on appelle Vomladùia ou « la
jeunesse » serbe. Voniladina est une sorte d'association qui tient
tous les ans un congrès chez l'un ou chez l'autre des peuples qui
forment le groupe des Slaves méridionaux ; dans ces réunions, on
parle de liberté et de conquêtes, on surexcite le sentiment natio-
nal, on adresse à l'opinion publique des appels que pendant tout
le reste de l'année on renouvelle dans les journaux de Neusatz et
d'Agram. M. Christitch avait été en lutte ouverte avec ce parti; il
avait dissous le congrès qui avait voulu se réunir à Belgrade en
1867. Sans doute Yomladina compte dans ses rangs bien des ba-
vards, bien des déclamateurs, elle n'a ni de vrais hommes d'état,
ni un programme bien défini et bien pratique; mais il y avait pour-
tant là une influence avec laquelle il était bon de compter, tout un
groupe bruyant et passionné qui accueillerait avec faveur le nom
de M. Ristitch, augure et gage de réformes libérales. M. Garacha-
nine, à son âge et avec son passé, n'aurait pu entrer dans la ré-
gence que pour en être le chef; or les circonstances avaient, depuis
la mort du prince, donné à M. Blasnavatz le premier rôle. MM, Blas-
navatz et Ristitch étaient d'ailleurs brouillés avec l'ancien premier
ministre. Quant à M. Marinovitch, à qui on avait fait quelques ou-
vertures, il ne voulait pas rentrer aux affaires sans M. Garacha-
nine. MM. Blasnavatz et Ristitch conclurent donc entre eux un
pacte intime, et résolurent de proposer pour la troisième place un
honnête homme fort estimé, plus connu d'ailleurs comme écrivain
et comme savant que comme politique, M. Gavrilovitch.
C'est à peu de chose près le suffrage universel qui nomme les dé-
putés serbes. Est électeur tout Serbe âgé de vingt et un ans qui n'est
pas domestique et paie l'impôt direct. Est éligible tout Serbe âgé de
SOUVENIRS d'un VOYAGE EN SERBIE, l^l
trente ans qui remplit ces mômes conditions, et qui n'est pas employé
salarié du gouvernement. Regardés comme étrangers et nomades,
les Tsiganes ne sont ni électeurs ni éligibles. D'après le journal
serbe le Vidovdan, l'assemblée qui se réunit près de Belgrade le
2 juillet se composait de /i22 députés; sur ce nombre, ZIS membres
appartenaient au clergé, H au corps d'officiers de la milice natio-
nale, 20 au commerce, 3 aux arts et métiers. On comptait 193 fonc-
tionnaires municipaux et ihi paysans; il n'y avait qu'un avocat.
La salle des séances avait été préparée dans une des prairies
voisines de Topchi-déré; je la trouvai encore debout en septembre.
Elle ressemblait assez à une de ces constructions de planches et
de toile que l'on élève parfois dans nos villages pour un bal ou un
comice agricole. Sur un des petits côtés de ce hangar, on montait
par quelques marches à une estrade où avaient figuré le métropo-
litain, le gouvernement provisoire et le prince; à droite et à gauche
étaient deux plates-formes pour les ministres, les sénateurs, les
consuls; en face, quatre rangées de bancs de bois, sur lesquels s'é-
taient serrés les députés. Il n'y avait d'autres décorations que quel-
ques drapeaux aux couleurs nationales. Du seuil, on apercevait le
taillis où avait été frappé le prince.
L'assemblée commença de siéger dès sept heures du matin. En
deux heures, elle avait vérifié les pouvoirs de tous ses membres et
constitué son bureau. Vers neuf heures, la vraie séance s'ouvrit.
M. Marinovitch, chef du gouvernement provisoire, souhaita la bien-
venue aux députés; ils avaient été convoqués, leur dit-il, pour élire
un nouveau souverain, pour lui donner une liste civile, et pour
choisir les membres de la régence; c'était d'eux qu'il dépendait de
proclamer le jeune prince dont le gouvernement, la capitale et
l'armée avaient déjà reconnu les titres, Milan Obrenovitch IV. De
toutes parts on répondit : « C'est sa naissance qui l'a fait notre sou-
verain; nous n'avons qu'à constater son avènement et à lui souhai-
ter un règne heureux et long. » Aussitôt de toutes les bouches sortit
le cri national zivio, ordinaire expression de l'allégresse et de l'en-
thousiasme slave. On pourra s'étonner de voir une assemblée refu-
ser de se reconnaître à elle-même un pouvoir que lui concèdent
ceux qui parlent au nom du prince, et s'incliner ainsi devant un
droit héréditaire qu'elle proclame supérieur au sien et désormais
indépendant de ses votes. L'anomalie n'est pourtant qu'apparente :
les Serbes savent que le jour où le pays tiendrait à se débarrasser
d'un souverain tyrannique ou incapable, rien n'empêcherait la
skoupchlina d'agir encore comme elle l'a fait avec Milosch en 18^0
et avec Kara-Georgevitch en 1858. En attendant, ils tiennent à pro-
clamer ce principe de l'hérédité dans lequel ils voient une garantie
d'ordre et de stabilité; ils y tiennent d'autant plus que la Porte, qui
ihl REVUE DES DEUX MONDES.
avait autrefois reconnu le droit héréditaire des Obrenoviîch, avait,
depuis leur retour, refusé de renouveler ses anciennes déclarations
à cet égard.
Sans discussion, on vota pour le nouveau prince la liste civile de
son prédécesseur; puis des députés qui s'étaient partagé les rôles
prononcèrent pour la régence les noms de MM. Blasnavatz et Pas-
titch; nommés par acclamation, ceux-ci présentèrent à l'assemblée
M. Gavrilovitch. S'il avait voulu se mettre en avant, M. Garacha-
nine aurait eu certainement un parti puissant dans la skoiipchtinaj
mais il avait préféré s'abstenir de toute démarche; son pays le con-
naissait et savait où le prendre. Cette fière réserve eut le succès
qu'on en pouvait espérer; la foule , en Serbie comme en France,
est oublieuse et ingrate; elle n'a de mémoire que lorsqu'on l'y force;
le nom de M. Garachanine ne fut même pas prononcé.
Après avoir prêté serment, les régens allèrent au-devant du jeune
prince, qui venait à cheval de Belgrade. Le prince mit pied à terre,
baisa la main de deux ou trois archimandrites et évêques qui le
reçurent au seuil de la tente, puis monta sur l'estrade. Le silence
fut long à s'établir; dans toute la salle éclataient et se renouvelaient
sans cesse des vivat que justifiait, outre les souvenirs attachés à ce
nom d'Obrenovitch, la mine du jeune prince, bel adolescent élancé
et vigoureux, en uniforme de colonel d'artillerie de l'armée serbe.
Quand le calme fut un peu rétabli, il prononça les paroles suivantes :
(( Je suis encore jeune, et pourtant déjà prince de Serbie; mais je
m'efforcerai d'apprendre tout ce qui me sera nécessaire pour rendre
heureuse ma nation comme se proposait de le faire mon oncle.
J'ai une entière confiance dans les régens que vous avez élus. » De
nouvelles acclamations lui répondirent; après une sorte de béné-
diction donnée par le métropolitain, le prince passa en revi*e les
bataillons de la milice qui formaient la garde de l'assemblée, et re-
vint à Belgrade. Le lendemain, il assistait à un service d'actions de
grâces, et toutes les troupes lui prêtaient le serment de fidélité.
Depuis la mort du prince Michel, on n'avait pas demandé de con-
seils à Constantinople. Après la séance de la skoupcldina, la ré-
gence notifia au divan l'avènement de Milan , et sollicita pour lui
l'investiture du suzerain. On était d'assez mauvaise humeur à Stam-
boul, on trouvait que les Serbes auraient pu témoigner plus d'é-
gards au sultan; mais la diplomatie , surtout la diplomatie fran-
çaise, intervint : on prouva à Fuad et Aali-Pacha que le plus habile
était encore de faire bon visage aux Serbes. La Porte répondit donc
à la communication qui lui était faite par de cordiaux compllmens
de condoléance, par une entière approbatioh de la conduite qui
avait été tenue et par des souhaits empressés pour le bonheur du
jeune prince. Bientôt après arrivait à Belgrade le commissaire im-
SOUVENIRS d'un VOYAGE EN SERBIE. l/lS
périal porteur du firman d'investiture; cette fois la Porte, mieux
inspirée, ne faisait pas les mêmes réserves qu'à l'avènement du
prince Michel ; elle renouvelait les déclarations du hatti-schêrif de
1830; elle reconnaissait au prince Milan non plus une dignité' élec-
tive et viagère, mais un pouvoir fondé sur l'hérédité. En même
temps arrivaient à Belgrade , de la part de tous les souverains de
l'Europe, des assurances de bon vouloir et des félicitations pour la
sagesse dont avait fait preuve le peuple serbe.
La, skoiipchn'na s'était séparée au bout de quelques jours, non
sans avoir pris une série de résolutions. Menacés par l'assemblée
d'être mis en accusation , MM. Nicolas Christitch et Raïko Léchia-
nine, les ministres impopulaires du prince Michel, s'étaient hâtés de
donner leur démission avec tous leurs collègues; la régence les avait
remplacés, et la liste du nouveau cabinet avait été soumise aux dé-
putés. Ces choix n'avaient d'ailleurs qu'une médiocre importance;
MM. Blasnavatz et Ristitch gardaient naturellement la haute main,
l'un sur l'armée, l'autre sur les affaires étrangères. Ce qui mérite
plus d'attention, ce sont les vœux qu'émit la skoupchtinaj elle
exprima le désir que désormais les représentans du pays fussent
annuellement convoqués, que des lois fussent présentées pour
établir la liberté de la presse, pour introduire le jury dans les tri-
bunaux, et régler la responsabilité des ministres.
Par ces vœux, dont elle avait connu d'avance et approuvé l'ex-
pression , la régence se faisait tracer tout un programme de poli-
tique intérieure; en même temps une autre résolution de la diète,
associait le pays tout entier au procès déjà commencé contre les
meurtriers du prince. Voici en quels termes cette motion fut votée
par l'assemblée : « Que l'ex-prince Kara-Georgevitch soit voué,
lui et sa famille, à la malédiction éternelle, et que jamais aucun de
ses descendans ne puisse monter sur le trône de Serbie ! Que l'on
réclame son extradition du pays où il se trouve , celle de son fils
Pierre et de tous ses complices, et que, si on ne l'obtient pas, on
les exclue de la protection des lois du pays ! Que leurs biens en
Serbie servent à couvrir les dépenses occasionnées par leur méfait!
Que l'on recherche et l'on punisse avec la dernière sévérité les
complices du crime, et que leurs biens servent également à couvrir
les dépenses qu'ils ont occasionnées. »
Ceci nous ramène au procès des assassins; commencé dès le len-
demain du meurtre, il ne devait se terminer qu'en novembre. Si
nous avons différé jusqu'ici d'en parler, c'est que nous avons voulu
pouvoir résumer en une fois les résultats que fournirent les inter-
rogatoires de trois séries d'accusés et les condamnations qui furent
successivement prononcées. Le domestique de M. Garachanine avait
reconnu deux des meurtriers; grâce aux mesures rapidement prises
llih REVUE DES DEUX MONDES.
par le gouvernement, on avait arrêté dès le soir même ou le lende-
main les principaux coupables. Les premiers pris dénonçaient bien
vite leurs complices, et dès le 26 juin un premier groupe d'accusés
comparaissait devant le tribunal de Belgrade.
Après la mort du prince Michel, plusieurs journaux avaient pré-
tendu savoir que les meurtriers, en le frappant, avaient voulu ven-
ger l'honneur d'une jeune fille, sœur d'un des conjurés. Ce conte,
qui fit le tour de l'Europe, n'avait pas trouvé un instant de créance
à Belgrade; dans ce grand village, où le prince ne pouvait faire un
pas sans que ses voisins en fussent prévenus, on était au courant
de ses habitudes, et l'on savait l'honnêteté de sa vie. L'interroga-
toire des accusés ne laissa d'ailleurs subsister aucun doute; les dé-
négations embarrassées dont avaient essayé d'abord quelques-uns
des coupables ne purent tenir devant les aveux fanfarons de l'un
d'entre eux, Lazar Maritch, et tous finirent par faire une confession
complète. Voici ce qui résulta des débats. Il s'était formé, pour
commettre ce crime, une coalition des pires élémens de la société
serbe, cerveaux dérangés par des études mal faites et des ambi-
tions troubles, aventuriers subalternes, gens déclassés et ruinés
qui n'avaient plus rien à attendre que d'un bouleversement, ban-
dits prêts à tuer pour quelques ducats ou même gratis, prétendans
aigris par l'exil et le regret du pouvoir perdu, trompés par les faux
rapports d'agens qui les exploitaient et les méprisaient. Le chef de
la conjuration était un certain Paul Radovanovitch , avocat sans
causes, qui ne manquait ni d'activité et d'énergie, mais qui n'avait
encore pu arriver à rien et qui se trouvait à court d'argent. Tête
inquiète, imagination tourmentée, il s'était, assure-t-on, exalté par
la lecture des historiens de notre révolution; il en avait même, pour
son usage personnel et celui de ses amis, traduit en langue serbe
certains épisodes.
Paul était depuis deux ans l'avocat du prince Kara-Georgevitch;
il était chargé de suivre toutes les affaires auxquelles pouvaient
donner lieu les biens assez considérables que la famille déchue
possédait encore dans la principauté. Sous ce prétexte, il pouvait,
sans trop éveiller l'attention, faire de fréquens voyages en Hongrie,
et s'y rencontrer soit avec le prince, soit avec son secrétaire Tri-
pkovitch; il correspondait en chiffres avec ce dernier, et, — le fait
a été prouvé au procès, — il en avait reçu en diverses fois des
sommes d'argent et des caisses d'armes. C'est Paul qui était l'âme
du complot; il y avait fait entrer ses trois frères, Kosta, George et
Lioubomir, et des mécontens recrutés un peu partout. Les conspi-
rateurs se divisaient en trois groupes : il y avait des officiers, des
bourgeois et des forçats. Ceux-ci devaient concourir au meurtre,
puis soulever leurs camarades, les jeter sur Belgrade et y répandre
SOUVENIRS d'un VOYAGE EN SERBIE. l/j5
la terreur. On peut s'étonner de voir une pareille tâche assignée à
des hommes qui étaient censés soumis à une surveillance rigou-
reuse; c'est d'abord que ceux de ces condamnés qui étaient d'an-
ciens fonctionnaires ne portaient point de fers; c'est surtout que
le directeur du bagne, Svetozar Nenadovitch, parent de la prin-
cesse Kara-Georgevitch, était entré dans la conspiration, et s'ar-
rangeait pour laisser toute liberté de mouvement aux instrumens
désignés de l'assassinat. Un des meurtriers, Maritch, raconta devant
le tribunal qu'il était souvent resté à souper jusqu'à une heme
avancée de la nuit avec Svetozar; pendant ces veilles, tout en fu-
mant et en buvant le dibovùz, l'eau-de-vie de prunes chère aux
Serbes, on discutait les moyens à employer pour frapper le prince,
et on escomptait le succès, on se partageait les ministères. Ma-
ritch, ancien président d'un tribunal de district, qui avait été
condamné en 1867 à vingt années de réclusion pour avoir tué sa
femme, prenait la justice; on faisait espérer l'intérieur à Lioubomir
Radovanovitch, autrefois avocat à Valievo, qui, pour avoir produit
de faux documens, avait été condamné à sept années de la même
peine. Ces misérables pouvaient-ils espérer que le pays, après le
premier instant d'effroi, tolérerait de pareils choix, ou que Pierre
Kara-Geoigevitch, dont on mettait le nom en avant, pourrait son-
ger à les sanctionner? En réalité, rien n'était moins décidé dans
la pensée de Paul que la restauration du fils ou du petit -fils de
Kara-George. S'il la présentait comme certaine aux parens et aux
créatures de la famille, il tenait un tout autre langage à certains
conjurés. « Si j'en fais ainsi, leur disait-il, ce n'est que pour extor-
quer de l'argent aux Kara-Georgevitch. Mon dessein n'est point de
rappeler cette dynastie, car, ajoutait-il, le prince Alexandre et son
fils Pierre sont de grands imbéciles, et ni l'un ni l'autre ne con-
viennent pour régner. Mieux vaut la république. »
On avait d'abord songé à tuer le prince aux eaux; puis, encouragé
par la complicité du directeur de la prison, on s'était décidé pour
le IcotchoHtnlak, Ceux qui s'étaient chargés du meurtre épiaient
leur victime depuis la fin d'avril ; ils avaient fait à la palissade un
trou par lequel ils pénétraient dans le bois sans être vus, et dans
l'épaisseur du fourré, à quelques pas du sentier, ils s'étaient mé-
nagé une sorte de repaire où ils déposaient une partie de leurs
armes. Le jour où serait frappé le grand coup, Paul, aussitôt averti
par un signal, courrait à Belgrade et préviendrait les conjurés;
l'un irait saisir M. Blasnavatz, un autre M. Christitch, un troisième
M. Marinovitch; si ces personnages faisaient mine de résister, on
les tuerait. Soulevées par les officiers affiliés au complot, les troupes
adhéreraient au mouvement. On nommerait un gouvernement pro-
TOME Lxxxn. — 1809. 10
IhQ REVUE DES DEUX MONDES.
visoire dont Paul serait le chef, et on convoquerait une skoiipcktina,
(( qui, disait Paul, ferait, comme les autres, tout ce qu'on lui or-
donnerait. )) Quel que dût être le parti ultérieur auquel on s'arrête-
rait, les conjurés et ceux des détenus qui les aideraient seraient
toujours, en attendant, récompensés par le pillage des maisons des
ministres et autres ennemis publics. Le peuple, mécontent comme
il l'était du prince et de son cabinet, ne pouvait d'ailleurs manquer
d'acclamer les conjurés comme des libérateurs.
Pourtant depuis six semaines tout était prêt et rien ne se fai-
sait. Voyant que chaque jour on laissait passer l'occasion, Paul ap-
pela de Chabatz par le télégraphe son frère Kosta, dont la farouche
énergie lui inspirait toute confiance. Le 9 juin, il fut convenu
que, si le prince venait le lendemain, il ne sortirait pas vivant du
bois. Paul devait se tenir avec Lioubomir en face du kotchoutniak,
sur la côte opposée. Une fois le prince à terre, les meurtriers agi-
teraient un mouchoir blanc au-dessus du taillis; ce serait alors à
Paul de faire le reste, de commencer la révolution. Le 10, Paul et
son frère étaient à leur poste pendant que derrière ce rideau de
feuillage qu'interrogeaient en vain leurs yeux ardens s'accomplis-
sait par les mains de Roguitch, de Maritch, de George et de Kosta
P»adovanovitch le massacre que nous avons raconté. Paul attendait,
fou d'impatience; ce ne fut guère qu'une demi-heure après l'assas-
sinat, au moment où la nouvelle était apportée à Topchi-déré par
les premiers fuyards, que fut hissé le mouchoir. Paul partit aussi-
tôt, mais sans bien savoir si le prince était tué ou seulement blessé;
il ne partit que quelques minutes avant M. Garachanine, qui le dé-
passa en chemin. Quand il entra dans Belgrade, les ministres étaient
déjà prévenus; ses complices qui, groupés sur la promenade,
épiaient son arrivée, le virent passer au galop sans en recevoir
un signe; il alla s'enfermer chez lui, effaré, hagard, répondant par
des malédictions à ceux des affiliés qui venaient l'interroger, les
renvoyant, cherchant à se cacher.
Le procès s'ouvrit le 26 juin; une autre série d'accusés fut jugée
à la fin de juillet, et un troisième groupe ne parut devant les juges
qu'en novembre. La régence avait tout fait pour que la sincérité du
verdict ne pût être contestée. Malgré l'état de siège, c'était devant
le tribunal de Belgrade qu'avaient été renvoyés les prévenus; il n'y
eut de traduits devant un conseil de guerre que les officiers. Le code
serbe n'accordait pas aux accusés dans les procès criminels le secours
des avocats; or, cinq jours avant sa mort, le prince avait signé une
loi qui assurait à tout prévenu le bénéfice d'une libre défense. La
régence se hâta de promulguer cette loi, et chacun des accusés des
deux derniers procès eut son défenseur. Les débats furent publics et
reproduits parles journaux. Malheureusement la magistrature serbe
SOUVENIRS d'un VOYAGE EN SERBIE. 147
ne se montra point à la hauteur de sa tâche. 11 semble que pendant
le cours de l'instruction le juge chargé de l'enquête et surtout les
subalternes aient eu recours à ces tortures déguisées dont quelque
chose se retrouve encore chez nous dans le supplice du secret. Les
accusés se plaignirent de mauvais traitemens auxquels ils auraient
été soumis. Le président du tribunal, qui dans ces débats montra
plus de zèle que de sens et d'impartialité, eut le tort de leur fer-
mer la bouche. Ce qui rendait le calme difficile aux magistrats, c'é-
tait la colère dont la foule était animée : à la grande surprise
de quelques-uns des meurtriers qui croyaient que le prince était
abhorré, le peuple avait failli les déchirer de ses mains. Cette émo-
tion du public gêna beaucoup aussi les défenseurs; leur interven-
tion en pareille matière était chose toute nouvelle à Belgrade : aussi
plus d'un assistant était-il disposé à s'indigner que l'on essayât
d'atténuer le crime de ces misérables et de sauver leurs têtes. Peu
s'en fallait que le peuple n'accusât les avocats de complicité. Deux
ou trois des défenseurs s'en tirèrent pourtant avec honneur, et,
surtout dans le dernier procès, obtinrent ou des circonstances at-
ténuantes ou même des acquittemens.
En trois fois, quinze condamnations à mort furent prononcées par
le tribunal civil et deux par le conseil de guerre. Les officiers, après
avoir été dégradés, furent fusillés sur les glacis de la citadelle,
sous les yeux de toute la garnison et de la milice. Ce qui est carac-
téristique, c'est la proclamation par laquelle le ministre de la
guerre annonçait à l'armée la mort de celui qui avait été découvert
et puni le premier. Ce document se terminait ainsi : « C'est aujour-
d'hui que le misérable Mirzaïlovitch a été fusillé. Braves soldats,
qu'il aille en enfer! » Quant aux quatorze condamnés des deux
premières séries d'accusés que jugea le tribunal de Belgrade, ils
furent tous mis à mort le même jour sur une colline nommée Kara-
boiinm, « la pointe noire, » qui domine le Danube. On les avait
attachés à des pieux plantés à quelques pas les uns des autres; un
peloton de gendarmes défila devant cette ligne, abaissant les fusils
et tirant chaque fois qu'il se trouvait en face de l'un des poteaux.
Le temps de lier les condamnés au bois qui soutenait leurs membres
fléchissans, puis de renouveler le feu quatorze fois, tout cela dura
bien une heure. Quelques-uns des condamnés étaient d'avance à
demi-morts de peur; d'autres gardèrent aux lèvres la cigarette jus-
qu'au moment où le peloton s'arrêta devant eux et les coucha en
joue. La foule, que l'on avait peine à contenir, était répandue sur
les tertres voisins; elle chargeait d'injures les assassins; elle applau-
dissait à chaque décharge. Une balle, ricochant contre un des pieux,
alla frapper au front un officier mêlé aux curieux et l' étendit raide
mort.
148 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce grand nombre de condamnations capitales et la manière dont
elles furent exécutées, cette hécatombe humaine, ces malheureux
pour qui l'horreur de la mort est encore augmentée par l'obligation
d'assister au supplice les uns des autres, tout cela, on ne saurait
le dissimuler, causa quelque surprise en Occident, et parut un peu
sauvage. Cette impression, sans disparaître complètement, s'atténue
quand on a passé quelque temps dans ce pays, quand on a causé
avec les acteurs et les témoins de ces drames. Tous ceux qui ont été
exécutés, vous dit-on, n'étaient-ils pas coupables au même degré?
A qui pardonner? Était-ce à ceux qui avaient eux-mêmes massacré,
mutilé le prince, tué et blessé des femmes? Était-ce à ce directeur
du bagne qui avait comploté l'assassinat et abusé de la confiance
du souverain pour lâcher contre lui ses forçats, à ceux qui n'atten-
daient qu'un signal pour égorger les ministres et déchaîner le pil-
lage sur Belgrade, ou bien à ces officiers qui avaient trempé dans un
complot, eux aides-de-camp du prince, quand la non-révélation
suffît, d'après le code militaire, pour entraîner la mort ? Après avoir
eu sous les yeux tous les débats du procès, on ne voit que deux
des condamnés pour qui la régence aurait pu avec quelque raison
user du droit de commuer la peine : Sima Nenadovitch, beau-frère
du prince Kara-Georgevitch, et qui avait eu un rôle bien efTacé, et
ce pauvre intendant André Viloïevitch, qui avait supplié son maître
de ne pas le mêler au complot, qui n'avait cédé que devant la me-
nace d'être renvoyé.
Les régens eussent-ils été disposés à tenir compte de ces nuances,
l'opinion publique, loin de les y encourager, leur en aurait su mau-
vais gré. On aurait parlé de faiblesse et de trahison. C'est ce qui
explique aussi le mode d'exécution adopté. En Occident, l'adoucis-
sement des mœurs et le respect chaque jour plus répandu de la vie
humaine ont conduit le jury à ne plus prononcer la peine capitale
que dans de très rares circonstances; l'exécution, quand elle a lieu,
est déjà presque partout soustraite aux regards cruels de la foule;
jusqu'au dernier moment, on dissimule au condamné le sort qui l'at-
tend, et on abrège autant que possible ses angoisses. Peut-on de-
mander aux Serbes, qui ne font que d'échapper à la barbarie
turque, d'avoir les nerfs aussi sensibles que nos vieilles sociétés ci-
vilisées et d'éprouver les mêmes scrupules de conscience devant
l'effusion du sang? Loin d'être choqué d'un spectacle que nous eus-
sions difficilement supporté, le peuple serbe ne crut son prince vengé
que quand il eut là, devant lui, liés au poteau fatal, tous les agens
et les complices du meurtre.
L'arrêt du 26 juillet, en même temps qu'il atteignait ceux dont
nous venons de raconter la fin, frappait de vingt ans de travaux
forcés le prince Alexandi'e Kara-Georgevitch, jugé par contumace.
SOUVENIRS d'un VOYACE EN SERBIE. 149
On s'est étonné qu'un homme présenté par la justice serbe comme
l'inspirateur du crime ait été condamné à une peine moins forte
que ses complices. C'est que l'on ignorait la loi serbe, dont une
des dispositions, empruntée au code autrichien, ne permet de con-
damner à mort que le coupable qui fait des aveux, ou celui que deux
témoins ont vu commettre le crime. Il n'y avait ici ni aveu, ni flagrant
délit constaté. Le tribunal prononça donc le maximum de la peine
que la loi autorise dans les cas où la culpabilité n'est démontrée que
par des preuves morales. L'extradition du prince exilé avait été de-
mandée à Pesth. Le ministère hongrois, se fondant sur le côté
politique du procès, l'avait refusée; mais en même temps le procu-
reur-général, jugeant, sur les pièces qui lui avaient été communi-
quées, qu'il y avait tout au moins matière à de graves soupçons,
avait intenté des poursuites au nom de la couronne. S'il était prouvé
qu'on eût abusé de l'hospitalité de la Hongrie pour tramer la mort
d'un prince et pour troubler la tranquillité d'un état voisin, la jus-
tice hongroise saurait punir. Au fond, il est heureux pour la régence
que les choses se soient passées ainsi. La présence à Belgrade du
prince déchu n'aurait pu manquer d'être un embarras pour ceux
qui l'avaient servi autrefois; il leur eût élé pénible de voir prison-
nier et condamné celui auquel ils avaient dû jadis les débuts de
leur fortune. D'ailleurs, le procès s'instruisant et se jugeant à Bel-
grade au lendemain du meurtre d'un Obrenovitch et sous le règne
d'un autre, les partisans des Kara-Georgevitch auraient toujours pu
mettre en suspicion l'indépendance des juges et récuser leur arrêt.
La justice hongroise parut d'abord disposée à pousser active-
ment le procès. Au mois d'août, le prince Alexandre, qui avait
été jusque-là laissé en liberté, fut mis en état d'arrestation; en
octobre, il fut envoyé à Semlin pour y être confronté, ainsi que
ses secrétaires, avec ceux des conjurés qu'avait encore entre les
mains la justice serbe; malheureusement celle-ci, en faisant exé-
cuter l'arrêt prononcé contre les vrais chefs du complot, s'était
enlevé les moyens de donner à cette confrontation tout l'intérêt
qu'elle aurait pu avoir. Depuis lors, le procès a langui. Vers la fin
de l'hiver, on avait annoncé que le procureur-général, convaincu
qu'il résultait de l'instruction des charges contre le prince George-
vitch, le traduisait devant le tribunal de Pesth; maintenant au
contraire on écrit qu'il vient d'être mis en liberté. Nous ignorons
si on a levé en même temps le séquestre qui, sur la demande du
gouvernement serbe, avait été mis sur les biens du prince en Plon-
grie et en Roumanie. Quant à ceux qu'il possédait en Serbie, le tri-
bunal de Belgrade et la skoiqjchtina , cédant à la passion du mo-
ment, avaient décidé qu'ils seraient vendus, et que le produit en
serait appliqué aux frais du procès et des mesures militaires pro-
150 REVUE DES DEUX MONDES.
voquées par le meurtre du prince Michel. La loi serbe ne reconnaît
pas la confiscation ; il est fâcheux que la régence ait permis de la
rétablir par une voie indirecte et de donner ainsi un dangereux
exemple.
On a pu voir par ce qui précède que pour nous la participation
du prince Alexandre au complot n'est pas une invention de la haine.
Nous avons eu beau faire effort aussi longtemps que possible pour
le croire injustement accusé, la conviction que nous avons déjà
laissé paraître a fini par s'imposer à notre esprit. Les dépositions
des principaux conjurés, celle même de ses propres parens, de
Sima Nenadovitch , sont accablantes : de l'argent avait été fourni
à Paul Radovanovitch ; ce chef de la conspiration était en corres-
pondance confidentielle avec Tripkovitch, le secrétaire du prince;
une lettre écrite de la prison et saisie pendant l'enquête constate
une fois de plus leur entente, et contient l'offre d'annuler toutes
les preuves qui chargent le prince, si celui-ci consent à envoyer
30,000 florins à ce qui restera de la famille Radovanovitch. 11 n'est
donc pas douteux que l'exilé ait accueilli la pensée d'un mouve-
ment qui devait le ramener au pouvoir, et qu'il ait fourni les
moyens de le provoquer; mais il est probable que ses agens ne
le mirent pas dans la confidence des moyens qu'ils comptaient
employer. Lui-même avait abdiqué en 1859; le prince Michel ne
se déciderait-il pas, devant les premières menaces, à faire de même?
On avait exagéré aux exilés le mécontentement de la Serbie. On dit
encore moins la vérité aux princes détrônés qu'aux princes régnans.
Si le meurtre se présenta réellement à l'esprit du prétendant comme
un moyen auquel, en cas de résistance, il faudrait peut-être recou-
rir, les sophismes ne durent pas lui manquer pour s'habituer à
cette idée. Kara-George passe pour avoir été mis à mort par ordre
de Milosch; son héritier, quand il n'écoutait que son ambition, put
se persuader qu'il remplissait un devoir filial ; la vendetta est en-
core en honneur chez plusieurs peuples slaves. Il faut, pour être
juste, tenir compte de toutes ces circonstances ; mais on ne peut
nier qu'en employant de pareils instrumens les Kara-Georgevitch
n'aient autorisé toutes les suppositions.
Le 11 novembre, le lendemain du jour où avait été jugée la der-
nière série d'accusés, une proclamation de la régence annonçait la
levée de l'état de siège ; avec de violentes paroles contre les Kara-
Georgevitch, elle résumait les événemens récens et les résultats du
procès; désormais, disait-elle, le peuple serbe, rendu à lui-même
et serré autour du trône dé son jeune prince, travaillerait tout en-
semble à développer ses institutions et à réaliser la grande idée
nationale à laquelle s'était voué le patriote qu'elle pleurait. C'est
bien là en effet la double tâche que paraissent s'être proposée les
SOUVliNIRS d'un voyage EN SERBIE. 151
régens; le temps n'est pas encore venu d'examiner, comme nous
essaierons peut-être de le faire un jour, ce qu'ils ont eu d'habileté
et de succès. Leur situation est moins difficile qu'on ne le croirait
au premier abord. Tant que l'accord ne se rompra pas entre les
deux hommes distingués qui portent le principal poids des affaires,
la régence n'a guère de compétitions à craindre; ici le personnel
politique est très restreint; MM. Garachanine et Marinovitch, les
seuls qui pussent faire échec à la régence, ne sortiront pas sans de
graves motifs de la retraite que leur ont conseillée les circonstances
et le soin de leur dignité. Quant à des partis, maintenant surtout
que les Kara-Georgevitch ont été frappés par un verdict que semble
avoir ratifié l'opinion publique, il n'y en a point en Serbie. Tous
ceux qui connaissent ce pays sont unanimes à dire qu'une de ses
grandes forces, c'est sa cohésion. Les Serbes paraissent bien plus
froids que les Hellènes, ils n'ont pas leur ardeur de propagande,
leur enthousiasme inquiet et bruyant; mais, pour être plus conte-
nue, la passion nationale n'est pas chez eux moins vive, et ils sa-
vent mieux s'organiser, ils sacrifient plus volontiers leurs rivalités
personnelles. On ne retrouve pas chez le Serbe cette vanité égoïste,
intraitable, cette ambition individuelle qui, dès l'âge héroïque et
dans l'antiquité, empêcha toujours les Grecs de s'unir dans un ef-
fort commun , qui les aurait perdus au commencement de ce siècle
sans l'intervention de l'Occident. Le peuple serbe, dès qu'il a con-
fiance dans ses chefs, se serre autour d'eux, et obéit docilement à
l'impulsion qu'ils lui donnent; c'est là un trait du caractère natio-
nal dont témoigne toute l'histoire de la Serbie moderne.
En ce moment, la question intérieure paraît surtout occuper les
Serbes; une skoupchtina qui se réunit pendant que nous écrivons
ces pages va être conviée à modifier dans un sens libéral la consti-
tution du pays. Quant à ces projets d'agrandissement territorial
que caressent tous les Serbes, c'est aux événemens extérieurs de
faire naître une de ces occasions dont leurs hommes d'état ont su
jusqu'ici profiter avec un tact et un bonheur singuliers. On ne se
fait pas faute sur les rives de la Save de dire que la question d'Orient
est surtout une question serbe, que le nœud n'en est ni à Constan-
tinople ni à Athènes, qu'il est à Belgrade. Quoi qu'on puisse penser
de ces idées et de ces espérances, ce qui est certain, c'est que la
Serbie, avec sa remarquable organisation militaire et les approvi-
sionnemens amassés à Kragoujevatz, dans sa place d'armes, est
prête à profiter de toutes les chances favorables que l'avenir peut
lui présenter; elle ne se trouvera dans aucun cas prise au dépourvu,
elle ne s'exposera jamais à se jeter étourdiment en avant pour re-
culer ensuite à la première menace sérieuse.
George Perrot.
LA
PRÉFECTURE DE POLICE
ET
LA SUBEÎÉ PUBLIOUE A PARIS
La répression des crimes et délits, la surveillance et l'arrestation
des malfaiteurs, incombent à la première division de la préfecture
de police, division qui se sépare en deux portions distinctes, la
partie administrative et la partie active. Cette dernière porte le
nom générique de police municipale-, c'est celle que nous connais-
sons tous, qui frappe nos yeux à chaque instant, qui est en rap-
ports permanens et directs avec la population par son armée de
sergens de ville. Ce n'est là, pour ainsi dire, que l'enseigne de la
police. Ces agens vêtus d'uniforme, cantonnés dans des postes ap-
parens, arrêtent les malfaiteurs saisis en flagrant délit et ramas-
sent les vagabonds; mais leur principale fonction est d'assurer la
sécurité des quartiers par des rondes perpétuelles, de faire obser-
ver les ordonnances, de porter aide et secours où ils sont appelés,
et en toute circonstance d'avoir recours à la conciliation avant
d'employer la rigueur. Les services qu'ils rendent à Paris sont très
divers; leur présence dans les rues est seule déjà un bienfait, et
plus d'un filou, à la vue du tricorne bien connu, a pris la fuite
sans mettre ses mauvais desseins à exécution. La vraie police est
moins visible, elle n'a point d'insignes brodés au collet, ni d'épée
au côté. Ses agens, qui alors prennent le nom d'inspecteurs, sont
vêtus en bourgeois, et leurs brigades, dont les attributions sont sé-
vèrement limitées, exercent leur surveillance sur les malfaiteurs,
LA PRÉFECTURE DE POLICE. 15â
les garnis et les mœurs. La police municipale et la police adminis-
trative sont en relations constantes; elles s'entr' aident, se rensei-
gnent, s'éclairent mutuellement, se côtoient sans se mêler, et fonc-
tionnent de telle sorte que chaque section du service actif a son
analogue et son correspondant au service sédentaire. Ce système
est appliqué à l'extérieur même de la préfecture, dans les divers
quartiers de Paris, où le commissaire représente la partie adminis-
trative, tandis que roiïîcier de paix est l'agent direct de la police
active. Tous les ordres de recherches sont transmis par le service
administratif, tous les renseignemens spéciaux sont recueillis par
le service actif; le premier donne l'impulsion, le second la suit; en
un mot, l'un est la tête et l'autre est le bras. Le but poursuivi est
le même : le respect de la loi qui sauvegarde la vie, la propriété et
la moralité.
L
Un décret du 17 septembre 185Zi, réorganisant la police urbaine
de Paris, a donné une grande extension aux sergens de ville, qui,
jadis assez rares, étaient devenus insulTisans en présence de l'ac-
croissement de la population. On les a distribués dans Paris tout
entier, et ils ont pris la place de ces détachemens de soldats qui
s'étageaient jadis de quartier en quartier. Chacun des vingt arron-
dissemens est gardé par trois brigades de sergens de ville compo-
sant une division qui obéit à un officier de paix. Tous les jours, ce
dernier va réglementairement à V ordre auprès du chef de la police
municipale; de quatre heures en quatre heures, il expédie à la pré-
fecture un rapport obligatoire, qui le plus souvent se compose des
trois mots si connus dans les administrations : rien de nouveau; de
plus, lorsqu'un fait anormal se produit, — assassinat, vol impor-
tant, incendie, rupture de conduite d'eau, effondrement d'égout,
écroulement de maison, — un exprès est envoyé à toute vitesse rue
de Jérusalem. Cette mesure est bonne et permet d'être renseigné
sans délai sur tous les accidens graves qui se manifestent incessam-
ment dans une ville aussi populeuse que Paris; néanmoins elle pour-
rait être plus complète encore et plus radicale. Qui empêche de
relier les postes de police à la préfecture par des fils télégraphiques
directs et absolument indépendans du bureau central de la rue de
Grenelle, où toute dépêche doit passer avant d'être transmise au
destinataire? En fait de sécurité publique, les moyens d'informa-
ti(>n ne sont jamais assez précis, assez rapides, assez puissans. Un
meurtre est commis à Levallois ou à La Glacière; avant que les in-
specteurs spéciaux de la sûreté en aient reçu avis à la préfecture
154 REVUE DES DEUX MONDES.
de police et se soient transportés sur les lieux, cinq ou six heures
se sont écoulées. Or, si le coupable est un homme intelligent et
alerte, s'il est servi par des circonstances favorables, il ne lui faut
pas plus de temps pour être au Havre et peut-être à bord d'un na-
vire en partance.
Qui ne connaît les sergens de ville? Qui ne les a vus stationner
sur les boulevards pour mettre un peu d'ordre dans le défilé des
voitures, se promener lentement dans nos rues, monter la garde
devant leur poste? Qui n'a remarqué leur uniforme, composé en
hiver d'une longue capote et en été d'un frac disgracieux, au collet
duquel apparaissent en broderies d'argent le numéro de leur di-
vision, la lettre de la brigade et un chiffre qui, leur étant par-
ticulier, permet de faire remonter jusqu'à eux la responsabilité de
leurs actes. Tous, ou peu s'en faut, sont d'anciens sous-officiers,
sortis de l'armée avec des états de service irréprochables. Il n'y
a pas de corps qui se recrute, je crois, avec plus de précautions
minutieuses. jNuI n'en peut faire partie, s'il n'a donné des preuves
de sa moralité et de sa sobriété. La discipline, malgré une forme
extérieure assez large, est très sévère. Deux infractions aux règle-
mens dans la même année, deux cas d'ivresse par exemple, entraî-
nent l'expulsion. Cette rigueur peut sembler excessive; elle n'est
que légitime, et elle doit servir de frein à des hommes qui sont
dépositaires d'une autorité limitée, mais encore considérable. L'in-
dice apparent de leur mission et du pouvoir qu'ils représentent est
une épée à poignée de cuivre marquée aux armes de la ville de
Paris. Bien des gens s'élèvent avec une certaine chaleur contre
cette arme confiée aux sergens de ville, et qui le plus souvent de-
meure inoffensive au fourreau. Le jour où ils seront désarmés, les
malfaiteurs deviendront leurs maîtres, et nos rues verront d'igno-
bles luttes à coups de poing et à coups de pied. La vue seule de
l'épée est un réfrigérant pour bien des colères et a paralysé plus
d'une velléité de résistance. On a souvent proposé de leur donner
le bâton des policemen anglais, qui, dit-on, n'est qu'un emblème
d'autorité : emblème à tête de plomb qui tue un homme aussi sû-
rement qu'un coup de feu, casse-tête orné, il est vrai, du chiffre
de la reine et de la devise « honni soit qui mal y pense; » mais
casse-tête redoutable qui dans les bagarres donne lieu à des con-
tusions infailliblement mortelles.
On n'entre pas d'emblée dans ce corps d'élite mi-parti civil et
militaire; il faut un apprentissage qui dure près d'une année, pen-
dant laquelle on est admis à titre d'auxiliaire avec une paie fixe de
3 francs par jour. Si au bout de ce temps d'épreuves nul reproche
n'a été adressé au candidat, il est nommé sergent de ville, et il
LA PRÉFECTURE DE POLICE. 155
peut aspirer légitimement aux grades de sous-brigadier et de bri-
gadier; après vingt -cinq ans de service consécutifs, il obtiendra
sa retraite et une pension de 750 francs. Bien peu y atteignent,
un sur dix tout au plus. Au premier abord, l'existence de ces
hommes paraît assez douce; ils sont bien vêtus, ils ont des abris
convenablement chauffés, et leur promenade régulière ne semble
pas trop fatigante. L'apparence est trompeuse; il n'y a pas de mé-
tier plus pénible. En temps normal, le service est réglé de façon à
occuper les agens huit heures par jour. L'irrégularité forcée des
heures de repas, les brusques transitions de température, lorsque
pendant l'hiver on rentre au poste après la faction, la nécessité de
rester dans des vêtemens mouillés les jours de pluie, les longues et
énervantes stations sur les ponts, au coin des rues, à l'angle des
carrefours, par le vent, le soleil, la grêle ou la neige, finissent par
ébranler les tempéramens les plus solides, et par jeter sur des lits
d'hôpital des hommes qui semblaient destinés à vivre centenaires.
Aussi les vacances sont fréquentes, et le corps se renouvelle inces-
samment. Gela est extrêmement fâcheux, car l'éducation d'un tel
service ne s'acquiert que par une longae pratique. Le soldat qui
sort de son régiment arrive avec des principes d'autorité excessifs;
par cela même qu'il a été forcé d'obéir sans pouvoir raisonner, il
est enclin à contraindre les autres à l'obéissance' passive. A moins
d'aptitudes exceptionnelles, il faut trois années et plus pour faire
avec un excellent soldat un sergent de ville passable, qui ne durera
guère que douze ou quinze ans. Leur devoir, — et chacun des or-
dres du jour qui leur sont adressés le leur répète sous toutes les
formes, — est de faire respecter les règlemens sans jamais mécon-
tenter la population, tâche spécialement difficile avec un peuple
aussi nerveux que celui de Paris, et dont cependant on doit recon-
naître qu'ils ne se tirent pas trop mal. A force de vivre dans les
mêmes quartiers, — et c'est en cela que la mesure inaugurée après
le décret de 1854 est excellente, — ils en connaissent tous les
habitans, peuvent faire plusieurs observations aux délinquans avant
de leur déclarer contravention. Aux habitudes agressives d'autre-
fois, excusables jusqu'à un certain point chez des agens clair-
semés, se hâtant trop parce que le temps leur manquait toujours
pour prévenir et qu'ils avaient à peine celui de réprimer, a suc-
cédé, grâce au grand nombre et à la diffusion raisonnée des sergens
de ville, une sorte de gronderie familière qui avertit plutôt qu'elle
ne menace. Pour les ivrognes, ils sont admirables; ils les traitent
avec une sorte de douceur indulgente qui n'est peut-être pas dé-
nuée d'une certaine jalousie naturelle chez des hommes à qui l'é-
briété même est sévèrement défendue; ils les arrêtent, ceci n'est
156 REVCE DES DEUX MONDES.
pas douteux, mais en vertu d'instructions secrètes dans lesquelles
il est dit : « IN'oubliez pas que vous ne devez arrêter les ivrognes
que pour assurer leur propre sécurité et pour éviter les accidens
qui pourraient les atteindre dans nos rues encombrées. Aussitôt que
leur ivresse sera dissipée, vous les mettrez en liberté, à moins qu'ils
n'aient commis quelque délit. » En somme, ils vivent en bons termes
avec la population. Ils doivent veiller à la sûreté de la voie publi-
que, ils n'y manquent guère; combien en a-t-on vus se jeter à la
tête des chevaux emportés, poursuivre les chiens enragés, secourir
les blessés, contraindre les débitans à ne pas vendre à faux poids
et détourner les yeux afin de ne pas apercevoir une marchande des
quatre saisons fatiguée qui arrête sa charrette pour prendre un peu
de repos! Leur honnêteté est proverbiale, et tout objet trouvé par
eux est remis entre les mains du commissaire de police; ces traits
de probité sont si fréquens qu'on ne les signale même plus dans les
ordres du jour. La correspondance secrète sur la fin du règne de
Louis XVI, publiée par M. de Lescure, raconte qu'un joueur chargé
d'or se mit pour rentrer chez lui sous la protection d'une patrouille
qui le dévalisa. Ces temps-là ne sont plus, et l'on peut se confier
aux sergens de ville. Parfois cependant, et en dehors des motifs
politiques qui surexcitent tous les esprits, on est injuste pour eux.
On exige qu'ils soient infaillibles; c'est là le côté vraiment doulou-
reux de leur situation , ils ne peuvent se tromper. S'ils n'arrêtent
pas un coupable, on les accuse de négligence; si par malheur ils
arrêtent un innocent, on crie à l'arbitraire. Lorsqu'on les voit saisir
et entraîner un malfaiteur vers le poste, il se produit presque tou-
jours dans la foule témoin du fait un sentiment de réprobation et
comme une envie instinctive de délivrer celui que l'on emmène.
Cette impression est tellement naturelle au Français qu'il n'est
peut-être pas un de nous qui ne l'ait ressentie. Gela se comprend;
notre histoire pèse sur nous, elle nous a pénétrés, imprégnés si
profondément que, malgré bien des révolutions, bien des change-
mens radicaux apportés à nos lois, nous vivons toujours sous l'em-
pire des vieilles traditions. Pendant les temps qui ont précédé la
nuit du h août, tant d'arrestations illicites ont été faites, tant de
lettres de cachet ont été distribuées par le bon plaisir, tant d'enlè-
vemens monstrueux ont été commis par la force, tant d'honnêtes
filles ont été jetées à l'hôpital, tant de braves garçons ont été dé-
portés aux îles, qu'il nous est resté au cœur je ne sais quelle co-
lère chevaleresque qui nous pousse à donner aide aux prisonniers
avant même de savoir pourquoi on les arrête. Comme don Quichotte^
nous sommes toujours prêts à rompre une lance en faveur de Gine-
sille de Parapilla : vieille habitude de générosité irréfléchie qui se
LA PIIHFECTURE DE POLICE. 157
perdra le jour où la France aura compris que la première vertu
d'une nation qui veut être grande est de savoir respecter la loi.
Les quatre-vingts postes de sergens de ville sont intéressans à
visiter; au premier abord pourtant, ils ne révèlent rien de curieux.
C'est dans la plupart des cas une grande chambre grisâtre, mal pa-
vée, munie de lits de camp oi^i s'étalent des matelas sans oreiller; une
table de bois noirci , un ou deux becs de gaz et un poêle de fonte
complètent l'ameublement. Un examen moins superficiel montre
bien vite l'utilité multiple des hommes qui habitent là et se délas-
sent de leurs fatigues en fumant leur pipe, en lisant le journal ou
en jouant aux dames. Une civière à sangles est accrochée dans un
coin, prête à se déplier pour recevoir le maçon tombé de son écha-
faudage, l'homme écrasé par une voiture, l'enfant qui s'est brisé
la jambe. Cette précaution n'est point nouvelle, et Mercier raconte
que c'est de son temps qu'on mit des civières dans les postes afin
de remplacer les échelles dont on se servait auparavant, en guise
de brancards, pour transporter les malades ou les blessés dans les
hôpitaux. Sur une planche sont symétriquement rangés des seaux
de toile, des lampions et des torches; contre la muraille sont ap-
pendus, côte à côte avec les proclamations, les règlemens impri-
més et les ordres du jour manuscrits, des tableaux qui contiennent
l'adresse des médecins, des pharmaciens, des sages-femmes, des
vétérinaires, des commissionnaires, des postes de pompiers et des
porteurs d'eau du quartier. On y lit aussi celle des agens fontai-
niers, qui seuls ont le droit d'ouvrir les bornes-fontaines. La sé-
paration des pouvoirs est un excellent principe, mais à la condition
qu'il ne soit pas poussé à l'excès; puisqu'en prévision de l'incendie
on a armé les postes de police de tout ce qui peut contribuer à le
combattre, pourquoi la clé des fontaines publiques n'y est-elle
lK)int déposée? Le feu a le temps de faire l3ien des ravages pen-
dant que l'on court réveiller l'homme indispensable, pendant que
celui-ci s'habille et vient lâcher les robinets; n'était-il pas plus
simple, puisque les sergens de ville, qui veillent nuit et jour, sont
les premiers le plus souvent à signaler un sinistre, de leur donner
la possibilité d'ouvrir sans délai, sans déplacement inutile, toutes
les fontaines d'un quartier, et de permettre ainsi à une chaîne, à
des secours, de s'organiser efiicacement?
A presque tous les postes sont annexés des violons^ sortes de
prisons provisoires destinées à gaxder momentanément les malfai-
teurs, et qui sont au nombre de deux, l'un pour les femmes et
l'autre pour les hommes. C'est un cachot plus ou moins grand,
garni de bancs de bois scellés dans la muraille , éclairé par une
lucarne placée très haut, de manière qu'on ne puisse se pendre aux
barreaux de fer qui la protègent, et muni d'un immonde baquet
158 REVUE DES DEUX MONDES.
destiné à toute sorte d'usages. Ces prisons sont infectes, de plus
elles sont tellement glaciales qu'il est cruel d'y laisser séjourner
quelqu'un pendant les nuits d'hiver. Les terrains coûtent cher à
Paris; il est donc bien difficile de donner aux postes de police l'es-
pace qui leur serait nécessaire pour répondre aux besoins qu'ils
sont destinés à satisfaire; néanmoins, et fût-ce au prix d'un sacri-
fice, il y a lieu de modifier ces geôles, de supprimer le vase sans
nom qui en empeste l'atmosphère et d'y ouvrir une bouche de cha-
leur qui leur ferait une température supportable. Les êtres qu'on
y renferme, malandrins, filous, filles publiques et voleurs, ne sont
point fort intéressans, on peut en convenir; mais, si ce n'est par
commisération, que ce soit du moins au nom de la civilisation dont
nous sommes les représentans, et dont tous nos actes, envers qui
que ce soit qu'ils se manifestent, doivent porter l'empreinte. Aussi
qu'arrive-t-il? Les sergens de ville, à moins qu'ils ne soient en pré-
sence d'énergumènes- exaspérés, font venir les prisonniers dans le
poste pendant les heures de grand froid, et les laissent se réchauf-
fer autour du poêle. Lorsqu'ils ont affaire à des enfans égarés,
abandonnés ou même coupables, le côté sentimental des vieux
troupiers ne tarde point à se montrer. Le pauvre petit diable est
roulé dans un manteau, couché sur un matelas, et souvent il passe
là une bonne nuit tiède et réconfortante, comme il n'en a pas eu
depuis longtemps. En tout cas, jamais, sous aucun prétexte, on ne
réunit dans le même cachot les enfans et les hommes.
Le nombre des vagabonds, des mauvais sujets incorrigii^les que
les sergens de ville ramassent tous les soirs et consignent dans
leurs postes est considérable, car les rondes qu'ils sont obligés de
faire sont combinées d'une façon très ingénieuse. Le quartier dé-
volu à leur surveillance est divisé en zones déterminées qui doi-
vent être incessamment visitées par eux. Ils vont deux à deux,
marchant sur les trottoirs et parfois s' enfonçant tout à coup dans
une ombre portée où ils restent immobiles, guettant autour d'eux
et prêts à courir où leur présence est nécessaire ; dans les endroits
mal habités , fréquentés par les vide-goussets et les coupeurs de
bourse, dans les parages des maisons en construction , des terrains
vagues qui offrent de faciles abris aux chercheurs d'aventures, la
petite patrouille des deux hommes est ordinairement précédée par
deux agens vêtus en bourgeois, dont le costume ne donne pas l'é-
veil ; ce système produit de bons résultats et permet parfois de
faire des captures importantes. Tout fait anormal remarqué par les
hommes de ronde est inscrit au livre des rapports. La collection de
ces documens doit être une lecture des plus curieuses; c'est l'his-
toire de Paris heure par heure, minute par minute.
Indépendamment des 3,86Zi sergens de ville répandus dans Paris,
LA PRÉï'ECTURE DE POLICE. 159
il existe à la préfecture même une réserve formée de 5 brigades
dites centrales, composées de 50 hommes chacune, et qu'on a sur-
nommées les vaisseaux, parce que ceux qui en font partie, au lieu
des numéros et des lettres d'ordre, portent les armes de la ville bro-
dées au collet. Ces agens sont employés à certains services spéciaux;
ils occupent le poste des halles, sont envoyés aux Champs-Elysées,
au bois de Boulogne, aux expositions, aux théâtres, aux fêtes pu-
bliques, aux revues, et sont mis en mouvement aussitôt qu'un cas
exceptionnel se présente. Ce sont eux qui donnent dans les grands
momens et font les grosses besognes; aussi n'entretiennent- ils pas
des relations empreintes d'une cordialité irréprochable avec la po-
pulation, qui les appelle volontiers les cognes. Une brigade égale-
ment désignée par le vaisseau est exclusivement chargée du service
des voitures publiques et d'appliquer les punitions administratives
prononcées pour contraventions. La présence de tous ces agens dans
les milieux encombrés par la foule procure une sérieuse sécurité
relative à la ville de Paris, où tous les jours plus de 1,800,000 per-
sonnes sont en action. Leur aspect seul paralyse bien des malfai-
teurs. On en a une preuve convaincante par ce qui s'est passé à
l'exposition universelle de 1867. On se rappelle la cohue qui s'y
entassait, les tentations de toute sorte qui semblaient attirer la main
des filous; grâce à la vigilance et à l'uniforme protecteur des ser-
gens de ville qu'on apercevait dans chaque travée, dans chaque
salle, presque devant chaque boutique, les vols ont été fort rares.
Les déclarations reçues du A avril au 3 novembre inclusivement,
c'est-à-dire pendant une période de sept mois, se sont élevées au
chiffre de 169; une seule avait de l'importance, et constatait un vol
de 36,800 francs commis dans la vitrine de M. Froment-Meurice le
lendemain de la clôture définitive de l'exposition.
Ce n'est pas tout de surveiller la voie publique et d'assurer l'exé-
cution des règlemens de police; il faut connaître cette population
flottante, sans domicile fixe et avoué, qui se déplace avec une fa-
cilité extrême et offre presque invariablement les élémens les plus
nombreux aux statistiques criminelles. Le service spécial des garnis
est chargé de cette besogne, qui parfois est assez délicate, et dont
l'expérience a constaté l'utilité. Une ordonnance du 15 juillet 1832
contraint les logeurs, sous peine d'encourir l'application des ar-
ticles A75 et /i78 du code pénal, à tenir un registre sur lequel ils
inscrivent le nom et la profession de tous les individus qui prennent
demeure dans leur maison. Chaque jour, 156 agens parcourent,
selon un itinéraire indiqué, les quatre-vingts quartiers de Paris, et
relèvent chez tous les logeurs le nom des personnes mentionnées
sur le livre de police, qu'ils frappent d'un visa indicatif. Il n'y a
point d'exception à cette règle. Les agens visitent aussi bien les
160 REVUE DES DEUX MONDES.
maisons meublées de la rue de Rivoli que les taudis de la rue de
Venise. On connaît ainsi les entrées et les sorties quotidiennes, et
l'on a une idée très nette de cet énorme mouvement de va-et-vient
qui se fait dans les auberges parisiennes. Chaque nom, inscrit sur
une fiche séparée, est adressé à un bureau administratif, qui, ca-
taloguant ces bulletins et les rangeant par ordre alphabétique, est
toujours prêt à dire si tel individu recherché figure sur la liste des
garnis. Une vieille habitude monarchique assez puérile subsiste en-
core : on dresse une feuille des notabilités arrivées dans la journée,
comtes, marquis, hobereaux français et étrangers, généraux, ma-
gistrats, et on l'envoie au préfet de police, qui la fait remettre au
chef de l'état. On a même établi en J867 une statistique de toutes
les personnes venues à Paris pour voir l'exposition universelle;
on sait entre autres qu'il y eut 59,367 Anglais, li Gochinchinois,
/io,885 Allemands, 16 Océaniens, 27,386 Belges, 33 Géorgiens,
A, 750 personnages titrés, 50,335 propriétaires, A, 289 prêtres ca-
tholiques, 320 journalistes, 115 directeurs de postes, 222 arma-
teurs, 501 hommes de lettres et 23 rabbins. Le total, moins
élevé qu'on ne le suppose généralement, a été de 582,20Zi, dont
200,3/j6 étrangers (1). Ce simple aperçu montre avec quel soin
méticuleux cette singulière comptabilité est tenue et quel secours
elle peut offrir aux investigations de la justice. C'est le service des
garnis qui est également chargé de la surveillance des maisons de
jeu clandestines. Ici la mission est parfois plus périlleuse; ces sortes
d'expéditions sont peu agréables, et il est rare qu'on n'y reçoive
quelque horion, car il n'y a pas d'être plus récalcitrant qu'un joueur
surpris et arrêté en flagrant délit. Cette double inspection donne
lieu à plus de 20,000 rapports par an. On le comprendra sans peine
lorsqu'on saura que la seule surveillance des garnis, au mois de mai
dernier, s'exerçait sur 12,628 maisons qui logeaient 160,370 Fran-
çais et 33,127 étrangers. Le chef de ce service est, par fonction,
muni des renseignemens qui concernent les étrangers, et l'on peut
croire que, s'il n'était discret, il en dirait de belles sur les princes,
barons, marquis et autres personnages plaqués de faux titres qui
viennent tâter les chances du monde parisien.
Le service des mœurs, dont je ne parle que pour mémoiie, fait
respecter les règlemens en matière de morale publique. Ses attri-
butions sont complexes et s'attaquent aux objets aussi bien qu'aux
individus. Il met hardiment la main au fond des plaies les plus
honteuses, et force la prostitution à rester dans l'ornière que les
ordonnances lui ont creusée, mais dont elle tâche sans cesse de
(1) Dans ce chiiïre ne figurent pas les voyageurs que logèrent les particuliers, et dont
Ikî nonil)re fut très considèrabk".
LA PRÉFECTUUE DE POLICE. 1()1
sortir; c'est lui qui balaie les rues et les boulevards de tous ces im-
mondices féminins à face provocante et hardie qui les encombrent
et les souillent; c'est lui qui sans pitié comme sans ménagement, —
on l'a vu dans plus d'une circonstance outrageusement scandaleuse,
— pourchasse ces êtres hybrides qui semblent avoir échappé par
miracle au feu du ciel. S'il ne recherche pas directement les uial-
faiteurs, il les atteint parfois et les signale, car il connaît leurs al-
liées, qu'il suit, surveille et domine. Tout ce qui touche à la pro-
stitution, depuis la fille soumise traînant dans la lie des cabarets
borgnes ses guenilles dépenaillées jusqu'à la grande demi-dame
éhontée que les souverains fréquentent et qui va aux courses en voi-
ture à quatre chevaux, tout cela lui appartient, et l'on peut croire
qu'il en rend bon compte. Au point de vue de l'arrestation des
criminels, son action peut être considérable. Il est rare que le vo-
leur n'ait point pour maîtresse une de ces créatures sans nom qui
se traînent autour des ruisseaux. Par leur métier, par insouciance
de caractère, par faiblesse intellectuelle, elles commettent bien
des contraventions que la police réprime et punit adm.inistrative-
ment. Souvent, pour échapper à la dure discipline de leur prison
spéciale, pour reprendre cette chaîne d'ivresse, d'annihilation de
soi-même et de débauche qu'elles nomment la liberté, elles livrent
les secrets qu'en une minute d'émotion malsaine on leur a con-
fiés. On doit les écouter alors. Pour manier ces âmes molles,
affaissées, il faut user d'une extrême douceur; la moindre dureté
extérieure les épouvante, la brutalité les ferme pour toujours;
comme des enfans chétifs et mal venus, ces pauvres êtres sont su-
jets à des saisissemens subits, à des terreurs inexplicables. Telle
fille s'attendrira sous l'influence d'une douce parole ou d'un bon
procédé, mais restera impassible, apathique, muette devant des in-
jures et de mauvais traitemens. Autant par un sentiment naturel de
pitié pour une telle déchéance que par besoin de pénétrer la vérité,
on n'est point sans commisération à leur égard, et dans bien des
cas elles ont pu reconnaître l'indulgence dont on avait fait preuve
envers elles en faisant des révélations très précieuses, car lorsqu'un
crime est commis à Paris, il est rare qu'elles n'en sachent pas le
dernier mot.
II.
Le personnel de ces différentes branches du service actif s'occupe
incidemment des malfaiteurs; mais la recherche et l'arrestation de
ces derniers appartiennent d'une façon spéciale à une brigade com-
posée d'hommes d'un dévoûment à toute épreuve et qu'on appelle
TOME LXXXII. — 1869. 11
162 REVUE DES DEUX MOIvDES.
exclusivement le service de sûreté, ou simplement la sûreté. Ce ser-
vice, qui est la vraie sauvegarde de Paris, est d'institution relati-
vement récente, mais depuis sa création il a subi des modifications
morales importantes. Autrefois le soin de s'emparer des criminels
appartenait à la gendarmerie, à la troupe, à des agens de police
dont les fonctions mal définies étaient utilisées au hasard des circon-
stances. Ce système était déplorable et laissait circuler publiquement
bien des malfaiteurs impunis. Ce fut Vidocq qui le premier, en 1817,
sous la préfecture de M. d'Angles, organisa la brigade de sûreté;
mais on obéit alors et pendant longtemps à cette idée fausse, que,
pour bien connaître les criminels, il était nécessaire de l'avoir
été soi-même. Malgré sa jactance, son insupportable vanité et ses
antécédens désastreux, Vidocq obtint des résultats considérables,
et mit entre les mains de la justice bien des bandits qu'on cher-
chait en vain depuis de longues années. Ce qui souffrait le plus
de cet état de choses, c'était l'action môme de la justice. Vidocq
était un galérien gracié, il faisait sa police à l'aide de forçats tolé-
rés en liberté; quand ses agens déposaient en cour d'assises, les
accusés les interpellaient et leur rappelaient qu'ils avaient fauché
au pré ensemble ou huté un homme dans telle occasion. Les té-
moins ne valant pas mieux que les malfaiteurs, le jury hésitait, et
les avocats avaient beau jeu. Vidocq n'était même pas installé à la
préfecture de police; il avait établi son repaire, c'en était un, dans
la petite rue Sainte-Anne, à laquelle a succédé la rue Boileau. Ou-
verte comme aujourd'hui sur le quai des Orfèvres, elle aboutissait
alors par un passage vitré dans la cour de la Sainte-Chapelle. A
Vidocq, remercié en 1827, succéda Goco-Lacour, un chevalier grim-
pant (voleur au bonjour), qui s'était fait une certaine célébrité par
sa hardiesse. Les mêmes erremens continuèrent, et des voleurs
éhontés furent chargés de surveiller leurs acolytes. Les mauvais
côtés, l'immoralité révoltante d'un pareil système, frappèrent M. Gis-
quet, et ce fut lui qui, rompant avec une tradition absurde, pro-
nonça la dissolution de la fameuse brigade par arrêté du 15 no-
vembre 1832, et la reconstitua immédiatement sur d'autres bases,
spécifiant que nui individu ayant subi une condamnation, si faible
qu'elle fût, ne pourrait en faire partie. De là un grand émoi chez les
agens, qui, ne sachant trop que devenir, se refirent probablement
voleurs de plus belle. L'impulsion donnée a été suivie, l'idée pre-
mière a pris un corps, et aujourd'hui les inspecteurs du service de
sûreté ne sont pas seulement pris parmi des individus purs de toute
condamnation, ils sont choisis avec un soin extrême, après enquête
sérieuse, parmi les sous-officiers qui, sortant de l'armée, deman-
dent à entrer dans la police. Partant d'un principe diamétralement
LA PRÉFECTURE DE POLICE. 163
opposé à celui qui avait guidé M. d'Angles, on est arrivé à cette
honorable conclusion, que des hommes exposés par métier à toutes
les tentations de l'irresse, du plaisir, de la débauche, devaient être
d'une moralité de premier titre. 11 fout qu'ils puissent traverser les
bals, les cabarets, les mauvais lieux sans même sourciller, et que,
comme Ulysse, ils aient les oreilles bouchées. Ce n'est pas en un
jour qu'on a pu réunir, pour cette œuvre pleine de périls et de dif-
ficultés, un personnel impeccable;. mais on y est parvenu, et depuis
bien des années déjà. Presque tous les hommes de la sûretc sont
mariés, pères de famille, et la régularité de leurs mœurs jure sin-
gulièrement avec la vie qu'ils sont obligés de mener. Il faut du
temps, lorsqu'on les étudie de près, pour comprendre ce double
caractère et pour en saisir les dissonances voulues, qui ne sont
qu'extérieures et superficielles. La sûretc se compose aujourd'hui
de 1 officier de paix, chef de service, de 4 commis de ^bureau, de
h inspecteurs principaux, de 6 brigadiers, de 6 sous-brigadiers, de
117 inspecteurs et de 7 auxiliaires : total 145 personnes. Tel est le
chiffre de l'armée qui tient en échec les malfaiteurs de Paris; c'est
à ne pas y croire (1).
On s'est beaucoup préoccupé du service de sûreté; on a lu avi-
dement les mémoires de Ganler et même ceux de Vidocq, quoique
ceux-ci ne méritent guère qu'on s'y arrête, lorsqu'on sait comment
ils ont été compilés; les romans, les drames,, ont usé et abusé de
l'agent de police, et n'ont prouvé que la féconde imagination de
nos écrivains. L'agent de la sûreté ne vit pas, comme on semble
le croire, dans un perpétuel mystère; mais, pour être assez simples
et dénués de romanesque, ses moyens d'action n'en sont pas moins
puissans. Le premier soin des inspecteurs est de bien connaître ce
personnel de mauvais sujets qui rôdent sans cesse dans Paris comme
autour d'une proie, et de savoir la spécialité de chacun d'eux, afin
de catégoriser, dès qu'ils ont vent d'un crime, le nombre de ceux qui
ont été capables de le commettre. Us doivent tout voir, tout entendre
et ne jamais être remarqués; ils doivent avoir fait une étude des
mœurs particulières des voleurs de façon à pouvoir les retrouver, les
suivre et les arrêter. A cet égard, ils sont extraordinaires, et bien
souvent sur la simple déclaration d'un vol, ils disent : C'est le fait
d'un tel, nous le pincerons ce soir, à tel endroit, — et ils le font
comme ils l'ont dit. « On n'est pas policier comme on est soldat, écrit
Ganler, par la force des choses et par les chances d'un tirage au
sort; il faut pour cela des dispositions naturelles que bien des ser-
(1) Je rappelle que le nombre des individus arrêtés à Paris en 1868 a été de 35,751,
dont 31,879 ont été traduits devant les tribunaux; voyez la Revue du l*"" juin 1869.
I6â REVUE DES DEUX MONDES.
gens de ville de nos jours ne possèdent pas et ne posséderont ja-
mais. » Il a raison; avant tout, il faut l'instinct, il faut le goût du
métier; le reste ne vient qu'en seconde ligne et peut s'acquérir avec
un peu d'expérience. Ces hommes-là sont des chasseurs, on l'a dit
souvent; ils en ont les joies, les ruses, les déceptions. Quand ils ont
réussi, ils se transfigurent et ne sont plus reconnaissables; leurs yeux
brillent, ils parlent avec volubilité, ils rougissent de plaisir. J'en ai
vu au moment où ils venaient de terminer une affaire délicate qui
ne donnait prise que par un point très douteux; ils étaient d'une ex-
pansion folle , et ressemblaient à un chasseur qui vient de faire un
coup double de gelinotte. Ils ont un courage sans pareil, le vrai, le
grand courage, celui qu'un homme qui s'y connaissait appelait le
courage de deux heures du matin, le courage la nuit, en présence
d'un danger certain, mais dont la forme est toujours inconnue, le
courage en bourgeois, sans l'uniforme qui excite l'esprit de corps
et exalte la vanité, le courage pour une œuvre obscure, sans gloire
et qui toujours restera ignorée. Le 2 mars 1848, au lendemain de
la révolution, M. de Nicolaï reçoit une lettre dans laquelle on lui dit
que, s'il veut éviter de voir mettre le feu à son hôtel, il doit déposer
une somme de 3,500 francs à un endroit désigné. La police préve-
nue envoie des agens en surveillance. Bientôt arrive un homme qui,
après s'être assuré que personne ne passait dans la rue, se dirige
vers le lieu où un simulacre de dépôt avait été fait. Un agent se
précipite sur lui, le voleur esquive l'étreinte et se sauve. L'agent
le poursuit, l'atteint et le saisit au collet. A ce moment et avant que
ses camarades aient pu le rejoindre, il sent que le voleur lui ap-
plique sur le visage un objet creux, circulaire et froid qu'il prend
pour le canon d'un pistolet. Il ne lâche pas son homme et lui dit :
Tire donc, imbécile; mes camarades te rattraperont bien. L'homme
qui parlait ainsi était persuadé qu'il allait mourir. Ce qu'il avait
cru être la gueule d'un pistolet était simplement le goulot d'une
bouteille pleine de chloroforme, à l'aide de laquelle le bandit, peu
versé dans les mystères de l'anesthésie, espérait endormir instan-
tanément celui qui l'arrêtait. Cet agent était destiné à finir de mort
violente; il fut tué raide d'un coup de feu à Bruxelles au moment
où il cherchait à s'emparer d'un assassin.
Ces faits ne sont pas rares, on pourrait en citer à la douzaine; un
ou deux surnagent dans le souvenir des vieux employés, les autres
disparaissent, s'éteignent, et l'on n'en retrouve plus la trace. Cela
est regrettable. Paris, indifférent, banal et présomptueux, ignore
avec quel dévoûment il est servi. Dans les livres de Fenimore Coo-
per, nous avons tous admiré la sagacité des Indiens suivant la piste
de guerre; nous nous sommes étonnés de leurs ruses, de leur
LA PRÉFECTURE DE POLICE. 165
adresse, et bien souvent nous avons dit : De tels hommes peuvent-
ils exister? Les inspecteurs du service de sûreté ne sont pas moins
extraordinaires et ne dépensent pas moins de génie naturel. Atta-
quer un homme même à forces inégales, c'est peu de chose; mais
le guetter, abrité derrière un pan de mur, courbé sous un banc,
accroupi à l'angle d'une maison, rester là immobile sous la pluie
qui tombe, sous le givre des nuits d'hiver, non pas pendant une
heure ou deux, mais parfois pendant dix ou douze heures de suite,
résister à l'ennui, à l'engourdissement, au sommeil, ne point parler
à son camarade pour ne pas attirer l'attention, ne correspondre
avec lui que par des gestes insaisissables ou par des clignemens
d'yeux, cela paraît tellement en dehors de nos habitudes remuantes
et civilisées que je n'y croirais pas, si je n'en étais certain. Il y en a
qui, vêtus en commissionnaires, restent toute une journée à regar-
der une fenêtre. Lorsqu'on a lu les rapports de la surveillance éta-
blie pour s'assurer si Jude ne se rendait pas dans une maison signa-
lée, on reste confondu que des hommes, des Français, aient pu en-
durer un pareil supplice sans sécher sur place. Dernièrement une
des barrières les plus populeuses de Paris était trop visitée par des
voleurs au poivrier, qui dévalisaient les ivrognes. Des agens se
sont, le soir venu, embusqués dans l'ombre; deux ou trois autres,
étendus sur des bancs, ont feint de dormir. Il tombait une de ces
petites pluies fines et serrées qui en vingt minutes ont trempé
un homme des pieds à la tète. On était là depuis sept heures du
soir. Vers minuit, nul incident ne s'était produit; personne n'avait
dé;-erté son poste; à deux heures du matin, une bande de filous
vint à passer; quelques-uns s'approchèrent des faux jjoivriers, et
déjà commençaient à faire le barbot, lorsqu'on se jeta dessus;
on en arrêta dix-sept; la capture en valait la peine. La persistance
dont les agens font preuve est égale à leur patience. Qu'un cou-
teau soit trouvé sur le lieu où un crime a été commis, ils iront sans
se décourager chez tous les couteliers de Paris, afin de savoir quel
est celui d'entre eux qui a vendu ce couteau et à qui il l'a vendu.
Ganler raconte dans ses mémoires qu'un chiffon de papier sur lequel
étaient écrits ces quatre mots, deux livres de beurre, le mit sur la
trace d'un voleur dangereux qu'il put arrêter.
La vue d'un objet oublié par les malfaiteurs leur fait parfois de-
viner immédiatement à qui il appartient. Lors du fameux vol des
médailles de la Bibliothèque royale, dans lequel se trouva compro-
mise une certaine vicomtesse qui allait parfois faire des visites an
préfet de police, il suffit aux agens de la sûreté d'examiner la scie,
la lanterne et la corde abandonnées par les voleurs dans le cabinet
même où le méfait avait été commis, pour nommer immédiatement
166 REVUE DES DEUX MONDES.
Etienne Fossard et Drouillet, qui en effet étaient les auteurs du
crime. Une telle pénétration est le fruit d'observations perpétuelle-
ment renouvelées, d'une expérience que chaque jour fortifie, et
d'une tension d'esprit que rien ne fait flécliir. Il en est des facultés
intellectuelles comme des muscles du corps; à; force de les exercer,
on les développe outi-e mesure. C'est ainsi que les agens de la sû-
reté acquièrent une mémoire surprenante, et qu'il leur suffit par-
fois d'avoir- aperçu un visage pour le reconnaître malgré les modi-
fications qu'on a pu lui faire subir. Un jour, un inspecteur du
service de la sûreté, passant sur le qaai aux Fleurs, avise un indi-
vidu dont la figure éveille en lui un souvenir confus. A tout hasard,
il se met à suivre l'homme, qui, se voyant filé, monte dans un om-
nibus. L'agent en fait autant, s'installe en face de lui et se met à
le regarder fixement. Le pauvre diable se trouble et dit à voix
basse : Ne m'arrêtez pas devant tout le monde. Lorsque l'omnibus,
continuant sa route, fut arrivé sur le quai de l'Horloge, devant la
rue de Harlay, l'inspecteur descendit avec sa capture, qu'il réinté-
gra au dépôt. C'était un voleur qui, le matin même, avait trouvé
moyen de s'évader d'un des bureaux de la préfecture où l'agent
l'avait aperçu en traversant un couloir. Le hasard y est pour beau-
coup, soit; mais il faut être attentif à toutes les révélations inat-
tendues des circonstances fortuites. A force de ne penser qu'à l'ob-
jet de leur mission, ils semblent n'avoir plus d'autre sentiment
que celui d'une investigation perpétuelle. S'ils pénètrent dans une
chambre encore pleine de sang et dont les corps assassinés n'ont
point été enlevés, ils ne s'attendrissent pas, ils ne perdent pas leur
temps en lamentations superflues; avant tout autre soin, ils re-
gardent par où le meurtrier est entré, par où il a pu fuir, de quelle
façon il a accompli le crime, quel vol il a commis. Lorsque le chef
du service de sûreté, qui à cette époque était M. Allard, eut vu le
cadavre de la duchesse de Praslin effroyablement mutilé, il dit à
M. Gabriel Delessert, anéanti d'émotion : « Ça, monsieur le préfet,
c'est un coup d'amateur. » Ce seul mot contenait toute la révéla-
tion du drame.
Pour aller à ces expéditions, où leur vie est à la merci de gens
violens, n'ayant plus rien à craindre, souvent exaspérés, on pourrait
croire que les inspecteurs sont armés; on se tromperait. Les cri-
minels qu'ils doivent arrêter appartiennent à la justice, et ils met-
tent un certain point d'honneur à les lui livrer intacts, sains et
saufs. Il y a des horions de temps à autre, ceci n'est point douteux;
mais les agens ont une telle halDÏleté pour saisir un individu, para-
lyser ses moyens d'action, pour Y emballer, comme ils disent, qu'il
est bien rare qu'ils aient à déployer leur force. Ils ne portent ni
LA PRÉFECTURE DE POLICE. 167
canne, ni bâton, qui ne serviraient qu'à les embarrasser, chacun
d'eux a seulement dans sa poche un cabriolet et une llgotic. Le
cabriolet est une corde longue environ de 25 centimètres, faite de
cette corde spéciale qu'on appelle le septain, parce qu'elle est com-
posée de sept brins tordus; il est muni de trois nœuds, et chacune
des extrémités est fixée à un bout de bois qui a exactement la forme
d'un manche de vrille. On entoure le poignet droit de l'individu
arrêté et l'on tient à la main les deux manches de manière à pou-
voir serrer à volonté et à faire cabrioler tout récalcitrant trop rétif.
La ligotte est également une corde très solide, mais sans nœuds et
assez longue pour pouvoir ficeler les bras et les jambes d'un homme
qui résisterait violemment. Les agens n'ont point d'autre arsenal
quand ils vont à la bataille. Du reste je dois dire que la carrare
des épaules et la large poigne de tous ceux que j'ai vus sont fort
rassurantes, et laissent penser qu'on n'en aurait pas facilement rai-
son. Se déguisent-ils? Ils n'aiment guère à en convenir, mais le
fait me paraît d'autant moins niable qu'ils ont dans leur vocabulaire
particulier un mot, iie camoufler^ qui n'a pas d'autre signification.
Chateaubriand, arrêté en juin 1832, raconte dans ses Mémoires
que, pendant qu'il attendait son ordre d'écrou dans la cour de la
préfecture de police, il vit entrer des agens vêtus en charbonniers,
en forts de la halle, en invalides, en joueurs d'orgue, en crieurs
des rues. J'ai vu moi-même, il y a une vingtaine d'années, le même
individu couvert d'une blouse, coiffé d'une méchante casquette, dis-
tribuer le matin des bulletins de vote à l'entrée d'une mairie et le
soir apparaître au bal des artistes à l' Opéra-Comique en habit noir,
fort élégant, portant une plaque au côté et affectant tous les de-
hors d'un diplomate étranger. Quoique cette habitude de dégui-
sement qui était une tradition de la vieille police soit passée de
mode aujourd'hui, elle n'est pas encore tout à fait abandonnée.
Il a existé autrefois un vestiaire spécial où les agens trouvaient
les costumes dont ils avaient besoin; mais peu à peu ces loques
ont été m.angées par les vers et jetées à la borne. Actuellement on
n'a recours au travestissement que par exception ; il serait aussi
inexact de dire que les agens ne se déguisent jamais que de dire
qu'ils se déguisent toujours. On les laisse libres, et, pourvu qu'ils
remplissent bien leur mission, il importe peu que ce soit sous un
vêtement ou sous un autre. 11 n'y a pas fort longtemps que deux
inspecteurs furent chargés de faire une surveillance très impor-
tante dans un des hôiels de Paris, exclusivement fréquenté par
les étrangers de distinction. L'affaire était scabreuse et exigeait de
l'habileté. Un des agens se donna pour. ancien ambassadeur, et
son compagnon, vêtu en domestique, prit le rôle de valet de
168 REVUE DES DEUX MONDES.
chambre. Bien ne les démentit pendant un séjour de deux semaines;
l'un était d'une fierté bienveillante et recevait de l'excellence sans
sourciller, comme un homme ronjpu à toutes les grandeurs de la
terre; l'autre, humble, empressé, parlait volontiers de son « bon
maître, » et faisait son service dans la perfection. Une fois la mission
terminée à leur plus grande gloire, ils retournèrent à leur poste;
mais le grand seigneur s'était si bien identifié à son personnage,
que, s'entendant tutoyer par son domestique redevenu son égal et
son collègue, il se retourna, saisi d'une indignation réelle, et s'écria :
Qu'est-ce à dire? et d'où vient un tel excès de familiarité?
Lorsqu'un agent reçoit un ordre, on s'en rapporte à lui pour
l'exécution ; il doit trouver dans les ressources de son esprit les
moyens de réussir, inventer les prétextes qui lui permettront d'en-
tamer une conversation dont il pourra tirer parti, qui lui facilite-
ront l'accès d'une maison close, qui lui donneront la facilité d'isoler
un malfaiteur entouré d'amis, qui l'empêcheront de s'exposer à un
danger inutile. Il faut une fertilité d'imagination sans pareille. Du
reste les filous semblent les aider; malgré la finesse et les roueries
que l'on se plaît trop gratuitement à prêter aux voleurs, ils sont en
général d'une bêtise peu croyable. Ils ressemblent presque tous à
l'autruche qui, la tète cachée sous une feuille, s'imagine qu'elle
n'est pas vue parce qu'elle ne voit pas. Il suffit parfois de faire dire
à un malfaiteur qu'il est attendu chez un marchand de vin pour
qu'il s'y rende immédiatement. Il y a quelques semaines, on apprit
avec certitude qu'un forçat évadé de Gayenne travaillait au fau-
bourg Saint-Antoine chez un menuisier. Des agens se rendirent près
de l'atelier, un d'eux entra, et, s'adressant à l'homme recherché,
le pria de venir tout de suite faire une réparation urgente dans une
maison voisine. Sans défiance, le condamné en rupture de ban sor-
tit, fut immédiatement appréhendé au corps, ligotté et jeté dans
un fiacre qui l'attendait. Il protestait et disait : Je suis un bon ou-
vrier, je me nomme Florent; les agens lui répondirent : Vous vous
justifierez à la préfecture. — Il répéta toutes ses explications de-
vant le chef du service, qui lui répliqua : « Vous ne vous appelez
pas Florent, vous vous nommez B...; vous avez été condamné par
telle cour d'assises à dix ans de travaux forcés; vous vous êtes
échappé par les possessions hollandaises, vous vous êtes rendu à
Londres, où vous avez logé à tel endroit; vous êtes rentré en
France par Calais; vous portez au bras gauche un tatouage, le
voilà; vous avez une cicatrice de petite vérole à la narine droite,
la voici; ne niez donc pas l'évidence, et avouez franchement la vé-
rité. )) L'homme atterré contemplait son impassible interlocuteur et
gardait le silence; la précision des paroles qu'il entendait le rem-
LA PRÉFECTURE DE POLICE. . 169
plissait d'une sorte de stupéfaction mêlée d'épouvante; il se décida
enfin à parler et dit : « Je ne sais pas où vous avez appris tout cela,
mais c'est vrai; je suis un évadé. »
Où donc ont-ils « appris tout cela? » C'est en effet la question
que chacun peut se poser. Il est facile d'y répondre. Si actif, si in-
telligent, si dévoué qu'il soit, le service de sûreté serait prompte-
ment débordé par la masse des malfaiteurs, si parmi eux il n'avait
des alliés obscurs et inconnus qui, en échange de quelques tolé-
rances administratives, apportent un contingent de renseignemens
très précieux. Ce sont le plus souvent des repris de justice dont on
souffre la présence à Paris à la condition qu'ils mettront sur la piste
des crimes commis et faciliteront par toute sorte de moyens l'arres-
tation des coupables. On les appelle les indicateurs, et les services
fori importans qu'ils rendent ne ruinent pas l'administration, car ils
ne coûtent guère plus de 500 ou 600 francs par mois. Qu'on n'aille
pas croire qu'ils reçoivent une paie régulière, non pas; ils ont des
gratifications proportionnelles à Y affaire : 5 fr. pour un vol simple,
25 francs pour un vol qualifié, 50 francs pour un assassinat. Il est
difiiciie de s'en tirer à meilleur compte. Les indicateurs en corres-
pondance avec la sûreté sont-ils tous à Paris? Je l'ignore, mais je
ne répondrais pas qu'il n'y en eût à Londres, à Bruxelles et dans
d'autres grandes villes. On se fait une très fausse idée des voleurs;
on s'imagine volontiers qu'ils se gardent entre eux la foi jurée, et
l'on parle avec quelque complaisance de « la probité du forçat. »
Rien n'est moins vrai. Les plus hardis, les plus énergiques, ne ré-
sistent pas à quelques améliorations insignifiantes apportées pour
eux au régime de la prison; Lacenaire lui-même, malgré sa for-
fanterie, vendit la mèclie, comme il disait lui-même, et livra ses
complices. Par-dessus tous les autres, le voleur parisien dénonce
sans scrupule ses camarades. Pourquoi? D'abord « parce qu'il est
voUairien et ne croit pas à la vertu, » — j'ai entendu le mot, —
et puis parce qu'il redoute singulièrement d'être envoyé dans les
maisons centrales et qu'à tout prix il veut faire son temps dans les
prisons du département de la Seine; il a beau être claquemuré, clos
de grilles, être surveillé par des gardiens peu faciles à attendrir, ne
pas même entendre les bruits de la ville, n'apercevoir le ciel qu'entre
les hautes murailles d'un préau, il sent qu'il est encore à Paris,
et, pour jouir d'une félicité si grande, il dit volontiers ce qu'il sait.
Aussi on a dans les prisons parisiennes, au dépôt de la préfecture
de police, des révélateurs auxquels on donne quelques sous de
temps en temps et qu'on appelle la musique. Ils racontent les con-
fidences qu'ils ont reçues, indiquent le vrai nom des individus qui
cachent leur identité, et mettent bien souvent l'administration à
170 REVUE DES DEUX MONDES.
même de marcher à coup sûr dans des circonstances où la sagacité
seule des agens pourrait être mise en défaut. A cet égard, on laisse
une certaine latitude au chef du service de sûreté pour apporter
quelques adoucissemens compatibles avec le règlement intérieur
des prisons, et l'on fait bien; c'est de la bienveillance placée à gros
intérêts.
Il y a des cas subits, isolés, qui échappent à l'action des indica-
teurs. Les inspecteurs restent livrés à leur seule induction, et par-
fois ils ont accompli de véritables tours de force. Le 6 octobre 1865,
on trouva dans le bois d'Orgetnont, près d'Argenteuil, le cadavre
d'un vieillard assassiné qui est reconnu pour être M. Lavergne. La
veille, il a été rencontré en compagnie d'un homme de mauvaise
mine, coiffé d'une casquette rabattue sur les yeiLx, chaussé de bro-
dequins à bouts- larges et portant au-dessous du pouce de la main
gauche une sorte de tache bleuâtre qui pouvait bien être un ta-
touage. Muni de renseignemens aussi vagues, on se met en chasse.
Dès le 8, on est sur la piste de l'assassin; d'autres indications re-
cueillies çà et là permettent de compléter son signalement. Le 9,
on sait dans quelle mauvaise maison il a passé la nuit du 6 au 7 et
qu'il se nomme Gabriel. Le 10, on le suit de plus près; on a re-
trouvé l'emploi de son temps depuis le crime : les recherches con-
tinuent avec un ensemble admirable, on reconstitue sa vie heure
par heure. Le 11, on apprend, à n'en pouvoir douter, que c'est un
forçat en rupture de ban; le 1"2, on découvre le marchand d'habits
chez lequel il a acheté des vêtemens neufs; le 13, au petit jour, on
arrive clans le garni où il a dormi, mais dont il vient de sortir; le
1/i, il est arrêté à sept heures du matin au moment où il entre dans
une auberge de la rue Saint-Honoré. Amené au dépôt, on le fait voir
sans éveiller ses soupçons par les hommes de la musique, qui le re-
connaissent pour le nommé Barthélémy Poncet, frappé de huit ans
de travaux forcés, évadé de Gayenne.
Autant que possible, et à moins qu'ils n'y soient contraints par
des ch'constances spéciales-, les inspecteurs de la sûreté n'arrêtent
jamais personne dans un lieu public, bal, café, cabaret, théâtre;
ils filent l'individu recherché lorsqu'il sort et s'en emparent au coin
de quelque rue déserte, ou quand il passe devant un poste de po-
lice dans lequel ils. peuvent le faire entrer immédiatement. Lors-
qu'ils partent pour une de leurs aventures familières, le chef de
service leur recommande toujours à'éeiler le coton, c'est-à-dire de
procéder d'une manière très circonspecte, d'empêcher qu'il y ait
rixes ou batailles, et de ne compromettre en rien les établissemens
où ils vont rechercher les voleurs.
Parfois un enchaînement très naturel de circonstances amène un
lA PRÉFECTURE DE POLICE. 171
résultat qui au premier abord semble tenir du miracle. Il y a quatre
ans environ, trois Anglais entrent chez le chef da service de sûreté;
ils déclinent leurs noms, l'un est un des principaux agens de la
police de Londres, les deux autres sont de riches bijoutiers de la
Cité. Ils disent que, quatre jours auparavant, un commis a dévalisé
complètement la boutique de ses patrons, a eiilevé pour /iiOO,000 fr.
de bijouterie, que le voleur est sans doute à Paiis, et qu'il serait
urgent de le faire rechercher. Au signalement donné, le chef de
service répond : « Je connais votre affaire; » puis il fait extraire du
dépôt un détenu qui était bien le coupable, et montre aux Anglais
stupéfaits trois caisses qui contenaient les bijoux réclamés. L'émo-
tion fut si forte qu'un des bijoutiers s'évanouit. On crut à un pro-
dige, rien n'était plus simple. Le service de sûreté avait été pré-
venu qu'un jeune homme descendu au meilleur hôtel de Paris
avait, le jour même de son arrivée, fait cinq engagemens au raont-
de-piété; ou avait été faire une visite chez ce voyageur si fort au
courant du prêt sur gage, on avait trouvé des malles où des bijoux
étaient littéralement jetés en tas, et, flairant un crime, on avait
arrêté l'un et saisi les autres (1).
Le service de sûreté n'a pas pour seule mission la recherche des
coupables en vertu des arrêts, jugemens ou maiidats de justice; il
prévient la perpétration autant que cela est possible , il arrête en
cas de flagrant délit, aide le parquet dans les cas d'investigations
urgentes et de renseignemens à recueillir sur place; c'est lui qui
démêle d'abord les affaires embrouillées, afin que la justice y voie
clair et puisse marcher vers son but avec quelque certitude. Il as-
siste les commissaires de police dans leurs perquisitions ; de plus
il reiid compte de la conduite des repris de justice et des libérés en
surveillance. Les ruptures de ban lui valent un surcroît de travail
excessif. Grâce aux chemins de fer, tout individu interné en pro-
vince a bien vite fait de rentrer à Paris, dans cette ville de son
rêve perpétuel où il y a tant de cabarets, tant de filles, tant d'abris,
tant de bons coups à faire; on n'arrive pas seulement des départe-
mens, on revient de plus loin, de Cayenne et de la Nouvelle-Calé-
donie; depuis 1852 jusqu'au i*"' décembre 1867, 1,005 forçats se
sont évadés de ces deux colonies pénitentiaires. Quelques-uns,
comme Giraud de Gatebourse, ont été, il est vrai, mangés par les
crabes dans les vases où ils s'étaient englués en fuyant; mais d'au-
tres sont revenus : l'assassinat d'Argenteuil est là pour le prouver.
(1) Le plus curieux, c'est que la police anglaise, selon son usage, réclama le tiers de
la valeur comme prime de capture, c'est-à-dire 133,000 francs. Les tribunaux anglais
la déboutèrent. Les négocians envoyèrent 30,000 francs à M. Claude, chef du service
de sûreté, qui naturellement les refusa.
172 REVUE DES DEUX MONDES.
La surveillance de ces bandits n'est pas toujours commode à exer-
cer, d'autant plus que, mûris par l'expérience, ils sont fertiles en
ruses, comme le fils du divin Laërte. En 1852, la sûreté arrêta
un forçat redoutable échappé du bagne et nommé Pernot ; on le
remit à la gendarmerie pour qu'il fût réintégré à Toulon. Pen-
dant le trajet de Châlon à Lyon, et bien qu'il eût des menottes, il
s'élance du bateau à vapeur, et se jette dans la Saône, où il dispa-
raît. Grande rumeur; on fait stopper, les gendarmes, fort penauds,
descendent à terre et se livrent à de minutieuses recherches qui
restent infructueuses. Le procès-verbal constatant « le décès par
immersion » du forçat arrive à la préfecture, où Pernot était déjà
depuis deux jours. Précédant à Paris l'annonce de sa mort et re-
connu par un inspecteur dans un cabaret, il avait été arrêté immé-
diatement.
On se passionne pour ce métier, et cela se comprend, car au dire
de ceux qui l'ont pratiquée, la chasse à l'homme est le plus émou-
vant de tous les plaisirs. Et puis n'y a-t-il pas un attrait supérieur
à déjouer les ruses, à arracher les masques et à mettre à nu la
vérité, si hideuse qu'elle soit? C'est à cela qu'ils excellent, ces
hommes auxquels nulle illusion ne doit plus rester. Une oscillation
des traits du visage, une contraction involontaire des muscles de la
bouche, un mouvement des yeux, leur suffisent parfois et leur indi-
quent sur quelle corde ils doivent spécialement appuyer pour ame-
ner le criminel à se confesser. Chose étrange, comme pour ces
créatures perdues dont j'ai parlé plus haut, tout mauvais traitement
les trouve insensibles; la rigueur s'émousse sur des êtres dont la
vie n'a été qu'une longue et terrible lutte contre la faim, le froid et
la meute des mauvaises passions. Une bonne parole au contraire les
adoucit autant qu'elle les étonne. Dans ces tristes bureaux, qui ont
vu passer plus de crimes qu'il n'y a de tourmens dans l'enfer de
Dante, on ne désespère jamais, car on sait par expérience qu'il
n'est si farouche criminel qui ne garde au fond de son cœur un
point vulnérable. Il ne s'agit que de le découvrir. Ces malheureux
échappés des tapis-francs, attendus par les bagnes, ressemblent
à ces vieilles épinettes qu'on rencontre dans les auberges des vil-
lages allemands; toutes les touches sont brisées, sauf une seule qui
résonne encore lorsqu'on met le doigt dessus. J'ai vu des hommes
tout pétris de vices éclater en sanglots lorsqu'on leur parlait de leur
mère ou de leur pays.
Le service de sûreté est peut-être le plus important de tous les
services; il est l'organe même de la sécurité de Paris. Son chef ac-
tuel a la vertu principale qui convient à de si considérables fonc-
tions : il est modeste. C'est surtout dans ces délicates et redouta-
LA PRÉFECTURE DE POLICE. 175
bles matières qu'il ne faut ni jactance ni forfanterie, que tout zèle
inutile est coupable et compromettant. Dans sa jeunesse, il a côtoyé
la magistrature, et de ce contact il a gardé quelque chose de froid
et de réservé qui tromperait singulièrement, si l'on se laissait
prendre aux apparences, car il a pour son œuvre une ardeur de
dévoùment dont il a donné des preuves nombreuses. C'est par lui
que la justice veille, et il l'aide à remplir son mandat de protection.
Petit, trapu, grisonnant, ayant le visage soigneusement rasé, il
a l'air au premier aspect d'un paisible notaire de province. Lors-
qu'on a regardé attentivement ses petits yeux bleus, qui ont des
étincelles qu'il ne parvient pas toujours à éteindre, quand on l'a vu
manier un criminel, multipliant les nuances de l'interrogatoire,
fuyant, revenant, faisant des feintes de dialectique comme on fait
des feintes dans un assaut d'armes, on comprend qu'on est en pré-
sence d'un homme dont l'énergie, la pénétration et le sentiment du
devoir ne peuvent être mis en défaut. Il procède à l'égard des cri-
minels avec une probité imperturbable, et, quand il leur a fait une
promesse, il la tient toujours, à quelque prix que ce soit. Si c'est
habileté, on ne peut que l'approuver, car la confiance qu'il leur
inspire a souvent amené des révélations inespérées. Je ne serais
pas surpris que le souvenir de quelque bonté témoignée jadis à des
forçats qui depuis se sont évadés et vivent hors de France lui ait
valu des lettres pleines d'indications précieuses. C'est là du reste
le secret professionnel, et l'on peut croire qu'il ne me l'a pas livré-
II mène sa petite troupe d'inspecteurs avec l'aplomb d'un vieux
capitaine accoutumé au feu. Sa brigade est fort redoutée; les mal-
faiteurs en savent quelque chose, et la haine qu'ils portent à ces
hommes toujours en action pour notre repos doit valoir à ceux-ci
l'estime des honnêtes gens.
III.
Je ne me suis occupé jusqu'à présent que du service actif, il est
temps de parler du service exclusivement administratif et de dire
dans quelles larges proportions il concourt à l'œuvre commune.
La préfecture de police est une personne fort soigneuse, elle aime
l'ordre par goût, et l'expérience lui en a démontré la nécessité;
aussi elle ne perd rien, elle enregistre tout, et il n'est si mince chif-
fon de papier qu'elle ne conserve précieusement, et dont elle
ne sache tirer bon parti à un moment donné. Les bulletins levés
par les inspecteurs des garnis sont, je l'ai indiqué plus haut, col-
la tionnés et divisés alphabétiquement , de manière que les re-
cherches y soient sûres, rapides et faciles. Tous les cochers de vol-
17h REVUE DES DEUX MONDES.
tures publiques, fiacres, omnibus, coupés, sont connus; on sait le
numéro qui leur a été assigné, la compagnie qu'ils servent, la re-
mise qu'ils occupent. Il en est de même des commissionnaires; ils
ne peuvent exercer leurs multiples fonctions qu'après avoir obtenu
l'autorisation de la préfecture, qui leur indique un lieu habituel de
stationnement et leur délivre une médaille qu'ils doivent toujours
porter d'une manière apparente. A la fin de décembre 1868, il exis-
tait à Paris 2,02/i commissionnaires; ils ont avec la préfecture une
relation fort lointaine, il est vrai, mais qui permet cependant de
les retrouver avec certitude. Les passeports, qui aujourd'hui sont
devenus facultatifs, étaient un puissant moyen d'investigation ; les
livrets, qui vont, dit-on, bientôt disparaître, aident singulièrement
aussi à la surveillance des filous. Si la mesure qui doit les suppri-
mer est adoptée, c'est qu'elle était probablement devenue nçces-
saire; mais en la proposant on ne paraît pas avoir réfléchi à ce fait
très simple, que la préfecture ne peut jamais refuser un livret à
un ouvrier et qu'un patron peut toujours refuser un certificat. Les
hommes qui sont chargés de veiller au maintien de la propriété et
de l'existence de Paris, qui pourchassent les malfaiteurs jusque
dans leurs repaires les mieux cachés, gémissent et s'indignent
toutes les fois qu'on leur enlève nn de ces instrumens de re-
cherches qui, entre leurs mains, sont les organes du salut commun.
Lorsque j'ai fait une étude sur les voitures publiques à Paris,
j'ai parlé en détail du dépôt, vastes docks où l'on garde pendant
un an et un jour les objets trouvés dans les rues, dans les fiacres,
les omnibus, les wagons, les garnis, les théâtres, les cabarets et
les cafés. Ce pandémonium où tout se côtoie, le collier de perles
oublié dans une loge d'opéra et le vieux parapluie laissé contre un
comptoir de cabaret, donne de précieux renseignemens, lorsqu'on
sait y regarder avec méthode. Bien des objets qu'on croit perdus
ont été volés et bien des objets qu'on croit volés ont été perdus.
Aussi , dès qu'une déclaration de vol est transmise à la préfecture,
on va au dépôt, et souvent on y retrouve l'objet signalé; de même
lorsqu'on vient réclamer un objet égaré, si on ne le rencontre pas
au dépôt et si les circonstances recueillies donnent lieu à quelques
doutes, on commence une enquête, et bien souvent on arrive à
la constatation d'un vol, constatation qui permet de suivre régu-
lièrement l'affaire et fréquemment de livrer des coupables à la
justice. Pour ne point trop s'égarer dans ces dédales du crime où
la diversité des espèces et la quantité des individus créent des dif-
ficultés qui parfois semblent insurmontables, il faut connaître d'une
manière absolument précise les antécédens de tous les malfaiteurs.
C'est à quoi la préfecture de police parvient avec une sûreté vrai-
LA PRÉFECTURE DE POLICE. 175
ment diabolique grâce à l'organisation des ^sommiers judiciaires,
organisation si complète, si régulièrement alimentée, si bien rensei-
gnée, qu'elle est absolument unique au monde, qae les polices des
autres pays l'admirent, y ont souvent recours et n'ont jamais pu
l'imiter. Qu'on se figure trois oii quatre grandes salles ternes et
poudreuses, si obscures dans certains recoins que le gaz y est allumé
à midi ; çà et là quelque chat qui dort en attendant que la nuit lui
donne droit de chasse , partout des tables en bois noires sur les-
quelles sont penchés des commis qui écrivent, puis du plafond au
plancher des corridors formés par d'énormes casiers remplis de
boîtes sans couvercles où sont entassées des fiches de papier. C'est
là que sont les grandes archives, les titres de noblesse de la crimi-
nalité. Tout délit commis dans l'empire français, à Paris, à Mahé, à
JNouméa, à Laghouat, trouve là sa trace et sa preuve.
Dès qu'un individu est traduit devant les tribunaux, son nom,
son âge, son lieu de naissance, son signalement très détaillé, sont
portés sur un bulletin : chaque condamnation subie par lui est in-
scrite avec la date, les motifs du jugement et la peine infligée. Si
l'individu a, pour dérouter les recherches, pris un pseudonyme, un
bulletin pareil est fait à chacun des faux noms derrière lesquels il
s'est caché : complication fort encombrante, mais qui seule amène
de sérieuses constatations d'identité; quelques criminels ont subi
des condamnations sous quinze ou vingt noms différens; Lacenaire
eut jusqu'à trente et un pseudonymes. Ce service fonctionne avec
une activité fébrile, car si d'une part les documens lui arrivent en
foule, de l'autre les demandes de recherches sont incessantes, et
douze commis suffisent à peine aux besognes journalières. Les ca-
siers renferment actuellement â,610 boîtes qui, à 750 fiches au mi-
nimum par boîte, contiennent 3,/i57,500 bulletins. S'il n'y avait
là des merveilles d'ordre, ce serait le chaos, et chaque année
160 boîtes et 120,000 bulletins viennent s'ajouter à l'encombre-
ment du passé. Il y a plus d'un âne à la foire qui s'appelle Martin,
dit le proverbe; on en trouve la preuve aux casiers judiciaires. Les
Martin rempilassent 20 boites; les Lefebvre, 16; les Bernard, lu; les
Leroy, 13; les Durand, 12; les Leroux et Renaud, 11 ; les Gérard,
Marie, Dubois, Petit, Laurent, 10; c'est à s'y perdre. Lorsqu'une
recherche d'antécédens est demandée à l'un de ces noms, il faut
parfois feuilleter quelques milliers de fiches et dépenser plusieurs
heures avant de rencontrer l'indication réclamée. Les plus anciennes
pièces remontent à 1756. L'usage d'écrire les condamnations sur
les registres n'était alors que facultatif, il se régularisa vers 1792;
mais dans ces gros livres qui nécessitaient un repère, les re-
cherches, devenant de plus en plus difficiles, risquaient de rester
176 REVUE DES DEUX MONDES.
infructueuses. En 1832, on employa une méthode plus expéditive,
et l'on confectionna les premiers bulletins; avant de déposer les
registres aux archives de la préfecture, on copia sur fiches et on
rangea aux lettres d'ordre toutes les notices inscrites, de telle sorte
qu'aujourd'hui on possède le relevé exact de chacune des con-
damnations prononcées en France et aux possessions françaises
d'outre- mer depuis soixante -dix- sept ans. C'est là, mieux que
partout ailleurs, qu'on découvre combien certaines âmes perverses
.sont" réfractaires à tout repentir. Joseph Guyot, du 2'2 décembre
185ii au 1/t novembre 1868, subit 2à condamnations; Antonin Gro-
zat, de 1833 à 1868, est frappé 71 fois; Jean Hébrar, depuis le
h décembre 1818, a été condamné à 27 ans et 5 mois de prison, à
25 ans de réclusion, et successivement à 235 ans de travaux for-
cés; total 287 années; il a été transporté à Gayenne et s'est évadé.
Les documens sont nombreux sur lesquels on recueille les ren-
seignemens indispensables à la rédaction de ces bulletins indica-
tifs, et le bureau des sommiers judiciaires reçoit annuellement
Zi,933 états, qui lui sont expédiés par les tribunaux, les directeurs
de prisons et de bagnes (1). Quant aux recherches demandées sur
des individus signalés, elles viennent de tous les points de l'em-
pire, de tous les tribunaux, de toutes les cours, de beaucoup d'ad-
ministrations publiques, qui ont le devoir de s'éclairer sur leur
personnel, de tous les services de la préfecture même, qui n'accor-
dent jamais d'autorisation aux marchands de vin, aux cochers, aux
commissionnaires, aux meneurs de nourrices, aux logeurs, aux
porteurs des balles et marchés, aux sages-femmes, sans savoir à
quoi s'en tenir sur leur moralité. Gette organisation est excellente,
et lorsqu'on l'a étudiée, qu'on l'a vue fonctionner, on comprend
qu'un magistrat éniinent, AI. Berriat Saint-Prix, ait dit : a 11 n'y a
pas de procédure criminelle complète, si elle ne s'appuie sur les
sommiers judiciaires. » Dans les signalemens que porte chaque
bulletin, on donne un soin minutieux à la description des ta-
touages, qui sont un indice trop précieux, un moyen de reconnais-
sance trop certain pour qu'il n'en soit point parlé ici. On dirait que
(1) États quotidiens des prisons de la Seine (7 prisons), 2,555 états; cahiers men-
suels des notices des détenus des maisons centrales (au nombre de 29), 348. — États
tii.T.estriels des condamnations correctionnelles ou criminelles (282 tribunaux,
29 cours), 1,644; — états mensuels des faillis du département de la Seine, 12; — rôles
]>:-:nensuels de la cour d'assises de la Seine, 24; — rôles trimestriels des forçats libé-
rables, 4; — états signalétiques des individus recherchés, 10; — états signalétiques
des îtrangers expulsés de France administrativement, 12; — feuilles quotidiennes des
au;Uv'aces du tribunal correctionnel de la Seine, 300. — A cela il faut ajouter les notes
individuelles relatives aux grâces ou commutations de peine, les notices concernant les
individus condamnés par les tribunaux militaires ou maritimes.
LA PRÉFECTURE DE POLICE. 177
par une sorte de bravade contre la police, de défi jeté à la société,
les voleurs s'ingénient à se timbrer de marques indélébiles qui,
pour celui qui les traque, équivalent le plus souvent à une con-
statation d'identité. Chez la plupart d'entre eux, c'est de la forfan-
terie, mais pour plusieurs c'est le résultat de l'ennui et du désœu-
vrement. Dans les préaux des prisons, ne sachant que faire, ils
s'abandonnent à ce passe-temps au moins inutile, quand il n'est
pas dangereux. Il en est de même dans les casernes et à bord des
navires pendant les longues heures mélancoliques que la discipline
laisse inoccupées. L'imagination des tatoueurs va souvent plus loin
qu'on ne pourrait le croire, et l'on cite un matelot marseillais qui
s'était fait tatouer, des pieds aux épaules, d'un costume d'amiral;
rien n'y manquait, ni les boutons, ni les épaulettes, ni l'épée, ni
même la plaque et le grand cordon de la Légion d'honneur. L'opé-
ration est fort simple. A l'aide d'un poncifs on estampe sur telle
partie du corps indiquée un dessin quelconque, puis avec quatre
aiguilles enfoncées par la tête dans un bouchon qui sert de manche
et réunies par la pointe à angle aigu, on pique les contours de
l'image assez profondément pour pénétrer dans le derme; selon
qu'on veut donner au tatouage une teinte bleue, jaune ou rouge, on
tiempe les aiguilles dans de l'encre de Chine, de l'ocre ou du ci-
nabre. Le premier procédé seul laisse une trace indélébile; l'ocre
pâlit peu à peu et finit par devenir indistincte; quant au cinabre,
qui est, comme chacun sait, composé de soufre et de mercure, il
semble attiré par les ganglions lyniphatiques, car il est absorbé par
eux et ne laisse plus de traces perceptibles.
On peut jusqu'à un certain point, en examinant le tatouage d'un
individu, savoir s'il est du nord ou du midi de la France, ou tout
au moins s'il a été tatoué sur les bords de l'Océan ou sur ceux de
la Méditerranée. En effet, dans ces dernières contrées, l'influence
musulmane a persisté; le Koran prohibe la représentation plastique
des êtres vivans, et l'on dirait que, fidèles à ce précepte, les ta-
toueurs méridionaux évitent avec soin de figurer des animaux, des
hommes ou des femmes; ils se contentent de dessiner des em-
blèmes : pots de fleurs, soleils, armes et drapeaux entre-croisés;
les gens du nord au contraire affectent des sujets humains, essaient
les portraits, font parfois un tableau complet. J'ai vu Adam et Eve
dans le paradis, devant l'arbre de la science, autour duquel le ser-
pent déroulait ses anneaux. Les inscriptions ne manquent pas :
sermons d'amour, noms chéris, obscénités, parfois un mot vif qui
résume toute une existence. A l'Môtel-Dieu de Rouen, on a soigné
un ancien forçat qui sur le front portait une étoile et la phrase ca-
ractéristique : pas de chance! Beaucoup d'entre eux ne se doutent
TOME LXXXII. — 1869. 12
178 BEVUE DES DEUX MONDES.
guère qu'ils remplacent ainsi la marque, abolie en 1832. Quelques-
uns ont dû supporter un véritable martyre et rendraient des points
aux naturels de la Nouvelle-Zélande. Un forçat évadé de Gayenne
eût gagné quelque argent à se montrer à la foire : on le lisait
comme une affiche; sur le front : Toujours le même^ sans chagrin;
sur la poitrine : Vive les enfans de Paris; sur le bras droit, un
mousquetaire et ces mots : A moi; sur le bras gauche : Pas de ca-
marades à la pêche; un buste de femme : Ambrosine; sur la main
gauche : Sans pitié pour les parches, mort à la société; sur le sein
gauche, un poignard; à l'aîne, un chevron; sur les reins, une figure
inachevée. Ceux qui ont quelque prétention à être des malins ne se
tatouent jamais : il est sans exemple qu'un escroc ait sur le corps
un signe factice quelconque. Un jour qu'on déshabillait un faiseur
habile pour prendre son signalement, il dit en hochant la tête :
« Des tatouages, moi? pas si bête! » Quelques vieux voleurs, de
ceux qu'on appelle des chevaux de retour, ayant été reconnus plu-
sieurs fois à certains tatouages, arrivent sans trop de peine à les
décomposer : d'un vase de fleurs ils font un bouquet de feu d'ar-
tifice, d'une femme nue un artilleur ou un grenadier; mais il est
rare que ces ruses parviennent à tromper l'œil très pénétrant de la
police, qui est accoutumé à regarder de près et à bien voir.
Toutes ces investigations, que l'on consigne sur des bulletins no-
minatifs de façon à toujours pouvoir les consulter en temps oppor-
tun, ne donnent isolément qu'un nombre de renseignemens assez
restreint: éparses, elles ne sont pas d'une nécessité absolue; mais
lorsqu'on les groupe, qu'on les consulte toutes, qu'on les complète
l'une par l'autre, il est rare qu'on n'en fasse pas jaillir la vérité.
C'est là en somme tout le mystère de la police : bien connaître son
instrument et savoir en jouer. Pour cela, que faut-il? Une tradition
qui s'acquiert par l'habitude et une persistance que rien ne doit
lasser. Le service administratif, où l'on enregistre les sommiers ju-
diciaires, les locataires des garnis, le nom des commissionnaires et
celui des cochers, peut sembler à des gens superficiels établi en
vertu de cette manie paperassière qui est le type même de l'admi-
nistration française. Une telle opinion serait absolument erronée.
Sans les documens fournis par le service sédentaire, les recherches
du service actif seraient le plus souvent infructueuses. Un exemple
fera saisir à la fois le mécanisme et l'utilité de cette organisation.
M. Poirier-Desfontaines, marchand de bronzes, rue Saint-Honoré,
Zi22, vieillard assez taciturne, vivait très sédentaire avec un seul
domestique. Le 5 janvier 1851 , les voisins apprennent qu'il est
parti pour la campagne; le lendemain, son domestique va le re-
joindre, disant que tous deux reviendront avant huit jours. Trois
LA PRÉFECTURE DE POLICE. 179
semaines se passent; on s'inquiète, on prévient le commissaire de
police, qui, faisant ouvrir les portes et visitant l'appartement, con-
state sur le parquet des taches de sang et trouve un merlin ensan-
glanté. Un crime avait été commis, et il était fort probable que le
domestique en était l'auteur; mais quel était ce domestique? On ne
connaissait même pas son nom, il n'était au service de la victime
que depuis peu, nul n'avait pensé à s'enquérir de son origine, et
les renseignemens fournis sur son signalement concordaient mal
entre eux. On savait seulement qu'il avait fait déplacer une lourde
malle par un commissionnaire. Tel était le seul point de départ
pour arriver à découvrir la vérité. Immédiatement on se mit en quête
du commissionnaire. On le retrouve, ses souvenirs sont confus;
cependant il croit se rappeler que sur la malle il a lu le nom de
Châteauroux et qu'il y avait sur l'escalier de la maison deux autres
caisses. On dirige immédiatement des recherches dans la ville indi-
quée. M. Poirier-Desfontaines y est iaconnu; mais une malle adres-
sée bureau restant à un sieur Moreau, bijoutier, est encore en gare,
car il n'existe pas à Châteauroux de bijoutier de ce nom. La malle
est ouverte, l'on y trouve le cadavre de M. Poirier-Desfontaines
coupé en morceaux et du linge démarqué. On fait une enquête au
chemin de fer d'Orléans, elle reste sans résultats. Se rappelant que
deux autres caisses avaient été vues dans la maison de la victime et
pensant que peut-être elles avaient été transportées à quelque
gare, on interroge tous les commissionnaires médaillés, et à force
de préciser les questions, on en découvre deux qui se souviennent
avoir, le 6 janvier, porté deux colis de la rue Saint-Honoré, n° Zi2"2,
aux messageries de la rue Groix-des-Petits-Gharnps, ri° 10; il leur
.semble que le jeune homme qui accompagnait son bagage a parlé
de Marseille. On vérifie aussitôt le livre de police des messageries,
et l'on y voit qu'un nommé Viou a retenu en effet une place pour
cette ville; mais il a perdu ses arrhes, a retiré ses effets et n'est
point parti. \^iou était-il un pseudonyme ou un vrai nom? On inter-
roge les sommiers judiciaires, et on y acquiert la certitude qu'un
condamné de ce nom est en détention à la maison centrale de
Melun. On le questionne, et l'on apprend qu'il est le père du do-
mestique assassin. Une recherche analogue est faite sans désem-
parer dans les bulletins des garnis; le nom de Viou y est inscrit.
On se transporte à l'hôtel désigné, rue du Pont- Louis-Philippe, le
meurtrier doit venir y coucher le soir; on établit une surveillance,
et on s'empare de lui au moment oîi il rentrait. Les commission-
naires médaillés, les registres des messageries, les sommiers judi-
ciaires, les bulletins des garnis, en aidant à reconstruire l'indi-
vidualité, ont mis sur les traces du criminel, et l'ont, pour ainsi
180 BEVUE DES DEUX MONDES.
dire, livré au service de sûreté; celui-ci, abandonné à ses propres
ressources, se serait fort probablement égaré en recherches vaines,
et le crime fût resté impuni.
A la masse de renseignemens qu'elle a toujours sous la main, à
ceux que ses agens recueillent, il faut ajouter ceux qui lui sont
transmis par voie indirecte ou inconnue. Le fait est à peine croyable,
et cependant il est hors de doute. La préfecture reçoit quotidien-
nement une quantité énorme de lettres qui lui donnent des avis
vrais ou supposés. Les secrétaires spéciaux, ceux que l'on appelle
assez spirituellement les écosseurs, n'ont point assez de leur ma-
tinée pour décacheter tous les plis qui leur parviennent et les diri-
ger vers les services qu'ils intéressent. Il existe à Paris des personnes
qui ne se coucheraient pas sans avoir écrit au préfet de police tout
ce qu'ils ont entendu, vu, remarqué dans la journée. On ignore
quels sont ces indicateurs officieux, et l'on ne cherche même pas à
le savoir. Dès qu'un crime est commis, il se trouve de bonnes gens
inoccupés qui se mettent l'esprit à la torture pour découvrir quel
peut en être l'auteur, et les lettres pleuvent dru comme grêle. Pour
vingt qui sont ineptes, il s'en trouve parfois une qui donne un ren-
seignement utile. On tient compte de tout, et il n'y a billevesée si
folle qui ne soit l'objet d'un commencement d'enquête. La plupart
de ces missives ne sont point signées, et émanent évidemment
d'hommes désœuvrés qui veulent avoir quelque importance à leurs
propres yeux, ou qui de bonne foi pensent rendre service à la so-
ciété.
Non-seulement la préfecture a tous les sommiers judiciaires, qui
ne sont de fait que le relevé des condamnations prononcées, mais
elle garde avec soin le dossier particulier de tout individu qui,
pour une cause ou pour une autre, lui a passé par les mains. Lne
simple contravention donne lieu à la formation d'un dossier et à un
numéro matricule aussi bien qu'un vol à main armée. La police est
le vestibule de la justice; nul individu ne comparaît devant les tri-
bunaux sans avoir été examiné par elle et sans avoir vu vérifier
ses antécédens. J'ai entendu un mot caractéristique : nous n'en-
voyons au procureur impérial que des criminels complets, c'est-à-
dire accompagnés de toutes les pièces, de quelque nature qu'elles
soient, qui peuvent éclairer la justice sur leur compte. Ce travail est
énorme ; il implique une correspondance très détaillée avec tous
les parquets de l'empire, des communications incessantes avec les
tribunaux du département de la Seine. Dans des archives tellement
considérables qu'une section composée de plusieurs employés est
chargée uniquement de les ranger dans un ordre déterminé, on
possède l'état civil et la biographie criminelle de tous les malfaiteurs
LA PRÉFECTURE DE POLICE. 181
dont la justice et la police ont eu à s'occuper, de telle sorte que, si
un homme de cinquante ans ayant commis un vol a été jadis, à
l'âge de huit ans, arrêté en vagabondage, il arrivera devant les
juges avec la preuve et le procès-verbal de ce premier délit. Les
dossiers sont catalogués par cartes, selon l'usage adopté; mais il y
a autant de cartes qu'il y a de plaignans, d'inculpés et de com-
plices, de façon qu'un seul nom suffît parfois pour remettre sur la
trace de méfaits oubliés. Toute plainte formulée à Paris pour un
crime ou pour un délit quelconque est dirigée sur la préfecture,
et selon qu'elle énonce un fait acquis ou seulement un soupçon,
qu'elle désigne une personne connue ou inconnue, elle donne lieu
à des mesures différentes. Quand un vol est dénoncé purement et
simplement, sans qu'on puisse en nommer les auteurs, on examine
les circonstances extérieures du crime, on en détermine l'espèce, et
l'on prévient le service de sûreté afin que, mettant ses inspecteurs
en campagne et interrogeant ses indicateurs, il puisse apporter
quelque jour dans cette obscurité. Si les auteurs du vol ne sont que
soupçonnés, on les enveloppe à leur insu d'une surveillance se-
crète; ils sont en filature ^ c'est-à-dire qu'ils ne font ni un pas ni
une démarche sans être suivis de près; on s'attache surtout à étu-
dier s'ils ne se livrent point à des dépenses anormales, si rien n'est
changé à leur genre de vie ordinaire; lorsque leur existence, ou in-
certaine ou modifiée, semble corroborer les soupçons, ils sont arrêtés
et remis à la justice, qui décidera de leur sort. Lorsque les auteurs
sont connus et qu'ils avouent, tout est simplifié, et les tribunaux
sont saisis; lorsqu'ils persistent à nier, on fait une enquête qui serre
lavérité le plus près possible; on réunit tous les élémens de proba-
bilité, on ordonne des recherches dans les lieux que les inculpés ont
habités, et l'on assemble ainsi un faisceau de preuves. Cette partie
de l'administration est considérable, et quoiqu'elle ne soit en rap-
port avec les malfaiteurs que par les quinze ou vingt mille pièces,
— procès-verbaux, commissions rogatoires, — qu'elle reçoit an-
nuellement, elle n'a pas moins sur leur sort une influence très im-
portante. Si elle n'accomplit pas l'œuvre suprême de la justice, elle
la prépare, et lui fournit tous les matériaux sur lesquels elle peut,
en toute sécurité de conscience, appuyer ses décisions.
Les renseignemens donnés par la préfecture de police relative-
ment au personnel détenu dans les prisons, par le ministère de la
marine en ce qui concerne les bagnes et les colonies pénitentiaires,
par le ministère de la justice pour ce qui regarde les condamna-
tions par défaut, sont centralisés au ministère de l'intérieur, et ser-
ventà composer un document qui facilit.e singalièrement l'arrestation
des coupables. C'est un cahier d'une soixantaine de pages environ
182 iREVUE DES DEUX MONDES.
et qui contient le nom et le signalement précis de tout individu
contumace ou évadé. Ces feuilles signalétiques qui, selon les cii^-
constances, paraissent dix ou douze fois par an, sont envoyées, non-
seulement aux chefs des différentes sections de la police, mais à
tous les trilnmaux, à toutes les préfectures, à toutes les mairies, à
toutes les gendarmeries de l'empire. Elles indiquent aussi, dans
une annexe très détaillée , les recherches qui doivent être opérées
et les renseigaemens qui doivent être pris dans l'intérêt des fa-
milles : enfans égarés, jeunes filles enlevées, individus éloignés du
pays natal, dont on ignore la demeure et dont la présence est utile
sur tel ou tel point pour prendre possession d'un héritage ; par la
même voie, on demande la constatation de l'identité de cadavres
inconnus trouvés sur les routes ou dans les champs, on réclame
certains papiers indispejisabks à des liquidations ou à des contrats.
La plus grande partie des découvertes de ce genre sont encore faites
par la préfecture, qui, grâce à son double mécanisme actif et admi-
nistratif, a souvent retrouvé dans les taudis parisiens un pauvre
diable qu'une petite fortune attendait chez le notaire de son village.
IV.
Lorsqu'un malfaiteur est arrêté, il est provisoirement enfermé au
violon:, on le conduit devant le commissaire de police, qui le rend
immédiatement à la liberté, si le cas n'offre aucune gravité ou si
l'arrestation est le fait d'une erreur; si au contraire le délit ou le
crime reproché ne laisse point de doute, il dresse procès- verbal, et
l'inculpé est dirigé sur la préfecture de police dans une de ces voi-
tures cellulaires qui, au nombre de six, visitent trois fois par jour
les postes et y récoltent les prisonniers : mesure très humaine in-
troduite dans l'administration depuis 1856, et qui nous évite le
spectacle, dont nous avons été si fréquemment témoins jadis, d'un
malfaiteur luttant au milieu des rues avec les quatre soldats char-
gés de l'amener. Les voitures entrent successivement dans la rue
de Harlay, et les sergens de ville de la brigade centrale font la haie
tout autour afin de mettre bon ordre aux tentatives d'évasion. Les
individus arrêtés sont conduits un à un dans un bureau spécial qui
fonctionne jour et nuit, et qu'à cause de cela on appelle la perma-
nence. Là on inscrit sur une feuille le nom de l'inculpé, son état
civil, la cause de son arrestation, le titre du fonctionnaire qui a
libellé l'ordre d'envoi et le nombre de pièces (papiers, objets, etc.)
qui sont jointes au procès-verbal. Cette première formalité étant
accomplie, chaque individu est conduit au dépôt, vaste prison ré-
cemment reconstruite et dont les fenêtres s'ouvrent dans le sou-
LA PRÉFECTURE DE POLICE. 183
bassement de la nouvelle façade du Palais de Justice. A son entrée
au dépôt, le détenu reçoit un pain, car il est de principe à la pré-
fecture que tout individu auquel on reproche un fait délictueux a
pu être amené à le commettre excité par la misère et la faim. Là
aussi, dans un greffe qui ne chôme guère, on relève les noms et
signalemens de chaque personne arrêtée; puis cette dernière est
enfermée dans les salles communes, s'il n'y a pas d'inconvénient à
la laisser communiquer avec les autres détenus, dans une cellule, si
le secret est nécessaire. Il y a des salles et des préaux sévèrement
séparés pour les hommes, les femmes, les filles publiques et les en-
fans. Le service des hommes est fait par des gardiens, celui des
femmes par des sœurs de Marie-Joseph. C'est là que les inspec-
tours de la sûreté viennent chaque matin, dans une petite chambre
isolée, interroger un à un les gens accusés de crimes; c'est là qu'on
les frime, c'est-à-dire qu'on les dévisage, qu'on les morgue, ainsi
qu'on disait jadis, afin de voir dès l'abord s'ils ne sont point repris
de justice. On essaie d'obtenir d'eux l'aveu du méfait reproché, et,
lorsqu'il y a nécessité d'en questionner deux à la fois pour les ame-
ner à des contradictions utiles à la vérité, on a grand soin de les
placer loin l'un de l'autre, quelquefois dos à dos, de façon qu'il
leur soit impossible de communiquer entre eux, ou de se faire le
moindre signe. On n'a point l'air de s'ennuyer au dépôt; dans les
grandes salles, on chante et l'on rit. Les poètes qui ont fait de
la prison « le séjour des remords » me semblent avoir poussé la
fiction un peu loin. La nuit, on dispose des matelas le long des
murs, et tout ce gibier de police correctionnelle et de cours d'as-
sises dort un peu pêle-mêle, beaucoup trop même, et la présence
de quelques gardiens est impaissante à empêcher certains désor-
dres de se produire. Il eût été vivement à désirer que l'emplace-
ment réservé au dépôt eût permis de multiplier assez les cellules
pour que chaque détenu fût isolé. La réunion des malfaiteurs dans
le même local, malgré la surveillance dont ils sont l'objet, est dan-
gereuse d'abord au point de vue de la morale, qu'ils outragent avec
un cynisme incompréhensible, ensuite à cause de la facilité qu'ils
rencontrent à communiquer avec leurs camarades, souvent leurs
complices, à préparer des alibi, à faire disparaître des preuves et à
organiser des moyens de défense qui sont de nature à dérouter
l'action de la justice. Il y a non-seulement des malfaiteurs au dé-
pôt, mais on y trouve toutes les épaves humaines ramassées sur le
pavé de Paris : vieillards en enfance oubliés sur un banc, enfans
égarés, étrangers perdus ne sachant pas un mot de français, suici-
dés sauvés qui refusent de s'engager à ne point recommencer, fous
furieux qui couraient dans les rues, orphelins abandonnés à la cha-
J8â REVUE DES DEUX MONDES.
rite publique, qui les repousse. Le dépôt, comme le nom l'indique,
n'est qu'une prison essentiellement transitoire; on y passe, on n'y
séjourne pas; aussi le mouvement y est-il incessant, le va-et-vient
perpétuel.
Toutes les pièces concernant les gens arrêtés sont réunies en dos-
siers et portées immédiatement à la préfecture de police. Celle-ci
les examine, les complète, comme on l'a vu plus haut, et les trans-
met à la justice avec l'individu qu'elles concernent; mais il faut
pour cela que le délit soit bien constaté. Lorsqu'il n'y a qu'un fait
de vagabondage ou de mendicité, la préfecture s'enquiert des
causes, des circonstances, et dans ce cas interroge l'inculpé. Elle
est envers les pauvres gens très miséricordieuse; je dirai plus, elle
est très maternelle; elle a reçu tant d'aveux pénibles, elle a sondé
tant de misères sociales, elle sait si bien que l'homme est un être
essentiellement faillible, elle est tellement résolue, quoiqu'il ne lui
reste plus l'ombre d'une illusion, à ne désespérer jamais, qu'elle a
une commisération infinie qu'on ne soupçonne guère lorsqu'on ne
Ta pas approchée et regardée de très près. Quand elle a affaire à
des incorrigibles, elle ne les ménage pas, et elle les traduit devant
les tribunaux. 11 y a actuellement sous les verrous un homme de
vingt ans, nommé Victor Tuleu, qui n'a jamais commis aucun crime,
mais qui est un vagabond épique que rien ne peut corriger. Arrêté
la première fois en août 1859 à l'âge de onze ans, arrêté la seconde
fois en novembre 1863, il était arrêté le 17 juillet 1868 pour la cin-
quante-troisième fois. Il a été interrogé, morigéné, sermonné plus
de trente fois : il promet tout ce qu'on veut, et dès qu'il est en li-
berté, il reprend la vie nomade; s'il pleut pendant la nuit ou s'il fait
froid, il va droit au poste le plus voisin, s'assoit auprès du poêle et
dit : (( C'est moi, je suis Tuleu, je n'ai ni ressources ni domicile,
arrêtez-moi. » Les tribunaux le condamnent, il fait son temps et
recommence. Ces natures-là, rebelles au travail et à toute discipline
sociale, ne sont pas très rares. Le vol finit toujours par les tenter et
le bagne par les saisir; aussi est-il à regretter que la France n'ait
point de colonies pénitentiaires spécialement destinées à ces enfans
perdus, avant-garde des criminels, qui trouveraient dans les libres
espaces d'outre-mer une vie d'aventures qu'ils ne peuvent sans
danger mener au milieu de nous.
Un chef de service consacre exclusivement son temps à l'interro-
gatoire des vagabonds, des égarés, des défaillans de toute sorte.
11 ne peut rien pour la répression, puisque en France la loi seule
peut punir; mais il a un pouvoir discrétionnaire considérable lors-
qu'il s'agit de prendre des mesures de bienfaisance. C'est dans son
bureau que passent toutes les misères errantes de Paris, les en-
LA rn 'r-.î-.CïURE DE POLICE. 185
fans d'abord et qu'on appelle 1 s premiers, pour les enlèvera la
captivité du dépôt. Tous ceux qui ont fui la maison paternelle dans
un moment de dépit, ou poussés par un de ces besoins subits d'in-
dépendance comme les jeunes cervelles en éprouvent parfois, et
qu'une nuit au poste a singulièrement refroidis pour cette liberté
malsaine, arrivent fort penauds, se grattant la tête à deux mains
et pleurant à chaudes larmes. Il n'est pas difficile de les consoler,
mais parfois il n'est point aisé de calmer le père, qu'on a fait venir,
qui déclare qu'il ne veut plus d'un bandit pareil et qui brutalement
dit : Qu'il aille se faire pendre ailleurs! On y parvient cependant en
faisant vibrer les cordes qui ne se détendent jamais complètement
dans les cœurs paternels. Souvent c'est un enfant égaré que les ser-
gens de ville ont recueilli pour sa propre sûreté. D'autres fois, —
trop souvent, — l'enfant n'est pas seulement égaré, il a été perdu
intentionnellement par des parens mauvais ou trop pauvres, qui
se débarrassent ainsi d'une bouche à nourrir. C'est ordinairement
le jour même du déménagement que ces abandons criminels se
commettent. On va à la demeure indiquée par l'enfant, il n'y a plus
personne, et nul ne sait ce que le père est devenu. Alors le pauvre
petit est dirigé sur l'hospice des enfans assistés, où il trouve un
abri et des soins quotidiens qu'il ne connaissait peut-être pas en-
core. Lorsqu'au lieu d' enfans ce sont des gens âgés que les années
doublées par les infirmités rendent incapables d'un travail qui pour-
rait leur assurer le pain quotidien, on cherche dans leur famille,
dans leurs amis, s'il n'existe pas quelque bonne âme qui consente
à s'en charger, on fait appel aux sociétés charitables, avec lesquelles
la police entretient des rapports constans, et, si toutes les démar-
ches sont infructueuses, le vieillard est conduit à la maison hospi-
talière de Saint-Denis, où du moins il attendra la mort sans souffrir
de la faim. Lorsqu'un détenu du dépôt, vagabond ou criminel, est
atteint d'une maladie qui exige des soins immédiats, il est envoyé
d'urgence et consigné dans un des hôpitaux de Paris, au vif dos-
agrément de Y assistance publique, qui ne paraît pas avoir un goût
excessif pour ce genre de pensionnaires. Quant aux vagabonds pro-
prement dits, ils ne sont pas tous Parisiens ou Français; il en vient
de chaque partie du monde, et le cabinet du chef de service a vu
successivement défiler non-seulement des Belges, des Anglais, des
Allemands, mais aussi des Persans, des Chinois et des Tatares de
Bockarie.
Le délit parfois a pour cause première l'ivresse, et ne mérite
autre chose qu'une semonce; à quoi bon en effet déshonorer un
homme, lui nuire auprès de son patron, le mettre peut-être, à cause
d'une condamnation éventuelle, dans l'impossibilité de trouver du
186 REVUE DES DEUX .AlONDES.
travail, et frapper du même coup sur une femme et des enfans qui
n'ont rien à se reproctier? On examine les circonstances, et si elles
plaident en faveur de l'inculpé, on le renvoie en l'engageant à ne
pas recommencer. Il y a des mots qui dénouent immédiatement une
situation. Une fille ivre avait proféré des cris séditieux. Lorsqu'une
nuit passée au dépôt lui eut rendu la raison, on l'interrogea. — Vou-
lez-vous donc détruire le gouvernement? — Ah! répondit-elle, j'ai
bien assez de me détruire moi-même ! — Elle fut relaxée sans plus
ample informé. C'est là la besogne quotidienne; elle est fatigante
parce qu'elle est incessante, mais elle devient singulièrement pé-
nible lorsqu'on se trouve en présence d'un individu qui, pour des
causes ignorées, ne veut pas dire son nom. Alors commence une
lutte de finesse et d'arguties qui parfois prend les proportions d'un
roman. En règle générale, à tout inculpé qui, interrogé, répond
qu'il se nomme Durand, Dubois, Legrand, on dit : C'est bien, mais
comment vous appelez-vous? Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent,
on ne se trompe pas; il y a des noms tellement communs qu'ils sont
presque toujours un pseudonyme. Il est bien rare qu'on n'arrive
pas à mettre bas les uns après les autres tous les masques derrière
lesquels les criminels dissimulent leur identité avec une persévé-
rance extraordinaire. Il n'est recherches qu'on épargne pour cela,
car il est légitime de penser que tout individu qui a un intérêt
puissant à taire son vrai nom est un homme dangereux. Il y a telles
de ces constatations qui n'ont abouti qu'après plus d'une année de
demandes, de correspondances avec les ministres des nations voi-
sines, et qui, par le fait, ont sauvé celui qui en était l'objet, car le
pauvre diable cachait son état civil avec tant de persistance parce
qu'il était déserteur d'une armée étrangère, crime pour lequel l'ex-
tradition n'est pas accordée et n'est même jamais réclamée. Quel-
quefois on peut se demander si l'on est en présence d'un farceur
déterminé ou d'un fou. Un homme est arrêté au moment où il veut
forcer l'entrée du palais de Saint-Cloud et parler à l'empereur. On
le conduit à la préfecture de police, il prétend qu'il se nomme Sidi-
Sahel et qu'il est envoyé près de Napoléon III par Nana-Sahib. Il
est né dans l'Inde anglaise. On l'interroge en anglais, il ne com-
prend pas; on lui parle hindostani, il n'en sait pas un mot. Le mé-
decin du dépôt l'examine et reconnaît qu'il est atteint de délire
partiel; on l'envoie à Bicètre. Le médecin de Bicêtre déclare qu'il est
parfaitement sain d'esprit, on le ramène au dépôt. Le médecin du
dépôt persiste dans sa première opinion, on le reconduit à Bicêtre;
le médecin de Bicêtre dit de nouveau qu'il n'est pas fou, on le réin-
tègre au dépôt. Pendant ce va-et-vient qui se renouvelle plusieurs
fois, Sidi-Sahel est très calme, se plaît au dépôt et ne s'ennuie pas
LA PRÉFECTURE DE POLICE. 187
à Bicêtre. Il faut prendre un parti cependant, et ce transvasement
perpétuel d'un homme qui est fou ici et qui là n'est plus fou ne
peut se prolonger. Comme il est étranger, on lui applique la loi du
3 décembre 18ii9, et, sur sa demande, on le reconduit à la fron-
tière belge. Quatre jours après, il se rend à un poste de police de
Paris parce qu'il est sans asile. C'est un cas de rupture de ban; il
passe en police correctionnelle et est frappé de trois mois de pri-
son. Sa peine faite, sur sa demande encore on le transporte à la
même frontière. Six jours après, on arrête un nommé Reybaud en
flagrant délit de vol. On l'envoie au dépôt, où il est reconnu. C'est
Sidi-Sahel. Une nouvelle condamnation l'envoie en prison, où il est
encore. Il ne s'appelle ni Sidi-Sahel, ni Reybaud; quel est son nom,
est-ce un criminel, un maniaque? Nul ne le sait.
Parfois on se heurte contre une loi formelle et des circonstances
si particulièrement exceptionnelles qu'on hésite devant une déci-
sion définitive. Il y a deux ou trois ans, un vieillard est arrêté au
moment où, dans une rue très fréquentée de Paris, il demandait
l'aumône. Interrogé, il répond avec une extrême douceur et un ac-
cent de vérité qui commande l'attention. On fait prendre des ren-
seignemens sur son compte, ils ne sont point défavorables; mais en
poursuivant les recherches pour savoir s'il est vraiment digne de
l'intérêt de l'administration, on s'aperçoit qu'on est en présence
d'un forçat évadé qui a été condamné en 1825 aux travaux fo''cés
à perpétuité pour vol à main armée sur une grande route. On le
fait déshabiller, il porte la marque T. F. Le doute n'est pas pos-
sible; du reste le malheureux avoue. En 18/j5, il s'est échappé du
bagne, il s'est caché à Paris, y a établi, dans un quartier popu-
leux, un petit commerce de bimbeloterie qui a réussi et lui a per-
mis de vivre honorablement. Il s'est marié et a un fils. En I8/48, il
a été lieutenant de la garde nationale, a fait son devoir dans les
momens difficiles et s'est toujours bien conduit; puis les mauvaises
heures sont venues, la faillite a emporté le petit commerce, la mi-
sère et la faim ont frappé à la porte; il est bien las, il voudrait ne
pas aller aux galères finir les jours qui lui restent à vivre. Que
faire? Rejeter cet homme sous la chiourme des bagnes, continuer
à le punir en 1865 d'un crime qu'il a commis il y a quarante ans,
oublier qu'après vingt années de bagne, évadé, il s'est tenu avec
fermeté hors de la mauvaise voie, et que c'est la misère seule qui
l'a remis entre les mains de la police, alors que celle-ci le croyait
mort depuis longtemps? C'est ce que la loi exigeait, mais il est
telle occurrence où les devoirs d'humanité parlent plus haut qu'elle.
Quant à le mettre en liberté, c'était impossible. On prit un moyen
terme : l'homme fut maintenu au dépôt; on n'y était pas bien se-
188 REVUE DES DEUX MOXDES.
vère pour lui, car il pouvait chaque jour y voir sa femme et son
enfant. On libella au plus vite une demande en grâce qu'on lui fit
signer, et qu'on adressa au garde des sceaux avec pièces à l'appui.
La remise entière de la peine à courir fut accordée sans délai, et
le vieux forçat converti au bien est aujourd'hui en liberté à l'abri
du besoin, grâce à des âmes charitables qui en ont eu pitié. C'est
là une des mille espèces que la préfecture doit résoudre, et dans
lesquelles l'intelligence, l'élévation de sentimens d'un simple chef
de bureau font plus que toutes les prescriptions de nos codes.
La loi du 3 décembre 18Zi9, à laquelle j'ai déjà fait allusion, auto-
rise l'expulsion par voie d'arrêté ministériel de tout individu étran-
ger dont la présence sur notre territoire est une cause de trouble.
Cette loi a été votée sous l'empire de préoccupations politiques dont
on se souvient encore, mais elle a été interprétée dans un sens beau-
coup plus large, et elle sert à nous débarrasser de jjîck-jwckets, de
filous, d'escrocs, de grecs, qui viennent chez nous quand leurs mé-
faits les ont si bien signalés dans leur pays qu'ils ne peuvent plus
éviter la prison. Lorsqu'un étranger a subi devant l'une de nos cours
d'assises ou l'une de nos chambres correctionnelles une condamna-
tion pour ciime ou délit, lorsque sa conduite est notoirement mau-
vaise et exige l'intervention de la police, il est administrativement
mis en wagon et simplement reconduit à la frontière comme un
colis de qualité défectueuse qu'on retourne à un expéditeur. Une
autre loi, celle du 9 juillet 1852, permet d'interdire le séjour de
Paris à tout individu qui, né dans les départemens, a subi certaines
condamnations ou vit dans le vagabondage et la mendicité. Cette
loi est peu appliquée; mais ceux qu'elle frappe ne s'en vont que
bien rarement sans avoir obtenu de la préfecture une paire de sou-
liers et les frais de route, singulièrement minimes, surtout au-
jourd'hui, spécifiés par l'article 7 de la loi des 3 mai et 10 juin
1790 (1). C'est aussi la préfecture qui désigne la ville où doivent se
retirer et séjourner les individus soumis à la surveillance; mais son
choix, sauf des cas extrêmement rares, est toujours déterminé par
celui du condamné. Elle est libre, sous sa responsabilité, de per-
mettre à certains repris de justice de rester à Paris, lorsqu'elle a
la certitude qu'ici plus aisément qu'ailleurs ils trouveront du tra-
vail et des moyens d'existence. Seulement l'autorisation n'est jamais
que temporaire, elle doit être fréquemment renouvelée, et peut être
retirée à la moindre plainte portée contre celui qui l'a obtenue.
Ainsi qu'on l'a vu, les rapports de la préfecture de police avec les
(1) <c II est accordé 3 sous par lieue à tout individu porteur d'un passeport d'indi-
gent. i>
LA PRÉFECTURE DE POLICE. 189
malfaiteurs sont nombreux, incessans, et si bien de toutes les heures
qu'il n'y a ni fête ni dimanche pour les employés qui en sont char-
gés. Je ne sais pourquoi il existe rue de Harlay un poste qui s'ap-
pelle la pcnnanencc, car la préfecture de police est la permanence
même. Jour et nuit on crie au secours de son côté, et elle se porte
partout où l'on réclame son assistance; son action publique est con-
sidérable, elle touche aux intérêts les plus chers de la société et de
la justice; elle est à la fois une arme offensive et défensive, elle at-
taque et protège; c'est ce double et spécial caractère qui la fait si
puissante et si redoutable. Elle a aussi une action occulte très im-
portante et que je dois indiquer, car par son intervention officieuse
elle rend des services qui, pour être presque toujours ignorés,
n'en sont pas moins singulièrement précieux. Dans ce cas, elle agit,
pour ainsi dire, comme chef de famille, et dénoue les différends
secrets. Chaque jour, on l'invoque pour des faits qui ne tombent
pas sous l'application de la loi pénale, ou que celle-ci ne pour-
rait empêcher de se produire. Parfois, et sous une forme terrible,
il est un danger qu'il faut conjurer sans retard, à tout prix. Où
courir, à qui s'adresser? A la justice? mais ses façons de procéder,
sagement lentes, ne permettent pas d'avoir recours à elle : avant
qu'elle ait libellé ses paperasses, compulsé son code, coiffé sa
toque et revêtu sa toge, avant qu'elle se soit entourée de l'appareil
qui l'environne toujours, un mal irréparable aura été commis. On
vient à la police et on lui dit : Sauvez-moi ! A moins de difficultés
insurmontables, elle sauve toujours, fût-ce son plus mortel ennemi,
car il est quelque chose qu'elle poursuit plus encore que ses adver-
saires, c'est le scandale; elle n'en veut à aucun prix, et partout où
elle peut l'atteindre, elle l'étouffé. Un jeune homme a été l'amant
d'une femme, mère de deux enfans et mariée à un assez haut per-
sonnage fort jaloux. Après l'avoir quittée, il s'est lié avec une fille
entretenue qui vit conjugalement chez lui. Un jour qu'il est absent,
la fille trouve dans un secrétaire toutes les lettres de l'ancienne
maîtresse, imprudemment conservées, et immédiatement elle écrit
à celle-ci : « Si demain à deux heures vous ne m'avez pas envoyé
50,000 francs, à trois heures vos lettres seront remises à votre
mari. !> La femme mariée reçoit cette sommation, ne peut rejoindre
son ancien amant que le lendemain, lui fait part avec épouvante du
coup qui la menace. Elle n'a pas les 50,000 francs exigés, l'amant
ne les a pas non plus, ou ne se soucie guère de les donner. Il court
à la police. Le temps pressait, il était midi. Une heure après, toutes
les lettres étaient détruites, la femme était rassurée, un mari con-
tinuait à vivre en paix, et deux enfans pouvaient grandir sans voir
rejaillir sur eux le déshonneur de leur mère.
190 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est dans des œuvres pareilles, équitables et bienfaisantes au
premier chef, qu'il faut déployer toutes les qualités d'un homme de
police, la sagacité, la fermeté, la douceur. Il est fort rare que ces
sortes de missions préventives ne réussissent pas. L'habileté des
agens est pour beaucoup dans le résultat obtenu; il faut dire ce-
pendant que leur tâche est singulièrement facilitée par l'espèce de
terreur qu'inspire le seul mot de police. Lorsqu'un individu est
mandé dans ces lieux redoutables, quelque pure que soit sa con-
science, quelque nette que soit sa conduite, il arrive sentant peser
sur ses épaules une lourde tradition où se mêlent confusément le
souvenir de la Bastille, des lettres de cachet, du For-l'Évêque, des
romans qu'il a lus, des histoires invraisemblables qu'il a entendu
raconter. Il croit pénétrer dans l'antre du mystère; il vient déjà
ébranlé, troublé, oscillant entre mille craintes diverses et prêt à
toutes: concessions, qui du reste lui seront faciles, car on ne lui en.
demandera aucune qui ne soit honorable. Ces sortes d'affaires où la
police intervient officieusement sont nombreuses et multiples. La
vie occulte de Paris est pleine d'aventures lugubres, parfois profon-
dément comiques, qui trouvent un dénoûment souvent inespéré à
la préfecture, dans un cabinet, sourd et muet, muni de doubles, de
triples portes, gardé par des garçons vigilans, et dont les murs ont
entendu plus d'é.tranges confidences que tous les confessionnaux
des églises de Paris. Fait déplorable à constater, sur mille affaires
de cette nature, il y en a bien près de huit cents qui ont trait à des
chantages (menaces sous conditions) en matière de mœurs. On peut
dire sans exagération que le secret même de Paris est au pouvoir
des hommes de la préfecture, et ce secret est bien gardé. Que des
chefs de service, hommes instruits et bien élevés, cachent à l'abri
de toute indiscrétion ces misères sociales, cela se comprend; mais
que penser d'agens inférieurs qu'on est forcément obligé d'employer
comme intermédiaires, qui sont mal rétribués, qui n'auront plus
tard sur leurs vieux jours qu'une retraite dérisoire, et qui jamais
n'ont abusé des secrets qu'ils avaient pénétrés, secrets parfois ter-
ribles et dont la divulgation serait payée d'une fortune? Le devoir
professionnel appuyé sur la probité native les maintient toujours
dans la ligne droite. Le personnel de la division de la sûreté publi-
que et des services qui s'y rattachent est de 6,561 agens; eh bien!
depuis dix années, un seul a essayé de faire du chautage à l'aide
d'une aventure à laquelle il avait été mêlé. Je n'ai pas besoin de
dire qu'il a été chassé; mais, comme on a laissé à ses camarades le
soin de le mettre à la porte, il a, je le crains bien, descendu les es-
caliers plus vite qu'il n'aurait voulu. Il ne faut pas croire que l'on
garde à ces hommes une vive reconnaissance, loin de là; lorsqu'on
LA PRÉFECTURE DE POLICE. 191
a eu affaire à eux, qu'ils vous ont tiré d'un mauvais pas, on s'en
détourne, on les hait presque comme des témoins importuns. Plus
on a de torts, moins on pardonne: aussi l'on en veut toujours à
ceux devant qui l'on a découvert ses hontes et vomi son péché.
J'ai bien souvent entendu faire l'éloge de la police anglaise, et
dans le parallèle qu'on établissait entre celle-ci et la police fran-
çaise l'avantage ne restait point à la nôtre. C'est une plaisanterie
et rien de plus. Cela tient à notre manie de toujours nous dénigrer
lorsque nous nous comparons aux autres, comme si nous nous sen-
tions naturellement assez forts pour pouvoir faire parade de nos
défauts et exagérer nos faiblesses. La police anglaise, dont les ser-
vices ne sont même pas gratuits, reconnaît implicitement son infé-
riorité, car bien souvent elle nous demande des conseils; elle écrit
à la préfecture : en tel cas, que faites-vous? et elle pousse la naïveté
jusqu'à s'informer si nous ne marquons pas les repris de justice
surveillés sur une partie apparente du corps, afin de toujours être à
même de les reconnaître. Soyons plus justes, et sachons dire qu'au-
cune autre nation n'offre l'exemple d'une institution protectrice si
homogène dans son principe et si multiple par ses moyens d'ac-
tion. Dans les conflits politiques, elle peut nous irriter et nous exas-
pérer, parce que le droit en vertu duquel elle agit se heurte contre
un droit que nous estimons supérieur; mais dans la répression des
crimes et délits, dans les investigations qui assurent notre sécu-
rité, dans la surveillance qui sauvegarde nos propriétés et notre
existence, elle est bien près d'être irréprochable. Si cetie autorité,
très limitée par les lois, méconnue, sinon calomniée par la popula-
tion, s'endormait un seul jour, Paris, comme une ville mise à sac,
serait livré à tous les épouvantemens du vol, de l'incendie et du
meurtre. Contre ce torrent toujours prêt à se précipiter sur nous,
il faut une vanne solide manœuvrée par une main énergique; en
présence de ces causes de dissolution permanentes, il faut une sen-
tinelle alerte et qui ne sommeille jamais. Dans l'état de nos mœurs,
au milieu d'une ville aussi populeuse que Paris, la mission de la
police est la plus utile et en même temps la plus ingrate qu'il
puisse être donné à des hommes de remplir à travers les obsta-
cles de toute sorte dont elle est environnée.
Maxime Du Camp.
LA
SCIENCE ET LA CONSCIENCE
II.
LES HISTOP.IENS.
t. Histoire grecque (MM. Thirlwall, Grote). — II. La Cité antique, par M. Fustel de Coulanges.
— m. Histoire romaine (Niebuhr, Michelet, Mommsen). — IV. Histoire de France H de la
Révolution (Augustin Thierry, Guizot, Henri Martin, Michelet, Louis Blanc, Quinet, Lanfrey).
On a vu dans un précédent travail (1) comment la physiologie
et une certaine psychologie expérimentale en venaient soit à sup-
primer les caractères essentiels des phénomènes psychiques, soit
à les altérer en ramenant ces phénomènes à leurs conditions orga-
niques et à leurs lois morales. C'est ainsi que ces études, dites
positives, changeaient la face de la vie humaine, et faisaient dis-
paraître avec le libre arbitre la moralité qui la constitue. Tout en
reconnaissant les résultats acquis de l'expérience, nous avons es-
sayé de les séparer des conclusions contestables que nombre de
physiologistes en tirent, et de fixer les limites précises où finit la
compétence [de l'expérience physiologique, où commence celle de
la conscience. Nous voudrions développer une thèse semblable à
propos de l'histoire, et faire voir comment, par une méthode ana-
logue à celle des sciences naturelles, certaines écoles historiques
ne laissent guère plus de place au libre jeu des facultés et des vo-
lontés humaines que telles écoles de physiologie et de philosophie
(1) Voyez la Bévue du 15 mai.
LA. SCIENCE ET LA. CONSCIENCE. 193
positive. Nous voudrions également montrer comment il est pos-
sible de maintenir à l'histoire son haut caractère d'enseignement
moral avec la nouvelle méthode qui en a fait une œuvre éminem-
ment scientifique depuis le début de notre siècle.
Il en est de l'histoire comme de la psycliologie. Tant que celle-ci
s'est bornée à des études abstraites sur l'âme humaine, sur ses fa-
cultés considérées à part de l'organisme, tant qu'elle a traité de la
volonté, de la liberté, des passions, des penchans, des idées, en
isolant ces divers phénomènes psychiques soit des conditions orga-
niques, soit des influences extérieures sous lesquelles ils se sont
produits, la véritable science de l'homme est restée à faire. D'une
pareille méthode, on a pu tirer une belle ou forte doctrine morale,
quelque chose qui, comme le platonisme ou le stoïcisme, soit propre
à })uririer ou à retremper les âmes; on n'en a point fait sortir une
véritable théorie scientifique. Cette science est née le jour oîi la
psychologie a embrassé l'homme tout entier dans ses observations
et ses expériences, où, comprenant enfin que la vie humaine est
une résultante fort complexe, elle a cherché les rapports de l'être
sentant, pensant, voulant, avec l'organisme, avec la nature exté-
rieure, avec la société dont il fait partie. Alors seulement elle a pu
découvrir les lois de son développement. Même méthode pour l'his-
toire. On peut étudier une époque, une race, un peuple, une classe,
uniquement dans les manifestations extérieures de leur activité po-
litique ou littéraire, en ne s'attachant qu'aux faits et gestes des
grands acteurs historiques. C'est là surtout qu'on peut contempler
l'humanité dans sa liberté, dans sa personnalité, dans sa vie vrai-
ment humaine : beau et dramatique spectacle d'un effet esthétique
et d'un enseignement moral admirables. Si l'on en vient à com-
prendre que tout se tient, se lie, se correspond dans la vie des so-
ciétés comme dans celle des individus, on peut considérer ce qui fait
l'objet propre des études historiques, les événemens politiques et
sociaux, tels que guerres, traités, institutions, lois de toute espèce,
dans leurs rapports avec les conditions, les causes, les influences
économiques, géographiques, ethnographiques, qui ont concouru à
l'avènement et à la durée de ces faits. Alors, derrière l'exhibition
toute superficielle et toute diamatique de la scène extérieure, se
laisse apercevoir au fond du théâtre une action moins animée,
moins brillante, moins intéressante pour un simple public de spec-
tateurs, mais bien plus propre à fixer les regards de l'observateur
curieux de savoir le mystère des choses. C'est l'histoire élevée à la
dignité d'une science.
Or, de même que cette méthode tend à réduire la psychologie à
une sorte de physiologie cérébrale où la personnalité individuelle
TO-ME LXXXII. — 1869. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
se confond avec l'organe, elle tend aussi à ramener l'histoire à une
sorte de physiologie sociale où la personnalité nationale s'efface
sous l'action sourde, incessante et irrésistible des causes économi-
ques et naturelles. L'âme des peuples, comme l'ânîe des grands
individus qui les représentent dans le drame historique, disparaît
de la scène pour faire place à cette force des choses que les uns
nomment fatalité, les autres providence. A voir alors comment tout
s'enchaîne dans toute histoire particulière et dans l'histoire uni-
verselle, combien peu pèsent les forces morales des individus et
des peuples eux-mêmes dans la balance des destinées humaines,
combien l'induence des idées, des volontés, des vertus individuelles,
est faible sur la direction des masses et des foules livrées à leurs
instincts, à leurs imaginations, à leurs passions aveugles, comment
ces passions elles-mêmes tiennent au sang, au sol, à la tempéra-
ture, on se demande où est le rôle de la volonté, de l'intelligence,
dans ce mouvement qui entraîne tout vers un dénoûment le plus
souvent contraire aux desseins des sages ou aux efforts des héros,
et on conclut, au nom de la science, à une philosophie de l'his-
toire qui ne compte plus ni avec la liberté ni avec la conscience
des hommes. Ici encore y aurait-il entre la science et la conscience
une de ces contradictions qui feraient craindre que les droits de
celle-ci n'eussent à souffrir des progrès de celle-là? C'est ce qu'il
nous faut examiner.
I.
L'histoire, telle que la traitent les écrivains de l'antiquité, est
une œuvre de littérature et de morale bien plus qu'une œuvre de
science. Ce n'est pas que les historiens anciens ne se proposassent
un but très sérieux. Instruire en charmant, enseigner la politique
et la morale par des tableaux où l'épopée, le drame, l'éloquence,
ont la plus large part, ce fut la tâche accomplie avec tant d'éclat
par les écrivains dont les livres nous ont été conservés. Ce qu'ils
voient et reproduisent surtout, c'est le jeu des acteurs en scène,
sans s'inquiéter ni même se douter du travail qui s'opère par la
force des choses ou la force des idées. Alors on a le spectacle de
ces héros, de ces sages, de ces tyrans, de ces grands hommes de
la guerre, de la politique, de l'art, de la philosophie, agissant dans
toute la liberté de leur caractère, de leurs passions, de leur génie
personnel. Voilà pourquoi l'histoire ancienne, écrite par un Hé-
rodote, un Tite-Live, un Tacite et même un Thucydide, a une no-
blesse, une beauté, une moralité qui lui est propre. C'est que là
on voit l'homme agir de lui-même et par lui-même, sûr de sa
force, comme le héros d'une véritable épopée. On voit qu'il ne
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 195
sent point le poids de cette force des choses dont la science mo-
derne nous montrera si bien l'action toujours dominante et parfois
écrasante. Les personnages historiques de l'antiquité ne comptent
qu'avec leurs dieux , si l'on peut dire qu'ils comptent réellement
avec des puissances qui ne leur font jamais obstacle, n'étant que
des personnifications de leurs propres volontés. La seule puissance
qui domine les héros de l'histoire comme ceux du drame an-
tique, c'est le destin, ce mystérieux acteur qui conçoit, compose,
exécute son drame à lui, sans se soucier aucunement du drame
bruyant et superficiel que joue l'humanité; mais cette puissance
n'a pas plus de rapport avec l'activité humaine que n'en a ce que
nous appelons le hasard, et si les personnages de l'histoire s'en
eiTraient, ils ne comptent avec elle ni pour s'y appuyer ni pour lui
résister. Ils lui abandonnent leur destinée avec autant de résigna-
tion que de terreur, gardant devant elle toute l'indépendance,
toute l'énergie, toute l'initiative de leur action individuelle.
Ce n'est point à dire que la réalité historique soit autre dans les
temps anciens que dans les temps modernes. Partout et toujours la
force des choses est la vraie cause des grands événemens. Seule-
ment l'historien, qui ne s'en doute pas, fait mouvoir ses personnages
comme si cette force n'existait point. Ils savent parfaitement qu'ils
agissent en bons ou mauvais citoyens, en braves ou lâches soldats,
en libérateurs ou en tyrans de leur patrie, et ne songent point à
reporter une part de responsabilité à des puissances supérieures
dont ils ne seraient que les instrumens. En un mot, c'est la respon-
sabilité non de leur œuvre personnelle, mais du résultat final de
cette œuvre qu'ils renvoient au destin. Voyez la manière dont Héro-
dote raconte et explique les grands événemens qui font la matière
de son histoire. Le récit des guerres médiques n'est-il pas une sorte
de poème non-seulement pour le langage, qui rappelle Homère,
mais surtout pour le fond des choses? C'est la valeur, l'intelligence,
l'héroïque personnalité grecque qui, dans cette lutte mémorable, a
vaincu la lâcheté, l'ineptie, la mollesse des Perses. Miltiade, Léo-
nidas, Aristide, Thémistocle, Pausanias, Gimon, voilà les acteurs
qui ont tout conçu, tout préparé, tout dirigé, tout exécuté avec
cette poignée de héros qu'on voit se ruer sur les m.ultitudes de
l'Orient. Ceux-là ont tout sauvé, comme Xerxès et ses généraux ont
tout perdu. On reconnaît dans les chefs et les soldats des guerres
médiques les fils des héros de Vlliade; c'est une histoire tout
épique, une chronique héroïque mêlée d'anecdotes qui en redou-
blent l'effet moral. Toute la philosophie de l'historien sur ce grand
drame militaire se résume en deux mots, il est vrai, décisifs : u c'est
un combat d'hommes libres contre des esclaves. »
11 n'y a plus trace de poésie dans l'histoire de la guerre du Pé-
196 REVUE DES DEUX MONDES.
loponèse. Thucydide a introduit le langage d'une prose sévère aussi
bien dans ses harangues que dans ses récits. C'est un politique ex-
pliquant tous les faits qu'il raconte par la nature des institutions,
par le rôle des partis, par le conflit des intérêts et le jeu des pas-
sions, par l'éloquence des hommes d'état et la tactique des hommes
de guerre. Pourtant ici encore la personnalité humaine, individuelle
ou collective, est seule en scène; elle y paraît avec la gravité que
l'impassible génie de l'historien sait communiquer à tout ce qu'il
touche, tandis que la naïve sensibilité et la vive imagination d'Hé-
rodote répandent leur charme sur les choses et les hommes dont il
parle. Au lieu de volontés individuelles, ce sont des volontés géné-
rales qui occupent la scène; l'historien n'a pas plus qu'Hérodote
l'idée de remonter jusqu'aux causes plus profondes, naturelles ou
économiques, qui expliquent les causes politiques elles-mêmes des
faits racontés. H est bien vrai qu'il ouvre son récit par une fort
belle description géographique et ethnographique du pays qui fait
le sujet de son histoire. Cependant, si intéressant et si instructif
que soit ce tableau, Thucydide ne songe point dans la suite de son
livre à rapprocher des faits et des institutions politiques ces cir-
constances de race, de position géographique, de constitution éco-
nomique, qu'il a résumées dans les premières pages.
■ Xénophun n'est pas un historien aussi profond ni aussi sévère
que Thucydide; il mêle à chaque instant la morale à l'histoire, la
leçon au récit, à tc4 point que Quintilien croit devoir le classer
parmi les philosophes plutôt que parmi les historiens. Il se montre
en effet partout philosophe dans ses divers traités plus ou moins
historiques, en ce sens qu'il fait constamment tourner son récit à
l'enseignement moral. Cela n'est pas seulement visible dans cette
espèce de roman historique qui se nomme la Cyrojjédie; on le re-
connaît également dans les Helléniques, dans la Uelraite des dix
mille, dans les Républiques de Sparte et d'Athènes. Ici plus de ré-
cits pour l'imagination et la curiosité, comme chez Hérodote; plus
de tableaux et de harangues ayant pour but l'explication toute po-
litique des événemens, comme chez Thucydide. C'est pour ensei-
gner la vertu à tous, chefs et soldats, citoyens et cités, sujets et
princes, que Xénophon écrit l'histoire. En le classant parmi les
philosophes, c'est-à-dire parmi les moralistes, Quintilien n'a raison
qu'à moitié; c'est encore un historien dans le sens antique du mot,
mais un historien qui a exagéré la méthode de l'antiquité au point
de faire de l'histoire un véritable traité de morale.
Les historiens latins n'ont point à cet égard une autre méthode
que les Grecs. Sans parler des récits fabuleux sur les origines de
Rome, auxquels il n'a manqué, pour en faire un véritable poème à
la façon de V Iliade, que le génie, la langue et les chants de la Grèce
LA SCIENCE ET LA COiNSClENCE. 197
primitive, il faut voir Tite-Live raconter les guerres de Rome contre
les cités latines et les peuples italiens ou étrangers, les luttes entre
les classes et les partis sur le forum ou au sénat. Assurément c'est
bien là une histoire sérieuse où la pensée politique de l'auteur se
fait jour sous les ornemens de la plus belle rhétorique; mais dans
cette grande œuvre encore plus oratoire qu'historique le but que
se propose Tite-Live est tout patriotique. Refaire une âme romaine
à ce peuple qui s'énerve et ne conserve de romain que le nom,
la refaire par l'histoire, alors que la tribune ne peut plus lui faire
entendre ses leçons, telle est la noble tâche qu'il poursuit à travers
tous les développemens de son œuvre, a Le principal et le plus sa-
lutaire avantage de l'histoire, c'est d'exposer à vos regards, dans un
cadre lumineux, des enseignemens de toute nature qui semblent vous
dire : Voici ce que tu dois faire dans ton intérêt, dans celui de la
république; voici ce que tu dois éviter, car il y a honte à le conce-
voir, honte à l'accomplir. Au reste, ou je m'abuse sur mon ouvrage,
ou jamais république ne fut plus grande, plus sainte, plus féconde
en bons exemples (1). » Tite-Live nous montre on ne peut mieux
comment pensent, parlent, agissent et combattent ces sénateurs, ces
tribuns, ces généraux, ces partis, ces légions; mais la nécessité in-
térieure qui domine ce conflit des intérêts et des passions, la né-
cessité extérieure qui régit le développement de cette ambition
incessamment conquérante, le génie de la formule religieuse ou ju-
ridique qui préside à tous les faits intérieurs ou extérieurs de cette
histoire, en un mot le véritable secret de l'explication des choses
romaines, Tite-Live ne le livre point à ses lecteurs, parce qu'il ne
le possède pas bien lui-même. IN'y a-t-il point, par exemple, de
quoi faire sourire un historien moderne, tel que Montesquieu, quand
il voit le grave Tite-Live terminer l'histoire de la seconde guerre
punique par un parallèle entre Alexandre, Annibal et Scipion,
comme si l'issue de cette terrible lutte avait été simplement une
question de supériorité militaire entre les chefs?
. Polybe montre un tout autre sens historique, quand il cherche
l'explication de la supériorité politique et militaire de Rome dans
la comparaison de ses institutions avec celles des autres grands peu-
ples de l'antiquité. Polybe toutefois n'est encore qu'un historien
politique plus profond que les autres. Pourquoi Rome a-t-elle con-
quis le monde, pourquoi l'empire a-t-il succédé à la république,
quelles sont les vraies causes, les causes premières de la grandeur
et de la décadence romaine? Tous les historiens latins, Salluste et
Tacite comme Tite-Live, n'ont qu'un mot pour l'expliquer : la vertu
républicaine perdue dans le luxe.
(1) Histoire romaine, — Préface.
198 REVUE DES DEUX MONDES.
Après ces grands historiens de l'antiquité, il est à peine né-
cessaire de nommer un rhéteur comme Quinte-Gurce, qui a voulu
faire de l'histoire d'Alexandre une sorte de poème épique en prose
fleurie et déclamatoire. Il est trop clair que dans un tel livre il ne
faut chercher aucun enseignement sérieux. L'héroïsme d'un homme
a tout fait dans cette merveilleuse conquête de l'Asie. Avec infini-
ment plus de naturel et de charme, Froissard n'a pas compris ni
écrit autrement l'histoire des temps chevaleresques. A qui veut voir
dans leur intime personnalité tous ces acteurs de l'histoire ancienne,
un grand et beau livre est ouvert, ni histoire ni roman, dans lequel
se résume toute la pensée des historiens de l'antiquité. Les Vies des
hontmes illustres sont un véritable livre de psychologie historique.
Là on assiste aux pensées, aux sentimens, aux passions, qui ont dé-
terminé les actes extérieurs des personnages. Partout on les retrouve
en pleine possession d'eux-mêmes, en pleine conscience de leur
liberté, en parfaite confiance dans la puissance de leurs facultés et
dans l'efficacité de leurs œuvres. Périclès, Démosthène, Alexandre,
Gaton, Gésar, ne doutent point, dans leur action politique ou mili-
taire, des effets de leur éloquence, de leur courage, de le; r vertu,
de leur génie. Ghacun a le sentiment de sa force propre, rarement
de la force des choses qui le favorise ou l'entrave réellement. La
volonté des individus ou des partis, voilà les obstacles ou les auxi-
liaires dont se préoccupe la prudence de ces personnages. Tous au-
raient dit volontiers comme l'un d'eux : quid timcs? Cœsarem i^c-
his. C'est par le caractère tout personnel de ses récits que le livre
de Plutarque peut être considéré comme l'expression idéale de cet
esprit historique de l'antiquité, dont Hérodote, Thucydide, Xéno-
phon, Tite-Live, Salluste, Tacite, sont les plus éclatans organes. Bien-
que très curieux des choses du dehors, c'est à la partie individuelle
et personnelle des événemens historiques que s'attache Plutarque,
et il est facile de voir que les choses extérieures l'intéressent sur-
tout par l'impression qu'elles produisent sur l'âme de ses héros. Or
c'est là précisément le côté mis en relief par tous les écrivains de
l'antiquité, qu'il s'agisse des individus ou des nations.
L'histoire littéraire et esthétique, telle que la comprennent les
anciens, se traite dans le même esprit et par la même méthode
que l'histoire politique. Inspiration d'un génie divin ou œuvre d'un
génie tout personnel, voilà à quoi se résume toute leur critique;
nulle idée de rapport avec la nature extérieure, la race ou la société
à laquelle appartiennent les artistes. On sait comment cette critique
explique Homère , Hésiode et les vieux poètes des temps primitifs.
Platon définit le poète et la poésie en vrai théologien; le poète
est un être léger, ailé, qui ne touche point à la terre et doit tout
à une communication d'en haut. Son chant n'a rien de commun
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 199
avec les sentimens et les pensées des hommes; il ne se ressent pas
davantage des impressions de la nature. Les poètes qui se succè-
dent à travers les âges forment entre eux une chaîne mystérieuse
parfaitement isolée des influences terrestres, et dont le premier
anneau touche au ciel. Aristote, qui comprend tout autrement l'o-
rigine de la poésie, fait d'Homère un génie aussi libre, aussi per-
sonnel, que les poètes des époques postérieures, tels que Pindare,
Eschyle, Sophocle ou Euripide, génie critique autant que créateur,
ayant pleine conscience de ce qu'il fait, possédant son art aussi
complètement que Virgile ou tel poète des époques de réflexion.
C'est aussi le jugement d'Horace, qui ne voit dans les beautés de
cette poésie naïve et toute primitive que les produits d'une véritable
œuvre d'art, et dans les répétitions et les longueurs qui s'y ren-
contrent que les défaillances d'un génie fatigué. H faut lire Quinti-
lien sur Homère pour juger d'une pareille méthode critique. Nul
ne se doute, parmi les anciens, des vraies sources et des caractères
propres de la poésie homérique.
Dans les temps modernes jusqu'à notre siècle, l'histoire n'a
guère été comprise , composée , écrite autrement que dans l'anti-
quité. A côté des chroniqueurs et des historiens purement nova-
teurs, il y a eu sans doute des historiens éloquens ou profonds à la
manière de Thucydide, comme Machiavel et Guichardin; mais entre
les mains des uns comme des autres l'histoire est restée un genre
littéraire, la représentation toute personnelle et toute dramatique des
événemens. Machiavel est peut-être l'historien qui a poussé le plus
loin la corfiance dans les ressources du génie humain, lui qui en-
seigne si bien l'art de réussir à tout prix et par l'emploi des plus
détestables moyens. Sous ce rapport, ses livres sont encore une
école de politique, sinon de morale , comme les livres des histo-
riens antiques.
Voilà l'histoire dans l'antiquité. Ce qui en fait l'immortelle beauté,
ce n'est pas seulement la langue, le style, l'art de la composition;
c'est la pensée, l'esprit dans lequel elle est écrite. Toujours plus ou
moins épique et dramatique, elle est une source inépuisable d'é-
motion et de plaisir; elle est l'école de toutes les grandes et fortes
vertus, un enseignement vivant d'héroïsme, de patriotisme, de ci-
visme, de stoïcisme. Ce qu'elle n'est jamais, c'est une science qui
ramène les faits à leurs lois, une philosophie qui remonte aux véri-
tables causes. Pourquoi l'histoire a-t-elle été ainsi traitée par les
historiens romains et grecs? Cela tient avant tout au génie même
de l'antiquité, génie essentiellement pratique et politique qui fai-
sait de toute chose, science, art, religion, poésie, histoire, une in-
stitution d'état, n n'est pas douteux cependant que la constitution
géographique des peuples n'y soit pour quelque chose. Les peu-
200 REVUE DES DEUX MONDES.
pies dont les écrivains anciens racontent l'histoire se réduisent,
pour la plupart, à des cités fort petites par l'étendue du territoire
et le nombre des citoyens. La vie politique de ces cités était con-
centrée sur la place publique, où l'éloquence décidait de tout, au
moins dans les jours de liberté. Les orateurs, les hommes d'état,
les hommes de guerre, avaient donc une action très grande sur les
destinées de la république. Il suffisait d'un discours, d'une émeute,
d'une conspiration pour changer ces destinées, pour lui imposer la
tyrannie ou lui rendre la liberté, pour amener le triomphe d'un
parti. On comprend dès lors comment la conscience de la puissance
individuelle devait contribuer à donner aux personnages historiques
de l'antiquité cette liberté d'allure, cette audace d'initiative, cette
confiance dans le succès de leurs efforts personnels, qui manquent
généralement aux personnages historiques des temps modernes.
Jamais l'individu n'est écrasé par la masse dans ces petites socié-
tés. Voilà aussi, entre autres raisons, ce qui explique comment la
méthode des historiens des républiques italiennes se rapproche au-
tant de celle des historiens antiques. Si elle en est l'image assez
fidèle, c'est que les cités italiennes étaient à beaucoup d'égards la
copie des anciennes cités.
II.
La pensée d'élever l'histoire au rang d'une science appartient au
siècle dernier. On a fait à tort à Bossuet l'honneur de le considérer
comme le créateur de la philosophie de l'histoire dans ce grand
Discours sur V histoire universelle, qui ne serait que le magnifique
développement d'un lieu-commun de théologie, si la science histo-
rique de l'antiquité ne s'y retrouvait souvent avec cette haute ma-
nière de dire les choses qui n'appartient qu'à Bossuet. Dans ce ta-
bleau des événemens tracé à si grands traits, où il veut montrer
comment l'homme s'agite tandis que Dieu le mène selon le mot d'un
autre théologien, il n'explique rien d'une façon instructive en vou-
lant tout rapporter à un dessein de la Providence. S'il existe une
conception spéculative à laquelle on puisse rattacher la philosophie
de l'histoire telle que l'ont entendue les modernes, ce n'est pas
dans la théologie de Bossuet, c'est dans la métaphysique de Leibniz
qu'il faut la chercher. En soumettant l'ordre des choses physiques
et morales au principe de la raison suffisante, Leibniz a ouvert la
voie à la doctrine du déterminisme universel, doctrine qui est d'ail-
leurs la sienne, et dont il a donné la formule. En professant que
tout se tient et se lie dans la succession des choses, que le présent
est gros de l'avenir, comme le passé était gros du présent, il a posé
le principe de la théorie de l'évolution fatale et traditionnelle.
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 201
A vrai dire, ni la philosophie de l'histoire ni la science de l'his-
toire ne commencent avant le xviti* siècle, où se fait jour l'idée de
la perfectibilité et du progrès universel. C'est des promoteurs de
cette idée, c'est de Lessing, Herder, Turgot, Condorcet, que date
la conception d'une histoire universelle dans laquelle cette loi du
progrès trouverait son application sur la plus grande échelle pos-
sible. Dans son livre des Idhs sur lldsloire de llmmanité, Herder
a des définitions fécondes et des images heureuses qui ont inspiré
bien des écoles de philosophie historique. « L'histoire, nous dit-il,
est la science des lois du progrès dans les sociétés humaines; elle
est l'épanouissement de la fleur de l'humanité. » Et l'explication
de ces formules n'est pas moins remarquable. « Comme l'homme,
dans l'ordre des choses naturelles, ne s'enfante pas lui-même, il
est tout aussi loin de se donner l'être quand il s'agit de ses facultés
intellectuelles... Chacun de nos développemens est ce que l'ont fait
être le temps, le lieu, l'occasion, toutes les circonstances de la vie.
C'est sur ce principe que repose l'histoire de l'humanité. C'est lui
qui fait que l'histoire du genre humain est nécessairement un tout,
c'est-à-dire une chaîne de traditions depuis le premier anneau jus-
qu'au dernier. » Nul n'a exprimé avec plus de force que Herder
cette fatalité naturelle qui serait la loi du développement des indi-
vidus, des sociétés et de l'humanité tout entière. « Quel que tu aies
été à ta naissance, tu es ce que tu devais être et là où tu devais
être. N'abandonne pas ta chaîne, ne t'éleve pas au-dessus, mais
restes-y fermement attaché. » Assurément ni Turgot, ni Condorcet,
ni Montesquieu, ni Yico, n'eussent accepté une pareille formule de
fatalisme dans un siècle où l'on avait une foi si entière à l'influence
des idées et à l'action des volontés, et qui a fini par un drame révo-
lutionnaire bien différent de l'espèce d'évolution végétative dont
parle Herder; mais il suffit d'ouvrir tel livre de philosophie histo-
rique contemporaine pour se convaincre que les idées de Herder
ont fait école parmi les historiens de notre temps.
C'est à Montesquieu et à Vico que commence véritablement la
science de l'histoire; nous disons la science et non la philosophie,
parce que la science proprement dite ne dépend d'aucune des
hautes spéculations qui constituent en réalité la philosophie de l'his-
toire, telles que les idées de perfectibilité humaine, de progrès
universel, d'évolution graduelle et nécessaire. La science de l'his-
toire, comme la science de la nature, se reconnaît à une tendance
certaine et précise, la préoccupation de la recherche des lois qui ré-
gissent la succession ou la combinaison des faits. La méthode est
donc la même pour les deux ordres de sciences, naturelles et histo-
riques, et cette méthode n'est autre que l'induction, dont Bacon a été
l'inventeur. Aussi retrouve -t-on dans les œuvres historiques vrai-
202 REVUE DES DEUX MONDES.
ment dignes du nom de science les procédés principaux de la mé-
thode des sciences physiques. Comme dans ces dernières, il s'agit
de lois à découvrir, de séries croissantes ou décroissantes à établir,
de statistiques à former. Que les premiers historiens qui ont essayé
de faire de l'histoire une science n'aient pas songé au iSoviim Orga-
nw?î, cela est fort probable; il n'en est pas moins certain que les
progrès des sciences naturelles, dus principalement à l'excellence
de leur méthode, ont été pour eux un puissant encouragement à
appliquer les mêmes procédés aux sciences morales, et particulière-
ment à l'histoire, au moins dans la mesure où cette application est
possible. Fidèles à cette méthode, Montesquieu et Yico ont cherché
les lois et les véritables causes des faits politiques, soit dans l'his-
toire particulière de tel peuple, soit dans l'histoire générale de l'hu-
manité, sans se préoccuper des idées de perfectibilité et de progrès.
En cela, ils sont les pères de la science historique. Toute la mé-
thode de cette science est dans une défmition de VEsjjrît des lois,
« les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature
des choses. » Toute la science des deux grands livres de Montes-
quieu est dans l'application de cette définition aux réalités de l'his-
toire. Chercher les rapports qui existent entre les divers ordres de
faits historiques, dégager par l'observation comparée et l'induction
les rapports constans et par suite nécessaires qui dérivent de la na-
ture même de ces faits, telle est la véritable méthode scientifique
de l'histoire, qui ne devait être complètement pratiquée que dans
notre siècle, mais dont Montesquieu a donné le précepte et parfois
l'exemple. Science nouvelle est bien le titre qui convient au grand
ouvrage de Vico (1), car nul n'a mieux compris le but, l'objet et
la méthode de l'histoire, ainsi que l'ont traitée les historiens mo-
dernes. Retrouver l'immuable dan le variable, l'uniié dans la di-
versité, en un mot la loi dans le lait, saisir les mêmes traits, les
mêmes caractères dans cette variété d'actions, de pensées, d'insti-
tutions, de mœurs, de langues, que nous présentent les annales
du monde, telle est l'idée fixe de Vico, C'est en appliquant la mé-
thode si féconde de l'observation comparée aux diverses sociétés
anciennes et modernes qu'il arrive à découvrir la loi des trois âges
de l'humanité, âge divin, âge héroïque, âge humain, et qu'il a
compris que certains personnages fabuleux ou même historiques,
comme Hercule, Homère, Romulus, ne sont qu'une personnification
des sentimens et des actions de leur époque ou de leur nation,
chose dont l'antiquité ne s'était jamais doutée. Si cette science
nouvelle en est restée avec Vico à des vues fort incomplètes, comme
par exemple la loi des ricorsi, qui fait tourner l'humanité dans
(1) Principes d'une science nouvelle relative à la nature commune des nations.
LA SCIENCE ET LA. CONSCIENCE. 203
un même cercle au lieu d'en montrer le développement progressif
à travers la série de cercles analogues qu'elle parcourt, c'est que
son érudition n'est encore ni assez étendue ni assez exacte.
A notre siècle seul appartiennent les œuvres de véritable science
historique. Ici la méthode scientifique est pratiquée avec suite,
avec ensemble, appuyée sur une connaissance complète, exacte,
approfondie des textes et des monumens. Géographie, ethnogra-
phie, philologie et grammaire comparée, épigraphie, archéologie,
tous les élémens se sont trouvés sous la main des historiens au
service de la méthode nouvelle. L'histoire n'avait guère été précé-
demment qu'une sorte de psychologie sociale, ayant pour unique
objet l'âme des individus et des peuples. Elle est devenue une
étude analogue à l'histoire naturelle, une véritable physiologie so-
ciale , où l'influence des causes économiques et physiques se com-
bine avec l'action des causes morales et personnelles pour pro-
duire ce résultat concret et complexe qu'on appelle l'histoire d'une
nation ou d'une époque. L'homme reste toujours le héros du drame
historique; mais il n'en est plus le seul acteur. La nature y joue
aussi son rôle par l'influence extérieure des climats et des situations
géographiques, et aussi par le travail interne des causes ethno-
graphiques et économiques, double action qui concourt, avec les
causes politiques et morales, à former les instincts, les tempéra-
raens, les mœurs les aptitudes des races et des nations. Le génie
des individus, l'âme des peuples, font toujours, celle-ci par ses sen-
timens collectifs, celui-là par ses œuvres personnelles, le principal
intérêt du drame ; les personnages y conservent la conscience et la
liberté de leurs actes. Seulement ils ont également la conscience
des nécessités qui pèsent sur leur volonté, des idées communes qui
dominent leur pensée, des forces générales qui contrarient ou favo-
risent l'accomplissement de leurs desseins. Tandis que les histo-
riens anciens ne les voyaient et ne les représentaient que dans
l'indépendance de leur action politique, ou bien que dans l'origi-
nalité de leur œuvre esthétique ou scientifique, les historiens mo-
dernes les voient et les représentent sous l'influence et la pression
des idées et des choses de leur temps et de leur pays; ils nous les
montrent comme ne faisant qu'exprimer et personnifier les senti-
mens, les passions, les idées, les intérêts des peuples, des classes,
des partis qui les inspirent, les poussent et les soutiennent sur la
scène qu'ils occupent. Qu'il s'agisse d'événemens politiques ou
d'œuvres d'art et de littérature, l'historien de nos jours ne dé-
tache jamais ses personnages du milieu dans lequel ils ont agi ou
créé; il ne manque pas de les étudier dans leurs rapports avec
tout ce qui les précède et les entoure dans la manifestation de leurs
actes ou la création de leurs œuvres, afin qu'on voie bien que tels
204 REVUE DES DEUX MONDES.
personnages politiques ne sont que les ministres d'une nécessité
sociale, et que tels auteurs ne sont que les organes d'idées et de
sentimens généraux. Voilà ce qui explique pourquoi les grands
hommes font tout autre figure sur la scène selon le point de vue
antique ou selon le point de vue moderne. Tandis que là ils sem-
blent, à part le destin, en être les rois absolus, ici ils n'en sont plus
que les ministres, obéissant à un souverain qui leur dicte ses vo-
lontés du fond du théâtre où l'historien les montre aux spectateurs.
Pour bien juger de la différence des deux méthodes historiques,
ancienne et moderne, il faut comparer les œuvres des historiens sur
le même sujet, l'antiquité. Qu'on lise les histoires grecques et ro-
maines d'OtfriedMuller, deThiiiwall, de Grote, deNiebuhr, de Mi-
chelet, de Mommsen, de Fustel de Goulanges, après les classiques
compositions des écrivaiïiS antiques; on sera tout surpris du nouvel
aspect que prennent les choses dans l'exposition des historiens
modernes. Derrière les acteurs apparaissent les causes. Où Héro-
dote n'avait vu que l'action des hommes dans la lutte entre la
Grèce et l'Orient, nos historiens reconnaissent surtout l'effet des in-
stitutions; ils montrent comment cette poignée de braves est sortie
des gymnases de la Grèce pour combattre à Marathon, auxThermo-
pyles, à Salamine, à Platée, des multitudes sans exercice, sans dis-
cipline et sans armes suffisantes. Où Thucydide avait mis en jeu les
partis et les institutions politiques, nos historiens font intervenir
les causes géographiques, économiques, ethnographiques, qui expli-
quent l'avènement et la durée de ces institutions et de ces partis.
Pourquoi ici une démocratie , là une aristocratie, ailleurs une con-
stitution mixte? Les historiens modernes répondent à ces questions
par une formule qui explique tout. C'est par une nécessité ethno-
graphique et géographique que Sparte est une aristocratie mili-
taire; c'est par une autre nécessité géographique et économique
qu'Athènes est une démocratie. Si Sparte n'est et ne peut être qu'un
camp, Athènes est et doit être tout à la fois un camp, un comp-
toir, un atelier, un théâtre, une académie, une tribune, en un mot
le vrai sanctuaire de cette civilisation hellénique dont un héros
encore barbare, mais fils de Philippe et élève d'Aristote, n'a été
que le missionnaire par la conquête. Où Quînte-Gurce et Plu-
tarque ne voient guère qu'une épopée militaire, la science moderne
admire une des plus grandes œuvres de la civilisation du monde.
Il en est de même pour l'histoire romaine. Pourquoi les grandes
destinées de Rome, pourquoi les luttes de son aristocratie et de sa
démocratie, pourquoi la république d'abord et ensuite l'empire?
C'est à Niebuhr, à Michelet, à Mommsen, qu'il faut demander la vé-
ritable et définitive explication que ni Cicéron, ni Salluste, ni Tite-
Live, n'ont donnée. C'est la science historique de notre temps qui a
LA SCIENCE ET LA. CONSCIENCE. 205
fait comprendre coinment Rome légiste, militaire et conquérante a
dû commencer par une monarchie, puis se développer en une ré-
publique aristocratique pour finir par l'empire des césars, tout cela
en vertu de nécessités supérieures qui ont dominé l'action des indi-
vidus et des partis. Ceci n'empêche point nos historiens d'admirer
la vertu de Caton et de juger l'ambition de César; mais il faudrait,
après leurs démonstrations, que l'ardeur des sentimens républicains
fût bien forte pour faire illusion sur une réalité que Gicéron et Bru-
tu ■ lui-même ont fini par entrevoir. Il n'y avait plus de république
après les Gracques. Le duel atroce de Marins et de Sylla, le trium-
virat de Grassus, de Pompée et de Gésar, avaient détruit le prestige
de la loi, sans lequel nul gouvernement républicain ne peut vivre.
Si Gésar eût manqué à la servitude romaine, un autre maître se fût
rencontré. Ni le poignard d'un Brutus ni le glaive d'un Ghéréa ne
pouvaient rien pour la résurrection de l'antique liberté. Voilà ce
que la science historique a mis hors de doute. L'ouvrage le plus
curieux peut-être qui ait paru récemment comme spécimen de la
méthode moderne, c'est un livre ingénieux et souvent profond où
M. Fustel de Goulanges trouve moyen d'enfermer dans une formule
unique, le culte des morts, tout le système des institutions reli-
gieuses, domestiques, civiles, qui constituent la cité antique.
Gette fatalité intérieure ou extérieure à laquelle la philosophie
de l'histoire donne le nom de force des choses, réelle dans les temps
anciens comme dans les temps modernes, est d'autant plus difficile
à reconnaître au milieu des faits politiques racontés par les histo-
riens de l'antiquité, que, la soupçonnant à peine, ils l'ont laissé de-
viner aux historiens de nos jours sur des indications vagues et in-
complètes. Il en est tout autrement dans l'histoire moderne, où
cette fatalité éclate dans des proportions en rapport avec la gran-
deur des théâtres sur lesquels elle joue son rôle à côté de la volonté
et de l'intelligence humaines. Dans ces grands états qui se nom-
ment l'Espagne, la France, l'Angleterre, l'Allemagne, la force des
choses, résultante de causes très diverses, mais toutes également
fatales, fait sentir toujours et partout son immense et irrésistible
impulsion avec une évidence qui a frappé les historiens de notre
temps. Voilà, ce qui fait qu'ils ont cherché à peu près tous à étu-
dier, à analyser, à classer les élémens dont se compose cette résul-
tante, et à en déterminer les lois.
Pour s'en assurer, il n'est pas nécessaire de passer en revue
tous les noms et toutes les œuvres de la science historique des
temps modernes. Il suffît de rappeler quelques grands sujets tirés
de l'histoire de France, où la nouvelle méthode a été pratiquée avec
le plus de succès. L'histoire de notre pays avait été, jusqu'à notre
siècle, à peu près réduite à l'histoire de la monarchie française,
206 REVUE DES DEUX MONDES.
avec sa cour et sa noblesse; le peuple y était oublié, n'ayant aucun
rôle, pas même celui du chœur antique qui pouvait au moins mêler
ses plaintes à l'action des personnages. En historien économiste, Sis-
mondi a tenu compte de cet acteur muet, dont les souiTrances mé-
connues, les intérêts foulés aux pieds, éclatent de temps en temps
en émeutes, en jacqueries, en révolutions avortées comme celle que
tentaient les communes de Paris et de France sous la direction d'É-
tienne Marcel. De là un nouveau point de vue qui domine toute
l'Histoire des Français, et qui tend à la ramener aux lois de l'éco-
nomie politique. Jusqu'à notre siècle, les historiens, fidèles en cela
à la méthode de l'antiquité, n'avaient vu dans l'avènement de la
nation française que l'œuvre toute personnelle de quelques indivi-
dualités militaires, comme Glovis, Charlemagne, Hugues Gapet,
Philippe-Auguste. En historien curieux et érudit, Augustin Thierry
a cherché et découvert les vraies origines des choses; sous les faits
politiques des premiers temps de l'histoire d'Angleterre ou de l'his-
toire de France, il a vu les nécessités ethnographiques qui dominent
et expliquent ces faits; il a vu les traces de la longue lutte des races
entre les Normands et les Saxons, les traces de la conquête franque
sous les dynasties mérovingienne et carlovingienne, et dans toute la
période du régime féodal (1). Jusqu'à notre siècle, on n'avait guère
procédé en histoire que par narrations, par tableaux ou par por-
traits; on parlait des grands hommes et de leurs œuvres politiques
comme dans l'antiquité, plutôt que des institutions religieuses, so-
ciales, juridiques, économiques, qui sont l'œuvre de causes natu-
relles ou traditionnelles plus ou moins indépendantes des faits po-
litiques. En historien philosophe, M. Guizot a embrassé dans une
savante analyse la race conquise et la race conquérante, le droit bar-
bare et le droit romain, l'église, la monarchie, la noblesse, les com-
munes, la littérature et la philosophie, enfin tous les élémens de la
réalité historique, montrant le rôle de chacun dans l'économie gé-
nérale des sociétés modernes, et particulièrement de la nôtre. 11 a
su ainsi faire de l'histoire une véritable science, analogue à cette
physiologie naturelle qui explique la vie animale par la constitu-
tion et la fonction des divers organes. Cette méthode d'analyse et
de synthèse tout ensemble, dans laquelle excelle l'esprit philo-
sophique de M. Guizot, n'est propre ni à l'historien ni à sa manière
d'expliquer plutôt que de raconter l'histoire. L'histoire narrative
elle-même l'emploie dans ses récits et ses tableaux. L'ouvrage
de M. Henri Martin, sous forme de composition tout historique,
n'en contient pas moins l'analyse et la synthèse des élémens de
(1) M. Amédt'e Thierry a suivi la même méthode dans ses excellentes études sur le
Bas-Empire.
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 207
la réalité historique qui font l'objet du méthodique enseignement
de M. Guizot; seulement ils y sont fondus, comme il convient au
genre, dans la trame du récit et dans l'unité de la composition.
Et cette même réalité, avec tous ses élémens si bien délinis par
M. Guizot, si exactement décrits par M. Henri Martin, n'est-elle
pas aussi tout entière dans la vive et brillante histoire de France
de M. Michelet? Parce qu'elle y éclate en traits de feu, parce
qu'on y retrouve le mouvement, la couleur, l'accent, la passion,
tous les caractères de la vie, en est- elle moins féconde en ex-
plications, en révélations sur le fond des choses? C'est assuré-
ment un grand mérite pour l'historien d'être complet dans ses ana-
lyses, ses descriptions, ses narrations; mais serait-ce un moindre
mérite que de faire revivre devant le lecteur cette même réalité que
d'autres ont si bien fait voir et comprendre? Histoire matérielle-
ment incomplète, de brusque allure, d'accent passionné, tant qu'on
voudra, mais histoire vivante, s'il en fut! Cette force des choses,
ce génie des peuples, cette âme des multitudes que les historiens
antiques n'ont pas devinée, que nos historiens modernes ont démon-
trée, tout cela s'agite, souffre, parle dans les livres de M. Michelet.
C'est bien lui qui peut dire après Virgile : siint lacrymœ rerum!
Si l'on veut un exemple saisissant de la méthode historique des
modernes, on peut prendre le grand événement de notre révolu-
tion. Pour un observateur superficiel, qu'y a-t-il dans ce drame
glorieux et sanglant? Qui voit-on se mouvoir sur cette scène si agi-
tée? Des acteurs qui paraissent très libres, très absolus, très per-
sonnels, les uns dans leurs fureurs, les autres dans leur résignation
ou leur fermeté stoïque. De là une double légende pour le vul-
gaire, celle qui fait des grands personnages révolutionnaires des
tigres altérés de sang, et celle qui en fait des héros du devoir et
du dévoûment civique. Un historiea de l'antiquité, comme Tite-
Live ou Tacite, n'eût pas vu autrement les choses. Aucun des his-
toriens de cette époque, ni M. Thiers, ni M. Mignet, ni M. Miche-
let, ne s'en est tenu à cette vue superficielle de la réalité. Tous ont
compris, tous ont plus ou moins fortement exprimé cette vérité,
que les acteurs d'un pareil drame n'ont jamais eu leur pleine liberté
d'action, soit pour le mal, soit pour le bien, dans le fort de la crise,
que l'âme de la France révolutionnaire est en eux avec ses idées,
ses sentimens généreux et enthousiastes, ses passions mobiles et
violentes, surexcitées par le danger, aigries par la défiance, exas-
pérées par la peur.
Est deus in nobis; agitante calescimus illo.
Oui, un dieu les remplit et les agite, un dieu qui se change par-
fois en démon, et qui leur laisse à peine le sentiment du droit et
208 REVUE DES DEUX MONDES.
la libre possession d'eux-rnèmes. Ces hommes qui se provoquent
et s'accusent, qui s'étreignent au pied de l'échafaud, n'ont rien des
héros de Plutarque; ils ne conservent dans leur éloquence passion-
née ou dans leur action furieuse que tout juste ce qu'il faut de
conscience et de volonté pour rester responsables devant la posté-
rité. Voilà le secret de leur force et de leur faiblesse, de leurs vertus
et de leurs crimes. Un seul personnage peut-être apparut sur la
scène vers la fm de la tempête, qui a été vraiment libre et fort
dans son orgueil solitaire , d'autant plus maître de lui qu'il n'a
jamais été eu coamiunication avec les grands courans de la patrie
ou de l'humanité : c'est Napoléon, digne par son indomptable per-
sonnalité de prendre place parmi les héros de Plutarque, si son
âme eût été à la hauteur de son intelligence. La vraie grandeur des
personnages historiques n'est ni dans l'égoïsme qui fait les tyrans,
ni dans l'entraînement qui fait les tribuns : elle est dans la force de
la pensée, dans l'énergie du caractère, mises au service des idées
justes, des sentimens généreux, des intérêts légitimes des sociétés
que représentent ces individus. Être aussi personnel dans l'exécu-
tion qu'impersonnel dans le but, être aussi sympathique aux idées
et aux sentimens d'un peuple qu'étranger ou résistant à ses pas-
sions, voilà le véritable héros révolutionnaire, dont aucun d'entre
nos plus célèbres personnages ne nous semble olfrir le type. Com-
bien en est-il qui aient su faire de grandes choses sans qu'il en
coûtât rien à leur conscience?
Le mérite des histoi-iens de notre révolution n'est point d'avoir
compris les nécessités politiques ou économiques évidentes qui pè-
sent sur le développement de ce grand drame, telles que la guerre
étrangère, la guerre civile, la disette, la détresse des populations
de Paris et des grandes villes; c'est surtout d'avoir senti l'âme de
cette révolution, avec ses passions bonnes et mauvaises, palpiter
dans le cœur de tous les hommes qui ont été chargés de la diriger
ou de la déchaîner. Ce n'est pas seulement la force des événemens,
c'est aussi la force des sentimens et des impressions populaires
qui a fait lafatalité sous laquelle la volonté et la conscience de ces
chefs ont trop souvent fléchi. Telle est la véritable philosophie de
cette histoire; elle n'a rien de commun avec les classiques récits
de l'antiquité. On le voit bien dans le récit que nous a fait M. Mi-
chelet de la nuit du li août. Dans ce magnifique concert de sacri-
fices, quelles voix dominent? Celles de la France et de la révolu-
tion. « Jamais le caractère français n'éclata d'une manière plus
touchante dans sa sensibilité facile, sa vivacité, son entraînement
généreux. Ces hommes qui mettaient tant de temps, tant de pesan-
teur à discuter la déclaration des droits, à compter, peser les syl-
labes, dès qu'on fît appel à leur désintéressement, répondirent sans
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 209
hésitation; ils mirent l'argent sous les pieds, les droits honorifiques,
qu'ils aimaient plus que l'argent... Les étrangers présens à la séance
étaient muets d'étonnement; pour la première fois ils avaient vu
la France, toute sa richesse de cœur. Ce que des siècles d'efforts
n'avaient pas fait chez eux, elle venait de le faire en peu d'heures
par le désintéressement et le sacrifice. »
Où la méthode moderne tranche le plus visiblement avec la mé-
thode antique, c'est dans l'histoire de la littérature et des arts. Le
mot de Charles Nodier, attribué à M""*" de Staël, est devenu de plus
en plus par les études de la critique esthétique la formule de cette
méthode : « la littérature est l'expression de la société. » Là sur-
tout la réalité esthétique, art, éloquence, poésie, roman, n'est plus
considérée seulement comme une œuvre libre et toute personnelle
du génie d'un homme, ainsi que l'avaient compris Platon, Aristote,
Horace, Quintilien, dans l'antiquité. La critique moderne y voit à
côté du génie propre de l'individu le génie de la race, du peuple,
de l'époque où est né l'orateur, le poète, l'artiste, le romancier;
elle montre l'individu se nourrissant de la substance, s'inspirant de
l'àme de^ce génie, recueillant et méditant ses traditions, ses mœurs,
ses idées, ses sentimens, tous les élémens de sa vie passée ou pré-
sente, pour les reproduire par une création véritable de son génie
personnel. Ainsi a été refaite la critique des littératures de l'anti-
quité, ainsi a été fondée la critique des littératures modernes : sous
l'empire d'une pareille méthode, l'histoire littéraire est devenue
une science, de même que l'histoire politique.
IIL
On peut renouveler ici pour l'histoire la distinction déjà faite à
propos de la physiologie. La science historique se compose d'obser-
vations et de conclusions. Tant qu'elle s'en tient à la partie expé-
rimentale et analytique de sa tâche, elle est dans le vrai, et la cri-
tique n'a qu'à enregistrer et admirer des résultats incontestables.
Les rapports qu'elle constate, les influences qu'elle signale, les
conditions et les causes qu'elle détermine, sont des faits dont il
n'est pas plus permis de douter que de la réalité des événemens
politiques ou des œuvres esthétiques elles-mêmes. Sans être fata-
liste le moins du monde, on ne peut méconnaître la part de fatalité
que la nature même des choses introduit dans l'activité politique ou
esthétique des sociétés humaines. C'est une vérité acquise que rien
ne naît, ne se|for'me, ne se développe, ne vit et ne dure à l'état
d'isolement et d'abstraction, pas plus dans la vie des peuples que
dans celle des individus. Il n'y a donc qu'une méthode vraiment
TOME LSXXII. — 1869. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
féconde pour les études historiques et esthétiques, aussi bien que
pour les études psychologiques : c'est la méthode qui voit les choses
d'ensemble et en embrasse les rapports.
Ces résultats d'observation et d'analyse ne portent nullement
atteinte à l'ordre des vérités morales établies par le témoignage de
la conscience. Si la science insiste sur la part de fatalité des choses
humaines, si elle montre partout la loi sous le fait, la nécessité
sous la contingence, la nature sous la volonté, elle laisse aux ac-
teurs du drame historique, individus ou peuples, la liberté de leurs
actes, la moralité de leur caractère, la responsabilité de leurs vertus
ou de leurs vices, de leur sagesse ou de leur imprévoyance. Il est
vrai qu'elle tend à diminuer l'orgueil de la personnalité humaine,
ainsi que sa confiance dans les résultats de ses calculs et de ses
efforts. Elle fait voir en effet comment cette sagesse de conception
et cette vigueur d'initiative ne peuvent réussir sans la faveur des
circonstances, comment surtout elles ne peuvent rien fonder, rien
organiser de fort et de durable sans le concours de ces grandes
forces dont l'action sourde et invisible n'en est pas moins souve-
raine. Cela est bien propre à faire réfléchir sur le danger des entre-
prises trop personnelles, sur la fragilité des révolutions prématu-
rées, à décourager bien des initiatives téméraires, bien des utopies
ardentes, en apprenant à compter avec la nature des choses, c'est-
à-dire avec les nécessités économiques, avec les sentimens, les in-
stincts, les préjugés des sociétés et des classes qui les composent.
Les écoles politiques idéalistes s'instruisent, les tempéramens révo-
lutionnaires se calment à un tel spectacle présenté par la science
moderne. Que de leçons de politique pratique l'histoire ainsi faite
n'offre-t-elle point aux méditations des hommes d'état!
Malheureusement la science, et surtout la philosophie de l'his-
toire, ne s'arrête pas toujours à ces sages conclusions. 11 y a parmi
les historiens et les philosophes, comme parmi les physiologistes,
des esprits qui veulent l'absolu en toute chose, ne regardant pas
comme une science véritable toute étude morale qui n'aboutit point
à un déterminisme complet. Il s'est donc trouvé des écrivains qui
ont tout ramené à la loi de la nécessité , les forces morales aussi
bien que les forces naturelles de la réalité historique, les actes po-
litiques, les créations esthétiques, de même que les impressions
des climats et les passions des tempéramens. Pour cette école
d'historiens et de critiques, tout ce qui est doit être ainsi qu'il est.
La nécessité de la chose, une fois démontrée, répond à toutes les
questions que peut poser la science. Le savant constate, décrit, ex-
plique, sans s'attacher à qualifier les personnes et les choses, les
actes et les œuvres, ainsi que l'avaient fait les historiens moralistes
de l'antiquité. Telle est la méthode dont M. Taine nous donne la
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 211
formule avec cette netteté et cette force d'expression qui lui sont
propres. « Que les faits soient physiques ou moraux , il n'importe,
ils ont toujours des causes; il y en a pour l'ambition, pour le cou-
rage, pour la véracité, comme pour la digestion, pour le mouve-
ment musculaire, pour la chaleur animale. Le vice et la vertu sont
des produits comme le vitriol et le sucre, et toute donnée com-
plexe naît par la rencontre d'autres données plus simples dont
elle dépend. Cherchons donc les données simples pour les qualités
morales, comme on les cherche pour les qualités physiques (1). » Et
M. Taine explique par un exemple, la musique religieuse protes-
tante, sa formule, fort mal interprétée d'ailleurs par une critique
prévenue. La vertu et le vice, dans sa pensée, se produisent non
par une sorte de combinaison chimique , mais par un concours de
causes morales, d'idées, qui ont leur loi de composition et de suc-
cession comme les phénomènes purement physiques. En un mot,
M. Taine ne confond point l'ordre moral avec l'ordre physique,
comme on le lui a si durement reproché; il le soumet à des lois
analogues , et y applique la méthode des sciences de la nature.
Toute œuvre esthétique, comme toute institution politique, est l'ex-
pression d'une idée, laquelle vient elle-même d'une autre idée plus
générale, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on arrive à l'idée première,
kY élément simple, comme diraient les chimistes, qui constitue le
fond de l'être historique.
Ce déterminisme absolu, déjà enseigné par Spinoza, explique les
choses, avons-nous dit, sans les qualifier. Une certaine école his-
torique va plus loin encore ; elle croit pouvoir les qualifier en les
expliquant par la même méthode. C'est le génie de l'Allemagne, il
faut lui rendre cette justice, qui a conçu, développé dans toutes
ses conséquences, suivi dans toutes ses applications la théorie dont
le plus allemand de tous les philosophes de ce pays a donné la
formule métaphysique (2). Toute réalité est idée; donc tout ce qui
est réel est rationnel : l'histoire n'est qu'une logique concrète et
vivante qui va d'idée en idée, d'évolution en évolution, passant par
toutes les phases du procès dialectique , sans trouver d'obstacle à
son développement nécessaire dans l'initiative plus apparente que
réelle des volontés et des passions individuelles. C'est dans cette
logique des idées que consiste le mouvement historique vraiment
libre, vraiment beau, vraiment bon, que le philosophe sait recon-
naître sous les apparences auxquelles s'attachent l'historien pro-
prement dit et le moraliste. Républiques, empires, monarchies,
aristocraties, démocraties, liberté et despotisme, civilisation et
(1) Histoire de la littérature anglaise, préface.
(2) Hegel, Philosophie de Vhistoire.
212 REVUE DES DEUX MONDES.
barbarie, ordre et anarchie, vertus et vices , la dialectique vivante
de l'idée fait son chemin à travers toutes les ruines où disparaissent
successivement ces choses, au grand profit de la civilisation uni-
verselle (1). Cette doctrine est si bien dans le génie de la pensée
allemande, qu'elle a survécu en Allemagne au discrédit de la phi-
losophie hégélienne, et qu'elle inspire encore aujourd'hui les his-
toriens les plus connus de ce pays. Mommsen, pour n'en citer
qu'un, ne fait que l'appliquer à l'histoire romaine quand il explique
tout de manière atout justifier, donnant partout raison à la victoire
et tort à la défaite, exaltant César aux dépens de Caton et de Cicé-
ron, trouvant la république belle et glorieuse, mais voyant dans
l'empire le triomphe de la démocratie et de la civilisation.
Chose curieuse et qui a l'air d'un paradoxe, cette apothéose du
succès, cette philosophie du droit de la force tant goûtée de la
noble et poétique Allemagne n'a jamais pu s'acclimater en France,
ce pays des plus grands triomphes de la force. C'est que, tandis
que le génie allemand est réaliste avec toute sa poésie métaphy-
sique et sentimentale, le génie de notre France est essentiellement
idéaliste. Le prétendu idéalisme allemand n'est que le goût des
spéculations abstraites et la passion des systèmes. En tout ce qui
concerne l'ordre des choses morales, l'esprit allemand se complaît
dans la réalité, aime la tradition, cède facilement à l'empire des
faits accomplis. Chez nous au contraire, le sentiment de l'idéal est
inné; la fidélité au droit est invincible. Ceux qui violent le droit ne
l'avouent jamais; ceux qui subissent la violence protestent par leur
silence, quand ils ne le peuvent autrement. Si l'on y trouve des
fatalistes comme M. Taine ou des contemplatifs comme M. Renan,
on n'y rencontre guère d'adorateurs du succès, du moins dans les
hautes régions de la pensée. 11 faut dire pourtant que la théorie du
succès a passé le Rhin, et qu'elle a trouvé pour organe en pleine
Sorbonne la voix la plus éclatante de l'enseignement universitaire.
« J'ai absous la victoire, a dit Victor Cousin, comme nécessaire et
utile; j'entreprends maintenant de l'absoudre comme juste dans
le sens le plus étroit du mot; j'entreprends de démontrer la mora-
lité du succès... Il faut prouver que le vainqueur non-seulement
sert la civilisation, mais qu'il est meilleur, plus moral, et que c'est
pour cela qu'il est vainqueur, » Hegel avait poussé l'impartialité
philosophique de son système jusqu'à expliquer, devant les com-
patriotes de Fichte et de Rlûcher, comment les victoires de Napo-
léon avaient servi la cause de la civilisation moderne en propa-
geant à la suite de ses armées les idées de la révolution française.
Il semble que ce soit pour répondre à cette haute leçon d'histoire
(t) Hegel, Philosop'ue de Vhiatoire.
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 213
que Victor Cousin s'écrie dans un accès de désintéressement natio-
nal et de libéralisme constitutionnel : « Qai a été le vainqueur? qui
a été le vaincu à Waterloo? 11 n'y a pas eu de vaincus; les seuls
vainqueurs ont été la civilisation européenne et la charte. » Notre
génération applaudit toute cette philosophie de l'histoire au milieu
d'un auditoire dont les sympathies allaient jusqu'à l'enthousiasme.
Les jeunes maîtres eux-mêmes qui déjà nous enseignaient de leur
parole et de leur plume, M^I. Michelet et Qalnet, admiraient avec
nous l'organe puissant et inspiré des nouvelles idées sur l'histoire
et sur la philosophie, tant on était rassasié alors des lieux com-
muns des historiens moralistes.
Ce ne fat qu'an moment. Avec tous nos grands historiens, le sen-
timent da droit reprit son empire dans l'histoire comme dans la
politique. On garda de la nouvelle méthode historique ce qu'elle a
de bon et de fécond; on continua d'expliquer les faits en faisant la
part des causes indépendantes de la volonté et de la personnalité
humaine, mais sans vouloir les justifier en leur appliquant la me-
sure du succès. La philosophie de l'histoire eut encore ses théori-
ciens absolus, comme Bûchez et Louis Blanc, qui parent croire, par
une illusion logique, à la nécessité et à la moralité supérieure de
certains actes réprouvés par la conscience publique. Ainsi on a pu
trouver que ce dernier écrivain professe une admiration excessive
pour tels acteurs du drame révolutionnaire qu'il identifie presque
avec les idées d'égalité et de fraternité qui lui sont chères à juste
titre; mais qui l'accusera de professer le culte du succès quand on
le voit rester si fidèle aux causes vaincues? Si bien instruit qu'il
soit des faits, on peut lui reprocher de juger les personnes et les
choses en homme d'école plutôt qu'en historien; mais on lui rendra
cette justice que sa mesure de jugement n'a rien de commun ni
avec la morale du succès, ni môme avec la morale de l'utile.
La doctrine de la moralité du succès n'est pas française, on peut
le dire, malgré de très rares exceptions. Nous ne lui savons que
deux adeptes bien connus qui l'aient professée, non dans une
improvisation rapide, mais dans des œuvres laborieusement médi-
tées, l'éminent jurisconsulte que la mort vient d'enlever à la pré-
sidence du sénat, et le prince auteur d'une récente Histoire de
César. Se seraient-ils souvenus que \'ictor Cousin avait eu le mal-
heur de dire un jour, à propos de César, que toute démocratie veut
un maître, n'est-ce point plutôt de la science allemande que leur est
venue la théorie des hommes providentiels? En y regardant de près
pourtant, si la doctrine de la moralité de la victoire a trouvé si peu
d'échos chez nous, il n'en est pas tout à fait de même d'un certain
optimisme qui, sans aller aussi loin, accepte et justifie généralement
les grands événemens et les cfL-raides institutions du passé avec la
214 REVUE DES DEUX MONDES.
très louable intention de rattacher toute chose à la loi clti progrès.
C'est la tendance constante de deux écoles dont l'une a occupé, et
dont l'autre occupe encore une certaine place dans le mouvement
philosophique et historique de notre siècle. Saint-Simon et Auguste
Comte ont ceci de commun que la science abstraite de l'homme
qui se nomme la psychologie est médiocrement de leur goût et de
leur compétence. Avec leur loi de l'évolution progressive d'une
part, de l'autre avec leur méthode tout expérimentale de procéder,
il leur était difficile de ne point arriver à faire de l'expérience his-
torique la mesure de la nécessité, trop souvent même de la légiti-
mité de tous les faits qui ont pour caractère propre la puissance et
la durée. C'est ainsi que Saint-Simon embrasse dans une égale ad-
miration et une égale sympathie l'antiquité, le moyen âge et les
temps modernes, la théocratie et la démocratie, ne réservant ses
sévérités que pour le libéralisme parlementaire. Auguste Comte
n'est pas loin de penser de même. Il n'est pas jusqu'au judicieux
M. Littré qu'on ne trouve parfois trop enclin à reconnaître l'auto-
rité des faits en dépit des réclamations de sa raison si ferme et de
sa conscience si difficile.
C'est au nom de cette dernière autorité que protestent contre
toutes les doctrines qui lui portent atteinte MM. Michelet, Quinet et
Lanfrey, l'un avec son sens historique si sûr, éclairé pai" l'intime
commerce avec les choses et les hommes du passé, l'autre avec sa
magistrale gravité de philosophe moraliste, le troisième avec ce
sentiment du droit qui ne l'abandonne jamais dans ses jugemens et
ses portraits. L'histoire de France de M. Michelet est un vivant en-
seignement de la justice. Il faut voir M. Lanfrey briser les idoles de
la terreur, et surtout la grande idole de l'empire; il faut l'entendre
revendiquer les droits de la liberté et de l'humanité en face de ces
triomphans ministres de la fatalité. César, Napoléon, de même que
Danton et Robespierre, sont renvoyés devant le tribunal de la con-
science publique, trop longtemps dominée par le spectacle des jeux
de la force et des miracles du génie. Quant au beau livre de
M. Quinet sur la révolution, c'est une protestation perpétuelle,
toujours éloquente, parfois admirable, contre les abus de la mé-
thode qui tend à étouffer dans l'étreinte des formules la vie réelle
des individus et des peuples, au grand mépris de la liberté et de
l'humanité. « Que nous jouons légèrement avec la mort dans nos
systèmes! 11 nous faut aujourd'hui l'échafaud de celui-ci, demain
nous aurons besoin de cet autre, et dans cette voie, sans chercher
l'excuse de la passion, notre fatalisme historique nous pousse à une
cruauté qui serait risible, si elle n'offensait à ce point la nature hu-
maine. « Cette tuerie fut un grand mal, » disent les montagnards,
instruits plus tard par leurs propres calamités. Et nous, plus terro-
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 215
listes que les terroristes, nous alignons impitoyablement les sup-
plices dans nos formules d'histoire. Ce qu'était la passion pour les
hommes de la révolution, les formules le deviennent pour nous,
des causes d'aveuglement et d'égarement. Sur quoi m'orienterai-je
dans ce chaos? Sur deux choses, la liberté et l'humanité. Il n'est pas
d'autre étoile polaire. Qui y renonce marche dans les ténèbres (1).»
Fatalisme absolu, optimisme sans réserve, tels sont les deux excès
de la nouvelle méthode historique. La première doctrine n'est pas
moins contredite en histoire qu'en psychologie par la conscience du
genre humain. Non, il n'est pas vrai que l'homme ne reste point
libre dans toutes les vicissitudes, dans toutes les crises de la vie
publique. Fatalité des passions ou fatalité des idées, l'histoire perd
son véritable caractère du moment que la liberté en a disparu;
elle devient une sorte de physique sociale. C'est l'élément personnel
de l'histoire qui en fait la réalité. C'est ce même élément qui en
fait aussi la beauté et le charme. Le mouvement des forces de la
nature ou des idées de la logique a certes son intérêt pour la curio-
sité du savant et du philosophe; il n'en a pas pour Tâme, qui cherche
un drame dans l'histoire, et qui ne l'y trouve plus, si la liberté en
est absente. 11 en est de l'histoire comme de la vie; elle n'est vrai-
ment humaine que par la libre personnalité de ses acteurs, et elle
n'est belle qu'autant qu'elle est humaine. A la place des âmes, met-
tez des forces; au lieu des personnes, introduisez des machines,
vous pouvez obtenir encore de puissans effets et un grand spec-
tacle; mais ce spectacle n'est rien en comparaison de celui que pré-
sente la lutte de l'âme humaine contre la fatalité intérieure des
passions ou la fatalité extérieure des forces naturelles, lutte admi-
rable, parfois sublime, qui a fait dire à un sage de l'antiquité qu'il
n'est rien de plus beau sous le soleil.
Ce n'est pas seulement tout intérêt esthétique que le fatalisme
enlève à l'histoire, c'est encore toute vertu morale. La doctrine de
la nécessité a pour effet d'énerver le sens moral et l'initiative per-
sonnelle aussi bien dans la vie publique que dans la vie privée. Il
ne faut pas se le dissimuler, cette école ne répond que trop aujour-
d'hui à un sentiment profond et général de nos sociétés actuelles,
où l'expérience de tant d'événemens historiques contraires à la sa-
gesse et à la conscience a glissé le doute dans les esprits et l'apathie
dans les cœurs. Quand on voit, selon le mot vulgaire, le chapitre des
incidens occuper une si grande place dans l'ordre des choses hu-
maines, quand on voit l'imprévu venir à chaque instant déjouer les
calculs de la raison ou tromper les espérances de la vertu, on est
tout disposé à prêter l'oreille aux enseignemens qui ne font qu'ériger
(1) La Révolution, par Edgar Quiaet, t. II, p. 79 et 80.
216 REVUE DES DEUX MONDES.
cette triste expérience en théorie, en expliquant comment l'homme,
peuples et individus, est, non le véritable acteur, mais simplement
l'agent toujours subordonné d'une puissance supérieure, s'il n'en est
pas le jouet. Voilà ce qui fait la popularité et le danger de la doc-
trine de la nécessité. Elle n'est pas nouvelle, de tout temps il y a eu
des esprits qui, par besoin de mettre l'ordre simple, l'ordre méca-
nique en toutes choses, se sont évertués à éliminer du problème
scientifique tout ce qui n'était pas susceptible d'une détermination
précise, tout ce qui n'étsit pas réductible à une loi, à une formule;
mais de nos jours seulement une pareille conception est descendue
des hautes régions de la métaphysique dans les théories et les ap-
plications de la science positive. Nous avons vu comment l'expé-
rience physiologique tend à en faire une doctrine scientifique. On
essaie de nous montrer également comment l'expérience historique
tend à en faire une doctrine qui ait la rigueur et la précision d'une
science. On n'y parviendra pas plus sans doute dans un cas que dans
l'autre, parce que la conscience humaine est toujours là pour récla-
mer la part de la liberté. Il n'en est pas moins vrai qu'ici encore le
divorce apparaît entre la conscience et la science, et que celle-ci,
en histoire comme en physiologie, prétend opposer ses révélations
positives à ce qu'elle appelle les illusions du sens intime. Cette crise
intellectuelle et morale fait comprendre l'heureuse opportunité des
livres qui, comme ceux de MM. Michelet, Quinet, Lanfrey, protes-
tent, non-seulement au nom de la conscience, mais aussi au nom de
la science, contre les principes et les conséquences du fatalisme.
11 faut bien l'avouer, même en écartant la doctrine de la néces-
sité, qui lui ôte tout son relief dramatique et tout son intérêt moral,
il semble que l'histoire, traitée par les méthodes nouvelles, ne laisse
plus à la personnalité humaine le rôle que lui assignait l'antiquité
dans la destinée des sociétés. L'action de cette fatalité, connue sous
le nom de force des choses, est trop considérable, trop manifeste,
pour ne pas inspirer au spectateur d'un tel drame plus de curiosité
d'observation que de désir d'action personnelle. Un éminent critique
de notre temps, M. Renan, Ta dit avec cette sérénité d'esprit qui lui
est propre, « le gouvernement des choses d'ici-bas appartient en
fait à de tout autres forces qu'à la science et à la raison ; le penseur
ne se croit qu'un bien faible droit à la direction des affaires de sa
planète, et, satisfait de la portion qui lui est échue, il accepte l'im-
puissance sans regret. Spectateur dans l'univers, il sait que le
monde ne lui appartient que comme sujet d'étude, et lors même
qu'il pourrait le réformer, peut-être le trouve-t-il si curieux tel
qu'il est, qu'il n'en aurait pas le courage. » Tel est l'effet sur les
âmes de toute spéculation qui prend un caractère plus ou moins
scientifique. Il en est un peu de l'historien et du philosophe comme
LA SCIENCE ET LA. CONSCIENCE. 217
du savant proprement dit. Si ce n'est point en étudiant les lois de
la nature et en contemplant l'infinie grandeur, l'universelle har-
monie du cosmos, que l'on contracte le goût des choses morales et
politiques, la connaissance des lois historiques et la contemplation
philosophique de l'histoire universelle ne sont pas non plus très
propres à nous intéresser, comme acteurs, aux événemens. Il est
certain que, sur les grands théâtres où se fait l'histoire moderne,
l'homme semble bien petit, bien faible, bien impuissant, devant
ces forces de toute espèce, physiques, physiologiques, économi-
ques, sociales, qui ont une action si générale, si irrésistible par
leur permanence et leur continuité même. Et alors pourquoi s'a-
giter, quand c'est la force des choses qui mène tout? Pourquoi
venir jeter sa destinée individuelle dans le courant de passions,
de préjugés, d'instincts, de nécessités, qui doivent tout entraîner?
N'est-ce pas se mettre ridiculement en travers d'un torrent, à la
manière d'un don Quichotte? La conscience est là, dira-t-on, pour
vous commander l'action. « Fais ce que dois, advienne que pourra. »
Sans doute cela suffit pour décider l'homme qui a une conscience à
faire son devoir partout et toujours, dans les affaires de la vie pu-
blique comme dans celles de la vie privée; mais quelle ardeur,
quelle passion conservera- t-il dans ce rôle de pure protestation? Pour
aimer l'action, pour s'y mettre tout entier, l'homme a besoin de
croire à un résultat de cette action ; il entend faire une œuvre effi-
cace dans la mesure de ses facultés et de ses forces. Il lui répugne
d'imiter ces moines du désert qui, travaillant pour obéir à la règle,
arrosaient tout le jour un bâton planté dans le sable.
Tout autre est notre conclusion sur ce point. La science, en mon-
trant l'empire de la fatalité dans le développement historique de
l'humanité, fait voir aussi le progrès qui tend à substituer de plus
en plus l'action des forces vraiment morales, des sentimens et des
idées, à l'action de ces forces aveugles qu'on nomme les instincts
de la race, les appétits et les besoins de la classe. Tout peuple a
commencé par être une société naturelle, dans le sens matériel
du mot, pour devenir une société politique, dont les membres
fussent de plus en plus de vrais citoyens, ayant des idées et des
volontés au lieu d'instincts et de passions. Dans ces nouvelles con-
ditions de la vie nationale, chaque individu trouve sa place et
son rôle. Au lieu de forces brutales qui l'écrasent de leur poids, il
rencontre des volontés, des intelligences comme la sienne, avec
lesquelles il lui faut compter, il est vrai, mais sur lesquelles il peut
toujours agir par la parole, par l'exemple, tantôt pour les retenir,
tantôt pour les entraîner. Avec cette vaste démocratie de plus en
plus libérale et intelligente, toujours accessible, même dans les
jours de crise, à l'action des sentimens et des idées, la dictature.
218 REVUE DES DEUX MONDES.
nous en convenons, devient de plus en plus difficile à saisi ret à
manier. Pour le rôle d'un Alexandre, d'un César, d'un Charlemagne,
d'un Gromwell, d'un Pierre le Grand, d'un Napoléon, il faut des
peuples chez lesquels rimagination domine l'intelligence, et qui
aient plus d'instincts, de besoins, de préjugés, que de sentimens et
de principes, car c'est en mettant en jeu des forces sans conscience
et sans liberté que tous ces maîtres des peuples ont gouverné leur
troupeau humain. De pareils personnages n'auront plus, dans un
avenir plus ou moins prochain, d'occasions de jouer leur rôle glo-
rieux ou sanglant, mais toujours mortel pour la vie morale des
peuples qu'ils mènent. Se gouverner soi-même dans les temps or-
dinaires, se sauver soi-même dans les jours de crise, et cela par
le concours de toutes les volontés individuelles, voilà le rôle d'une
démocratie où chaque effort a son résultat, où chaque dévoûment
a son utilité, où le citoyen le plus modeste peut se rendre la jus-
tice d'avoir non-seulement fait son devoir, mais accompli le bien
dans sa sphère d'action. A chacun sa tâche : aux grands hommes,
aux Périclès, aux Washington de cette démocratie, l'honneur d'être
les ministres de la volonté générale ou les organes de la pensée
commune; à tout le reste, le mérite de contribuer, chacun pour sa
part proportionnelle à ses talens, à l'œuvre de progrès ou de salut
de la patrie. Au lieu donc de nous laisser aller à des pensées de dé-
couragement ou à des résolutions de sagesse contemplative, nous
trouvons que jamais il n'y a eu plus de raisons d'espérer dans le
triomphe des forces morales, dans la puissance politique et pratique
de ceux qui les comprennent le mieux, c'est-à-dire des philosophes
et des savans. En un mot, si l'histoire humaine de la planète a été
jusqu'ici surtout le règne de la fatalité, i' avènement d'une démo-
cratie éclairée tend à en faire de plus en plus le règne de la liberté.
Si contraire au sens commun que soit la thèse du fatalisme ab-
solu, celle de l'optimisme sans réserve a quelque chose de plus ré-
voltant encore pour la conscience humaine. C'est le mérite de la
méthode moderne d'avoir soumis la succession des faits historiques
à une sorte de déterminisme compatible avec la liberté des indivi-
dus et des peuples, en montrant que l'ordre moral a ses lois de
même que l'ordre physique. Il y a donc une large part à faire à la
fatalité dans le drame de l'histoire; mais, quand l'historien l'a re-
connue et constatée, doit-il la saluer avec admiration et la proposer
à l'estime et à la sympathie de la conscience ? Yoilà le point sur
lequel il importe de s'expliquer clairement. Quelques exemples fe-
ront mieux comprendre la question que des généralités philoso-
phiques. La Grèce civilisée et républicaine passe, malgré l'éloquence
de Démosthène, sous la domination de la Macédoine, barbare encore
et monarchique. Tandis que l'ancienne école historique se borne à
LA SCIENCE ET LA. CONSCIENCE. 219
déplorer le fait au nom de la dignité humaine, la nouvelle l'explique
de manière à faire voir que, l'état de la Grèce étant donné au temps
de Philippe et d'Alexandre, les choses ne pouvaient se passer au-
trement, quels que fussent le talent et le patriotisme de quelques
bons citoyens. Fatalité! mais qui osera dire que cette transition de
la liberté républicaine au despotisme monarchique fût autre chose
qu'un mal inévitable ? A qui objecterait qu'Alexandre n'a pu con-
quérir l'Orient qu'avec la Grèce asservie, ne peut-on pas répondre
que cette conquête eût été autrement féconde, si elle eût pu être
faite par une Grèce libre et glorieuse? Malgré Gicéron, Caton et
Brutus, la république romaine tombe entre les mains des maîtres
qui en font l'empire. Voilà encore une fatalité que nos historiens
excellent à expliquer en montrant comment Rome ne pouvait ni
conserver les mœurs de la république avec les dépouilles du monde
soumis, ni gouverner et administrer sa conquête par un sénat libre
devant l'institution militaire qui avait fait cette conquête et deve-
nait de plus en plus nécessaire pour la maintenir; mais qu'est-ce
que cette fatalité a de commun avec l'avènement de la véritable
démocratie? L'histoire de l'empire est là pour le dire. Le moraliste
qui voit par quels moyens un roi comme Louis XI travaille à l'éta-
blissement de la monarchie et à la constitution de la patrie fran-
çaise ne peut être que saisi d'horreur et de dégoût. Le savant qui
se rend compte des nécessités de l'époque remarque judicieuse-
ment que la politique de Louis XI était celle de tous les princes de
son temps. Encore la fatalité; mais cela fait-il qu'une telle politique
ne soit point en complète contradiction avec l'ordre moral? Dans
l'histoire des guerres de religion qui ont désolé la France au xvi" siè-
cle, si Ton se rend bien compte du fanatisme des sectes religieuses,
des passions populaires, des intérêts politiques engagés dans la lutte,
on parvient à comprendre comment la Saint-Barthélémy n'est point
sortie tout entière du cabinet d'une Catherine de Médicis, abusant de
la signature d'un Charles IX. Il y a là évidemment un concours de
causes supérieures à la volonté des bourreaux et des victimes. Ce-
pendant, quand il serait vrai que cette fatale journée a été un mal
inévitable, en est-elle moins un des plus affreux attentats qui aient
jamais été commis contre l'humanité? Enfin où trouver autre part que
dans l'histoire de notre grande révolution un plus décisif exemple
de fatalité? Tout y commence par les plus nobles sentimens, les
plus saines idées, les plus justes espérances, les plus sages réso-
lutions; puis les obstacles se multiplient, les dangers de la pa-
trie deviennent de plus en plus menaçans, les passions s'exaltent,
la foi naïve se change en une sombre défiance, l'enthousiasme
tourne à la fureur; bref, la révolution en. arrive à une de ces crises
suprêmes qui commandent les mesures violentes de salut public à
220 KEVUE DES DEUX MONDES.
des chefs n'ayant plus la conscience nette ni l'entière liberté d'ac-
tion. Aux hommes qui voulaient diriger le mouvement révolution-
naire succèdent ceux qu'il entraîne aux dernières extrémités. Alors
on jette pêle-mêle sous la hache du bourreau les ennemis malgré
leur faiblesse, les amis malgré leur dévoûment, Yergniaud, Condor-
cet, Camille Desmoulins, Danton, M'"" Roland, après Louis XVI et
Marie-Antoinette. Encore et toujours la fatalité, que l'historien doit
comprendre et expliquer; mais cela le dispense-t-il de la déplorer,
de regretter amèrement que les passions aient à ce point triomphé
des idées et des volontés? La fatalité, quand elle n'est pas contraire
à l'ordre moral, peut être saluée comme une bonne fortune pour le
triomphe de la justice. Toute fatalité qui blesse au contraire les lois
de la conscience a ceci de désastreux, qu'elle énerve la vertu de la
révolution la plus légitime en principe, et en compromet les résul-
tats. On l'a bien vu quand la nôtre, perdant dans les excès de la
terreur le meilleur de son génie, son humanité, sa conscience du
droit, son profond désintéressement national, est tombée, de vio-
lences en violences, sous les pieds d'une dictature militaire. Est-ce
là une œuvre bien faite et de tout point admirable?
L'histoire universelle abonde en fatalités de cette espèce ; mais,
si tout cela s'appelle la nécessité, rien de tout cela ne mérite le
beau nom d'ordre. L'ordre se reconnaît à de tout autres caractères,
à la vérité des principes, à la justice des actes, à la beauté et à la
bonté des œuvres. Les œuvres de la nécessité n'ont rien de cette
pureté et de cette noblesse, alors même qu'elles ont un effet bien-
faisant. L'ordre, l'ordre moral s'entend, est la parfaite harmonie
des moyens et de la fin. Quand la fatalité historique poursuit une
fin heureuse et bonne, c'est en aveugle, comme la nature elle-même,
dont elle fait partie. Non, la nécesshé n'est pas l'ordre, pas plus
que le destin n'est la Providence. Le vers de Lucain :
Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni,
restera éternellement vrai, parce qu'il est au fond l'expression de
l'antithèse de la nécessité et de la conscience. Les deux puissances
de l'histoire, la fatalité et la liberté, font chacune leur œuvre sui-
vant leurs lois propres. La première obéit aux lois de la force, la
seconde à celles de la conscience et de la raison. Aussi le droit et
le fait ne peuvent-ils avoir une commune mesure. On peut admirer
le^génie triomphant par la force; heureuse ou malheureuse, la vertu
au service de la justice a toujours droit à la même estime. Voilà ce
que l'optimisme absolu confond, et ce qu'il faut distinguer, si l'on
veut rétablir l'entente entre la science et la conscience, en histoire
et dans tout le domaine des sciences morales.
Ë. Vacherot.
LE BUDGET
DES ÉTATS-UNIS
DEPUIS LA PAIX
La dernière élection présidentielle a eu un double caractère, politique
et financier. Le peuple américain, en adhérant au programme présenté
par le parti républicain et en désignant le général Grant pour succéder
à M. Johnson, n'a pas eu seulement en vue de reconstituer l'unité fédé-
rale ébranlée par la rébellion; il a en même temps affirmé sa résolution
de consolider son crédit sur les divers marchés du monde, il a voulu
mettre le congrès en demeure de s'entendre avec un pouvoir exécutif re-
nouvelé sur la meilleure marche à suivre pour rétablir la prospérité
financière de l'Union. Les mesures prises durant la dernière année fis-
cale indiquent chez les législateurs des États-Unis le ferme dessein d'é-
teindre rapidement les dettes contractées pendant la guerre; cette œuvre
colossale a été entreprise dès le lendemain même de la prise de Rich-
mond. Au nombre des obstacles que l'Amérique a rencontrés sur sa
route pour la réaliser, il faut placer les effets qui résultent, pour les
États-Unis, de la situation de leur commerce international, ainsi que la
dépréciation de la monnaie courante et des obligations de la dette.
Pendant le cours de l'année fiscale qui s'est terminée au 30 juin 1868,
le commerce extérieur des États-Unis a présenté les chiffres de 1,8/42 mil-
lions de francs pour les importations, déduction faite des marchandises
222 REVUE DES DEUX MONDES.
étrangères réexportées, et de 1,^26 millions pour les exportations. La
balance commerciale aurait donc été de /il6 millions au détriment de
l'Amérique. Cet écart est compensé par une exportation de métaux pré-
cieux qui s'est élevée à h'^k millions. En 1869, il est notoire que l'écart
commercial s'est accru au détriment de l'Amérique, et le chiffre de l'ex-
portation des métaux précieux a en même temps diminué. Ceci tient à
ce que le plus souvent, au lieu de s'acquitter vis-à-vis de l'étranger en
espèces métalliques, l'Amérique a pris l'habitude de solder l'écart de la
balance commerciale en obligations de la dette, qui, par suite de la
consolidation du crédit et surtout en raison du chiffre élevé de l'intérêt
qu'elles rapportent, trouvent sur nos marchés un placement assez facile.
Néanmoins, ces titres étant encore cotés au-dessous du pair, l'exporta-
tion de ces valeurs constitue pour les débiteurs américains une perte
sensible, puisqu'ils livrent en ce moment à leurs créanciers étrangers
pour 80 fr. environ des effets destinés à un remboursement de 100 fr.
Ce mode de paiement est d'ailleurs exposé â des chances diverses. Telle
complication inattendue, même une inquiétude passagère sur les places
européennes, peuvent aggraver la situation des vendeurs américains
vis-à-vis des acheteurs étrangers, et amener une baisse subite dans la
valeur commerciale des titres. Nous en avons vu un récent exemple.
Le congrès a sans doute consolidé la situation des obligations fédérales
par la loi qui en a régularisé le mode de remboursement, il n'a pas
entièrement fait disparaître pour cela ces fluctuations subites.
A ces causes d'appauvrissement du marché monétaire aux États-Unis,
viennent s'ajouter celles qui résultent de la situation faite aux billets du
trésor par le cours forcé. La dépréciation qui en résulte pour la monnaie
fiduciaire expulse les métaux précieux de la circulation. La reprise des
paiemens en espèces ne pourrait manquer d'ailleurs de provoquer une
diminution dans le prix de la main-d'œuvre, et faciliterait le développe-
ment des forces productives du pays. Or, du moment que les produits in-
digènes seront à même de soutenir avec moins de désavantage la con-
currence du dehors, l'écart entre les importations et les exportations se
modiûera dans un sens favorable aux intérêts de l'Union. Cette seconde
question est encore pendante; mais le principe en est nettement posé,
et les représentans du pays ne sauraient tarder à la résoudre. Régula-
risation du mode de remboursement des titres, reprise des paiemens en
espèces, ce sont les deux problèmes dont la solution importe avant tout
au rétablissement de l'équilibre dans les finances américaines , et que
nous allons examiner.
Dans son rapport de 1867, M. Mac-Culloch, secrétaire de la trésorerie,
avait estimé les dépenses de l'année fiscale, qui se terminait le 1" juillet
1868, à 2 milliards 82 millions, les recettes à 2 milliards 210. Les dé-
penses s'élevèrent à 2 milliards, et l'excédant des recettes laissa dispo-
LE BUDGET DES ETATS-UNIS. 223
nible un boni de 150 millions (1). Le trésor fédéral ne percevant pas
l'impôt foncier, qui est attribué aux états et aux corporations munici-
pales, les doux principales sources de revenu sont les douanes et les im-
pôts intérieurs. Bien que le budget se fût soldé en excédant, grâce à
des économies sur les dépenses prévues, le chiffre des recettes avait été
inférieur à celui sur lequel on avait compté. C'était là un symptôme
grave. Les douanes notamment avaient donné plus de 100 millions de
moins que les années précédentes. Ce résultat a mis une arme puissante
aux mains des partisans du libre échange. Ce n'est pas ici le lieu de s'é-
tendre sur ce sujet : une pareille discussion est regardée en Europe comme
épuisée. Il suffit de dire que les Américains considèrent en ce moment
la qiiesîion de la liberté commerciale moins peut-être au point de vue
de la protection à donner à leurs industries naissantes qu'à celui des
intérêts du trésor. Si l'expérience montre que le système adopté lui rap-
porte peu et n'avance guère l'heure tant désirée de l'extinction de la
dette, les Américains ne s'entêteront pas longtemps dans ce rôle de
champions des principes protectionistes.
Le rendement des impôts intérieurs a aussi accusé depuis 1866 une
diminution importante, puisque les recettes ont suivi dans les trois der-
niers exercices une progression décroissante indiquée par les chiffres de
l,6/i8, 1,^09 et 1,102 millions. Il faut dire en revanche que depuis la fin
de la guerre le congrès a chaque année dégrevé une partie considérable
des articles soumis à l'impôt. Le dernier i^apport du commissaire du re-
venu intérieur calcule que ces dégrèvemens successifs équivalent au-
jourd'hui à une diminution de recettes de 917 millions; les impôts qui
frappaient les manufactures ont presque entièrement disparu. C'est là
une réduction dont il y a lieu de tenir compte, si l'on veut se faire une
idée exacte des ressources du pays.
Parmi les articles sur lesquels porte encore l'impôt, le droit perçu sur
les recettes des maisons de banque, caisses d'épargne, chemins de fer,
compagnies d'assurance, messageries, télégraphes, qui est généralement
de 3 pour 100, a fourni 78 millions, le timbre sur les documens judiciaires
et actes notariés 79 millions. Le rendement de l'impôt sur le revenu a
été de 170 millions, il avait été de 320 millions en 1866; mais il ne faut
pas perdre de vue que le chiffre du revenu libre d'impôt a été élevé de
3,000 à 5,000 francs : notons en passant que le revenu provenant des
coupons de la dette publique n'est pas soumis à la taxe. Les patentes ont
fourni 85 millions, les cotons ont donné 119 millions, les cigares et ci-
(1) Recettes prévues.
Douanes 865 millions.
Terres 0
Impôt intérieur. ... 1,108
Divers 228
Total 2,210
Recettes réelles.
Douanes 871 millions.
Terres 16
Impôt intérieur. ... 1,012
Divers 248
Total 2,150
224 REVUE DES DEUX MONDES.
garettes 16, le tabac 79; la taxe a été appliquée à 590 millions de cigares
et /jl millions de livres de tabac. Le droit perçu sur les esprits et liqueurs
a été de 71 millions. Les frais de perception se sont élevés à 49 millions,
soit environ Zi,88 pour 100 du revenu de l'impôt. Il est d'ailleurs ques-
tion de remanier les circonscriptions, afin de réduire le personnel et de
diminuer par conséquent la somme des traitemens affectés à ce service.
Le budget des dépenses se subdivise en six chapitres. Le premier com-
prend la (( liste civile, » c'est-à-dire les traitemens payés aux membres
du congrès, du pouvoir exécutif, des tribunaux fédéraux et des gouverne-
mens des territoires. Le total de ce chapitre ne dépasse pas 63 millions.
Le président reçoit un traitement annuel de 130,000 francs, le vice-pré-
sident, le président de la chambre, les chefs des divers départemens,
ont /|2,000 francs; les membres du congrès touchent 26,000 francs, plus
au commencement et à la fin de chaque session une indemnité de voyage
calculée d'après la distance entre leur lieu de résidence et la capitale
fédérale.
Les dépenses résultant des relations internationales forment le second
chapitre; elles s'élèvent à 7 millions, sur lesquels le traitement des agens
diplomatiques et consulaires figure pour un peu plus de 5 millions. Les
deux autres millions représentent les frais de rapatriement, subventions
aux lignes de steamers, dépenses de l'exposition universelle de Paris, se-
cours et indemnités de toute sorte.
Sous le titre de dépenses diverses sont classées celles qui correspon-
dent à notre budget extraordinaire. Pour chacune, des demandes de cré-
dit spéciales et nominatives doivent être présentées au congrès. Le total
s'en élève à 211 millions.
Le département de l'intérieur a son budget classé dans un chapitre à
part. Ce département n'a aucun rapport avec ce que nous appelons du
même nom dans nos royaumes fortement unifiés et centralisés. Le gou-
vernement fédéral n'a en effet rien à voir dans l'administration intérieure
et les dépenses spéciales de chacun des états. Les dépenses affectées au
gouvernement des territoires qu'administre directement le congrès sont,
ainsi que nous l'avons vu, comprises dans la liste civile et soldées par
le déparLement d'état. Le budget de l'intérieur ne comprend donc que
les subsides accordés aux tribus indiennes (21 millions), et les pensions
servies aux anciens soldats et matelots que leurs blessures ont mis hors
d'état de suffire à leurs besoins, ainsi qu'aux veuves et enfans de ceux
qui sont morts au service de leur pays; le chiffre de ces pensions est de
127 millions, et le chapitre de l'intérieur figure dans l'ensemble du bud-
get pour un total de l/(8 millions.
Le département de la guerre, du 30 juin 1867 au 1" juillet 1868, a
dépensé 653 millions. C'est un chiffre considérable sans doute pour une
armée réduite aujourd'hui à moins de 50,000 hommes. Il faut se souve-
nir que dans ce chapitre figurent les frais de la campngne soutenue contre
LE BUDGET DES ÉTATS-UNIS. 225
les Indiens dans le Kansas occidental et une somme de 339 millions re-
présentant une partie des primes d'engagement payées par les états pen-
dant la guerre et remboursées par le trésor fédéral. La totalité des primes
d'engagement se trouvant remboursées à l'heure qu'il est, le budget de
la guerre pour l'année courante présentera une diminution notable. Il est
estimé à /t95 millions.
A la marine enfin, qui fait l'objet du dernier chapitre, ont été affectés
137 millions, ce qui porte les dépenses proprement dites du trésor à
1,219 millions. La somme de 2 milliards, montant total du budget, est
complétée par les intérêts de la dette, Ihk millions, et par 37 millions
consacrés à racheter des titres avant l'échéance.
Les débuts de l'exercice 1868-1869 ont été mauvais. Durant le pre-
mier trimestre de l'année budgétaire, les recettes ont été de 503 millions
et les dépenses se sont élevées à 557. Le déficit a donc été pour cette
période de 5k millions. M. Mac-Culloch, qui estimait les recettes à
1 milliard 805 millions et les dépenses à 1 milliard 782 millions, avait
compté sur un excédant de 27 millions. Les faits ont semblé un moment
donner tort à ses calculs; on a même pu craindre, pendant quelques
mois, que les recettes ne devinssent impuissantes à faire face aux dé-
penses, quoique le chiffre de ces dernières eût été considérablement ré-
duit. Heureusement cette crainte a été passagère. La situation s'est mo-
difiée du tout au tout depuis l'avènement au pouvoir de l'administration
nouvelle. Les résultats obtenus ont dépassé les espérances conçues par
le chef du département de la trésorerie, et, autant qu'on peut le cal-
culer approximativement, il est probable que l'exercice qui s'est clos le
30 juin 1869 se sera soldé par un excédant de 160 millions.
Au 1^'" juillet 1868, la dette fédérale s'élevait au chiffre de 13 milliards
972 millions (1). L'encaisse du trésor étant à cette époque de 665 mil-
lions, le chiffre net de la dette était de 13 milliards 277 millions, et la
réduction opérée du l^'" septembre 1865, époque où la dette atteignit son
maximum, au 1" juillet 1868 avait été de 1,338 millions. Du l'^'" juillet
au 1" novembre 1868, la dette a augmenté de 116 millions, ce qui ra-
mène la réduction obtenue jusqu'à cette date à 1,222 millions.
Il a été payé toutefois aux divers états, pour remboursement de primes
d'engagement aux volontaires, des sommes qui s'élevaient au l'^''' no-
vembre 1868 à 3 milliards 3/il millions. Ces versemens ont été portés
au budget ordinaire de la guerre. Ils auraient pu très légitimement, sinon
figurer au chapitre des dépenses extraordinaires, puisque ces sortes de
dépenses sont soigneusement bannies de la comptabilité américaine, au
(1) Sur cette somme, i\ milliards 40 millions formaient la dette dont les intérêts
sont payables en or, 669 millions celle dont les coupons ne sont exigibles qu'en pa-
pier, 109 le montant des titres échus et non réclamés, 2 milliards C3 millions la cir-
culation fiduciaire, et 91 millions les dépôts de métaux précieux remboursables à vue.
TOMK LXXXII. — 1869. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
moins être considérés comme accroissant d'autant le chiffre de Tamor-
tissement déjà réalisé. Une autre dépense qu'on pourrait également dé-
falquer de la dette et qui depuis peu est regardée comme formant un
chapitre spécial, ce sont les obligations trentenaires émises par le gou-
vernement pour hâter la construction des lignes ferrées du Pacifique.
Le total de ces subventions aux compagnies s'élevait à 301 millions le
l'^'' avril 1869. L'année fiscale qui nous occupe a donc été grevée de dé-
boursés exceptionnels. Du 1'='' novembre 1867 au l^'' novembre 1868, — et
cette période a été signalée dans le rapport de M. Mac-Culloch comme la
plus pénible pour les intérêts du trésor fédéral, — celui-ci a fourni sur
ses ressources ordinaires 128 millions aux chemins de fer qui traversent
le continent américain, 38 millions d'indemnité payés à la Russie pour
l'acquisition du territoire d'AIiaska, 223 millions en remboursement de
primes d'enrôlement, et 21 millions pour intérêts de titres échus avant
le 1^'" novembre 1867, mais payés postérieurement à cette date, soit en
tout ZilO millions. Si le département financier n'avait eu à faire face
qu'aux dépenses normales, celles-ci, au lieu d'excéder les recettes, se-
raient restées de 222 millions au-dessous. Du l*"^' novembre 1868 au
l""'' juin 1869, la dette a encore diminué de 27 millions, si l'on tient
compte des obligations émises en faveur des lignes du Pacifique pendant
cette période, et de 83 millions, si on les néglige. Avec cette dernière ma-
nière de calculer, la diminution totale depuis le l"^"' septembre 1865 est
de 1,545 millions.
Notons en môme temps que l'année 1868 a été une période de trans-
formation politique et financière, que l'antagonisme entre les deux
branches du gouvernement a paralysé le développement de la prospérité
du pays. Le régime militaire maintenu dans les états du sud jusqu'à
l'époque où ceux-ci ont accepté les conditions mises à leur réadmission
dans l'association fédérale, la campagne dirigée contre les Indiens, ont
été une source considérable de dépenses et ont empêché jusqu'à présent
de remettre complètement l'armée sur le pied de paix.
Dès l'année 1868, le décroissement continu des revenus du trésor avait
éveillé les préoccupations publiques. Le budget des recettes avait subi
depuis 1866 une diminution de 30 pour 100. Ce chiffre correspondait
sans doute dans une certaine mesure à celui des réductions opérées sur
les impôts intérieurs. Toutefois les résultats obtenus indiquaient un
affaiblissement des forces productives du pays; il fallait y porter prorap-
tement remède. Qu'allait-on faire? Les impôts écrasaient-ils la produc-
tion? Pouvait-on espérer que par une diminution des taxes on obtien-
drait une augmentation de recettes? Le malaise tenait-il à l'insuffisance
de la circulation ou à la dépréciation du papier-monnaie? Était-il vrai,
comme le prétendaient quelques-uns, que la mission de percevoir l'impôt
fût confiée à des mains infidèles? Si l'on ne pouvait obtenir un accrois-
sement de revenu, chercherait-on pour le moins à y suppléer par une di-
LE BUDGET DES ÉTATS-UJN'IS. 227
minulion des dépenses, et les e'conomies purement administratives suffi-
raient-elles à rétablir la situation respective des deux budgets telle qu'elle
s'était présentée deux ans auparavant? C'est alors que deux moyens de
parer au mal furent soumis à l'appréciation du pays. La solution pro-
posée devait produire à la fois une augmentation des recettes par l'assu-
jettissement des titres de la dette à l'impôt sur le revenu et une dimi-
nution des dépenses par le remboursement en papier des obligations
fédérales connues sous le nom de 5-20 (1).
Les 5-20 sont les seuls titres pour le paiement desquels la loi ne se
soit pas expliquée d'une manière catégorique. Elle a spécifié que les 10-
kO seraient remboursés en monnaie métallique. Elle a indiqué le paie-
ment en papier pour les anciens 7-30 et le petit nombre de certificats
encore en circulation. Quant aux 5-20, l'acte du 25 février 1862, qui a
autorisé la première émission de ces titres, ne dit pas explicitement s'ils
seront payés en or ou en billets ; il porte simplement qu'ils seront « ra-
chetables cinq ans et remboursables vingt ans après l'émission, déplus
échangeables contre des billets de la trésorerie. » Cependant l'émission
de la première série de 5-20 était antérieure à l'établissement du cours
forcé des billets. Ceux-ci avaient donc à ce moment la valeur de l'or, et
le législateur ne se trouvait point dans la nécessité de stipuler expressé-
ment le remboursement en monnaie métallique. On ne saurait donc in-
férer du silence de la loi que le paiement en or des 5-20 fût facultatif.
L'assimilation des titres de la dette aux autres valeurs soumises à
l'impôt sur le revenu ne s'appuyait pas sur des motifs beaucoup plus
valables. Comment! disaient ceux qui la proposaient, les agriculteurs,
les industriels, les commerçans, dont la fortune est toujours plus ou
moins aléatoire, sont contraints de remettre à l'état une part de leurs
profits annuels, et les capitalistes, dont le revenu, placé en titres de la
rente, se trouve à l'abri des risques et des incertitudes commerciales,
auraient l'avantage d'être dispensés de contribuer aux charges publiques!
Le raisonnement peut être spécieux; il fut loin de convaincre le congrès,
qui n'accorda pas même à ces théories l'honneur d'une discussion sé-
rieuse. C'est aux États-Unis du reste qu'une semblable doctrine avait
le moins de chances de faire fortune. Les titres de la dette fédérale ne
sont point, comme les consolidés anglais ou la rente française, un place-
ment dans lequel les porteurs de titres n'ont en vue que le paiement à
perpétuité d'annuités fixes en échange desquelles ils abandonnent tout
droit au remboursement du capital. Aux États-Unis, le gouvernement
s'engage à rembourser la valeur des obligations souscrites dans un délai
(î) Nous rappellerons que les noms adoptés pour désigner ces titres indiquent le
nombre d'années au bout desquelles ils avaient été déclarés remboursables lors de l'é-
mission : ainsi les 5-20 {five-tioenties) sont des obligations remboursables en cinq ans
au moins, vingt ans au plus. Les 7-30 tirent leur nom du taux d'intérêt auquel ils
furent émis. Voyez la Revue du 15 septembre 1808.
228 REVUE DES DEUX MONDES.
Stipulé, et à servir jusqu'à remboursement un intérêt déterminé. C'est
un contrat absolument semblable à celui qui intervient entre prêteur et
emprunteur ordinaires. L'une des parties n'a pas le droit à elle seule
d'en modiOer les termes. D'ailleurs il pouvait se présenter des éventua-
lités telles que les États-Unis se trouveraient dans la nécessité de faire
un nouvel appel aux capitaux étrangers. Ils se seraient placés dans une
situation désastreuse, si, pour alléger momentanément leurs charges
budgétaires, ils s'étaient exposés à ne pouvoir plus placer leurs emprunts
futurs dans les autres pays.
Sur les deux questions ainsi posées devant l'opinion publique, le parti
républicain, fort d'avoir réussi à consolider l'Union en réglant la situa-
tion si longtemps indécise des anciens états confédérés, abordait fran-
chement la défense des principes qui sont la base du crédit. 11 repoussait
le remboursement des 5-20 en papier et l'établissement d'une taxe sur
le revenu provenant des titres de la dette. Un groupe peu nombreux
dans lequel figuraient entre autres les noms de Thaddeus Stevens et
du général Butler, s'inspirant d'une affection respectable pour la mon-
naie nationale plutôt que des véritables principes de la science écono-
mique, se séparait seul sur ce point du reste des républicains. Les dé-
mocrates se divisèrent sur la question financière comme sur la question
politique. Une fraction du parti à la tête de laquelle se trouvait le pré-
sident de la cour suprême, M. Chase, ancien ministre des finances, se
plaça sur le terrain adopté par la majorité des républicains; mais elle ne
tarda pas à se perdre dans la masse des démocrates qui crurent devoir
prendre une position opposée.
Tandis que la question était ainsi débattue avec une égale vivacité par
les deux partis, le congrès , réuni en permanence à Washington , cher-
chait le moyen d'arriver à une solution qui allégeât les charges du tré-
sor, comme le demandaient les démocrates, tout en respectant l'inté-
grité de la loi, ainsi que le réclamait l'intérêt bien compris du crédit
de la nation. On se demanda si le résultat cherché ne pourrait être ob-
tenu en substituant aux titres en circulation des titres passibles d'un
intérêt annuel moins élevé. Cette opération ne pouvait se faire qu'en
employant à racheter les 5-20 le produit d'un grand emprunt nouveau
dont l'intérêt serait moindre que l'intérêt dû aux porteurs des 5-20. On
resterait ainsi dans la légalité, on s'en tiendrait aux engagemens pris à
l'époque de l'émission des 5-20, et en même temps on fournirait au gou-
vernement tous les moyens d'équilibrer son budget. M. Sherman, prési-
dent du comité financier au sénat, présenta dans ce sens au congrès
un projet de loi qui, après une longue discussion dans les deux cham-
bres, fut voté le 25 juillet 1868. « Le secrétaire de la trésorerie, y était-
il dit, est autorisé à émettre des titres de la valeur de 100 dollars, ou
des multiples de cette somme, remboursables en monnaie métallique au
gré des Éiats-Unis dans un délai de trente et de quarante ans, et dont
LE BUDGET DES ÉTATS-UNIS. 229
les intérêts seront payables par semestre en monnaie métallique. Les
titres remboursables en quarante années porteront un intérêt de h V-
pour 100, et les titres remboursables en trente années un intérêt de
h pour 100. Ces titres et l'intérêt dont ils sont passibles seront exemptés
du paiement de tout impôt ou contribution envers les États-Unis, sauf
l'impôt sur le revenu, ainsi que de toute autre forme d'impôts établis
par des autorités locales, municipales ou d'état. Ces titres seront ex-
clusivement employés à racheter ou à remplacer une égale somme des
titres des États-Unis connus sous le nom de 5-20 actuellement en circula-
tion; il en sera émis une somme suffisante pour couvrir le capital de ces
titres et non au-delà. »
De plus une somme ùxe de 710 millions de francs provenant du pro-
duit des douanes devait être affectée, pendant le cours de chaque année
fiscale, à solder les intérêts et à réduire le capital de la dette publique.
11 ne devait être prélevé aucune commission par les agens du gouver-
nement pour le paiement à l'étranger des coupons semestriels des titres
du nouvel emprunt. Ce bill ne fut pas signé par M. Johnson. Le con-
grès s'y attendait; il s'était même ajourné avant l'expiration du terme
de dix jours accordé au président par la constitution pour examiner les
projets de loi soumis à son appréciation. Les auteurs de la loi du reste
avaient l'air eux-mêmes de ne la mettre en avant que pour tâter l'opinion.
11 fallait établir le crédit du pays sur une base solide avant de songer à
une opération aussi considérable. Du moment d'ailleurs que la conver-
sion en titres nouveaux des titres alors en circulation était toute volon-
taire, évidemment les porteurs de titres 5-20, qui donnaient un intérêt
de 9 1/2 à 10 pour 100, se garderaient bien d'échanger les valeurs qu'ils
avaient entre les mains contre des obligations ne rapportant que 4 et
k 1/2 pour 100. D'autre part, les capitalistes qui éprouvaient le désir
d'acquérir des fonds des États-Unis devaient préférer acheter des bons
5-20, cotés alors à 68, et offrant un revenu bien supérieur à celui que
promettait le nouvel emprunt. L'assurance d'un remboursement en mon-
naie métallique, énoncé dans le bill de .M. Sherman, avait perdu toute
importance depuis que le parti républicain avait inséré le paiement en
or des 5-20 dans son programme électoral.
Les délégués du parti républicain, réunis en convention à Chicago le
20 mai 1868, avaient, au point de vue politique, sanctionné la marche
suivie par le congrès dans l'œuvre de reconstitution des états du sud, et
au point de vue financier ils avaient « condamné la répudiation sous toutes
les formes comme un crime national. » Conformément à la tactique ordi-
naire et à l'organisation vigoureuse du parti républicain, les divergences
d'une fraction honorable, mais minime, de ses membres, s'étaient effa-
cées devant la nécessité de présenter au pays un programme net, défini,
uniforme. Le parti républicain n'était pas muet dans cette manifestation
solennelle sur la question de conversion. Il l'envisageait au point de vue
220 REVUE DES DEUX MONDES.
le plus honnête et le plus pratique. « La période fixe'e pour le paiement
de la dette nationale, disait la plate-forme de Chicago, doit être éten-
due d'une manière équitable; il est du devoir du congrès de réduire le
taux d'intérêt de cette dette dès qu'on pourra le faire honnêtement. La
meilleure politique à suivre pour diminuer le fardeau de notre dette est
d'améliorer notre crédit de manière que les capitalistes soient disposés.
à nous prêter de l'argent à un taux moindre que celui que nous payons
actuellement, et que nous devrons payer aussi longtemps que l'on par-
lera de la répudiation partielle ou totale, ouverte ou déguisée de la
dette. »
La convention démocratique se réunit à son tour dans la ville de New-
York le h juillet, jour anniversaire de la proclamation de l'indépendance.
Le parti, moins bien discipliné que son adversaire, finit néanmoins par
s'org-aniser, et s'efforça d'obtenir par la solennité de la forme ce que chez
lui le fond avait de défectueux. Obligé de passer un peu condamnation
sur ses visées politiques, il voulut du moins faire étalage de plans finan-
ciers en désaccord complet avec ceux des républicains, et il se donna le
tort de risquer un dangereux appel aux passions de la partie la moins
éclairée de la population américaine, « Paiement de la dette publique des
États-Unis aussi rapidement que possible, tout l'argent pris au peuple
par l'im.pôt, sauf ce qui est nécessaire aux dépenses gouvernementales,
devant être économiquement administré et appliqué à cet amortisse-
ment,)) tel était le programme adopté. Quant aux moyens, Vd plate-forme
démocratique continuait ainsi : « Toutes les fois que les titres ne porte-
ront pas expressément ou bien que la loi autorisant l'émission ne stipu-
lera pas qu'ils devront être remboursés en monnaie métallique, ils doi-
vent en droit et en justice être remboursés en monnaie légale des États-
Unis. Une même taxe pour toutes les formes de la propriété basée sur
la valeur réelle, y compris les titres du gouvernement et autres fonds
publics! Une seule monnaie pour le gouvernement et le peuple, le tra-
vailleur et le fonctionnaire, le pensionné et le soldat, le producteur et
le porteur de titres! )> En échange de cette interprétation partiale du
contrat entre le trésor et ses créanciers, les démocrates promettaient une
diminution des impôts intérieurs et une modification du tarif douanier
dans le sens de la liberté commerciale.
Dès l'ouverture de la campagne, la situation se présentait dans des
conditions favorables aux républicains. Ceux-ci pouvaient en effet, vis-à-
vis de leurs adversaires, opposer les actes accomplis dans le passé aux
vagues promesses d'un avenir douteux, le respect des engagemens à une
banqueroute mal déguisée. Pour tous ceux qui connaissaient les États-
Unis, il n'y avait pas de doute que le corps électoral ne ferait bonne justice
des erreurs qu'on lui présentait sous la forme séduisante d'une réduction
prochaine des charges supportées par le pays. Ce fut en effet ce qui ar-
riva. Le 3 novembre 1868, le candidat républicain, le général Grant,
LE BUDGET DES ÉTATS-UMIS. '231
fut élu président. Vingt-six états, réunissant 217 voix présidentielles,
lui accordèrent leurs suffrages. M. Seymour, le candidat des démocrates,
obtenait 80 voix, et la majorité d'ans 8 états seulement, notamment dans
celui de New-York, grâce au vote des électeurs irlandais de la métropole
commerciale de l'Union.
Le scrutin du 3 novembre réglait en principe la question financière
soumise à l'appréciation du pays; il ne restait qu'à la formuler en termes
légaux, et le congrès n'allait pas tarder à s'acquitter de ce devoir. iNéan-
moins, dans le message qu'il adressa au congrès le 8 décembre, M. John-
son ne put résister au plaisir de jeter un dernier défi à ses vainqueurs.
(c Divers plans, disait-il, ont été proposés pour le paiement de la dette
publique. Quelles que soient les différences quant au temps et au modo
de rachat, ils semblent être d'accord sur ce point qu'il est juste et con-
venable de réduire l'intérêt. Le secrétaire du trésor, dans son rapport,
recommande le taux de 5 pour 100; le congrès, dans un bill passé avant
l'ajournement du 27 juillet dernier, demandait ceux de 4 et de 4 1/2
pour 100; aux yeux de beaucoup de personnes, 3 pour 100 constitue-
raient un intérêt complètement suflisant... Ce serait offrir aux créanciers
publics une libérale rémunération de l'emploi de leur capital, et ils au-
raient lieu de s'en tenir pour satisfaits. » M. Johnson terminait cette
partie de son message par une phrase très significative. « Les leçons du
passé, ne craignait-il pas d'écrire, avertissent les prêteurs qu'il ne fau^
pas exiger de l'emprunteur une trop rigoureuse observation de la lettre
du contrat. »
Ce langage était une insulte à l'assemblée, dont les principes en matière
économique venaient de recevoir la sanction solennelle du suffrage popu-
laire. Le congrès et le sénat auraient pu renvoyer purement et simple-
ment le message à celui qui l'avait écrit, la proposition en fut faite; ils se
contentèrent d'en ordonner le dépôt sur les bureaux de leurs présidens
respectifs, afm qu'il n'en fût plus question. Toutefois ces paroles, trans-
mises par le télégraphe, produisirent une grande émotion sur les mar-
chés européens, par contre-coup aux États-Unis, et amenèrent une forte
baisse sur la cote des titres. Le congrès comprit qu'il fallait arrêter cette
panique, et dès le lendemain furent votées des déclarations par lesquelles
il déclinait toute solidarité avec les opinions présidentielles. « La répu-
diation de la dette nationale, disait la résolution adoptée par la chambre
des représentans, sous quelque forme et à quelque degré que ce soit,
est odieuse au peuple américain, et dans aucun cas ses délégués ne con-
sentiront à offrir aux créanciers publics, comme remboursement intégral,
une somme inférieure à celle que le gouvernement s'est engagé à leur
solder. » La résolution votée par lQ,sénat était plus explicite encore. « La
dette publique des États-Unis (sauf dans les cas oi^i la loi qui en autorise
l'émission a fait une déclaration contraire) est due en monnaie métal-
lique ou son équivalent, et les États-Unis par les présentes s'engagent
232 REVUE DES DEUX MONDES.
solennellement sur leur bonne foi à ce que le remboursement en soit
ainsi effectué. »
La majorité des deux chambres n'avait plus qu'à transformer en loi
l'expression de ses volontés. Tel fut l'objet du bill présenté par M. Schenck
et adopté le 1''' mars 1869. La déclaration du sénat que nous venons de
citer y était reproduite en termes presque identiques. Quant à la circula-
tion fiduciaire, le congrès s'engageait à lui donner toute son attention dans
un délai prochain, car il était stipulé « qu'aucun des titres portant inté-
rêt ne pourrait être racheté ou remboursé avant l'échéance, à moins qu'à
cette époque les billets des États-Unis ne fussent conversibles en mon-
naie métallique au choix du porteur, ou que des titres des États-Unis
portant un taux d'intérêt moins élevé que les titres à racheter ne pussent
être vendus au pair en monnaie métallique. » Les pouvoirs du quaran-
tième congrès ayant cessé le h mars 1869, c'est-à-dire avant l'expiration
du délai accordé au président pour examiner la loi, le bill financier de
M. Schenck resta sans effet. Aussi l'un des premiers actes des nouveaux
représentons du pays fut-il de confirmer le bill voté par leurs prédéces-
seurs, et la loi, soumise cette fois à la ratification du président Grant,
fut immédiatement revêtue de sa signature.
Relativement au papier-monnaie, voici quel est en ce moment l'état de
la question. Depuis l'établissement du cours forcé, la dépréciation de la
monnaie légale a subi de brusques et désastreuses oscillations. La prime
de l'or s'est élevée parfois durant la guerre jusqu'à 180 pour 100, de sorte
que 280 dollars en papier représentaient 100 dollars en or. Cette diminu-
tion de la valeur commerciale des greenbacks ne tenait pas sans doute à
un manque de confiance dans les destinées futures de l'Union; ceux qui
la défendaient ne doutèrent jamais du triomphe définitif de la cause fé-
dérale. Elle était due à l'incertitude où l'on se trouvait quant à la somme
des sacrifices auxquels le pays pouvait être contraint de se soumettre.
Lorsque la guerre fut terminée, que les arriérés eurent été soldés et la
dette flottante définitivement éteinte par l'émission du grand emprunt
des scvcn-thirlies (7-30), lorsque le pays fut assuré que la somme de pa-
pier-monnaie en circulation ne serait pas augmentée, l'agio sur l'or se
maintint vers un taux moyen de /lO pour 100, tout en restant soumis à des
sauts brusques. Au moment de la guerre d'Allemagne de 1866, il passa
brusquement de 25 à 55 pour 100; chaque paiement des intérêts de la
dette, selon qu'il s'effectuait en or ou en greenbacks, le faisait aussi va-
rier dans un sens ou dans l'autre. Il fallait évidemment donner à l'éta-
lon monétaire une fixité plus grande.
Pour atteindre ce but, il n'y avait qu'un seul moyen efilcace : c'était la
reprise des paiemens en espèces. On» proposa d'appliquer au rachat des
greenbacks une partie de l'encaisse métallique du trésor. Cet encaisse va-
rie, d'après les états publiés chaque mois, entre ZjOO et 600 millions. Les
besoins courans, disaient les partisans du projet, n'absorbent pas la to-
LE BUDGET DES ETATS-UNIS. 233
talité de cette somme, et on pourrait consacrer la partie disponible à
rembourser en or les billets qui seraient présentés à la trésorerie. On
comptait, par cette mesure, relever tout de suite le cours des green-
backs et les ramener au pair en peu de temps. M. Mac-Culloch répondait
fort justement que cette manière d'agir constituerait une imprudence
grave, tant que la conversion de 7-30 en 5-20 ne serait pas achevée.
« Dans l'incertitude où je suis, ajoutait-il, de savoir s'il sera plus avan-
tageux, suivant la situation du marché, de rembourser les 7-30 en pa-
pier ou de les échanger contre les 5-20 que le congrès m'a autorisé à
émettre, il est indispensable de conserver un encaisse qui me permette
de prévoir avec une égale confiance cette double alternative. » Cet en-
caisse constituait d'ailleurs la réserve à l'aide de laquelle il était toujours
certain de pouvoir faire face aux intérêts de la dette. Pour que le crédit
des États-Unis n'eût pas à redouter les suites d'une diminution éventuelle
des recettes, il fallait que le ministre des finances gardât entre ses mains
une avance assez considérable pour assurer le service régulier des cou-
pons. Le système proposé n'était donc praticable qu'à la condition de
pouvoir compter avec certitude sur un excédant de recettes, et la situation
n'était point assez assurée pour cela en ce moment. Afin de satisfaire
pourtant ceux qui attribuaient la gêne du marché à rinsuffisance des
agens d'échange, le congrès abrogea la loi qui enjoignait au chef du
département financier de racheter 21 millions de francs de billets par
mois. Cette loi avait eu pour effet d'amener une réduction de 279 mil-
lions dans la circulation fiduciaire. Depuis qu'elle a été abrogée, le chiffre
de la dette sans intérêts est resté à peu près stationnaire, puisqu'entre
le 1'"'' novembre 1867 et le 1^'' juin 18G9 il ne s'est élevé que de 2,050 à
2,06^ millions, soit un accroissement de 8 millions en dix-neuf mois.
Ce qui complique surtout la question de la reprise des paiemens en
espèces, c'est la présence dans la circulation des billets émis par les
banques nationales. D'après la loi, chaque association de banque est
obligée de déposer au moment oi^i elle se constitue un certain nombre
de titres des rentes fédérales, en échange desquels elle est autorisée
à émettre une somme de billets égale à 90 pour 100 de la valeur de
ces titres. Les billets ainsi émis doivent être reçus en paiement des
impôts, droits d'excisé, terres de l'état et de toutes les autres dettes
envers les États-Unis, à l'exception des droits d'importation. Récipro-
quement ils doivent être acceptés en paiement de toutes les dettes des
États-Unis, à l'exception des intérêts de la dette fédérale et du rachat
des billets de la trésorerie, qui ont cours forcé {légal tendcrs). La mon-
naie légale des États-Unis se compose donc, outre les billets de la tréso-
rerie, des billets émis par les banques nationales. La circulation de ces
derniers, au mois d'octobre 1868, représentait une somme de 1 milliard
559 millions, garantis par le dépôt de titres de la dette ayant une valeur
de 1 milliard 813 millions. Supposons que le gouvernement se trouve un
23/il REVUE DES DEUX MONDES.
jour en présence d'un excédant de recettes, et qu'il conserve continuelle-
ment un encnisse métallique suffisant pour permettre à tout individu
porteur d'un billet de la trésorerie de recevoir à présentation une somme
égale en or, la valeur des billets s'élèvera au pair, et la circulation
s'augmentera de tout le numéraire aujourd'hui inactif. Cette opération,
il est probable que le gouvernement pourrait la commencer avant long-
temps; reste à savoir si les banques nationales seraient en mesure de re-
prendre les paiemens en espèces aussi facilement que le gouvernement
le ferait à l'égard de ses propres billets. Là est le principal obstacle à la
prompte solution du problème. Jamais en effet le congrès ne prendra
une mesure qui léserait les intérêts des banques; ce serait porter atteinte
à des intérêts considérables et commettre une imprudence en même
temps qu'une injustice.
Il faut éviter d'ailleurs de modifier subitement la situation respective
des débiteurs et des créanciers d'une manière trop considérable. M. Mac-
Culloch a donc proposé par son dernier rapport un ensemble de disposi-
tions propres à conduire vers une réforme graduelle. D'abord on rendrait
légale dans les transactions entre particuliers la stipulation que le con-
trat devra être exécuté en espèces métalliques. Après le l^'" janvier 1870,
les billets de la trésorerie cesseraient d'avoir cours forcé dans les tran-
sactions privées; après le 1^'" janvier 1871, ces billets cesseraient d'avoir
cours forcé dans les transactions, de quelque nature qu'elles soient,
sauf en ce qui touche certains paiemens à opérer par le gouvernement;
on autoriserait l'échange facultatif de ces billets contre des obligations
de la dette fédérale; enfin un délai serait accordé aux banques natio-
nales pour reprendre le paiement en espèces de leurs propres billets.
Il est dans les habitudes du pouvoir législatif aux États-Unis de ne
point régler de question grave, soit politique, soit financière, avant
qu'elle n'ait été profondément mûrie par la discussion du pays. Le con-
grès s'est contenté jusqu'ici de prendre en considération la plupart des
propositions qui lui ont été présentées. Celle de M. Mac-Culioch en pro-
voquera évidemment beaucoup d'autres. Oi^^Ique mesure que prenne
d'ailleurs le congrès pour hâter l'accomplissement du vœu qui tient le
plus au cœur de tous les Américains, c'est-à-dire le prompt amortisse-
ment de la dette, le succès en dépendra de la prospérité industrielle et
commerciale de la jeune et énergique nation des États-Unis. Sous ce rap-
port, les progrès sont rapides. Sous l'égide d'une administration homo-
gène et appuyée par la majorité du pays, l'édifice ébranlé par la guerre
se reconstitue plus solide qu'il ne l'a jamais été. Les résultats fournis par
le rendement des taxes intérieures témoignent que l'industrie se déve-
loppe dans des proportions gigantesques en dépit des charges qui la grè-
vent. Autant qu'on en peut juger par les chiiïres obtenus depuis le com-
mencement de l'année, le produit des douanes sera d'environ 1 milliard
100 millions; c'est le revenu le plus élevé qu'elles aient encore donné.
LE BUDGET DES ÉTATS-UNIS. 235
Les richesses agricoles du territoire fédéral se présentent dans des con-
ditions également favorables. La récolte du maïs dans le bassin du Mis-
sissipi a été en 18G8 de 329 millions d'hectolitres, soit une augmenta-
tion de 50 millions sur l'année précédente. Pour 1869, on espère qu'elle
atteindra facilement 3G0 millions d'hectolitres. Dans le sud, le travail libre
s'organise de plus en plus. La récolte du coton semble devoir dépasser là
dernière, qui a été de 2,380,000 balles; elle atteindra probablement celles
des années antérieures à la guerre. La vente de la récolte de 1868, esti-
mée à environ 1 milliard 200 millions, a contribué à rétablir la ri-
chesse du sud. Les sucreries même, dont le travail est très pénible, ont
donné l'année dernière un produit de 250 à 300,000 barriques.
La marche que le cabinet de Washington est appelé à suivre est d'ail-
leurs nettement tracée par le résultat des dernières élections ; la crise
ministérielle que viennent de traverser les États-Unis n'entraîne point
une modification des principes sur lesquels repose le gouvernement du
pays, et au point de vue financier le nouveau secrétaire de la trésorerie
s'écartera sans doute fort peu de la route suivie par son prédécesseur.
Pour remplacer M. Mac-Gulloch, qui, en adoptant les vues politiques
de M. Johnson, s'est aliéné la confiance du congrès, le président Grant
avait d'abord appelé au département de la trésorerie M. Stewart, riche
négociant de New-York. M. Stewart ayant dû se retirer en présence d'une
loi votée en 1789, et qui interdit aux fonctionnaires du département
financier de se livrer à des opérations commerciales, le président a confié
ce portefeuille à M. Boutwell, membre de la chambre des représentans.
Le nouveau secrétaire de la trésorerie appartient au Massachussetts, ber-
ceau de la liberté religieuse et politique des États-Unis et l'un des rares
états qui, au lieu de se prévaloir de la loi établissant le cours forcé du
papier, ont refusé jusqu'ici de solder l'intérêt de leur dette particulière
autrement qu'en espèces métalliques.
Les titres.de la dette, qui, à l'époque des élections présidentielles,
étaient cotés à 70 fr., se sont rapidement élevés à 83 fr. Depuis que le
coupon de mai en a été détaché, ils ont naturellement fléchi ; mais le
prix en est aujourd'hui de 80 fr., ce qui équivaut à une amélioration
de 10 pour 100 depuis le mois de novembre. Quand le congrès aura
pris une décision relativement au papier-monnaie, il y a tout lieu de
croire qu'une amélioration analogue se produira dans la valeur com-
merciale des grecnbacks, et que la prime sur l'or s'abaissera graduelle-
ment jusqu'au pair. L'énergie avec laquelle ce peuple, adonné jusque-là
aux arts de la paix, s'est levé pour défendre son intégrité et sa con-
stitution menacées, l'étendue des sacrifices qu'il a subis pour affirmer
et maintenir son unité, sont un gage certain qu'il ne faiblira devant au-
cune mesure à prendre pour consolider son crédit et effacer au plus vite
toutes les traces d'une guerre de géans. ■
George Odilon-Barrot.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 juin 1869.
La France ne s'est pas trouvée souvent dans une situation aussi étrange
et aussi perplexe que celle où l'ont placée les dernières élections. Elle
marche à tâtons à travers une obscurité qui pèse à son esprit amoureux
de la clarté du jour et de la décision. A les prendre en elles-mêmes et au
point de vue le plus strict, que devaient être ces élections dont le reten-
tissement dure encore? Elles n'étaient qu'un acte naturel et prévu de
notre vie publique, le renouvellement légal d'une assemblée délibérante
dont le rôle constitutionnel est tracé d'avance. Qu'ont-elles été réelle-
ment? Elles sont devenues une mêlée ardente, un réveil, la manifesta-
tion d'une vitalité politique qu'on pressentait assurément, mais dont on
ne pouvait évaluer l'énergie. Observées dans leur ensemble, sans pas-
sion et sans parti-pris, indépendamment surtout d'un résultat matériel
facile à prévoir, elles ont été une révélation véritable sur laquelle comp-
taient à peine ceux qui avaient le plus d'illusions, et d'un seul coup la
France s'est trouvée portée à ce point dangereux où l'on s'attend à de
l'imprévu, où l'opinion sent le besoin de voir clair et de chercher la lu-
mière dans les moindres actions, dans les moindres paroles, où l'on s'ir-
rite enfin du silence, de l'indécision, des explications insuffisantes.
C'est ce qui explique le mieux peut-être l'impatience avec laquelle on
a suivi cette sorte d'intermède de discours et de lettres qui a rempli la
scène pendant quelques jours en attendant la grande pièce. Ce n'est pas
que ces lettres eussent moins de mérite que bien d'autres et qu'elles ne
fussent dictées parle sentiment le plus simple, le plus naturel : elles ne
suffisaient plus, voilà tout. Elles ne disaient pas le mot d'une situation
sur laquelle on tenait à être renseigné, et la surprise qu'elles pouvaient
réveiller ne compensait plus ce qu'elles avaient d'insuffisant. Le procédé
était désormais en disproportion avec les choses. Lettre à M. de Mackau,
REVUE. — CHRONIQUE. 237
lettre à M. Schneider, discours de Châlons, discours de Beauvais, et au
milieu de tout cela M. de Persigny s'agitant de son mieux, ayant, lai
aussi, son commerce épistolaire, se laissant entrevoir en se dérobant
dans sa retraite, ce n'était pas assez ou c'était trop. Qu'entendait l'em-
pereur en parlant à M. Schneider de la conciliation « d'un pouvoir fort
avec des institutions sincèrement libérales? » Quelle était sa pensée
lorsque récemment, au camp de Châlons, il saisissait l'occasion de l'an-
niversaire de la bataille de Solferino pour réchauffer chez nos soldats
les ardeurs de l'esprit militaire, pour leur parler de nos guerres comme
du triomphe de la civilisation? On aurait pu longtemps remuer ces ques-
tions, passer d'un discours à une lettre sans être plus avancé. Enfin l'ou-
verture du corps législatif est venue, et nous commençons à sortir des
nuages, nous abordons un terrain plus solide. M. Rouher lui-même, en
constatant la récente manifestation électorale, en observant toutefois que
l'étude des résultats politiques de cette manifestation ne pouvait être
précipitée, M. Rouher a ajouté ces mots qui sont un engagement : « A
la session ordinaire, le gouvernement soumettra à la haute appréciation
des pouvoirs publics les résultats et les projets qui lui auront paru les
plus propres à réaliser les vœux du pays. »
Voilà donc qui est bien clair et officiellement constaté : les élections
récentes sont une manifestation sérieuse dont le caractère n'est point
méconnu. On veut éviter les précipitations compromettantes, mais on se
tient prêt à mûrir les résolutions qui doivent répondre aux vœux du pays.
C'est le gouvernement lui-même, on le voit, qui précise la question dans
des termes tels qu'ils deviennent une obligation publiquement contrac-
tée. « Réaliser les vœux du pays, » nous le savons bien, c'est justement
ce qu'il n'est jamais aisé de définir, ce qui est un champ de bataille tou-
jours ouvert entre le gouvernement et l'opposition. Ce qui est certain
dans tous les cas, ce qui ressort de toute une, situation créée non-seule-
ment par le dernier mouvement électoral, mais par un travail continu
depuis plusieurs années, par une série d'incidens publics, c'est la néces-
sité de régulariser cette renaissance de l'opinion, de lui tracer un cours,
c'est l'impossibilité de prolonger une apathique et énigmatique indéci-
sion dont le gouvernement au reste serait le premier à souffrir. De toute
façon maintenant il faut serrer cette situation de près, et c'est le mo-
ment plus que jamais de se souvenir de ce mot, qu'il est plus sûr de
marcher à la tête des idées de son temps que de leur résister ou de se
laisser traîner à leur suite. Sans doute, encore une fois, ce n'est point
chose facile de dégager un système de conduite, une politique précise,
d'une manifestation vague par elle-même, qui se compose d'instincts
indéfinis, de malaises, d'aspirations confuses; qu'on interroge cepen-
dant d'un esprit sincère les faits saillans, les courans d'opinion, les
signes les plus sensibles, on sera tout au moins mis sur la voie de ces
238 KEVUE DES DEUX MONDES.
actes et de ces résolutions qui peuvent désintéresser le pays dans ses
vœux ou dans ses volontés légitimes. Ainsi il est bien clair aujourd'hui
que le vœu essentiel du pays , c'est de reprendre possession de lui-
même, de rentrer d'une façon plus active et à tous les degrés de la hié-
rarchie politique dans l'administration de ses affaires. Les élections der-
nières n'ont aucun sens, ou elles signifient que le pays veut désormais
de l'indépendance dans ses représentans, des garanties dans le jeu de
ses institutions, de la sévérité dans le maniement de ses intérêts et de
ses finances, de l'efficacité dans le contrôle. Il tient à ne point rester
étranger aux inspirations et aux démarches qui peuvent décider de ses
destinées en l'engageant dans toutes les entreprises.
Ce que le pays, en un mot, désire visiblement aujourd'hui, c'est la
substitution graduelle, régulière, d'un régime de libre et sérieuse déli-
bération aux conseils solitaires et omnipotens d'un pouvoir discrétion-
naire absorbant en lui toutes les forces publiques. Sans doute, les évé-
nemens contemporains le montrent assez, ce pouvoir discrétionnaire ou
personnel, comme on voudra l'appeler, qui est toujours plus ou moins
la dictature, peut se produire par accident dans certains moraens de fa-
tigue et d'atonie sociale; il n'est point une institution normale et per-
manente. Il peut se faire illusion à lui-même et faire illusion aux autres
tant qu'il a des succès, tant que le vent souffle dans ses voiles; le jour
où les succès diminuent, où les fautes se succèdent, où les erreurs ac-
cumulées attirent l'attention, ce jour-là le déclin inévitable a commencé
pour lui. Dès qu'il est mis en question, il n'a plus sa raison d'être; le
pays, réveillé en sursaut, s'inquiète de ses fautes, et lui-même, malgré
tous les dehors d'une confiance tranquille, il se sent ébranlé. Il arrive
bien vite à cette condition étrange où il se démoralise parce que rien ne
lui réussit plus, comme on dit, où il a tous les inconvéniens de son om-
nipotence sans en avoir les avantages : il a toutes les responsabilités, et il
n'a plus les mêmes moyens d'action; il garde encore l'apparence de l'u-
nité, et au fond il est divisé, tiraillé dans ses conseils ; il hésite sur le
choix des hommes et sur la direction des choses; il est livré aux in-
fluences contraires, et il finit en vérité par recevoir le dernier coup de
M. de Persigny, qui lui reproche d'être irrésolu et inactif. Gela veut dire
simplement qu'il se sent dépaysé dans une situation nouvelle.
Cette nécessité de la transformation du pouvoir personnel, les es-
prits clairvoyans la pressentaient sans doute depuis bien des années, et
le gouvernement lui-même, pour parler avec justice, semblait la com-
prendre, puisqu'il se dessaisissait de quelques-unes de ses prérogatives
en élargissant le cadre des discussions publiques ; seulement il croyait
peut-être avoir encore du temps devant lui, il procédait avec lenteur. Les
élections sont venues précipiter les choses. Si le gouvernement, sans
attendre le scrutin qui allait s'ouvrir, eût parlé au pays et eût tracé de-
REVUE. — CHRONIQUE. 239
vant lui le programme des réformes qa'il entendait réaliser, il serait
resté sans doute plus complètement maître du mouvement qui se dé-
roule aujourd'hui. Accomplies dans le vague, ces élections sont allées
nécessairement droit au nœud de la question , au principe même du
pouvoir discrétionnaire, de l'omnipotence administrative, et elles en-
traînent inévitablement désormais un retour plus ou moins gradué à un
régime d'institutions sincèrement libérales. Or ce régime a ses conditions
naturelles, il implique des garanties connues, des responsabilités éche-
lonnées, des droits indépendans qui se pondèrent et s'enchaînent, et au
point où en sont venues les choses, le mieux est certainement de ne pas
chercher à scinder un système qui n'a une sérieuse efTicacité que pris
dans son ensemble.
La plus dangereuse des combinaisons serait de faire un amalgame qui
réunirait les inconvéniens de tous les régimes, qui ne pourrait que pro-
longer une crise d'agitation morale et d'attente. Le gouvernement n'en
est plus sans doute à se faire illusion, le langage de M. Rouher prouve
que, s'il n'a pas parlé au pays avant les élections, il ne méconnaît pas la
puissance de cette manifestation, la légitimité de ces « vœux » qu'il se
propose de « réaliser. » Il peut se donner quelque temps, et au besoin
le prochain centenaire de Napoléon peut devenir la date de sérieuses
initiatives libérales; mais dans tous les cas c'est pour le gouvernement
une obligation d'agir, de ne pas laisser l'opinion dans l'incertitude, de
reconstituer une situation normale et dégagée de toutes les obscurités.
Quels seront les hommes qui seront chargés d'inaugurer et d'appliquer
une politique nouvelle? La question n'est point évidemment sans impor-
tance; elle s'agite déjà vivement dans les conversations; on invente des
combinaisons, on crée des ministères. L'essentiel pour le moment est de
décider ce qui ?era fait, et comment cela sera fait.
C'est une nécessité pour le gouvernement de marcher en avant, tout
comme c'est une nécessité pour l'opposition elle-même de savoir ce
qu'elle veut, de préciser son action. Jusqu'ici on s'est tenu dans le vague,
dans les généralités qui prêtent à tous les développemens; on parlait dans
les réunions, on faisait des circulaires, on était de plus dans l'excitation
d'une lutte passionnée; l'heure est venue de retrouver le sang-froid et de
formuler une politique nette, inspirée du sentiment pratique des choses,
car, il ne faut pas s'y tromper, une des raisons de l'incohérence qui ap-
paraît presque partout aujourd'hui , c'est que, si on voit d'un côté un
gouvernement surpris et déconcerté, qui met parfois le public dans la
confidence de ses tâtonnemens et de ses contradictions, on ne voit pas
bien clairement en face de lui ce qui se prépare et ce qui se recompose.
Il y a pour sûr en ce moment des choses qui se défont, on ne voit pas
aussi distinctement celles qui se refont. C'est tout simple peut-être, au
moins dans ce premier instant. L'opposition est un peu la fille d'une si-
tuation troublée, elle porte la marque de son origine; elle est assez con-
240 REVUE DES DEUX MONDES.
fuse, assez bariolée; elle vient de tous les camps et a toute sorte de dra-
peaux; elle compte des hommes nouveaux assez inconnus encore à côté
de ceux qui ont déjà donné la mesure de leurs opinions ou de leur
talent. Il s'agit maintenant de mettre de l'ordre dans cette armée. Si
l'opposition nouvelle du corps législatif borne son ambition à jouer un
rôle tout négatif, à faire la guerre pour la guerre, à harceler des mi-
nistres ou le régime lui-même, rien n'est plus facile, comme aussi rien
ne serait plus stérile et peut-être plus dangereux, puisque ce serait
donner un prétexte aux temporisations du gouvernement. On multi-
pliera les discours, on fera des protestations, on agitera des programmes
indéfinis, on lèvera le drapeau des irréconciliables, on soulèvera des
orages, et à quoi cela conduira-t-il? Qu'auront gagné en définitive les
libertés publiques? quelle satisfaction, quel progrès trouvera le pays
dans ces tumultes de parole? Si l'opposition a la juste et patriotique
ambition déjouer un rôle actif dans les affaires, d'exercer une influence
pratique, il faut de toute nécessité qu'elle en prenne les moyens, et la
première condition pour agir efllcacement, c'est de combiner les efforts,
de se rapprocher de la réalité, de concentrer la lutte en un mot sur ce
qui est possible. Ce qui est possible aujourd'hui, ce qui est essentiel,
c'est de diriger et d'éclairer sans cesse ce sentiment vague d'une vie
nouvelle qui se réveille avec une si énergique puissance, c'est moins d'a-
giter des questions d'histoire ou de gouvernement que de soutenir le
pays dans le pacifique apprentissage de ces mœurs libres dont il a l'ins-
tinct sans faire toujours ce qu'il faut pour se les approprier.
Qu'on y prenne bien garde, le suffrage universel, en élargissant le
cadre politique, en y faisant entrer soudainement 10 millions d'hommes,
a singulièrement changé toutes les conditions de notre existence, et il a
créé des problèmes bien autrement graves que de simples questions de
forme gouvernementale ou de mécanisme constitutionnel. Il fait notam-
ment une nécessité impérieuse de l'éducation, sans laquelle la liberté
n'est qu'une fiction exploitée par tous ceux qui sauront jouer de cet
instrument. On vient de le voir par l'étrange procès de ce brave in-
stituteur d'un petit village de Saône-et-Loire, qui supprimait tout bon-
nement dans l'urne confiée à ses soins les bulletins du candidat de l'op-
position, et mettait à la place les bulletins du candidat officiel. Il croyait
bien faire, cet homme simple, il se figurait que sa commune serait dés-
honorée, si elle ne donnait pas l'unanimité au protégé du gouverne-
ment. Qu'il ait été acquitté, ce n'est pas un grand mal. On a vu dans cet
incident un abus de la pression administrative s'exerçant en faveur des
candidatures officielles, et certainement l'abus est grave. Nous nous éle-
vons un peu plus haut, et nous nous disons que dans plus de vingt mille
communes de France les choses se passent à peu près ainsi ou pourraient
se passer ainsi. Et qu'on ne dise pas que c'est pour l'empire que ce mal-
heureux instituteur a violé l'urne électorale; il la violerait tout aussi bien
REVUE. — CHRONIQUE. 241
évidemment pour la république, si la république était le gouvernement.
11 croyait bien faire, le maire n'en savait pas beaucoup plus, et les vo-
tans (le l'opposition n'y mettaient eux-mêmes guère plus de finesse. (( Je
n'en savais pas plus là-dessus que mes moutons, dit bravement l'un
d'eux, mes deux bulletins étaient dans ma poche... Pas d'opinion; j'au-
rais mis dans l'urne celui qui me serait venu sous le pouce... » — Voilà
des suffrages bien libres, bien éclairés, pour l'opposition aussi bien que
pour le gouvernement! — Et d'un autre côté voyez ce qui se passe dans
le bassin populeux de Saint-Étienne parmi ces ouvriers agités par une
question de salaire, livrés depuis quelques jours à la grève.
Ici l'épisode est navrant sans doute. Un conflit sanglant est venu as-
sombrir cette agitation ouvrière. Des troupes ont été envoyées; au mo-
ment où elles conduisaient un convoi de prisonniers, elles ont eu à re-
pousser l'agression d'une multitude violente, et une décharge meurtrière
a jeté à terre une douzaine de victimes; des femmes et des enfans ont
péri dans cette bataille de hasard au coin d'un chemin. C'est le côté fu-
nèbre de cette grève de Saint-Étienne. Nous ne recherchons en ce moment
ni si toutes les précautions avaient été prises, ni si les griefs des ouvriers
étaient justes ou exagérés. Il y a, ce nous semble, dans les faits qui ont
préludé à cette sombre aventure de Ricamarie un détail plus caractéris-
tique. Que les ouvriers eussent tort ou raison, ils avaient, pour défendre
leurs droits, la loi sur les coalitions, qui a été faite justement en leur fa-
veur; ils pouvaient se réunir, exposer leurs plaintes, discuter, et en fm
de compte recourir à la grève, s'ils le voulaient, comme à une arme ex-
trême. Ont-ils agi ainsi? Nullement, ils ne semblent pas même avoir eu
l'idée de se servir de leur droit de coalition. Un jour des meneurs se sont
répandus dans le bassin de Saint-Étienne, ils ont donné un mot d'ordre;
les ouvriers qui voulaient continuer à travailler, on les a contraints à
quitter les mines. Les propriétés ont été attaquées. C'est par un acte
mystérieux d'autocratie et par des menaces de violence qu'on a engagé
cette grève, de sorte que voilà des hommes qui ne songent pas même à
se servir de la liberté qu'ils ont, qui prétendent gouverner sommai-
rement les lois du travail et du salaire! C'est là le fait grave. Ce que nous
en voulons conclure, c'est que tout ne réside pas dans des questions de
politique abstraite, et que pour un parti véritablement libéral, en dehors
des vaines querelles, il y a beaucoup à faire encore, si on veut accoutu-
mer les masses à l'exercice intelligent et viril des droits qu'elles ont
reçus.
Au moment oi!i s'ouvre pour quelques jours le corps législatif de
France, ce corps législatif né dans l'émotion de ces deux derniers mois,
l'Allemagne voit se clore ses principales assemblées, le parlement de
la confédération du nord, le parlement douanier, où le sud et le nord
se retrouvent ensemble; mais avant de laisser partir de sa bonne ville
TOME f,XXXII. — 18G9. IG
2A'2 REVUE DES DEUX MONDES.
de Berlin tous ces représentanS de l'Allemagne un instant confondus à
l'ombre du drapeau prussien, le roi Guillaume vient de faire un brillant
voyage; il est allé à Brème, à Oldenbourg, en Hanovre, dans la Frise orien-
tale, à Emden, à Osnabrûck; il a visité les côtes prussiennes, ces côtes
qui s'étendent maintenant, comme on le dit avec un complaisant orgueil,
de Borkum à Memel; il a inauguré le port de Heppens, qui, sous le nom
de Wilhemshafcn, devient le premier port militaire de l'Allemagne nou-
velle, et ce n'est qu'au retour de ce voyage que le souverain prussien
a congédié le parlement fédéral et le parlement douanier par deux dis-
cours qui évitent de réveiller les grandes questions politiques. Il a trouvé
partout un réjouissant accueil, le bon roi Guillaume, partout, excepté
dans le Hanovre, qui n'est pas, encore prussien, à ce qu'il paraît; les pa-
roles qu'il a semées sur son passage sont des plus pacifiques, on y sent
la satisfaction des conquêtes accomplies et l'envie de les garder bien plus
que la passion d'aller en avant et le besoin de remonter à cheval pour
tenter un autre Sadowa. « Tout n'est point encore terminé, a dit le roi
au bourgmestre de Brème, tous les désirs ne sont pas satisfaits ; mais la
génération future recueillera les fruits qui ont été semés, et achèvera l'é-
difice dont nous avons posé les fondemens... » Bref, le roi trouve qu'il a
fait assez de chemin, et il n'est pas pressé de pousser plus loin l'aven-
ture ; il voudrait s'en tenir là, réserver l'avenir, ne rien risquer du pré-
sent, contenter tout le monde, et on ne peut certes mettre en doute la
sincérité de ses sentimens de conciliation. Malheureusement on ne reste
pas toujours maître, comme on le voudrait, de ces situations violentes
créées par un coup d'état de la conquête. Le souverain prussien le di-
sait lui-même dans une de ses harangues-, de voyage, « les membres
qu'unit la nouvelle confédération auront plus d'une fois à souffrir de la
transition. » Joignez à ces embarras intimes de la nouvelle confédération
la difTiculté de combiner les rapports du nord avec le sud, les complica-
tions extérieures toujours prêtes à naître. La vérité est qu'à travers tout,
aujourd'hui comme hier et après comme avant les déclarations royales,
l'Allemagne se trouve suspendue entre l'impossibilité de rester dans l'é-
tat où elle est et le danger de se heurter contre de redoutables obstacles,
si elle va plus loin.
On se figure à Berlin que nous mettons de l'animosité et de l'aigreur
dans ce que nous disons quelquefois des affaires allemandes. C'est une
étrange confusion; nous tenons l'Allemagne pour une grande nation, le
roi Guillaume pour un souverain patriote dont un sourire dj la fortune
a illuminé les vieux jours, et M. de Bismarck lui-même pour un ministre
hardi qui a été assez heureux ou assez habile pour « saisir l'occasion
aux cheveux, » comme le lui conseillait du fond des caveaux de Potsdam
l'ombre de Frédéric II. Nous ne contestons nullement aux populations
germaniques le droit de se constituer selon leurs aspirations et leurs
vœux. Il n'est pas moins certain que la politique prussienne, par l'âpreté
REVUE. — CHRONIQUE. 243
de ses ambitions et de ses procédés, a fait tout ce qu'il fallait pour com-
pliquer cette entreprise de la rénovation allemande, pour provoquer les
résistances intérieures, pour susciter les ombrages au dehors, si bien
que, malgré toutes les apparences triomphantes, l'œuvre est peut-être
moins avancée aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a un an. Tout le monde
à Berlin considère l'état actuel comme un provisoire qui ne saurait du-
rer, et cependant on craint très fort qu'il ne dure; il est même des es-
prits qui vont jusqu'à croire que tout cela pourrait bien finir parle dua-
lisme. (1 On est beaucoup plus loin de l'unité qu'il y a un an, nous
écrivait-on récemment d'une des villes prussiennes; on n'a pas osé souf-
fler mot de la question nationale dans le parlement douanier, de peur de
soulever des tempêtes... » C'est tout simple; on se heurte contre les dif-
ficultés mêmes qu'on s'est créées. S'il y a une chance favorable pour que
l'unité allemande se réalise et triomphe de tous les obstacles, cette
chance est dans la liberté. Qu'a fait au contraire la Prusse? Elle a pro-
cédé par la conquête, par l'absorption, par une sorte de prise de posses-
sion autocratique. Elle a tenu à mettre partout le cachet d'une puissance
victorieuse et dominatrice. On se souvient de cette dépêche secrète in-
discrètement divulguée, il y a quelques mois, par Tétat-major autri-
chien, et dans laquelle le négociateur de Nikolsbourg, M. de Bismarck, à
la veille de la paix de Prague, laissait si bien voir que le roi n'était pas
outre mesure préoccupé de l'Allemagne, mais qu'il ne rentrerait pas à
Berlin sans des annexions. La Prusse a annexé effectivement, elle est
toujours prête à annexer, et, pour faire aimer l'annexion, elle prodigue
les nouveaux impôts avec les séductions de sa bureaucratie. 11 est clair
que ce genre de propagande n'est pas des plus contagieux, et le glacial
accueil qu'a trouvé le roi dans le Hanovre en est la preuve la plus ré-
cente et la plus significative. Les résistances que le cabinet prussien a
rencontrées pour ses projets financiers dans le parlement fédéral et dans
le parlement douanier démontrent assez que tout ne marche pas le plus
aisément du monde.
Les difficultés sont bien plus sérieuses encore dès qu'il s'agit des rap-
ports du nord avec le sud; elles se compliquent de questions internatio-
nales, d'antagonismes extérieurs qui ressemblent toujours à une plaie
vive. C'est ici surtout qu'apparaît ce qu'il y a de précaire dans une situa-
tion où il est tout aussi difficile de marcher que de s'arrêter, où il s'agit
sans cesse de se tenir en équilibre sur la paix de Prague, sur la ligne du
Mein, faisant assez pour ne décourager aucune espérance sans aller jus-
qu'à provoquer quelque redoutable orage extérieur. La Prusse joue ce
jeu depuis deux ans avec une dextérité singulière. Elle est pour le mo-
ment très disposée à la paix, nous n'en doutons pas; elle sent bien que
le plus grand des périls pour elle serait de donner un prétexte, qu'elle a
tout intérêt à ne prendre aucune initiative ostensible de provocation; elle
reste officiellement sur le terrain de la paix de Prague, et elle renvoie
2hh REVUE DES DECX MONDES.
aux « générations futures » l'achèvement de l'œuvre. Soit, c'est un ter-
rain accepté; mais franchement, si à Berlin on se préoccupe du traité
de Prague, c'est pour s'en assurer les avantages bien plus que pour en
remplir les obligations vis-à-vis du Danemark, qui en est toujours à sa-
voir ce que deviendront les districts réservés du Slesvig. Si on ne passe
pas le Mein bannières déployées, on fait assurément plus d'une prome-
nade au-delà de la rivière. Ce que la politique prussienne craindrait de
faire avec éclat et d'un seul coup, elle l'essaie peu à peu par des actes
partiels qui au premier abord semblent tout simples, tout naturels et
dénués de grande signification. Un jour, c'est la convention qui autorise
les Badois à faire leur service dans l'armée prussienne. Tout récemment,
c'est un tribunal supérieur de commerce qu'on établit à Leipzig et dont
la juridiction s'étendrait à l'Allemagne tout entière. Maintenant c'est la
commission des anciennes forteresses fédérales qui proposerait, dit-on,
de laisser les forteresses indivises entre le sud et le nord, et voici des
habitans de Mayence qui demandent au grand-duc de Hesse de faire en-
trer cette grande place d'armes dans la confédération du nord. Nous ne
méconnaissons pas ce qu'il y a d'habileté dans cette tactique qui prépare
si bien l'œuvre des « générations futures, » et qui peut tout simplement
conduire au but sans qu'on y prenne garde, tandis que le jeune roi de
Bavière est occupé à nouer et à dénouer ses mariages ou à faire organiser
pour lui seul des représentations du Lohengrin de M. Wagner. La ques-
tion est cependant de savoir si un jour ou l'autre tous ces actes, qui sont
peut-être enregistrés quelque part avec soin comme les élémens d'un
dossier, ne finiront point par constituer un ensemble suffisant pour pro-
voquer quelque éclat, et c'est ainsi que, malgré toutes les apparences de
paix, la situation reste aujourd'hui ce qu'elle était hier, c'est-à-dire aussi
peu rassurante que possible.
M. de Bismarck lui-même n'en est point à se méprendre sur les diffi-
cultés au sein desquelles il se débat, diflicultés intérieures, difficultés ex-
térieures, et c'est l'explication la plus simple des impatiences nerveuses
qu'il porte dans les affaires. « Vous ne savez pas où vous pouvez me
frapper, disait-il un jour devant la chambre; vous ne connaissez ni mes
luttes ni la situation politique générale. » Aujourd'hui comme à l'époque
où il parlait ainsi, M. de Bismarck sent bien que tout tient à un fil;
en bataillant avec le parlement pour les impôts qu'on lui dispute, il
tourne plus d'une fois ses regards vers la France. Au premier bruit des
troubles récens de Paris, le cabinet de Berlin n'aurait pu se défendre,
à ce qu'il paraît, d'un malicieux plaisir. Il ne pensait pas sans doute
comme les radicaux d'outre-Rhin, qui voyaient déjà dans les scènes du
boulevard Montmartre le commencement d'une révolution prê-te à em-
braser l'Allemagne elle-même; mais il voyait dans cette agitation un prin-
cipe d'embarras intérieur assez sérieux pour occuper le gouvernement
français et le détourner de toute action extérieure. Ce que le gouverne-
REVUE. CHRONIQUE. 2^5
ment prussien redouterait aujourd'hui par-dessus tout, dit-on, serait de
voir la France revenir régulièrement, pacifiquement, à un régime libéral,
à une sérieuse pratique des institutions parlementaires. Cela dérangerait
ses plans et gâterait son jeu ; il y verrait son plus grave embarras. Si les
hommes d'état de Berlin en sont là, ils commettent une singulière mé-
prise : ils ne voient pas que la liberté, se développant simultanément en
Allemagne et en France, est peut-être la seule solution pacifique possible
des questions qui pèsent aujourd'hui sur l'Europe.
La liberté, c'est le grand but où tend le monde européen dans ses
guerres comme dans ses révolutions. 11 esta la recherche de cet heu-
reux et toujours insaisissable équilibre entre les instincts nouveaux des
peuples et leurs institutions. L'Espagne, pour sa part, est occupée une
fois de plus à faire cette aventureuse expérience. Elle n'est pas au bout,
on peut en être certain. On pourrait dire cependant qu'elle vient de
faire un pas jusqu'à un certain point décisif; elle a franchi une étape de
sa dernière révolution, en ce sens qu'il y a aujourd'hui au-delà des Py-
rénées une nouvelle constitution définitivement promulguée avec toutes
les cérémonies usitées en pareil cas; il y a toutes les apparences d'un
gouvernement régulier à Madrid. On y a mis le temps, et le parti répu-
blicain, comme il en avait le droit, a fait ce qu'il a pu pour prolonger
la discussion de la loi constitutionnelle. 11 avait visiblement une arrière-
pensée, il attendait les événemens, il voulait laisser les élections fran-
çaises s'accomplir. Quand ces élections ont été faites sans avoir réalisé
tout ce qu'on en espérait peut-être à Madrid, il n'y avait plus de raison de
prolonger des débats inutiles, d'autant plus que les grandes questions
étaient tranchées. Les certes en ont donc fini avec la période irrégulière,
provisoire de la révolution de septembre, en votant la constitution nou-
velle, qui est d'ailleurs la consécration de tous les droits, de toutes les
libertés possibles; mais c'est ici que reparaît ce qu'il y a toujours d'é-
trange dans les affaires espagnoles. Cette constitution qui vient d'être
votée, promulguée, jurée comme toutes celles qui l'ont précédée, cette
constitution consacre la forme monarchique ; elle crée une royauté qui
ne sera pas à son aise dans les liens étroits où on l'enchaîne, mais qui
reste encore après tout une royauté, et il n'y a toujours pas de roi à
Madrid; on n'a pas réussi à trouver le prince Charmant qui voudra bien
se laisser couronner. La situation ne laissait pas d'être bizarre. On y
a pourvu en créant une régence , et le général Prim a démontré de la
façon la plus catégorique la nécessité de cette institution temporaire ;
il a tenu aux certes un discours qui pourrait se résumer ainsi ou à peu
près : Notre position n'est pas facile. Nous aurions voulu pour roi dom
Fernando de Portugal; mais ce prince peu reconnaissant refuse, il pré-
fère se marier selon son goût et vivre en famille. Il est bien certain
d'ailleurs qu'un prince européen peut n'être pas tenté d'accepter la cou-
ronne dans les conditions actuelles, qui ne sont pas des plus commodes.
246 REVUE DES DEUX MONDES.
Une régence consolidera les conquêtes de notre révolution, préparera la
transition en rétablissant un état régulier, et alors nous trouverons le
prince que nous voudrons, il est même déjà tout trouvé, — Et de fait on
a créé une régence. L'heureux Espagnol chargé de ménager cette a tran-
sition » est le général Serrano, qui a été décoré du titre d'altesse, et qui
n'en a pas pour cela plus d'autorité.
Au fond d'ailleurs, le gouvernement reste à peu près ce qu'il était,
avec ses élémens essentiels, car, si le général Serrano est régent, le géné-
ral Prim devient le président du ministère reconstitué, l'amiral Topete est
toujours ministre de la marine; c'est le triumvirat primitif de la révolu-
tion qui s'est adjoint quelques membres de l'union libérale, notamment
un homme distingué, M. Silvela, qui est aujourd'hui aux affaires étran-
gères. Il fallait bien naturellement mettre des royalistes dans le cabinet
d'une monarchie, et au surplus le ministre de l'intérieur, M. Sagasta, a
signifié aux républicains que désormais les acclamations à la république
étaient séditieuses. La royauté existe donc en principe au-delà des Py-
rénées, elle existe provisoirement sous la figure d'un régent; reste tou-
jours à savoir quel sera le roi. S'il est déjà tout trouvé, comme le disait
le général Prim, il faut convenir que le secret est bien gardé. On peut
tout au . plus tirer quelques inductions de certains faits récens. A ce
point de vue, il y a un incident qui n'est point évidemment sans impor-
tance. Le duc de Montpensier vient de rentrer en Espagne, il a porté
son serment de capitaine-général à la constitution, et pour le moment il
est en Andalousie, à San-Lucar de Barrameda. On a essayé de faire du
bruit d'abord, le général Prim a couvert le duc de son autorité, et tout a
été dit. 11 ne faut pas oublier d'ailleurs que le duc de Montpensier a dans le
gouvernement même des partisans décidés, énergiques , notamment l'a-
miral Topete, qui, pressé par une interpellation, n'a pas hésité à déclarer
que c'était, selon lui, le meilleur choix qu'on pût faire. Il semblerait donc
y avoir aujourd'hui des présomptions pour cette candidature, à moins
qu'on ne revienne à la royauté du prince des Asturies, qui paraît avoir
décidément trouvé le patronage puissant de l'empereur Napoléon ÎII. Du
reste la question n'est pas près d'être résolue, puisque les cortès, fati-
guées de tant de travail, vont s'ajourner jusqu'au mois d'octobre. A
cette époque seulement, on verra ce qu'on peut faire de cette couronne
qui n'est point en vérité facile à placer. Malheureusement, que le roi
soit nommé en octobre ou en juillet, l'Espagne a besoin de bien d'autres
choses, et le souverain nouveau qui viendra s'asseoir sur le trône aura
devant lui une œuvre laborieuse, sans parler de la guerre civile, qui
l'attend peut-être à son premier jour de royauté.
Il y a de singulières alternatives dans la vie de certains peuples. On
dirait qu'ils ne retrouvent la sagesse et un véritable esprit de conduite
que sous le coup d'un danger pressant; aussitôt que le péril est passé, ils
reviennent à leurs divisions et s'occupent à gâter leurs affaires. Ils ont
REVUE. — CHRONIQUE. 2/Î7
triomphé des grands obstacles, ils se perdent dans les petites difficultés.
L'Italie vient d'entrer dans une des phases les plus ingrates qu'elle ait
traversées depuis longtemps, et, par une bizarrerie de plus, cette crise
sans nom, d'un caractère insaisissable, s'est déclarée le jour où le minis-
tère de Florence paraissait s'être fortifié et raffermi, oi!i un rapprochement
d'opinions semblait s'être accompli par l'entrée de quelques dissidens
piémontais et de quelques membres du tiers-parti dans le gouvernement.
Cette réconciliation, désirée par tous les esprits clairvoyans et sérieuse-
ment politiques, a-t-elle été mal faite, mal préparée? En terminant
d'une part des divisions malheureuses, a-t-elle provoqué des méconten-
temens d'un autre côté dans l'ancienne fraction ministérielle et conser-
vatrice? Ce qui est certain, c'est que le jour oi!i l'on croyait que tout allait
s'arranger, tout s'est gâté au contraire plus que jamais. La crise a com-
mencé de se révéler par la résistance que les projets financiers de
M. Cambray-Digny ont rencontrée dans la chambre, et qui ne se serait
point évidemment manifestée au même degré, si certains membres de la
droite n'avaient pas porté dans l'examen de ces questions un esprit aigri
et froissé; elle a continué et elle s'est développée par un incident assez
inattendu, la demande d'une enquête parlementaire sur des faits de cor-
ruption reprochés à quelques députés; elle s'est tout à fait envenimée
enfin par un événement encore plus imprévu, une tentative nocturne
d'assassinat dirigée contre un député, i\L Lobbia, qui avait décidé la no-
mination de la commission d'enquête parlementaire en déposant sur
le bureau de la chambre un pli cacheté contenant, disait-on, de graves
révélations. Quelles sont ces révélations? On ne le sait pas trop encore,
et on doute même qu'elles vaillent tout le bruit qu'on en fait. Tout cela
se complique d'ailleurs d'un vol de lettres qui ternit singulièrement
l'origine de ces accusations. Quels étaient d'un autre côté ces assassins
embusqués la nuit dans une petite rue de Florence pour poignarder
M. Lobbia? On l'ignore; la police n'a pas pu jusqu'ici mettre la main
sur ces mystérieux sicaires, qui s'étaient, bien entendu, déguisés et mas-
qués pour commettre le crime, et là-dessus les fables n'ont pas man-
qué; elles n'ont épargné en vérité ni le gouvernement ni ceux qu'on
croyait compromis par les révélations remises à la chambre. En somme,
cette curieuse aventure, dramatisée par les imaginations soupçonneuses,
ressemble moins à une histoire de l'Italie actuelle vivant au grand air de
la liberté qu'à un vieux levain des passions et des mœurs de l'Italie d'au-
trefois. Garibaldi n'assurait-il pas récemment, dans une de ces lettres
précieuses qui partent de temps à autre de Caprera, que nous en étions
encore à l'époque des Borgia?
Toujours est-il que cette tentative de meurtre dont M. Lobbia a failli
être la victime est devenue l'occasion ou le prétexte d'une émotion ex-
traordinaire. Le blessé a été entouré de témoignages exceptionnels d'in-
térêt. Les esprits se sont montés, l'irritation a pénétré dans le parlement,
248 REVUE DES DEUX MONDES.
si bien qu'en peu de jours on ne savait plus trop ce qu'on faisait, et le
gouvernement s'est cru obligé de proroger la chambre, soit pour laisser
tomber tout ce feu imprévu, soit pour se donner à lui-même le temps
de modifier ses projets financiers, qui étaient menacés d'une mauvaise
fortune, s'ils étaient discutés immédiatement. Cependant ce n'est pas
tout : des sphères politiques, le trouble est instantanément passé dans le
pays, ou du moins dans une partie du pays. Certaines villes, Turin, Vé-
rone, Naples, Parme et surtout Milan ont eu leurs soirées tumultueuses.
Le nom de M. Lobbia, le blessé de Florence, est devenu un mot d'ordre
d'agitation. On s'est attroupé d.ins les quartiers les plus riches de Milan,
on a crié, on s'est colleté avec la police et avec les carabiniers, on s'est
fait arrêter; bref, il y a eu une reproduction à peu près complète
de nos scènes du boulevard Montmartre, tant les bons exemples sont
contagieux! Que signifient en réalité ces agitations italiennes? L'acci-
dent malheureux de M. Lobbia a pu en être le prétexte, mais ce n'est
pas suffisant pour expliquer ces mouvemens tumultueux éclatant sur
plusieurs points à la fois. Que l'influence de nos émotions parisiennes se
soit fait sentir au-deLà des Alpes, c'est possible encore, quoiqu'on défi-
nitive il n'y ait aucun lien apparent entre les scènes de Paris et celles de
Milan. Au fond, ce n'est rien de plus, rien de moins peut-être que l'ex-
plosion décousue et assez impuissante d'un travail républicain qui a
recommencé depuis peu en Italie. On se souvient qu'une conspiration
était découverte à Milan il y a quelques mois, et cette conspiration,
qui avait ses complices à la frontière suisse, devait bien avoir quelque
fondement, puisque le conseil fédéral helvétique a cru devoir inter-
dire le séjour de Lugano à Mazzini. C'est le même mouvement qui con-
tinue, et on a même aujourd'hui une preuve directe, significative, de
cette action persévérante du terrible agitateur dans une lettre de lui
que publie un journal de Gênes. Cette lettre est curieuse comme révéla-
tion d'une âme solitaire accoutumée aux machinations mystérieuses.
C'est l'aveu d'un conspirateur qui s'érige lui-même en arbitre des des-
tinées de sa nation.
Ainsi voilà un pays qui en quelques années a gagné en inde'pendance
et en liberté ce que d'autres peuples ont mis des siècles à conquérir.
L'unité nationale est désormais incontestée ; la presse a les franchises les
plus étendues, le parlement exerce librement ses prérogatives. Tout est
possible par la propagande légale et pacifique. N'importe, cela ne suffit
pas-, il se trouve un homme doué d'assez d'orgueil pour tenter d'imposer
la dictature de ses rêves. Il pourrait aller au parlement et soutenir ses
idées; il n'aurait qu'à vouloir pour vivre dans sa patrie, et il préfère
rester au dehors; il dédaigne de se mêler à la vie de tout le monde, de
se servir de la liberté, et du sein de sa solitude il agite clandestinement
le pays, il cherche à ébranler une armée qui est le bouclier de l'indé-
pendance nationale; de temps à autre, il vient dire gravement dans une
REVUE. — CHRONIQUE. 2à9
lettre : a Le pays est mûr pour un changement; le moment de Faction
est venu. » Mazzini a pu avoir de l'influence dans d'autres temps, lors-
qu'on ne pouvait être Italien que dans les conjurations secrètes; son as-
cendant est singulièrement atténué aujourd'hui par cette liberté même
dont jouit l'Italie, et ce n'est pas là sûrement ce qui menace le plus le
ministère actuel. Le gouvernement n'a pas eu un grand effort à faire
pour avoir raison de cette effervescence de quelques soirées; mais il se
trouve d'un autre côté en face d'une situation parlementaire dont il ne
peut se dissimuler la gravité, s'il ne parvient pas à l'apaiser dans ces
quelques mois de trêve qu'il a devant lui. Tout est là, et la question est
de savoir si cette crise, qui apparaît à travers des incidens éphémères,
se dénouera par la reconstitution d'une majorité compacte ou par ime
dissolution nouvelle de la chambre. L'essentiel pour l'Italie est qu'il y
ait un ministère doué d'une force morale suffisante, non-seulement pour
faire face aux complications extérieures qui peuvent survenir, mais en-
core pour conduire jusqu'au bout l'œuvre de réforme administrative et
financière qui est le premier, le plus pressant de tous les problèmes
pour le pays. ch. de mazade.
REVUE MUSICALE.
On sait quelles préoccupations agitaient, tourmentaient Meyerbeer à
l'endroit de l'interprétation de ses ouvrages. Il commençait à composer
selon un certain idéal qu'il se formait d'après le chanteur ou la can-
tatrice en renom au moment où sa première inspiration lui venait; puis,
sa pensée s'écartant insensiblement du modèle d'abord choisi, son libre
essor l'entraînant au-delà, il se trouvait presque toujours, quand l'œuvre
était terminée, que les virtuoses en vue desquels le maître avait écrit
ou cru écrire ne suffisaient plus au type, et qu'il fallait se mettre en
campagne pour aller en chercher de nouveaux. Ajoutons que, durant
ces éternels retards qu'il s'imposait à lui-même, les voix avaient le
temps de passer fleur, les chanteurs de vieillir. Meyerbeer savait cela,
se le disait, et n'en continuait pas moins à différer. Avec l'impertur-
bable confiance du génie, qui, se sentant immortel, oublie les condi-
tions ordinaires de l'existence, il eût volontiers attendu cent ans pour
assister à l'épanouissement séculaire de quelqu'un de ces cactus phé-
noménaux qu'on nomme des ténors; il attendait un autre Nourrit, une
autre Falcon. Insoucieux du cours des âges et des choses, à soixante-
douze ans il eût entrepris le dressage d'un ténor comme cet homme qui
achetait des perroquets pour voir par lui-môme s'il était vrai que ces
oiseaux-là vivent cent ans. Que de fois n'a-t-on pas raillé cette manie du
grand maître! Henri Heine, sur ce chapitre, ne tarissait point; Hoffmann
250 REVUE DES DEUX MONDES.
eût fait de ces superstitions le thème d'une de ses fantaisies à la ma-
nière de Callot. A défaut du conteur berlinois, d'autres en ont eu l'idée, et
la boutade fantastique existe; je me souviens de l'avoir lue quelque part
sous forme d'une lettre écrite par Mozart de l'ar.tre monde et rendant
compte d'une représentation du Prophhle, représentation à coup sûr fort
extraordinaire et de nature à réjouir une âme aussi passionnément éprise
d'idéal que le fut Meyerbeer à l'égard de l'exécution de ses propres
œuvres. — Jugez plutôt : la Malibran chantait Fidès, la Faustina liasse
Bertha ; du rôle de Jean, devinez qui s'était chargé? Alexandre Stradella,
celui dont les accens incomparables tiraient jadis aux brigands des
larmes de compassion, Stradella, dont la voix, à ce qu'il paraît, n'a rien
perdu, et qui charme aujourd'hui les diables d'enfer en leur chantant
Picla, signore, comme elle charmait autrefois les détrousseurs de grand
chemin, a Pour que vous puissiez avoir une idée du soin apporté dans la
distribution des moindres rôles-, poursuivait le correspondant d'outre-
tombe, apprenez que le Rubini de mon temps, Raaf, ce ténor par excel-
lence, qui créa mon Idoménée, avait dû se contenter de l'humble partie
de ce paysan auquel est échu pour tout emploi d'apprendre en quatre
mois au public que Jean sait par cœur toute la Bible.
Il est dévot et sait par cœur toute la Bible.
« Quant à l'orchestre, savez-vous qui le dirigeait? Gluck en personne.
La mise en scène répondait à la distribution. Au troisième acte, les pa-
tineurs avaient pour s'escrimer tout un lac de vraie glace, ce qui nous
a permis de jouir à notre aise de ce chœur délicieux qui sert d'accom-
pagnement au ballet, et qui, pour les auditeurs de la terre, est tou-
jours resté un secret, grâce aux roulettes des patins qui vous assour-
dissent d'un bruit de crécelle. De même qu'on avait de la vraie glace,
on eut aussi un vrai soleil pour le lever de l'aurore qui termine l'acte.
Je me tais sur les merveilles de la scène du couronnement, et me borne
à vous informer que, dans l'incendie qui éclate si tragiquement au
milieu de la bacchanale de la fin, un vieux reste du feu céleste qui
dévora Sodome et Goraorrhe trouva son emploi. » La lettre continuait
sur ce ton, mêlant à la plaisanterie des critiques où le trait acéré ne
manque pas, et qui portent surtout, si l'on se rappelle que c'est Mozart
qui parle. « Peut-être dans le monde que vous habitez trouvera- t-on
quelque intérêt à la correspondance que je vous adresse, car moi aussi
de mon temps je passai aux yeux d'un certain nombre d'honnêtes gens
pour un compositeur dramatique sachant assez bien son affaire, et, à
vrai dire, l'homme qui a écrit le Prophcle n'est point, tant s'en faut, un
génie ordinaire. Le quatrième acte des Huguenots jouit parmi nous
d'une très haute estime, et le premier acte de ce Prophète au point de
vue du théâtre est excellent. Inclinons-nous aussi devant la scène de la
cathédrale de Munster, et goûtons au passage avec délice l'adorable chant
REVUE. — CÎIRONIQUE. 251
des enfans de chœur. C'est cependant, comme étude géographique et
ethnographique, une chose assez curieuse à noter de voir deux bergers
de rObcrland s'appeler et se répondre sur la clarinette au début d'une
pièce qui se joue en Hollande, c'est-à-dire dans un pays où les moulins
à vent composent à eux seuls tout le pittoresque du tableau. On se croi-
rait en Arcadie, et nous sommes à Leyde, Harlem, Utrecht et autres lieux.
Chez un homme aussi préoccupé que Meyerbeer de la couleur locale,
l'anomalie a paru étrange; Peter Breughel le vieux, Ostade et les deux
Téniers en ont beaucoup ri, je dois le dire. »
A l'entrée des trois anabaptistes s'arrêtent les interprétations drola-
tiques. Mozart ici n'a plus de sarcasme; devant ce sinistre choral où les
masses fanatiques se ruent à l'unisson, ses applaudissemens éclatent et
en même temps ceux de l'auguste assemblée, où figure C.-M. de Weber,
qui s'écrie en se frottant les mains : «Bravo! mon ancien condisciple
chez l'abbé Vogler. Décidément ce Meyerbeer était un homme, » Il est
vrai que l'immortel épistolier ne tarde pas d'ajouter en manière de res-
triction : « Quel dommage que ce personnage de Jean vienne tout gâter!
Comment le compositeur a-t-il, d'un pareil maladroit, rêvé de jamais
pouvoir faire rien qui vaille? Nulle conséquence, nul caractère, toujours
irrésolu, à deux masques, bon et mauvais fils, pitoyable amoureux, re-
ligionnaire exalté et acceptant sans se révolter le moins du monde
l'emploi de faux prophète, se donnant pour le fils de Dieu, passant au
cinquième acte de la plus bucolique des églogues en l'honneur de la vie
des champs à cette bacchanale effrénée qu'il chante au milieu de ses
hétaïres et de ses bayadères sur l'air de la ci darem la mano. Le récit
de son prophétique songe m'a ravi. Comme instrumentation, c'est splen-
dide, et quelle hauteur, quelle poésie dans la pensée! Je n'hésite pas à
placer cet épisode à côté du sublime récit du songe dans VIphigénie en.
Tauride de Gluck. L'effet d'orchestre imitant le galop des chevaux lan-
cés à la poursuite de Bertha ne laissa pas non plus de nous intéresser.
Ce quadrupcdante putretn exprimé par les bassons mit en belle humeur le
papa Haydn, et M. de Buffon, qui se trouvait placé à côté de moi, nous fit
remarquer que ce passage indiquait chez le maître un très fin observateur
de la nature du cheval et de certaines habitudes qu'il a dans ses courses
forcées. Le trio d'Oberthal et des deux anabaptistes, bien qu'un peu long,
nous parut un morceau de genre très réussi. Nous goûtâmes également
au début du quatrième acte le duo entre Fidès et Bertha, expression
vraie, style admirable. Sur Vallegro de la fin, la Faustina bondit comme
une tigresse; vous eussiez cru voir Charlotte Corday, Nous applaudîmes
encore la piquante instrumentation du brindi.n, et tout finit à la plus
grande gloire du compositeur, dont le nom fut triomphalement ac-
clamé. »
La perfection n'étant pas de ce monde, il ne fallait point s'attendre à
voir l'Opéra réaliser les merveilles de la Jérusalem céleste, et cependant
252 REVUE DES DEUX MONDES.
cette reprise a bien son intérêt. La preuve, c'est que le public s'en émeut,
accourt, et que la partition du Prophète, jusqu'ici classée sous le rap-
port des recettes au dernier rang parmi les chefs-d'œuvre du maître,
semble pour la première fois voir la fortune lui venir. Les vrais chefs-
d'œuvre finissent toujours par réussir; il ne s'agit que de savoir s'y
prendre et les ramener avec tous leurs avantages sous les yeux de qui
les a d'abord méconnus. A ce compte, l'heure du Propheie pourrait bien
être arrivée. Une mise en scène remarquable, une pompe musicale (dans
ce fameux quatrième acte surtout) telle que nul théâtre au monde n'en
pourrait fournir de pareille, voilà pour les avantages. La distribution des
personnages est restée à peu près la même qu'il y a deux ans. M. Guey-
mard seul a disparu, et c'est M. Villaret (qu'aurait dit Meyerbeer?) qui
lui succède dans ce rôle de Jean, le plus laborieux, le plus écrasant qu'il
ait jamais écrit pour un ténor. Le rôle a cependant de beaux côtés. S'il
n'est ni passionné ni sympathique, il est théâtral, grandiose; les situa-
tions dramatiques abondent, les phrases haut-sonnantes s'y succèdent,
et pourvu qu'on ait le souffle nécessaire, on peut compter sur des oc-
casions de succès. Malheureusement ces triomphes-là sont de ceux dans
lesquels on s'ensevelit. M. Roger tout le premier y succomba, et depuis
combien de victimes n'a-t-il pas faites! C'est que cette musique parfois
sublime vous a des sévérités inexorables, et les batailles qu'elle gagne
coûtent cher à ceux qui servent sous ses ordres : morituri te salutant.
On y va comme à l'assaut. Ce qu'on peut dire de mieux de M. Villaret
dans ce rôle, c'est qu'il le mène jusqu'au bout; il s'en tire tant bien que
mal, une fois même assez bien : je veux parler du finale du troisième
acte chanté sous les murs de Munster, où sa voix s'élève, dominant les
masses, et porte aux étoiles, non sans un rude effort pourtant, l'hymne
du roi David. Cette période sacrée et triomphale est de celles qu'on en-
tend avec ravissement. Quand les harpes l'annoncent, la salle entière
frémit d'aise. Nous aussi nous l'écoutions avec délice, et le charme ne
nous a cependant pas empêché de saisir au volune ressemblance. Avez-
vous présent à la pensée l'hymne national autrichien : Gott erhalte den
Kaiser? C'est étrange comme ici l'inspiration de Meyerbeer a rencontré
celle du grand Haydn. Du reste, sur ce chapitre des réminiscences,
la partition du Prophète, si l'on voulait y regarder de bien près, encour-
rait plus d'un reproche, et la romance de Jean au second acte aurait
bien quelque analogie avec certaine cantilène trop connue d'Hérold
dans Marie, de même que le dernier brindisi sur le bûcher rappelle,
comme on l'a vu plus haut, la phrase de Mozart. Le motif, dans le Pro-
phète, manque généralement d'originalité; il sort inquiet, tourmenté,
surtout dans les morceaux de demi-caractère, le trio sous la tente par
exemple, où ce rhythme qui s'évertue à battre le briquet vous agace à la
longue. En outre et pour épuiser la somme des critiques, je dois dire que
le récitatif, une des qualités prédominantes de l'art de Meyerbeer, se
REVUE. — CHRONIQUE.
•253
montre ici moins soutenu que d'ordinaire, et, sauf quelques momens
exceptionnels où l'inspiration touche à des hauteurs inusitées, la langue
affecte je ne sais quelle âpreté qui vous fait regretter l'abondance et le
style des beaux dialogues si dramatiques de Robert et des Huguenots.
Un de ces points culminans dont je parle, celui que notre admiration ne
se lassera jamais de signaler, est la scène de la cathédrale. Devant cette
puissance de combinaison, devant cette prodigieuse habileté à coordon-
ner, à conduire dans la plus magnifique harmonie d'un ensemble archi-
tectural tous ces élémens qui se juxtaposent sans se heurter, devant cet
amoncellement systématique de difficultés colossales aussitôt résolues,
l'esprit s'arrête émerveillé; on pense à l'art des Michel-Ange, des Goethe,
et puisque j'ai prononcé ce nom, revenons à Faust pour un instant en
manière de simple parenthèse. Loin de moi l'idée de vouloir agiter
à plaisir les comparaisons. Il est cependant bien difficile, quand on
passe sa vie au milieu des choses de l'imagination, de ne point céder à
l'invite. Le parallèle ici s'établit malgré vous, et forcément cette scène
d'église à laquelle vous assistez ce soir vous donne à réfléchir sur celle
que vous avez entendue avant-hier et qu'après-demain encore vous enten-
drez. Le hasard a parfois de ces malices dont ne se serait jamais avisé votre
plus cruel ennemi. Il fallait donner au public de l'Opéra le spectacle de
cet immense quatrième acte du Prophète alternant avec la représentation
de l'acte de l'église dans Faust pour que ce public, qui n'a que faire de
notre esthétique et ne raisonne point ses sensations, comprît enfin d'où
lui venait ce vide qui succède pour lui aux émotions énervantes de l'acte
du jardin. « Ceci tuera cela, » disait Victor Hugo; ce plein tuera ce
vide, et ce ne sera point en vérité grand dommage, car, s'il y a dans la
partition de Faust de charmans passages que l'admirable diction de
M"« Carvalho, reprenant son rôle de Marguerite, a récemment de nouveau
mis en toute lumière, on peut reconnaître que cet intermède de la ca-
thédrale de Faust était tout entier à refaire, et qu'il n'était même pas
besoin du voisinage du quatrième acte du Prophète pour réduire à sa
valeur dramatique et musicale cette scène prétendue fantastique où le
diable emboîte tout le temps le pas de l'orgue ni plus ni moins que s'i
faisait sa petite partie de baryton dans un cantique du mois de Marie.
Tous ceux qui jadis ont vu M. Roger dans ce quatrième acte du Pro-
phète se souviendront de l'effet qu'il y produisait par son jeu de physiono-
mie. Lui et M"* Viardot, la mère indignée et menaçante et le fils qui la
force à s'agenouiller par son magnétisme à la fois sévère et suppliant,
formaient un groupe que les amateurs de curiosités dramatiques conser-
veront toujours dans quelque coin de leur musée. J'ai connu depuis bien
des Fidès et bien des Jean de Leyde, et j'avoue qu'à l'exception de Jo-
hanna Wagner et du ténor viennois Ander aucun ne m'a laissé d'impres-
sion particulière. Ander avait des momens admirables. Il récitait le
25Z| REVUE DES DEUX MONDES.
songe comme jamais je ne l'ai entendu dire, enlevait à pleine voix la ca-
dence dans l'apaisement de la révolte, et, s'il n'avait pas dans la scène
de l'église tout le fini de Roger, qui, selon moi, détaillait trop, il en
rendait le grand dessin d'un trait irréprochable. Pour le jeu, M. Villa-
ret se rattache à la tradition de Roger, qu'il s'efforce de suivre du plus
près qu'il peut sans y rien ajouter; comme chant, il fait de son mieux,
et s'il voulait ne point tant retarder le mouvement dans le quatuor du
second acte, dire sa pastorale plus piano, plus sotto voce, ne pas tou-
jours et partout employer la voix de poitrine, on pourrait l'encourager,
car en somme il arrive au dénoûment sans encombre-, il est vrai qu'il
n'y a plus d'encombre à l'Opéra.
M""' Gueymard mène vivement le rôle de Fidès, personnage taillé sur
le patron exceptionnel de M'"« Viardot et qui offre à la cantatrice ce
double agrément d'avoir à se partager toute une soirée entre les notes
aiguës du soprano et les cordes les plus graves du contralto. Toute l'intel-
ligence dramatique de M""^ Gueymard et toute la bonne volonté qu'elle
y apporte ne sauraient cependant faire d'elle la femme de ce rôle. Un
mezso soprano qui se corse en mûrissant n'est point un contralto, et
c'est un contralto genuine, un contralto capable de donner des sol en
pleine résonnance qu'il faut avoir pour réussir dans la malédiction du
quatrième acte. En outre le côté typique de cette figure lui échappe. Son
interprétation ne va jamais au-delà du demi-caractère, ce qui ne l'em-
pêche pas de dire avec un parfait sentiment et d'une voix superbe le
pathétique arioso du second acte. Si cette partie de Fidès est déjà un si
terrible casse-cou, que penser de celle de Bertha? On a écrit plaisam-
ment que c'était là plus qu'un mauvais rôle, que c'était une mauvaise
action. A l'Opéra, c'est à qui fuira ce rôle comme la peste. M'»« Carvalho
a stipulé dans son engagement qu'on ne le lui ferait jamais chanter,
et cependant Bertha conduit la pièce. Entre ces deux figures abstraites
et passives de la mère et du fils, elle est le trait d'union vivant; le lien
dramatique. Musicalement, elle est de presque tous les beaux mor-
ceaux, et ce rôle ingrat, redoutable à tant de points de vue, peut de-
venir une occasion de triomphe pour qui s'y jette vaillamment les yeux
fermés et comme dans un gouffre, en se dévouant. Ceux qui ont en-
tendu M"® Mauduit presque à ses débuts chanter le Prophète il y a deux
ans ont pu l'autre soir juger des progrès de la jeune artiste. Le public,
qui se souvenait du charmant Siebel de Faust, s'est montré dès l'abord
très sympathique à la farouche Bertha fuyant devant les cavaliers d'Ober-
thal, et son allegro, jeté d'une voix vibrante et sûre, puis repris par le
comte et Jean, a produit le meilleur effet. Je passe sur le beau duo avec
Fidès, que tout le monde a hâte de voir finir, parce qu'il a le tort de
retarder de quelques minutes l'épisode si attendu de la cathédrale, et
préfère n'insister que sur la scène du souterrain au cinquième acte,
REVUE, — CHROMQUE. '255
jouée et chantée par M"** Mauduit en tragédienne assez sûre de son talent
de cantatrice pour maintenir l'autorité du personnage à travers les inex-
tricables difficultés de la notation.
La dernière reprise du Prophète, tentée à l'Opéra il y a deux ans,
échoua par l'insuffisance du ténor. M. Gueymard y livra sa dernière ba-
taille et la perdit. Le chef-d'œuvre aujourd'hui reparaît dans des condi-
tions sinon parfaites, du moins un peu meilleures. Quant aux grands en-
sembles, qui tiennent, on le sait, ici la plus large place, ils sont ce qu'on
les trouve à l'Opéra lorsque l'Opéra se met en peine d'user de toutes
ses ressources, ce qu'on a fait cette fois, et du plus bel entrain. Le seul
acte de la cathédrale suffirait à la fortune de cette reprise. Aux magnifi-
cences de la mise en scène se joint ce luxe d'un immense personnel con-
certant qu'on chercherait en vain, même à l'Opéra de Vienne. Ce dernier,
pour la fameuse attaque des instrumens de cuivre dans la marche triom-
phale, garde encore l'avantage; mais il ignore cette innombrable phalange
d'enfans de chœur à l'aube de guipure sur leur soutane de pourpre, en-
capuchonnés de la mosette cardinalesque, et rehaussant, l'encensoir d'or
à la main, de leurs voix argentines les idéales sonorités de ce divin mor-
ceau. J'aime aussi beaucoup ce ballet de patineurs, et pour sa musique,
la meilleure en ce genre que Meyerbeer ait composée, et pour ses jolies
patineuses, dont le nombre s'est augmenté de deux virtuoses britanni-
ques, le frère et la sœur, dit-on, recrutés à VAlcazar. A ce propos, j'en-
tends se faire un certain bruit : les puritains reprochent à l'Académie im-
périale d'aller chercher son bien jusque sur les tréteaux, ce qui ne serait
point assez académique. J'avoue ne pas comprendre un pareil grief et me
l'explique d'autant moins qu'on ne s'en était encore jamais avisé, que je
sache, au sujet de M'""' Marie Sasse, sortie, elle aussi, d'un Alcazar quel-
conque, et dont personne n'a songé à incriminer l'origine. M'"'' Sasse
quitte aujourd'hui l'Opéra, qui sans déroger se l'était jadis attachée, et
qui, après avoir très généreusement rémunéré ses services, peut sans re-
proche la laisser s'éloigner. Si la charité est un plaisir dont il faut par-
fois savoir se priver, il y a pour une administration de théâtre de ces
dépenses que nul entraînement ne doit faire encourir. Payer un chanteur
60 et 70,000 fr. par an est déjà un luxe fort magnifique; le payer 100
et 120,000 serait la dernière des folies. A l'Opéra surtout, de pareilles
conditions ne sauraient être admises, car à l'Opéra c'est l'ensemble de
la troupe qui fait la recette. En dehors du nom étoile de Christine Nils-
son, qui seul exerce du prestige sur l'affiche, l'Opéra s'appelle légion,
et l'on a pu voir ces jours-ci, dans Faust, M. Castelmary remplacer
M. Faure sans que cet incident, appréciable des seuls habitués, ait eu de
quoi émouvoir le public. Cela ne veut pas dire qu'un théâtre comme
l'Académie impériale ne doive point faire une part très large aux grands
sujets; il convient cependant que ceux-ci à leur tour s'humanisent, et
256 REVUE DES DEUX MONDES.
que les étoiles sachent une fois pour toutes qu'au besoin on les laissera
filer, car dans une administration bien ordonnée, si tout le monde est
nécessaire, personne n'est indispensable. f. de lagenevais.
DE l'état civil des hkformes de FRANCE, par m. L. Anquez; Paris 18G9.
Ce livre, dont les élémens ont été puisés dans les archives des anciens
parlemens et dans un grand nombre de documens peu connus, forme
avec les deux ouvrages du même auteur sur l'histoire des assemblées po-
litiques des réformés de France un ensemble presque complet. Jusqu'ici,
M. Anquez avait raconté les divers incidens des réunions où les prolestans
délibéraient sur leurs intérêts communs, et les conséquences produites
par ces sortes d'élats-généraux de la religion. Cette histoire parlemen-
taire du protestantisme pratiquant la liberté politique au milieu d'un
pays oij elle était inconnue et même proscrite présentait un tableau
instructif et curieux. Elle s'arrête à la date de 1621, qui est l'époque de
l'assemblée de La Rochelle. A partir de ce moment commence le mouve-
ment rétrograde qui aboutit à la révocation de l'édit de Nantes : c'est la
partie la plus connue des annales du protestantisme dans notre pays.
Le nouvel ouvrage de M. Anquez reprend la suite des destinées des calvi-
nistes français depuis le jour où un roi trop puissant pour laisser arriver
à lui parmi d'innombrables flatteries un seul bon conseil décida, contre
le sens moral, que ses sujets feraient une profession de foi imposée par
la force, — contre l'intérêt du pays, que des milliers de bons citoyens,
d'hommes industrieux et intelligens cesseraient d'être Français, — contre
la vérité manifeste, qu'il n'y avait plus, parce que c'était son bon plaisir,
un seul protestant dans la France de son aïeul Henri IV. A quelles con-
ditions pouvaient vivre et durer les familles protestantes dans un pays
d'où il était défendu à leurs membres de sortir, et où ils ne pouvaient
exercer aucun droit civil sans faire acte de catholiques? Quelle était
cette existence toujours menacée d'époux que la loi regardait comme
vivant en concubinage, d'enfans qu'elle condamnait à la bâtardise, d'hon-
nêtes gens qui pouvaient à chaque instant être ruinés par des procès que
leur intentaient des collatéraux malhonnêtes? — C'est le tableau de cette
malheureuse société réformée que présente sans déclamation, avec l'élo-
quence des faits, le livre nouveau de M. Anquez. Au mérite de l'exac-
titude et de la solidité qui distingue cet ouvrage, il faut ajouter la sym-
pathie pour des victimes dont le sort était d'autant plus pénible que leur
conscience était plus délicate, le juste blâme infligé à des lois contradic-
toires et barbares qui de temps en temps, dans un siècle sceptique et
irréligieux, renouvelaient les persécutions religieuses, enfin une grande
modération qui honore l'historien et commande la confiance, l. éiiexne.
L. BuLoz.
JïL^
TROISIÈME PARTIE (1).
— Je VOUS demande la permission, dit Lam-ence, d'interrompre
un peu mon récit. S'il ne vous a pas ennuyé, je veux pouvou' le
continuer avec autant d'exactitude et de sincérité que j'ai réussi à
le faire jusqu'cà présent. Mes souvenirs étaient très nets, parce qu'ils
étaient très simples et se reportaient sur une préoccupation exclu-
sive. A partir de l'aventure de la chambre bleue, cette préoccupa-
tion se dédouble, et j'ai besoin de ressaisir le fil du labyrinthe où
je me suis senti longtemps perdu.
— C'est-à-dire, fis-je observer à Laurence, que vous avez aimé
à la fois la belle comtesse et la charmante actrice ?
— Oui et non, non et oui; peut-être, que sais-je? vous m'aide-
rez à voir clair en moi-môme. Voulez-vous que nous marchions un
peu? Je n'ai pas l'habitude de rester ainsi en place et de m'occuper
aussi longtemps de moi.
— Rentrons à la ville, lui dis-je; acceptez mon dîner, et nous
reprendrons ce soir ou demain, comme il vous plaira.
Il accepta, mais à la condition que j'irais avec lui chez son père,
qu'il n'avait pas vu de la journée, et qui pouvait être inquiet de
lui. Nous descendîmes lestement la montagne, et, suivant le cours
rapide de la Volpie, nous fûmes bientôt en plaine. Laurence me
conduisit à vol d'oiseau à travers de magnifiques prairies jusqu'au
faubourg de la ville, qui n'était pas beaucoup plus laid et plus
malpropre que la ville elle-même. Entre deux pompeuses murailles
(1) Voyez la Bévue du l" juillet.
TOME LXXXII. — 15 JUILLET 1869. ^^
258 REVUE DES DEUX MONDES.
de fumier, nous gagnâmes la maison et le clos du père Laurence,
qui n'avait rien de poétique, je vous assure. L'absence de femme se
faisait sentir dans tous les détails de la cour et de l'intérieur, car
on ne pouvait qualifier de femme la vieille virago qui transportait
le purin dans un arrosoir tout en allant donner un coup d'œil,
voire un coup de main, au pot-au-feu de temps à autre. Le jardin
seul était bien tenu, et nous y trouvâmes le vieux Laurence occupé
à bêcher un carré. C'était un homme de soixante-dix ans, bien
conservé et d'une beauté remarquable, mais sans expression et
sourd à ne pas entendre le canon. Il ne pouvait échanger le peu
d'idées qu'il paraissait avoir qu'avec son fils, qui, sans élever la
voix et en s'accompagnant d'une pantomime assez mystérieuse con-
venue entre eux, répondait à toutes ses questions. Il comprit que
j'étais un visiteur bienveillant, et pensa que je prendrais beaucoup
d'intérêt à ses légumes, car il ne me fit pas grâce d'un navet, et me
raconta avec détail dans un patois peu compréhensible l'histoire de
tous ses essais horticoles. Ne pouvant lui communiquer mes im-
pressions, je pris mon mal en patience en voyant Laurence s'em-
parer de la bêche et retourner lestement le reste du carré entamé
par son père. Quand il eut fini, il revint me délivrer. — Il faut me
pardonner, dit-il, je n'avais pas fait ma tâche aujourd'hui, et mon
pauvre vieux en eût trop fait, car il ne se plaint jamais et me punit
seulement en travaillant double.
Je lui demandai si c'était une nécessité de position.
— Non, répondit-il, nous avons de quoi vivre sans nous fatiguer;
mais mon père a la passion de la terre, et, s'il lui laissait un instant
de repos, il croirait avoir commis un crime envers elle. C'est un vrai
paysan, comme vous voyez, et en dehors de son jardin le monde
n'existe pas. Le fumier que nous entassons autour de nous est l'ho-
rizon où sa pensée s'arrête, et il enferme là des trésors d'activité,
de patience, d'intelligence pratique, de prévoyance et de résigna-
tion. Si vous passiez un jour avec lui, vous l'aimeriez malgré vous.
Il a toutes les vertus : douceur, chasteté, charité, sacrifice de soi-
même. Il ne comprend pas celui que je lui ai fait en revenant
m'associer à son existence; mais s'il fallait m'en faire un plus grand,
il n'hésiterait pas. Enfin, monsieur, je le respecte et je l'aime de
toute mon âme. J'étais bien aise de vous montrer sa belle figure et
de vous dire ce que je pense de lui avant de reprendre mon his-
toire. Nous avons encore une bonne heure avant celle de votre dî-
ner. Nous serons tranquilles ici, c'est un lendemain de noces, tous
mes camarades sont fatigués. Je vais vous conduire dans mon oasis
microscopique, car j'en ai une, qui me console du prosaïsme de
mes habitudes et de mon habitation.
PIERRE QUI ROULE. 259
Il me conduisit au fond de l'enclos, qui s'étendait en pente douce
au flanc de la colline et qui était entouré de murs assez élevés pour
intercepter la vue. — Autrefois notre enclos était charmant, me
dit Laurence, on dominait un admirable paysage, et quand au re-
tour de ma dernière absence mon père m'a montré avec orgueil ce
rempart qui en fait un tombeau en me disant : « J'espère qu'à pré-
sent tu te plairas ici! » j'ai été pris d'un chagrin affreux; mais il
était si fier de son enceinte et de ses jeunes espaliers que je n'ai
rien dit, seulement je me suis réservé la partie que vous allez voir,
un bout de terrain grand comme un mouchoir de poche, et qui fait
mes délices parce qu'on n'y a rien touché et rien gâté.
Il ouvrit une petite porte dont il avait la clé sur lui, et nous nous
trouvâmes sur une étroite langue de terre inculte que supportait
un banc de grosses roches. — Ceci n'est que le dessus, me dit-il,
quand j'eus admiré la vue; je possède aussi le dessous. Descen-
dez avec un peu de précaution. — Il disparut entre deux blocs; je
le suivis, et nous descendîmes à pic, de ressaut en ressaut, jusqu'à
un petit torrent qui fuyait sans autre bruit qu'un clapotement
mystérieux dans une coupure de laves. Nous étions dans une sorte
de puits naturel ovale, car aux deux issues la roche se resserrait
au point de faire voûte sur l'eau courante, et une végétation admi-
rable remplissait les marges de l'excavation. Les engrais du jardin
maraîcher suintaient probablement dans ses parois, et les pluies y
entraînaient, en dépit du mur, le meilleur de son terreau et de ses
graines, car les plantes d'ornement s'y mariaient à la flore sauvage,
qui avait pris des proportions inusitées. Dans le fond, des arums
embaumés, des papyrus élégans, des cotoneasters d'une grâce infi-
nie, embrassaient ou coudoyaient des plantains d'eau, des nénu-
phars, des macres et des alimas, qui s'étaient installés d'eux-mêmes
dans une mare limpide, espèce de source ou d'égout de terres posé
comme un diamant immobile un peu au-dessus du lit de l'eau cou-
rante.
Tout cela était extrêmement resserré, mais assez profond, et l'or-
nementation naturelle s'arrangeait avec tant d'élégance et de luxe
que j'en fus charmé.
— J'appelle ceci mon oubliette, me dit Laurence, c'est un goufî're
de fleurs, de roches, de mousse et d'herbes folles, où je viens ou-
blier le passé quand il me tourmente trop. Je m'abîme dans la
contemplation d'une guirlande de roses sauvages ou d'une touffe
de graminées, et je me figure que je n'ai jamais vécu autrement
que les 'pierres et les feuilles; elles sont heureuses autant qu'elles
peuvent l'être, vivant dans leur milieu naturel et point tourmentées
dans leur passive existence. Pourquoi lïe serais-je pas aussi con-
260 KEVUE DES DEUX MONDES.
tent qu'elles, moi qui, par-dessus le marché, ai la faculté de sentir
mon bonheur? Mais je ne puis rester longtemps ainsi, je sens quel-
quefois que, pendant que ma volonté dit oui, des larmes qui tom-
bent lâchement sur mes mains oisives disent nonl
— Alors ne restons pas ici. Ne m'y racontez pas vos chagrins,
ils détruiraient peut-être à jamais la vertu de votre oubliette.
— Qai sait? ce sera peut-être le contraire! les pensées que l'on
repousse reviennent avec plus d'obstination. Tenez, je n'aurais
peut-être pas demain le courage de continuer mon récit, et je sais
que vous devez partir au premier jour. Avalons d'un trait l'amer
breuvage !
Et le fils du jardinier, ayant lavé ses mains terreuses dans le
ruisseau, reprit ainsi l'historique de sa vie d'artiste.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BEAU LAURENCE.
LE NAUFRAGE.
Je vous ai laissé dans le boudoir qui attenait à la chambre bleue,
Bellamare rentrant pour y reprendre son chapeau, moi sortant de
derrière la porte en tapisserie et lui apparaissant comme la statue
du commandeur.
Il fut surpris, inquiet, contrarié; ces émotions passèrent rapide-
ment sur son masque expressif et se résolurent irrésistiblement en
un immense éclat de rire.
— Vous comprenez, lui dis-je, que je suis venu ici croyant fer-
mement entrer au n° 23; on m'a emprisonné; je n'ai rien compris,
j'ai dormi...
— Et tu n'as rien entendu?
— J'ai entendu tout. J'ai vu la personne, mais avec le voile; j'ai
deviné la taille, je n'ai pas aperçu la figure.
— Tant pis pour toi, une merveille ! la Fornarina blonde!
— Vous êtes amoureux d'elle, cher directeur?
— Amoureux désintéressé.
— Vous ne l'épouseriez pas?
— INon certes.
— Pourquoi?
— Tu ne sais donc pas que je suis marié?
— Ma foi non.
— Je le suis et charmé de l'être, parce que, si je ne l'étais pas,
j'aurais peut-être la fantaisie du mariage, et que je pourrais tom-
ber encore plus mal.
— Votre femme...
PIERRE QUI ROULE. 261
— Est au diable, je ne sais où; mais il ne s'agit pas d'elle. Je
suis chargé de te tâter prudemment. La destinée se rit des pré-
cautions de l'adorable comtesse. Je n'ai plus qu'à t'interroger,
mais pas ici, où nous ne sommes ni chez nous, ni chez elle. Je te
sais honnête homme, je n'ai pas besoin de te recommander le si-
lence. Sortons prudemment, et ne va pas maintenant chez le voisin.
Yiens à mon hôtel; chemin faisant, nous causerons.
La vieille femme qui nous fit sortir ne marqua aucune curiosité,
ne nous dit pas un mot, et referma la porte sans aucun bruit. Quand
nous fûmes assez loin pour ne pas troubler le silence de cette rue
mystérieuse où le jour commençait à se glisser : — Eh bien! me
dit Cellamare, voilà un joli début dans la carrière des amours ! Je
n'ai rien à t'apprendre; puisque tu sais tout, ma commission est
faite. C'est à toi de réfléchir et de te demander si tu consens à ce
que cette première aventure soit la dernière de ta vie, car la dame
l'entend ainsi, et son droit est de l'exiger. Que lui répondrai-je?
— Vous feriez mieux de me conseiller que de me questionner,
lui dis-je; je ne peux pas être épris d'une femme que je n'ai pas
vue, et je suis si surpris et si troublé que je n'ai pas une idée dans
la tête. Que penseriez-vous à ma place?
— Veux-tu que je te dise comment je me suis raisonné dans une
circonstance analogue?
— Oui, je vous en prie.
— J'étais jeune et pas plus beau que je ne le suis, mais très
passionné pour les femmes, et les femmes prisent beaucoup ces
natures émues. J'avais donc des succès autant qu'un autre, mais des
succès bizarres comme ma figure et mon esprit. Une Anglaise riche
à millions dont j'avais repêché la nièce tombée à l'eau dans une tra-
versée du lac de Genève s'imagina de m'aimer et de vouloir être ai-
mée. Je ne demandais pas mieux, bien que j'eusse préféré la nièce;
mais la nièce me trouvait fort laid avec ses yeux de quinze ans, et la
tante, qui avait passé quelque peu la trentaine, voulait m'enchaîner
et m'enrichir en m'épousant. J'éloignai la question le plus possible;
mais quand je vis qu'elle y tenait avec l'obstination que ces insu-
laires portent dans leurs excentricités, je fis mon portemanteau et
me glissai, à l'aube naissante, hors des jardins d'Armide. Je n'ai
plus entendu parler de milady, qui était pourtant une belle et bonne
créature, — et je préférai épouser une petite Colombine dont j'é-
tais amoureux, laquelle me quitta pour un Lindor toulousain qui
disait à l'habilleur au moment d'entrer en scène: Dônez-moi mes
hôtes môles. J'eus grand tort d'épouser cette baladine, mais j'eus
grand'raison de la préférer à la vertueuse et romanesque Anglaise.
Colombine, en reprenant sa liberté, n'a pas emporté la mienne. En
262 REVUE DES DEUX MONDES.
me préférant un âne, elle ne m'a pas ôté mon esprit; enfin, en
n'appréciant ni mon talent ni mon cœur, elle a laissé intacts mon
cœur et mon talent.
— J'entends, lui clis-je; une femme qui vous eût donné la for-
tune et la considération aurait eu moralement sur vous droit de vie
et de mort.
— Et plus elle eût mis de douceur à m' accaparer et à me sou-
mettre, plus je me serais senti enchaîné et dompté, parce que je
suis comme toi, bon et loyal; mais que j'eusse été malheureux dans
la cage ouatée des convenances sociales! Un artiste comique qui
n'est pas fou dans sa vie privée comme sur les planches tourne vite
à la mélancolie et au suicide. Enfin j'ai repoussé la richesse, et plus
d'une fois, sous d'autres formes que celle du mariage. Je n'ai ja-
mais voulu de chaînes, tout le monde pense que j'ai eu tort; mais
moi, je me donne raison, parce que je me sens toujours jeune et vi-
vant. Ne me dis pas ton opinion sur mon compte, c'est inutile,
pense à ton cas particulier. ïu es beau et pas comique. La personne
à qui tu plais paraît aussi sérieuse qu'on peut l'être en amour; tu
n'es pas encore assez lancé dans la vie de théâtre pour qu'il t'en
reste des regrets ineffaçables. Tu es peut-être ambitieux sans le sa-
voir, et capable de jouer ton rôle sur la scène du monde réel. S'il
en est ainsi, épouse, mon cher enfant, épouse! La vie est une pente,
les uns ont pour destinée de descendre dans les plaines où pous-
sent l'or et le blé, les autres de monter jusqu'aux rocs stériles où
l'on ne récolte que le vent et les nuages. Fais faire à ton moral
quelques entrechats, tu verras bien s'il est lourd ou léger, s'il tend
à rouler dans le positif ou à se laisser emporter par la folle brise.
Et sur ce allons faire un somme.
Je le suivis sans lui répondre, incertain et fatigué. Je me jetai
sur un lit et ne trouvai aucune issue à mes perplexités.
Bellamare dormit quelques heures et se prépara à partir avec
Impéria et Anna, qui était tout à fait rétablie.
— Je te laisse libre ici jusqu'à demain, me dit-il; va trouver Léon
et vois avec lui les monumens de la ville. Et même tu peux lui de-
mander conseil sans lui parler du n° 25 et sans lui donner aucun
détail, aucun renseignement qui puisse le conduire par hasard à
deviner plus tard la personne. Du reste, Léon est aussi sûr que
moi-même, c'est un jeune homme sérieux, un esprit de haute
trempe. Son avis doit avoir pour toi plus de poids que le mien.
— Ne me direz-vous pas, à moi, le nom de la comtesse?
— Jamais, à moins qu'elle ne m'y autorise. A propos, je suis
chargé, si tu t'en souviens, de savoir si ton cœur est libre. L'est-
11, oui ou non?
PIERRE QUI ROL'LE. 263
En ce moment, Impéria sortait de sa chambre, portant son petit
sac de nuit en moquette fanée et usée, et rassemblant les plis de
son mince manteau de voyage pour dissimuler sa robe craquée aux
entournures. Le contraste de cette pudique misère avec l'opulence
de la dame entrevue à travers les riches dentelles me saisit comme
une révélation de mon propre instinct. Étais-je ambitieux? étais-je
sensible au prestige du luxe, si chatoyant aux yeux qui n'y sont
pas habitués? La pauvreté me répugnait-elle? Pouvais-je entrevoir
par l'imagination une jouissance de la richesse capable de me faire
oublier l'image chérie de ma petite camarade? Mon âme me cria
non de toutes ses forces et avec toute sa spontanéité.
— Eh bien ! reprit à voix basse Bellamare, je te demande si ton
cœur est libre? Es-tu sourd?
— Ma foi, répondis-je tout bas, M"'" la comtesse est trop curieuse.
Bellamare me prit par le bras, m'éloigna d'Impéria de deux ou
trois pas, et me dit : — Si tu songes à celle-ci, tune peux pas son-
ger à l'autre?
Je n'osai livrer mon secret à Bellamare. J'avais trop peur qu'il ne
me fût contraire. Je répondis que j'étais libre de toutes les m.a-
nières, et que j'y regarderais à deux fois avant de renoncer à un si
grand avantage.
— Vous viendrez nous rejoindre demain à Tours? me dit Impé-
ria au moment de monter en wagon : songez que sans Léon et sans
vous nous n'oserons faire un pas.
— N'avez-vous point les auires et le cher directeur?
— Le cher directeur va être trop occupé de l'installation géné-
rale, et les autres sont bien gentils, mais ce n'est pas vous. Adieu!
Amusez-vous bien, et ne nous oubliez pas.
Elle partit en me regardant d'un air si chastement affectueux,
que l'émotion de la chambre bleue me parut un vain songe. On eut
dit qu'ïmpéria devinait ma situation, et je me persuadai que ses
yeux me disaient : « N'en aimez pas une autre que moi. »
Je ne parlai point de ces choses à Léon. Du moment que je n'é-
tais pas incertain, je n'avais pas à le consulter. Je ne lui parlai
que de lui. Son ami du n° 23 était un fils de famille assez instruit
et assez sérieux pour un homme de loisir. Kous vîmes ensemble le
château de Blois, dont il nous fit l'historique détaillé d'une façon
intéressante. Le soir, il nous proposa de rester chez lui et de causer
tout simplement en prenant du punch et en fumant d'excellens ci-
gares. C'est dans cette tranquille causerie que je compris pour la
première fois les préoccupations mj^stérieuses de Léon.
Léon n'était plus un enfant, il avait ti'ente-deux ans, il avait
beaucoup vécu et il s'était beaucoup instruit en vivant. Sa passion
264 REVUE DES DEUX MOMDES.
dominante avait toujours été le théâtre. Il en aimait toutes les fic-
tions et n'en acceptait aucune réalité. C'était l'esprit et non la lettre
qui le soutenait. Il aimait tous ses rôles, en ce sens qu'il les com-
plétait dans sa pensée et que, soignant beaucoup son aspect exté-
rieur, maquillage et costume, il entrait toujours en scène en se
persuadant qu'il était le personnage de son interprétation; mais en
même temps il détestait tous ses rôles, parce qu'il ne les trouvait
pas tracés et écrits dans son sentiment. Enfin il était trop maître
pour être virtuose, trop lettré pour être interprète, et il regimbait
sans cesse intérieurement contre sa tâche, sans vouloir pourtant y
renoncer, et sans pouvoir penser à autre chose qu'à son cher et
odieux métier.
Il écrivait, je vous l'ai dit, et je me suis toujours persuadé, je me
persuade encore qu'il avait du génie, mais le génie le plus malheu-
reux qu'on puisse avoir en partage, le génie sans talent. Ses pièces
étaient remplies d'originalité, d'élans vigoureux, de situations
fortes et simples ; elles avaient ce cachet de grandeur et cette aus-
térité de moyens qu'on trouve chez les grands maîtres du temps
passé. Malgré ces qualités supérieures, elles étaient impossibles
pour la plupart; il eût fallu les refondre eniièrement et les traduire
en partie pour les faire comprendre au public. Jouées devant dix ou
douze personnes lettrées, elles les eussent charmées; mais tout nom-
breux auditoire représente une majorité d'ignorans ou d'esprits
paresseux qui ne peut ni chercher, ni comparer, ni se souvenir, ni
deviner. En province surtout, il faut ne rien laisser à l'interpréta-
tion du vulgaire, elle va trop loin quand elle s'en mêle, et se scan-
dalise horriblement de ce qui ne choquerait pas des esprits sérieux
et cultivés.
Léon en voulait un peu à Bellamare de ce qu'il n'avait encore
voulu jouer qu'un ou deux de ses ouvrages, et de ce qu'il avait
exigé des remaniemens et des sacrifices considérables. Il disait que
le devoir d'un homme d'intelligence, d'un véritable artiste comme
notre directeur, était d'essayer d'instruire et de former le public,
d'en créer un au besoin, n'importe où, au lieu de subir le mauvais
goût et de s'asservir à l'ignorance du public tout fait de tous les
pays. Bellamare avait répondu à ces reproches : — Donne-moi une
salle et cent mille francs de subvention, je te jure de faire jouer tes
pièces et toutes celles des auteurs inconnus qui feront preuve de
génie ou de talent, ces pièces fussent-elles destinées à n'avoir au-
cun succès. Je ne mettrai pas un sou dans ma poche, et je serai
très heureux de faire de l'art; mais avec rien on ne peut rien.
Léon avait baissé la tête. 11 n'accusait pas Bellamare, il l'estimait
et l'aim.ait; mais il accusait le temps et les hommes, il dédaignait
PIERRE QUI ROULE. 265
son siècle, il s'y trouvait à l'étroit et s'y traînait comme un con-
damné qui n'a pas mérité son sort. Il ne voulait faire au vulgaire
aucune concession, et son ami de Elois l'encourageait à garder
l'orgueil de son génie. Moi, je sentais que ce génie était trop in-
complet pour se montrer si intolérant; mais je n'osai le lui dire, car
il le disait lui-même, il le sentait, et c'était la véritable cause de sa
tristesse. Il avait soif du beau et ne savait pas trouver en lui la
source où l'homme vraiment doué se désaltère sans avoir besoin du
contrôle des autres.
Quant à moi, je ne fus pas meilleur k Tours qu'à Beaugency, et
Vendôme ne vit pas éclore mon talent d'artiste. Les autres villes où
Bellamare gagna et perdit de l'argent ne firent pas grande attention
à moi. J'étais tout au plus passable. Je ne faisais pas tache dans
l'ensemble, mais je n'y jetais aucun éclat, et mes camarades ne se
faisaient plus d'illusion sur mon compte. Bellamare, toujours pa-
ternel, assurait que je lui étais utile. Pourtant je ne pouvais rem-
placer Lambesc, qui lui était insupportable, et il ne put le congé-
dier qu'à la fin de notre tournée. Elle s'acheva sans que rien eût
justifié l'espoir que j'avais eu de devenir l'appui et l'époux d'Im-
péria. Elle allait rentrer à l'Odéon, et je ne pouvais songer à solli-
citer un engagement à ce théâtre. Il y avait bien des sujets aussi
pâles que moi, mais ils sortaient du Conservatoire. Bocage ne les
aimait pas. Il disait qu'à moins d'être doués d'un génie spécial
ils étaient tous marqués du même gaufrier et incapables d'as-
souplir leurs lignes raides à son enseignement; mais ces élèves
avaient des droits, et je n'en avais pas. Je ne voulus pas faire de
démarche inutile. Je n'aspirais qu'à garder mes entrées pour me
retrouver auprès d'Impéria. D'ailleurs les vacances arrivaient, et
mon père comptait sur moi. Je me séparai de mes camarades à Li-
moges, et là Bellamare me proposa de m'engager pour l'hiver,
qu'il comptait passer dans le nord de la France, ou de me faire
engager dans quelque troupe fixée dans une grande ville. Je le re-
merciai. Je voulais reprendre mes études à Paris jusqu'à nouve.
ordre et ne pas ra'éloigner d'Impéria. Son amitié, à défaut de son
amour, était toute ma joie, et j'espérais toujours, sans savoir par
quel chemin j'arriverais à pouvoir lui offrir ma vie.
Je donnai pour prétexte qu'avant de me jeter définitivement
dans la carrière dramatique, je voulais consulter ma famille. Bel-
lamare m'approuva. — Voici, me dit-il, une afiaire réglée pour le
moment. Si tu changes d'avis, viens me rejoindre. En écrivant à
l'Odéon, tu sauras toujours où je suis. Il suffirait d'ailleurs d'adres-
ser tes lettres à Constant, il me les fera parvenir; mais nous avons
à apurer un autre compte. Je ne t'ai pas reparlé de la comtesse, tu
266 REVUE DES DEUX MONDES.
ne m'as pas fait de questions sur elle : c'était notre devoir à tous
deux. J'attendais ton initiative, tu attendais peut-être la mienne,
tant il y a qu'au moment de nous séparer il faut nous expliquer
sur son compte.
— N'avez-vous pas encore écrit à cette dame ?
— Si fait, je lui ai écrit la vérité. Je lui ai dit que tu avais en-
tendu , bien malgré toi , ses confidences , et que tu ne connaissais
pourtant ni son nom ni sa figure. J'ai ajouté que tu m'avais semblé
irrésolu, que je t'avais conseillé de réfléchir, et que je ne te quitte-
rais pas sans t' avoir demandé le résultat de tes réflexions. Parle,
le moment est venu.
— Dites-lui, répondis-je, que je suis touché, reconnaissant; que
sa grâce m'a frappé, bien que ce fût à travers des draperies impé-
nétrables; que j'ai aperçu le bout d'un pied divin et l'or d'une
royale chevelure... Ne lui dites pas que ces cheveux pouvaient être
faux, et qu'il est difficile d'être amoureux d'une femme qui cache
son visage et jusqu'au son de sa voix; mais vous pouvez bien lui
dire que la bonne foi de son langage m'a rempli de confiance et de
respect. Oui, dites-lui cela, car c'est la vérité, et plus j'y ai songé,
plus je me suis senti d'estime pour elle. Vous n'avez pas besoin
d'ajouter que si elle n'avait pas parlé de mariage... Mais cette
chose sérieuse m'a rendu sérieux, et vous pouvez conclure en di-
sant que je suis trop jeune pour accepter une si haute destinée sans
terreur. 11 faudrait avoir une grande outrecuidance pour s'en croire
digne et pour être sûr de la mériter toujours.
— Très bien, s'écria Bellamare, c'est rédigé de façon que je n'y
veuille rien changer; mais n'as-tu pas dans le cœur un petit post-
scriptum de regret qui adoucirait la solennité du refus ? car c'est
un refus, il n'y a pas à dire, et qui sait si, dans deux ou trois ans
d'ici, tu ne t'en repentiras pas?
— Mon cher directeur, j'ai attendu votre conseil dans un état de
perplexité dont vous ne devinez pas la vraie cause, et la voici : si
vous me trouviez réellement du talent, vous m'eussiez dit sans hé-
siter : « Ne songe pas aux comtesses, étudie tes rôles! » Votre
silence m'a prouvé le peu de foi que vous avez dans mon avenir d'ar-
tiste. Il est donc possible que je fasse une grande sottise en termi-
nant par un refus ma charmante aventure; mais, sans avoir beau-
coup médité, je crois qu'il faut s'y résoudre, ou jouer le rôle d'un
précieux ridicule et de mauvaise foi. Je suis trop jeune pour être
un don Juan; je voudrais en vain abuser des avantages que le ha-
sard m'a donnés sur cette femme pour la tromper, je ne saurais
pas. J'aime mieux confesser mon ingénuité et m'en consoler avec
son estime.
PIERRE QUI ROULE. 267
— Très bien, reprit Bellaniare; c'est toujours très bien ! Tu es
vraiment un cœur d'or, et j'espère toujours que tu seras un artiste.
Consulte ta famille, tu le dois, et, si elle te laisse libre, attends le
moment où, vers la fermeture de i'Odéon, j'irai passer, comme de
coutume, quelques semaines à Paris. Nous reprendrons nos études
seul à seul, et j'ai dans l'idée que je ferai sortir de toi, par le geste,
la physionomie et l'accent, tout ce que ton être renferme de beau
et de bon.
Je le quittai en pleurant. Tous mes camarades me serrèrent dans
leurs bras, Moranbois seul me tourna le dos en levant les épaules
quand je voulus l'embrasser aussi. — C'est donc que j'ai fait quelque
mauvaise action? lui dis-je; vous ne m'estimez plus?
— Tu en as menti , répliqua-t-il de son ton le plus méprisant.
Je suis assez crétin pour t' aimer; mais tu es un pourceau de nous
quitter au moment où l'on s'attache à toi! Voilà les jeunes gens!
toujours ingrats!
— Je ne suis pas Léonce, lui dis-je en l'embrassant malgré lui,
et si je lui ressemble jamais, je vous permets de me mépriser.
Quant à Impéria, elle me parut beaucoup plus occupée d'un nou-
veau rôle qu'elle étudiait que de mon départ, et j'en fus si doulou-
reusement blessé que je résolus de partir sans aller lui dire adieu.
Elle était au théâtre avec Anna, répétant une scène avec acharne-
ment; mais, au moment où je montais en diligence, je la vis accourir
tout essoufflée avec sa compagne. Elles m'apportaient un joli sou-
venir qu'elles avaient brodé pour moi dans les coulisses pendant
les répétitions, et impéria me fit ses adieux avec un sourire mouillé
de larmes qui me remit en sa possession corps et âme.
Mon père me revit avec joie et me questionna à peine sur l'em-
ploi de mon temps. En me voyant studieux et content de mon sort
en apparence, il ne chercha pas à comprendre pourquoi j'avais
voyagé tout l'été.
Je me sentais pourtant comme désespéré, et pour la première
fois je trouvai ma ville, ma maison, mon existence intolérables. Je
mesurai l'abhne qui me séparait de mes compagnons d'enfance, et
la grossièreté de mon milieu normal me blessa comme une injus-
tice de la destinée. En y réfléchissant, je reconnus vite que ce n'était
ni la faute de ce milieu, si je ne l'acceptais plus, ni la mienne, s'il
ne pouvait plus me satisfaire. Tout le mal venait de la naïve ambi-
tion que mon père avait eue de m' élever au-dessus de son état.
Pour en sortir véritablement, il me fallait non-seulement des an-
nées de travail assidu et de courage à toute épreuve, — et je m'en
sentais capable, — mais encore une certaine supériorité d'intelli-
gence, et mon médiocre essai dramatique m'avait jeté dans un
26S REVUE DES DEUX MONDES.
grand doute de moi-même. Yous me direz que cela n'était pas rai-
sonnable, que, le théâtre étant une spécialité bien tranchée, ma
gaucherie et ma timidité ne devaient pas me décourager du bar-
reau, qui est une tout autre spécialité. Je me persuadai, je m'ima-
gine encore que les deux ne font qu'une, et que je serais encore
plus mauvais orateur que je n'étais mauvais comédien.
En me tourmentant de cette crainte, j'achevai de me rendre in-
capable de la vaincre, et je tombai dans un profond dégoût de mes
études de droit. Je n'avais pas de quoi acheter une étude d'avoué
ou de notaire, j'aimais autant être jardinier que maître clerc à per-
pétuité. Je ne voulais pas songer à la magistrature, nous étions
dès lors dans un courant politique qui préparait la dictature; j'avais
les opinions de mon âge et toute mon ardeur d'étudiant. Je ne vou-
lais recourir ni à la protection de mon oncle, le baron député, ni à
celle d'aucun des gros bonnets de mon département; pour obtenir
leur appui, il eût fallu m' engager à servir une réaction que ma tête
bouillante n'acceptait pas, et à la durée de laquelle la jeunesse
d'alors ne croyait pas.
Nous ne sommes pas ici pour parler politique. J'ignore vos opi-
tions, et je n'ai pas à vous exhiber les miennes; mais je dois vous
dire que mon caractère est resté sauvage d'indépendance morale, et
que sous ce rapport je ne m'étais pas trompé de chemin en me
jetant dans la vie d'artiste; seulement il eût fallu légitimer cette
ambition de liberté par un vrai talent, et je n'avais peut-être pas
de talent du tout! Qu'y faire? C'était tant pis pour moi!
L'ennui me dévorait, car, de toutes les causes d'ennui, l'irréso-
lution est la plus pesante. J'étais navré de ne pas trouver un but à
ma destinée et de ne plus savoir à quoi employer mon activité,
mon intelligence, ma facilité à apprendre, ma mémoire, les forces
de mon tempérament, de mon cœur et de mon cerveau. J'avais cru
sentir que j'étais quelqu'un, que je pouvais devenir quelque chose,
et tout à coup je ne trouvais en moi qu'impuissance et décourage-
ment, autour de.moi qu'obstacles-ou précipices. La maladie de Léon
me gagnait, et j'en ressentais l'épouvante.
Il y a des milliers de jeunes gens dans cette position, car l'hiOmme
du peuple, sitôt qu'il est un peu au-dessus du besoin, aspire à
pousser ses enfans plus haut que lui. Les fils de famille, dont la
position est toute faite d'avance, ne savent pas ce que nous souf-
frons à l'âge triomphal où l'on en finit avec l'esclavage abhorré du
collège, pour s'emparer d'une liberté qui ne conduit qu'au mal-
heur, à moins d'un suprême effort ou d'une chance invraisemblable.
Celui de nous qui parvient ne fait que son devoir aux yeux des pa-
ïens qui se sont sacrifiés pour lui; celui qui , faute d'intelligence et
PIERRE QUI ROULE. 269
d'énergie, succombe est durement condamné. On fait trop et trop
peu pour nous. 11 vaudrait mieux donner moins et moins exiger.
Mon père n'était pas homme à me condamner ainsi ; mais je sa-
vais ce qu'il souiïVirait en me voyant échouer, et je me demandai si
je ne ferais pas mon devoir en le dissuadant de sa chimère de dé-
classement avant que ses espérances fassent plus enracinées. Il
était temps encore de lui dire que je ne me sentais pas la vocation
qu'il m'avait gratuitement attribuée, que j'avais essayé de parler
en public et que je parlais mal, enfin que je préférais l'aider dans
son travail et apprendre son état sous sa direction. Certes j'aurais
dû agir ainsi dès cette époque; mais d'une part l'amour me tenait,
et avec lui le désir de suivre les pas de mon idole, de l'autre le
travail manuel, auquel je n'avais pas été habitué, me remplit d'ef-
froi, et je ne pus vaincre le dégoût que m'inspirait cette sorte d'a-
brutissement où je devais plonger ma pensée. Je me sentais capable
de ne rien faire de ma volonté plutôt que de l'asservir ainsi. J'avais
grand tort, monsieur; je me trompais absolument : l'acceptation de
la paresse est la plus funeste pensée qui puisse traverser une tète
humaine. Je ne me doutais pas de ce que l'âme conserve de forces
quand elle est résolue cà se défendre; mais, que voulez-vous? j'étais
trop jeune pour savoir cela!
Au milieu de ces angoisses secrètes, je reçus — le même jour,
ceci est à noter, — deux lettres que j'ai été prendre tout à l'heure
dans ma chambre et que je vais vous lire.
La première est d'Impéria.
La Haye, l''"' octobre 1850.
« Mon cher camarade, vous aviez promis de nous écrire, et nous
commençons à être inquiets de votre silence. M. Bellamare me
charge de vous le dire, et je joins mes reproches aux siens. Avez-
vous si tôt oublié vos compagnons, vos amis, votre paternel direc-
teur et votre petite sœur Impéria, qui n'en saurait prendre son parti
sans regret? Non, c'est impossible. Ou vous êtes trop heureux dans
votre famille pour lui voler une heure et nous la consacrer, ou vous
y avez quelque préoccupation fâcheuse dont vous ne voulez nous
parler qu'après coup : peut-être un parent malade, peut-être votre
père, que vous aimez tant et dont vous m'avez si bien parlé? Enfin
prenez une minute pour nous rassurer tous, et si c'est le plaisir, les
vacances, la chasse, les excursions, les amusemens du pays et de
la famille qui vous accaparent, nous serons contens de le savoir, et
n'exigerons pas une longue lettre.
« Au risque de vous arriver dans un moment où vous n'y pren-
drez pas grand intérêt, il faut que la mienne vous donne certains
270 REVUE DES DEUX MONDES.
détails sur nous autres. Je commencerai par moi, car vous devez
être surpris de voir, au timbre de l'adresse, que je ne suis pas à
Paris.
« C'est que j'ai pris tout d'un coup, cette année, une grande ré-
solution. L'Odéon avait accepté les conditions de mon rengage-
ment, et peu de jours après que nous eûmes reçu vos adieux à
Limoges, M. Bellamare reçut ledit engagement signé de M.- Bocage,
et n'attendant plus que ma propre signature. J'avais réfléchi, je
sentais bien qu'en augmentant mes petits appointemens on allait
exiger de moi des progrès que je n'avais pas faits; puis je me rap-
pelai combien la vie de Paris est coûteuse et triste quand on est
seule au monde! Mon cœur se brisait à l'idée de quitter, pour les
trois quarts de l'année, la troupe qui est devenue ma famille et où
je suis si heureuse, pour aller m'enfermer dans ma petite chambre
humide et noire de Paris, où ma santé a tant souflert l'hiver der-
nier, et où une maladie plus longue me réduirait à recevoir l'au-
mône de mes camarades ou celle de ma concierge, ou à mourir
seule dans mon coin comme un oiseau tombé du nid. Enfin Paris
m'a fait peur pour le présent et pour l'avenir. Si je dois avoir du
talent, ce n'esi pas là que j'en acquerrai, n'ayant pas le moyen de
payer un bon professeur et ne voulant pas devoir mon succès à sa
charité. Je suis méfiante, vous le savez, quand je ne connais pas
les gens, et je me réfugie sous les ailes où je sais pouvoir être tran-
quille. J'ai donc supplié M. Bellamare de me garder pour élève et
pour pensionnaire, et, après avoir usé toute sa généreuse éloquence
à vouloir me prouver que j'agissais contrairement à mes intérêts, il
a bien voulu céder. Vous ne me reverrez donc pas à Paris cet hiver
ni peut-être l'hiver prochain, car je ne me sens pas l'ambition
qu'on m'attribuait d'y chercher fortune et d'y attirer les yeux. Je
me trouve plus à mon plan dans ces villes de province où on n'en
demande pas tant, et où nous ne restons pas assez pour qu'on ait
le temps de se dégoûter de nous. Je me sens très bohémienne, je
vous l'ai dit. C'est affaire de modestie et de raison autant qu'affaire
de goût.
« Yous voilà renseigné sur mon compte. Je passe aux autres
personnages de notre roman comique. Anna est toujours avec nous
et toujours charmante comme artiste, excellente comme amie et
comme pensionnaire, bien que Moranbois soit toujours impitoyable
pour ses migraines. Ledit Moranbois n'a pas atténué la couleur
étincelante de son style, mais il a cessé de me croire avide et per-
sonnelle, et au fond c'est le meilleur des hommes. Léon a terminé
un drame que je trouve très beau à la lecture, mais qui est aussi
injouable que les autres. Je crois pourtant qu'on pourrait le ris-
PIERRE QUI ROULE. 271
quer ici. Les impassibles Balaves qui nous écoutent religieusement
sans paraître comprendre un mot de ce que nous disons accepte-
raient tout aussi bien les plus grandes excentricités que les autres
nouveautés de notre répertoire. Tout passerait chez eux comme de
l'eau à travers une claie; je crois que le sifflet est un instrument
dont ils n'ont jamais entendu parler. Il est vrai qu'ils ignorent
également l'usage d'applaudir, et que, si l'on n'avait sous les yeux
toutes ces grosses faces luisantes de santé, on croirait jouer dans
le désert. Il y a des momens, je vous assure, où leur immobilité,
la fixité de leurs yeux d'émail, l'indifférence absolue de leurs
figures coloriées toutes de même, font l'effet d'une assemblée de
figures de cire sortant toutes du même moule, dont on aurait meu-
blé une salle vide pour simuler un public. Gela a quelque chose
d'effrayant qui glace et qui coupe la voix; aussi je suis mauvaise
ici plus que je ne l'ai jamais été.
« Lambesc est remplacé par Mercœur, un guirlandeiw, comme
nous disons, qui imite Frederick Lemaître... à ne s'y pas tromper;
mais c'est un brave homme qui a femme et enfans, qui travaille
comme un cheval et rugit comme un lion enrhumé. Le petit Marco
gagne tous les jours. C'est le plus heureux de nous devant le pu-
blic, qui partout chérit le bouffon. Lui, c'est un brave enfant, qui
vous aime et vous regrette beaucoup.
« Lucinde est en quartier d'hiver chez son marchand de vin, qui
est devenu veuf et qu'elle prétend épouser. Qu'importe? A sa place,
nous avons Camille, qui fut belle et qui a encore du talent. Pur-
purino n'a plus guère d'emploi depuis que Marco joue ses rôles. 11
en maigrit de jalousie; pour le consoler, Bellamare lui promet de
lui faire dire le récit de ïhéramène dans le plus prochain bénéfice,,
Voilà tout, je crois. Je finis en vous serrant les deux mains, et je ne
vous parle pas de la possibilité de votre retour au bercail ambu-
lant. Notre directeur doit vous en écrire au premier jour de liberté
qu'il pourra prendre aux cheveux.
« Pour moi et pour vos autres fidèles et dévoués camarades,
« Impéria. »
D'abord je crus renaître à la vie en lisant ces petits pieds de
mouche; je les baisai mille fois, je les arrosai de mes larmes, j'in-
terprétai à ma fantaisie leur gaîté, leur insouciance, leur bienveil-
lante gentillesse. Il me fallut lire l'autre lettre pour comprendre le
vide et la froideur de la première; écoutez-la.
« M. B... m'a écrit enfin. — Vous dites non. C'est bien non; ce
sera non aussi pour moi. Sans dépit, sans honte, sans désespoir,
j'accepte l'arrêt de votre sincérité, et j'apprécie d'autant plus votre
272 REVUE DES DEUX MONDES,
caractère. Peut-être aurais-je eu quelque effroi de moi-même, si
vous eussiez dit oui; mais me voilà bien rassurée et bien fière de
mon clioix, car vous resterez, bon gré, mal gré, celui que j'ai
choisi, que j'ai voulu, celui que je respecte, celui que j'aime. Yous
n'entendrez plus jamais parler de moi, et vous n'aurez pas le re-
gret d'apprendre que je suis morte de mon amour. Au contraire,
j'en vivrai. Il sera l'événement, le sérieux roman, le beau et le bon
souvenir de ma vie de femme. Je ne sais ce que sera cette vie par
rapport au monde qui m'entoure, mais je sais qu'au fond de mon
âme ranimée il n'y aura plus d'effroi ni d'ennui. 11 y aura une cer-
titude, une pensée, une foi, une tendresse, une reconnaissance; il
y aura rouSy aujourd'hui et toujours.
« L'Inconnue de Blois. »
Permettez-moi de ne pas vous montrer son écriture; mais je peux
vous dire qu'elle est claire, ferme, élégante et rapide. Elle est li-
sible comme une âme d'enfant, comme un cœur de mère. Elle me
causa des palpitations comme si je sentais se poser sur ma tête
cette main si généreuse et si loyale, et comme si la voix mysté-
rieuse que j'avais entendue de la chambre bleue me disait à l'o-
reille : Fou que tu es, comment peux-tu hésiter et douter?
Je relus de nouveau la lettre d'Impéria; on m'y disait bien
clairement que, dans le dégoût et l'effroi de la vie de Paris, l'idée
de m'y retrouver n'avait pas pesé le poids d'un cheveu. Soit pu-
deur, soit véracité, on ne m'y parlait d'amitié que comme inter-
prète d'une collectivité; mais le cœur, qui eût pu glisser adroite-
ment ou instinctivement sa note personnelle dans le concert, ne
s'était ni dévoilé, ni trahi. Le désir de me rappeler au bercail am-
bulant ne s'était pas manifesté. Je m'étais battu pour elle, et je ne
lui avais jamais parlé d'amour; elle m'en savait gré. Elle m'esti-
mait assez pour m'écrire; mais toute la troupe avait vu sa lettre et
tout le monde pouvait la commenter. Ce qu'elle disait de sa ten-
dresse pour ses compagnons de bohème était à leur adresse et non
à la mienne.
Moranbois avait eu raison. Elle n'aimerait jamais personne; sage
et froide comme son talent, elle avait besoin du cabotinage pour
se dégeler un peu et ne pas s'ennuyer de sa propre raison. Ce n'est
pas l'art qu'elle aimait, c'était le mouvement et la distraction né-
cessaires à son tempérament craintif et glacé.
Quelle lubie, quelle monomanie m'avait donc poussé vers elle?
Pourquoi avais-je dédaigné cette inconnue, qui ne craignait pas de
se faire connaître jusqu'au fond de l'âme? J'avais le cœur entier, je
possédais le secret enivrant d'une femme invisible dont je ne savais
PIERRE QUI ROULE. 273
pas le nom; la véritable inconnue, c'était la camarade qui me tu-
toyait clans l'animation de nos études journalières, et qui, pour ca-
cher le vide eiïrayant de son cœur, avait inventé un amour mysté-
rieux qu'elle n'éprouvait pas.
Sans hésiter, sans réfléchir, et tout entier à mon premier mouve-
ment, je pris deux feuilles de papier, j'écrivis sur l'une : Portcz-roits
bien, — sur l'autre, — Je vous (idore. Je mis le nom d'Impéria sur
la première; j'écrivis sur la seconde — à l'inroiuun', et je mis les
deux envois cachetés dans une enveloppe à l'adresse de lîellamare;
mais, au moment de fermer celle-ci, je fus lâche. Je retirai les trois
mots destinés à Impéria. Je me persuadai que j'étais trop fier pour
lui témoigner du dépit. Je transigeai par un atermoiement, et, fei-
gnant de n'avoir pas encore reçu sa lettre, j'écrivis à Bellamare :
« Vous m'oubliez. J'apprends par hasard où vous êtes. Je veux vous
dire qae je vous aime toujours comme un père, et vous prier de me
rappeler au bon souvenir de mes camarades. Serez-vous assez obli-
geant pour faire passer à l'inconnue... que vous savez la petite
lettre ci-incluse? »
Et la lettre partit. Je vainquis l'efiroi que me causait mon au-
dace. Ma main tremblait en jetant dans la boîte ces trois mots à la
comtesse, qui enchaînaient peut-être ma conscience et ma vie pour
jamais. Je le sentais, je m'obstinais. 11 m'était doux de rompre
avec Impéria. Je savourais une sorte de vengeance que je n'osais
pas lui dire, qui ne l'atteignait nullement, qui l'eût fait rire, si elle
l'eût connue, et qui pouvait retomber cruellement sur moi seul,
mais qui satisfaisait mon orgueil et me débarrassait, selon moi,
d'une année de contrainte et de tourmens.
Il en fut ainsi durant quelques jours, puis je songeai qu'il fallait
pourtant répondre à Impéria. Je réussis à lui écrire longuement la
lettre la plus folle et la plus gaie. J'y mis beaucoup de coquetterie,
et je crois vraiment que la colère surmontée me donna de l'esprit.
Je lui exprimai tout juste la dose d'attachement qu'elle m'avait si
bien mesurée et ne témoignai aucun désir de la rejoindre. Je brû-
lais encore une fois mes vaisseaux, et croyais les brûler pour la
dernière fois.
L'incident me rendit l'envie de travailler. Si la comtesse accep-
tait mon retour et comprenait ce cri spontané de mon cœur, je de-
vais employer le temps qui me retenait loin d'elle à me rendre
digne d'elle. Il n'était pas nécessaire pour cela que je fusse reçu
avocat, et que je fisse l'épreuve d'un talent douteux; mais je devais
étudier le droit pour n'être pas inhabile aux luttes de la vie prati-
que, et je devais en même temps développer et orner mon intelli-
gence dans tous les sens, autant que possible. Je me remis donc à
TOME LXXXII. — 18G9. 18
27/i REVUE DES DEUX MONDES.
l'ouvrage avec une sorte de fureur. Je me procurai tous les livres ,
sérieux que l'on put me prêter dans le pays. Je commençai à ap-
prendre tout seul les langues, la musique, le dessin, l'histoire na-
turelle, me promettant de passer l'année suivante à Paris, et d'y
prendre autant de leçons que ma légitime pourrait en payer et que
les journées pourraient en contenir. Mon père, qui était si fier de
me voir lire et écrire de temps en temps, fut émerveillé de me voir
lire et écrire jour et nuit. Il n'avait aucune idée de ce que peut
être la fatigue du cerveau.
J'attendis avec anxiété l'effet de ma déclaration à la comtesse. Je
fus désappointé de ne recevoir aucune réponse. Les vacances finis-
saient. Je partis pour Paris sans projet arrêté; mais, ayant pris
goût au travail et poussé par l'amour-propre, voulant réparer mon
échec au théâtre en acquérant une valeur quelconque, je me tins
parole; je m'isolai de mes anciens compagnons de plaisir, je m'en-
fermai avec des livres et ne sortis que pour aller à des cours ou à
des leçons particulières. J'étais là depuis un mois, lorsque je reçus
à! elle ce peu de mots :
« J'ai voyagé. Je trouve votre billet. Comme il me trouble! Que
veut-il dire? Expliquez-vous : pourquoi était-ce non? pourquoi est-
ce oui?
(( Répondez-moi sous le nom de M"*" Agathe Bouret, poste res-
tante, à Paris. En deux jours, j'aurai votre lettre. »
Je répondis : a Je vous aime sans vous avoir vue. Je vous aime
malgré tout ce qui nous sépare. Je veux être sincère comme vous.
Quand je vous ai entendue à Blois, j'étais ensorcelé. Votre lettre a
chassé le vain fantôme. Elle m'a pris comme le flot prend le nau-
fragé et en fait ce qu'il veut. J'étais fou quand j'ai osé vous le dire.
Je le suis encore d'oser vous le répéter. Je m'amoindris, je m'efface
à vos yeux en vous avouant que je ne suis qu'une épave, je me
perds peut-être; mais je ne veux rien vous cacher. Vous avez
nommé, vous aviez deviné celle que j'aimais. Elle l'ignore, elle ne
l'a pas deviné, elle! elle ne le saura jamais, et maintenant vous ne
verrez plus en moi que ce que je suis, un enfant ! oui, mais un enfant
qui veut devenir un homme, et qui travaille avec ardeur à savoir,
à comprendre, à Cîrc. Ne me dites plus que je dois vous donner
mon nom obscur et recevoir votre fortune qui m'humilie et me
désespère. Dites-moi que vous m'aimerez encore, que vous m'é-
crirez, que vous me donnerez du courage, que vous me permettrez
de vous aimer. Aimer, aimer, ne parlons que d'aimer! 11 n'y a que
cela que je comprenne et que je sente, le reste est un rêve! »
Huit jours après, elle m'écrivit : u Impéria est adorablement gra-
cieuse, distinguée, jolie. Je sais qui elle est; elle est de plus grande
PIERRE QUI ROULE. 275
famille que moi. Elle est destinée à refaire par son talent l'éclat de
sa destinée, terni par une faute qui n'est pas la sienne. Vous l'avez
aimée, cela devait être. Elle ne l'a pas deviné, preuve qu'elle est
chaste et que vous la respectez profondément. N'oser pas dire,
c'est le plus grand amour qu'on puisse éprouver! Voulez-vous que
je lui dise, moi? Ce serait à présent tout mon bonheur, tout mon
orgueil, d'assurer son existence en l'unissant à un homme digne
d'elle. 11 est impossible qu'elle ne vous aime pas. ÎVe luttez pas
contre vous, vous y perdriez peut-être cette sincérité vis-à-vis de
vous-même, qui à présent fait la noblesse et le charme de votre
belle et bonne âme. Restez ainsi, c'est ainsi que je vous aimerai,
comme une sœur aime son frère, comme une mère aime son enfant,
puisque vous êtes encore un enfant. Un mot, et je cours à La Haye,
j'explique tout à Cellamare, et nous travaillons habilement, délica-
tement, résolument pour vous. Je vous amène Impéria, je vous
marie, et alors je me fais connaître. »
Cette lettre m'écrasa. Je compris que j'étais perdu. Mon inconnue
était la plus vaillante, la plus généreuse des femmes, mais elle était
femme. J'avais eu tort d'être sincère; elle se méfiait de ma confes-
sion, elle ne croyait plus en moi. Elle me renvoyait à Impéria; ce
que j'avais failli écrire à celle-ci, elle me l'écrivait sans remords :
portez-vous bien ! c'est-à-dire, aimez qui vous voudrez. Altière et
superbe dans le romanesque, elle y cherchait le grand rôle et ne
daignait pas descendre à la lutte. Elle ne voulait pas m'aider à me
débattre contre une rechute possible, se donner la peine de guérir
quelque regret mal étouffé. Elle avait eu l'énergie de s'offrir, elle
n'avait pas celle de conquérir.
En me rappelant tout ce que j'avais entendu dans la cham.bre
bleue, je reconnus que sa démarche exprimait et contenait ce mé-
lange de courage et de prudence. Elle avait voulu savoir si j'avais
le cœur entièrement libre, si elle pouvait s'en emparer sans dan-
ger; elle ne permettait pas qu'on me parlât d'elle avant d'assurer
ce point essentiel. Sans doute Bellamare l'avait satisfaite à cet
égard, et elle n'attribuait alors mon refus qu'à la fierté modeste
d'un pauvre diable épouvanté d'un rôle au-dessus de ses moyens;
c'est pourquoi elle m'avait écrit cette adorable lettre qui m'avait
vaincu, moi ! et qui la laissait planer au-dessus de moi dans la force
sereine de son magnanime attachement. J'aurais dti comprendre,
j'aurais dû me taire et faire agir le sincère et délicat confident de
nos amours. Je n'avais pas osé lui livrer mes secrets, à cet excel-
lent Bellamare! Il était trop près d'impéria. Il lui eût peut-être
laissé deviner que je l'aimais — ou que je ne l'aimais plus.
Que devais-je répondre à la comtesse ? Je ne sais, mais je ne pus
276 EEVUE DES DEUX MONDES.
lui rien répondre. J'essayai vainement. Chaque élan d'amour,
chaque protestation de sincérité que je tentais de formuler m'en-
fonçait plus avant dans le bourbier de l'humiliation. Je ne trouvais
plus en moi la force de la convaincre; avec sa confiance, la mienne
s'était envolée. Elle me traitait d'enfant irrésolu, presque d'enfant
menteur; je me demandais si elle n'avait pas raison, si elle ne.
voyait pas plus clair en moi que moi-même. Comment écrire ou
parler quand on sait que chaque mot donnera prise à un soupçon
bien établi et systématiquement raisonné? 11 me sembla que j'étais
vis-à-vis d'elle comme j'avais été devant le public, lorsqu'à chaque
parole glacée de mon débit je croyais entendre chaque spectateur
me répondre : « Mauvais histrion ! tu ne sens rien de ce que tu
exprimes ! »
Je ne répondis pas, c'est-à-dire que j'écrivis vingt lettres, trente
peut-être, et que je les brûlai toutes. Et chaque fois que je brû-
lais, j'étais content, je me disais : N'entame pas une lutte où tu
seras vaincu. Quand mêm.e cette femme t'aimerait assez pour te
délivrer de l'eiTroi d'un mariage disproportionné et pour se donner
à toi, elle se reprendra à un moment donné; elle est la plus forte,
parce qu'elle est la plus calme, parce que son rôle prime le tien et
l'écrase. Tu l'aimeras passionnément, follement, avec les orages de
la jeunesse et les fautes de l'inexpérience. Toujours généreuse de
parti-pris, elle t'écrasera de sa douceur, de son oubli, de son dé-
dain peut-être! Non, cent fois non; arrache-la de ton imagination,
et si la séduction de son initiative est entrée dans ton cœur, broie
ton cœur plutôt que de l'avilir. — Je me tins parole, je n'écrivis
plus. Je me replongeai en désespéré dans le travail. Je m'abstins
de tout plaisir, je m'interdis le spectacle, on ne me revit ni sur les
banquettes ni dans les coulisses de l'Odéon. J'acquis, non pas beau-
coup de connaissances, mais beaucoup de notions, et je reconnus
avec un plaisir mêlé de terreur que j'apprenais tout facilement, que
j'étais propre à tout, c'est-à-dire peut-être propre à rien. L'hiver
s'écoula ainsi. Je ne pensais plus à Impéria, je me croyais guéri
d'elle. Aux approches du printemps, je sentis du trouble dans ma
tête fatiguée, des vertiges et le dégoût des alimens. Je n'y voulus
pas faire attention. Au mois d'avril, les petits accidens s'étant ré-^-
pétés, je fis une grande course au soleil dans les environs de Pa-
ris, croyant me rafraîchir le sang par un violent exercice. Je me
mis au lit en rentrant, j'avais une fièvre cérébrale.
Entre le sommeil et le délire, je ne sais ce qu'il advint de moi. Un
matin, je me rendis compte d'un grand accablement. Je reconnus
ma chambre. Je crus y être seul, et je me rendormis avec la con-
science de vouloir dormir. J'étais sauvé.
PIERRE QUI ROULE. 277
Je rêvai, des images nettes remplacèrent les fantômes sans forme
et sans nom qui m'avaient roulé avec eux clans le chaos de la dé-
mence. Je revis Impéria. Elle était dans un jardin plein de Heurs,
et je l'appelais pour la répétition, qui se faisait dans un autre jar-
din, à côté. Je me soulevai et je l'appelai d'une voix faible. Je
rêvais encore tout éveillé.
— Que veux-tu, mon cher ami? me répondit une douce voix bien
réelle, et la délicieuse tète de ma chère camarade m'apparut pen-
chée sur la mienne.
Je refermai les yeux, pensant rêver encore; je les rouvris en
sentant sa petite main sur mon front, dont elle essuyait la sueur.
C'était elle, c'était bien elle, je n'avais plus la fièvre, je ne diva-
guais plus. Elle était là depuis trois jours. Elle me soignait comme
si j'eusse été son frère; Bellamare et Moranbois, qui étaient venus
avec elle à Paiùs pour faire leurs engagemens annuels, la relayaient
tour à tour auprès de moi. Elle se reposait alors dans la chambre
voisine, elle ne me quittait pas. Elle m'expliqua tout cela en me dé-
fendant de m'étonner et de questionner. — Tu es sauvé, me dit-elle,
il te faut beaucoup de repos, tu n'as rien de mieux à faire; nous
sommes là, nous ne te quitterons que quand tu pourras marcher.
Ne nous remercie pas, c'est un devoir pour nous de t' assister et un
plaisir, à présent que nous ne sommes plus inquiets.
Elle me tutoyait franchement pour la première fois, soit par un
sentiment d'intérêt maternel, soit qu'elle eût pris tout à fait les ha-
bitudes du théâtre ambulant, peu modifiées alors. Je couvris ses
mains de baisers, je pleurais comme un enfant, je l'adorais, je ne
pensais plus.
Elle m'aida à prendre un peu de limonade qu'elle prépara elle-
même. On m'avait appliqué aux épaules des ventouses scarifiées
qu'elle visita et pansa comme une sœur de charité eût pu le faire.
Je ne suis pas sûr que pendant l'absence de ma volonté, elle ne fût
pas descendue aux plus humbles fonctions de garde-malade. Cette
fille si pure et si réservée n'avait plus ni honte ni dégoût auprès
d'un malade. Elle redevenait ange et ne se souvenait plus de son
sexe. Elle me servait comme elle avait probablement servi son père.
Cette charité sans bornes, c'est une vertu des comédiens qu'il est
impossible de nier. Impéria l'avait apportée dans ce milieu où elle
n'était pas née, et elle l'exerçait avec toute la suavité de sa nature
attentive, réiléchie et déficate. La bonne Régine, qui était rentrée
à rOdéon, vint me soigner aussi, mais avec trop de bruit et de
zèle. Je ne me sentais réellement mieux que quand Impéria était
près de moi. Anna me fit une petite visite très aflectueuse; mais
elle avait un amant jaloux qui ne lui permit pas de revenir.
278 REVUE DES DEUX MONDES.
Un soir Moranbois dit à Impéria : — Princesse, — il l'appelait
toujours ainsi d'un ton moitié respectueux, moitié dérisoire, — tu
es pâle et jaune pour ne pas dire verte. Tu es fatiguée, je veux que
tu ailles chez toi, te coucher et dormir une vraie nuit. Je me charge
de ton malade et j'en réponds. Va-t'en ! Moranbois l'a dit, Moran-
bois le veut!
Je joignis mes instances aux siennes. Elle dut céder; mais pen-
dant qu'elle préparait mes potions et en expliquait minutieusement
l'usage à Moranbois, je pleurai comme un bébé qui a promis à sa
maman d'être bien sage, mais qui ne peut la voir partir sans dou-
leur et sans effroi. Heureusement je cachai ma tète dans mes draps,
et on ne vit pas mes pauvres larmes puériles.
Ce fut ma première feinte. Bientôt, la réflexion me revenant, je
me livrai à la ruse. On parlait souvent de moi à voix basse dans la
chambre, et la torpeur de la convalescence me rendait indifférent
à ce qu'on pouvait dire. Peu à peu, en reprenant possession de
moi-même, je m'avisai d'écouter et de surprendre, s'il était pos-
sible, quelque révélation des vrais sentimens d'Impéria à mon
égard. Je simulai donc de temps en temps un sommeil profond
qu'aucun bruit ne pouvait troubler, et je m'étudiai à ne pas perdre
un mot, tout en donnant à ma physionomie l'immobilité d'une sur-
dité complète. Cette fois je jouai très bien la comédie.
Le seul dialogue intéressant que je surpris fut celui-ci entre îm-
péria et Bellamare. Il fut décisif, comme vous allez voir.
— Il a toujours cet excellent sommeil?
— Toujours.
— Et toi, tu n'es plus fatiguée?
— Plus du tout.
— Sais-tu qu'il est encore plus beau avec cette pâleur et cette
barbe noire?
— Oui, il me rappelle l'iïamlet de Delacroix.
— Dis donc, ma fille ! une chose étonnante pour moi, c'est que
tu ne te sois pas énamourée, en tout bien, tout honneur, de ce
beau et brave garçon!
— Que voulez-vous? je n'aime pas les beaux garçons!
— Parce qu'ils sont sots. Celui-là est intelligent.
— Certes je l'aime an moral, et de tout mon cœur.
— Au moral! Voilà, dans votre bouche, une parole délicate, ma-
demoiselle de Valclos !
— N'y cherchez pas malice, monsieur Bellamare. J'ai vingt-trois
ans, et je vois tout ce que le théâtre dévoile plus ingénument que
le monde. Je n'ai donc pas à faire l'ignorante avec vous. Je sais que
l'amour est une fièvre que certains regards allument; je sais que
PIERRE QUI ROULE. 279
des personnes laides inspirent des passions et que des personnes
belles peuvent en éprouver quand elles ne sont pas exclusivement
éprises d'elles-mêmes. Tout cela ne fait pas que j'aie jamais res-
senti le moindre trouble auprès de Laurence, ou de Léon, qui est
aussi très beau et nullement fat. Pourquoi? Il m'est impossible de le
dire. Je suis tentée de croire que mes yeux ne sont pas artistes et
ne perçoivent pas l'influence du beau physique.
— C'est singulier ! Est-ce que le préféré était laid?
— Il devait l'être !
— Ah çà!... il y a bien longtemps que je n'ai eu un moment
pour parler raison avec vous, ma chère pupille ! Est-ce que ce pré-
féré existe réellement?
— Vous n'y croyez pas?
— Je n'y ai jamais cru.
— Et vous avez eu bien raison , répondit Impéria en étouffant un
petit rire étrange.
— Pourquoi avez-vous inventé ce roman ?
— Pour qu'on me laissât tranquille.
— Alors, vous vous êtes méfiée de moi aussi, puisque vous ne
m'avez pas confié le stratagème?
— Je ne me suis jamais méfiée de vous, mon ami, jamais!
— Et vous êtes résolue à ne point aimer?
— Très résolue.
— Vous croyez cela possible ?
— C'est possible jusqu'à présent.
— Si Laurence vous aimait, lui ?
— Est-ce que vous croyez cela?
— Je le crois. Il nous a peut-être abandonnés par dépit de votre
indifférence?
— J'espère que vous vous trompez! Je lui suis très attachée, mais
je ne l'aime pas d'amour, mon ami, et ce n'est pas ma faute.
— Je vous ai dit, sans vous rien indiquer, qu'il était aimé en
haut lieu?
— "Vous me l'avez dit. Cela ne m'a pas inspiré l'envie de lui
plaire. Je ne suis pas coquette.
— Vous êtes parfaite, je le sais, et je ne suis pas de ceux qui vous
diront qu'une femme sans amour est un monstre. J'ai vu tant de
monstres amoureux dans les deux sexes, et j'ai rêvé dans ma jeu-
nesse tant de choses stupides que je croyais sublimes...
— Qu'à présent vous ne croyez plus à rien?
— A rien qu'à la vertu, car je l'ai rencontrée deux ou trois fois
en ma vie, se promenant comme une déesse tranquille sur le sale
pavé des enfers, et ne recevant pas une. éclaboussure sur sa robe
280 REVUE DES DEUX MONDES.
qui passait blanche et brillante au milieu des immondices. Vous
êtes une de ces rencontres fantastiques devant lesquelles je m'in-
cline jusqu'à terre, mademoiselle de Valclos! Je trouve cela si beau
que je me garderai bien de disséquer les fibres de l'idéal que vous
êtes! Je trouve les hommes insensés d'exiger la pureté chez les
femmes pour les aimer sérieusement, et de vouloir tout aussitôt dé-
truire cette pureté à leur profit. Ils n'ont que mépris pour les fai-
bles, que fureurs contre les fortes. Que veulent-ils donc? Moi, je
suis tout indulgence et pardon pour les premières, tout respect et
adoration pour les secondes. Sur ce, chère enfant, je vais dépêcher
mon dîner. Que veux-tu que je t'envoie pour le tien ?
— Dis au traiteur de m'envoyer ce qu'il voudra.
— Il t'enverra du veau!
— Soit!
— Du veau! c'est ignoble, le veau; ça ne nourrit pas. Une côte-
lette de mouton, hein?
— Comme tu voudras, mon cher; je ne suis pas gourmande.
— Sensuelle d'aucune façon, c'est connu.
— Attendez pourtant : j'adore les pommes de terre.
— On t'enverra des pommes de terre.
— Et avant tout du bon consommé pour mon malade; mais dis
donc, directeur de mon cœur, as-tu de l'argent?
— Pas un sou aujourd'hui, ma petite; ça ne fait rien; le mane-
sîncjue me connaît, et demain je touche quelque chose.
— Mais ce soir tu vas au vaudeville?
— Eh bien ! n'ai-je pas mes entrées?
— Il fait un temps de chien : prends de quoi payer l'omnibus.
— Tu as donc de l'argent, toi?
— J'ai douze sous.
— Peste !
— Prends-les, allons!
— Plutôt la mort! s'écrla-t-il d'un ton tragi-comique qui fit en-
core rire Impéria après qu'il fut sorti.
Ce mélange de choses délicates et triviales que je vous rapporte,
ce passage subit des pensées élevées aux réalités vulgaires de la vie
au jour ]e jour, ce respect exquis, profond, sincère, que Bellamare
avait pour M""" de Valclos, revenant brusquement au tutoiement pa-
ternel avec la petite ingénue de sa troupe, vous peignent, je Crois,
dans leur ton vrai, les hauts et les bas de l'esprit des histrions in-
telligens. J'en fus frappé ce jour-là plus que je ne l'avais jamais
été; je venais d'entendre l'irrévocable vérité dans toute sa candeur,
et ce qui vous surprendra peut-être, c'est que je n'en fus pas dou-
loureusement affecté. Un convalescent n'a pas de vives impressions,
PIERRE QUI ROULE. 281
on dirait qu'il n'a qu'un but, qui est de vivre, n'importe à quel
prix, et puis j'avais sincèrement renoncé à Impéria en offrant mon
cœur à la comtesse. Je me serais méprisé, si la moindre irrésolu-
tion avait justifié les soupçons blessans de mon inconnue. Même
après la rupture tacite que ces soupçons avaient amenée entre elle
et moi, je n'aurais pas trouvé délicat de revenir à mon premier
amour. Je me jurai donc de ne plus être pour Impéria que ce qu'elle
voulait que je fusse, son frère et son ami. Je donnai au sentiment
qu'elle m'inspirait les noms de tendresse et de reconnaissance. A
vingt ans, on accepte audacieusement et de bonne foi ces transac-
tions impossibles : on se croit si fort ! on a l'orgueil si naïf!
Quand je pus sortir de mon lit, Impéria me quitta; le lendemain,
que je passai sur un fauteuil, au coin d'un petit feu doux, elle re-
vint, et, sans ôter son chapeau ni son manteau, elle me tint com-
pagnie pendant l'après-midi. J'étais assez fort pour causer sans
fatigue, et je désirais beaucoup savoir la situation pécuniaire de Cel-
lamare. Ce que j'avais entendu me faisait penser avec raison qu'elle
n'était pas brillante. Je demandai s'il avait fait de bonnes affaires
en Belgique et en Hollande. — Non, me dit Impéria, tout au con-
traire : notre tournée avec toi avait été assez fructueuse; mais aus-
sitôt que Bellamare a quelque bénéfice entre les mains, l'amour du
mieux s'empare de lui. Tu sais qu'il rêve toujours de faire de l'art
tout en faisant du métier, et puis il est si généreux! Il se bâta donc
d'augmenter nos appointemens à tous et d'engager Mercœur, qui
est inférieur à Lambesc, mais qui est payé plus cher parce qu'il est
père de famille. De même pour Camille, qui ne vaut pas Lucinde,
mais qui ne vit que du théâtre. Les recettes ont baissé, la vie est
chère dans le nord. C'est en vain qu'Anna, Léon et moi, nous avons
remis dans la caisse de Moranbois, à l'insu de Bellamare, le surplus
d'appointemens qu'il nous avait forcés d'accepter. La saison finie, il
a fait honneur comme toujours à tous ses engagemens; mais nous
sommes arrivés ici avec rien, et si je n'avais eu un assez bon lot de
mes guipures à vendre, toujours à l'insu de Bellamare, qui ne con-
naît jamais exactement la comptabilité de Moranbois, j'ignore com-
ment nous aurions pu vivre. A présent nous sommes sûrs de payer
nos chambres et le restaurateur. Léon a été à Blois chez son ami,
que tu connais, je crois, et qui lui prête une somme que Bellamare
accepte. Il accepte toujours parce qu'il trouve toujours moyen de
rendre, et quand il a rendu, il recommence à n'avoir plus rien; c'est
comme cela depuis si longtemps que sa sérénité n'en est jamais
altérée, et que nous nous habituons à partager sa confiance.
Je me promis de mettre aussi un de mes billets de mille francs
dans la caisse, et je continuai à questionner. Bellamare avait de
282 REVUE DES DEUX MONDES.
grands projets pour l'été; il voulait sortir cle France, où nous avions
trop de concurrens, et disait que, le français étant la langue univer-
selle, si les bons comédiens mouraient de faim chez eux, c'est qu'ils
n'avaient pas le courage de voyager. Le soir, ce fut à Moranbois
de me tenir compagnie. Je voulus lui remettre mon offrande, il la
refusa. On pouvait, disait-il, s'endetter un peu avec Léon, qui
était destiné à recueillir un riche patrimoine et qui n'était gueux
que parce qu'il lui plaisait de l'être; mais on savait très bien que
je n'étais pas en situation de soutenir de mon argent l'entreprise
de Bellamare. Bellamare était toujours content quand, au bout de
l'année, il joignait les deux bouts, et, selon Moranbois, Bellamare
avait raison. Pourvu, disait-il, qu'un homme vive en travaillant
honnêtement, qu'importe qu'il n'amasse point? Les meilleurs et les
plus sages sont ceux qui réussissent à se tenir juste au-dessus de
la misère. Ils n'ont pas le souci de posséder, de conserver, de pla-
cer, de faire valoir. La responsabilité vis-à-vis des autres suffit bien
pour tenir en haleine un honnête homme, sans qu'il soit besoin d'y
ajouter cette stupide responsabilité envers soi-même qu'on appelle
l'esprit de conduite et qui vieillit tout à coup les gens mûrs. — C'est
le tintouin de gouverner leurs monacos, me disait Moranbois dans
son langage imagé, qui leur fait pousser le ventre et pourrir les
dents. Le patron, — c'est ainsi qu'il appelait Bellamare, — sera
toujours jeune parce qu'il ne fera de crasses ni à lui ni aux autres.
Il ne dépensera pas sa verdeur à se faire un palais pour loger la
pomme cuite qu'il sera dans vingt-cinq ou trente ans d'ici. Je vois
tout le monde parler d'amasser pour ses vieux jours, comme si on
était sûr d'avoir de vieux jours et comme si on devait désirer d'en
avoir! Le joli calcul de se manger le sang tout le temps qu'on en
a pour avoir de quoi se nourrir quand on ne sera plus qu'une or-
dure bonne pour le reliquaire du chiffonnier ! On dit aux insou-
cians : Vous demanderez donc l'aumône quand vous ne pourrez
plus travailler? Moi je réponds que les paysans travaillent la terre
jusqu'au jour où on les y colle, et qu'on n'y est ni plus ni moins
bien collé, qu'on ait un drap de batiste ou un torchon pour linceul.
Malgré mon adhésion à cette haute philosophie, j'insistai pour
qu'il me fût permis de faciliter à Bellamare et à ses amis le moyen
d'occuper et d'utiliser agréablement leur jeunesse d'artistes.
— Nous avons mille francs de Léon, répondit Moranbois, c'est
assez pour nous remettre à flot. Je pourrais endetter le patron sans
qu'il le sût, mais ce ne serait pas un service à lui rendre. Si tu veux
lui être utile, viens voyager avec nous en associé.
Il m'expliqua alors que Bellamare, Léon, Impéria, Anna, Marco
et lui-même avaient résolu de mettre en commun les produits du
PIERRE QUI ROULE. 283
travail, et qu'après avoir prélevé le paiement des pensionnaires et
les dépenses communes, ils se partageraient intégralement par por-
tions égales les bénéfices. — Les bénéfices, ajouta-t-il, il n'y en
aura pas; mais nous aurons vécu, travaillé, mangé, voyagé pendant
une année sans être à charge à personne. Vois si tu veux être de la
partie. Tu as besoin de secouer ta casserole et d'éteindre ton four-
neau, les médecins l'ont dit. Tu ne voyageras pas seul, ça coûte
trop cher et c'est triste; avec nous, tu seras de bonne humeur, et
les dépenses seront payées par les recettes.
— J'accepterais joyeusement, lui dis-je, si j'avais assez de ta-
lent pour contribuer effeclivement aux recettes; mais je n'en ai
pas, je ne serais qu'une charge de plus.
— Tu te trompes; talent ou non, tu attires le sexe, et tu nous
remplis les avant-scènes. Léon, dans les rôles tendres, est plus
mauvais que toi ; on ne l'aime que dans le drame. Nous ne t'avons
pas remplacé, faute de quibns pour engager un amoureux; tu nous
étais très utile, on s'en est aperçu après ton départ; nous avons
baissé.
J'avouai à Moranbois que cette exhibition de ma personne m'hu-
miliait beaucoup. Pour se faire pardonner de poser comme un mo-
dèle devant le public, il faut savoir parler à son intelligence en
même temps qu'à ses yeux. Moranbois, tout pénétrant et intelli-
gent qu'il était, ne comprit rien à mon scrupule et m'en railla. Il
pensait que quand on est beau et bien fait, il n'y a pas d'impudeur
à se produire. Je vis reparaître en lui l'ancien saltimbanque, l'her-
cuîe de carrefour exhibant avec satisfaction son torse et ses biceps.
Je consultai Impéria sur la proposition de Moranbois; son pre-
mier mouvement fut d'en accueillir la pensée avec une joie aimable
et sincère, puis je la vis devenir inquiète et irrésolue. Je devinai
qu'avertie par les suppositions de Bellamare elle craignait d'encou-
rager mon amour. Je la rassurai en lui disant que j'avais une fian-
cée dans mon pays, mais que j'étais trop jeune pour songer au
mariage, et que j'étais libre de courir le monde à ma guise, au
moins pendant une saison. Je crus pouvoir lui faire le mensonge
qu'elle m'avait fait, et comme elle s'était attribué un amour pour
se préserver de mes espérances, je m'en supposai un pour me pré-
server de ses méfiances.
Dès lors elle insista vivement pour m'emmener, et le médecin
qui m'avait soigné lui donna raison. Si je me remettais au travail
du cabinet avant six mois, j'étais perdu. Je l'écrivis à mon père,
qui m'approuva par la main du maître d'école, son secrétaire.
Moranbois et Bellamare m'accueillirent avec transport. Bellamare
rédigea une belle page d'écriture qui résumait nos conventions
284 REVUE DES DEUX MONDES.
d'as.sociation, et nous voulûmes qu'il y fût ajouté une clause moyen-
nant laquelle il conservait son autorité absolue de directeur sur ses
associés comme sur ses pensionnaires. Nous ne voulions pas que
l'un d'entre nous, dans un jour d'excitation nerveuse ou de lassi-
tude misanthropique, pût entraver par des discussions oiseuses
l'exercice d'une direction aussi active et aussi intelligente que la
sienne.
Anna quitta courageusement son amant, qui la malmenait et
qu'elle pleura quand même. Cette fille, toujours déraisonnable et
malheureuse en amour, était en amitié la plus estimable et la plus
solide des femmes. Elle n'avait ni dépit ni rancune, et même elle
me savait gré de n'avoir pas profité d'un peu d'émotion qu'elle
avait eue auprès de moi dans les premiers jours de notre tournée.
Elle se réjouit donc de me voir associé à la nouvelle campagne.
Léon, qui revint de Blois, et Marco, qui revint de Rouen, me firent
le môme accueil et me soutinrent que j'étais un artiste. Nous par-
tîmes pour l'Italie dans les derniers jours d'août, sans attendre la
fermeture de l'Odéon et sans emmener Régine, qui devait nous re-
joindre dès qu'elle serait libre. Nous avions à engager en route
une grande coquette et un Frederick Lemaîtie quelconque. Ce fut
Lambesc, qui nous retomba sous la main à Lyon. Il avait fait de
mauvaises affaires, et il était plus traitable qu'autrefois. Quelque
impatientant qu'il fût, nous lui avions dû des succès, et nous fûmes
contens de le reprendre. împéria opina pour lui, disant que nous
étions habitués à ses défauts, et que nous ne retrouverions pas ai-
sément ses qualités.
Nous allions nous entendre avec une demoiselle Arsène qui avait
joué les confidentes au Théâtre-Français et qui croyait en consé-
quence pouvoir jouer les Rachel en province. Nous n'en étions pas
aussi sûrs qu'elle, et nous hésitions encore lorsque Lucinde nous
écrivit qu'elle avait toujours désiré voir l'Italie, et qu'elle se con-
tenterait des appointemens qu'elle avait déjà eus chez nous. Elle
n'avait pu faire promettre le mariage à son marchand de vin, qui
lui donnait toujours un certain luxe, mais qui l'ennuyait. Elle es-
pérait peut-être réveiller sa passion en le laissant seul et en fei-
gnant de lui préférer le théâtre. Nous l'attendûnes et franchîmes la
frontière avec elle. La troupe était au grand complet, et, les discus-
sions d'affaires terminées, on était content de se revoir.
Je ne vous raconterai pas mes voyages, j'en aurais pour trois
jours, et mes souvenirs, bons peut-être à défrayer une causerie à
bâtons rompus, retarderaient ce qui vous intéresse, l'histoire de
mes sentimens et de mes pensées.
Je vous ferai donc passer à vol d'oiseau par Turin, Florence, Ve-
PIERRE QUI FiOLLE. 285
nise, Trieste; je vous ferai revenir par l'Autriclie et la Suisse, où
nous fîmes nos comptes à Genève après quelques soirées assez
bonnes. îNous avions boidotic, comme disait Moranbois, nous avions
soixante-quinze francs de bénéfice net à partager entre sept so-
ciétaires; mais nous avions fait un voyage intéressant et presque
comfortable, les pensionnaires étaient payés et l'ami de Léon fat
remboursé. Lucinde, Lambesc et Régine nous quittaient. C'était
l'époque de mes vacances, et mon père m'attendait. Les autres as-
sociés allaient tenter fortune, on ne savait encore où. Je leur pro-
mis de les rejoindre après l'hiver, que je voulais passer à Paris, et
cette fois Moranbois accepta l'emprunt de mes mille francs, néces-
saires pour mettre mon directeur et mes camarades en état de se
réorganiser.
Rentré dans mon i'aubourg de petite ville, entouré des raves et
des asperges paternelles, j'eus le loisir de me résumer, comme je
vais tâcher de le faire pour vous.
J'avais fait quelque progrès au théâtre. J'y avais acquis une ex-
cellente tenue sans paraître gêné, bien que je le fusse toujours.
J'avais trouvé assez de sang-froid pour ne plus faire par émotion les
contre-sens que répudiait mon intelligence. Je plaisais toujours aux
femiuies et ne déplaisais plus aux hommes. Je m'étais résigné à être
toujours habillé comme un homme de goût. J'avais été humilié
d'abord de ce détail, disant que je ne voulais pas devoir mon succès
au tailleur. Je vis que le public me tenait compte de mes gilets plus
que de mes études, et prenait en considération un homme si bien
nippé. Mes camarades, en un jour de facétie, s'étaient plu à me
faire passer pour un fils de grande famille, et on me dispensait
d'être bon artiste, pourvu que je parusse homme du monde.
— Ne ris pas de cela, me disait Cellamare, tu es notre enseigne;
ta noblesse fait des petits, et à chaque nouvelle station l'imagina-
tion des badauds enrichit la troupe d'un hidalgo de plus. A Venise,
j'étais 27 signor di Bellanu/rc, directeur d'une troupe de personnes
titrées, et je n'avais qu'un mot à dire pour faire de toi un duc et
de moi un marquis. Le prestige de la noblesse est encore debout à
l'étranger. En France, il se môle drolatiquement à la vanité démo-
cratique, et si tu étais assez aventurier pour mettre un de devant
ton nom, le peuple des petites villes serait fier d'avoir pour histrion
un grand seigneur. Ne te défends donc pas de l'être, et ne prends
pas tout cela au sérieux; nous sommes en voyage pour nous amu-
ser. Sois certain que cela n'ôte rien au talent que tu dois avoir et
que tu auras, c'est moi qui t'en réponds. .
Il tâchait de m'en donner; il m'en donnait quand je lui récitais
mes rôles. Nous avons déclamé Corneille en passant les Alpes sur
286 REVUE DES DEUX MONDES.
des ânes. Les glaciers de la Suisse, les grèves de la Méditerranée»
les ruines, les grottes, toutes les solitudes pittoresques que nous
avons explorées ensemble ont retenti du son de nos voix montées
au diapason de la passion dramatique. Je me sentais puissant, je
me croyais inspiré. Devant la rampe, tout disparaissait. J'étais trop
consciencieux, je me jugeais trop moi-même. J'étais mon propre
critique et mon pire obstacle.
Voilà pour mon talent; quant à mon amour, il avait pris un nou-
vel aspect. L'égalité d'âme, la sérénité de caractère de M"« de Val-
clos, qui ne s'étaient pas démenties un seul instant au milieu des
revers, des contrariétés, des fatigues et des accidens inévitables du
voyage, m'avaient insensiblement inoculé ce calme et tendre res-
pect qu'elles inspiraient àBellamare, sans éveiller en lui le moindre
rêve de sensualité. Bellamare était pourtant, non pas libertin, mais
ardent au plaisir. Il ne connaissait pas de sentiment mixte entre
le désir sans affection et l'affection sans désir. 11 pouvait faire en-
core des folies pour une femme convoitée ; satisfait , il ne faisait
plus de sottises et la quittait avec de bons procédés, mais sans au-
cun regret. Cet homme, si heureux par son caractère et si sédui-
sant par sa bonté, exerçait sur mon esprit une grande influence.
J'aurais voulu voir et sentir comme lui. Je m'efforçais de l'imiter
dans ses écarts et dans sa sagesse; mais là où il trouvait le calme,
le rassérénement des facultés après Y c.rfogation (1) des instincts,
je ne trouvais que la honte de moi-même et une profonde tristesse.
J'étais un idéaliste, et en outre j'avais la moitié de son âge. J'étais
absurde de croire qu'on peut arranger sa vie comme celle d'un
autre. La raison ne s'applique pas sur nous comme un vêtement
d'emprunt; il faut que chacun de nous sache tailler le sien sur son
propre individu.
Cet engouement pour Bellamare et cette chimère de vouloir lui
ressembler réussirent du moins à engourdir ma passion. Peut-être
le rapide et violent passage d'un autre amour en moi , le rêve de
Yineoiwue, avait-il effacé un peu l'image d'impéria. Il est certain
qu'elle ne me paraissait plus redoutable, et qu'une profonde ten-
dresse apaisa les transports secrets de mon désir. En la voyant si
respectée de mes autres camarades, je me fusse trouvé fat de son-
ger à la vaincre. A force de n'y plus songer, je ne le désirai même
plus.
Du moins c'est dans cette disposition d'esprit que je la quittai à
(1) J'ai retenu ce mot du récit de Laurence parce qu'il m'a frappé. Je ne le crois pas
français, et je défsiierais qu'il le fût. C'était sans doute de la part de mon narrateur
un souvenir de l'Italie, où le verbe sfogarsi, admirablement expressif, n'a pas d'équi-
valent dans notre langue.
PIERRE QUI ROULE. 287
Genève. Rentré chez moi, je pensai à elle sans trouble; mais bien-
tôt il me fut impossible de me dissimuler qu'elle était nécessaire à
ma vie intellectuelle, et que je m'ennuyais profondément là où elle
n'était pas. Je n'eus pas le courage de reprendre mes études sé-
rieuses. La musique et le dessin me plaisaient mieux, parce qu'ils
me permettaient de penser à elle. Elle avait un charmant filet de
voix, était bonne musicienne et chantait délicieusement. En m'ef-
forçant d'être bon musicien moi-même, je ne songeais qu'à chanter
avec elle ou à l'accompagner. Elle m'avait fait travailler de temps
en temps en voyage, et en somme ses leçons ont été les meil-
leures que j'aie reçues.
Je me donnai quelque temps le change en me persuadant que la
société de Bellamare, de Léon, d'Anna et de Marco m'était aussi
nécessaire que celle d'Impéria. Ils m'aimaient tant! ils étaient si
aimables ou si intéressans! Comment le milieu où je retombais ne
m'eût-il pas paru insupportable? Je me reprochais en vain ce di-
vorce entre m.es anciens amis et moi. Je me trouvais coupable de
regretter la conversation de Bellamare auprès de mon père; mais
n'est-ce pas lui, mon pauvre père, qui, en me jetant dans la civi-
lisation, m'avait condamné à rompre avec la barbarie?
Pourtant, quand j'étais sincère avec moi-même, je sentais bien
que j'eusse pu oublier Bellamare et tous mes camarades, — excepté
Impéria. Ce n'était pas la faute de mon père si je m'étais folle-
ment attaché à une personne qui ne voulait aimer personne !
Un jour, en traversant les Alpes dans un traîneau avec Bella-
mare, il m'avait demandé l'issue de mes amours avec la comtesse.
Je lui avais alors dit toute la vérité, ou à peu près. A ce moment-
là, je m'étais bien persuadé que je n'avais plus d'amour pour Im-
péria, que je n'en aurais plus, et que Bellamare pouvait, sans me
nuire, lui répéter mes confidences. J'avais d'ailleurs atténué beau-
coup dans mes révélations l'ardeur de ma passion première, et j'en
avais laissé le début inédit. Je ne m'étais point vanté d'avoir em-
brassé la carrière du théâtre à cause d'elle. J'avouais simplement
qu'à l'époque de l'aventure de Blois je m'étais senti plus épris
d'elle que de l'inconnue. Je pus raconter sincèrement tout le reste.
Le jugement de Bellamare sur cette situation m'avait beaucoup
frappé. Il m'approuva d'abord, et il ajouta : — Tu as pris sans le
savoir le meilleur chemin pour être véritablement aimé de cette com-
tesse, la sincérité d'abord, la fierté ensuite. En te laissant voir ses
soupçons, elle s'attendait à de vives répliques, à une lutte où elle
ne se fût déclarée vaincue qu'après t'avoir roulé à sa guise sur la
poussière de l'arène. De ce moment, elle ne t'eût plus aimé. Les
femmes sont ainsi faites. C'est leur rendre service que de ne pas se
23S REVUE DES DEUX MONDES.
prêter à leurs instincts de combat, de les former à aimer tout fran-
chement, comme elles savent si bien aimer quand on ne les égare
pas à la recherche de l'impossible. L'amour est une belle chose,
sublime chez elles au début. Gare le second et le troisième acte du
drame! Quand on ne peut pas brusquer le dénoûment, il faut l'at-
tendre. Attends donc en silence, laisse couver le feu, et tu la ver-
ras revenir loyale et forte comme au jour de la chambre bleue. Si
elle revient, reçois mon compliment. Si elle ne revient pas, ré-
jouis-toi d'avoir échappé à un amour de tête. Ce sont les pires.
Et Bellamare avait encore ajouté : — Si Impéria n'avait pas un
parti-pris, j'aurais béni vos amours. Moi, je vous trouvais dignes
l'un de l'autre; mais elle est sage et ne veut pas d'amant. De plus
elle est raisonnable et ne se jettera pas dans la misère du mariage.
Enfin elle se trouve heureuse dans sa vertu, et je crois à cela, bien
que je ne le comprenne pas. N'y pense donc plus, si tu es raison-
nable toi-même. Crois-tu que le premier jour où elle est venue
mystérieusement à moi, comme la comtesse, mais avec des idées
autrement sérieuses et arrêtées, pour me dire ses malheurs de fa-
mille et me prier de lui donner un état et un appui, je n'aie pas
été ému, autant et plus peut-être que tu ne l'as été dans la chambre
bleue? Elle était si jolie dans sa douleur, si séduisante dans sa con-
fiance! J'ai eu le vertige dix fois dans ces deux heures d'entretien
tête à tête; mais^ si Bellamare a un nez pour flairer l'occasion et une
griffe pour la prendre aux cheveux, il a un œil pour distinguer
l'honnêteté vraie, et une main qui se purifie en bénissant. En la
quittant, je lui avais promis d'être son père, et h. toute arrière-
pensée j'avais dit sans retour : u Jamais, jamais, jamais! » Or, quand
les choses se présentent aussi nettes à ma conscience, il n'y a plus
en moi le moindre mérite, parce qu'il n'y a plus le moindre com-
bat, et je t'avoue ne pas comprendre qu'il en coûte plus à un hon-
nête homme de ne pas tricher avec une femme que de ne pas tri-
cher au jeu.
En ce moment-là, l'argumentation de Bellamare m'avait paru
victorieuse, je la commentai tout le temps de mes vacances. Je ne
trouvai rien à y répondre; mais elle ne m'empêcha pas d'être très
abattu et très malheureux. Je tâchai de m' enflammer de nouveau
pour la comtesse, et souvent je rêvai les voluptés de l'amour par-
tagé; mais au réveil je ne l'aimais plus. Son image ne parlait qu'à
mes sens par l'imagination.
A la fin des vacances, je me demandai si je ne renoncerais pas
au droit, qui ne me menait plus à rien, et si je n'irais pas re-
joindre la troupe de Bellamare. Je ne voulus pas prendre cette ré-
solution sans consulter mon père. Je pensais qu'il m'en détourne-
PIErxRE QUI ROULE. 289
rait; il n'y songea pas. J'eus d'abord beaucoup de peine à lui faire
comprendre ce que c'était que le théâtre. Il n'était jamais venu de
troupe dramatique chez nous, il n'y avait pas de salle. Ce que mon
père appelait des comcdiens, c'étaient les marchands de thé suisse,
les montreurs de bêtes et les saltimbanques qu'il avait vus dans
les foires et assemblées. Aussi je me gardai bien de prononcer les
mots de comédie ou de comédien, qui ne lui eussent inspiré qu'un
profond mépris. Malgré ma résolution d'être sincère, je lui donnai
des explications qui étaient vraies en fait, mais qui n'offrirent à son
esprit qu'un sens vague et quelque peu fantastique. Mon père a
toujours eu la simplicité élémentaire de l'homme entièrement voué
au travail manuel, comme à un devoir, comme à une religion dont
aucune idée étrangère à ce travail ne peut le distraire sans l'y
rendre impropre. Ma mère, qui était très intelligente, l'avait un
peu raillé pour sa crédulité et sa bonhomie. Il le lui permettait et
voulait bien rire avec elle, ils s'adoraient quand même; mais il ne
m'eût pas permis de m'apercevoir de son infériorité vis-à-vis de
moi. Il voulait que je fusse autre et non plus que lui; il estimait
son état diiïérent, mais égal au mien. Son culte pour la terre ne
lui permettait pas de penser autrement, et au fond il était dans îe
vrai absolu, dans la haute philosophie, sans s'en douter. Il respec-
tait le beau savoir très humblement, mais c'était h la condition de
faire respecter tout autant la culture du sol. S'il m'en avait dé-
tourné, c'est qu'il eût cru, en faisant de moi un paysan, me rendre
impropre à la chimérique succession de mon oncle le parvenu.
Quand je lui eus dit que je désirais m'associer à des personnes
qui parlaient en public pour s'exercer h bien dire de belles choses,
il fut satisfait et ne m'en demanda pas davantage. Il eût craint, par
ses questions, de me montrer combien peu il se doutait de ce que
pouvait être cette étude. Je partis donc, emportant sa bénédiction
comme les autres fois et mon petit capital, que, dès l'année précé-
dente, j'avais toujours fait voyager à tout événement dans ma cein-
ture de dessous. Il n'était pas assez gros pour me gêner, d'autant
plus que je l'avais déjà diminué de moitié.
Au commencement de l'hiver, je rejoignis donc la troupe à Tou-
lon, et j'y fus reçu avec enthousiasme. La situation n'était pas bril-
lante; on avait toujours boulotte, comme disait Moranbois, et on te-
nait conseil pour savoir si l'on poursuivrait l'exploration des côtes.
A cette époque, les villes du littoral commençaient à peine à jouir
de la vogue qu'elles ont acquise depuis. Il n'était pas encore ques-
tion de chemin de fer, d'éclairage au gaz, de maisons de jeu. L'Eu-
rope n'assiégeait pas cette étroite falaise qui s'étend, comme un es-
palier au soleil, de Toulon à Monaco, et qui bientôt s'étendra jusqu'à
TOME LXXXII. — 18G9. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
Gênes. — Mes enfans, nous dit Bellamare, nous boiilotterons tou-
jours, si nous ne prenons un grand parti. Je n'ai jamais gagné d'ar-
gent que hors de France, nul n'est prophète en son pays. J'ai fait
à peu près le tour du monde, et je sais que plus on vient de loin,
plus on attire les curieux. Souvenez-vous que l'année dernière -nous
avons mieux réussi à Trieste, le point extrême de notre tournée,
que partout ailleurs. Je voulais pousser jusqu'à Odessa à travers
les provinces danubiennes. Je me souvenais d'y avoir fait de bonnes
affaires; nous serions revenus par Moscou. Vous avez reculé devant
la campagne de Russie. Si vous m'en croyez, nous allons l'entre-
prendre; mais, en raison de l'approche de l'hiver, nous commence-
rons par les pays chauds. Nous irons à Constantinophe, nous y sé-
journerons deux mois; nous irons de là à Temesvar et à Bucharest,
qui est une bonne ville aussi; dès que le temps le permettra, nous
traverserons le Balkan, nous gagnerons Jassy, et nous arriverons à
Odessa avec les hirondelles.
On lui fit observer que les frais du voyage seraient considérables.
Il nous montra les lettres d'un entrepreneur de succès qui se char-
geait de notre transport et promettait de s'occuper du retour, si
nous ne pouvions en couvrir la dépense; c'était un ancien associé,
sur la probité duquel il croyait pouvoir compter. On alla aux voix.
Chacun joua la sienne à pile ou face. La majorité du hasard décida
le voyage. J'avoue qu'en voyant Impéria le désirer, je trichai pour
faire pencher la balance du côté aflirmatif.
Je vais encore vous faire faire une enjambée par-dessus les dé-
tails fastidieux ou comiques qui seraient sans rapport avec mon
sujet. Je vous dirai seulement que, si la majorité était vaillante et
pleine d'espoir, la minorité, représentée par Lucinde, Lambesc, Ré-
gine et Purpurin, ne l'était qu'à demi ou ne l'était pas du tout. Ce
dernier ne pardonnait pas aux étrangers de ne pas savoir le fran-
çais mieux que lui, et Lambesc, qui avait la prétention de parler
italien, était furieux d'être moins mal compris quand il parlait sa
propre langue. C'était un caractère aigri, comme celui de Léon,
par les déceptions; mais il n'avait pas, comme Léon, le bon goût de
cacher ses blessures. Il se croyait le seul grand génie de la terre et
le seul méconnu. Selon lui, les artistes aimés du public et favorisés
par le succès n'avaient dû leur bonne chance qu'à l'intrigue.
Régine riait de tout, nulle n'était plus rompue aux misères de la
vie nomade; mais elle augurait mal de nos succès d'argent et nous
répétait sans cesse que ce n'était rien d'aller loin, le plus difficile
serait de revenir. Lucinde ne craignait rien pour son compte. Elle
n'était pas femme à s'embarquer les mains vides; mais elle craignait
d'être forcée de faire les frais du retour, et ne dissimulait pas ses
anxiétés.
PIERllE QUI ROULE. 291
Chose étrange, Moranbois, le plus stoïque et le plus renfermé de
tous, n'était pas non plus sans inquiétude. Il ne connaissait pour-
tant pas Zaïnorini, l'entrepreneur auquel se fiait Bellamare; mais il
avait, disait-il, fait un mauvais rêve sur son compte, et cet homme
de pierre et de fer, qui ne redoutait aucun péril et ne connaissait
aucune hésitation, était superstitieux : il croyait aux songes.
Avant de quitter Toulon, j'assistai à une représentation de clôture
qui me parut très étrange. Lorsque le public était content d'une
troupe qui avait séjourné quelque temps, il lui témoignait sa grati-
tude et lui faisait ses adieux en jetant des présens sur la scène. Il
y avait de tout, depuis des bouquets jusqu'à des boudins. Chaque
métier donnait un spécimen de son industrie, des étoffes, des bas,
des bonnets de coton, des ustensiles de ménage, des alimens, des
souliers, chapeaux, fruits, objets de coutellerie, que sais-je? Le
théâtre en était couvert, et quelques-uns furent attrapés au vol par
les musiciens, qui ne les rendirent pas.
Tout alla bien dans les commencemens de notre nouveau voyage;
Bellamare, sacrifiant son impatience d'avancer, consentit à traver-
ser l'Italie, où nous fîmes cette fois quelques stations assez fruc-
tueuses. Nous y jouâmes rAveniurih^e, Il ne faut jurer de rien,
les Folies amoureuses, le Verre d'eau, la Vie de bohème, Adrienne
Lecouvreur, Un duel sous Richelieu, la Corde sensible, Jobin et
Nanelte, je ne sais quoi encore. A cette époque, M. Scribe, qui
commençait à n'être plus de mode en France, faisait fureur à l'é-
tranger, et dans quelques petites localités nous dûmes mettre en
vedette sur l'affiche les noms de Scribe et Mélesville pour faire pas-
ser les œuvres de Molière ou Beaumarchais. De même, pour faire
goûter les chansonnettes burlesques que Marco chantait dans les
entr'actes, il fallut compromettre les noms de Béranger et de Dé-
saugiers.
Nous jouâmes plus d'une pièce qui réclamait plus de rôles que
nous n'en avions dans la troupe. A cette époque, fort troublée en
France, beaucoup d'artistes sans emploi cherchaient fortune sur les
chemins, et nous pouvions nous en adjoindre quelques-uns tempo-
rairement. Ces artistes bohèmes étaient parfois des types très cu-
rieux, particulièrement ceux qui, au milieu des plus étranges vicis-
situdes, étaient restés honnêtes gens. Si je ne vous parle pas de
ceux que la misère avait corrompus, ou qu'elle avait saisis néces-
sairement et fatalement dans le vice et la paresse, c'est que ces
types-là se ressemblent tellement entre eux qu'il n'y a aucun inté-
rêt à les observer et à les décrire. Ceux qui au contraire aiment
mieux mourir de faim que de s'avilir mériteraient des biographies
rédigées par des gens d'esprit. C'est la curieuse et respectable pha-
lange des toqués que le monde pratique ne plaint pas et n'assiste
292 RE^'UE DES DEUX MONDES.
pas, parce que leur infortune provient justement du manque de
sens pratique et peut être imputée sans merci à leur imprévoyance
et à leur désintéressement. J'avoue que je ressentis plus d'une fois
pour ces honnêtes aventuriers une sympathie très vive, et que, si
je n'avais regardé mon petit capital comme religieusement consa-
cré aux éventualités qui menaçaient mes propres camarades, je
l'aurais dépensé en petite monnaie pour secourir ces camarades de
rencontre. Je vous en citerai un entre cent pour vous donner une
idée de certaines destinées.
Il s'appelait Fontanet, de Fontanet, car il était gentilhomme et
n'exhibait ni ne cachait sa particule. Il avait joui d'un capital de
cinq cent mille francs, et pendant sa jeunesse naïve et sérieuse il
avait vécu à la campagne, sur ses terres, adonné à la collection des
ouvrages qui traitent du théâtre. Pourquoi cette manie plutôt qu'une
autre? En fait de manies, il ne faut jamais s'étonner de rien; si on
pouvait remonter à la source mystérieuse d'où découlent les in-
nombrables fantaisies du cerveau humain, on trouverait des hasards
tombant nécessairement sur des aptitudes.
Tant il y a que Fontanet se trouva ruiné, un beau matin de 1859,
par un ami lancé dans les affaires à qui il avait laissé prendre une
hypothèque de cinquante mille francs sur son bien. C'était alors
une spéculation comme une autre d'emprunter une faible somme
sur un immeuble important, de ne pas la rendre, défaire forcer par-
dessous main la vente de l'immeuble et de le racheter, toujours par-
dessous main, à vil prix. De nombreuses existences ont ainsi croulé
pour enrichir secrètement les capitalistes prudens et avisés.
Victime de cette aimable opération, Fontanet trouva superflu de
s'en plaindre, et, s'imaginant que sa science archéologique du
théâtre le rendait propre à aborder la scène, il se fit comédien.
La nature lui avait tout refusé, sauf l'intelligence; ni voix, ni phy-
sique, ni prononciation, ni aisance, ni mémoire, ni présence d'es-
prit. Il n'eut aucun succès, ce qui ne l'empêcha pas de trouver son
nouvel état très amusant, et de continuer à collectionner pour les
autres les livres et gravures qu'il ne pouvait plus acheter pour son
compte. Ayant obtenu un emploi subalterne au théâtre de Lyon
et cherchant un logement, il trouva pour un prix infime une es-
pèce de boutique qu'en raison de son exiguïté on ne pouvait louer
à aucun marchand. Il y installa son grabat; mais dès le lendemain
il se dit qu'ayant une boutique il devait y vendre quelque chose, et
il acheta, moyennant vingt francs, un fonds de jouets d'enfant,
toupies, balles, cordes et cerceaux. En même temps il se mit à
confectionner lui-même des pelles et de petites brouettes de bois.
Son commerce alla très bien et eût pu prospérer encore; mais la
troupe à laquelle il était attaché quitta Lyon, et il ne put se rési-
PiliRUE QUI TiOULE. '29S
gner à ne plus être artiste, il céda son fonds à un juif qui connais-
sait sa manie, et qui lui donna en échange un portrait apocryphe
d'un acteur antique. C'était un petit bronze quelconque adroite-
ment orné d'une légende menteuse. Fontanet crut tenir un trésor
et chercha à le Vendre. Il en trouva un millier de francs, et ne put
se résoudre à s'en séparer, jusqu'au jour où il découvrit la fraude
et s'en consola en disant : « Quel bonheur que je ne l'aie pas vendu
mille francs! comme j'aurais trompé l'acquéreur! »
Dans une ville du Piémont, il rencontra une dame pieuse qui le
pria de lui indiquer un bon peintre. Elle voulait orner sa chapelle
particulière d'un tableau de deux mètres de haut sur un mètre de
large, représentant son saint patron, et elle offrait cent francs à
l'artiste. Fontanet offrit de faire le taljleau lui-môme. De sa vie, il
n'avait touché un pinceau, ni tracé une figure. Il se mit à l'œuvre
résoliiment, copia comme il put un saint quelconque sur la pre-
mière fresque venue et signa avec orgueil : de Fontanet, peintre de
sujets religieux. Il eut d'autres commandes, fit des enseignes flam-
boyantes, et commençait à gagner sa vie, quand un hasard l'em-
porta en un autre lieu où la passion de la céramique s'empara de
lui et lui fit commettre de nombreux vases étrusques qu'il vendit à
des Anglais, mais pour un prix si modique qu'en vérité ils n'étaient
j)as volés et se réjouissaient de voler le vendeur ignorant.
Ce que Fontanet avait gagné sur ses tableaux, il le prêta à un
directeur de troupe ambulante qui ne le lui rendit pas; ce qu'il
avait gagné sur ses vases, il le donna à une pauvre mendiante pour
élever un enfant dont la figure lui avait servi de modèle, et qu'il
fit entrer dans une école. C'est ainsi qu'après avoir fait cent petits
métiers et cent petits commerces, sans savoir rien garder pour lui-
même et sans pouvoir se résoudre à quitter le théâtre, qui, de toutes
ses industries, était la plus ruineuse en ce sens qu'elle ne lui per-
mettait de se fixer nulle part et le mettait sans cesse en contact
avec des exploiteurs ou des nécessiteux qui le dépouillaient, il nous
offrit à Florence de jouer les funinriers. Il avait fini par acquérir un
certain talent depuis ses débuts. Il nous fut utile, et il était si ai-
mable,si gai, si original et si sympathique, que nous l'emme-
nâmes à Ancône, où force nous fut de le quitter à regret pour nous
embarquer.
C'est à Florence que m'arriva une aventure dont le souvenir ne
marqua pas plus en moi que le passage d'un rêve. La chose va vous
paraître surprenante; mais quand vous saurez les événemens qui
se succédèrent rapidement au lendemain de cette rencontre, vous
comprendrez qu'elle n'ait pas laissé de traces profondes dans mon
esprit.
294 REVUE DES DEUX MONDES.
Au moment où nous quittions cette ville, je reçus le billet sui-
vant : « Je vous ai applaudis tous deux, soyez lieureux avec Elle.
« l'incojnnue. »
Je suppliai Bellamare de me dire si, durant notre séjour à Flo-
rence, il avait vu la comtesse. 11 me jura que non, et comme il ne
donnait jatnais en vain sa parole, cela était certain. Florence n'était
pas alors une ville assez peuplée pour qu'on ne pût aller aux infor-
mations avec chance de succès.
— Yeux^tu rester? me dit Bellamare.
J'avais déjà, comme on dit, le pied à l'étrier, et, bien que je me
sentisse très ému, je ne voulus pas tenter l'aventure. — Vous voyez
bien, répondis-je, ({xielle est toujours persuadée que j'ai voulu la
tromper, je ne peux pas accepter cette situation; je ne l'accepterai
pas. — Et je passai outre non sans effort, je l'avoue, mais en croyant
m'iionorer moi-même par ma fierté.
Il avait été débattu si nous irions à Venise et à Trieste comme
l'année précédente; mais la destinée nous emportait à ses fins. Une
lettre de M. Zamorini mettait à notre disposition une grosse vilaine
barque, décorée du nom de tartane, qui devait nous transporter à
moitié frais d'Ancône à Gorfou. Là nous pourrions donner quelques
représentations qui, aux mêmes conditions de partage des déboursés
entre l'entrepreneur et nous, nous permettraient de nous rendre à
Constantinople.
Cette embarcation avait très mauvaise mine, et le patron, espèce
de juif qui se donnait pour Grec, nous parut plus bavard et plus ob-
séquieux qu'honnête et intelligent; mais nous n'avions pas le choix,
il avait fait marché avec Zamorini par l'intermédiaire d'un autre
patron de Corfou qui devait nous transporter plus loin.
Nous donnâmes une représentation à Ancône, et comme nous sor-
tions du théâtre, le patron de V Alcyon, c'était le nom poétique de
notre affreuse barque, vint nous dire qu'il fallait mettre à la voile
au point du jour. Nous avions compté ne partir que le surlendemain,
rien n'était prêt; mais il nous objecta que la saison était capri-
cieuse, qu'il fallait profiter du bon vent qui soufflait et ne pas at-
tendre des vents contraires qui pourraient retarder indéfiniment le
départ. Nous étions aux derniers jours de février.
On avertit les femmes de fermer leurs malles et de dormir vite
quelques heures; les hommes de la troupe se chargèrent de porter
tout le bagage sur V Alcyon. Nous y passâmes la nuit, car ce bagage
était assez considérable. Outre nos costumes et nos effets, nous
avions quelques pièces de décor indispensables dans les localités où
l'on ne trouve au théâtre que les quatre murs, une certaine quan-
PIERRE QUI ROULE. 295
tité d'accessoires assez volumineux, des instrumens de musique et
des provisions de bouche, car nous pouvions rester plusieurs jours
en mer, et on nous avait informés que nous ne trouverions rien
dans certains ports de relâche sur les côtes de la Dalmatie et de
l'Albanie.
Le patron de V Alcyon avait un chargement de marchandises qui
remplissait toute la cale, ce qui nous força d'amonceler le nôtre sur
le pont, circonstance gênante, mais heureuse, comme la suite vous
le prouvera.
Au lever du jour, harassés de fatigue, nous levâmes l'ancre, et,
poussés par un fort vent du nord, nous filâmes très rapidement
sur Brindisi. Nous allions presque aussi vite qu'un bateau à vapeur.
Partis d'Ancône un jeudi, nous pouvions espérer être à Gorfou le
lundi ou le mardi suivant.
Mais le vent changea vers le soir de notre départ et nous emporta
au large avec une rapidité effrayante. Nous témoignâmes quelque
inquiétude au patron. Son embarcation ne paraissait pas capable de
supporter une lame si forte et de faire ainsi la traversée de l'Adria-
tique dans sa plus grande largeur. Il nous répondit que Y Alcyon
était capable de faire le tour du monde, et que, si nous ne relâ-
chions pas à Blindes, nous toucherions à la rive opposée, soit à Ra-
guse, soit à Antivari. 11 jurait que le vent était un peu nord-ouest
et tendait à augmenter dans cette direction. 11 se trompait ou il
mentait. Le vent nous porta vers l'est pendant environ quarante
heures, et comme, malgré un tangage très fatigant, nous allions
très vite, nous prîmes confiance, et au lieu de nous reposer, nous
ne fîmes que rire et chanter jusqu'à la nuit suivante. A ce moment,
le vent nous devint contraire, et notre pilote assura que c'était bon
signe, parce que, sur les côtes de la Dalmatie, presque toutes les
nuits, le vent souffle de terre sur la mer. Nous approchions donc du
rivage; mais quel rivage? Nous l'ignorions, et l'équipage ne s'en
doutait pas plus que nous.
Durant la soirée, nous ne fîmes que ranger à bonne distance les
côtes brisées d'une multitude d'îlots dont les spectres sombres se
dessinaient au loin sur un ciel blafard. La lune se coucha de bonne
heure, et le patron, qui avait prétendu reconnaître certains phares,
ne reconnut plus rien. Le ciel devint sombre, le roulis remplaça le
tangage, et il nous sembla que nos matelots cherchaient à gagner
le large. Nous nous impatientions contre eux, nous voulions abor-
der n'importe oii; nous avions assez de la mer et de notre étroite
embarcation. Léon nous calma en nous disant qu'il valait mieux
louvoyer toute une nuit que d'approcher des mille écueils semés
le long de l'Adriatique. On se résigna. Je m'assis avec Léon sur les
ballots, et nous nous entretînmes de la nécessité d'arranger beau-
296 REVUE DES DEUX MONDES.
coup de pièces de théâtre pour la campagne que nous allions faire.
Nous avions moins de chances qu'en Italie de rencontrer des ar-
tistes de renfort, et notre personnel me semblait bien restreint pour
les projets de Bellamare.
— Bellamare a compté sur moi, me répondit Léon, pour un tra-
vail de mutilation et de remaniement perpétuel, et j'ai accepté
cette horrible tâche. Elle n'est pas difficile. Rien n'est si aisé que
de gâter un ouvrage; mais elle est navrante, et je me sens si at-
tristé que je donnerais pour un fétu le reste de ma vie.
J'essayai de le consoler; mais notre causerie était à chaque in-
stant brisée. La mer devenait détestable, et les mouvemens de nos
matelots nous forçaient de nous déranger sans cesse. Yers minuit,
le vent se mit à pirouetter, et il nous fut avoué qu'il était impossible
de gouverner avec certitude.
Le patron commençait à perdre la tête; il la perdit complètement
quand une secousse, d'abord légère, suivie d'une secousse plus
forte, nous avertit que nous touchions les récifs. Je ne sais s'il
eût été possible de jeter l'ancre pour attendre le jour ou de fah-e
toute autre manœuvre pour nous sauver; quoi qu'il en soit, l'équi-
page laissa Y Alcyon s'engager dans les écueils. Le pauvre esquif
n'y prit pas de longs ébats ; un choc violent accompagné d'un cra-
quement sinistre nous fit rapidement comprendre que nous étions
perdus. La cale commença de se remplir, la proue était éventrée.
Nous fîmes encore quelques brasses, et nous nous trouvâmes subi-
tement arrêtés, pris entre deux roches, sur l'une desquelles je
m'élançai, portant Impéria dans mes bras. Mes camarades suivirent
mon exemple et sauvèrent les autres femmes. Bien nous en prit de
songer à elles et à nous-mêmes, car le patron et ses aides ne son-
geaient qu'à leurs marchandises, et tâchaient vainement d'en opérer
le sauvetage sans s'occuper de nous. La tartane, arrêtée par les ré-
cifs, bondissait comme un animal furieux; ses flancs résistaient
encore; nous eûmes le temps de sauver tout ce qui était sur le
pont, et au bout d'une demi-heure consacrée à ce travail fiévreux,
heureusement couronné de succès, Y Alcyon, soulevé par des vagues
de plus en plus fortes, se dégagea de l'impasse par un bond de re-
cul, comme s'il eût voulu prendre son élan pour le franchir; puis,
lancé de nouveau en avant, il l'aborda une seconde fois, mais noyé
jusqu'à la moitié, la quille rompue, les mats rasés. Une lame for-
midable souleva ce qui restait du misérable bâtiment, et jeta sur
le rocher où nous avions trouvé un refuge une partie du tablier et
quelques débris de la coque; le reste était englouti. On n'avait pu
rien sauver de ce qui était dans la cale.
L'îlot où nous nous trouvions et dont je n'ai jamais su le notn,
— il n'en avait peut-être pas, — pouvait mesurer cinq cents mètres
PIERRE QUI ROULE. 297
de longueur sur cent de largeur. C'était un rocher calcaire blanc
comme du marbre et à pic de tous côtés, sauf une échancrure par
où la mer entrait et formait une rade microscopique semée de blocs
détachés, représentant en petit l'aspect de l'archipel dont notre
écueil faisait partie.
C'est grâce à cette petite rade où le caprice du flot nous avait
jetés que nous avions pu prendre pied; mais nous n'eûmes pas d'a-
bord le loisir d'étudier le dedans ni le dehors de notre refuge. Au
premier moment, nous nous crûmes à terre, et c'est avec surprise
que nous nous vîmes prisonniers sur ce roc isolé. Quant à moi, je
ne compris nullement le danger de notre situation, je ne doutai pas
un instant de la facilité d'en sortir, et tandis que Bellamare en fai-
sait le tour pour tâcher de se rendre compte, je cherchai et trouvai
un refuge pour les femmes, une sorte de grande cuvette creusée
naturellement dans le roc, où elles purent s'abriter du vent. Vous
pensez bien qu'elles étaient terrifiées et consternées. Seule, Impéria
conservait sa présence d'esprit, et s'efforçait de relever leur cou-
rage. Régine devenait dévote et disait des prières. Anna avait des
attaques de nerfs, et rendait notre situation plus lugubre par des
cris perçans. C'est en vain que Bellamare, intrépide et calme, lui
disait que nous étions sauvés. Elle n'entendait rien, et ne se calma
que devant les menaces de Moranbois, qui parlait de la jeter à la
mer. La peur agit sur elle comme sur les enfans : elle demanda
pardon, pleura et se tint tranquille.
Quand nous fûmes sûrs que personne n'était blessé et ne man-
quait à l'appel, car l'obscurité nous enveloppait toujours, nous vou-
lûmes nous concerter avec le patron sur les moyens de sortir de ce
maussade refuge.
— Le moyen? nous dit-il d'un ton désespéré; il n'y en a pas!
Voici la cruelle hora, le plus pernicieux des vents, qui souflle à
présent, Dieu sait pour combien de jours, entre la terre et nous. Et
puis, mes chers seigneurs, il y a encore autre chose! La rila nous a
fascinés, et tout ce que nous pourrions tenter tournerait contre nous.
— La vilii? dit Bellamare, est-ce un autre vent contraire? C'était
bien assez d'un, ce me semble!
— Non, non, signor viio, ce n'est pas un vent, c'est bien pire;
c'est la méchante fée qui attire les navires sur les écueils et qui rit
de les voir brisés. L'entendez-vous? Moi, je l'entends! Ce ne sont
pas les galets que la mer soulève. Il n'y a pas de galets sur ces
côtes escarpées. C'est le rire de l'infâme viln, vous dis-je; son rire
de mort, son méchant rire!
George Sand.
{La quatrième partie au prochain n°.)
HISTOIRE
DES SCIENCES
L ÉVOLUTION DE.S DOCTRIÎSES CHIMIQUES DEPUIS LAVOISIE.R.
I. Leçons de philosophie chimique, par Adolphe "U'urtz; Paris 1864. — II. Histoire des doctrines
chimiques depuis Lavoisier jusqu'à nos jours, par le même; Paris 1S68.
Voici un écrit que nous pourrions appeler révolutionnaire. Une
école de chimistes dont M. Wurtz est le chef vient affirmer des
doctrines nouvelles à l'appui desquelles elle apporte d'immenses
travaux. Il ne s'agit de rien moins que d'une véritable réformation
de la chimie. Les personnes qui n'auraient sur cette science que les
notions acquises il y a quelques années dans l'enseignement clas-
sique sont mises en demeure de considérer les phénomènes chi-
miques sous un jour tout nouveau. Nous voulons parler de l'intro-
duction magistrale que M. Wurtz a mise en tête d'un Dictionnaire
de chimie pure et appliquée, œuvre considérable dont il poursuit la
publication avec un grand nombre de collaborateurs. Il faut lire ce
Discours prélijninaire où est tracée de main de maître la marche
que la science a suivie depuis les dernières années du siècle passé.
On y voit clairement comment les points de vue se sont peu à peu
modifiés depuis Lavoisier,- comment les doctrines se sont transfor-
mées. On y voit naître et se développer les théories contempo-
raines, théories qui peuvent sembler étranges quand elles sont
exposées sans préparation, et dont on n'acquiert l'intelligence
HISTOIRE DES SCIENCES. 299
qu'en découvrant les racines qu'elles ont dans le passé. Nous es-
sayerons ici de prendre quelques traits dans ce récit à la fois pré-
cis et abondant, et de marquer par quelques jalons la route suivie,
depuis Lavoisier jusqu'à nos jours.
I.
La chimie date de Lavoisier. Il n'y a pas d'autre exemple d'une
science qui ait été si complètement créée par un seul homme. Sans
doute la chimie avait fait avant lui d'utiles découvertes; mais elles
se sont comme effacées en entrant dans le cadre nouveau qu'il a
ouvert. C'est en déterminant la véritajjle nature de la combustion
que Lavoisier renouvela ainsi la science. 11 eut à détruire la théorie
du phlogistique, que Stahl avait fondée en Allemagne dans les
premières années du xviii" siècle. Dans cette théorie, on regardait
un métal comme formé d'une chaux métallique et d'un principe
spécial ou |)hlogistique qui pouvait en être séparé par la chaleur.
Le phénomène du feu était considéré comme un puissant déga-
gement de phlogistique. On pouvait d'ailleurs, disait-on, rendre
aux métaux le phlogistique qu'ils avaient perdu, et il suffisait peur
cela de les chauffer avec une substance abondamment pourvue de
ce principe, comme le charbon, le bois, l'huile. Ainsi, en calcinant
le plomb à l'air, on obtenait une poudre jaune, la litharge, qui était
la chaux métallique séparée de son phlogistique, et, si on chauffait
ensuite cette litharge avec du charbon en poussière, le phlogistique
du charbon s'unissait à la chaux pour revivifier le plomb. Dans cette
doctrine, les phénomènes étaient pris à contre-pied, et Lavoisier ob-
tint sa première victoire en montrant qu'il se passait précisément
le contraire de ce qu'on croyait. Le métal en se calcinant, au lieu
de perdre une partie de lui-même, attire à lui et fixe un des élé-
mens de l'air, et la révivification du métal a lieu précisément quand
on élimine cet élément aériforme.
Pour mettre ces faits en évidence, il suffit à Lavoisier d'une ba-
lance exacte. Il pesa les corps froids et calcinés, et il vit claire-
ment l'augmentation de poids qui résulte de la calcination. Sup-
poser que les élémens de la matière conservent leur poids au milieu
des modifications qu'ils peuvent subir était une vue ingénieuse, y
trouver le principe d'une maéthode générale de recherche était un
trait de génie. Les anciens chimistes s'étaient bien à l'occasion servis
de la balance; mais ils l'avaient considérée comme un instrument
secondaire et n'avaient pas su en tirer parti. Robert Boyle avait
reconnu que les métaux augmentent de poids par la calcination;
il avait attribué ce phénomène à la chaleur qu'ils absorbent. Stahi
300 REVUE DES DEUX .MONDES.
ne l'avaii, pas ignoré non plus; mais il n'y vit qu'une circonstance
indifférente qu'il ne prit même pas la peine d'expliquer. L'on ne
s'attachait de son temps qu'à l'apparence extérieure des faits, et
l'on ne considérait que le côté qualitatif des phénomènes. Il ap-
partenait à Lavoisier de fonder une science nouvelle sur la consi-
dération des quantités.
Dès l'année 1772, il fit connaître à l'Académie que le soufre et
le phosphore augmentent de poids en brûlant à l'air parce qu'ils
absorbent une partie de cet air, et il établit que la réduction des
chaux métalliques donne lieu à un dégagement de gaz. En 177Zi, il
produisit un mémoire décisif sur la calcination de l'étain. Ayant
maintenu longtemps de l'étain en fusion dans un vase clos, il mon-
trait que l'accroissement de poids du métal était égal au poids de
l'air qui rentrait dans le vaisseau lorsqu'on ouvrait celui-ci après
le refroidissement. Dans cette même année 177Z(, Priestley décou-
vrit le gaz oxygène, et Lavoisier reconnut tout de suite que c'était
là l'élément de l'air qui entrait en combinaison avec les métaux.
Déjà instruit des fonctions physiologiques de ce gaz, il l'appela
d'abord air citai ou « air éminemment propre à entretenir la com-
bustion et la respiration. » C'est en 1778 seulement qu'il lui donna
le nom d'oxygène, voulant marquer par là que ce gaz est l'origine
de la qualité propre aux acides. De 177Zi à 1778 en effet, il avait
produit d'abord l'acide carbonique par la combustion du diamant,
comme les anciens académiciens dcl Cimento, puis l'acide phospho-
rique et les acides sulfurique et nitrique. Dans ces quelques années,
le rôle de l'oxygène était devenu tout à fait prépondérant en chi-
mie; Lavoisier avait tracé la théorie générale des acides, des oxydes,
des sels. Un acide résulte de l'union d'un corps simple, ordinaire-
meht non métallique, avec l'oxygène; un oxyde est une combinai-
son de métal et d'oxygène, un sel enfin est formé par l'union d'un
acide et d'un oxyde. Ainsi se formulait un système complet qui dès
l'année 1778 s'opposait aux idées de Stahl. Celles-ci ne cédèrent
pourtant le terrain que fort lentement, et Lavoisier rencontra pour
adversaires plusieurs même des savans qui lui apportaient le tribut
de leurs découvertes. Priestley, par exemple, fut un de ces contra-
dicteurs acharnés : le chimiste qui avait découvert l'oxygène tint
jusqu'au bout pour le phlogistique; pour lui, l'oxygène était de l'air
déphlogistiqué. Priestley était un esprit ardent et inquiet; théologien
autant que physicien, il s'attira des persécutions par le zèle avec
lequel il délendit l'unitarisme; l'ardeur qu'il montra pour les prin-
cipes de la révolution française le fit nommer membre de notre
convention nationale, mais lui ferma les portes de sa patrie; il alla
mourir en Amérique près des sources du Susquehannah (180/i),
HISTOIRE DES SCIENCES. 30l
défendant jusqu'au dernier jour la doctrine de Stahl et repoussant
les idées de Lavoisier. Quant à Gavendish, l'illustre inventeur de
l'hydrogène, il publiait en I78â une exposition détaillée de la théo-
rie du phlogistique et la défendait par mille ingénieux argumens;
enfin Scheele, le grand chimiste suédois, mourut en 1786 sans
avoir cessé de professer la doctrine du phlogistique; il est vrai qu'il
y avait apporté peu à peu divers tempéramens pour la mettre en
harmonie avec les idées nouvelles.
Cependant le système de Lavoisier se répandait graduellement,
et on y faisait rentrer un nombre de plus en plus considérable de
corps. Les principes que le maître avait démontrés pour les com-
binaisons oxygénées s'appliquaient par extension aux corps dé-
pourvus d'oxygène. Un sulfure résulte de la combinaison du soufre
avec un métal, un phosphure renferme un métal uni au phosphore.
Ces sulfures et ces phosphures, composés binaires, se combinent
eux-mêmes deux à deux pour former des corps plus compliqués,
des sulfosels ou des phosphosels. Ainsi toutes les combinaisons chi-
miques, celles qui contiennent de l'oxygène aussi bien que celles
qui en sont dépourvues, ont une constitution binaire; tel est le trait
caractéristique du système. Les corps simples ou élémens s'unis-
sent d'abord deux à deux, et les corps composés qui en résultent
se combinent eux-mêmes suivant la même règle. C'est un dualisme
universel.
Un langage chimique admirablement imaginé vint bientôt se
mettre au service de cette théorie. Il y avait alors à Dijon un avo-
cat général, Guyton de Morveau, qui consacrait à l'étude de la
chimie les loisirs que lui laissait sa profession de magistrat; il avait
fait établir des cours de science par les états de Bourgogne, et il y
professait lui-même la chimie et la minéralogie; il fut depuis un
des principaux fondateurs et l'un des premiers professeurs de l'É-
cole polytechnique. Guyton de Morveau avait été frappé, dans les
cours qu'il faisait à Dijon, des inconvéniens que présentait le lan-
gage employé par les chimistes; c'était un amas de mots bizarres
inventés par les anciens alchimistes, un assemblage incohérent
de qualifications qui n'apprenaient rien sur la nature des corps. îl
s'ingénia pour créer de toutes pièces une nomenclature nouvelle,
pour donner à chaque corps un nom rationnel qui en marquât la
composition. Dès l'année 1782, il présenta ainsi un système com-
plet; mais il y fallut faire de profonds changemens, car Guyton n'a-
vait pas accepté pleinement dès le début les idées de Lavoisier.
Les chefs de la nouvelle école adoptèrent du moins le principe de
la réforme proposée, et enfin, en 1787, les eflorts combinés de
Guyton, de Lavoisier, de Berthollet, de Fourcroy, aboutirent à la.
302 REVUE DES DEUX MONDES.
création de cette nomenclature chimique qui règne encore dans
notre enseignement classique. La série des combinaisons oxygé-
nées occupait le premier rang dans la nomenclature, comme dans
les idées de Lavoisier; elle avait servi de modèle pour les autres.
Les composés les plus simples de l'oxygène sont les acides et les
oxydes; deux mots servent à les exprimer, le premier indiquant
le genre de la combinaison; le second (ordinairement un adjectif)
désignant le métal ou le métalloïde qui est uni à l'oxigène; ainsi
on dit acide sulfurique, oxyde de plomb ou oxyde plombique. Pour
exprimeras divers degrés d'oxydation d'un seul et même corps, la
nomenclature recourt à des artifices ingénieux : elle emploie des
préfixes tirés du grec ou du latin, ou bien elle modifie la terminai-
son de l'adjectif. C'est ainsi qu'elle dit : protoxyde et bioxyde de
plomb, — protoxyde et peroxyde de manganèse, — acides hypo-
sulfureux, sulfureux, sulfurique. Deux mots servent de même à
désigner les sels; le premier marque le genre, déterminé par l'a-
cide, l'autre l'espèce, déterminée par la base métallique. C'est ainsi
que sulfate de plomb veut dire combinaison d'acide sulfurique et
d'oxyde de plomb. Ces règles, établies d'abord en vue des corps
oxygénés, furent appliquées par analogie aux composés que le
soufre et le phosphore forment avec les métaux , et on les étendit
avec plus ou moins de facilité à tous les corps inorganiques ; mais
ce n'est point ici le lieu d'entrer dans les détails de la nomenclature
chimique, il nous suffit d'en avoir rappelé le principe. Ce principe
ne fut pas d'abord admis sans résistance. Saisie du travail des quatre
réformateurs, l'Académie ne le reçut qu'avec beaucoup de réserve.
« Le tableau des corps qu'on nous présente, disait le rapport aca-
démique, est l'ouvrage de quatre hommes justement célèbres dans
les sciences;... ils ne l'ont formé qu'après avoir bien comparé sans
doute les bases de la théorie ancienne avec les bases de la théorie
nouvelle. Ils fondent celle-ci sur des expériences belles et impo-
santes; mais quelle théorie réunit jamais les savans par un concert
de plus belles expériences, par une masse de faits plus brillans
que la doctrine du phlogistique? Ce n'est pas en un jour qu'on ré-
forme, qu'on anéantit presque une langue déjà entendue, déjà fa-
milière même dans toute l'Europe, et qu'on lui en substitue une
nouvelle d'après des étymologies ou étrangères à son génie ou prises
souvent dans une langue ancienne déjà presque ignorée des savans,
et dans laquelle il ne peut y avoir ni trace ni notion quelconque
des choses ni des idées qu'on doit lui faire signifier. » Malgré la
froideur de l'Académie, on sait quels services a rendus la nomen-
clature et quelle clarté elle a introduite dans l'histoire de la chi-
mie. Et d'abord elle contribua puissamment au triomphe des idées
IIISTOLRE DES SCIENCES. 303
de Lavoisier; dès l'année 1700, celles-ci avaient acquis uD.e autO'-
rité à peu près incontestée; quatre ans plus tard, au moment où il
tombait sous la liaciie de la terreur, Lavoisier pouvait se dire que
son œuvre était faite et que la chimie moderne était fondée,.
Arrivons tout de suite à un fait considérable qui fut apporté dans
la science pendant les premières années de ce siècle par un profes-
seur de Manchester, le chimiste Dalton., C'était un esprit indépen-
dant, porté à chercher sa voie loin des sentiers battus, disposé aux
hypothèses hardies. Dalton montra que les corps se combinent non-
seulement en proportions définies, mais encore en proportions mul-
tiples, c'est-à-dire que, lorsqu'une substance est susceptible de
former avec une autre plusieurs composés, les quantités pondé-
rables qui entrent dans ces combinaisons différentes ont entre
elles des rapports tout à fait simples, comme du simple au double
ou au triple. Ce n'est pas que le germe d'une pareille découverte
ne fut contenu dans des travaux antérieurs. Au temps même des
premières recherches de Lavoisier un savant allemand, Wenzel,
avait établi que les quantités relatives des bases qui saturent un
acide sont aussi celles qui saturent un acide différent. Ces quan-
tités s'équivalent donc, dans les combinaisons. Il y avait là les
élémens d'une importante théorie; mais les travaux de Wenzel
furent comme effacés par l'éclat des succès de Lavoisier, ils passè-
rent inaperçus au milieu des controverses plus graves qui agi-
taient les chimistes, et ce ne fut que longtemps après qu'ils fu-
rent remis en lumière. La loi de Dalton avait d'ailleurs une bien
autre généralité que les faits signalés par Wenzel. Celui-ci ne s'était
çccupé que des bases et des acides ; Dalton appliquait la loi à tous
les corps, aux corps simples,, comme aux corps composés. Wenzel
parlait seulement de rapports définis; Dalton montrait que ces rap-
ports s'expriment par des nombres tout à fait simples. Ce fait sai-
sissant demandait une explication, et Dalton la donna. Il supposa
que les différens corps sont formés de petites particules indivisibles
ou atomes. Déjà on s'était habitué, d'après les vues de Lavoisier, à
considérer un certain nombre de substances comme marquées d'une
individualité native, comme absolument irréductibles; c'étaient là
de véritables élémens au-delà desquels il n'y avait pas lieu de re-
monter. La théorie des atomes vint confirmer cette idée et lui
donner un corps. Pour chaque substance élémentaire, l'atome, étant
indivisible, possède un poids invariable. Les molécules se forment
par la juxtaposition des atomes; si elles contiennent plus d'im atome
d'une même substance, elles en renferment deux, trois ou du
moins un très petit nombre; telle est la raison évidente de la loi
des rapports simples. Les molécules d'ailleurs se combinent tout
304 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une pièce les unes avec les autres, et de là vient que la simplicité
des rapports se maintient dans les corps complexes. L'explication
que Dalton donnait ainsi des phénomènes était une pure hypothèse,
et l'on pouvait dire à la rigueur qu'elle n'était pas nouvelle. Dans
l'antiquité, Leucippe, Démocrite, Épicure, avaient professé une
théorie des atomes; mais quelle différence entre leur conception
vague, arbitraire, et l'idée de Dalton, née de l'examen des faits,
appuyée sur un ensemble important de phénomènes, et que l'on
pouvait vérifier la balance à la main ! Dans la pensée de Dalton, les
corps simples ou élémens étaient donc spécialisés par le poids de
leur atome, et les j^oids aioviiciues devenaient le fondement de la
chimie.
Cette doctrine se répandit rapidement en Angleterre. Elle fut
exposée en 1807 par un disciple de Dalton, Thomson, dans un traité
qui eut un grand succès {System of CJiemistry). La chimie de
Thomson fut traduite en français en 1808, et parut avec une pré-
face de Berthollet, qui en combattait les conclusions. L'hypothèse
de Dalton était en effet inconciliable avec les idées que Berthollet
professait sur l'affinité, et qui étaient chez lui le résultat de longues
et importantes recherches. Berthollet admettait que l'affinité agit
également sur les corps en quelque quantité qu'ils soient mêlés, de
telle sorte qu'ils sont aptes en principe à se combiner en propor-
tions quelconques. Est-ce à dire qu'il niât absolument la loi des
proportions multiples? Il l'admettait dans une certaine mesure;
mais il la regardait comme un fait accidentel dû à des causes
étrangères à l'affinité. Qu'arrive-t-il lorsqu'on met en présence des
sels différens capables d'agir les uns sur les autres? Ce sont les
sels insolubles ou volatils qui se forment de préférence. Ils se for-
ment parce qu'une force physique, la cohésion dans le premier cas,
l'élasticité dans le second, vient triompher de l'affinité qui retenait
les élémens dans d'autres combinaisons. Il faut ainsi un certain
rapport entre la force physique et l'affinité pour que la nouvelle
combinaison se produise, et elle ne se produit qu'au moment où ce
rapport est atteint : de là vient que les élémens des corps entrent
en proportions définies dans les composés; mais quand l'affinité
s'exerce seule, quand elle n'a pas à lutter contre des forces phy-
siques, elle réunit les corps en toutes proportions. Telles étaient
les vues de Berthollet, et on conçoit qu'il ne fût pas disposé à re-
garder les corps comme formés de petits blocs entiers et indivi-
sibles. Il combattit donc vivement la théorie de Dalton; mais elle
avait trouvé en France un défenseur convaincu. Proust entama avec
Berthollet un long et brillant débat, et vers 1810 la loi des propor-
tions fixes en sortit triomphante.
HISTOIRE DES SCIENCES. 305
Yers la même époque, une importante découverte venait ouvrir
un nouveau terrain aux conjectures de la chimie. Un jeune savant
à peine sorti de l'École polytechnique, Gay-Lussac, appela l'atten-
tion sur les rapports volumétriques dans lesquels les gaz se combi-
nent. On n'était pas fixé sur les volumes respectifs d'hydrogène et
d'oxygène qui forment l'eau; on avait admis successivement des
nombres approximatifs qui n'avaient rien de saisissant pour l'esprit.
En 1805, Gay-Lussac démontra, en collaboration avec Alexandre de
Humboldt, que deux volumes d'hydrogène entrent rigoureusement
en combinaison avec un volume d'oxygène pour former deux vo-
lumes de vapeur d'eau. Il ne s'agissait point là d'à-peu-près, de
nombres approchés, il s'agissait d'un rapport strictement exact qui
devait faire soupçonner qu'on se trouvait en face d'une loi de la
nature. Gay-Lussac s'appliqua dès lors à généraliser sa découverte,
et en 1809 il avait mis en lumière un certain nombre de faits très
caractéristiques. Ainsi deux volumes d'azote sont combinés à un vo-
lume d'oxygène pour former deux volumes de protoxyde d'azote.
Un volume de chlore s'unit à un volume d'hydrogène pour former
deux volumes d'acide chlorhydrique. Trois volumes d'hydrogène
s'unissent à un volume d'azote pour former deux volumes d'am-
moniaque. Pour tous les gaz simples, on trouve ainsi des rapports
volumétriques absolument simples.
Cette loi a par elle-même une importance capitale; mais elle de-
vient particulièrement remarquable si on la rapproche de celle de
Dalton. Ces deux lois étaient à peine formulées qu'on en tira, en
les combinant, des vues admirablement ingénieuses sur la constitu-
tion moléculaire. Elles sont en effet comme deux rayons lumineux
qui pénètrent dans le secret de la nature par deux côtés différens,
et le terrain qu'elles embrassent entre elles se trouve ainsi éclairé
du jour le plus vif. Dalton s'occupait seulement des poids, Gay-
Lussac des volumes, et tous deux trouvaient une absolue simplicité
dans les rapports des combinaisons. N'était-il pas probable dès lors
qu'ils se trouvaient en face d'un seul et même grand fait naturel
considéré sous deux aspects distincts ? Un chimiste italien, Amedeo
Avogadro, ne tarda point à formuler la conception générale qui
embrasse à la fois la loi de Dalton et celle de Gay-Lussac. Ses vues
sont exposées dans un mémoire qu'il publia en 1811. L'idée syn-
thétique d' Avogadro consiste à regarder tous les gaz simples comme
renfermant le même nombre d'atomes sous le même volume; dans
les composés, les atomes s'unissent quelquefois deux à deux, et dans
ce cas la combinaison a lieu par volumes égaux ; quelquefois ce sont
deux ou trois atomes de l'un des composans qui se portent sur un
seul atome de l'autre, et cette circonstafice détermine le rapport
TOME LXXXII. — 1809. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
des volumes : ainsi une relation étroite se trouvait établie entre la
densité et le poids atomique des gaz.
La tiiéorie d'Avogadro eut peu de retentissement, soit qu'il n'eût
pas comme chimiste un renom suffisant, soit qu'il eût compromis
son hypothèse en voulant lui donner prématurément une trop
grande extension et notamment en l'étendant aux corps solides.
Elle fut reprise en 1814 par Ampère, et elle obtint sous ce nouveau
patronage un peu plus de succès sans arriver cependant tout de
suite à un assentiment universel ; de graves difficultés qu'elle lais-
sait subsister ou qu'elle tranchait trop facilement devaient pendant
longtemps encore contribuer à l'obscurcir.
IL
Le nom de Berzélius est un des plus grands de la chimie. Wé en
^779 dans- la Gothie occidentale, il mourut à Stockholm en 18Zi8.
(c Dans le cours d'une longue carrière entièrement consacrée à la
science, dit M. Wurtz, il conquit l'autorité la plus incontestée et
épuisa tous les honneurs qui peuvent tomber en partage .à un
savant. Titres académiques et titres de noblesse, position élevée
dans l'enseignement et dans l'état, fortune et considération pu-
blique, tout cela est venu le combler sans diminuer chez lui le goût
et le culte de la science. Il travailla jusqu'à son dernier jour. Au-
teur de découvertes nombreuses et importantes, il a dû plus à la
persévérance qu'au génie. Ce qui firappe d'admiration dans ses
travaux, c'est l'exactitude des faits observés et la rigueur con-
séquente des déductions plutôt que l'éclat et la profondeur des
idées. Il porta les méthodes d'analyse à un degré de perfection
inconnu auparavant, formant ainsi lui-même rinstrument de ses
plus grandes découvertes, » Quelques traits piincipaux peuvent
résumer l'œuvre de Berzélius.. Il a donné une nouvelle consistance
au système des atomes, qu'il a d'ailleurs un peu modifié par des
vues personnelles. C'est lui qui a inauguré l'usage d'une notation
chimique dont le prmcipe a été universellement adopté. Ealin il a
défendu avec énergie la théorie du dualisme inaugurée par La-
voisier, et il a fait de grands efforts pour la mettre en état d'expli-
quer toutes les découvertes de la chimie organique. Pendant sa
longue existence d'ailleurs, il a vu se produire les premiers travaux
qui devaient aboutir à une conception nouvelle de la combinaison
chimique, et il s'est mêlé activement aux controverses que ces ten-
tatives ont soulevées.
C'est par des déterminations^ de poids atomiques que Berzélius
commença de se faire connaître; en 1815, il [publia ses premières
HISTOIRE DES SCIENCES. 307
recherches et ses premières tables, qui introduisirent dans les ana-
lyses chimiques une précision jusqu'alors inconnue. Derzélius avait
admis sur les atomes l'idée fondamentale de Dalton ; mais il avait
été frappé aussi des découvertes de Gay-Lussac, et il fut ainsi con-
duit à donner un tour particulier à la notion des atomes. Dalton di-
sait qu'un atome d'hydrogène et un atome d'oxygène se réunissent
pour former une molécule d'eau; mais, afin de tenir compte de la loi
de Gay-Lussac, il fallait admettre que la molécule d'eau renferme,
avec un atome d'oxygène, deux atomes d'hydrogène. On devait dès
lors considérer l'atom.e d'hydrogène comme étant moitié moindre
que ne l'avait imaginé Dalton, et c'est ce que fit Berzélius. C'est là
un fait des plus importans dans l'histoire de la chimie, car il est
l'origine d'une sorte de schisme qui s'est introduit dans la science
et qui y règne encore. Une divergence a commencé dès lors à s'éta-
blir entre la notion des poids atomiques et celle des équivalens,
qui jusque-là étaient absolument confondues. Les atomes de Dalton
étaient les plus petites parties des corps qui entrassent en combi-
naison, et Wollaston les avait appelés des équivdens parce que ces
parties se remplaçaient les unes les autres dans les composés. Poids
atomiques, poids équivalens, étaient donc synonymes. Il n'en était
plus de même pour Berzélius; dans les molécules d'eau, il faisait
entrer deux atomes d'hydrogène, et l'équivalent de ce gaz était
ainsi le double du poids atomique.
Cette distinction se traduisait nettement dans la notation chi-
mique dont Berzélius avait adopté l'usage. L'emploi d'une sorte de
langage écrit est en effet, comme nous l'avons dit, un des princi-
paux services que le grand chimiste suédois ait rendus à la science.
Les alchimistes désignaient les corps qui entraient dans les réac-
tions par des symboles conventionnels, des figures de fantaisie
souvent bizarres. Dalton avait proposé un système de notation ra-
tionnel. Il représentait les atomes par de petits cercles qui enca-
draient des marques caractéristiques pour chaque corps simple;
ceux de l'hydrogène renfermaient un point, ceux de l'azote une
barre, ceux du soufre une croix; les cercles de l'oxygène étaient
entièrement blancs, ceux du chai'bon entièrement noirs; ceux des
métaux portaient au centre la lettre initiale du nom de chacun
d'eux. Dalton groupait sur le papier ces petits cercles atomiques de
façon à reproduire une sorte de figure des molécules : c'était ingé-
nieux et clair.; mais cette notation devenait vite encombrante, et
elle était d'ailleurs bien arbitraire, car elle procédait d'une idée
préconçue sur l'arrangement des molécules. Berzélius représenta
les atomes par des lettres, initiales des noms latins des élémens :
0 signifiait un atome d'oxygène, H un atome d'hydrogène, K un
308 REVUE DES DEUX MONDES.
atome de kalium ou potassium, S un atome de soufre, Sb un atome
de stibium ou d'antimoine, et ainsi de suite. Des lettres juxtaposées
représentaient les corps composés, et chacune d'elles était affectée
d'un coefficient qui indiquait le nombre des atomes entrant dans la
combinaison moléculaire. Ainsi l'eau était représentée par H-0,
l'acide suîfurique par S0% et ainsi des autres corps.
Cette notation précise et commode fut mise par Berzélius au ser-
vice de la théorie dualistique qu'il avait empruntée à Lavoisier, et à
laquelle il donna de nouveaux développemens. Berzélius reconnaît
que, pour chaque genre de sels, il existe un rapport constant entre
l'oxygène de la base et celui de l'acide; ainsi dans les sulfates l'a-
cide renferme trois fois plus d'oxygène que la base, dans les carbo-
nates deux fois, dans les nitrates cinq fois. Les lois de composition s'é-
crivent tout naturellement dans la notation de Berzélius, la formule
de l'acide étant juxtaposée à celle de la base; KO.SO^ sera le sulfate
de potasse et de même pour les autres sels. Cette notation mettait en
relief le système de groupement binaire auquel Lavoisier avait ra-
mené toute la chimie. A l'appui de ce système, Berzélius apportait
d'ailleurs toute une théorie électro-chimique dont il avait emprunté
le principe h Davy, mais qu'il avait renouvelée et fécondée par une
longue série de recherches personnelles. Il montrait que les corps
composés sont toujours formés de deux élémens dont l'un est élec-
tro-positif et l'autre électro-négatif. C'était là, selon lui, une écla-
tante confirmation des idées de Lavoisier et de la théorie des sels.
« Vous voyez bien, disait-il, que les sels renferment les élémens
de l'acide juxtaposés à ceux de l'oxyde et non confondus avec eux;
car lorsque nous décomposons par le courant d'une pile un sel,
comme le sulfate de soude par exemple, l'acide sulfarique se rend
en bloc au pôle positif et la soude au pôle contraire. » Ainsi les
formules dualistiques des sels étaient appuyées non-seulement sur
le mode de formation ordinaire de ces derniers, mais encore sur
la décomposition que les courans électriques leur font subir. Ici il
faudrait examiner de près l'assertion de Berzélius. On trouverait
que les courans ne dédoublent point précisément les sels de la ma-
nière qu'il indique. Aussi bien l'ensemble de cette théorie électro-
chimique a été fortement ébranlé par le temps, et, sans entrer cà
ce sujet dans aucun détail, il nous suffira de dire qu'elle n'appor-
tait aux idées de Berzélius qu'un appui bien trompeur.
Cependant la chimie organique avait fait dans les vingt premières
années de ce siècle quelques découvertes importantes. Le système
du dualisme, créé à l'occasion des composés minéraux, avait main-
tenant à s'occuper de ces corps organiques que la nature nous
présente dans les végétaux et les animaux, et où l'analyse chimique
HISTOIRE DES SCIEJNCES. 309
reconnaît surtout quatre élémens, l'oxygène, l'hydrogène, le car-
bone et l'azote. Berzélius fit rentrer ces corps complexes dans la
théorie de Lavoisier; suivant lui, les atomes d'hydrogène, de car-
bone, d'azote, étaient groupés de façon à former des radicaux soit
binaires, soit tertiaires, et ces radicaux se combinaient avec l'oxy-
gène pour former les substances organiques; ces substances étaient
en somme des oxydes à radical composé. C'est ainsi par exemple
qu'il considérait l'éther. Ce corps était très anciennement connu
comme le produit de la réaction de l'acide sulfurique sur l'alcool,
et il avait acquis récemment une importance toute spéciale, parce
qu'il était devenu le type d'une série entière de composés analo-
gues. Pour Berzélius, l'éther était formé d'un radical, Ycthyle, uni
à un atome d'oxygène. Cet éthyle pouvait s'unir au chlore et à
d'autres corps simples pour former des chlorures et d'autres com-
binaisons binaires. Le chlorure d' éthyle n'était autre que l'éther
chlorhydrique. L'éther ordinaire, ou oxyde d'éthyle, pouvait s'unir
à l'eau comme les oxydes métalliques et former un hydrure, qui
était l'alcool; il pouvait également s'unir aux acides anhydres et
former de véritables sels, qui étaient les éthers composés. Toutes
ces combinaisons se rangeaient donc sous la loi du dualisme grâce
aux radicaux composés. On objectait bien que ces radicaux étaient
des êtres de raison, des corps hypothétiques que personne n'avait
jamais vus. « Patience, disait Berzélius, on finira par les isoler. » Pour
le chimiste suédois d'ailleurs, il était bien entendu que ces radi-
caux organiques étaient complètement dépourvus d'oxygène; c'était
là l'esprit même du système; le radical d'un côté, l'oxygène de
l'autre, formaient les deux termes des composés simples, dont
l'union binaire donnait ensuite des combinaisons plus complexes.
La théorie des radicaux non oxygénés établissait donc le système
dualistique dans la chimie organique; ce système régnait sans par-
tage vers l'année 1830. Non-seulement il était en possession de
l'enseignement public dans toute l'Europe, mais il était seul déve-
loppé dans les livres, et il ne soulevait pour ainsi dire aucune con-
tradiction.
Ici se placent les origines des doctrines nouvelles qui devaient
prétendre à renouveler la chimie. Le premier adversaire que ren-
contra la théorie dualistique fut un jeune chimiste, né à Alais en
1800, et qui s'était d'abord fait connaître par d'heureux essais ec
physiologie. « M. Dumas, dit M. Wurtz, avait à peine vingt ans
lorsqu'il publia avec Bénédict Prévost ces expériences sur le sang
qui sont encore classiques aujourd'hui. Arrivé à Paris en 1821, il
se voua entièrement à la chimie, et fut bientôt en position d'entre-
prendre et de publier les travaux les plus importans. Développe-
ment indépendant de la chimie organique et réforme de la chimie
310 REVUE DES DEUX MONDES.
minérale par les progrès ainsi accomplis, telle est l'ère qui com-
mence avec M. Dumas. Ce programme, il l'a ti'acé le premier, mais
il ne l'a point achevé. De puissans auxiliaires y ont mis la main
avec lui et après lui; parmi eux brillent au premier rang Laurent
et Gerhardt, qui ont trop tôt disparu de la scène, mais dont les
noms demeurent ineffaçables dans l'histoire de la science. Des
efforts réunis de ces trois savans est sortie une école, la nouvelle
école française. » C'est en 1834 que M. Dumas produisit les pre-
miers faits qui devaient faire échec à la théorie de Berzélius. En
étudiant l'action du chlore sur diverses matières organiques , il
montra que ce gaz avait le pouvoir de s'emparer de l'hydrogène de
certains corps et de le remplacer atome par atome; il y avait là le
germe d'une méthode de sub,stitution tout à fait contraire à l'idée
dualistique; le chlore et l'hydrogène se substituaient l'un à l'autre
sans tenir aucun compte du groupement binaire de Lavoisier et de
Berzélius.
Aussi dès l'abord Berzélius, mesurant le danger, engagea réso-
lument la lutte contre cette théorie naissante. Examinant à son
point de vue les faits que produisaient les partisans de l'idée nou-
velle, il cherchait à les faire rentrer dans le cadre qu'il avait tracé.
Ainsi la découverte de l'acide trichloracétique, faite en 1839, fut le
signal d'une longue et ardente controverse. C'est un acide qui dif-
fère de l'acide acétique par trois atomes de chlore subsiitués à trois
atomes d'hydrogène, c'est une sorte de vinaigre chloré, et M. Du-
mas, en l'étudiant, montrait comment la substitution s'y opère di-
rectement; le chlore qui remplace l'hydrogène laisse subsister les
propriétés fondamentales de la molécule; le vinaigre chloré est un
acide tout à fait semblable au vinaigre ordinaire et qui donne des
sels tout à fait analogues aux acétates. « Yoilà, disait M. Dumas, un
acide organique dans lequel il entre une quantité de chlore très
considérable et qui n'offre aucune des réactions du chlore, dans le-
quel l'hydrogène a disparu, remplacé par du chlore, et qui n'a
éprouvé de cette substitution si étrange qu'un léger changement
dans ses propriétés physiques. Tous les caractères essentiels de la
substance sont demeurés intacts... 11 est évident qu'en m'arrêtant
à ce système d'idées dictées par les faits, je n'ai point pris en con-
sidération les théories électro-chimiques de M. Berzélius; mais ces
théories, cette polarité spéciale attribuée aux molécules des corps
simples, reposent-elles doue sur des faits tellement évidens qu'il
faille les ériger en articles de foi ? » Non-seulement la substitution
signalée par M. Dumas était contraire à la théorie électro-chimique,
où le chlore et l'hydrogène étaient connus pour jouer des rôles dif-
férens; mais c'était une véritable hérésie aux yeux de Berzélius que
de supposer qu'un élément d'une combinaison binaire fût remplacé
IILSTOIBE DES SCIENCES. 311
sans que cette combinaison fût défaite. Le jeune chimiste d'Alais
montrait en cette occasion une grande confiance en lui-même; il
s'attaquait de front à l'imposante autorité du savant suédois. C'était
David bravant Goliath. Berzélius- accourut à la défense des principes
menacés, et s'efforça de prouver que l'acide trichloracétique n'avait
pas avec l'acide acétique les rapports que l'on supposait; il en fai-
sait un corps tout différent, un composé de sesquichlorure de car-
bone et d'acide oxalique unis à de l'eau. Et comme cette sorte de
scission entre les deux parties de la molécule élémentaire ne parais-
sait pas suffisamment justifiée par les faits, Berzélius appelait à son
aide mille artifices ingénieux, l'idée des « copules, » par exemple.
Les combinaisons copulées étaient des corps dont les formules
étaient divisées en deux parties pour les besoins de la théorie; mais
une force secrète réunissait ces deux parties au point d'en faire un
tout indissoluble. Bientôt d'ailleurs Berzélius était forcé dans ses
derniers retranchemens. Non contens- d'avoir montré comment l'a-
cide trichloracétique dérive de l'acide acétique, les chimistes de la
nouvelle école remontaient du premier acide au second; ils chas-
saient le chlore atome par atome, et retombaient ainsi sur le corps
primitif. 11 n'était plus possible dès lors de nier le lien étroit de
parenté qui unissait ces deux acides. Réduit à l'admettre malgré sa
répugnance, Berzélius se rejetait d'un autre côté. « Les deux acides
sont parens, disait-il; c'est donc qu'ils sont l'un et l'autre des com-
binaisons copulées. » Cette conception des copules lui permettait de
conserver dans les formules la notation dualistique et de sauver
l'honneur du drapeau.
On conçoit que nousne puissions, danscette revue rapide, marquer
que par un seul trait chacune des phases par lesquelles ont passé
les différentes doctrines chimiques. C'est ainsi que nous résumons,
dans un exemple unique, le long débat où Berzéhus et ses adver-
saires dépensèrent tant d'efforts. Il nous suffit d'avoir montré la
pensée première, l' idée-mère de la théorie des substitutions inau-
gurée par M. Dumas et qui devait recevoir, en se modifiant par la
suite des temps, les développemens les plus féconds. C'était en
tout cas une pensée révolutionnaire que de prétendre que les élé-
mens se remplaçaient dinectement dans les molécules composées
sans passer par la hiérarchie des combinaisons binaires. L'édifice
de Lavoisier était ainsi ébranlé tout entier, et Berzélius employa les
dernières années de sa vie à le défendre avec ardeur.
ni.
Il nous faut voir maintenant cOiUment la théorie des substitutions
s'est élargie et transformée, comment de cette première ébauche
312 REVUE DES DEUX MONDES.
est sorti un ensemble de doctrines qui embrasse la chimie tout en-
tière. La période dans laquelle nous entrons peut être caractérisée
par les deux noms de Laurent et de Gerhard t. Ces deux noms sont
inséparables. Non-seulement Laurent et Gerhardt ont lutté pour les
mêmes principes, mais il y a dans leur destinée une sorte de con-
formité fatale. Tous deux sont morts jeunes, épuisés par les diffi-
cultés de l'existence et sans avoir obtenu de leur vivant la célébrité
que méritaient leurs travaux. Laurent, né en 1807 à la Folie, près
de Langres, suivit comme élève externe les cours de l'École des
mines, et fut nommé en 1831 répétiteur des cours de chimie à
l'École centrale des arts et manufactures. En 1838, il fut envoyé
comme professeur à la faculté des sciences de Bordeaux; mais
bientôt, lassé de la vie de province, il revint à Paris, et il obtint
en ISZiS une place d'essayeur à la Monnaie. C'est dans cette posi-
tion modeste qu'il mourut en 1853. Gerhardt naquit à Strasbourg
en 1816. Il s'initia à la chimie sous les auspices de M. Liebig, qui
faisait à Giessen un cours justement célèbre dans le monde entier;
arrivé à Paris vers 1838, il travailla dans le laboratoire de M. Che-
vreul. C'est à cette époque qu'il devint l'élève et l'ami de Laurent.
Ils se prêtèrent un mutuel appui, et, tout en conservant chacun leur
originalité propre, en s'attachant à des travaux distincts, ils jetèrent
ensemble les semences fécondes des théories qui arrivent seulement
aujourd'hui à s'emparer de l'attention des savans. Laurent, passé
maître dans l'art difficile des expériences, était aussi habile à dé-
couvrir les faits qu'ingénieux à les interpréter. Moins patient et
moins subtil, Gerhardt se distinguait par une puissante faculté de
généralisation; c'était l'homme des théories d'ensemble et des
vues synthétiques. Il eut d'ailleurs les défauts de ses qualités; ab-
solu dans ses idées et peut-être aigri secrètement par l'infériorité
d'une position qui n'était pas en rapport avec ses talens, il poussa
souvent à outrance la réaction contre les doctrines courantes. Ger-
hardt mourut en 1856 ; il était alors depuis peu professeur à la
faculté des sciences et à l'école de pharmacie de Strasbourg.
Il y a à prendre et à laisser dans l'œuvre de Laurent et dans celle
de Gerhardt. Ils ont agité une foule de questions, préoccupés sur-
tout d'ouvrir des voies nouvelles, mais obligés souvent, au cours de
leurs travaux, de modifier leurs propres idées et de revenir sur leurs
pas. Une exposition complète de leurs doctrines serait un travail
pénible et nécessairement confus. Ce n'est point d'ailleurs ce que
nous avons à faire ici. Il nous suffît de marquer leur passage par
quelques traits, d'indiquer quelles ont été leurs inspirations les
plus heureuses, celles que leurs successeurs ont plus particulière-
ment mises à profit. A ce titre se présente d'abord la théorie des
noyaux, inaugurée par Laurent et qui est pour nous son principal
HISTOIRE DES SCIENCES. 313
titre à l'estime des chimistes. Cette théorie fut produite par Lau-
rent dès son début dans la carrière. Répétiteur du cours de chimie
professé à l'École centrale par M. Dumas, il avait adopté avec ardeur
l'idée des substitutions, telle que nous l'avons exposée précédem-
ment. C'est sous cette influence qu'il entreprit une série de re-
cherches sur la naphtaline. lî étudia avec soin comment le chlore,
le brome, l'oxygène, s'introduisent dans une molécule, chassant l'hy-
drogène équivalent par équivalent. Tantôt l'hydrogène éliminé sort
complètement de la molécule; tantôt il y reste engagé à l'état d'a-
cide chlorhydrique, d'acide bromhydrique ou d'eau, formant ainsi
une sorte de complément qui s'ajoute à l'édifice moléculaire. Dès
l'année 1836, Laurent avait réuni ses diverses observations en un
corps de doctrine, et il le produisit en 1837 dans la thèse qu'il
soutint devant la faculté des sciences de Paris. Les molécules orga-
niques, suivant lui, sont formées en principe de noyaux ou sque-
lettes où n'entrent que des atomes de carbone et d'hydrogène; ce
sont là les noyaux fondamentaux. Quand des corps simples, comme
le chlore, le brome, l'oxygène, viennent se substituer à l'hydrogène,
il en résulte des noyaux dérivés; des corps composés, des espèces
de radicaux, peuvent même se comporter à cet égard comme des
corps simples et venir s'insérer dans le noyau en prenant la place
d'un seul atome. Chaque noyau fondamental forme avec ses déri-
vés une sorte de famille chimique, distinguée par quelques proprié-
tés spécifiques; les petites variations que ces propriétés subissent
dans les divers dérivés d'une même famille dépendent des corps
simples qui caractérisent ces dérivés. Notons que voilà une idée im-
portante qui s'introduit dans la chimie et qui y restera; c'est une
idée dont nous avons vu déjà le germe dans les premiers travaux
de M. Dumas, mais qui reçoit de Laurent un essor tout nouveau.
« L'oxygène, avait dit Lavoisier, est la cause de l'acidité, et de
même tel ou tel corps simple a des propriétés spéciales qui déter-
minent celles des composés où il entre. » Sans nier ce principe,
Laurent le relègue au second rang. La forme môme, l'architecture
de la molécule en détermine les propriétés principales, qui persis-
tent malgré les substitutions tant que la forme générale n'est point
altérée. A côté des propriétés qui tiennent aux élémens, il faut donc
placer un autre ordre de propriétés qui tiennent à la structure mo-
léculaire. C'est à Laurent que revient surtout l'honneur de cette
conception à laquelle les chimistes se sont maintenant habitués et
qui joue dans leurs théories un rôle considérable. Laurent cher-
chait d'ailleurs, dans sa thèse de 1837, à marquer par une image la
forme sous laquelle il se représentait les noyaux. « Qu'on se figure
par exemple, disait-il, un prisme droit à 16 pans dont chaque
31i REVUE DES DEUX MONDES.
base aurait par conséquent 16 angles solides et 16 ai'êtes. Pla-
çons à chaque angle un atome, de carbone et au milieu de
chaque arête des bases un atome d'hydrogène, on aura ainsi un
noyau régulier de Qli atomes. Maintenant, au-dessus de chaque
base suspendons des molécules d'eau, nous aurons un prisme .ter-
miné par des espèces de pyramides. Par certaines réactions, on
pourra, comme en cristallographie, cliver ce cristal, c'est-à-dire
lui enlever les pyramides pour le ramener à la forme primitive ou
fondamentale. Que si mxaintenant un gaz comme l'oxygène ou le
chlore arrive en présence du radical fondamental, ce gaz, ayant
beaucoup d'affinité pour l'hydrogène, en enlèvera un atome; le
prisme privé d'une arête se détruirait alors, si elle n'était rempla-
cée par une arête équivalente soit d'oxygène, soit dé chlore, soit
d'azote... On arrivera ainsi à un prisme dérivé qui pourra renfer-
mer par exemple, civec les 32 angles de «carbone, 20 arêtes d'hy-
drogène, 8 d'oxygène et li de chlore... Sa forme et sa formule se-
ront toujours semblables à celles du radical fondamental. » Gomme
on le voit, il n'y a plus rien de l'idée dualistique dans la conception
de Laurent, et la constitution de la molécule se présente désormais
sous un jour tout nouveau.
Gerhardt n'entra dans la carrière qu'en 18A2. Il se fit d'abord
connaître en lisant à l'Académie un mémoire relatif à la classifica-
tion chimique des substances organiques. Gerhardt avait été frappé
de la divergence qui s'était produite entre les notations de la clii-
mie organique et celles de la chimie minérale; il cherchait à y re-
médier en instituant une sorte de commune mesure à laquelle les
molécules de l'une et de l'autre pussent être comparées. Les deux
notions de poids atomiques et d' équivalons dont nous avons mar-
qué le point de séparation avaient suivi chacune leur voie dis-
tincte ; mais sur certaines questions elles se rencontraient et s'en-
chevêtraient en produisant des effets discordans. Il y avait là un
élément d'incertitude et de confusion qui, à vrai dire, n'a pas en-
core entièrement disparu de la science. Gerhardt montra que les
difficultés étaient dues, au moins en partie, à une application in-
complète de la loi volumétrique de Gay-Lussac. Il prit pour type
la molécule de l'eau, où deux volumes d'hydrogène et un volume
d'oxygène se combinent de façon à former deux volumes de vapeur,
et il déclara qu'il voulait de même prendre pour unité de molécule
dans chaque corps ce qui, à l'état de gaz ou de vapeur, donnait
aussi deux volumes. Dans cet ordre d'idées, il était conduit à assi-
miler à l'eau les protoxydes métalliques, et il montrait qu'il fallait
réduire de moitié les poids atomiques que Berzélius avait assignés
à la plupart des métaux.
HISTOIRE DES SCIENCES. 315
Cette réforme des poids atomiques était une sorte de manœuvre
de guerre dont Gerhardt usait pour ruiner les formules dualistiques
de Berzélius. Ces fameuses formules en effet n'étaient plus viables,
s'il y fallait dédoubler des atomes, et Gerhardt triomphant venait
opposer au dualisme ébranlé un nouveau système de formules uni-
taires. Pour lui, un sel minéral ne résulte pas de la combinaison
d'un acide et d'une base; les acides et les sels offrent la même com-
position. Les acides sont formés d'un bloc d'atomes unis à de l'hy-
drogène; dans le sel, un atome d'hydrogène a été remplacé par un
atome de métal. Ainsi le rôle prépondérant que Lavoisier avait as-
signé à l'oxygène se trouvait complètement effacé ; ce gaz cessait
d'être la clé des corps. On pouvait dire que l'hydrogène le rempla-
çait dans cet emploi, mais à la condition d'entendre d'une façon
fort différente la fonction des deux gaz, car Gerhardt, — nous par-
lons ici de la première partie de sa carrière scientifique, — refusait
absolument de considérer aucun groupement intérieur dans les
molécules. Dans son Précis de chimie organique, qui est le pre-
mier jet de ses idées, il rangeait tous les corps en progression as-
cendante par la seule considération du nombre d'atomes de carbone
contenus dans leur molécule, les composés les plus simples formant
la base, les plus compliqués le sommet de cette immense échelle.
Il y avait là sans doute un excellent principe de classification; mais
Gerhardt l'appliquait avec une inflexibilité farouche, avec une vé-
ritable furie de réaction , et il arrivait ainsi à rapprocher des corps
que leurs propriétés auraient dû placer fort loin l'un de l'autre.
Ces premiers travaux de Gerhardt ont leur importance, ils ont
laissé dans la science des traces profondes; mais ce que nous avons
surtout à mettre ici en lumière, c'est l'idée fondamentale à laquelle
il consacra la seconde partie de sa vie, nous voulons parler de la
théorie des tyjKs. Cette théorie marque la phase décisive de l'é-
volution scientifique dont l'histoire nous occupe. Si Gerhardt n'a
pas créé de toutes pièces l'idée des types chimiques, il a eu le
mérite de la généraliser, et c'est lui qui en a fait le drapeau de l'é-
cole nouvelle. Qu'est-ce que cette école désigne sous le nom de
types chimiques? On en aura une idée suffisamment nette, si nous
montrons comment ils se sont constitués l'un après l'autre et com-
ment ils se sont réunis successivement en une sorte de cadre ca-
pable d'embrasser la chimie tout entière. C'est ainsi en effet que la
théorie s'est faite. Ce n'est point un chimiste qui a imaginé une sé-
rie de types avec l'intention arrêtée d'y faire entrer tous les corps.
Un premier type a été mis au jour, puis un second, puis un troi-
sième, et avant même que l'on en eût quatre on a pu constater que
l'on se trouvait en présence d'un système général.
316 REVUE DES DEUX MONDES.
Le premier type qui se soit nettement accusé est celui de l'ammo-
niaque. Depuis longtemps les chimistes groupaient instinctivement
autour de « l'alcali volatil » une série d'alcaloïdes naturels qui lui
ressemblent, qui présentent comme lui une odeur forte et piquante,
une grande solubilité dans l'eau, une alcalinité prononcée. La na-
ture du rapport qui unit ces différens alcalis se précisa peu à peu.
L'ammoniaque ordinaire est formée de trois atomes d'hydrogène
unis à un seul atome d'azote; mais un radical complexe jouant le
rôle d'un atome simple peut venir remplacer un des atomes d'hy-
drogène. On obtient ainsi une série d'ammoniaques composées dont
la molécule offre une structure analogue et que l'on peut rapporter
à un mêm.e type. L'analyse des ammoniaques composées est prin-
cipalement due à M. Wurtz. Il montra en 18Zi9 que l'éthylamine est
une ammoniaque dans laquelle le radical éthyle (G-IP) est substitué
à un atome d'hydrogène. Bientôt même on prépara la diéthylamine
et la triéthylamine, où le radical éthyle remplace de même deux et
trois atomes d'hydrogène. Le type des ammoniaques était ainsi
établi sur une base tout à fait solide (1), car il était facile de faire
pour une foule d'alcaloïdes ce qui réussissait pour les bases éthy-
lées. On remarquera que la conception du type, telle qu'elle se for-
mulait dans ce premier exemple, réunissait l'idée des substitutions
et celles des radicaux ou des noyaux. On remarquera aussi que, pour
adopter la notion qui résultait de cette sorte de synthèse, Gerhardt
était obligé de renoncer au point de vue rigoureusement unitaire
auquel il s'était d'abord placé : non-seulement les radicaux conser-
vaient dans la molécule leur groupement spécial ; mais l'idée même
des types comportait celle d'un arrangement intérieur propre à être
manifesté par les formules. Aussi Gerhardt fut-il amené à se dé-
partir de ce système de notations en bloc qu'il avait adopté avec
tant de raideur dans le Précis de chimie organique.
L'eau vint fournir le second type qui se dessina d'une façon pré-
cise dans la théorie nouvelle. Deux atomes d'hydrogène unis à un
atome d'oxygène forment la molécule de l'eau. Vers 1851, M. Wil-
liamson montra que l'alcool et l'éther peuvent être rapportés à ce
(1) En raison de l'importance qui s'attache à cette notion des tj-pes, on nous per-
metti'a d'écrire ici les formules qui marquent la parenté de l'ammoniaque ordinaire et
des ammoniaques, éthj lécs :
i H ( C2H5 I C2H3 / C^HS
Az H Az H Az C^HS Az ORS
l H (h ! h ( cm^
Ammoniaque. Étliylamine. Diéthylamine. Triéthylamine.
Cet exemple montre ce qu'il faut entendre par un type; il éclairera ce que nous avons
à dire sur ce sujet.
HISTOIRE DES SCIEXCES. 317
même type : remplacez dans l'eau un des atomes d'hydrogène par
un atome éthylique, vous avez l'alcool; remplacez-les de même tous
les deux, vous avez l'éther. M. AVilliamson allait plus loin. Trans-
portant ses idées dans la chimie minérale, il assim.ilait à la com-
position de l'eau celle des oxydes, des acides, des sels minéraux
eux-mêmes. Remplacez dans l'eau un des atomes d'hydrogène par
du potassium, vous aurez l'hydrate de potassium (ou potasse caus-
tique). Remplacez-les de même tous les deux, vous aurez la po-
tasse anhydre. Que, l'un des atomes étant remplacé par du potas-
sium, l'autre le soit par un radical d'acide, vous aurez les sels de
potasse (1). Une vaste famille venait ainsi se ranger autour du type
de l'eau, et le système commençait à prendre une grande géné-
ralité.
Gerhardt à son tour créa le type hydrogène. îl supposa, comme
le faisait également Laurent, que la molécule de l'hydrogène est for-
mée de deux atomes conjugués. Ce gaz à l'état libre constitue donc,
à proprement parler, un hydrure d'hydrogène. De même le chlore
libre est du chlorure de chlore. Gerhardt rangeait tous les métaux
dans le type hydrogène ; il les regardait tous comme formés de
deux atomes conjugués, et expliquait ainsi que, dans le type pré-
cédent, ils se substituassent naturellement à l'hydrogène (2).
Yoilà donc trois types importans mis en évidence. Nous ne les
indiquons que par quelques traits principaux; mais, comme il ne
s'agit point ici de faire un cours de chimie, nous en avons dit assez
pour les caractériser. Les indications qui précèdent montrent même
suffisamment que ces types sont assez généraux pour qu'un très
petit nombre d'entre eux embrassent un nombre considérable de
corps. Nous pouvons d'ailleurs, aux types qui viennent d'être men-
tionnés, enjoindre un quatrième : ce sera le corps qui est formé
d'un atome de carbone, uni à quatre atomes d'hydrogène et qui est
connu sous le nom de gaz des marais. En plaçant tout de suite ce
H î
O, alcool. ! O, hydrate de potassium.
(1) Qu'on nous permette encore quelques notations pour mettre en évidence ce type
de l'eau et montrer comment s'y rangent les corps qui viennent d'être mentionnés.
„ . 0, eau. „2 „ I 0, éiher. ! 0, oxyde de potassium.
C2H30 ) _ .^ . . C^H^O ) ^ , ,
; O, acide acétique. '■ 0, acétate de potassium.
H j
(2) Gerhardt, outre le type hydrogène, qui peut s'écrire „ , avait encore créé le type
H I
acide chlorliydrique ou q, >; mais ces deux types, à vrai dire, n'en font qu'un : dans
le second, un atome de chlore est simplement substitué à un atome d'hydrogène.
318 REVUE DES DEUX MONDES.
nouveau type à côté des autres, nous anticipons un peu sur les
év-énemens; ce n'est guère que vers 1858 que l'on a vu se formu-
ler nettement le type hydrocarboné, d'où l'on peut faire sortir à
peu près toutes les combinaisons organiques. Gerhardt, mort,
comme nous l'avons dit, en 1856, n'eut point à sa disposition ce
riche complément de la théorie des types; mais rien ne nous em-
pêche de considérer ici cette théorie dans toute la généralité que
lui donne une si importante addition.
Aussi bien il faut nous arrêter un instant sur cette notion des
types, avant de marquer la dernière étape qu'a parcourue la chi-
mie moderne. Cette notion subsiste en effet tout entière sous la nou-
velle forme que nous allons lui voir prendre. Elle a donc une im-
portance capitale et mérite le plus sérieux examen. Et d'abord, si
nous considérons nos quatre types et si nous les rangeons dans
l'ordre suivant : hydrogène, eau, ammoniaque, gaz des marais,
nous voyons que le premier nous présente un atome d'hydrogène
uni à un autre atome d'hydrogène (ou de chlore); dans le second,
deux atomes d'hydrogène sont unis à un atome d'oxygène; dans le
troisième, trois atomes d'hydrogène sont unis à un atome d'azote;
dans le quatrième enfin, ce sont quatre atomes d'hydrogène qui
sont combinés avec un atome de carbone. Il y a là une gradation,
une sorte d'échelle qui doit attirer notre attention, et nous voyons
bien que nous sommes en face d'une classification qui peut com-
prendre la presque totalité des corps. Qu'on songe en effet que ces
différens atomes d'hydrogène peuvent être remplacés chacun res-
pectivement par toute une série de corps simples, et par une série
bien plus nombreuse encore de radicaux composés jouant le rôle de
corps simples! On verra se ranger alors dans les quatre types une
innombrable quantité de combinaisons.
Il y a plus, par une dernière évolution, la théorie des types s'est
encore considérablement enrichie en établissant les types condensés
et les tyjjes mixtes. Prenons par exemple deux molécules d'eau et
supposons que nous ôtions à chacune d'elles un atome d'hydrogène;
un seul corps, un radical, pourra remplacer à la fois les deux
atomes que nous enlevons et souder ainsi en quelque sorte l'un à
l'autre les deux résidus des molécules. C'est ainsi que M. William-
son rapporta l'acide sulfurique à deux molécules d'eau dans les-
quelles un radical, le sulfuryle (SO^) remplace deux atomes d'hy-
drogène. Voilà ce qu'on appelle un type condensé, et l'on va
comprendre également ce que c'est qu'un type mixte. Au lieu de
prendre deux molécules semblables , on peut prendre deux molé-
cules de types différens, une molécule d'eau par exemple, et une
molécule d'acide chlorhydrique. Comme tout à l'heure, un certain
HISTOIRE DES SCIENCES. . 319
radical, ce même sulfuryle, si l'on veut, pourra chasser un atome
d'hydrogène de chacune des deux molécules et souder les deux ré-
sidus. Il donnera ainsi naissance à l'acide chlorosulfurique, et c'est
là ce qu'on appelle un type mixte (i). Dans cet ordre d'idées, rien
n'empêche d'aller plus loin encore. Au lieu de considérer deux mo-
lécules d'eau, on peut en considérer trois et imaginer qu'un radical
unique vienne les réunir toutes les trois en remplaçant un atome
dans chacune d'elles; on aura ainsi un type condensé d'ordre su-
périeur. Il est une remarque qu'on ne manquera pas de faire ici.
Ces types condensés et ces types mixtes nous fournissent de nou-
velles bases de classification ; mais de plus ils comportent une
idée nouvelle qu'il y a lieu de mettre en lumière. Qu'est-ce que ces
radicaux qui ont le pouvoir de souder deux ou même trois résidus
de molécules? Quelle est cette propriété en vertu de laquelle cer-
tains corps viennent d'un coup se substituer à plusieurs atomes
dans des molécules différentes? Ici nous touchons à la dernière
phase par laquelle a passé la chimie, et nous pouvons voir poindre
dans les faits qui viennent d'être cités la théorie toute contempo-
raine de l'atomicité. C'est ce que nous aurons occasion d'indiquer
explicitement dans un instant.
Les objections et les critiques n'ont pas manqué à la théorie des
types. Les uns l'accusaient d'aller trop loin, de dépasser de beau-
coup les faits; les autres lui reprochaient d'être insuffisante et de
se montrer impuissante à embrasser un grand nombre de combi-
naisons. Entre ces deux critiques, les fondateurs de la théorie des
types ont pu trouver un terrain solide pour se défendre. Sans
doute, répondaient-ils, les théories offrent souvent le danger de
dépasser les faits, et il y a lieu d'appliquer la nôtre avec prudence;
mais n'est-elle pas assez riche déjà de résultats obtenus? Cette no-
tation si claire qu€ nous avons adoptée et qui met en relief les diffé-
rentes parties de la molécule n'a rien d'arbitraire, elle n'exprime
que des phénomènes maintes fois vérifiés, et l'expérience a jusqu'ici
confirmé les inductions que nous en avons tirées. Que si on nous re-
proche de laisser hors de nos cadres un grand nombre de combinai-
(1) On 5e fera une idée plus nette de ces types condensés et de ces types mixtes, si
nous écrivons les formules relatives aux exemples que nous venons de donner :
S02 02 „ ' S02 f O
H .
O H
" i Cl S
H ) - " ■ Cl j ^^ ^
deux molécules acide sulfurique une molécule d'eau acide clilorosulfu-
d'eau. (type condensé). etunemolécnled'a- rique (type mixte).
cide chlorhydrique.
320 REVUE DES DEUX MONDES.
sons, on doit reconnaître que c'est là de notre part une prudence bien
naturelle, et l'avenir montrera si notre théorie, convenablement
étendue et corrigée, ne peut pas s'appliquer à beaucoup de cas avec
lesquels elle semble encore en contradiction. — Mais quoi! disaient
les adversaires de l'idée typique, vous avez donc la prétention de
connaître l'arrangement de tous les atomes dans les molécules? —
Eh non ! répondaient les novateurs; seulement l'expérience tout aussi
bien que le raisonnement nous enseigne que dans un système mo-
léculaire tous les atomes n'exercent pas les uns sur les autres la
même attraction. Quand l'équilibre de la molécule est troublé et
qu'elle vient à se rompre, elle se sépare en groupes naturels qui
mettent en évidence les attractions différentes. Nous nommons ces
groupes des radicaux composés et nous les faisons figurer comme
des membres séparés et distincts dans les formules typiques. Est-ce
à dire que nous prétendions indiquer la position réelle des atom.es?
affirmons-nous que ces membres isolés représentent des groupe-
mens réels qui occuperaient dans la molécule la place qu'on leur
assigne dans la formule? Ce n'est point là précisément ce que nous
disons. 'jNous voulons marquer seulement que, sous le coup d'un
ébranlement, d'une cause externe qui divise la molécule, ces groupes
d'atomes viennent à se manifester; cela n'implique à la rigueur au-
cune hypothèse formelle sur la situation antérieure de ceux-ci.
IV.
Nous venons d'esquisser l'histoire de la théorie des types jusque
vers l'année 1860. Gerhardt en avait été le principal promoteur;
mais elle s'était généralisée et précisée dans les années qui suivi-
rent sa mort. Il nous reste à montrer comment cette théorie, pre-
nant une forme nouvelle, est devenue la doctrine de V atomicité. Ici
nous rencontrons des noms nouveaux, ceux de MM. Odllng et Hoff-
mann en Angleterre, de M. Kékulé en Belgique; mais surtout nous
allons avoir à mettre en lumière la part considérable que M. Wurtz
a prise à cette évolution de la science chimique. On peut dire que
la théorie de l'atomicité est devenue essentiellement française, et
nos jeunes chimistes lui ont donné depuis quelques années un grand
éclat; elle les a conduits à un nombre considérable de résultats bril-
lans. M. Wurtz est à la tête de cette école française. On lui doit d'a-
bord les deux découvertes les plus importantes qui aient signalé ces
vingt dernières années : l'une, celle des ammoniaques composées,
qui a marqué, comme nous l'avons vu, la naissance de la théorie
des types; l'autre," celle des glycols, dont nous constaterons tout à
l'heure la haute importance. Ces découvertes hors ligne ont valu à
HISTOIRE DES SCIENCES. 321
M. Wurtz en 1865 le grand prix biexinal qui est décerné alternative-
ment par chacune des cinq classes de l'Institut. M. Wurtz d'ailleurs,
par son enseignement oral, par ses écrits, a puissamment vulgarisé
la doctrine de l'atomicité; il l'a répandue dans les laboratoires; il a
été et il est encore l'instigateur de toute cette génération de jeunes
chimistes dont plusieurs se sont déjà fait un nom honorable; il est
enfin comme le grand-maître de la doctrine nouvelle.
La théorie de l'atomicité, avons-nous dit, procède directement
de celle des types, et, après les indications qui viennent d'être don-
nées, nous pourrions tout de suite y entrer de plain-pied. Nous de-
manderons cependant à faire ici une halte et même à jeter un coup
d'œil en arrière pour rechercher les origines propres de la nouvelle
doctrine. Cet examen rétrospectif est commandé par la nature des
choses; nous en avons besoin pour mettre en évidence l'une des
mémorables découvertes auxquelles nous faisions allusion tout à
l'heure, et qui ne peut manquer d'occuper sa place dans une revue,
si sommaire qu'elle soit, des progrès de la chimie.
Il est un fait qui était connu des chimistes dès le premier quart
de ce siècle, mais dont ils n'avaient pas saisi toute la portée. Les
différentes bases n'exigent pas pour se saturer, c'est-à-dire pour
former des sels neutres, le même nombre d'équivalens d'acide.
Ainsi la chaux ne demande qu'un équivalent d'acide sulfurique,
tandis qu'il en faut trois à l'alumine. On ne peut donc pas regarder
comme équivalentes les quantités de chaux et d'alumine qui entrent
dans les deux sulfates. C'est cependant ce que faisaient les chimistes
au commencement du siècle et ce qu'ils ont fait presque jusqu'à
ces derniers temps. L'esprit pénétrant de Gay-Lussac avait bien vu
là une difficulté qui échappait à ses contemporains; il l'avait signa-
lée et il avait proposé pour la résoudre des vues qui n'ont point été
admises. Quoi qu'il en soit, on se trouvait en présence de deux
classes d'oxydes, dont les uns se saturent avec une molécule d'acide,
tandis que les autres en veulent trois; les premiers sont mona-
cides, si l'on peut s'exprimer ainsi, les autres sont iriacidcs. D'un
autre côté, on pouvait signaler dans le rôle des acides des faits
analogues. M. Graham avait montré depuis longtemps que l'acide
phosphorique est capable de s'unir à trois parties de chaux ; il ne
se com.porte donc pas comme l'acide azotique, qui n'en prend
qu'une partie; entre les deux vient se placer l'acide sulfurique, qui
se sature avec deux parties. C'est ce fait important que l'on ex-
prime en disant qu'il y a des SiCides polybasiqites. Yoilà donc deux
notions, l'une relative aux bases, l'autre relative aux acides, qui
forment comme le pendant l'une de l'autre; mais ces deux idées
restèrent longtemps isolées et comme perdues dans la science sans
TOME LXXXII. — 18t)9. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES c
qu'on en tirât les conséquences qu'elles comportent. Un jour vint ce-
pendant où on les rapprocha et où on les féconda l'une par l'autre.
Les corps, soit acides, soit basiques, ont en somme des capacités de
saturation différentes. C'est cette propriété de saturation élective
que les chimistes de la nouvelle école ont mise en relief et qu'ils
ont nommée l'atomicité.
Les travaux de M. Berthelot sur la glycérine marquent l'origine
de cette phase nouvelle. On savait déjà que la glycérine doit être
considérée comme un alcool. Dans un mémoire qu'il publia en lS5/i
et qui est devenu célèbre, M. Berthelot démontra que ce corps est
un alcool triatômique : tandis que l'alcool ordinaire s'unit à une
seule molécule d'acide pour former un éther composé, il faut à la
glycérine trois molécules d'acide pour former un corps neutre^
L'attention des chimistes étant ainsi appelée sur la nature de la
glycérine, M. Wurtz ne tarda pas à publier une Théorie des com-
binaisons gJycériques qui faisait faire un nouveau pas à la ques-
tion. Quelle était la cause de la capacité de saturation propre à la
glycérine ? M. Wurtz eut l'ingénieuse idée de la chercher dans un
radical hydrocarboné auquel il rapporta la glycérine. Ce radical, non
saturé d'hydrogène, avait en quelque sorte des vides qui tendaient
à se remplir, et son appétit était en raison du nombre de trous qu'il
avait à combler. Il y avait là une idée féconde, et, si l'hypothèse
était hardie, elle devait bientôt recevoir une éclatante confirmation.
L'alcool ordinaire étant, comme nous l'avons dit, monatomique et la
glycérine triatômique, M. Wurtz fat conduit à penser qu'on devait
trouver un alcool intermédiaire, un alcool diatomique. Que faire
pour réaliser cette conception théorique ? Il fallait partir d'un radi-
cal hydrocarboné qui fût diatomique lui-même, et s'en servir pour
constituer un alcool. M. Wurtz supposa qu'il trouverait ce point de
départ dans le gaz oléfiant ou éthylène. On connaît depuis le siècle
dernier une liqueur découverte par une réunion de chimistes de
Hollande, d'où lui vient le nom de liqueur des Hollandais; c'est
une combinaison de chlore et de gaz oléfiant. A l'aide de ce corps,
M. Wurtz parvint à fabriquer l'alcool diatomique qu'il cherchait et
qu'il appela glycol, pour rappeler à la ibis l'alcool et la glycérine
entre lesquels ce produit venait se placer. Cette découverte, qui
date de l'année 1858, eut un grand retentissement. Les alcools
marchent par séries; c'était donc toute une série nouvelle qui ve-
nait prendre rang dans la science. C'était même une série que l'on
pouvait appeler décisive, en ce sens qu'elle dessinait fort nettement
la théorie de la polyatomicité des alcools.
La série des glycols devenait ainsi comme la clé de voûte de la
doctrine nouvelle. Dans l'opinion de M. Wurtz, comme nous l'avons
HISTOIRE DES SCIENCES. 323
indiqué tout à l'heure, les alcools diatomiques devaient leur pro-
priété au radical éthylène : ce radical, diatomique lui-même, ser-
vait à soucier deux molécules appartenant au type de l'eau (1). D'où
venait d'ailleurs au radical cette propriété ? 11 fallait, pour en trou-
ver l'origine, remonter aux corps simples, aux élémens qui formaient
ce radical. Nous voici ainsi ramené à l'atomicité des élémens, en pré-
sence de laquelle nous nous trouvions déjà tout à l'heure et que
nous aurions pu, comme nous le disions, aborder sans autre préam-
bule. En commençant par donner quelques indications sur les al-
cools, on ne peut pas dire que nous ayons fait un détour, car nous
avons suivi l'ordre même des faits. La notion de l'atomicité s'est en
effet introduite dans la science par trois degrés successifs. On a
commencé par découvrir des combinaisons polyatomiques; tel a été
le premier pas. En second lieu, on a rattaché les propriétés de ces
corps à l'atomicité des radicaux qui les formaient. Enfin, dans une
troisième période, on a étendu aux élémens eux-mèrnes la notion
que l'on avait d'abord appliquée aux radicaux. On a procédé ainsi
des faits complexes aux faits simples, et nous n'avons pas besoin
de faire remarquer que c'est la marche que suit le plus souvent
l'esprit humain. Les idées simples et générales ne se présentent
pas tout d'abord; elles ne sont d'ordinaire que le couronnement
d'une théorie.
On se rappelle à quel point nous avait conduits la théorie des
types. Nous avions mis quatre types en relief, et nous avions con-
staté que l'hydrogène, l'oxygène, l'azote, le carbone, sont nettement
différenciés entre eux par la propriété qu'ils ont de s'unir à des
nombres différons d'atomes d'hydrogène. En généralisant ce fait,
nous dirons que l'hydrogène est monatomique, l'oxygène diato-
mique, l'azote triatomique, le carbone tétratomique. Qu'un atome
d'oxygène soit placé au milieu d'une atmosphère d'hydrogène, dans
les conditions où la combinaison est possible, il prendra deux
atomes pour se saturer; l'azote, soumis à la même épreuve, en
prendra trois. Ici, comme on le voit, en cherchant à préciser la no-
tion élémentaire de l'atomicité (2), nous rencontrons celle de satu-
(1) La formule du glycol ordinaire peut ainsi s'écrire :
"I l\°
C^H* 02, en partant de „ '
C2H* remplaçant deux atomes d'hydrogène de façon à former une molécule condensée.
(2) C'est peut-être ici le cas de faire remarquer qu'on eût pu choisir un terme plus
heureux que celui d'atomicité. Il constitue une sorte d'amphibologie. On admet avec
Dalton l'existence d'atomes, et il semble que le terme d'atomicité doive embrasser tout
ce qui S3 rapporte à cette hypothèse; mais les chimistes contemporains l'appliquent
3'2/i REVUE DES DEUX MONDES.
ration, qui en est inséparable. Notez d'ailleurs que le phénomène
dont nous parlons est indépendant de l'intensité avec laquelle la
réaction a lieu,- de ce qu'on appelle ordinairement l'affinité clii-
inique. Une question de forme intervient ici et détermine le nombre
des atomes qui peuvent se joindre à un élément. Veut- on nous
permettre de recourir à une représentation grossière pour mieux
nous faire comprendre? Aussi bien M. Hoffmann, un des propa^^a-
teurs de la théorie atomique, emploie souvent ce mode de figura-
tion dans des leçons publiques. Il représente par des boules de
différentes couleurs armées de bras plus ou plus nombreux les
atomes des différens corps simples susceptibles de contracter des
combinaisons plus ou moins complexes. L'atome d'hydrogène est
ainsi une petite boule blanche armée d'un seul bras. Des boules
rouges à deux bras figurent l'oxygène; les boules de l'azote sont
bleues et pourvues de trois bras. Enfin des boules noires à quatre
bras représentent le carbone tétratomique. Qu'à chacun des deux
bras d'une boule rouge on ajoute une boule blanche, et l'on aura
une représentation de l'eau; aucun bras n'étant libre, on dit que le
corps est saturé. On figurera de même le gaz des marais en fixant
une boule blanche à chacun des quatre bras de la boule noire ; ici
(encore la molécule est saturée. On peut imaginer d'ailleurs qu'un
des bras de la boule noire reste vide; alors on aura une molécule
non saturée, une molécule inachevée, qui ne demandera qu'à se com-
pléter d'une manière quelconque. Que si maintenant le bras que
nous avons supposé lil3re reçoit une boule d'oxygène, l'atome de
carbone sera saturé; mais l'oxygène, n'ayant employé qu'un de ses
bras à cet assemblage, en conservera un autre disponible, et la mo-
lécule ainsi ébauchée disposera, comme disent nos chimistes, d'une
atomicité qui demandera à se satisfaire (1). On voit ainsi s'ouvrir
toute une perspective de groupemens dans lesquels les corps se
trouvent entés les uns sur les autres au moyen des bras disponibles.
On nous pardonnera d'avoir eu recours à ce procédé pour donner
un premier aperçu de l'atomicité; mais, ce résultat obtenu, il faut
se hâter de renoncer à l'idée des atomes armés de bras. 11 y aurait
un véritable danger à la conserver, car quelques personnes pour-
raient être tentées d'y chercher les élémens d'une représentation
réelle de la forme atomique, et ce serait aller contre la pensée des
spécialement h la propriété qu'ont les divers atomes tle se saturer respectivement par
des nombres différens d'autres atonies. Il paraîtrait préférable de caractériser cette
propriété par une expressien plus précise. Toutefois nous ne voulons rien changer au
langage établi.
(1) C'est encore là un usage spécial cju'on fait du terme atomicité, prenant eu
quelque sorte la partie pour le tout.
IIISTOIUE DES SCIENCES. 3'25
savans qui ont introduit cette notion dans leur enseignement. 11 en
i'este du moins quelrpie chose dans la notation qu'emploient main-
tenant la plupart des chimistes de la nouvelle école. Ils désignent
par des accens le degré d'atomicité des corps. Cet usage, inauguré
par M. Odling, donne des symboles d'une grande clarté (1).
Voici tout de suite quelques traits caractéristiques de la théorie
de l'atomicité. La science ancienne admettait que la force chimique
ne s'exerce qu'entre des atomes ou des particules hétérogènes. On
est revenu de cette idée. Déjà nous avons eu occasion d'indiquer
que Gerhardt regardait l'hydrogène et le chlore à l'état liÎ3re comine
formés de deux atomes identiques rivésl'un à l'autre. Comme cha-
cun de ces élémens est monatomique, cette réunion les satisfait
complètement; l'hydrogène libre (ou hydrure d'hydrogène), le
chlore libre (ou chlorure de chlore), l'acide chlorhydrique, sont des
combinaisons saturées. Que dire maintenant de l'oxygène, qui a
deux atomicités à satisfaire? Elles peuvent être toutes deux satis-
faites par les deux atomicités d'un autre atome d'oxygène, et l'oxy-
gène libre apparaîtra ainsi comme le résultat de ce double échange.
On pourrait dire, en recourant à la figuration dont nous nous ser-
vions tout à l'heure, que chacun des deux atomes d'oxygène s'at-
tache à l'autre par ses deux bras. Toutefois ce n'est là évidemment
qu'un cas particulier. Ordinairement les atomes d'oxygène ne s'at-
tachent l'un à l'autre que par un seul de leurs bras, et forment
ainsi une chaîne plus ou moins longue à chaque extrémité de la-
quelle se trouve un bras libre qui peut se saturer par un élément
monatomique (2).
Cette propriété qu'ont les atomes d'attirer et de fixer des atomes de
la même espèce n'apparaît dans aucun cas avec plus de clarté et ne
présente plus d'importance que dans les combinaisons du carbone.
M. Kékulé, dans un beau mémoire publié en 1858, a donné une
théorie des hydrogènes carbonés qui est devenue comme le fonde-
ment de la nouvelle chimie organique. Nous avons déjà mentionné
plusieurs fois le gaz des marais, dont la formule s'écrit CîP. Ce gaz
est le premier terme d'une série d'hydrocarbures tous saturés dans
(1) Ainsi on écrit H' O" Az'" C"" pour exprimer les atomicités respectives de l'Iiy-
drogène, de l'oxygène, de l'azote, du carbone. La même notation s'applique aux radi-
caux composés. Ainsi on écrit (C^H*)" pour montrer que le gaz défiant ou éthylène
<jst diatomique; {CHV')'" représente le radical glycéryle, auquel est due la triatomicité
de la glycérine.
(2) Le fait qup nous indiquons sera mis en relief par les formules suivantes :
0" = 0" II — 0" — H H — 0" — 0" — Cl H — 0" — 0"-0"-0"- Cl
une molécule une molécule une molécule d'acide une molécule d'acide
d'oxygène. d'eau. chioreux. perchlorique.
326 REVUE DES DEUX MONDES.
lesquels, pour un atome de carbone de plus, on trouve une addi-
tion de deux atomes d'hydrogène, de telle sorte que leur formule
générale est C"H-"+'. M. Kékulé expliquait comment dans ces con-
ditions ces gaz étaient tous saturés. Cliaque atome de carbone se
soude à son voisin. 11 en résulte une chaîne dans laquelle tous les
atomes intermédiaires demeurent en possession de deux atomicités;
ceux qui se trouvent aux deux bouts, et qui n'ont par conséquent
de voisin que d'un côté, conservent seuls trois atomicités. Que toutes
les atomicités libres soient saturées par de l'hydrogène, et l'on
trouve la série dont parlait M. Kékulé. C'est la série des hydro-
carbures les plus riches en hydrogène que l'on connaisse. Ces com-
posés sont entièrement satisfaits et doivent à cette circonstance une
extrême stabilité.
Nous savons cependant, — c'est une notion qui nous a été pré-
cédemment acquise, — qu'un atome d'hydrogène pourra être rem-
placé par un corps différent. Qu'arrivera-t-il dans ce cas de sub-
stitution ? Si l'atome d'hydrogène est remplacé par un corps
monatomique, la molécule restera saturée, l'équilibre ne sera pas
troublé; mais s'il est remplacé par un corps diatomique (élément ou
radical composé), le nouveau -venu conservera une atomicité libre :
il laissera ainsi la molécule à l'état incomplet, ou bien il la com-
plétera en entraînant un nouveau corps dans la combinaison. On
voit comment l'atomicité intervient pour expliquer l'état stable ou
instable des molécules. On voit en même temps comment les mo-
lécules organiques s'accroissent non-seulement par du carbone qai
se soude à du carbone, mais aussi par de l'oxygène, par de l'azote,
par des radicaux composés, qui entraînent à leur suite un nouveau
cortège d'atomes. On comprend sous quel jour se présentent main-
tenant les réactions chimiques. Les molécules saturées se modifient
par substitution ; les molécules incomplètes, celleâ qui conservent
des atomicités libres, ont une tendance à se compléter et se modi-
fient par addition.
Le point de vue où nous sommes parvenus est tout à fait géné-
ral, et comprend à la fois la chimie minérale et la chimie organique;
on ne saurait plus marquer où l'une finit, où l'autre commence.
Les mêmes principes expliquent les modifications des molécules
organiques et des composés minéraux. Dans les pages qui précè-
dent, nous n'avons guère mentionné que l'hydrogène, l'oxygène,
l'azote et le carbone, c'est-à-dire les quatre élémens qui constituent
plus spécialement les matières organiques. Tous les autres élémens
peuvent venir se ranger à côté de ceux que nous avons déjà plus
particulièrement considérés. L'atomicité n'est point une propriété
spéciale de l'hydrogène, de l'oxygène, de l'azote, du carbone. On
HISTOIRE DES SCIENCES. S27
la retrouve dans tous les élémens et par suite dans tous les com-
posés que ceux-ci peuvent former. Depuis longtemps, on avait dis-
tribué en familles naturelles ces élémens, que l'on désignait sous
le nom de métalloïdes. M. Dumas avait le premier tenté à cet
égard une classification rationnelle. A très peu d'exceptions près,
elle est maintenue par la nouvelle école qui prend l'atomicité pour
base. Ainsi à côté de l'hydrogène viennent se placer comme élé-
mens monatomiques le fluor, le chlore, le brome et l'iode. A côté
de l'oxygène diatomique prennent place le soufre, le tellure. Le
phosphore et l'arsenic forment avec l'azote la famille triatomique.
Enfin le silicium se range comme élément tétratomique à côté du
carbone. Les métaux peuvent d'ailleurs être partagés en groupes
analogues, et l'on a complètement renoncé à la doctrine de Ger-
hardt, qui les plaçait tous dans la famille de l'hydrogène. C'est
vers l'année 1858 que l'on a été amené à tenir compte des dif-
férences que les métaux présentent dans leur capacité de satura-
tion. M. Wurtz, qui venait de montrer par la découverte des gly-
cols l'existence de radicaux diatomiques, donna dès cette époque
des preuves de la diatomicité de certains métaux. Il faut ajouter
que la classification des métaux n'est point complètement achevée
et qu'il y a encore à cet égard, sur tel ou tel point particulier, des
controverses importantes. On voit cependant se ranger dans le
premier groupe, à côté de l'hydrogène, le lithium, le sodium, le
potassium, le césium, le rubidium, l'argent, l'or, le thallium. De
même, à côté de l'oxygène, dans le second groupe, on place le cal-
cium, le strontium, le baryum, le plomb, le magnésium, le man-
ganèse, le fer, le zinc. Les métaux du troisième groupe ou triato-
miques sont l'antimoine et le bismuth. Enfin l'on place à côté du
carbone et l'on regarde comme tétratomiques le titane, l'étain, le
tantale, le zirconium. Tel est le groupement le plus généralement
admis et qui paraît répondre aux réactions les plus caractéristiques
des difTérens métaux; mais il donne encore lieu à quelques réserves.
Aussi bien voici venu le moment de faire certaines restrictions
nécessaires au sujet de l'ensemble de la théorie. Jusqu'ici nous nous
sommes surtout préoccupé d'en donner une idée claire, et nous
nous sommes attaché en conséquence à la présenter sous sa forme
la plus nette; nous avons soigneusement écarté tous les points en-
core indécis, tout ce qui pouvait laisser planer quelque incertitude
sur l'idée fondamentale. Nous ne voulons pas cependant nous mon-
trer plus ardent et plus convaincu que les inventeurs mêmes de la
théorie nouvelle. 11 importe donc que nous fassions connaître les
tempéramens qu'ils apportent eux-mêmes à leur doctrine. Peut-on
affirmer que chaque élément ait son atomicité propre, absolue, qui
328 REvut: DES deux mondes.
le suive sans aucun changement dans toutes les combinaisons? C'est
bien ainsi que nous avons présenté la question; mais il faut en ra-
battre quelque chose. Des faits usuels nous montrent que tel élé-
ment, qui est monatomique dans certaines combinaisons, apparaît
comme triatomique quand il est en face d'élémens difféiens. Il y a
plus. N'avons-nous pas présente à l'esprit une loi tout à fait élé-
mentaire, celle des proportions multiples? Un élément, mis en re-
gard d'un seul et même autre élément, en prend, suivant les cas,
des nombres d'atomes différens. Le carbone, mis en présence de
l'oxygène, forme avec lui soit l'oxyde de carbone CO, soit l'acide
carbonique C0-; il faudrait donc dire, pour être rigoureux, qu'il a
dans ces deux cas des atomicités différentes. Aussi les auteurs du
Bietioniuiirc de chimie pure cl (ippliqucc n'hésitent-ils point à
écrire : « La détermination absolue de l'atomicité présenterait, se-
lon nous, les difficultés les plus sérieuses. Et d'abord quel est l'élé-
ment auquel il conviendrait de la rapporter? Est-ce l'hydrogène?
est-ce le chlore? Cela n'est point indiflerent, puisqu'un élément
donné peut ne pas manifester la même atomicité à l'égard du chlore
et à l'égard de l'hydrogène. » Et ils ajoutent en conséquence :
<t Nous pensons que la chose importante est de fixer non pas l'atomi-
cité que chaque élément possède d'une manière absolue, mais celle
qu'il manifeste dans une combinaison donnée... Au lieu donc d'en-
visager l'atomicité dans son essence, qui nous échappe, nous la con-
sidérons dans ses manifestations, qui sont variables. » Voilà un
langage des plus prudens; voilà des réserves que nous ne pou-
vions véritablement laisser dans l'ombre. Ne serait-on pas tenté de
croire qu'ici les rédacteurs du Dictionnaire ébranlent eux-mêmes
l'édifice qu'ils ont construit? Qu'est-ce que cette atomicité qui est
non plus absolue, mais seulement relative, non plus constante,
mais variable? N'est-ce pas se réduire à une doctrine bien mo-
deste après avoir annoncé des visées bien ambitieuses? Nous ne
pensons pas qu'il faille attacher un sens si restrictif aux passages
que nous venons de citer. Ce qui est certain seulement, c'est que
dans un traité complet et détaillé la théorie de l'atomicité ne peut
pas conserver les contours nets, les formes décisives qu'on doit lui
donner dans une rapide exposition; mais l' Idée-mère de la doctrine
n'en subsiste pas moins, et elle a reçu d'assez brillantes confirma-
tions pour que le triomphe en semble assuré. Elle a prouvé sa fé-
condité par un grand nombre de travaux importans, et c'est tout
ce que l'on peut demander à une théorie scientifique. Personne en
effet ne prétend, en s'attachant à une théorie de ce genre, tenir la
vérité même et surtout la vérité tout entière. On sait bien qu'elle
n'est qu'un instrument de travail, une méthode de recherche. A ce
lîISTOînE DES SCIENCES. 329
titre, la i)li,ipart de nos jeunes chimistes adoptent résolument le
principe de l'atomicité; ils s'en servent comme s'il était ai^solument
vrai, sauf à le manier d'une main délicate et à ne pas y cherclier
brutalement la raison de toutes choses. Ils sentent bien que le nou-
veau principe qui se présente maintenant comme une sorte de pos-
tulatuiii, comme une vérité irréductible, devra sans doute se trans-
former lui-même et se réduire en d'autres données quand on aura
des idées plus précises sur la constitution des molécules, quand la
mécanique moléculaire sera plus avancée. Telle nous paraît être sur-
tout la portée des réserves que nous signalions à l'instant. Dés
maintenant toutefois, nos auteurs trouvent dans l'atomicité de telles
lumières pour interpréter les propriétés des corps, pour en prévoir
les réactions et les métamorphoses, qu'ils se regardent comme cer-
tains d'avoir fait un progrès important dans la connaissance intime
de la matière.
Est-ce à dire que la théorie de l'atomicité règne aujourd'hui sans
partage dans la science? Les choses n'en sont point là. Il y a en-
core parmi les savans les plus autorisés quelques partisans déclarés
delà théorie de Lavoisier. Il y a d'autres chimistes qui, tout en
abandonnant les anciennes doctrines, refusent d'accepter les nou-
velles, et ne reconnaissent pour le moment aucune idée générale
qui soit de nature à guider les investigateurs. On peut prévoir
pourtant que le principe de l'atomicité ne tardera point à s'élever
au-dessus de ces résistances et de ces doutes. Déjà la doctrine
nouvelle paraît prédominer dans l'enseignement supérieur. Elle fait
son stage avant de s'introduire dans l'enseignement classique. Pour
franchir ce dernier pas, il est une condition qu'elle doit se mettre
en mesure de réaliser. Il faut qu'elle crée une nomenclature apte
à remplacer l'admirable langage inauguré par Guyton de Morveau
et Lavoisier. Ce n'est pas là une petite affaire. Les partisans- de
l'atomicité s'en sont bien occupés; mais ils n'ont jusqu'ici entre-
pris cette œuvre qu'avec une certaine mollesse. Sans doute il leur
est difficile de rompre complètement avec le passé; il y a des com-
promis de langage auxquels ils sont obligés d'avoir recours pour
se faire comprendre. Il est certain cependant que la doctrine est
dès maintenant assez avancée pour ar])orer résolument une nomen-
clature entièrement nouvelle. Ce sera là le signe le plus éclatant et
sans doute aussi l'instrument le plus actif de son succès.
Edgar Saveney.
ETUDES ET PORTRAITS
DU
SIÈCLE D'AUGUSTE
V.
TROIS CÉSARS D'AVENTURE.
Si les peuples épris de l'unité politique veulent savoir à quels
périls est exposée une capitale qui concentre sans mesure la vita-
lité d'un pays, si les nations épuisées par leurs armées permanentes
veulent comprendre le danger des grands commandemens, l'his-
toire de Rome leur offre cette leçon. La leçon est courte, mais écla-
tante. Trois empereurs en moins de dix- huit mois sont jetés suc-
cessivement sur le trône et successivem.ent emportés. Sans.tltres
au pouvoir suprême, sans racines dans l'état, sans projet d'affran-
chissement pour leur patrie, sans conviction à défendre,(sans ex-
cuse devant la mort, ils ont été le jouet des événemens autant que
de leur propre ambition. Semblables à l'écume qui signale la crête
des vagues furieuses et s'affaisse aussitôt, ils ont été les représen-
tans éphémères de l'anarchie des provinces et de la démagogie mi-
litaire. Se confiant à ces forces déchaînées quand ils pouvaient res-
ter au rivage, préférant les aventures k leur devoir de citoyen,
corrupteurs des soldats ou lâches devant eux, ils sont devenus
justement responsables de tous les excès qu'ils ont provoqués ou
qu'ils n'ont pas empêchés. Tacite a résumé avec sa sobriété ter-
rible les maux causés par cette série de convulsions, u J'essaie,
POrxTRAITS DU SIÈCLE d' AUGUSTE. 331
dit-il, de peindre une époque fertile en catastrophes, ensanglantée
par les combats, déchirée par les séditions, cruelle même pendant
la paix; quatre souverains périssant par le glaive; trois guerres ci-
viles, et en même temps des guerres étrangères plus nombreuses,
des succès en Orient, des défaites en Occident, l'Illyrie troublée,
la Gaule chancelante, la Bretagne conquise et aussitôt perdue, les
nations des Sarmates et des Suèves levées contre nous, les Daces
s'illustrant par leurs revers et les nôtres, les Parthes prêts à s'ar-
mer pour un faux Néron ; en Italie, des désastres inouis ou renou-
velés après un intervalle de plusieurs siècles ; les villes du littoral
si riche de la Campanie englouties ou écrasées; Rome dévastée par
les incendies, les temples les plus vénérables consumés, le Capi-
tole lui-même brûlé par la main des citoyens ; les choses saintes
profanées, l'adultère dans les plus grandes familles; la mer cou-
verte d'exilés, les îles souillées par le meurtre des bannis, des for-
faits plus atroces dans l'enceinte de Rome, la noblesse, l'opulence,
les honneurs obtenus ou refusés devenant autant de crimes, la
vertu étant une cause certaine de mort; le salaire des délateurs
aussi exorbitant que leur scélératesse, les sacerdoces, les consulats,
le gouvernement des provinces, les dignités de cour, le pouvoir,
emportés par eux comme des dépouilles; les esclaves armés contre
leurs maîtres par la haine et la terreur, les affranchis contre leurs
patrons; enfin ceux même qui n'avaient pas d'ennemis accablés
par leurs amis. »
Nous nous proposons, non de refaire une telle histoire, mais d'in-
struire le procès des aventuriers qui se sont arraché la pourpre les
uns aux autres, et de tracer leur portrait. Chacun d'eux a profité
du soulèvement d'une puissance différente. Galba représente le
soulèvement des provinces, Othon celui des prétoriens, Vitellius
celui des légions : tous les trois ont été broyés dans le choc de
ces masses aveugles, qui croyaient se personnifier dans un chef et
qui étaient poussées vers Rome par une attraction irrésistible.
I.
Caligula, les affranchis de Claude, Néron, avaient épuisé les ri-
chesses et la patience des provinces; mais ils avaient surtout énervé
Rome en usant tous les ressorts d'une trop vaste centralisation. Les
provinces sentaient l'affaiblissement de la capitale, elles s'indi-
gnaient de sa soumission , elles la voyaient abdiquer ; elles-mêmes
voulaient se produire sur la scène, délivrer le monde d'un despote
insensé, prouver leur énergie en disposant à leur tour de l'empire.
La Gaule eut l'honneur de porter les premiers coups. Les Gaulois
étaient déjà des gens d'initiative, prompts à la parole, plus prompts
332 REVUE DES DEUX .MONDES.
à saisii" l'épôe, impatiens, généreux et dnpes, amoureux des nou-
veautés, destinés à faire des révolutions dont ils ne profitent pas, à
défendre l'indépendance des autres tout 'en restant asservis et à
donner une liberté qu'ils ne gardent pas pour eux-mêmes. C'était
le surnom de libérateur {Vindc.i) qu'avait pris Caias Julius, descen-
dant d'une famille souveraine du midi de la Gaule, procurateur im-
périal, qui mit sur pied cent mille combattans, leur faisant ju-
rer de ne rien prétendre pour eux-mêmes. Il rédigea de belles
proclamations, qui suffirent pour que Néron se laissât tomber du
trône, souleva l'Espagne, fraya le chemin à Galba, attira sur son
pays les légions du Pdiin et les Espagnols affamés, se tua de sa
propre main; mais il avait eu la gloire de faire un empereur! La
Gaule, qui avait servi de piédestal à Jules César, oifrait à l'univers
une compensation en renversant le dernier membre de la famille
de César; toutefois elle ne détruisait point le césarisme; elle s'at-
tribuait même la mission de le faire refleurir.
Galba, que le message de Vindex avait compromis bien plus que
tenté, avait traversé, à force de précautions, quatre règnes qui
décimèrent l'aristocratie. Petit-fils d'un préteur qui avait écrit l'his-
toire sans talent, fils d'un consul qui était petit, peu éloquent et
bossu, il tenait une fortune considérable de sa mère, Livia Ocellina.
Il appartenait à la famille Sulpicia, qui avait joué un rôle i-econ-
daire dans l'histoire, mais qui y avait toujours joué un rôle et était
devenue illustre par son étendue et sa perpétuité. Il était parent
par sa mère de l'impératiice Livie, qu'il courtisa assidûment et qui
lui légua plusieurs millions. Tibère contesta le testament, ou plutôt
ne l'exécuta jamais, et Galba fut récompensé de son silence par
la préture. Caligula lui donna un commandement sur le Pihin ,
Claude le proconsulat d'Afrique, Néron, après sept ans passés dans
la retraite, le gouvernement de la Tarragonaise. Partout il s'était
montré magistrat intègre, administrateur exact, général sévère. Ses
richesses, accrues par la parcimonie et par les proscriptions qui
avaient moissonné ses proches, lui rendaient la vertu plus facile,
mais l'exposaient à un danger croissant. Aussi pendant les huit
dernières années de Néron n'eut-il qu'un soin, ce fut de faire le
mort en Espagne. La vieillesse du reste, en lui faisant sentir son
poids, le condamnait peu à peu à Pinaction. îl atteignit ainsi l'âge
de soixante-treize ans.
La lettre de Vindex l'aurait donc à peine ému, si d'autres lettres
arrivées de Rome ne l'avaient averti que Néron, convoitant ses ri-
chesses, avait expédié des soldats pour le tuer. Ses amis le pres-
sèrent de choisir, entre deux périls, le plus éloigné : fidèle, il était
sur de périr; Pambition était son seul salut. Il se prononça, ac-
cepta le titre iX irnjjeraîor, organisa autour de lui une apparence de
PORTRAITS DU SIÈCLE d' AUGUSTE. 333
gouvernement, fit appel aux armes, laissa se soulever l'Espagne
et les Lusitaniens, que gouvernait Othon, et déclara qu'il serait le
lieutenant du sénat et du peuple romain. Le vieillard qu'entraînaient
ainsi les provinces avait auprès de lui une seule légion et deux
escadrons de cavalerie : ce n'est pas avec de telles forces qu'on
marche à la conquête de Rome et de l'univers. Aussi, lorsque Galba
sut la mort de Vindex et la dispersion de son armée, fut-il sur le
point de s'arracher la vie ; mais aussitôt il apprit que Néron s'était
frappé lui-même, et que l'Italie affranchie l'appelait de tous ses
vœux. Plein de confiance, il prit le nom de césar et se mit en
marche.
Le nom de césar, qui a aujourd'hui un sens général et dont l'hu-
manité a fait en quelque sorte un nom commun, était dans ce
temps-là un nom propre : il n'avait appartenu qu'à la famille des
Jules et à ses héritiers soit par le sang, soit par l'adoption. Galba,
en prenant ce titre, renouait violemment la tradition, et déclarait
au monde qu'il voulait continuer la politique, c'est-à-dire la tyrannie
des césars. C'était une faute qui allait porter des fruits immédiats :
d'abord elle le force de partir pour Rome, non point en libéra-
teur devant lequel s'ouvrent les portes des villes et les bras des po-
pulations, mais en despote qui revêt le costume militaire, assiège
les cités, rançonne les peuples, fait assassiner les magistrats qui
hésitent à le proclamer. Galba quitte la toge pour la cuirasse et
porte suspendu à son cou le poignard, signe du droit de vie et de
mort qu'il usurpe. Ensuite cette faute a pour contre -coup l'usur-
pation d'autres chefs d'armée que l'exemple de Galba justifie. Eux
aussi veulent être proclamés empereurs^ eux aussi veulent prendre
le nom de césar. Nymphidius Sabinus, préfet des prétoriens, Fon-
teius Gapito, qui c(mimandait en Germanie, Glodius Macei', qui gou-
vernait l'Afrique, n'avaient pas plus que Sulpicius Galba le droit
d'attenter à la liberté de Rome, débarrassée de Néron; ils étaient
aussi tentés par l'occasion, parce qu'ils sentaient entre leurs mains
la force. Les provinces l'emportaient cette fois sur les armées : les
cohortes prétoriennes et les légions n'étaient point préparées à se
déchaîner, elles laissèrent succomber Sabinus, Gapito et Macer.
L'ère des révoltes et de l'anarchie militaire n'en était pas moins
ouverte par Galba. Le secret de l'empire était dévoilé; on savait
désormais qu'on pouvait faire des empereurs ailleurs qu'à Rome,
et que les frontières insurgées pouvaient envoyer des maîtres à l'u-
nivers plus sûrement que les votes du sénat. Le césarisme, tombé
dans la personne de Néron, allait renaître et se répandre dans
toutes les parties de l'empire, de même qu'un cancer opéré sur un
membre renaît sur d'autres, étend ses racines et empoisonne le
corps tout entier.
334 REVUE DES DEUX MONDES.
La marche de Galba vers l'Italie fut donc lente et ensanglantée.
11 était infirme et se faisait porter en litière. Il imposait de grosses
amendes à toutes les villes qui ne se déclaraient pas assez vite pour
lui, en faisait abattre les murailles, mettre à mort les commandans
et les procurateurs avec leurs femmes et leurs enfans. Il dispersa
et décima, grâce à sa cavalerie, les soldats de marine que Néron
avait appelés d'Ostie, et qui venaient au-devant de lui pour obte-
nir le maintien de leurs nouveaux privilèges. Enfin les Romains,
qui restèrent dans l'attente pendant plusieurs semaines, eurent le
temps de passer de l'espoir à la tristesse et de regretter leur en-
traînement des premiers jours vers Galba. On racontait de lui des
traits d'avarice et de cruauté; on rappelait le soldat qu'il avait con-
damné jadis à mourir de faim en Afriqu'e, parce qu'il avait vendu
sa ration; on citait le changeur auquel il avait fait couper les mains
en Espagne, le tuteur infidèle qu'il avait fait mettre en croix, bien
qu'il fût citoyen romain. Enfin il n'avait pas encore atteint les
portes de Rome, et déjà en pleine paix il avait versé des flots de
sang. Le sénat avait appris avec joie que Galba se déclarait son
lieutenant, les chevaliers respii'aient, les honnêtes citoyens se pro-
menaient dans les rues portant ce fameux bonnet d'affranchi qui
est devenu dans les temps modernes le bonnet de la liberté; mais
la multitude pleurait Néron, mais les prétoriens étaient mécontens,
inquiets, ils n'étaient contenus que par les magnifiques promesses
des amis de Galba et par le don de joyeux avènement [donativum)
qu'ils faisaient briller à leurs yeux. C'était donc avec une véritable
anxiété que la population de Rome se portait sur la route au-devant
de son nouveau maître. Depuis sept ans, on ne l'avait point vu; la
vieillesse n'avait pu que l'affaiblir, le séjour parmi les barbares n'a-
vait pu qu'altérer son liumeur, ses traits mêmes seraient-ils recon-
naissables? Les esprits étaient partagés entre la cmiosité, la crainte
et le dédain. Voici le spectacle qui s'offrit aux regards.
Un vieillard de taille moyenne, d'une grande maigreur, complè-
tement chauve, les mains et les pieds tordus par la goutte au point
de ne pouvoir ni écrire ni marcher, était porté dans une litière. Les
années l'avaient marqué de leur empreinte la plus énergique, et
une excroissance monstrueuse au flanc droit était contenue à grand'-
peine par des bandages. Les traits annonçaient un caractère sévère
jusqu'à la cruauté, économe jusqu'à l'avarice, et l'estomac triste
d'un gros mangeur, mais non d'un gourmand. Le nez, busqué au
milieu de sa com-be (1), plutôt crochu qu'aquilin, ce que les Latins
(I) Consultez les monnaies frappées sous Galba, qui offrent une identité incroyable
de type, les pierres gravées, notamment celles du cabinet des médailles de Paris, qui
sont d'accord avec les monnaies, enfin le buste du Louvre, qui, par la conformité
qu'il présente avec les monumens gravés, montre combien les artistes contemporains
PORTRAITS DU SIÈCLE d' AUGUSTE. 335
rendaient par le mot adunrus (en forme de croc); les lèvres sail-
lantes, bordées par des arêtes vives, comme sur un Imste de métal;
le menton proéminent et raide, les joues creuses et desséchées, les
yeux caves, d'un bleu terni, encadrés par des sourcils sous lesquels
l'os perçait et faisait sentir son tranchant, le front bas, contracté,
plein de rides, n'offrant plus qu'une boîte osseuse; les oreilles
grandes, écartées; le cou décharné comme le cou d'une tortue,
plein de galons et de peaux. Cette tête sèche, rigide, qu'on eût dite
sculptée dans un bois noueux, rappelait les vieux montagnards
de la Sabine contemporains de Caton, vivant d'épargne, buvant
leur piquette, connaissant les lois et surtout les procès, entendus
en affaires, âpres au gain. Tout ce qu'exprimait le visage était
correct, honnête, étroit, tenace, sans attrait, sans élévation, sans
générosité; tout était resserré par la vieillesse et pour ainsi dire
appauvri.
Les peuples asservis sont comme les valets : ils lisent avec une
intuition merveilleuse dans l'âme de leur maître, et savent du pre-
mier coup ce qu'ils doivent en attendre ou en craindre. Galba dé-
plut donc aux Romains ; ses qualités les choquaient autant que ses
défauts, parce qu'ils y voyaient plus de menaces que de promesses.
Un tableau rapide peut retracer ce qu'a fait Galba et quel est l'état
des esprits après un essai de règne qui a duré la moitié d'une
année. Le sénat, d'abord enchanté de la déférence du nouvel em-
pereur, s'était refroidi. Il se voyait avec chagrin sans rôle et sans
influence, parce que des favoris s'étaient emparés de Galba. Ce
vieillard, dont la volonté était déchue, abandonnait le gouverne-
ment à trois créatures qui étaient plus que des ministres. Icélus,
son affranchi et son ancien mignon, Titus Vinius, son lieutenant
quand il gouvernait la Tarragonaise , Cornélius Laco, son ancien
assesseur, qu'il avait fait chef des prétoriens , étaient les véritables
maîtres de l'empire. Ils soulageaient du fardeau des affaires une
âme indécise, indifférente ou fatiguée, abusaient de sa confiance,
trompaient sa vigilance, détournaient ses bonnes intentions. Ils
formaient un véritable triumvirat, comme les césariens sous Claude :
seulement on les appelait les pédagogues, parce qu'ils régentaient
en effet ce grand enfant de soixante-treize ans. Malhonnêtes, avides
de jouissances, pressés par le temps, affamés d'or et sans lende-
main, ils vendaient, volaient, dilapidaient, faisaient marché des
honneurs et des grâces. C'était une curée sans pudeur que Galba
ignorait et qu'il couvrait de son intégrité. Les exactions, les confis-
cations, les meurtres, avaient recommencé. Les sénateurs et les
avaient facilement saisi des traits accusés, osseux, où l'expression même était un ré-
sultat de la construction; ils ont seulement inventé et ajouté des cheveux ras, par
convenance officielle.
336 REVUE DES DEUX MONDES.
chevaliers étaient rançonnés sans justice, condamnés sans procès,
exécutés sans témoins, c'est-à-dire assassinés. Les chevaliers, plus
riches que les sénateurs et par conséquent plus frappés, étaient en
outre indignés d'un alTront qui rejaillissait sur l'ordre tout entier.
Icélus, l'esclave à peine échappé des fers, Icélus l'infâme, préten-
dait au rang de chevalier, avait reçu le nom de Martianus, et por-
tait l'anneau d'or.
Le peuple vivait dans la tristesse. L'empereur était parcimonieux,
il donnait peu de jeux, il ne faisait pas de distributions. Gagner son
pain par le travail était une dure nouveauté, ou, si les journées se
consumaient dans l'oisiveté, elles paraissaient longues, sans plaisirs,
partagées entre la misère et l'ennui. Après les fêtes perpétuelles
de Néron, il était cruel de ne plus passer sa vie dans les cirques
et les amphithéâtres, qu'on ne quittait alors que pour aller re-
cevoir d'abondans congiaires. Le peuple méprisait cet avare, qui
lui avait servi jadis, au lieu de chasses ruineuses, un éléphant
dansant sur la corde, ou qui donnait 5 deniers de gratification à
l'admirable Canus. A. la représentation des atellanes, qui ne coû-
tait presque rien, le peuple se vengeait en se tournant vers Galba
pour lui répéter en chœur ce vers que l'acteur venait de pronon-
cer : (( le vilain revient, hélas ! de sa campagne. »
Les amis de Néron (ils étaient nombreux) étaient exaspérés.
Gal])a les poursuivait et les forçait de rendre gorge. Néron , pen-
dant les dernières années de son règne, avait distribué environ
800 millions à ses flatteurs, à ses affranchis, aux chanteurs, aux
histrions, aux baladins. Galba avait institué un tribunal composé de
trente chevaliers qui faisait rapporter les sommes reçues, et, quand
ces sommes avaient été dépensées, mettait en vente les biens, les
maisons, les meubles des détenteurs. La moitié de Rome était à
l'encan, l'autre moitié achetait à bas prix; les rues étaient pleines
d'objets offerts à la criée, de gens sans asile, de femmes en larmes.
Les ennemis de Néron de leur côté n'étaient pas plus satisfaits.
ïls avaient réclamé en vain le supplice de Tigellinus et d'Halotus,
l'un préfet du prétoire, l'autre eunuque favori sous Néron, Galba, ne
voulant point ouvrir l'ère des représailles, retenu d'ailleurs par les
supplications des indagogucs^ exposés bientôt aux mêmes retours
de la fortune, avait refusé. Il avait gourmande dans un discours
ceux qui réclamaient la tête de Tigellinus et couvert Halotus de
l'autorité impériale en le faisant partir comme procurateur.
Les courtisans eux-mêmes étaient mécontens. Où étaient le luxe,
la munificence, la représentation, dignes d'un empereur? Une vie
chiche, des mœurs étroites, une sobriété bourgeoise, l'affectation
de la pauvreté, convenaient mieux à un obscur plébéien qu'au
maître de l'univers. Les femmes et les jeunes gens étaient plus ir-
PORTRAITS DU SiÈCLE d'aUGUSTE. 337
rites encore : plus de plaisirs, plus de présens, plus de fêtes, plus
d'influence. Tout est glacé par un vieillard morose, économe, qui
n'aime point les femmes, — qui aime tout le contraire, s'il est vrai
qu'il aime encore quelque chose.
Que dire des légions? Étonnées, puis soumises, bientôt déçues,
elles ne cachaient point leur indignation. Elles n'avaient reçu ni
récompense ni don de joyeux avènement, selon l'usage consacré
par les césars. Condamnées à garder éternellement les frontières,
elles n'obtenaient môme pas les largesses propres à adoucir leur
exil et à récompenser leur fidélité. L'armée du Bhin envoyait môme
des émissaires aux prétoriens de Rome. « L'empereur élu en Es-
pagne nous déplaît, disait-elle, nommez-en un autre, nous accep-
tons d'avance votre choix. » Et comme ce choix se faisait attendre,
€lle se préparait à proclamer VitelUus : le jour des'kalendes de
janvier, elle avait déjà refusé l'obéissance, et n'avait voulu prêter
serment qu'au sénat.
Les prétoriens enfin étaient autant d'ennemis pour Galba. Lors-
que l'empereur était arrivé avec son escorte d'Espagnols, de Gau-
lois et de légions recueillies sur la route, il n'avait pas besoin des
prétoriens. Ils avaient laissé tomber Néron, ils avaient conspiré avec
Nympliidius; ils étaient donc à la fois suspects et inutiles. Un homme
énergique eût prolité de l'occasion pour les dissoudre et délivrer
Rome de cette plaie; le vieil empereur les maintint en les irritant.
Il licencia la cohorte des Germains, dont le dévoûment aux césars
était éprouvé, ne ratifia aucune des promesses que ses amis avaient
faites en son nom aux prétoriens, renvoya les soldats ou les cen-
turions qui s'étaient le plus compromis, sans se concilier ceux qu'il
laissait dans le camp, resserra la discipline, repoussa les réclama-
tions, dénia toute largesse, ajoutant cette belle parole, digne d'un
autre temps, mais qu'il fallait être prêt à soutenir par la force :
« j'enrôle mes soldats, je ne les achète point. »
Or, quand les discours sont sans eiîet, ils ne servent qu'à com-
promettre ; quand les intentions ne sont point appuyées par des
actes, elles ne sèment que le mépris. Cette sévérité des anciens
âges était détruite par d'indignes faiblesses; cette honnêteté d'ha-
bitude était effacée par les abus de son entourage et par une mala-
dresse sénile. Rien n'était moins politique que d'annoncer une
rigueur qui n'avait ni application ni suite, et de réprimer au dehors
des excès qu'on tolérait dans le palais. Les vertus même de Galba,
stériles et surannées, le rendaient odieux au peuple romain.
C'était la conséquence fatale d'une première faute. Si Galba vou-
lait réformer les mœurs, rétablir la discipline dans les années, la
probité dans l'administration, la légalité dans le gouvernement,
TOME LXXXII. — 'ISCO. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
l'anioar du travail chez les citoyens , il fallait faire appel aux sou-
venirs les plus purs de l'ancienne Rome, se présenter comme un
dictateur de la république, restaurer le règne des lois, et rester un
magistrat républicain : dès lors tout avait sa raison d'être, la sévé-
rité n'avait rien d'inapplicable, la rudesse devenait une nécessité,
la parcimonie une force, la simplicité un titre de respect. En se
proclamant empereur, Galba éveillait un ordre d'idées opposé,
enflammait les appétits et se forgeait de tout autres engagemens.
Du moment que l'imprudent vieillard réclamiait l'héritage formi-
dable des césars, du moment qu'il se glissait dans ceite famille en-
sanglantée, où tout était gigantesque, la grandeur comme le crime,
les goûts comme les vices, l'audace pour le mal comme l'orgueil du
bien, du moment qu'il renouait la tradition du césarisme, il fallait
être logique'et en accepter les devoirs. Le devoir d'un césar, c'était
d'énerver le peuple, de l'amuser et de le corrompre pour mieux
l'asservir. Le bien-être, la paresse, la débauche, étaient les res-
sorts du gouvernement impérial; les distributions de vivres, les
loteries, les jeux et les fêtes en étaient les bienfaits; la terreur pour
les honnêtes gens, la curée pour les flatteurs, l'or pour la soldates-
que, en étaient l'idéal. Le devoir d'un césar était d'être un acteur
toujours en scène, de ne jamais laisser refroidir son public, de le
repaître, de le bafouer au besoin, de l'égayer par ses ridicules, de
le réjouir par ses m.onstruosités, de lui donner tout en spectacle,
même des attentats et des supplices. Le devoir d'un césar était de
sacrifier les provinces à la capitale, les légions aux prétoriens, les
classes nobles, laborieuses ou intelligentes à une canaille fainéante,
car le césarisme n'est autre chose que la révolution en permanence,
le despotisme de la multitude incarné dans un tyran. Méconnaître
ce principe était d'un fou; y manquer, c'était prononcer sa propre
déchéance.
Galba ressemblait donc après quelques mois de règne à un exilé
dans la solitude du palais. Séquestré par ses trois ■pédagogues au-
tant que par son âge, étranger à l'empire et à tous ses sujets, sans
amis, sans prestige, il avait laissé échapper jusqu'au pouvoir, que
des mains avides avaient saisi pour en faire trafic. Il était si vieux
qu'on aurait pris patience : sa mort prochaine ouvrait aux espé-
rances l'espace, aux esprits l'inconnu; mais Galba commit une im-
prudence suprême. Il crut se fortifier en se choisissant un suc-
cesseur, et il désigna Piso Frugi Licinianus. Or Pison était un jeune
homme; il appartenait aux familles de Piome les plus honorées, aux
Crassus et aux Scribonius; il était cité pour sa vertu, son méiite, la
rigidité de ses mœurs. Les Romains ne purent se faire à cette per-
spective. Quoi! après la vieillesse morose de Galba, faudra-t-il
PORTRAITS DU SIÈCLE d' AUGUSTE. 339
subir le règne entier d'un homme de bien? L'empire, qui était une
perpétuelle débauche, va-t-il se trcansformer en un perpétuel ennui?
faudra-t-il se résigner à une servitude sans plaisirs, sans fêtes,
sans spectacles, sans prodigalités, sans orgies? Ce fat le coup de
grâce pour Galba. Il poussa la démence jusqu'à présenter son suc-
cesseur aux prétoriens et ne leur promettre aucune distribution
d'argent : 11 était perdu. Le jour de l'adopticn de Pison, la conju-
ration était ourdie; six jours après, la révolution était faite, mais
quelle révolution ! Une secousse suffit pour renverser un trône sans
appui et précipiter sur le coup mortel le vieillard et l'adolescent
qui jouaient innocemment les rôles de césars. Un affranchi et deux
bas officiers transférèrent l'empire. L'affranchi s'appelait Onomaste:
il appartenait à Othon, ancien gouverneur de Lusitanie, qui avait
compté se faire adopter par Galba. Déçu dans cet espoir, Othon
laissa faire son affranchi, plus résolu et plus capable que lui. Le
coup d'état ne coûta que 200,000 fr.; Othon ne les avait pas, il les
tira d'un esclave de Galba, à qui il fit obtenir une charge d'inten-
dant. Avec cette somme, Onomaste acheta deux officiers subalternes,
Barbius Procalus et Yéturius, ainsi que vingt-trois soldats préto-
riens : il n'en fallut pas davantage pour disposer du sort de l'uni-
vers.
C'était le 15 janvier. Galba offrait un sacrifice sur le Palatin :
Othon, en zélé courtisan, y assistait. Soudain Onomaste paraît et
fait un signe à son maître. Celui-ci dit à l'empereur qu'il veut
acheter une vieille maison et que les architectes l'attendent pour
son expertise. Il s'éloigne, passe sous la maison de Tibère par le
corridor souterrain qui débouchait sur le Vélabre, en face du Capi-
tule, il descend au Forum, et trouve autour du milliaire d'or les
vingt-trois prétoriens, qui le proclament césar, tirent leurs épées
et l'entraînent vers le camp. Terrifié par leur petit nombre, Othon
ne peut cacher son trouble, ses jambes defaillantes.se refusent à le
porter. Les soldats le jettent dans une litière de femme, le chargent
sur leurs épaules, et reprennent leur course, poussant des clameurs
qui font retentir les rues populeuses de l'Esquilin. Les passans se
rangent étonnés, quelques prétoriens errans se joignent à leurs ca-
marades; le flot grossit; on arrive au camp construit par Séjan, re-
fuge et citadelle de la tyrannie. Là, quelques paroles et une pro-
messe d'argent suffisent pour décider une armée qui déteste Galba :
elle salue le nouveau césar, l'établit au prétoire, c'est-à-dire au
quartier- général , et se serre en tumulte autour de lui.
Pendant ce temps, Galba continuait à fatiguer les dieux de ses
prières pour un empire qui déjà ne lui appartenait plus. Bientôt la
nouvelle se répand : la foule se précipite sur le Palatin, elle dénonce
les conjurés, elle réclame leur mort à grands cri 5, elle assiège la
ZllO REVUE DES DE'JX MONDES.
maison d'Auguste, elle y porte la confusion. La garde s'y replie; on
déliljère ; Galba n'a pas renvoyé encore toutes les légions qui sont
accourues des frontières pour le conduire à Rome; il compte sur
elles, leur expédie des officiers sûrs et attend, les portes closes. Les
légions d'illyrie campaient sur le forum d' A grippa : elles reçoivent
à coups de javelots le messager de l'empereur. Les détachemens
venus de Germanie campaient sous les portiques qu'on appelait
VAirùon de la liberté, ils refusent de marcher. Quant aux soldats
de la Hotte, que Galba avait fait décimer, ils saisissent leurs armes
et courent se joindre aux partisans d'Othon.
Rome entière est en émoi : les citoyens remplissent les places
publiques et les rues; tous questionnent, tous attendent, personne
n'agit. Les bruits les plus contradictoires circulent : « Othon est
tué, Othon triomphe; il fuit en exil, il marche sur Rome. » Enfin
un soldat se présente au sénat avec une épée teinte de sang; il dé-
clare qu'il vient de tuer l'usurpateur. Dès lors les cœurs des séna-
teurs et des chevaliers s'échauffent; leur enthousiasme devient d'au-
tant plus violent qu'il est plus tardif. Ils montent à leur tour au
Palatin, enfoncent les portes, vont se jeter aux pieds de Galba, le
félicitent avec effusion. Leur joie hâte la perte du vieillard, qui
consent à se montrer au peuple, revêt une cuirasse et se fait porter
au Forum. Une multitude immense couvrait la place et tous les
abords; agitée à la fois et suspendue, ondoyante et compacte, elle
s'écartait avec peine devant l'empereur; on n'entendait qu'un mur-
mure continu et dans l'air planait cette vague stupeur qui précède
l'orage. Les porteurs étaient poussés d'un côté, refoulés de l'autre;
la litière impériale ressemblait à une barque abandonnée par son
pilote et devenue le jouet des flots.
Tout à coup on entend le galop d'une troupe de cavaliers; ils des-
cendent des hauteurs de î'Esquilin; ils viennent du camp; ils
cherchent Galba et crient à la foule de se ranger. On se précipite,
on s'abrite sous les portiques, on escalade les colonnes et les cor-
niches; les grilles des temples sont forcées et les péristyles envahis;
les terjasses des maisons se hérissent de tètes. Le Forum s'est trans-
formé en arène, les citoyens en spectateurs; indiiïérens au sort de
Galba, cent mille Romains assistent au drame qui va se dénouer,
comme s'il s'agissait d'un gladiateur pris dans les filets d'un ré-
tiaire. En voulant fuir, les serviteurs de Galba avaient renversé la
litière au fond de laquelle se débattait leur maître impotent. Les
émissaires d'Othon poussent leurs chevaux sur lui, épuisent leurs
traits, puis, mettant pied à terre, l'achèvent à coups d'épée. Le
corps fut abandonné auprès du lac Gurtius, et le Forum redevint
désert. Plus tard un simple soldat qui revenait de la provision
heurta du pied le cadavre, jeta son fardeau, coupa la tête, et, ne
rORTiîAITS DU SUk^LE d'aUGUSTE. 341
pouvant la prendre par les cheveux puisqu'elle était chauve, lui
passa le pouce clans la bouche pour la porter à Othon,
Ainsi finit, comme une courte apparition, ce vieillard médiocre,
dont les intentions valaient mieux que l'intelligence, sans vices
plutôt que vertueux, mis en évidence par sa richesse, digne de
commander tant qu'il n'a pas régné, indolent dès qu'il fat sur le
trône, dupe de ses amis, respectant le bien d'autrui, économe du
sien, avare du bien de l'état, ce qui est le plus grand éloge qu'on
puisse iaire d'un empereur. Écrasé par la grandeur d'un rôle qu'il
n'avait pas compris, il a disparu aussitôt dans le goulTre creusé
par ses prédécesseurs. Son règne éphémère compte à peine dans
l'histoire.
II.
Un demi-siècle s'est à peine écoulé, et déjà les césars apprennent
que la force est un appui précaire, que les armées permanent<:S se
retournent contre ceux qui les paient, que les prétoriens, instru-
ment du despotisme, sont leurs maîtres et disposent de l'empire.
Jusqu'à Galba, les empereurs n'étaient montés sur le trône que par
la grâce des prétoriens : Tibère, Galigula, Claude, Néron, étaient
leurs créatures. Othon renouait Ja tradition rompue; il représentait
leur vengeance et leur toute-puissance; il leur était cher comme
un principe reconquis. La figure d' Othon, douce, efféminée, sMui-
sanle et infâme, rappelle ces images de Vénus que les vieilles reli-
gions couvraient d'une arnmre. Éphémère, elfacé, incapable de jouer
un rôle, il nous échappe comme une ombre après un règne de
quatre-vingt-quinze jours; mais il est bien l'idole armée que les
prétoriens portent avec eux au combat : fiction politique, il est la
personnification de la soldatesque déchaînée qui s'est par hasard in-
carnée en lui et qui sent qu'il fiiut mourir avec lui.
Othon avait trente-sept ans; il était né à Férentinum le 28 avril
de l'an 32. Sa famille avait tenu jadis dans le pays les premiers
rangs ; mais, elle était déchue. Marcus Salvius Othon, son aïeul,
fils de chevalier, n'était devenu sénateur qu'en faisant à Livie la
cour la plus assidue. Lucius Othon, son père, ressemblait à Tibère
au point de faire dire tout bas qu'il lui tenait de près. Tibère ce-
pendant ne lui accorda aucune faveur , et il fallut que Lucius dé-
nonçât un conspirateur au pusillanime Claude pour obtenir une
statue sur le Yélabre et être inscrit parmi les patriciens. La flatte-
rie et la délation étaient les principaux titres de ces parvenus.
Dès sa jeunesse, Othon fut un prodigue et un libertin. Il courait
les rues la nuit avec ses compagnons, se jetait sur les ivrognes et
342 REVUE DES DEUX MONDES.
les estropiés., les bernait dans un manteau. Son père dut plus d'une
fois le châtier comme le dernier des esclaves. Incorrigible, il pro-
fita de la mort de son père pour s'attacher à une vieille affranchie
qui avait de l'influence à la cour. Il feignit de l'amour pour cette
intrigante décrépite, qui l'aida à se glisser auprès de Néron. Ce
fut un malheur pour ce prince, dont il devint aussitôt le mignon, le
corrupteur, le complice de débauches. Plus âgé, il avait plus d'ac-
tion sur un esprit tendre. De concert avec Sénécion, il crfaçait les
leçons de Burrhus et de Sénèque, développait les penchans mauvais
d'un empereur de dix-sept ans, et le jetait dans tous les excès. Ce
rôle valut à Othon un crédit dont il fit le pire usage, des richesses
aussitôt dépensées, une infamie dont il tirait vanité. Il trempa dans
le meurtre d'Agrippine; c'était lui qui donnait le souper exquis et
cordial destiné à endormir ses soupçons. Après avoir enlevé Poppée
à son mari , Piufus Crispinus, il fit de cette femme (i) un monstre
de luxe, de sensualité et d'audace; il s'en servit auprès de Néron
comme d'un instrument et d'un appât; il poussa même ce jeu jus-
qu'à faire de l'empereur un sujet de risée. Il oubliait que les des-
potes sont comme les bêtes féroces et finissent par dévorer ceux
qui les domptent. Il ne dut la vie qu'à l'intervention de Sénèque;
le philosophe fit craindre à Néron un éclat ridicule. Othon fut exilé
en Lusitanie avec le titre de questeur.
Une chute aussi b'-usque, la peur, l'espoir d'être rappelé, en
firent un gouverneur modéré et intègre. Dix ans s'écoulèrent. Othon
vit dans la révolte de Galba une occasion de se venger ou plutôt de
rompre un exil qui pouvait devenir perpétuel. Il s'attache au vieil-
lard, ne le quitte plus d'un pas, Paccable de ses soins et de son as-
siduité, marche près de sa litière pendant tout le voyage, contracte
de nouvelles dettes pour corrompre ses soldats, saisit tous les pré-
textes pour leur distribuer l'or à pleines mains; il prépare son propre
avènement, et ne doute pas d'être désigné comme successeur par
Galba, qui n'a point d'enfans. L'adoption de Pison fait évanouir ces
belles espérances. Aussitôt, avec la tranquillité d'un roué qui n'a ja-
mais eu de scrupules, Othon se résout à faire une révolution. Cette
révolution coûtera cher à sa patrie; mais elle ne lui coûte, à lui, que
200,000 francs : encore les prend-il dans la bourse d'un solliciteur
qu'il recommande à Galba. Il semble en effet que ce soient les em-
barras d'argent bien plus que Pambition qui poussent Othon à cette
extrémité. Il avouait lui-même que « le trône était son seul refuge,
(1) Poppée est représentée seule sur une monnaie de Périntlie, de très petite dimen-
sion : sa tète est gracieuse, sans caractère individuel, conforme à l'idéaJ grec. Elle
figure avec Néron sur les monnaies de Smyrne, d'Ancyi'e, d'Éphèse, de Pessinonte,
d'Alexandrie.
PORTRAITS DU SIÈCLE d'aUGUSTE. 3/i3
qu'il était à bout d'expédiens, et que mieux valait périr sous le fer
de ses ennemis dans un combat que sous les poursuites de ses
créanciers dans le Forum. »
Piien dans l'histoire n'égale l'impudence froide de ce viveur qui
n'avait ni le tempérament, ni le génie, ni l'allure d'un ambitieux.
De même que certains assassins allèguent la faim pour excuse, de
même Olhon devient un scélérat pour échapper à la misère. Il ne
prévoit point les malheurs publics qu'il va causer; il ne voit que
ses dettes. 11 ne reculé ni devant le sang, ni devant la guerre civile;
il recule devant ses dettes. 11 n'a point d'orgueil, point d'amour de
la domination ; il a des dettes. 11 n'a ni plan, ni projet, ni parti;
il n'a que des dettes. En vérité, c'est une puissance singulière, au
milieu de l'apathie des honnêtes gens, que l'absence de sentiment
moral ! Rien ne ressemble plus à de l'héroïsme que cette placidité
d'un jeune libertin déshonoré, dissolu, cynique, gangrené jusqu'au
fond de l'âme. îl méritait en effet l'admiration du sophiste Plu-
tarque et l'honneur de figurer parmi ses hommes illustres, car il
est un des exemples significatifs de ce que peut en politique une
corruption précoce, l'oubli de tous les devoirs, la destruction de la
conscience et la sérénité de l'égoïsme.
Sa taille et son extérieur n'avaient rien qui séduisît la foule. Il
était petit; ses jambes étaient tordues, ses pieds mal faits [maie pe-
datus, dit Suétone, vilain mot qui peint une vilaine chose). Il es-
sayait de racheter ces défauts par un soin minutieux de sa per-
sonne; il avait une coquetterie raffinée : il se faisait épiler des pieds
à la tête, se rasait de très près et se frottait la peau avec du pain
trempé afin de ne plus ressembler à un homme. Chauve de bonne
heure, il portait une perruque si habilement ajustée que tout le
monde y était pris. On distingue toutefois cette perruque sur ses
monnaies d'or et d'argent, jadis si rares : quatre rangs de boucles
symétriquement disposées forment un encadrement qui empiète
sur le front. Néron faisait disposer ses cheveux de la même manière
pendant les premières années de son règne; ses monnaies et cer-
tains bustes en font foi. Othon, qui réglait la mode de la cour, avait
su transformer en nouveauté élégante les nécessités de son dégui-
sement.
Une statue du Louvre représente Othon dans une attitude hé-
roïque, nu, le manteau enroulé autour du bras, la main gauche
appuyée sur la hanche. La tête est conforme au témoignage officiel
de la numismatique; mais elle a moins de mérite que le petit buste
qui est voisin, et qui est plein de charme. Le sculpteur évidemment
a vu son modèle sous son jour le plus favorable; il a travaillé un
beau marbre avec un soin amoureux; il lui a donné une expression si
naturelle et si persuasive qu'on y sent revivre le personnage. C'est
3M REVUE DES DEUX MONDES.
]à qu'on peut observer la perruque, avancée sur le front de ma-
nière à le rétrécir et à lui donner la proportion du type grec; elle
encadre les oreilles et applique sur les joues une mèche qui devient
un point d'adhérence et comme une garantie de solidité. L'ensemble
de cette coiffure rappelle un casque léger et explique le nom latin
[galcriculus). Quoique plus étroit, le front est joli et non sans
fmesse. Les yeux, larges et k fleur de tête, ont quelque chose d'ai-
mable, d'effacé, d'affectueux. Le nez est droit, mais l'extrémité en
est lourde. La bouche ne manque pas d'abandon; elle est caracté-
risée par la proéminence de la lèvre supérieure, dont la pointe s'a-
vance comme la lèvre d'une sangsue. Les joues sont pleines, le
menton bien modelé, le cou vraiment beau. Le type général rap-
pelle les figures étrusques ou plutôt certains marbres archaïques de
l'école d'Lgine, parce qu'une grâce un peu gauche y tempère des
contours arrêtés. L'ensemble trahit la jeunesse, l'habitude de la
volupté, l'art de séduire; rien d'héroïque, mais plutôt je ne sais
quelle mollesse lymphatique et une stupeur souriante, fruit de la
débauche.
Cette douce et impudente créature, en achetant l'empire aux
prétoriens, ne les avait point achetés eux-mêmes, elle leur ap-
partenait au contraire , elle devenait leur proie , leur propriété ,
leur chose; l'événement l'a bien prouvé. Les prétoriens sont aver-
tis, ils se garderont des fautes qu'ils ont commises sous les rè-
gnes précédons; ils ont laissé tuer Galigula, livré CLaude, k peine
proclamé par eux, aux mains de ses affranchis, regardé Kéron
tomber du trône et se briser comme un vase de verre. Cette fois
l'expérience leur profitera : il suffit que Galba leur ait fait expier
leur sottise. Othon est dans le camp, ils le possèdent, ils l'entou-
rent, ils en font leur représentant, ils le parent comme les prêtres
leur idole; ils le tiennent cloué sur le siège impérial pendant toute
cette première journée, dont il ne lui sera plus permis de perdre la
mémoire. Une muraille de fer et d'acier se dresse autour de lui; les
clameurs qu'il entend sont à la fois joyeuses et farouches, comme
les transports d'un amant jaloux; personne ne peut approcher :
arrière le préfet et les tribuns militaires, qui sont des traîtres!
arrière les soldats de la flotte et les nouveau-venus, qui sont sus-
pects! arrière les sénateurs et les magistrats, qui ne sont bons qu'à
perdre ceux qu'ils soutiennent! Othon, pendant ces longues heures,
n'a que d'humbles sourires, des bassesses d'esclave; il tend les
mains à ceux qui sont près , envoie des baisers à ceux qui sont
loin; il répète cent fois les mêmes promesses; il jure que l'empire
et tous ses trésors appartiennent aux braves prétoriens, et qu'il ne
gardera pour lui que ce qu'ils voudront bien lui laisser. Cent fois
de bruyans applaudissemens accueillent ce serment; en échange.
POUTKAiTS DU SIÈCLE d'aUGUSTE. Zlïb
la soldatesque lui crie sans cesse : « Défie-toi de nos chefs! » Tous
ceux qui parviennent jusqu'à lui redisent : « Défie -toi de nos
chefs! » C'est le mot du règne, c'est le secret de la révolution ou
plutôt de l'anarchie militaire qui triomphera pendant trois mois.
Non-seulement les prétoriens opprimeront l'élément civil, les lois,
l'empereur, l'empire; mais ils refuseront d'obéir même à ceux qui
les commandent, et ils périront parce qu'ils ne seront plus comman-
dés. Ils élisent séance tenante deux nouveaux préfets du prétoire
et le préfet de Rome. Othon n'approuve pas seulement leur choix,
il l'admire. Ils veulent des congés fréquens, des exemptions de ser-
vice sans retenue de paie, tout leur est accordé, et le fisc impérial
suppléera aux déficits de la caisse des centurions. A quoi bon
peindre plus longtemps ces saturnales de mercenaires cupides, fai-
néans, sans conscience, sans patriotisme? Il fallut les supplications
d' Othon pour que le sang de quelques patriciens trop zélés ne com-
j)létât point cette fête.
La nuit approchait. On ne pouvait condamner Othon à passer
tout son règne au milieu du prétoire; il fallut se résigner à le con-
duire au sénat, où se devait jouer la comédie d'usage, et au Pala-
tin, où l'on fit bonne garde autour de lui. Tous les titres qui consa-
craient un pouvoir acquis par la violence, toutes les formes de
l'adulation , tous les transports de l'enthousiasme , furent pro-
digués par le sénat au nouveau césar; mais les cœurs étaient
glacés d'effroi. On croyait voir renaître le règne de Néron. Othon,
le corrupteur de Néron, n'allait-il pas en faire revivre les folies
et les horreurs? Il paraissait comme un vengeur imprévu ou
comme un fléau envoyé par la colère des dieux. En vain l'élu des
prétoriens répandit les grâces, les faveurs, les gouvernemens, les
magistratures, les sacerdoces et tout ce qui égaie un jour d' avène-
ment; les vrais citoyens avaient peine à déguiser sous un sourire
leurs frémissemens secrets. La plèbe romaine ne leur laissait point
d'illusions, elle regrettait Néron, elle acclamait avec ivresse un
empereur qui avait été son confident et allait reprendre ses tradi-
tions, elle lui donnait même le nom de celui qu'elle avait adoré.
Othon reçut ce nom sans déplaisir, il le prit dans ses premiers actes
et dans les premières lettres qu'il écrivit aux gouverneurs des pro-
vinces. Il fit relever les statues du fils d'Agrippine, rétablit dans
leurs charges ses procurateurs et ses affranchis, ordonna de re-
prendre sans délai la Maison dorée, dont les splendeurs n'avaient
point été achevées.
La pente était dangereuse. Qui peut dire jusqu'où ce flatteur
obligé de la multitude aurait poussé les réminiscences, sans les
murmures des prétoriens, qu'in)portunait la mémoire d'un prince
qu'ils avaient trahi? Du reste Othon n'eut le temps ni de développer
o'iQ REVUE DES DEUX MONDES.
son tempérament ni de marquer ses tendances despotiques. Sa
puissance était si précaire qu'il la sentait glisser de ses mains avant
de l'avoir saisie; son règne fut si éphémère qu'il n'eut même pas
de lune de miel. A peine eut-il pris possession du Palatin que les
soucis l'y assiégèrent. Sa première nuit fut troublée par des songes
terribles; l'ombre irritée de Galba le tirait hors de son lit; à ses
cris, on accourut, on le trouva à terre. Le lendemain, comme il
offrait un sacrifice, la violence du vent le renversa, et on l'entendit
murmurer : « A quoi me sert déjouer de la longue flûte? » Rési-
gnation d'un fataliste qui pressent l'abîme et s'y laisse couler. En
effet, il apprend aussitôt la révolte de Vitellius, dont Galba avait ca-
ché la nouvelle pour ne point attrister l'adoption de Pison. Déjà
Valens et Cécina, lieutenans de "Vilellius, sont en marche à la tête
des légions du Rhin. Il faut s'armer, faire des levées, préparer la
guerre civile, pousser sur le champ de bataille une nation îi qui l'on
n'inspirait la veille que de l'indifférence et du mépris; il faut char-
ger d'un casque cette tête qui n'a supporté d'autre poids que celui
d'une perruque, façonner aux fatigues ce corps que l'habitude pré-
coce de la débauche a énervé.
C'est alors que les prétoriens auraient dû comprendre combien
leur choix était ridicule et rougir d'un chef qui n'était même pas
capable de les mener au combat; mais qui peut expliquer l'aveu-
glement de la foule? Plus l'objet de sa passion s'en montre indigne,
plus cette passion redouble. Les soldats se serrent avec plus de
tendresse autour de la faible créature qui est leur œuvre et qui a
besoin d'eux. L'orgueil de ne point avouer qu'on s'est trompé se
mêle à je ne sais quelle pitié maternelle. Les prétoriens ne vou-
laient point céder aux légions, ils étaient enivrés, ils se croyaient
les maîtres du monde, ils voulaient le prouver, ils n'avaient besoin
ni d'être commandés ni d'être nombreux, puisqu'ils étaient invinci-
bles. Jamais ils ne se seraient serrés avec autant d'ardeur autour
d'un héros. Ils veillent sur Othon comme sur un trésor : leur solli-
citude est toujours prête à se tourner en fureur. Un soir, par
exemple, les soldats de la flotte , qui ne voulaient plus quitter
Rome, -avaient reçu de l'empereur l'ordre de charger des armes
sur des chariots. Ce mouvement à une heure aussi avancée de la
nuit jette l'alarme, on croit à un complot, le camp est en émoi, on
se'précipite, on tue les tribuns et les centurions qui veulent calmer
les esprits, on court au palais. Othon donn'ait un souper qui s'était
prolongé outre mesure; quatre-vingts sénateurs, leurs femmes,
d'autres personnages non moins odieux à la soldatesque, sont obli-
gés de prendre la fuite, ils s'esquivent sous les déguisemens les
plus vils. Quand les portes sont forcées, Othon, en costume de dé-
bauche, la ceinture dénouée, trébuchant dans ses longs vêtemens,
PORTRAITS DU SIÈCLE d'aUGUSTE. 3/17
se dresse sur un lit de festin, adresse à ses redoutables défenseurs
les supplications les plus touchantes, et ne réussit à les calmer
qu'en leur promettant 5,000 sesterces par tête.
Yoilà donc à quels maîtres les Romains se trouvaient adjugés!
Après les douceurs d'une servitude dorée, voilà les horreurs de la
guerre civile ! Ce ne sont plus seulement les riches et les nobles
qui sont proscrits aux applaudissemens d'une multitude que les
empereurs gorgent de leurs dépouilles, c'est la cité entière qui va
être assiégée. Ce ne sont plus les soldats de Néron qui sèment de
leurs os la forêt de Teuteberg, ou les soldats de Caligula qui rap-
portent les trophées risibles de leur risible expédition; la mort, la
faim, le pillage, frappent aux portes de la reine du monde. Les lé-
gions redoutables qui descendent du nord de l'Europe ont perdu
jusqu'au souvenir de leur patrie; elles traînent à leur suite des
hordes d'auxiliaires levés à la hâte chez les Bataves, chez les Gau-
lois, chez les Germains. Tous ces barbares se précipitent sur l' Italie,
altérés de sang, pleins de mépris pour Vitellius, mais sachant que
ses aigles les conduisent au sac de Rome. Impuissans, désarmés,
sans lien, les citoyens, qui ne connaissent plus que les combats de
l'amphithéâtre, vont rester spectateurs d'un combat autrement ter-
rible dont ils sont l'enjeu. La politique d'Auguste a dissous les
forces sociales, substitué à la pensée d'un peuple la pensée d'un
despote; les Romains, en renonçant à leurs devoirs les plus sacrés,
ont renoncé même au droit de se défendre. Ils ont abdiqué devant
les césars; ils sont énervés devant l'ennemi. Proie des plus vils ty-
rans, ils seront justement la proie des conquérans et des barbares
qui veulent leur donner l'assaut. Qu'ils aillent gémir dans les tem-
ple?, s'étourdir dans les festins, tandis que la Fortune jette les dés
contre eux sur le champ de bataille! Les soldats seuls sont libres,
parce qu'ils tiennent le glaive; l'anarchie militaire règne seule,
parce que les empereurs l'ont préparée; les armées permanentes
ont seules des champions, parce qu'elles ont besoin d'un prétexte
pour voler à la curée. Et quels champions! Est-ce un Marius ou un
Sylla, est-ce un César ou un Pompée, capables d'exposer leur poi-
trine à la mort et d'inspirer quelque fanatisme aux milliers
d'hommes qui s'égorgent pour eux'/ Non, ce sont les deux êtres les
plus lâches, les plus dissolus, les plus méprisés de l'empire, l'un
rebut de la cour de Néron, l'autre glouton déjà célèbre dans l'u-
nivers par sa bestialité; l'un qui se cache derrière les murs de Bri-
xellum, l'autre qui s'attarde à dévorer les vivres de plusieurs pro-
vinces, tandis que leurs légions se heurtent dans les plaines de
Bédriac. Ces adversaires si bien appareillés avaient montré d'ailleurs
une diplomatie digne de leur courage. Tandis que leurs armées se
préparaient, ils s'étaient mutuellement adressé des lettres. Pour-
3/îS REVUE DES DEIX MONDES.
quoi ces lettres sont-elles perdues? pourquoi les archives du Pala-
tin n'ont-elles pas conservé sous leurs ruines ces tablettes d'ivoire
faites pour édifier les siècles futurs? Otbon proposait d'abord à Yi-
teliius, s'il faisait sa soumission, des palais, des villas et des reve-
nus propres à satisfaire la gloutonnerie la plus raffinée; Viteliius-
offrait à Otlion des trésors immenses, s'il renonçait à l'empire, les
mêmes richesses, un repos magnifique et toutes les voluptés. Leurs
secondes lettres étaient plus âpres; de mutuels refus en avaient mo-
difié le ton. Ils s'y traitaient de poltrons, de débauchés, d'impu-
dens, de misérables; c'était l'épanchement sincère de deux héros
qui se connaissaient bien. La diplomatie ne pouvait aller plus loin;
ils finirent, au lieu de lettres, par s'envoyer des assassins. Les
émissaires d'Othon furent trahis par leur teint pâle et leur figure
étrangère au milieu des soldats du Rhin, à la peau basanée, et
qui s'appelaient tous par leur nom. Les émissaires de Viteliius se
perdirent au milieu de la foule qui remplissait Rome; mais ils ne
purent même pénétrer au Palatin, tant les prétoriens faisaient bonne
garde.
En vérité, si les armées qui étaient en présence à Bédriac avaient
eu un peu de patriotisme ou seulement un peu de bon sens, elles
auraient confondu leurs rangs, laissé de côté les deux aventuriers
qui restaient à l'écart en les mettant aux prises et nommé de con-
cert un chef dont elles n'eussent point à rougir. Le fer était tiré,
les esprits étaient enflammés, les légionnaires, fiers de leurs cam-
pagnes et de leurs blessures, voulaient en finir avec la garde
impériale, corps privilégié qui n'avait eu de courage que contre les
proscrits, qui obtenait toutes les faveurs, à qui étaient réservées
perpétuellement les délices de Rome. Quand les appétits de la ven-
geance ont fermenté dans des masses aussi grossières, tout leur est
bon comme drapeau, fût-ce la botte de paille portée au bout d'une
fourche qui servait, dit-on, de ralliement aux contemporains de
Romulus.
Tacite a raconté cette guerre honteuse, l'impuissance des lieu-
tenans qui la devaient conduire, la rébellion, les dévastations, les
escarmouches, les retraites, l'agitation désordonnée, le choc défi-
nitif d'une soldatesque qui ne cherchait qu'à se prendre corps à
corps. L'histoire n'aurait rien perdu, si elle eût recouvert d'un voile
des détails avilissans pour l'humanité, stériles pour l'avenir. La
seule joie pour les cœurs honnêtes, c'est de voir tailler en pièces
quelques cohortes de prétoriens; encore la plupart montrèrent-ils
qu'autant leur langage était plein de jactance et leur costume ma-
gnifique, autant leurs pieds étaient légers. Ils laissèrent battre en
brèche et tomber sur place comme une muraille les légions de gla-
diateurs qu'Othon avait loués aux entrepreneurs de jeux; sous leur
PORTRAITS DU SIECLE d'aUGUSTE. 3^9
carapace pesante, ces esclaves surent mourir aussi bravement que
s'ils entendaient les applaudissemens de cinquante mille specta-
teurs penchés vers l'arène.
L'ne autre mort est nécessaire pour clore le drame. Othon a joué,
il a perdu, il faut qu'il paie; il se tue. Aussitôt un miracle s'opère.
Le débauché, qui n'avait pu affronter le danger, reOeminé qui s'en-
fermait quand le sang coulait à flots pour lui, îe lâche qui an'aiblis-
sait son parti eu se faisant garder par l'élite des troupes, l'assassin
de Galba qui n'avait pas su purifier par son courage le pouvoir
qu'il avait acquis par un crime, se transforme en héros, il devient
un héros, parce qu'il s'est tué; il est un héros pour ses contem-
porains, un héros pour la postérité, un héros pour Pkitarque, qui
raconte sa mort et qui a la générosité de renoncer à ses parallèles
favoris, car il aurait pu donner comme pendant à la mort d'Oîhon
la mort de Caton d'U tique!
L'histoire a de coupables complaisances pour les audacieux qui
triomphent du droit, d'étranges pardons pour les vicieux qui jettent
quelque éclat ou disparaissent avec grâce. L'apothéose d'Othon est
une de ces absurdités contre lesquelles il faut énergiquemsnt pro-
tester; le jugement des hommes, facile à surprendre, semble faire
du trépas inévitable de ce prince au cœur d'eunuque un modèle
de fermeté et un objet d'émulation pour la jeunesse. Pour estimer
sainement la valeur d'un tel acte, il convient d'abord de se détacher
des idées modernes. Le suicide, que nous réprouvons chez les par-
ticuliers, nous plaît d'ordinaire dans la tragédie et dans l'histoire,
i:)récisément parce qu'il n'est plus dans nos mœurs. S'enfoncer un
morceau de fer sous la mamelle gauche nous paraît chose indigne
d'un homme, si cet homme est notre voisin, et chose digne de l'im-
mortalité, si le personnage est né avant l'ère chrétienne. Notre
aversion pour ce coup de désespoir dans la vie familière nous dis-
pose ta une admiration d'autant plus naïve, dès que nous la ren-
controns dans la vie idéale que nous prêtons au passé. En réalité,
le suicide était l'action la plus simple chez les Romains et la plus
fréquente sous l'empire. Mépriser la mort était la leçon de tous
les jours, se la donner une solution prévue, expirer en souriant
une marque de bonne éducation. Des centaines de sénateurs,
des milliers de chevaliers, s'étaient ouvert les veines au premier
ordre des césars : sur un signe, les gladiateurs s'entre-tuaient dans
l'amphithéâtre, les esclaves se précipitaient dans la piscine des
murènes, les sages eux-mêmes hâtaient leur fin pour échapper au
régime impérial, et l'apparition d'un centurion au seuil de leur de-
meure suffisait pour provoquer l'effort suprême de l'afTranchisse-
ment. iNon-seulement les stoïciens bravaient le trépas avec séré-
nité, non-seulement des femm^es et des jeunes lilles voulaient périr
350 REVUE DES DEUX MONDES.
avec leurs époux et leurs pères; mais les épicuriens eux-mêmes
savaient trancher leur vie avec autant d'insouciance que s'ils cou-
paient sur sa tige une rose de Pœstum. Je n'en citerai qu'un exemple
sous chacun des trois derniers règnes. Sous Claude, le riche Valé-
rius Asiaticus s-e tue pour céder à Messaline la villa magnifique qui
avait appartenu à Lucullus : au mon:ient de se frapper, il recon-
naît que la flamme du bûcher peut nuire à ses beaux arbres; il
fait démolir la pile de bois, la reconstruit plus loin, et, quand
ces précautions sont bien prises, il meurt. Sous Néron, Pétrone, le
plus dissolu et le plus licencieux personnage de la cour, quitte la
vie comme il convient au grand-maître des plaisirs. 11 rassemble
ses amis les plus chers, les femmes les plus belles, s'entoure de
parfums et de fleurs, prend un bain, s'ouvre les veines, les referme,
disserte spirituellement, se met à table, dort, se fait saigner et pan-
ser à quatre et cinq reprises, jusqu'à ce qu'un affaiblissement doux
le conduise au repos éternel. Sous Othon enfin, l'infâme Tigellinus
succombe écrasé par l'indignation publique. Il appelle ses concu-
bines et ses compagnons de débauche, il veut présider à une der-
nière et gigantesque orgie avant de prendre un rasoir pour se
couper la gorge. Othon n'a donc aucun mérite à imiter d'innom-
brables exemples; il a été élevé dans l'idée du suicide; il se con-
forme à la mode de son temps; il n'est pas plus un héros que les
raffinés d'honneur du xvi'' siècle, qui dégainaient pour un mot et
s'enferraient pour un regard.
Ses partisans, qui l'ont laissé succomber, ont composé une lé-
gende qui leur servait d'excuse. Ils ont fait de lui un Décius s'im-
molant pour la patrie. « Othon, disaient-ils, pouvait contmuer la
guerre. Quelques milliers de prétoriens l'entouraient encore. Les
fuyards se seraient ralliés. Des renforts seraient venus de Mésie et
d'Iilyrie. Il a repoussé tous les plans, répétant qu'il « valait mieux
qu'un seul mourût pour tous que tous pour un seul. » Dans sa pré-
voyante sollicitude, il n'a différé son trépas que pour protéger les
sénateurs, les secrétaires, les affranchis qui l'avaient accompagné
à Brixellum, qu'il renvoyait à Rome, et que les soldats voulaient
poursuivre comme traîtres. C'est pour eux qu'il a consenti à vivre
une nuit de plus, quand le poignard était déjà choisi et posé sous
son oreiller. Ce n'est qu'à l'aurore du second jour qui a suivi la
défaite que le sacrifice a été consommé. » Il serait facile de récuser
des témoins qui avaient abandonné leur maître les uns après les au-
tres au lieu de l'emmener de force avec eux, ou qui étaient restés
spectateurs de son martyre, quand il suflisait d'arracher de ses
mains l'arme qu'il était prêt à se laisser arracher. Un instant de
réflexion suffit pour montrer qu'Otbon était perdu, que les deux
armées du Rhin allaient tout rallier par l' effet moral de la victoire.
PORTRAITS DU SIÈCLE d'aUGUSTE. 351
que les légions d'ilîyrie seraient arrivées trop tard ou se seraient
laissé entraîner contre les prétoriens exécrés et battus, que l'Italie
restait impassible, qu'Othon n'avarit ni un général capable de se
faire obéir, ni un soldat capable de supporter une campagne, qu'il
était plus inexpérimenté que personne, qu'il s'était abandonné lui-
même, qu'il ne comptait plus sur sa cause, qui était mauvaise, ri-
dicule, et qu'il avait le premier trahie. Les fanfaronnades de ses
gardes ne lui font point illusion : quelques-uns se tueront sur son
bûcher, ils le jurent; pas un ne lui montre le salut. Tout se borne à
des protestations. En^;vain il attend une nuit, puis un jour, puis une
nuit encore. Comme le joueur aux abois, il compte sur quelque re-
tour imprévu et immérité de la fortune; mais la fortune n'aime ni
les lâches ni les vaincus. Déjà paraissent sur les hauteurs voisines
les éclaireurs de Yalens et de Gécina; déjà l'on entend, quand la
brise souiïïe de ce côté, les trompettes des vitelliens triomphans. La
mort s'approche, ;'p.leine de honte et d'insultes; la fuite ne la rendrait
pas moins certaine, puisque l'univers appartient à Yitellius, elle la
rendrait seulement plus cruelle. Il est temps de saisir le poignard
libérateur.
Quant au mot emphatique' qu'on prête à Othon, il est possible qu'il
l'ait prononcé; mais il nous touche peu. Ce n'est qu'un mot vide de
sens, contraire à la vérité, dérisoire dans la situation de celui qui
le prononçait.*» Mieux vaut qu'un seul meure pour tous que tous
pour un seul. » Eh quoi! tous ceux qui voulaient mourir pour un
empereur de rencontre n'étaient-ils pas déjà morts? Qui donc s'of-
frait encore? Ce beau dévoûment à l'humanité éclate bien tard,
lorsque les cadavres sont entassés jusqu'à hauteur d'homme dans
les plaines de Bédriac et pourrissent pour charmer l'odorat de Yitel-
lius. Un mourant, quand il est prince, réussit trop souvent à duper la
postérité par une habile mise eu scène; la postérité n'a pas d'excuse
lorsqu'elle est la dupe d'une parole jDompeuse ou d'un mensonge.
Othon a cependant attendri les historiens, il s'est fait pardonner sa
vie à cause de sa mort. L'adolescent souillé, le débauché infâme,
le corrupteur de Néron, le marchand de Poppée, le complaisant de
Galba, l'assassin de Pison, devient une figure sympathique, sédui-
sante, glorieuse. Il a acheté les prétoriens, inauguré une ère de dis-
corde politique et d'anarchie militaire, attiré sur l'Italie les légions
qui devaient défendre les frontières, appris aux barbares le chemin
de Rome, fait couler des torrens de sang, à l'abri lui-même loin
de la bataille... Qu'importe? il s'est donné un bon coup et a fait un
bon mot : l'humanité l'absout, Plutarque le fait grand.
Nous ne souscrirons pas à cet arrêt puéril : l'histoire peut consa-
crer les faits, elle ne consacre point les jugemens fragiles des
hommes. Toutes les causes peuvent être instruites de nouveau par
352 REVUL DES DEUX MONDES.
chaque génération; tous les actes peuvent être appréciés par chaque
individu. Nous pouvons admirer le talent, mais discuter le témoi-
■ gnage de Tacite ou de Plutarque, croire aux événemens qu'ils ra-
content, mais nier les conséquences qu'ils en tirent, être charmés
de l'éloquence avec laquelle ils exposent leur opinion, mais nous
former une opinion exactement opposée. Il ne faut pas confondre
les historiens et l'histoire. Ce que nous demandons aux historiens,
c'est la vérité; ce que nous cherchons dans l'histoire, c'est la mo-
rale : or, si la vérité se tire uniquement des témoins, la morale se
tire uniquement de nos consciences.
Aussi toute conscience honnête se réjouira -t -elle d'assister à
l'agonie d'un césar éhonté qui expie ses vices et sa courte aven-
ture. Cette mort, que les indifTérens trouvent douce, les juges at-
tentifs l'estiment atroce : ce n'est plus une délivrance, c'est un
châtiment. Que d'autres passent légèrement sur les deux jours
qu'Othon a traînés à Brixellum ! Ces jours ont été pour lui si pleins
d'angoisses qu'ils ont valu des siècles. D'abord l'attente pendant
la bataille où son sort se joue, les nouvelles contradictoires, les es-
pérances déçues, la terreur, la défaite certaine qu'un messager at-
teste en se perçant le cœur; puis l'arrivée des blessés, les gémisse-
mens, les vains projets, le cercle où la pensée tourne sans issue,
la main de la nécessité s' appesantissant sur une tête mûre pour le
supplice. Fataliste comme la plupart des Romains de la décadence,
Othon s'est résolu à la mort; mais il ne se résout ni à l'abandon ni
à ces fausses trahisons qui sont les pires parce qu'elles se cachent
sous les dehors de la pitié. En vain sa chambre reste ouverte tout
le jour. Les soldats entrent, sortent, lui parlent, le contemplent en
silence; aucun ne vient à son secours, aucun ne fait mine de l'em-
porter de force sur ses épaules pour retourner au combat. Ils n'ont
que trop de respect pour le projet qu'il annonce; découragés, les
plus fidèles se bornent à promettre qu'ils se frapperont en même
temps que lui. Les prétoriens entourent encore leur idole, mornes,
semblables aux prêtres égyptiens qui voient expirer leur bœuf
Apis et se préoccupent d'en trouver un autre. Les heures chassent
les heures sans que leur cerveau enfante rien de viril, d'imprévu,
d'énergique. La nuit succède une seconde fois au jour. Othon tend
l'oreille vers l'inconnu; il ne sonde que le néant. Cet immense
univers, dont il avait cru s'emparer, le regarde tomber sans s'émou-
voir et sans môme lui offrir un refuge; écrasé par les suites de son
premier attentat, acculé par sa lâcheté même, délaissé par ses amis,
gardé plutôt que consolé par ses mercenaires qu'il méprise, il faut
que le coupable soit châtié, qu'il s'exécute de ses propres mains
et que lui-même soit son bourreau. Voilà le drame vrai! voilà
l'enseignement! voilà le doigt de la Providence! Je voudrais que
P()1\TRAITS DU SIÈCLE d'aUGUSTE. 353
tout ambitieux qui agile des desseins funestes à sa patrie fût amené
devant cette porte ouverte, contemplât longuement ce spectacle,
et en gardât dans son cœur l'admirable moralité.
III.
Vitellius est passé à l'état légendaire, tant sa renommée est ab-
jecte. Il est vrai que l'attention du vulgaire s'attache surtout à
l'extérieur et qu'il est plus sévère pour les ridicules du corps que
pour les lèpres de l'âme. On conçoit qu'un peuple, quand il a ac-
cepté le principe d'hérédité, se résigne aux fantaisies de la nature,
qui sème dans une race les princes charmans et les princes gro-
tesques; mais comment l'élection libre peut-elle se porter sur des
personnages qui sont plus dignes de servir de bouffons au bout
d'une table que de commander au monde ? L'explication est courte :
c'est qu'une telle élection a été faite par une armée. De toutes les
agglomérations d'hommes, l'armée est celle qui pense le moins,
parce qu'elle est faite pour agir, et qu'on dupe le mieux, parce
qu'elle ne doit avoir d'opinion politique que devant l'ennemi.
Selon le témoignage de Cassius Sévérus, historien grave, Vitel-
lius avait pour trisaïeul un savetier, pour bisaïeule une boulangère
qui apporta dans la famille quelque aisance et fit souche de che-
valiers. On peut descendre d'un savetier, n'en point rougir et faire
un excellent administrateur. 11 semble toutefois que les Romains
avaient encore là-dessus un reste de préjugé, car lorsque Quintus
Yitellius devint intendant du fisc sous Auguste, il fut enchanté de
faire entendre à ses amis un astrologue, du nom d'Eulogius, qui
rattachait sa généalogie avec une lucidité merveilleuse à Faunus,
roi des aborigènes, et à Vitellia, nymphe du temps. Les malins se
cachaient déjà pour rire et répéter que Faunus raccommodait des
sandales, tandis que la nymphe Vitellia frottait ses petits pains avec
de l'huile pour les offrir plus luisans aux acheteurs.
Le père de Vitellius joue un rôle dans l'histoire, celui de plat
courtisan. Il prostitue son fils à Tibère, n'aborde Galigula que la
tête voilée et en se prosternant comme devant un dieu, offre des
sacrifices aux statues de Narcisse et de Pallas, placées parmi ses
dieux lares, porte sous sa toge un brodequin dérobé à Messaline
qu'il baise avec ostentation en public, et, lorsque Claude célèbre
des jeux qui ne se renouvelaient que tous les cent ans : « Puisses-
tu, s'écrie Vitellius, les célébrer souvent! » De si hauts sentimens
lui valurent le consulat, une statue aux rostres, des funérailles aux
frais de l'état.
Le fils avait suivi timidement les traces paternelles. Après avoir
TOMB LXXXII. — 1869. 23
554 REVUE DES DEUX MONDES.
plu à Tibère et supporté ses outrages à Caprée [spintria], il avait
conduit des chars dans le cirque pour plaire à Caligiik, joué aux
dés pour plaire à Claude, donué des jeux pour plaire à Néron, qu'il
forçait courageusement de chanter sur la scène alors que le césar
virtuose en mourait d'envie. Les honneurs, les sacerdoces, l'édilité,
le proconsulat d'Afrique, avaient récompensé tant de zèle. On l'ac-
cusait, étant édile, d'avoir enlevé l'or et l'argent qui ornaient cer-
tains temples de Rome pour y substituer des ornemens de cuivre et
d'étain. Doué d'un appétit gigantesque et d'une gourmandise égale
à son appétit, vivant dans les tavernes avec les histrions et les co-
chers, il avait dévoré les bénéfices de ses magistratures, le fruit de
ses rapines et la fortune de plusieurs épouses. Sa première femme,
Pétronia, fille d'un riche consul, avait légué ses biens à son fils pour
les sauver; mais le fils mourut, et Vitellius, qui héritait de lui, racon-
tait qu'il avait forcé ce jeune parricide à boire le poison que celui-ci
osait lui présenter à lui-même. Il épousa alors Galéria Fundana,
fille d'un préteur; elle lui donna deux enfans, dont l'un était muet;
tous deux figurent sur des médailles frappées sous le règne de Vi-
tellius : leurs têtes sont trop petites pour offrir de l'intérêt.
A Fâge de cinquante-quatre ans, Vitellius se trouvait dans la si-
tuation la plus précaire, réduit à la mendicité, sur le point de mourir
d'inanition. Galba eut pitié de lui et l'envoya commander l'armée
de Basse-Germanie. Ce fut une stupeur générale dans Rome. A ceux
qui lui témoignaient leur inquiétude. Galba répondait : « Il n'est
point à craindre, celui qui ne pense qu'à manger; d'ailleurs ne faut-il
pas les richesses d'une province pour remplir un tel estomac? »
Etre nommé à un commandement, c'était peu de chose; il fallait
pouvoir partir. Vitellius dut louer sa maison pour s'équiper, loger
sa famille dans un galetas, apaiser ou effrayer ses créanciers, mettre
en gage les boucles d'oreilles de sa mère Statilia. Libre enfin, il
s'élance sur la Gaule et la Germanie comme la faim sur le monde. Le
pauvre homme ne songeait guère à l'empire; il ne songeait qu'à se
l'efaire; ne pouvant contenir sa joie, il embrassait tous les soldats
qu'il rencontrait sur la route, causait avec les voyageurs, mangeait
avec les muletiers, charmait les aubergistes par ses basses plaisan-
teries. Arrivé dans le camp, il fut pour ses légionnaires ce qu'il
était pour les premiers venus, affable, bon compagnon, plein de
rondeur et de bonhomie, grand embrasseur, prodigue de démons-
trations, la main ouverte, mêlant à l'entrain du viveur une gaîté
franche qui plaît aux masses. Toujours à table, ivre ou prêt à s'eni-
vrer, il ne s'occupait ni de la guerre ni de la discipline. Tout ce
qu'on lui demandait, il l'accordait sans examen, grâces, faveurs,
congés, distributions. Dès le second jour, il était le général le plus
PORTRAITS DU SIÈCLE d' AUGUSTE. 355
populaire de l'empire, parce que l'armée savait qu'elle pouvait
tout se permettre avec lui. Ce n'était pas un maître, c'était un com-
plaisant, un camarade, un flatteur. Heureux de vivre enfin à l'aise
et de faire grasse chère, il ne voulait voir autour de lui que des vi-
sages heureux. C'était son unique politique. Aussi réussit-il le plus
naturellement du monde. Sans talent, sans courage, sans conscience,
il gagna les cœurs par sa facilité plus vite qu'un grand capitaine
ne les eût gagnés par ses exploits.
Un mois après, une révolte qui couvait depuis quelque temps
éclate à son insu. Les légions étaient courroucées contre Galba; elles
n'avaient reçu ni la récompense que méritait leur campagne contre
Vindex, ni le don que les césars ne manquaient jamais de pro-
mettre à leur avènement. Elles avaient envoyé un message aux
prétoriens pour les inviter à renverser Galba. Pleines d'impatience
et ignorant l'usurpation d'Othon, elles voulaient agir. Au milieu de
la nuit, à un signal convenu, on s'arme en tumulte, on entoure la
tente où Vitellius dormait profondément, on arrache de son lit le
général à demi vêtu, on ne se laisse point émouvoir par sa risible
frayeur, on le hisse sur les épaules les plus robustes, on le pro-
clame empereur et on le promène à la lueur des torches dans les
villages voisins. Était-ce une conspiration à laquelle les officiers
n'étaient point étrangers? Était-ce l'explosion spontanée des res-
sentimens d'une multitude mercenaire? Dans les deux cas, Yitellius
était bien l'instrument aveugle que cherchaient les rebelles. Son
incapacité rassurait les chefs, sa faiblesse les soldats. Les uns et
les autres savaient qu'ils poussaient devant eux un mannequin mi-
litaire qui servirait de couverture à leurs passions. Aussitôt tous
furent d'accord, l'armée de la Haute-Germanie et celle de la Basse-
Germanie, Valens et Gécina, jaloux l'un de l'autre et trop obscurs
pour prétendre eux-mêmes au pouvoir. « En marche ! en marche vers
Rome! sus aux prétoriens! c'est notre tour! à nous l'Italie, le pil-
lage, le repos, les plaisirs! » On ne consulte point Vitellius, on se
prépare malgré lui; on n'est point arrêté par la mort de Galba; on
est excité encore par l'audace d'Othon. Vitellius hésite, il tempo-
rise, il a peur; on le laisse en arrière avec les bagages, à la merci
des goujats d'armée et des barbares, et l'on se met en route sans
lui.
Valens, avec 40,000 hommes, traverse la Gaule, rançonne les
villes et franchit les Alpes Cottiennes. Gécina, avec 30,000 hommes,
met à feu et à sang l'Helvétie et tombe sur l'Italie par les Al{3es
Pennines. La bataille de Bédriac et la mort d'Othon ouvrent cette
ère de pillage tranquille qu'ont rêvée les deux armées du Rhin. Les
liiunicipes et les campagnes sont dévastés lentement, par étapes; les
nuées de sauterelles venues d'Afrique ne feraient pas une plus large
356 REVUE DES DEUX MONDES.
trouée. Les prétoriens débandés ajoutent aux horreurs de la guerre
civile les horreurs du brigandage. Rome est atteinte à son tour et
livrée à la soldatesque. Les habitans obéissent avec effroi à ces
hommes farouches, brunis par vingt campagnes, couverts de peaux
de bêtes, rudes, arrogant, heurtant les passans ou les écartant à
coups de javelines, mal assurés avec leurs lourdes sandales sur le
pavé glissant de Rome et se vengeant de leurs chutes par des me-
naces ou par des coups. Les maisons sont envahies, les provisions
dilapidées, les réquisitions multipliées. A la suite des hordes régu-
lières, les malfaiteurs et les aventuriers affluent. L'épidémie arrive
à son tour; elle décime les troupes qui campées au pied du Vatican
boivent avec excès l'eau malsaine du Tibre; elle gagne les habitans;
le deuil, la désolation, s'ajoutent à la terreur.
Pendant ce temps, que devient le nouvel empereur? Qui s'en in-
quiète, qui l'appelle? Lui-même songe-t-il à inaugurer à Rome un
pouvoir qu'il n'a ni désiré ni prévu? Yitellius, attardé par une série
de festins, n'arriverait jamais, si une troisième armée ne s'était for-
mée autour de lui. Ce sont les alliés gaulois et bataves, qui veulent
avoir leur part du butin. Ils le poussent et se tournent vers l'Italie
comme un troisième tourbillon. L'heureux césar s'oublierait volon-
tiers à Lyon, où Junius Blésus l'a équipé, traité, gorgé; la nouvelle
de la victoire enflamme ses compagnons, qui le forcent à partir.
Pour éviter les fatigues de la marche, il voyage sur des barques
tendues de voiles de pourpre et couvertes de fleurs; mollement
couché, il digère et descend le Rhône à petites journées, multi-
pliant les haltes, parce qu'à chacune les villes et les bourgs ont
préparé de somptueuses réceptions. Les fêtes recommencent dans
le nord de l'Italie et le retiennent si bien que ce n'est que qua-
rante jours après la bataille qu'il arrive à Béclriac. Le mot qu'on lui
prête est atroce : « l'ennemi mort sent toujours bon, mais le citoyen
mort a une odeur encore plus agréable. » Yitellius n'était ni mar-
tial ni cruel : il connaissait plutôt l'odeur de la cuisine que celle de
l'ennemi. Si ces paroles sont vraies, il ne faut y voir que le propos
d'un ivrogne. Suétone raconte en effet que les miasmes pestilentiels
de tant de cadavres en décomposition forcèrent l'empereur à boire
beaucoup de vin, et qu'il fit boire, par hygiène, toute sa suite.
Rien n'égalait d'ailleurs l'incurie de cette grossière nature. Em-
pereur malgré lui, il oubliait ses dangers comme ses devoirs. Il
s'arrêtait à chaque municipe, à chaque villa. Les pays qu'il traver-
sait avec la lenteur du crocodile qui cherche sa proie dans la vase
se ruinaient pour satisfaire ses appétits et ceux de ses compagnons.
Les routes étaient couvertes de chariots et de bêtes de somme ap-
portant les vivres les plus exquis et les poissons de l'une et l'autre
mer. On célébrait des jeux, on construisait à la hâte des amplii-
PORTRAITS DU SIÈCLE d' AUGUSTE. 357
thécâtres, par exemple celui de Crémone. L'Italie s'épuisait comme
s'était épuisé le sud de la Gaule, où le souvenir du passage de ce
gourmand gigantesque semble avoir créé le type légendaire de Gar-
gantua. 11 fallut que le frère de Yitellius et l'alTrancln Asiaticus
vinssent arracher le maître du monde aux orgies perpétuelles qui
constituaient pour lui tout le triomphe, pour le montrer enfin aux
Romains, qui ne le connaissaient que trop. Le moment est venu de
chercher nous-mêmes à le mieux connaître.
Yitellius était d'une gi'andeur démesurée et paraissait énorme.
Son gros ventre était mal soutenu par des jambes d'inégale fai-
blesse; une chute de char sous Galigula l'avait estropié. Son visage
était rouge, bourgeonné par l'abus du vin. Sa tête, d'après les
monnaies d'or et d'argent, qui doivent être sincères parce qu'elles
ont été frappées vite, sa tête était ronde, son front contracté, pro-
éminent vers le centre, hérissé de gros sourcils, son oreille large
et lourde, ses cheveux ras; son cou rebondi formait plusieurs étages
de graisse. Les bronzes de grand module, qui ont été gravés à
loisir par d'habiles artistes, ont ennobli ce type et lui ont prêté
quelque chose d'idéal; mais sur les monnaies courantes la ma-
tière domine, l'expression est bestiale, ou plutôt il n'y a pas d'ex-
pression. Du reste autant la numismatique des empereurs ajoute à
l'histoire par ses dates et par ses types, autant elle trahit de flat-
terie dans ses légendes et de mensonge dans ses symboles. Les re-
vers des médailles de Yitellius en sont un des exemples les plus
plaisans, car ils contredisent les faits comme une ironie. On y exalte
« la clémence de l'auguste germanique, » quand il frappe tous ceux
que ses favoris lui désignent, « la justice d'auguste, » quand il
proscrit ses créanciers, s'ils osent réclamer ce qu'il leur doit, « la
concorde du peuple romain, » quand on s'égorge dans les fau-
bourgs de Rome, « la concorde des prétoriens, » qu'on a décimés,
qui pillent l'Italie et dont on veut reformer les cohortes, « la con-
corde des armées, » quand elles accourent des extrémités du monde
pour se heurter avec furie, « la liberté restaurée, » quand il n'y a
d'autre loi que celle du glaive, « la sécurité publique, » quand tous
les citoyens tremblent derrière leurs portes, tandis que 70,000 con-
quérans parcourent les rues et ne veulent plus partir. Les vérités
officielles, dans tous les temps de despotisme, ont le même ca-
ractère.
L'art a de grands privilèges : il embellit les souverains comme les
particuliers sans qu'on s'en défie. La sculpture a plus fait que l'his-
toire pour rendre éternelle l'image des douze premiers césars. Tou-
tefois Yitellius a profité si outrageusement des complaisances du
ciseau que certains critiques ont contesté l'authenticité de ses
bustes. Deux bustes surtout sont dignes d'attention : ils sont iden-
358 REVUE DES DEUX MONDES.
tiques, copiés l'un sur l'autre; ils appartiennent au Louvre et au
Vatican. Celui du Louvre est en marbre de l'Hymette, marbre gris,
veiné, dont les Athéniens se servaient pour les piédestaux : tel est
le piédestal colossal d' Agrippa au-dessous des Propylées, tels sont
les piédestaux des groupes qui représentaient la défaite des Gaulois
sur le mur méridional de l'Acropole; on s'en servait rarement pour
les statues. Yitellius porte une tunique sans manches attachée sur
chaque épaule. La bouche est fine, maligne, sensuelle; elle semble
déguster les bons repas et l'esprit. Les cheveux sont bien plantés
sur un front petit, intelligent, agréablement découpé. D'épais sour-
cils recouvrent un œil vif, pénétrant, qui pétille dans sa cavité pro-
fonde. Les prunelles sont creusées pour imiter le rayon visuel. Un
énorme embonpoint est soutenu par la délicatesse du modelé et
l'équilibre des plans. Les ondulations de la graisse sont assimilées
à la plénitude de l'athlète. Le triple cou, avec une poche à gauche,
n'a pas été atténué, malgré les apparences d'angine, parce qu'il
donne à la tète une base solide et la proportion. Toute cette matière
cependant est pétrie, animée, idéalisée par je ne sais quel souffle,
qui est le talent de l'artiste. L'ensemble est harmonieux, séduisant,
d'une bonhomie élégante; on sent l'épicurien raffiné et non le porc
d'Épicure. Gomme nous sommes en Italie, il est permis de songer
à certains prélats italiens, gras, fleuris, sourians, et de dire que ce
buste a un air de prélat. Il fait songer de loin, quoiqu'il le sur-
passe en mérite, au buste du cardinal Scipion Borghèse, une des
œuvres les plus remarquables du Bernin.
Ce sont ces apparences qui trompèrent Ennio Quirino Visconti.
Quand il étudia le Yitellius du Louvre, il se refusa à le croire an-
cien. Il était connaisseur, possédait son sujet, et cependant il ne
craignit pas d'imprimer en 1810, dans sa Notice sur le Miisce du
Louvre : « Aucun des portraits en marbre de Yitellius n'est au-
thentique. » L'assertion était hardie; elle suscita sans doute les ré-
C'amations des archéologues et surtout des artistes contemporains,
car en 1817, lorsque Yisconti publia sa Description du Musée royale
il montra plus de réserve (1). « Il est, dit-il, encore douteux si ce
buste, exécuté dans une grande et belle manière, n'est pas du à un
excellent ciseau du xvi*^ siècle. » Non certes, ce n'est point dou-
(1) Ce qui a peut-être modifié l'opinion de Visconti, c'est le rôle que ce buste venait de
jouer en 1814. Au moment de la restaui-ation, avant que Louis XVIII fût arrivé à Paris,
le sculpteur Bosio avait été prié d'exécuter à la hâte un modèle. Il fallait substituer
partout l'image du roi à l'image de Napoléon. En quarante-huit heures, on n'improvise
pas le buste d'un souverain absent, d'après une miniature. Bosio avait dans son atelier
un moulage du buste de Vitellius.' 11 y trouvait quelque ressemblance. Il retoucha le
plâtre, adoucit les effets de l'embonpoint, ajouta de l'étoffe au nez, fit des cheveux ac-
commodés à la mode de Louis XVI, chère aux émigrés. C'est ainsi que Vitellius, res-
suscité et travesti par l'art, usurpa pendant quelques jours les hommages des Français.
PORTRAITS DU SIÈCLE d' AUGUSTE. 359
teux. Si une œuvre est saisissante par son caractère romain, si elle
atteste une exécution qui est tellement propre aux artistes anciens
qu'aucun at tiste de la renaissance n'a pu en saisir le secret, c'est le
Vitellius du Louvre. Les sculpteurs de la renaissance ont un système
de plans déprimés, creusés, où ils font pénétrer la lumière pour
obtenir la couleur et la vie. Le buste de Vitellius trahit une mé-
thode exactement contraire : les plans ressortent, ils sont fermes,
le modelé est soutenu. Non-seulement le principe d'exécution est
opposé à toutes les habitudes de l'art moderne, mais on y sent le
parfum antique, l'excellence de la tradition, un admirable senti-
ment de la vie prise par son grand côté, pour mieux faire saillir la
personnalité et le trait intime. Qu'on demande à vingt artistes de
signaler, parmi les bustes romains, celui qui s'est gravé dans leur
mémoire comme un chef-d'œuvre resplendissant, ineffaçable, pres-
que tous désigneront le Vitellius.
Les trois césars éphémères qui ont été jetés en quelques mois du
néant au trône et du trône à la mort ont eu la singulière fortune
de laisser d'eux à la postérité des portraits saisissans. Ils succé-
daient à JNéron. Or Néron avait employé les artistes les plus habiles
de l'Étrurie, de la Grèce, de Rome, et surtout Zénodore, célèbre
dans l'art de travailler le bronze; il les avait forcés à faire encore
des progrès par l'abondance des œuvres qu'il leur commandait et
par ses exigences. Les sculptures qui ornaient la Maison dorée, les
statues commandées par l'empereur, devaient être dignes d'un dieu,
car si le dieu n'était pas content, il y allait de la vie. Après Néron,
chaque révolution suspendit les travaux ; chaque avènement pro-
duisit de nouveaux bustes et de nouvelles statues. 11 en fallut pour
les monumens publics, pour les lieux consacrés, pour le camp pré-
torien, pour le prétoire des armées, pour les villes et les municipes
de l'empire. Coup sur coup, d'api'ès l'original ou d'après les images
en cire que tout personnage laissait dans son atrium en partant
pour la frontière ou pour son gouvernement, Zénodore et ses com-
pagnons copièrent, embellirent, répétèrent à l'infini les traits os-
seux de Galba, la douceur éginétique d'Othon, la graisse fleurie de
Vitellius. Les changemens étaient si rapides que les marbres de
Paros et du mont Pentélique furent bientôt épuisés dans les maga-
sins. On prit aloi's ce qui s'y trouvait, car on n'avait pas le loisir
d'attendre qu.e les navires allassent en chercher en Grèce. C'est
ainsi qu'un morceau de marbre de l'Hymette s'est trouvé sous le
ciseau; c'est ainsi qu'il nous a transmis l'admirable création d'un
talent inconnu; c'est ainsi que Vitellius, le plus vil des empereurs
et le plus méprisé de la postérité, a inspiré l'art romain mieux que
les capitaines illustres et les hommes de bien.
Ce fut en effet un triste souverain, que la liberté de satisfaire ses
360 REVUE DES DEDX MONDES.
appétits ravala au-dessous de la bête. Il n'eut aucune attention
pour les affaires, se plongea dans les plaisirs grossiers, ne s'occupa
point de ses intérêts les plus graves, oublia même de se défendre,
perdant jusqu'à l'instinct de la conservation, propre à tous les ani-
maux. Sa seule politique au début fut d'exalter la mémoire de Né-
ron pour plaire à la multitude. Il offrit à ses mânes un pompeux
sacrifice devant le tombeau du Champ de Mars; il fit achever la Mai-
son dorée; il favorisa les histrions et les musiciens que Néron avait
favorisés; il se fit chanter les airs qu'il avait aimés. Après s'être
fait délivrer quittance par ses créanciers terrifiés, il abandonna le
pouvoir à qui voulut s'en emparer : son frère, son affranchi Asia-
licus, quelques confidens, feignirent de diriger l'état pour frapper
leurs ennemis personnels et déguiser leurs rapines. La seule fonc-
tion qu'il sut dignement remplir, ce fut de manger; manger du ma-
tin au soir était le rêve de sa vie, ce fut tout son règne. Vitellius
faisait trois repas, souvent quatre, et quels repas! Dès que son es-
tomac trop plein se refusait à recevoir ce qu'il y engouffrait, il se
faisait vomir et recommençait. Il s'invitait chez les particuliers, à qui
un festin digne d'un tel hôte ne coûtait pas moins de 70,000 francs.
Pour l'attirer plus vite à Rome, son frère lui avait promis une fête
gigantesque, où l'on compta en effet deux mille poissons et sept
milla volatiles. Les flottes naviguaient sans relâche du Pont-Euxin
aux colonnes d'Hercule pour rapporter ce que l'Orient et l'Occident
produisaient de plus exquis.
Vitellius demanda aux beaux-arts la seule jouissance qu'ils pus-
sent lui procurer. Il fit faire un plat d'argent colossal, qui valait
200,000 francs, qu'il appelait le Bouclier de Minerve, et qu'il fallut
fondre dans des ateliers spéciaux bâtis hors des murs. On entassait
sur ce bouclier, dédié ironiquement à la déesse de la sagesse, les
laites de lamproies, les foies de carrelets, les langues de flamans, les
cervelles de paons et de faisans merveilleusement accommodées. Il
est permis toutefois, sans commettre un crime de lèse-majesté, de
révoquer en doute la bonté d'un ragoût dont le principal mérite
était de coûter des sommes immenses. Tacite, qui consulte les ar-
chives avec sa conscience et sa gravité ordinaires, nous apprend
qu'en huit mois la table de Vitellius absorba 900 millions de ses-
terces, environ 180 millions de notre monnaie (1). Dion Cassius at-
teste que ce règne ne fut qu'un repas perpétuel. Josèphe ajoute que,
si Vitellius était resté plus longtemps maître de Rome, il aurait
(1) La statistique impériale était fort exacte : elle était dressée par une administra-
tion qui couvrait le monde et dont les rouages avaient atteint la perfection. C'est ainsi
que l'administration avait constaté que pendant les trois premiers mois du règne de
Caligula on avait offert 100,000 victimes pour l'empereur dans toute retendue de l'em-
pire, ce qui laissait bien en arrière l'hécatombe vantée par les poètes.
PORTRAITS DU SIÈCLE d' AUGUSTE. 361
dévoré tout l'empire. Cette façon de dévorer est cependant plus
innocente que d'autres, familières aux despotes. Mieux vaut pour
un pays être dévasté physiquement que d'être ruiné moralement.
Les produits de la terre se renouvellent, les blés se dorent au prin-
temps suivant, les raisins rougissent à l'automne, les forêts, les
pâturages et la mer se repeuplent; mais multiplier les expéditions
chimériques, guerroyer à outrance, épuiser sur les champs de ba-
taille des générations entières, décourager l'agriculture, attirer dans
les villes où ils se corrompent les habitans des campagnes, favori-
ser les industries inutiles au détriment des métiers honnêtes et la
spéculation aux dépens du commerce, accabler le présent d'impôts,
l'avenir de dettes, pousser au luxe, qui a pour contre-partie inévi-
table la misère, accabler de mépris les honnêtes gens pour faire
fleurir les audacieux et les coquins, flatter les passions basses, in-
spirer à un peuple le dégoût de ses devoirs et de la liberté, l'endor-
mir dans une incurable mollesse, le livrer énervé, vicieux, avili,
aux révolutions et aux usurpateurs, voilà bien des manières de dé-
vorer qui sont plus funestes aux empires que l'appétit de Yitellius!
Le malheureux n'était pas seulement gourmand, il était famé-
lique. Son estomac était livré à la faim comme à une maladie.
Les médecins connaissent bien ce cas : ils l'appellent boulimie.
Vitellius mangeait tout ce qu'il rencontrait sur sa route, sans
choix, sans aversion, sans mesure. Célébrait-il un sacrifice, l'o-
deur des victimes brûlées sur l'autel l'excitait avec une telle vio-
lence qu'il se jetait sur la viande à peine grillée et sur les gâteaux
à moitié cuits. Passait-il dans les rues de Rome, il ne pouvait
s'empêcher d'arrêter sa litière devant les poêles à frire des mar-
chands ambulans ou devant les mets froids, couverts de mouches
et d'huile rance, qui ornaient la devanture des cabarets. Aussi les
digestions pesantes le plongeaient-elles dans une torpeur voisine de
la stupidité. Devant le péril le plus pressant, quand tout lui
échappe, quand tout le trahit, quand tout le menace. Tacite nous
le peint inerte et vautré sous les ombrages d'Aricie comme le porc
dans sa fange. Semblable à l'animal immonde, il n'a pas conscience
du sort qui l'attend : il n'aura de cris et d'efforts qu'au moment
d'être égorgé.
Ce moment approchait, car l'anarchie militaire avait achevé de
faire le tour du monde. Les légions de Mésie, d'Illyrie, de Syrie,
d'Egypte, de Judée, qui jusque-là ne s'étaient pas insurgées, vou-
laient avoir leur tour et se précipiter sur l'Italie. Elles proclamèrent
Vespasien, et la guerre civile recommença. Les armées permanentes
absorbent si bien les soldats qu'ils cessent d'être des citoyens, tan-
dis que les grands commandemens enivrent si vite les généraux
§62 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils deviennent des prétendans. Je n'ai point le cœur de peindre
ces bacchanales sanglantes: on arriva à se battre dans les faubourgs
et dans les rues de Rome, où il périt, selon les historiens, cinquante
mille hommes, soldats, auxiliaires et plébéiens. Et les adulateurs
du passé osent soutenir effrontément que l'empire était nécessaire
pour clore les guerres civiles! La lâcheté de "Vitellius, son abdica-
tion vaine, le retour offensif de la multitude, l'incendie du Gapi-
tole, le supplice de Sabinus, qui avait négocié l'abdication, l'arri-
vée des lieutenans de Vespasien victorieux, la chute de Vitellius, ne
méritent d'être mentionnés qu'à titre de faits. L'humanité aperce-
vrait à peine dans ce confus spectacle quel est le châtiment des
nations qui confient leurs armes à des mercenaires et se mettent à
la discrétion du glaive. La fin même de Vitellius a quelque chose de
si vil qu'elle est au-dessous de la pitié. A l'approche de l'ennemi, il
se jette h bas de sa litière, il fuit, emmenant ses deux compagnons
les plus cbers, son boulanger et son cuisinier. Il se rend furtive-
ment sur le mont Aventin, dans la maison que sa première femme
lui avait apportée en dot. De là, il espère gagner Terracine, sachant
que son frère a rassemblé quelques troupes de ce côté. Tout à coup
se propagent des bruits de réconciliation, de paix générale. Il des-
cend l'Aventin, prend l'escalier qui monte au Palatin, il parcourt la
maison d'Auguste, celle de Tibère, la série des vastes constructions
que Néron y avait ajoutées sur le Palatin et sur l'Esquilin. Tout est
abandonné, silencieux, tous se sont enfuis, courtisans, gardes, af-
franchis, esclaves. Cette solitude pénètre Vitellius de terreur; il se
couvre d'un vêtement sordide, il remplit sa ceinture d'or, il espère
s'esquiver et se mêler à la foule. Arrivé à la porte, il tend l'oreille :
des cris lointains demandent sa mort. Éperdu, il rentre : selon Sué-
tone, il se barricade avec des matelas dans la loge du portier;
d'après Dion Cassius, il se réfugie dans un chenil, où les chiens le
mordent et le supportent. C'est de là que les soldats le tirent, les
vêtemens déchirés, tremblant, décomposé, essayant de mentir. Il
est reconnu; ses mains sont liées deirière son dos; une corde est
passée à son cou; ses cheveux sont ramenés en arrière comme ceux
d'un criminel; on le traîne, la pointe d'une pique sous le menton,
pour le forcer à lever la tête, les passans l'insultent et lui jettent des
ordures au visage; il voit sur sa route renverser et briser les statues
qu'on lui avait dressées. Arrivé à l'escalier des gémonies, il est tué
à petits coups, comme par des sauvages; il rend l'âme au milieu des
outrages de cette populace qui l'acclamait huit jours auparavant et
s'opposait à son abdication. Son gros corps, dont l'âme avait été la
servante, fut alors attaché à un croc et traîné jusqu'au Tibre.
Ainsi les trois tyrans militaires qui avaient occupé l'empire par
PORTRAITS DU SIÈCLE d' AUGUSTE. 363
la force exercèrent le pouvoir avec la même faiblesse et périrent
également par le fer. Leur mort est à la fois un châtiment, un sup-
plice et un spectacle. Galba est égorgé sous les yeux d'une foule
indifférente qui remplit le Forum et couvre les degrés des portiques
et des temples. Othon s'exécute lui-même au milieu des prétoriens,
ses complices, qui assistent impuissans au suicide. Yitellius est dé-
chiré par la soldatesque, comme la victime engraissée pour le sa-
crifice est déchirée sur l'autel. Ces saturnales de l'usurpation
semblent au premier coup d'œii un scandale inutile; elles ont un
sens profond cependant pour ceux qui cherchent à dégager les en-
seignemens de l'histoire; elles sont les échelons nécessaires qui font
descendre peu à peu le césarisme; elles contribuent à dégoûter les
hommes du culte politique pour un autre homme. La démonstration
fournie par les règnes de Caligula, de Claude et de Néron était tel-
lement violente qu'elle dépassait le but; la surabondance de preuves
devenait un excès et ressemblait à une exception. Il fallait des ex-
périences plus modestes, rapides, répétées, au niveau de la raison
et de l'humanité, pour extirper du cœur des Romains deux dogmes
qu'on y avait glissés depuis près d'un siècle, la croyance à une race
privilégiée, issue des dieux, égale aux dieux, retournant au ciel par
l'apothéose, prédestinée à régner sur l'univers, et le respect de l'hé-
rédité, directe ou adoptive, principe excellent dans un pays libre,
insensé dans un pays souQiis à des despotes, car l'hérédité n'est
plus qu'une folie croissante, qu'il faut comparer à la vitesse ac-
quise d'un corps précipité dans l'espace. Il était bon que le peuple
fût guéri ou du moins refroidi par une série de césars improvisés,
impuissans, méprisés, ridicules; il était bon que le peuple apprît
jusqu'où se ravalent des dieux fabriqués par la bassesse humaine et
comment l'empire se dévore lui-même. Le fétichisme impérial, si
soigneusement développé par Auguste et par Livie, ressemble au
souffle d'un enfant qui se joue avec une bulle de savon, légère,
transparente, fragile, et la soutient dans les airs. La bulle monte,
descend, remonte encore et fait briller mille couleurs au soleil;
que l'enfant détourne la tête, elle crève aussitôt et tombe à terre.
De même le peuple souffle sur de chétifs mortels, il les exalte jus-
qu'aux cieux par la force de son adoration; mais dès qu'il retient
son haleine, l'idole se fond, le hochet s'évanouit, et les honnêtes
gens se reprennent à espérer le règne des lois, de la morale et du
bon sens.
Beulé.
LES TROIS CRISES
DU
GOUVERNEMENT PERSONNEL
EN FRANCE
18U — 1830 — 1848
I. Mélanges politiques et historiques, par M. Guizot, 1816-1828. — II. Histoire du ConsuM
et de l'Empire, par M. Thiers; t. XVII. — III. Histoire du Gouvernement pm lenientaire, par
M. Duvergier de Hauranne, t. IX.
Aux trois crises du gouvernement personnel en France, 181/j,
1830, 18/i8, il faut en ajouter une quatrième, celle d'aujourd'hui,
celle de 1869. Nous nous hâtons de dire que nous ne voulons étu-
dier l'histoire des trois premières crises, qui ont été des révolu-
tions, que dans l'espoir et avec le souhait le plus ardent que la
quatrième crise, au commencement de laquelle nous assistons, sera
une réforme, et ne deviendra pas une révolution. Pour éviter cette
extrémité toujours désastreuse, il faut se servir des exemples et des
leçons que nous donnent les trois premières crises, exemples et
leçons qui s'adressent surtout aux princes, mais aussi aux peuples.
I8IZ1, 1830, 1848, il n'y a pas une de ces grandes et doulou-
reuses crises qui n'eût pu être évitée avec un prince plus docile
aux ordres de la nécessité, aux conseils de l'expérience, aux prévi-
sions de l'avenir, avec un peuple moins surpris par l'aspect inat-
tendu de la mauvaise fortune, plus instruit de la vérité de ses mal-
LES CRISES DU POUVOIR PERSONNEL. 365
heurs, ou bien avec un peuple plus habile à comprendre sa victoire
et à la limiter ou moins prompt à croire qu'il est aussi facile de
créer un gouvernement que de renverser un roi. Quand on regarde
en arrière dans l'histoire, on est toujours efifrayé du peu qu'il au-
rait fallu faire pour s'épargner un grand mal. Raison de plus quand
la crise est encore en train, quand rien n'est encore passé dans l'ir-
révocable histoire, raison de plus pour considérer comment nos de-
vanciers sont tombés dans le fossé, afin d'apprendre à le côtoyer
nous-mêmes d'un pas habile et sûr. C'est cette étude des chutes
d'autrefois que nous voulons faire rapidement en vue de la route à
suivre aujourd'hui.
I.
Dans l'admirable préface qu'il a mise en tête de ses Mélanges
politiques de 1816 à 1828, qu'il vient de réimprimer, M. Guizot,
avec cette force de généralisation qui est un des grands côtés de
son génie oratoire et politique, rattache très justement la crise
d'aujourd'hui sur le gouvernement personnel à nos crises anciennes,
à la dissolution du corps législatif en 181 /s par Napoléon I", aux
débats de 1830 sous Charles X à propos de l'article Ih de la charte,
aux controverses de 18/i8 sur la part de pouvoir qu'exerçait le roi
Louis-Philippe, et il montre qu'en 181â, en 1830 et en 18/i8 c'est
la même question qui s'est débattue, c'est le même droit que la
France a revendiqué, tantôt avec raison, tantôt a,vec excès, de telle
sorte que la plus grande erreur politique que puisse faire un gou-
vernement est de croire que la France aime surtout à ne point
prendre la peine de se conduire elle-même. Si la France était sûre
qu'elle sera toujours gouvernée par des anges qui ne se perdraient
point par présomption, il serait possible que, par mollesse d'esprit
et par frivolité de caractère, elle s'abandonnât aux facilités de vie
que procure l'obéissance. Le malheur est que les meilleurs dicta-
teurs ne peuvent pas rester longtemps bons.
La dictature n'est pas un gouvernement : c'est un expédient pour
les gouvernemens, quels qu'ils soient, et un expédient nécessai-
rement temporaire; mais nous avons en France une maladie singu-
lière : nous sommes le peuple qui a le plus d'instabilité dans son
histoire politique depuis quatre-vingts ans, et qui dans ses doc-
trines supporte le moins aisément l'apparence de l'instabilité. Nous
avons au plus haut degré la prétention de la suite et de la durée,
n'en ayant pas le moins du monde la qualité. A peine avons-nous
un gouvernement ou seulement un état politique quelconque, nous
nous hâtons de lui donner des airs d'avenir et d'éternité. Nous bâ-
tissons en carton et nous proclamons que nous bâtissons en granit.
366 REVUE DES DEUX MONDES.
— Après tout, dira-t-on, à qui cela fait-il mal? Nous avons le plaisir
de l'illusion toujours changeante et toujours riante. A qui cela
nuit-il?
Je dirais volontiers que cela nuit d'abord au carton qui se croit de
granit, puisque tout le monde le lui dit. Il se regarde comme ferme
et inébranlable ; la décoration vise à être un monument. Gela nuit
ensuite à ceux qui, pensant loger dans une maison bâtie à chaux et
à ciment, logent dans un appentis de bois peint en marbre et en
bronze. Ils ne songent à faire aucune réparation, persuadés que
tout est solide, et même, si quelques personnes parlent d'en faire,
elles sont traitées de gens défians et de mauvais esprits. En France,
nos révolutions successives viennent en grande partie de ce que la
veille tout le monde les déclarait impossibles, et que le lendemain
tout le monde les déclare nécessaires et irrévocables.
Cela nuit enfin, pour dire toute notre pensée, à quelque chose
d'excellent dans la vie de l'homme et dans la vie des peuples :
cela nuit au provisoire, Tune des grandes ressources de ce monde.
Un bon provisoire qui n'a point la prétention d'être un système
éternel, qui se contente d'être l'expédient de chaque jour, a toute
sorte d'efficacités mystérieuses. Il n'effraie-, il n'irrite, il ne déses-
père personne; il laisse visiblement aux aifaires humaines leur ca-
ractère d'incertitude, et oblige par là tout le monde à se rendre
compte du véritable état des choses et à modérer d'après la néces-
sité ses passions de haine ou d'attachement. Si au contraire on veut
faire d'un provisoire très opportun un définitif majestueux et or-
gueilleux, si on érige l' à-propos en droit et l'occasion en durée, on
perd tous les avantages de l'à-propos et on ne conquiert pas les
avantages du droit. « Nous greffons ainsi, dit très bien M. Guizot,
des systèmes fixes sur des faits passagers, et nous nous créons à
nous-mêmes d'énormes embarras en nous imposant l'obligation,
prochaine peut-être, de mettre d'accord les idées contradictoires
ou de soutenir indéfiniment les idées transitoires que nous avons
imprudemment élevées au rang de lois fondamentales et de poli-
tique permanente de l'état. »
Comment résoudre cette difficulté que créent aux nations les dic-
tatures qu'elles font ou qu'elles acceptent? Quand la dictature a
eu le bon esprit de garder son caractère essentiellement temporaire,
l'abdication arrive comme dénoûment, et c'est le meilleur; il se
prête aux changemens qui se font nécessairement dans les circon-
stances et dans les esprits; il ménage au dictateur une bonne sortie.
On peut dire, il est vrai, que ce dénoûment n'est propre qu'aux
temps et aux mœurs héroïques, et qu'à moins de se faire moine
comme Charles-Quint et de s'ennuyer du silence après s'être en-
nuyé du bruit, on ne voit pas trop ce que peut devenir un dicta-
LES CRISES DU POUVOIR PERSONNEL. 367
teur en retraite. Si la dictature de nos jours ne peut plus être
commodément abdiquée, la première conséquence à tirer, selon
nous, de ce fait, c'est que pour les individus il faut se garder de
prendre la dictature, puisqu'elle est si malaisée à quitter, — que,
pour les peuples, il faut se garder aussi de la donner à personne,
puisqu'elle est si difficile à reprendre. Cette difficulté amène sou-
vent des révolutions, si le dictateur contesté et le peuple soumis
à la dictature ne s'entendent pas pour éviter la révolution à l'aide
de la réforme.
Les esprits violens diront qu'une réforme substituée à une dicta-
ture ou à une révolution est une inconséquence pour le dictateur
qui se laisse réformer, et pour le peuple qui perd le pouvoir et le
droit de tout renverser. L'homme d'état n'est plus immuable, les
hommes de parti ne sont plus irréconciliables. Inconséquence et
contradiction, soit; mais pour un chef de gouvernem.ent et pour une
nation une inconséquence vaut mieux qu'une révolution.
Il y a une vérité éclatante qui sort du plus simple coup d'œil jeté
sur l'histoire de notre siècle : c'est le siècle des révolutions, parce
que c'a été le siècle des dictatures. La dictature du 18 brumaire
fut faite avec beaucoup d' à-propos et de popularité; elle fut un
à-propos anti-révolutionnaire, non point contre-révolutionnaire, et
cette dictature fut jusqu'à l'empire exercée avec habileté, sauf le
meurtre du duc d'Enghien, qui fut un crime odieux et inutile. Avec
l'empire, la dictature de brumaire devint violente, capricieuse, et,
comme la désaffection commençait, l'empire la combattit par des
duretés qui l'augmentèrent. — La dictature de 1830 fut une en-
treprise qui dura trois jours, le temps d'être vaincue et détruite.
En I8/18, point de dictature, sinon dans la révolution qui détruisit
la monarchie parlementaire sous le soupçon que cette monarchie
visait au gouvernement personnel, tant la France craint le gouver-
nement personnel et même en craint l'ombre! La France accepte
tantôt la dictature avec enthousiasme, comme en 1799, ou elle y
acquiesce volontiers, comme en 1851; mais ce qu'elle n'a jamais ac-
cepté, c'est la conversion régulière et durable de la dictature en
gouvernement personnel, de l'expédient en système. Quand elle voit
le dictateur temporaire se faire despote viager et héréditaire, elle le
supporte et le soutient encore pendant quelque temps, comme elle
a fait sous le premier empire, attendant toujours de lui cette paix
triomphante qui devait venger la France des attaques faites par l'Eu-
rope en 1792 contre notre indépendance nationale; mais, à mesure
que cet espoir s'évanouit, sans que rien nous rende ni la paix de Bâle
(5 avril 1795), ni la paix de Lunéville (9 février 1801), ni la paix d'A-
miens (25 mars 1802), à mesure qu'arrivent les revers provoqués
par l'obstination ambitieuse de Napoléon I", la France se détache de
36S REVUE DES DEUX MONDES.
lui, comme il s'est détaché lui-même des deux buts qu'avait at-
teints sa dictature : l'ordre rétabli à l'intérieur, l'Europe vaincue
et reconnaissant la société créée en France par la révolution. C'était
là la grande question de 1792 à 1802 et qui valait une guerre de
dix ans; mais, avant de se détacher de l'empereur et de le laisser
tomber devant l'Europe, la France lui offrit par la bouche du corps
législatif, réveillé au bord de l'abîme, de le soutenir par un dernier
sacrifice de son sang. Elle demandait pour prix la liberté et la paix.
Ce sacrifice fat refusé à cause du prix , le corps législatif renvoyé
outrageusement, et les armées de l'Europe entrèrent à Paris. Ici
laissons parler M. Guizot dans cette préface que nous aimons à suivre
et à commenter.
(( Le consulat, dit M. Guizot, avait été une dictature utile, néces-
saire, glorieuse; mais bientôt apparut dans le dictateur lui-même et
autour de lui le dessein de faire sortir de ce régime accidentel et
temporaire un système de gouvernement dogmatique et perma-
nent... C'était trop peu de dominer en fait, il voulut dominer aussi
en principe. Non content d'attaquer rudement et tout haut les idéo-
logues, comme il appelait les théoriciens de la liberté, il eut ses
propres idéologues, des théoriciens de l'autorité unique et souve-
raine. La dictature devint l'empire; le pouvoir personnel enfanta
le pouvoir absolu. — Les conséquences ne se firent pas longtemps
attendre. Je n'ai nul goût à les rappeler; mais la France a un inté-
rêt suprême à ne jamais les oublier. En quelques années, malgré
le génie et la gloire, le pouvoir absolu aboutit à la défaite, à l'im-
popularité générale de la France en Europe, à l'invasion étrangère,
à la perte de toutes nos conquêtes, à la ruine de nos finances, au
plus grand désastre national que la France ait jamais subi. Et c'é-
tait bien le pouvoir absolu, non pas seulement l'hérédité du pouvoir
monarchique, qui était alors la prétention du régime impérial; la
question n'était pas entre la monarchie et la république, mais entre
le gouvernement personnel et le gouvernement libre. » Le corps
législatif de la fin de 1813, et M. Laine, qui fut le rédacteur de son
adresse, « n'avaient point, dit M. Guizot, d'hostilité préméditée ni
d'engagemens secrets contre l'empereur; ils ne voulaient tous que
lui porter l'expression sérieuse du vœu de la France, au dehors
pour une politique pacifique, au dedans pour le respect des droits
publics et l'exercice légal du pouvoir. Leur rapport ne fut que l'ex-
pression modérée de ces modestes sentimens. Avec de tels hommes,
animés de telles vues, il était aisé de s'entendre; Napoléon ne vou-
lut pas même écouter. On sait comment il fit tout à coup supprimer
le rapport, ajourna le corps législatif, et avec quel emportement, à
la fois calculé et brutal, il traita, en les recevant le l'^'" janvier îSià,
les députés et leurs commissaires. « Qui êtes -vous pour m'atta-
LES CRISES DU POUVOIR PERSONNEL. 309
qiier? C'est moi qui suis le représentant de la nation. S'en prendre à
moi, c'est s'en prendre à elle. J'ai un titre, et vous n'en avez pas...
M. Laine, votre rapporteur, est un méchant homme qui correspond
avec l'Angleterre par l'entremise de l'avocat de Sèze. Je le suivrai
de l'œil. M. Raynouard est un menteur. » En faisant communiquer
à la commission les pièces de la négociation, Napoléon avait interdit
à son ministre des affaires étrangères, le duc de Yicence, d'y placer
celle qui faisait connaître à quelles conditions les puissances alliées
étaient prêtes à traiter, ne voulant, lui, s'engager à aucune base
de paix. Ainsi dans la situation la plus extrême, sous le coup des
plus éclatans avertissemens de Dieu et des hommes, le despote aux
abois faisait parade de pouvoir absolu. Sa dictature, son gouverne-
ment personnel était toujours, dans sa pensée, le régime normal de
la France. »
On voit qu'en 181/i, dans les dangers suprêmes de la patrie, la
France demandait à Napoléon au dedans la plus modérée des réformes
libérales, au dehors une paix toute patriotique et toute nationale qui
nous ramenât aux traités de Bâle, de Lunéville, d'Amiens, qui ab-
jurât l'esprit d'envahissement et d'usurpation, et qui gardât à la
France les conquêtes défensives de la république. Elle voulait sou-
tenir l'empereur, mais elle voulait aussi le contenir, car, comme
le dit énergiquement M. Thiers dans le dix -septième volume du
Consulat et de VEmpire, (c tout citoyen a le droit de dire à un
gouvernement qui lui demande de grands sacrifices : Je ne vous
aide pas à chasser l'ennemi du territoire pour trouver la tyrannie
en y rentrant. »
L'empereur Napoléon P', dit-on, ne pouvait pas, d'une part, à ce
moment, rendre la liberté à la France, parce que la liberté aurait
amené une éclatante réprobation du gouvernement personnel de
l'empereur, et surtout de sa passion la plus personnelle et la plus
fatale à la France, la passion de la guerre; — il ne pouvait pas non
plus d'autre part faire la paix, parce que la paix qu'il eût pu alors
obtenir eût été la confession et la pénitence publique de toutes les
fautes de sa politique extérieure. — Si ces réflexions sont vraies,
elles aboutissent à proclamer l'incompatibilité en 1814 de la France
et de Napoléon et l'inévitable fatalité de la révolution. Puisque
Napoléon ne voulait pas ou ne pouvait pas accepter une réforme
dont les deux points principaux étaient la liberté et la paix, la sé-
paration entre la France et Napoléon était inévitable; mais qu'on
ne s'en prenne pas à la France : c'est l'empereur qui a voulu cette
séparation, c'est lui qui l'a rendue nécessaire. S'il avait accepté la
réforme de son gouvernement personnel, cette réforme que la France
et l'Europe réclamaient comme leur salut, il pouvait s'épargner
TOME LXXXII. — 18C9. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
l'abdication et épargner à notre histoire la date lamentable de la
première prise de Paris et celle plus lamentable encore de la se-
conde. Oui, ces dates cruelles pouvaient ne pas entrer de l'histoire
de Napoléon dans la nôtre; sa destinée désastreuse pouvait ne pas
entraîner la nôtre, s'il avait consenti à être un souverain libéral et
pacifique. — Chimère, dit-on, qu'un Napoléon libéral et i>acifique.
— Non, puisqu'en 1815, aux cent jours, cette chimère était le plan
de conduite de Napoléon, plan de conduite partout proclamé, que
la défaite de Waterloo a ruiné, et qui n'aurait peut-être pas, hélas!
mieux résisté à la victoire.
Autre question : si la réforme que sollicitaient la France et le
corps législatif à la fin de 18 j 3 avait pu corriger Napoléon P'"
d'être despote et d'être conquérant, cette réforme aurait-elle pu em-
pêcher les armées de l'Europe d'entrer le 31 mars à Paris? M. Thiers
raconte dans ce dix-septième volume, c'est-à-dire dans cette
histoire,des premiers mois de 181/i, dont on ne peut pas relire une
page sans les relire toutes, tant on se sent entraîné par l'histoire
et par l'historien, M. Thiers raconte que dans les conférences entre
les commissaires du corps législatif et M. D'Hauterive sur les né-
gociations ouvertes pour la paix, M. P»aynouard, un des com-
missaires et l'auteur de la tragédie des Tejnplicrs, proposait d'a-
dresser publiquement à Pempereur et par conséquent à l'Europe,
au nom de la nation française, la déclaration suivante : « Sire, vous
avez juré, à l'époque du sacre, de maintenir les limites naturelles
et nécessaires de la France, le Rhin, les Alpes, les Pyrénées; nous
vous sommons d'être fidèle à votre serment, et nous vous offrons
tout notre sang pour vous aider à le tenir; mais, votre serment
tenu, nos frontières assurées, la France et vous n'aurez plus de
motif ni d'honneur ni de grandeur qui vous lie, et vous pourrez
tout sacrifier à l'intérêt de la paix et de l'humanité. » En politique,
les paroles ne valent que par leur à-propos : oui, si ces paroles
qui, comme le dit spirituellement M. Thiers, étaient' une somma-
tion de paix sous la forme d'une sommation de guerre, avaient
pu être adressées à l'Europe, à l'empereur, à la France au com-
mencement du mois de novembre 1813, quand les armées en-
nemies s'arrêtaient encore devant nos frontières et que le secret de
la vulnérabilité de celles-ci n'avait pas encore été révélé; oui, à ce
moment critique et solennel, ces paroles auraient averti l'Europe
que la France était décidée à se serrer contre l'empereur pour dé-
fendre des frontières qu'elle tenait non de lui, mais de la répu-
blique, qu'elle était décidée en même temps à contenir l'empereur
dans les limites qu'elle se traçait, et à réprimer du même coup son
despotisme au dedans et son ambition au dehors; ces paroles au-
raient pu alors produire un grand et heureux effet, parce qu'il était
LES CRISES DU POUVOIR PERSONNEL. 371
encore temps pour elles de se faire croire, parce que l'Europe pou-
vait encore penser que derrière elles il y avait des soldats. A la fin
de décembre, le temps des paroles était passé. La diplomatie im-
périale n'avait pas su accepter le 1(3 novembre la paix et les fron-
tières rhénanes qu'on lui offrait encore, et le 2 décembre, quand
elle les avait demandées, elle ne les avait plus retrouvées. M. Thiers
explique admirablement ces désastreuses pertes de temps de l'em-
pereur, qui ne pouvait pas se résoudre à abjurer son gouverne-
ment personnel ni devant l'Europe, ni devant la France. En lisant
ces pages pleines d'émotion de l'historien, qui est surtout l'histo-
rien national dans les derniers momens du premier empire, on
croit entendre un écho du discours de M. Thiers en d866 sur les af-
faires d'Allemagne avant Sadowa.
Au commencement de novembre 1813, l'idée de la possibilité
d'une révolution contre l'empire ne s'était pas encore fait jour dans
les états- majors des armées ennemies; à la fin de décembre 1813,
cette idée s'y était accréditée; on croyait que c'était là qu'était le
dénoùment de la guerre, et que c'était à Paris qu'il fallait venir l'y
chercher. On crut bien plus encore que la séparation entre la France
et Napoléon était possible par une révolution, quand on vit que Na-
poléon lui-même faisait cette séparation en ajournant le corps lé-
gislatif.
Curieuse observation à faire sur la destinée des idées et des pa-
roles politiques en ce monde! il y en a qui naissent avec le don de
l'à-propos, d'autres qui, par je ne sais quelle fatalité, sont vouées
au retard : l'idée de M. Raynouard en 1813 ne fut qu'un projet qui
n'eut ni publicité ni commencement d'exécution. En 1815, après
Waterloo, elle devint le plan de conduite et le système du corps
législatif et de la commission chargée par lui de négocier la paix
avec l'Europe; c'était la pensée et l'espérance favorite de M. de
Lafayette : il voulait écarter l'empereur et montrer seulement la
France à l'Europe. Il était trop tard encore, c'était avant Waterloo,
et non après, qu'il eût fallu faire cette substitution pacificatrice. En
se séparant de Napoléon en 1815, avant Waterloo, la révolution
pouvait conduire les événemens; après Waterloo, elle les suivait
sans les prendre dans leur sens. La restauration a pu rentrer aux
Tuileries en 1815, parce qu'elle avait été l'adversaire de Napoléon.
La révolution n'a pas pu relever la France de la défaite de Napo-
léon, parce qu'elle avait commencé par s'allier à lui, espérant peut-
être le détruire; mais, pour le détruire et en hériter, il aurait fallu
le combattre vainqueur et non pas vaincu. N'ayant montré de force
que contre le vaincu de Waterloo, la révolution s'est trouvée im-
puissante. Elle avait été, malgré sa défection du lendemain, vaincue
avec lui à Waterloo. Sa faute et sa faiblesse ont été de vouloir
372 REVUE DES DEUX MONDES.
faire après et de compte à demi avec l'Europe, qui s'y refusait, ce
quil aurait fallu faire avant et faire seule.
J'ai montré les dangers et les maux inévitables attachés à l'obs-
tination du pouvoir absolu. Pour n'avoir voulu rien céder de son
gouvernement personnel devant la France et devant l'Europe à la
fin de 1813, l'empereur Napoléon 1" a été forcé d'abdiquer l'em-
pire. L'exemple de Charles X en 1830 est encore plus significatif.
II.
L'infatuation du gouvernement personnel a gâté et perdu en Na-
poléon la grandeur du génie et l'éclat de la gloire, elle a gâté et
perdu dans le roi Charles X le don toujours rare de l'honnêteté sur
le trône ; elle a gâté surtout et perdu pour jamais la destinée bien-
faisante de la restauration, qui avait le bonheur de n'être ni la ré-
volution vaincue ni la révolution triomphante. JCvidemment, avec
ses princes revenus, elle n'était point la révolution triomphante, et
cela rassurait toute la portion timide et honnête du pays, c'est-à-
dire la grande majorité de la France; elle n'était pas non plus la
révolution vaincue : la charte était le traité de paix signé entre
l'ancien régime et la société nouvelle; c'était enfin l'avenir de la
restauration d'être en France l'ère de la liberté politique, c'est-à-
dire de la révolution elle-même corrigée des abus de la force et
consacrée par l'ascendant de l'hérédité monarchique.
Dans une de ses brochures, M. Guizot a dépeint de la manière du
monde la plus vraie cette peur de la révolution mêlée au goût de la
liberté qui fait le fond contradictoire des sentiinens du pays. « Toutes
les fois, depuis plus de trente ans, dit-il dans ses réflexions sur la
session de 1828, qu'un mouvement libéral s'est manifesté en France
avec quelque énergie, que l'esprit de la révolution a élevé un peu
haut la voix, quelque légitime, quelque nécessaire même que fût son
apparition, un sentiment de trouble et de crainte s'est emparé du
gouvernement, quel qu'il fût, et d'une grande masse de citoyens,
point paitisans d'ailleurs de l'ancien régime ni de la tyrannie. Il en
est aussitôt résulté soit une réaction positive contre le mouvement
à peine commencé, soit un certain empressement indirect à l'atté-
nuer, à l'émousser, à l'amortir, même en l'acceptant et le mettant à
profit. » Il est impossible de citer ces paroles de 18*28 sans faire un
retour sur l'état actuel des esprits en France. Si la société de 1828
craignait 93, la société de 1869, je parle de la portion timide de
cette société et la plus nombreuse, craint 18/i8. Je ne veux pas ici
comparer en détail la société de 1828 avec la société de 1869; je
compare seulement le genre de leurs peurs et surtout les genres
d'autorité et de pouvoir vers lesquels on se tournait en 1828 et
LES CRISES DU POUVOIR PERSONNEL. 373
vers lesquels on se tourne aujourd'hui. C'est là qu'est la diiïérence
fondamentale entre les effets de la peur en 1828 et en 1869. La
peur en 1828 rattachait les timides à l'autorité d'un principe, celui
de la légitimité, principe qui n'avait que la vitalité que donne la
foi et qui était destiné à périr avec les générations croyantes, mais
qui, tant qu'il vivait, prenait dans la foi même quelque chose de
régulier et de paisible. La légitimité était un dogme politique et
non un expédient. Le pouvoir qui s'appuyait sur ce dogme n'avait
donc rien d'agité et d'inquiet; il était très monarchique et point du
tout dictatorial. On peut même dire sans paradoxe que, lorsque
Charles X fit les ordonnances de juillet 1830, il ne crut point faire
un coup d'état : aussi l'avait-il fort mal préparé; il crut être dans
l'exercice des droits de la royauté héréditaire, des droits de sa race
et de son sacre. Il agissait, si je puis ainsi parler, sacerdotalement
plutôt que militairement; il faisait une bulle plutôt qu'un coup d'é-
tat. Gela est si vrai qu'il n'avait pris aucun soin pour désorganiser
d'avance la résistance par l'arrestation des députés et des journa-
listes. C'était l'enfance de l'art, ou plutôt c'était une tout autre
école que celle de nos jours.
Les timides de 1828 étaient donc à leur aise quand ils se ratta-
chaient à la légitimité. Leur peur avait un recours honorable. Les
timides de nos jours peuvent.se plaindre que la marche progressive
des événemens et des idées leur ait ôté ce recours : nous nous as-
socions volontiers à ce chagrin ; mais personne ne peut faire qu'ils
ne l'aient pas.
Seigneur, Laïus est mort; laissons en paix sa cendre.
La légitimité , c'est-à-dire l'idée que les peuples appartiennent à
une famille élue par la grâce de Dieu ou prédestinée au commande-
ment par je ne sais quelle faveur de la Providence, cette idée est
une des plus mortes et des plus enterrées dans le cimetière de
l'histoire. Les timides de nos jours ne peuvent donc pas se dissi-
muler que, lorsqu'ils recourent a la protection du pouvoir, ils recou-
rent non plus à une force morale, mais à une force matérielle. — ■
La loi, dira-t-on, est une force morale. — Oui, tant qu'elle est
crue, tant que la réforme n'en est pas demandée par l'opinion pu-
blique; mais quand elle est mise en question, quand elle est décla-
rée réformable, la loi elle-même, si elle ne veut pas se laisser mettre
en délibération, la loi ne se défend plus que par la force matérielle;
elle n'est plus que la protégée des soldats ou des sergens de ville,
qui deviennent des prétoriens sans avoir été des soldats. Nous hsions
dernièrement dans l'excellente et instructive Histoire du Gouver-
nement parlementaire, par M. Duvergier de Hauranne, une phrase
curieuse et significative empruntée à un journal royaliste de 182<3,
374 REVUE DES DEUX MONDES.
intitulé VAristarqne. L'auteur de l'article, M. Henri de Bonald,
disait qu'il fallait enfin que « le monarque sût vouloir tout ce qui
pouvait sauver la France, » et il ajoutait : « N'oublions pas que cet
homme qui gouverna dix ans la France en l'absence des Bourbons
a montré à la dynastie légitime, par le règne paisible de la force
séparée du droit, quel pourrait être le règne du droit uni à la force.»
Phrase dangereuse, s'il en fut jamais, qui tendait à dénaturer le
caractère de la restauration, à en faire une dictature au lieu d'une
monarchie. Quand le droit en effet, le droit qui est une croyance,
consent à s'allier avec la force, il déroge, il perd son prestige, et,
comme il a fait son va-tout avec la force, si celle-ci est battue, il
périt avec elle. Ce fut là l'histoire du coup d'état de Charles X,
ce coup d'état que demandait la phrase périlleuse de rAristarque.
Perte pour la France de l'avenir libéral et monarchique attaché à la
restauration, perte pour la dynastie du plus beau trône du monde,
perte pour la morale politique de ce que le droit héréditaire con-
servait encore de prestige mystérieux, voilà ce que contenait de
maux cette substitution de la dictature à la monarchie, du gouver-
nement personnel au gouvernement parlementaire.
J'ai voulu rappeler la désastreuse erreur de Charles X, afin qu'il
soit bien entendu que les timides de nos jours, ceux qui s'effraient
des revenans de 18 i8, auront beau se serrer autour du pouvoir et
lui demander aide et protection; ils ne retrouveront plus le pouvoir
que pouvaient invoquer les timides de 1827 et de 1828, le pouvoir
monarchique et point dictatorial, digne de protéger leur innocence
politique, leurs vertus privées et leurs intérêts de propriétaires.
Qu'ils sachent bien qu'il n'y a plus que le gouvernement réformé,
le gouvernement délibératif à tous les degrés qui puisse les sauver
de la révolution.
Le gouvernement actuel, mieux inspiré que ses devanciers, vou-
dra-t-il adopter ce que j'appellerais volontiers le procédé de l'ino-
culation et se préserver de la révolution par la réforme? L'avenir
décidera. Quoi qu'il en soit, sachons bien que nous allons voir ap-
paraître je ne sais combien de curieuses ressemblances entre 18o9
et 1827-1828. Elles sont même si visibles que je m'abstiens de
les indiquer, aimant mieux retracer rapidement les traits caracté-
ristiques de la réforme que sembla entreprendre alors la restaura-
tion et qu'elle abandonna si vite pour son malheur et pour le nôtre
en se jetant dans les aventures du coup d'état. Il faut voir, pour
l'instruction de l'année présente et des années futures, comment de
1827 à 1830, c'est-à-dire des élections au coup d'état, la France a
fait tous ses efforts pour obtenir la réforme et pour éviter la révo-
lution, et comment elle ne s'est décidée à accepter la guerre que
lorsque le gouvernement la lui a déclarée. Voyant qu'il fallait choi-
LES CRISES DU POUVOIR PERSONNEL. 375
sir entre l'aplatissement sous la verge du coup d'état ou le maintien
armé de ses droits et de son honneur, elle a maintenu par la force
ce qu'on voulait lui enlever par la force; elle a fait une révolution
défensive.
Cette révolution défensive n'a pris que trois jours pour arriver à
son dénoûment, mais ce dénoûment avait été préparé par trois ans
de lutte. L'histoire de cette lutte contient des réconciliations man-
quées, des transactions essayées et échouant, des catastrophes pré-
vues et s'accomplisscint.
Les occasions de réconciliation manquées, je les note en courant
dans le neuvième volume de Y Histoire parlementaire de M. Duver-
gier de Rauranne. Nous devons remercier l'auteur d'avoir publié
ce neuvième volume, qui contient l'histoire de 1826, 1827, 1828,
et qui devient la lecture la plus instructive et la plus opportune
qu'on puisse faire cette année. Je prends la liberté de la conseiller,
à cause des à-propos qu'elle présente, à toutes les personnes qui
prennent part au gouvernement du pays, à l'empereur, à l'impéra-
trice, aux ministres, aux chambellans, aux sénateurs, que j'allais
oublier, à la majorité, à l'opposition. L'auteur, après avoir raconté
les succès de l'opposition dans les élections de 1827, fait les ré-
flexions suivantes qu'il m'e?t impossible de ne pas citer. « Le parti
libéral... s'apercevait que dans un pays où la liberté n'est pas tout
à fait éteinte, il vaut mieux combattre au grand jour, par les armes
légales, que de conspirer sourdement contre la loi. Certes il y avait
encore dans son sein plus d'une dissidence; mais la grande majorité,
ralliée autour de ses chefs parlementaires, était parfaitement sin-
cère dans ses protestations en faveur de la monarchie constitution-
nelle et contre tout nouveau bouleversement... L'année 1827 pou-
vait ainsi rouvrir l'ère d'une réconciliation durable et confirmer
l'alliance de la liberté et de la légitimité si souvent proclamée...
Pour la seconde fois depuis son avènement, Charles X pouvait dé-
mentir toutes les comparaisons fâcheuses entre la restauration des
Stuarts et celle des Bourbons. Il pouvait, en se conformant promp-
lement et complètement au vœu manifeste du pays, rapprocher du
trône ceux qui s'en tenaient éloignés et désarmer les ennemis les
plus irréconciliables de sa dynastie. »
Qu'est-ce donc qui a empêché le roi Charles X « d'ouvrir en 1827
cette ère de réconciliation durable? » L'infatuation du gouverne-
ment personnel, inspirée, il est vrai , au roi Charles X par des sen-
timens tout autres que ceux qui inspiraient Napoléon 1"; mais, pour
n'avoir pas la même cause, le mal n'était pas différent, et les effets
devaient être semblables. Napoléon croyait au droit divin de son
génie et à la prédestination de son empire. Charles X croyait aux
droits de sa race. La royauté était pour lui un dépôt sacré confié par
376 REVUE DES DEUX MONDES.
le ciel à sa famille, et qu'il avait le devoir de conserver intact à ses
descendans. De plus il s'était persuadé que l'article lli de la charte,
qui donnait au roi le droit « de faire les règlemens et ordonnances
nécessaires pour l'exécution des lois et la sûreté de l'état, » attri-
buait la dictature à la royauté quand la royauté croirait que la sû-
reté de l'état était menacée. Yoilà pourquoi il eut la tranquillité de
conscience du dévot dans son coup d'état et la résignation du mar-
tyr dans sa déchéance et dans son exil.
Des réconciliations manquées passons aux transactions essayées.
Avec les préjugés de sa race, avec sa peur et sa haine de la révo-
lution, avec l'idée enfin qu'il avait que les élections de 1827 avaient
ramené la France en 92, il faut savoir gré au roi Charles X d'avoir
essayé de la transaction qui s'est s' appelée le ministère de M. de
Marti gnac.
Le ministère de M. de xMartignac a beaucoup grandi dans l'his-
toire. Sa chute, en 1829, devant le ministère de la contre-révolu-
tion et la chute de la restauration en 1830 nous ont fait compren-
dre ce qu'il était. Nous ne l'avons connu qu'après l'avoir perdu,
et nous l'avons regretté plus que nous ne l'avons aimé. Les qualités
de M. de Martignac, plus aimables que brillantes et plutôt gra-
cieuses que grandes, ne se prêtaient pas au rôle de médiateur tel
que nous nous le figurons; nous concevons plutôt le médiateur im-
périeux et dominant que le médiateur habile et conciliant. Nous ai-
mons les grands airs, et, pour nous plaire, il faut payer de force
ou d'effronterie. M. de Martignac était adroit, mais il n'était pas
charlatan. C'était un excellent négociateur; ce n'était pas et ce ne
pouvait pas être un arbitre imposant. Il n'avait rempli jusque-là
dans le gouvernement que des fonctions secondaires, il n'avait pas
donné toute sa mesure. Il aimait la réputation, l'honneur, la gloire
même; mais il n'avait pas d'ambition ardente. De plus il avait le
goût du plaisir et du loisir, ce qui le rendait encore moins capable
d'être un ambitieux de la grande école. Il y a dans notre caractère
national cette qualité ou ce défaut, que nous comprenons mieux le
grand que le bon. La générosité de M. de Martignac défendant
M. de Polignac l'a singulièrement rehaussé dans notre esprit et
nous a aidés à comprendre la sagesse de M. de Martignac, qui vou-
lait, par son ministère, empêcher la contre-révolution de provoquer
la révolution.
Toute la question en effet était là; mais dans cette question que
de difficultés! que de haines et de défiances des deux côtés! que
de théories violemment opposées et également insensées! Dans le
parti libéral et dans le parti des royalistes libéraux, il ne man({uait
pas d'esprits intelligens et éloquens qui prêchaient la transaction,
représentée par le ministère Martignac, qui montraient que le salut
LES CRISES Ï)LI POUVOIR PERSONNEL. 377
de la monarchie était là et n'était que là; mais quoi! la transaction
n'avait pour elle que la nécessité des choses raisonnables. La néces-
sité des passions était plus forte. On voyait l'abîme et on s'y lais-
sait entraîner. Que de belles et patriotiques paroles prononcées au
bord de cet abîme, afin de n'y pas tomber! « Oui, disait un député
royaliste, M. de Leyval, oui, il y avait deux peuples dans un seul
peuple; mais ils se sont donné le signe de paix, et il appartient au
roi de combler l'abîme qui les a si longtemps séparés. Où donc est
cette révolution dont on parle tant? La charte a tué le monstre
{vives acclamations), et ce n'est qu'en tuant la charte qu'on peut le
faire revivre... Que dirai-je enfin? Le royalisme est devenu libéral
et le libéralisme est devenu monarchique. (Applaudissemens.)(l). »
En applaudissant M. de Leyval, on applaudissait à ce qu'on espé-
rait plutôt qu'cà ce qu'on voyait, à l'avenir plutôt qu'au présent.
Le ministère était fondé en effet sur l'espoir que le royalisme pou-
vait devenir libéral, et que le libéralisme pouvait devenir monar-
chique. Bel Eldorado, qui était possible, mais possible comme Test
la raison ici-bas, possible pour l'élite et par l'élite. Ce qui faisait la
faiblesse du ministère Martignac ou de la transaction essayée en
1827 et 1828, c'est que ce ministère était de deux côtés un ulti-
matum; du côté de Charles X, c'était le maximum des concessions
populaires qu'il voulait accorder, et du côté du parti libéral le
maximum aussi des concessions qu'il pouvait faire aux idées et aux
sentimens de l'ancien régime. Hors de lui, il n'y avait plus de rap-
prochement possible, et avec lui ce rapprochement avait chaque
jour ses difficultés et ses périls. C'était le rapprochement de deux
armées d'observation.
Si je ne me trompe, plus je prouve l'impossibilité de la transac-
tion à cause des passions, plus j'en prouve la sagesse pacificatrice
et la nécessité morale. Elle ne nuisait à aucun des droits et des in-
térêts véritables du pays et de la dynastie; mais elle ne plaisait à
personne de ceux qu'elle rapprochait, elle ne plaisait même pas aux
ministres qui y travaillaient entre le marteau et l'enclume. Dans les
derniers mois du ministère Martignac, au commencement de 1829,
il y avait dans les esprits, du côté de la cour comme du côté de
l'opposition, cette impatience qui fait qu'on aime souvent mieux
le mal que le danger. Mieux vaut, disaient les zélés du château,
mieux vaut un coup d'état avec ses périls qu'une royauté précaire
et marchandée. La transaction prudente et habile qui était le prin-
cipe du ministère de M. de Martignac ne représentait donc plus
aux uns et aux autres que l'incertitude avec tout ce qu'elle apporte
(1) Histoire du Gouvernement parlementaire, par M. Duvergier de Hauranne, t. IX,
p. 413.
378 REVUE DES DEUX MONDES.
d'ennuis et de dépits. Il fallait en finir, et le roi Charles X com-
mença d'en finir en nommant, le 8 août 1829, M. de Polignac mi-
nistre des affaires érangères. Ce jour-là, l'abîme s'ouvrit; il ne fît
plus que s'élargir jusqu'au coup d'état du 25 juillet 1830, qui y
poussa la monarchie de 1814, et l'abîme ne se referma qu'à moitié
avec la monarchie de 1830.
En passant des transactions aux catastrophes, j'ai besoin de me
demander si la catastrophe de la monarchie de 1814 lui a été an-
noncée à temps, ou bien si cette monarchie est tombée tout à coup,
sans avoir été prévenue de sa chute prochaine. Jamais roi n'a été
plus averti de ses dangers que le roi Giiarles X; jamais roi n'a été
plus conjuré de renoncer au pouvoir personnel et dictatorial qu'il
croyait trouver dans l'article ili de la charte et surtout dans la pré-
rogative héréditaire de sa race, — de renoncer, disons-nous, à ce
pouvoir discrétionnaire qui n'était qu'une théorie périlleuse, pour
se contenter du pouvoir monarchique qu'admettait et que consacrait
la charte. Dans le grand nombre de ces avertissemens que pourra
citer l'histoire, j'en prends un que je ne puis pas oublier.
Les ministres que remplaçaient M. de Poiignac et ses collègues
étaient, parmi les hommes politiques du temps, ceux que l'avé-
nement du nouveau ministère troublait le moins. Tout en voyant
très bien le danger d'une aventure contre- révolutionnaire, ils y
avaient toujours cru. Ils n'étaient donc pas surpris; de plus ils
sortaient par une belle porte. En remettant son portefeuille, un
des plus considérables d'entre eux par sa ferme intelligence et
par sa grande fortune, le comte Roy, avait pris la liberté de pré-
dire respectueusement à Charles X la marche inévitable des choses
et comment son ministère serait peu à peu acculé aux coups d'état.
Cette extrémité, que le roi ne voulait pas hâter, ne l'effrayait ce-
pendant pas, s'il y fallait arriver, et cette disposition était un péril
de plus. Ces résolutions qu'on garde comme un en-cas pour la der-
nière heure sont dangereuses, parce qu'elles donnent aux princes
une fermeté ou une confiance qui précipite les événemens. Il y en
a dans notre histoire un autre exemple et qui n'a pas été moins
fatal en sens contraire que celui de Charles X : je veux parler de la
résolution que le roi Louis-Philippe, dans les dernières années de
son règne, gardait au fond de l'âme d'abdiquer la couronne plu-
tôt que de se prêter à la nécessité des circonstances. Le roi Louis-
Philippe avait laissé percer dans ses conversations quelque chose
de ce projet d'abdication; on n'y croyait pas. Cette idée n'était pas
seulement pour le roi un moyen de résistance et de dignité person-
nelle fort opposé à la passion de pouvoir personnel qu'on lui prê-
tait; il croyait, trompé en cela, comme nous tous, par la confiance
qu'il avait dans le gouvernement représentatif, il croyait que ce se-
LES CRISES DU POUVOIR PERSONNEL. 3/9
rait un expédient de gouvernement, et que dans un moment d'agi-
tation le roi pourrait abdiquer, sans que la royaulé abdiquât avec
lui.
Les paroles de M. Roy, quoique fort bien écoutées par le roi
Charles X, ne le persuadèrent pas. Je me souviens que je vis M. Roy
le jour de son départ du ministère, et qu'il me raconta son dernier
entretien avec Charles X. M. le comte Roy avait toutes les grandes
qualités d'un bon ministre des finances; il était un homme d'affaires
consommé plutôt qu'un orateur et un homme de lettres, quoiqu'il
fût très lettré et qu'il aimât les lettres, comme tous les hommes du
XVIII'' siècle. Ce jour-là, en me racontant cette conversation, il fut
vraiment éloquent et touchant. Le pressentiment de la chute inévi-
table de la monarchie, qu'il aimait sans fanatisme, mais qu'il ai-
mait sincèrement comme le régime qui avait ajouté à sa capacité et
à sa fortune les honneurs mérités du pouvoir, seule chose qu'il eût
à souhaiter, ce pressentiment donnait à ses paroles une émotion
et une gravité singulières. Il croyait qu'il avait un instant ému
Charles X, et il avait raison. 11 l'émut assez pour le persuader de
la sincérité de ses appréhensions, pas assez pour le convaincre de
la vérité du danger, ou pour le faire douter de la nécessité de le
braver.
Kon-seulement c'était en vain que les plus fidèles serviteurs de
la royauté constitutionnelle avertissaient le roi Charles X; c'était en
vain aussi que les chefs du parti libéral avaient réussi à retenir et
à contenir l'esprit révolutionnaire. La France se refusait tant qu'elle
le pouvait à faire la révolution vers laquelle la poussait le zèle ir-
réfléchi de l'esprit contre -révolutionnaire. Elle s'en sentait ca-
pable, mais elle s'en sentait aussi effrayée. Elle laissait sagement
reposer ses armes, et elle demandait au roi Charles X qu'aucune
attaque imprudente ne vînt la forcer à les saisir pour se défendre.
Les républicains eux-mêmes et les anciens conspirateurs des socié-
tés secrètes, MM. Bastide et Boinvilllers (ce dernier est aujourd'hui
sénateur), convenaient dans les séances du comité Aide-toi, le ciel
t'aidera « que le sort du roi était entre ses mains, et que, s'il res-
tait fidèle à la charte, toute insurrection, toute conspiration, se-
raient folles; mais en même temps ils croyaient que la charte un
jour ou l'autre serait violée, et qu'alors les discours et les brochures
légales devraient faire place aux coups de fusil (1). »
Cette pensée de l'inévitable et énergique résistance du pays en
cas de coup d'état, et d'une résistance, qui irait au-delà de la simple
défense, était alors dans tous les esprits, les plus ardens comme
les plus modérés. Je trouve à ce sujet dans le Journal des Débats
(1) Histoire du Gouvernement parlementaire, t. IX, p. 4G0.
380 REVUE DES DEUX MONDES.
du 2li juillet 1830, c'est-à-dire la veille même du coup d'état, des
paroles tristement prophétiques. Les journaux du ministère prê-
chaient chaque jour la nécessité du coup d'état, et alors, chaque
jour aussi voyant plus clairement l'avenir, le Journal des Débats
disait le 2Zi juillet : « Un coup d'état est nécessaire, crient nos ad-
versaires, parce que la royauté est aujourd'hui face à face avec la
révolution. II est faux, à l'heure encore où nous parlons, que la
royauté soit face à face avec la révolution; mais demain, s'il y a un
coup d'état, cela sera vrai! C'est la charte qui les sépare; ôtez-la,
les deux ennemis sont en présence. Oui, ôtez la charte, il n'y a
plus de restauration; il n'y a plus que la révolution et la contre-ré-
volution; nous reculons de plus de trente ans : la contre-révolution
se retrouve en Vendée et dans le camp de Condé, la révolution à
Jemmapes et à Fleurus, chacune avec sa force, et Dieu et les ba-
tailles pour arbitres. » Le lendemain en effet, c'est-à-dire le 25 juil-
let, cette barrière qui séparait les deux vieux ennemis et qui sus-
pendait les événemens, était brisée par les ordonnances, et il lïy
avait plus de restauralionl
La révolution de 1830 a donc eu ce doubje caractère qui fait son
honneur : elle a été à la fois la plus facile à éviter des révolutions,
puisque la France ne voulait pas la commencer, et elle a été aussi
la plus inévitable, une fois la lutte engagée par la royauté, puisque
la France ne voulait pas abandonner ses droits. « Deux sentimens
également dénués de tout motif sérieux et légitime, dit M. Guizot
dans la nouvelle préface de ses Mélanges historiques et politiques^
dominaient l'âme du roi Charles X : la peur de la révolution et la
routine de l'ancienne royauté; il se croyait en face des dangers de
1792 et en droit d'user du pouvoir personnel de ses ancêtres. L'une
et l'autre de ces convictions étaient profondément inintelligentes et
hors de propos. Malgré les menaces et les violences de la faction
révolutionnaire, tout ce qui s'était passé depuis 1815 prouvait que
la restauration constitutionnelle n'avait rien de définitif à redouter
de la révolution. Malgré les velléités et les fautes du gouvernement
royal durant la même époque, la même histoire prouvait que la
France nouvelle n'avait rien de sérieux à craindre de la restaura-
tion. La restauration et la France nouvelle s'étaient l'une et l'autre
bien défendues et maintenues. La chambre qui avait voté l'adresse
des 221 et celle qui fut élue pour lui succéder étaient l'une et
l'autre sincèrement royalistes aussi bien que constitutionnelles, et
toute tentative révolutionnaire ou contre-révolutionnaire y eût été
fortement réprimée. Les ordonnances du 2/i juillet 1830 furent un
acte absolument gratuit, suscité par les alarmes frivoles et la su-
perstition du pouvoir personnel, qui régnaient dans l'âme du roi
Charles X, non par aucun vrai danger de la royauté et de l'état. »
LES CRISES DU POUVOIR PERSONNEL. 3S1
III.
J'arrive à la troisième crise du gouvernement personnel, c'est-à-
dire à I8/18, et ici je rencontre la mémoire d'un prince que j'ai
toujours aimé et respecté, le roi Louis-Philippe. Est-ce l'infatuation
du gouvernement personnel qui a causé la chute du roi Louis-Phi-
lippe, comme elle a causé la chute de Napoléon I" et de Charles X,
ou bien faut-il plaindre ce prince comme une victime des préjugés
populaires? Je dirai très franchement ce que je pense à ce sujet;
mais je veux et je dois d'abord faire une réflexion. Il n'est pas dif-
ficile de reconnaître dans Napoléon P"" et dans Charles X les carac-
tères du gouvernement personnel, quelle que soit la différence des
deux princes. Ils ont tous deux la conviction qu'ils peuvent légiti-
mement agir en dictateurs, l'un en vertu de son génie, en vertu
Du droit qu'un esprit vaste et ferme en ses desseins
A sur l'esprit grossier des vulgaires humains ,
Pautre en vertu des droits héréditaires de sa race. Leurs actions
sont conformes à leurs pensées. Je ne parle pas pour Napoléon I"'
de Pusurpation primitive du 18 brumaire. La France en avait pris
son parti, avec cette condition pourtant que le pouvoir serait exercé
avec la sagesse du consulat, c'est-à-dire, au dehors, dans Pes-
prit des traités de Lunéville et d'Amiens, en procurant par la vic-
toire la prépondérance pacifique de la France, au dedans par une
autorité intelligente et modérée qui permettrait à M'"" de Staël,
à M. de Chateaubriand, à M. Benjamin Constant, d'ouvrir, par la
liberté et l'élévation de la pensée, l'ère philosophique et littéraire
du xix'' siècle, sinon Père politique. On sait comment l'empire ob-
serva ces conditions tacites, et comment en 1813, quand la France
demanda à être un peu plus libre au dedans, afin de pouvoir être
plus forte au dehors, l'empereur congédia avec colère le corps lé-
gislatif comme s'occupant de choses qui ne le regardaient pas. Ce
sont là des actes de gouvernement personnel, des actes dictatoriaux
qui sont éclatans, manifestes, et que le malheur public a gravés en
traits ineffaçables dans la mémoire des hommes.
L'infatuation du gouvernement personnel n'a pas été moins grande
dans le roi Charles X, et n'a pas éclaté par des actes dictatoriaux
moins manifestes, moins douloureusement historiques, et surtout,
comme le dit avec raison M. Guizot, par des actes dictatoriaux
moins provoqués et plus gratuits. Si Pempereur Napoléon I" eût
abjuré en 1813 le gouvernement personnel, il sauvait peut-être la
France de l'invasion et sa dynastie de la déchéance; mais il abju-
rait en quelque sorte toute sa vie. Le roi Charles X au contraire
382 REVUE DES DEUX MONDES.
n'avait pas été élevé et n'avait pas vécu en dictateur. Le gouver-
nement personnel n'était pour lui qu'une théorie, héréditaire, il est
vrai, de telle sorte qu'il eût cru abjurer sa famille s'il eût cédé à ce
qu'il appelait la révolution. La restauration, dès 1814, avait par la
charte abjuré solennellement la théorie du gouvernement person-
nel héréditaire, et Charles X lui-même, le ih avril 181/i, acceptant
les articles fondamentaux de la constitution du sénat, disait à M. de
Yitrolles après la séance : « Eh bien ! voilà les engagemens pris; il
faut les accepter franchement et les accomplir dans toutes leurs
conséquences et sans arrière-pensée ; ensuite l'expérience nous ap-
prendra si c'est ainsi qu'on peut assurer le bien du pays (1). » Mal-
gré la réserve exprimée par les dernières paroles et qui contient la
pensée éventuelle des ordonnances dictatoriales du 25 juillet 1830,
il n'y a rien là d'un dictateur. Ce sont donc les docteurs du parti
royaliste, c'est la fatale controverse des journaux légitimistes de
1829, qui rappelèrent à Charles X la théorie qu'il avait un instant ou-
bliée. Il s'en ressaisit comme d'un dogme de famille, et il se perdit
en mettant ce dogme en action, sans à- propos, sans nécessité, con-
seillé par des ministres que M. le duc de Fitz-James, en prêtant
serment à la royauté de 1830, traitait de « ministres imbéciles
encore plus que perfides (2). » Par les ordonnances de juillet,
Charles X prenait la dictature, au nom de la contre-révolution. C'est
donc bien sur un acte de dictature qu'il est tombé.
Je reviens maintenant à la chute du roi Louis-Philippe en 18A8.
Sur quoi est-il tombé? Est-ce sur un acte de dictature? est-ce par
infatuation du gouvernement personnel? est-ce par obstination à le
garder ou par ambition de le prendre? Le garder! il ne l'avait pas.
L'empereur [Napoléon P' l'avait et se refusait à le modérer, malgré
le conseil des événemens et les instances patriotiques du corps
législatif. Prendre le gouvernement personnel! le roi Louis -Phi-
lippe a-t-il fait pour cela des ordonnances de juillet, comme le roi
Charles X? Non. A-t-il voulu conserver ses ministres malgré la ma-
jorité de la chambre des députés, comme faisait le roi Charles X
pour M. de Pohgnac? Non. Il n'y a donc eu de la part du roi Louis-
Philippe aucun acte de dictature, aucun acte contraire à la charte
de 1830. On peut le soupçonner d'avoir eu du goût pour le gouver-
nement personnel, on peut lui faire un procès de tendance; on peut
croire qu'avec l'esprit et l'expérience qu'il avait, il se sentait fait
pour quelque chose de mieux que pour régner sans agir, comme
un saint qu'on vénère dans sa niche. Il savait quelle était sa res-
ponsabilité réelle en dépit de son inviolabilité légale, et eût-il voulu
(1) Histoire du Gouvernement parlementaire^ par M. Duvergier de Hauranne, t. II,
p. 116.
(2) Séance de la chambre des pairs, 10 août 1830.
LES CRISES DU POUVOIR PERSONNEL. 383
ignorer sa responsabilité, les assassins sortant chaque année des
sociétés secrètes l'en avertissaient par leurs attentats; mais ce goût
d'avoir sa part au gouvernement de son pays, ce goût qu'il tenait
de sa nature et des épreuves de sa vie, il le renfermait soigneu-
sement dans le cercle de la charte de 1830, purgée des ambiguïtés
de l'article ih. Jamais roi n'a été plus fidèle que lui à la procédure
constitutionnelle. Aussi, quand il est tombé, la procédure constitu-
tionnelle est tombée avec lui.
Les détails que M. Guizot donne, soit dans ses Mémoires soit
dans la nouvelle préface de ses Mélanges, sur la part d'influence
que le roi Louis-Philippe voulait avoir dans son gouvernement,
sans vouloir jamais changer cette influence en dictature ou en
droit au gouvernement personnel, ces détails sont très curieux
et même très piquans. « Le roi Louis- Philippe, dit-il dans sa
nouvelle préface, a quelquefois fourni lui-même de spécieux pré-
textes à cette idée, qu'il voulait trop dominer et qu'il dominait
trop en effet dans son gouvernement. La patience et le silence
sont souvent d'utiles et convenables habiletés royales. Le roi Louis-
Philippe n'en faisait pas assez d'usage. 11 avait sur toutes choses
une surabondance d'idées, d'impressions, de velléités qu'il ne pre-
nait pas assez soin de contenir et pour ainsi dire de tamiser assez
sévèrement. Il se laissait trop aller à manifester soudainement,
impatiemment, son avis et son désir, et aussi à manifester trop
d'avis et de désirs dans de petites affaires qui ne méritaient pas
son intervention. 11 était de plus si profondément convaincu de la
sagesse de la politique pacifique, conservatrice et libérale qu'il pra-
tiquait de concert avec les chambres, il croyait le succès de cette
politique si important pour le bien du pays, qu'il lui en coûtait un
peu d'en voir attribuer à d'autres le mérite, et qu'il ne pouvait se
résoudre à n'en pas réclamer hautement sa part. Ce désir et l'inta-
rissable fécondité, la vivacité, et je me permettrai de dire l'intem-
pérance de sa conversation, lui donnaient des airs d'ingérence con-
tinue et de prétention exclusive qui dépassaient quelquefois les
convenances constitutionnelles. Je suis convaincu que son gendre,
le roi Léopold, infiniment plus réservé dans son attitude et son lan-
gage, a exercé dans le gouvernement de la Belgique, au dedans et
au dehors, plus d'influence personnelle que le roi Louis-Philippe
dans celui de la France; mais l'un en évitait avec soin l'apparence,
tandis que l'autre se montrait trop souvent préoccupé de la crainte
que justice ne fût pas rendue à ses desseins et à ses efforts. »
Je ne puis pas me retenir d'interrompre cette citation par une
réflexion que n'auront pas manqué de faire toutes les personnes
qui, de près ou de loin , ont vu et ont connu le roi Louis-Philippe.
l>ans un pays comme la France, où l'on réussit autant et peut-être
384 REVUE DES DEUX MOT^DES.
mieux par ses défauts que par ses qualités, le roi Louis-Philippe a
eu ce bizarre malheur, que ni ses qualités ni ses défauts n'ont eu le
succès qu'ils devaient avoir. Je passe condamnation sur ses quali-
tés. Il respectait profondément la vie humaine, il aimait la paix, il
croyait aux droits de la liberté, et, comme dans son gouvernement
il préférait pour lui-même l'influence au commandement absolu, il
inclinait à employer partout le raisonnement plutôt que la force.
Sous tous ces rapports, il était essentiellement un homme du
xviii* siècle. Ce sont là des qualités qui peuvent aider au bonheur
des peuples, mais ce ne sont pas les qualités saillantes et bruyantes
qui frappent leur imagination. Laissons donc les qualités de côté
et venons aux défauts. C'est là surtout que je trouve le roi Louis-
Philippe malheureux; il avait les défauts qui pouvaient le rendre
populaire, on lui a attribué les défauts contraires. Il était prodigue
et grand dépensier; on a dit qu'il était avare , et on l'a cru. Pour-
quoi cela? Il avait le goût de la comptabilité et non celui de l'éco-
nomie. La dépense l'attirait de tous les côtés et lui plaisait : fêtes,
bâtimens, jardins, plantations ; mais le désordre l'effrayait et le
choquait. 11 fallait que les comptes fussent bien tenus, les devis
bien faits et les mémoires bien réglés. Son exactitude de financier
lui cachait à lui-même sa prodigalité et surtout la cachait au pu-
blic. C'était là le mal, M. Guizot parle avec raison de l'intarissable
fécondité, de la vivacité et même de l'intempérance de sa conver-
sation; on en a fait un prince qui calculait toutes ses paroles, un roi
cauteleux et rusé. Comme il parlait beaucoup et se démentait quel-
quefois, on prenait ses démentis pour la preuve de ses faussetés.
C'est souvent dans le monde un moyen de succès d'être imprudent
en paroles, prompt aux épanchemens, et d'avoir pourtant beaucoup
de sagesse et de mesure dans sa conduite. Une sagesse silencieuse
et réservée inspire la défiance; la sagesse du roi Louis-Philippe
n'était pas de ce genre; il ne trouvait la sienne que par réflexion.
Les premiers momens appartenaient à l'expansion et à l'impétuo-
sité des pensées et des sentimens. Ainsi encadrée dans le défaut
contraire, la sagesse du roi Louis-Philippe aurait dû lui réussir
comme elle a réussi à je ne sais combien de personnes. Malheureu-
sement au défaut du roi Louis-Philippe, c'est-à-dire à son besoin
d'expansion, il manquait la petite dose de calcul et d'art nécessaire
aux défauts qui veulent réussir ou servir au succès d'une qua-
lité dans le monde. C'est ainsi que dans le sujet même que nous
traitons, c'est-à-dire dans le goût de domination qu'on attribuait
au roi Louis-Philippe, ce qu'il disait au premier moment nuisait
à ce qu'il faisait à la fin, parce que, se ravisant à mesure qu'il
parlait, la dernière pensée démentait parfois la première, et on
l'accusait de mensonge quand il n'avait fait que se corriger. Nous
LES CRISES DU POUVOIR PERSONNEL. 385
nous étions fait da roi Louis-Philippe, lorsqu'il monta sur le trône,
l'idée d'un roi méditant, calculant et presque conspirant, l'idée d'un
Guillaume d'Orange. C'était tout le contraire. Le contraste de sa re-
nommée et de son caractère a fait qu'il n'a profité ni de ses qualités
ni de ses défauts. Le témoignage que lui rendent peu à peu devant
l'histoire ses ministres et ses conseillers, tous ceux qui l'ont ap-
proché, corrigera l'erreur des contemporains. Il avait beaucoup de
l'expansion d'Henri IV, moins la gasconnade, c'est-à-dire la petite
dose de calcul et d'art dont a besoin cette sorte de défaut qu'il faut
montrer au monde pour plaire, et qu'il faut corriger pour réussir.
« J'avais à cœur, dit M. Guizot, dont je reprends la préface, de
marquer nettement la profonde différence c[ui existe entre l'idée
inhérente aux mots de pouvoir personnel sous le premier empire
et la restauration et l'idée contenue dans ces mêmes mots sous la
monarchie de 1830. Aux deux premières époques, le pouvoir ab-
solu était déposé en principe et en germe dans le pouvoir personnel
réservé. En 1830, toute idée de pouvoir extra-légal et absolu a été
extirpée de nos institutions (1), et les mots de pouvoir personnel
n'ont plus impliqué qu'une question de mesure et de répartition
d'influence dans les rapports des grands pouvoirs de l'état. Sur ce
dernier point, je viens de rappeler ce qui était, à mon sens, sous
le gouvernement du roi Louis-Philippe, la vérité et le droit. Aujour-
d'hui, sous le second empire, dans l'état actuel des faits et des es-
prits, les deux questions ainsi soulevées de 1800 à 18A8 par les
mots de pouvoir personnel sont mêlées et posées ensemble; d'une
part, au fond, on reconnaît la nécessité de sortir d'un régime ana-
logue à la dictature après une crise révolutionnaire et de rentrer
dans le régime de la liberté active et de l'influence edicace du pays
dans son gouvernement; d'autre part, on est appelé aussi à déter-
miner quelles doivent être l'attitude et l'influence relatives des
grands pouvoirs de l'état dans cette situation nouvelle, c'est-à-dire
sous le régime de la liberté active et efficace. Grand et difficile pro-
blème dont la solution exige également l'absolue expulsion du
pouvoir personnel et la juste répartition des droits et de l'action
constitutionnelle entre les grands pouvoirs publics! »
En faisant l'importante citation qu'on vient de lire, je ne me dis-
simule pas que j'en adopte, par cela môme, la conclusion. Non, le
(1) Séance du 3 août 1830. Discours de BI. le duc d'Orléans, lieutenant-général du
royaunie. — « Je crois devoir appeler dès aujourd'hui votre attention sur l'organisation
des garde* nationales, sur l'application du jury aux délits de la presse, sur la forme
des administrations départementales et municipales, et avant tout sur cet article 14 de
la charte qu'on a si odieusement interprété, (Une foule de voix ; Bravo! très bien!) »
— Journal des Débats, 4 août 1830.
TOME LXXXII. — 1869. 25
386
REVUE DES DEUX MONDES.
roi Louis-Philippe n'a pas cherché pendant son règne à excéder
les limites du pouvoir monarchique que lui attribuaient les institu-
tions; il n'a pas cherché à revenir, en fait, sinon en droit, à l'ar-
ticle lli de la charte, et il n'est pas tombé du trône pour avoir es-
sayé de saisir la dictature. Je suis tout à fait de l'avis de M. Guizot
sur ce point; je suis aussi tout à fait de son avis sur la réforme qui
est en train de se faire dans les institutions actuelles, et sur les
conditions de cette réforme; il faut annuler complètement le prin-
cipe de la dictature, il faut maintenir soigneusement le principe de
la monarchie. On a compromis le principe en l'exagérant; il faut le
rétablir en le modérant et en le dégageant de toute alliance avec
la dictature. Je me laisserais volontiers aller à traiter cette question
qu'a si bien posée M. Guizot; mais il y a là une autre question qui
sort inévitablement de la conclusion de M. Guizot. Si le roi Louis-
Philippe n'est point tombé du trône pour avoir voulu s'arroger le
gouvernement personnel et pour avoir essayé de changer la monar-
chie constitutionnelle en dictature, pourquoi donc est-il tombé ? Sa
chute n'est-elle qu'une erreur populaire, une catastrophe sans
cause et sans justice? Le pays doit-il ne s'en prendre qu'à lui-
môme, et ne doit-il se plaindre que de lui-même, s'il a perdu de
gaîté de cœur la monarchie constitutionnelle, qu'il essaie de re-
trouver aujourd'hui?
Cette question arrive inévitablement après les réfi exions de
M. Guizot. Je pourrais dire ici, comme le font encore aujourd'hui
et comme le faisaient surtout beaucoup de personnes dans les pre-
miers temps de la catastrophe de 1848 : c'est la faute des minis-
tres; c'est la faute de M. Guizot lui-même. Selon moi, il y a d'autres
coupables que les ministres de ISàQ et 18â7, et des coupables qui
se croient fort innocens parce qu'ils ont été plus ou moins victimes
des événemens qu'ils ont causés. J'accuse sans hésiter la majorité
de 18/46 et 18ii7; c'est elle qui a fait le mal parce qu'elle ne l'a
pas empêché et qu'elle avait le pouvoir et par conséquent le devoir
de l'empêcher. Quand en 18Zi6 et 18Zi7 les amis les plus fidèles
du roi Louis-Philippe et de sa dynastie le pressaient de changer
le ministère de ISZiO, le roi répondait en véritable souverain con-
btituiionnel qu'il ne savait pas ce qu'on lui demandait, que son
ministère avait la majorité dans les chambres, qu'il restait dans le
cercle de la procédure parlementaire, que, s'il en sortait en faisant
par un acte de volonté individuelle un nouveau cabinet, il tom-
berait dans l'abus du gouvernement personnel; si la majorité
croyait que le pays voulait un nouveau ministère, elle n'avait qu'à
le signifier par ses votes, le roi céderait alors à l'expression des
vœux du pays représentés par les votes de la majorité dans la
LES CRISES DU POUVOIR PERSONNEL. 387
chambre. Quand le roi Louis-Philippe parlait ainsi, il citait vo-
lontiers le vers de Yoltaire; il rappelait le dialogue d'Omar et de
Mahomet :
J'ai devancé ton ordre.
— Il eût fallu l'attendre.
Le roi ne voulait pas devancer le vote de la majorité; il l'attendait.
Les majorités font trop bon marché de leurs prérogatives, de
leurs droits, de leurs devoirs, quand elles s'enchaînent à tel ou tel
ministre, quand elles abdiquent leur volonté entre ses mains. Elles
se croient innocentes, parce qu'elles sont obéissantes; c'est leur
obéissance qui fait leur faute. Elles sont chargées par le pays de
surveiller la marche de l'administration, de l'observer, de voir si
elle suit la bonne voie ou si elle entre dans la mauvaise. Le jour où
l'administration fait fausse route, où elle se détache des intérêts,
des pensées, des sentimens du pays, le jour où l'administration de-
vient une coterie de cour ou de bureau au lieu d'être un vrai gou-
vernement, ce jour-là les majorités doivent se détacher des minis-
tres. Il est honorable et utile de se détacher des ministres avant
leur chute; s'en détacher après est le fait des petits esprits et de
cœurs encore plus petits. Vous avez obéi aux événemens, il fallait
les diriger; vous avez suivi la destinée, il fallait la faire.
Je sais bien quelle est la réponse des majorités, de celle de"1868
comme de celle de ISlil : c'est aux ministres, qui voient les choses
de plus haut et de plus loin, qu'il appartient de sauver rétat,',même
par leur démission, si le salut de l'état la demande. — Vous en par-
lez bien à votre aise, dirai-je aux majorités. Vous voulez que Gurtius
voie le gouffre que vous ne voyez pas vous-même et qu'il s'y jette
vaillamment. Vous demandez aux ministres une clairvoyance trop
difficile, une clairvoyance contraire à leur intérêt, à leur situation,
à l'amour naturel du pouvoir, contraire aux intérêts et aux conseils
de leurs amis. Je vais plus loin : les majorités, toutes les majorités,
sous quelque ministère et sous quelque règne que ce soit, voient le
péril bien mieux que ne le voient les ministres. Ce n'est pas la clair-
voyance qui manque aux majorités, c'est l'indépendance, c'est la
fermeté d'esprit et de cœur. Elles ont toute la sagacité qu'il faut
pour prévenir le mal; elles n'ont pas le courage qu'il faut pour
l'empêcher. J'en citerai deux exemples, l'un dans le présent, l'autre
dans le passé, l'un dans la majorité de M. Rouher, l'autre dans la
majorité de M. Guizot.
Personne assurément, dans la majorité de la chambre de 1863,
ne voulait l'expédition du Mexique, et j'hésite à croire que M. Rouher
la voulût lui-même ; mais c'est là une autre question que je n'ai pas
388 REVUE DES DEUX MONDES.
besoin de traiter. Personne non plus dans la majoiité ne voulait la
guerre d'Allemagne, et au fond le corps législatif dut être le pre-
mier surpris du discours d'Auxerre, qui encouragea la Prusse à tout
oser, puisque ce discours déchirait publiquement les traités de 1815
au moment où ces traités devenaient pour nous une garantie en
Allemagne. Personne dans la majorité ne voulait la politique oscil-
latoire qui a semblé d'abord abandonner Piome à l'Italie pour la
lui retirer ensuite violemment, sans savoir si elle ne la lui aban-
donnera pas une autre fois. D'où vient que la majorité, voyant le
bien, a fait le mal? Est-ce la passion qui l'a poussée au mal? Non.
Est-ce la clairvoyance qui lui a manqué? Non, certes! Elle n'a pas
osé se détacher du ministre et de T empereur, elle a suivi le maître
qu'elle désapprouvait. Elle ne s'est trompée sur rien, et elle a fait
comme si, à l'instar du gouvernement, elle s'était trompée sur tout.
Est-elle responsable de tout ce qu'elle a fait ou laissé faire? Oui,
assurément, et pour que la sanction de cette responsabilité de la
majorité de 1863 fût plus grande ou plus significative, c'est M. Piou-
herMui-même qui a expliqué hardiment à la majorité, l'histoire ne
l'oubliera pas, que dans l'expédition du Mexique le gouvernement
n'avait pas agi en dehors de la chambre, comme le disait l'opposi-
tion. Le gouvernement avait tout communiqué à la chambre, et la
chambré avait consacré par ses votes tout ce qu'avait fait le gou-
vernement, de telle sorte que la majorité a appris de la bouche de
M. Rouher qu'elle était responsable, non-seulement de tout l'argent
dépensé, mais aussi, ce qui est bien pis, de tout le sang versé : ter-
rible démonstration de cette vérité, que Pobéissance des majorités
ne fait leur innocence ni devant le pays, ni devant Fhistoire.
Il n'y a eu dans l'attitude de la majorité de l8Zi6 et 18/i7 rien
qui ressemble aux désastreuses obéissances de la majorité de 1SG3.
Ce qui fait surtout la différence, c'est que toutes les mesures qu'a
consacrées la complaisance de la chambre de 1863, le Mexique, la
guerre d'Allemagne, la question italienne, touchaient à la situation
de la France en Europe, et en Amérique, et la modifiaient profondé-
ment, tandis que les mesures débattues en 18^7 entre le ministère
et l'opposition ne concernaient que l'état intérieur de la France. 11
n'y avait donc';pas de périls pour nous sur nos frontières; dans les
débats de ce temps, il n'y avait de dangers que pour le ministère, il
n'y en avait'; point pour Pétat, point même d'abord pour le gou-
vernement. M. Guizot, dans le huitième volume de ses Mémoires,
définit lui-même la situation des esprits dans la chambre d'une
manière que je trouve exacte, plutôt affaiblie qu'exagérée. Dans
Popposition, à ses divers degrés, nous demandions certaines ré-
formes. Les élections, dit M. Guizot, avaient amené dans la chambre
LES CRISES DU POUVOIR PERSONiNEL. 389
quelques membres nouveaux qui, pour réussir dans leur candida-
ture, s'étaient présentés à la fois connue conservateurs et comme
réformateurs et qui gardaient dans l'assemblée cette attitude com-
plexe et flottante. Quoique peu nombreux, ce petit groupe, qui se
donnait le nom de conservateur progressiste, était remuant et
bruyant. « Non pas la conviction, mais la lassitude, et avec la las-
situde quelque inquiétude gagnaient, dans les rangs de la majo-
rité, quelques esprits modérés et prudens, remarque M. Guizot : il
n'y avait, disaient-ils, point de bonnes raisons pour réclamer ces
innovations; mais il n'y en avait pas non plus de bien impérieuses
pour les refuser encore longtemps. On pressentait que par le cours
régulier des idées et des faits, elles ne tarderaient pas beaucoup à
obtenir dans la chambre et dans une certaine mesure la majorité. »
On peut affirmer sans se tromper que, si les esprits modérés et
prudens de la majorité parlaient ainsi aux ministres dans leur ca-
binet, ils parlaient naturellement avec un peu plus d'ouverture aux
membres de l'oppositioa qu'ils savaient affectionnés à la monarchie
et à la dynastie. Quoi qu'il en soit, à la session de 18^7, la ques-
tion de la réforme n'était encore qu'une question ministérielle, et
point une question de gouvernement. Le ciel n'a pas voulu qu'elle
restât dans ces limites salutaires. « L'impatience et l'imprévoyance,
poursuit M. Guizot, ces deux fatales maladies de tant d'acteurs po-
litiques, gagnèrent les deux oppositions, qui, dans des desseins très
divers, attaquaient de concert le cabinet et le parti conservateur. »
A ces deux maladies de l'opposition, je me permets d'ajouter une
troisième maladie, qui était celle du ministère, et personne ne s'é-
tonnera que, dans ces souvenirs où chacun fait librement la con-
fession du parti opposé, je me rappelle mieux que M. Guizot la ma-
ladie du ministère. Cette maladie, c'était la politique conservatrice,
le nudiiticn de l'imité du jjarti coiiscrvaieur devenu une sorte de
pacte cabalistique, une sorte de religion dont M. Guizot était le
grand -prêtre.
Ce sont les maladies que je viens de citer, l'impatience et l'im-
j)révoyance des deux oppositions, la fermeté quasi-sacerdotale du
ministère, de plus la docilité malavisée de la majorité de 18/i7
l'emportant sur sa clairvoyance, ce sont ces maladies politiques et
non l'usurpation du pouvoir personnel par le roi Louis-Philippe qui
ont amené la catastrophe de 18/i8. J'en tire cette conclusion : les
réformes sont faites pour préserver les peuples des révolutions; les
tiers-partis sont faits pour procurer les réformes en préservant les
gouvernemens du danger des ministres immuables et des adversaires
irréconciliables.
Saint-Marc Girardin.
LES ECOLES
DES
1^ i^ViX
Après avoir essayé de nous rendre compte de la façon dont les
différens pays de l'Europe s'eiïorcent de prendre rang dans l'art
industriel (1), il n'est pas hors de propos de rechercher quel est le
résultat de la lutte sur un autre terrain où les succès sont de consta-
tation plus délicate, mais ne sont guère moins chaudement disputés.
Il s'agit de ce champ de bataille pacifique de l'art, véritable champ
d'honneur sur lequel viennent se mesurer les peuples qui croient
avoir des droits à se dire les maîtres du progrès et de la civilisa-
tion. Les difierens états font de l'enseignement des beaux-arts
l'objet d'une vive sollicitude, et en cela ils sont bien inspirés. On
sait quels furent dans l'antiquité les prodigieux efforts des Athé-
niens pour l'emporter en fait d'art sur leurs rivaux. Ce n'est point
pour une stérile satisfaction de vanité que cette république libre
et triomphante sacrifiait toutes ses ressources, plus que ses res-
sources, puisqu'elle y employait trois fois son revenu annuel, à
élever ce Parthénon, temple de la vierge-déesse en qui se person-
nifiaient la sagesse et l'activité humaines. Périclès savait bien que
cette œuvre, qui résumait l'architecture, la sculpture et la peinture
de son siècle, assurait pour longtemps aux siens une supériorité de
puissance, un privilège de richesse. L'art est une source pure placée
sur un plateau élevé et qui féconde en descendant par une pente
naturelle toutes les productions de l'industrie. Athènes, qui n'a-
vait ni prairies, ni forêts, ni i3lé, Athènes avec les profits de ses
manufactures, les premières du monde, de ses ateliers, d'où sor-
(1) Voyez la Revue des U" septembre et 15 octobre 18C8.
LES ÉCOLES DES BEAUX-ARTS EN EUROPE. 391
lit un peuple de statues, put nourrir /iOO,000 esclaves et 50,000 ci-
toyens. Ses œuvres étaient demandées non-seuleraent dans ses co-
lonies, mais partout où quelque besoin de luxe et de recherche dans
la vie se faisait sentir. Voyons par quelles institutions ceux qui
aiment à se nommer les Athéniens modernes tâchent d'imiter ces
lointains devanciers.
I.
Il existe en France un certain nombre d'écoles supérieures dont
le passé est des plus honorables. Celles de Dijon et de Lyon conser-
vent une réputation déjà ancienne. Dijon revendique plusieurs de
nos gloires. Son école gratuite, fondée par un artiste savant, De-
vosge père, développa les dispositions de Pierre-Paul Prudhon, ce
treizième enfant d'un maître maçon de Cluny. Prudhon ne la quitta
que pour aller étudier à Piome, lui qui fut toujours si peu italien,
après avoir remporté le prix de peinture établi par les états de Bour-
gogne. Elle a également formé le statuaire François Rude, qui devait
illustrer sa province et son pays en sculptant ce bas-relief animé
d'un souffle héroïque où les pierres semblent se lever comme des
soldats pour marcher à la voix de la femme ailée qui les appelle.
L'école de Lyon est fière d'Hippolyte Flandrin, le peintre austère
qui redonna chez nous un instant d'éclat à la peinture religieuse.
Marseille, Bordeaux, Rouen, Besançon, Toulouse, Lille, Montpel-
lier, ont aussi des écoles d'art qui, dans leur sphère modeste, ren-
dent de grands services. A une époque où toute chaleur semble
s'éteindre aux extrémités, elles gardent en divers points de la France
des foyers qui suffisent à réchauffer et à développer tous les germes
de talent. C'est à Paris toutefois, à Paris seulement, que les ar-
tistes trouvent réunis les moyens les plus précieux d'enseignement
supérieur. C'est à l'École des Beaux-Arts que se complètent les
études de ceux qui ont résolu de pousser aussi loin que possible
leur éducation.
L'École des Beaux-Arts, bien qu'administrée par l'état, est à peu
de chose près une école libre. On y entre sans examen, on y passe
le temps qu'on veut. Le cercle des études n'est pas forcément par-
couru en un nombre fixe d'années, comme cela se pratique dans
la plupart des établissemens publics d'instruction. 11 suffit, pour
faire partie d'un des ateliers qu'elle renferme, d'être agréé par le
professeur qui le dirige. Celui-ci est seul juge des études anté-
rieures et des aptitudes du candidat. 11 peut également faire inter-
dire son atelier aux élèves dont il aurait à se plaindre ou qu'il trou-
verait impropres à tirer parti de son enseignement; mais rien
n'empêche les jeunes gens ainsi exclus de se faire inscrire à l'ate-
392 REVUE DES DEUX MONDES.
lier voisin. Ainsi se concilient par une bienveillance sincère et rai-
sonnée les droits de l'élève et l'évidente nécessité de décourager
certaines fausses vocations. L'école ne possède d'ateliers d'étude
toujours ouverts que depuis le décret de 1863, qui l'a réorganisée
sur de nouvelles bases. Avant cette date, les jeunes gens reçus
comme élèves y venaient entendre des leçons, prendre part à divers
concours, travailler d'après l'antique ou le modèle vivant sous les
yeux de membres de l'Institut qui se relayaient pour examiner leurs
travaux et leur donner des conseils. Ces séances n'étaient pas sui-
vies avec beaucoup d'assiduité. Il n'y avait là rien de comparable à
ces ateliers où un groupe de jeunes gens vit dans la même atmo-
sphère d'idées, de traditions, de recherches. Pour en trouver de
pareils, il fallait aller en dehors de l'école, à ces ateliers libres dont il
est impossible de ne point parler dans une étude sur l'enseignement
des beaux-arts. C'étaient simplement des réunions de jeunes gens
se rassemblant dans un local loué par eux pour faire de la peinture,
de la sculpture ou de l'architecture sous la direction d'un maître
qu'ils s'étaient choisi et qui ne relevait pas de l'état. Si l'on en croit
les romanciers, il n'est pas de plaisans tours que ces élèves ne se
permissent à l'égard des nouveau-venus, des bourgeois et des voi-
sins. La gaîté et la licence qui régnaient dans ces foyers d'études
ont été fort exagérées. Ce qui est hors de discussion, ce sont les
éminens services qu'ils ont rendus et que les admirateurs de l'or-
ganisation récente semblent trop portés à oublier. Tel des ateliers
du siècle dernier, celui de David par exemple, exerça une influence
décisive sur la marche de l'art. L'atelier de Guérin eut cette fortune
étonnante qu'on en vit sortir trois des plus grands artistes de notre
temps. C'est là que se préparèrent à la lutte des hommes qui allaient
bravement se frayer à eux-mêmes et frayer à leurs successeurs une
route encore inconnue. L'auteur de la Bataille dEylau et des Pesti-
férés de Jaffa, Gros, chez lequel se montre déjà une sorte d'impa-
tience virile, un besoin inquiet d'émancipation, Géricault, qui n'eut
que le temps d'affirmer son génie sur quelques toiles après avoir
échappé violemment à la règle, et qui mourut jeune et glorieux
sans avoir dit son dernier mot, Delacroix, à qui était réservée une
carrière plus longue, illustrée par tant d'œuvres puissantes et iné-
gales, avec tant de vicissitudes de combats, d'échecs, de déceptions
et de triomphes, — ces trois représentans des tendances modernes
ont appartenu à l'atelier de Guérin. L'éclat de ces ateliers libres dé-
pendait surtout du talent de l'artiste qui les dirigeait; ils grandis-
saient et mouraient avec l'homme qui les avait fondés. C'eût été le
rôle naturel de l'École des Beaux-Arts de mettre la continuité de
l'enseignement à l'abri de ces vicissitudes propres aux institutions
privées. Ce rôle, une partie du public trouvait qu'elle le remplissait
LES ÉCOLES DES BEAUX-ARTS EN EUROPE. 393
mal. Dans ses salles de travail et ses amphithéâtres, il n'y avait
point contact journalier entre le professeur et le disciple, qui était
tenu généralement à distance. La direction des études était en outre
accusée de laisser percer des tendances trop exclusives. L'adminis-
tration supérieure accueillit cette rumeur avec bienveillance, et s'en
fit elle-même l'écho. L'éducation d'art, disait-on, sous la pression
de professeurs membres de l'Institut, était partout académique, —
on entendait par là surannée. D'un autre côté, le séjour des ateliers
libres coûtait cher; plus d'un jeune homme bien doué, mais pauvre,
avait dû cesser de les fréquenter. Si quelques élèves obtenaient, par
une faveur spéciale de leurs camarades, de ne pas contribuer à l'en-
tretien du local, au paiement des modèles et du professeur, si par
l'indulgence de ce dernier ils avaient une sorte de sauf-conduit qui
leur assurait momentanément la gratuité, cela ne laissait pas de lé-
ser quelques intérêts, d'être surtout précaire et incertain. Le bien-
fait même avait quelque chose de pénible et de blessant pour ceux
qui en jouissaient. Il n'en serait pas de même, ajoutait-on, si les
frais de l'enseignement étaient supportés par le budget. Reste à sa-
voir si c'est la fonction de l'état de garantir à quelques-uns le bé-
néfice d'un enseignement supérieur quelconque. Provisoirement on
a tranché cette question par l'affirmative. Nul n'était reçu à l'école,
aux termes de l'organisation antérieure, qu'après avoir subi un exa-
men. 11 fallait pour y entrer fiiire dans un délai fixé une académie
d'après le modèle vivant. Quelques-uns de ceux qui devaient hono-
rer l'art contemporain ont échoué à cette épreuve. Une légende qui
court les ateliers, et qui paraît s'appuyer sur des faits réels, assure
que Delacroix et Flandrin n'y réussirent pas du premier coup. Ces
exclusions n'auraient plus lieu aujourd'hui; les conditions d'admis-
sion sont profondément modifiées. Pourvu qu'il se trouve dans les
limites d'âge, de quinze à vingt-cinq ans, tout jeune homme a le
droit de se faire inscrire à l'école; à partir de cette inscription, il
prend date comme aspirant, si la place manque dans les ateliers.
Afin de mériter le titre d'élève de l'école, il faut pourtant avoir
obtenu quelques succès dans les examens ou les concours. Trois
ateliers de peinture sont ouverts en permanence, trois de sculp-
ture, trois d'architecture. Deux ateliers sont consacrés tant à la gra-
vure ordinaire qu'à celle des médailles et des pierres fines. On met
à la disposition de chaque atelier des modèles et une petite biblio-
thèque. La direction ne manque pas aux jeunes artistes, et la direc-
tion dans le sens qu'ils préfèrent, puisqu'ils ont pu s'adresser à un
professeur de leur choix. Au besoin, ils gardent leur initiative per-
sonnelle et ne demandent guère au maître qu'une sorte de patro-
nage nominal. Des collections importantes sont réunies dans l'école,
qui peut sous ce rapport être considérée comme une succursale du
394 REVUE DES DEUX MONDES.
Louvre. Elle possède une série de statues antiques copiées ou mou-
lées, des reproductions de peintures célèbres, des médailles, des
modèles d'architecture. Tous ces trésors d'art entassés sont autant
de moyens d'éducation par les yeux*.
On a divisé les élèves d'architecture en deux classes, et ils ne
passent de l'une à l'autre qu'après avoir obtenu un certain nombre
de mentions. Il n'y a point de classes dans les autres sections. Des
concours sont établis non-seulement entre les élèves des ateliers de
l'école, mais aussi avec ceux des ateliers du dehors. D'ordinaire on
exige des concurrens une esquisse, puis un travail d'une exécution
plus avancée. Les récompenses consistent en médailles et en in-
demnités d'argent; elles sont quelquefois décernées par un jury
dans lequel figurent les artistes lauréats des expositions des beaux-
arts. Aux concours de fin d'année, on a essayé du suffrage universel
direct. Les élèves constitués en jury se sont distribué les places. La
pensée était bonne et témoignait d'un louable désir d'éviter jus-
qu'aux apparences d'un passe-droit. Comme la femme de César, il
ne faut pas que l'administration puisse être soupçonnée. 11 y avait
lieu d'espérer que personne ne se plaindrait. Il n'en a pas été tout
à fait ainsi, et il y a eu des récriminations assez amères. Ce n'est
pas une raison de condamner un système libéral. N'oublions point
qu'il faut un noviciat pour l'exercice de toute liberté.
Outre les médailles ordinaires, qui comportent trois degrés, l'é-
cole décerne un prix spécial connu sous le nom de grande médaille
d'émulation, et réservé à l'élève peintre, sculpteur, architecte ou
graveur qui a obtenu le plus de récompenses dans le courant de l'an-
née. Une autre disposition, favorable aux élèves assidus, leur per-
met de consacrer à l'étude les heures même où les ateliers sont fer-
més. Des salles sont mises pendant la soirée à leur disposition; mais,
comme les locaux sont de dimensions restreintes, un examen est
exigé. 11 faut exécuter une figure d'après le modèle vivant ou d'après
l'antique. La discipline de ces salles est assez sévère. Quant aux
cours, qui sont professés durant cinq mois de l'année, du l*"' no-
vembre au 30 avril, on en accorde la libre entrée non-seulement
aux élèves des ateliers et aux aspirans, mais encore à toute per-
sonne française ou étrangère qui, se livrant à l'étude d'une branche
de l'art, a demandé au secrétariat une carte d'admission. Telle est
la règle. Dans la pratique, les formalités sont moindres encore. On
ne refuse guère, tant qu'il y a une place libre, l'entrée d'un cours
quelconque. Quelques-uns ont été faits par des hommes de bonne
volonté qui n'ont point de commission officielle et ne sont point
rétribués. La plupart des professeurs néanmoins sont nommés par
l'état à la chaire qu'ils occupent. Les programmes embrassent les
mathématiques, la perspective, les sciences physiques, des notions
LES ÉCOLES DES BEAUX-ARTS EN EUROPE. 395
historiques assez complètes sur les Hébreux, les Egyptiens, la Grèce
et Rome dans l'antiquité, la France pour les temps modernes; enfin
il y a des cours d'architecture, d'anatomie, d'esthétique. Les leçons
d'anatomie ne sont pas, et c'est un tort, imposées aux architectes.
Le cours d'esthétique en est arrivé' à se changer en une étude un
peu systématique des difTérentes écoles de peinture, considérées
comme la flore d'une botanique humaine et classées suivant les cli-
mats, les influences des milieux, de l'air qu'ont respiré les artistes.
Le palais où est installée l'École des Beaux-Arts a deux entrées,
l'une sur le quai Voltaire, l'autre dans la rue Bonaparte. Quand on
arrive par la rue Bonaparte, on franchit d'abord une grille que dé-
corent les bustes de Puget et de Poussin, symbolisant la sculpture
et la peinture françaises. On se trouve alors dans une vaste cour
et en présence d'un véritable musée en plein air. La façade du châ-
teau de Gaillon, construit par le cardinal d'Amboise , y a été trans-
portée et réédifiée pierre à pierre; c'est un grand mur sculpté et
percé à jour dont la silhouette se découpe heureusement sur les
tons clairs des bâtimens du fond. A droite en entrant, on aperçoit
un fragment du château bâti par Henri II à Anet pour Diane de
Poitiers. Malgré cette destination profane et les chiffres entrelacés
qui la recouvrent, cette porte sert d'entrée, curieux retour des
choses d'ici-bas! à la chapelle du couvent qui occupait l'emplace-
ment de l'école. La seconde cour est dallée de marbre et ornée
d'une fontaine qui ne serait pas déplacée au Louvre. Cette fontaine
appartenait à l'abbaye de Saint-Denis; les religieux y venaient faire
leurs ablutions avant d'entrer dans le réfectoire.
Pénétrons dans l'un des ateliers. La salle est grande, un peu
nue. Les élèves travaillent, isolés ou groupés, assis ou debout, si-
lencieux. Le professeur est absent. On ne le trouve là que deux ou
trois fois par semaine. Il vient passer en revue les esquisses, don-
ner des avis et des conseils. On ne voit pas non plus de gardiens.
Ils se promènent dans les corridors, attendant qu'on ait besoin
d'eux. Nulle surveillance à l'intérieur de l'atelier, et les choses
n'en vont pas plus mal. Ces jeunes gens sont traités en hommes.
Ils gardent leur initiative et la responsabilité de leurs actes. Ils
sont tellement bien chez eux, qu'ils peuvent organiser de petites
fêtes de famille pour la bienvenue, la réception ou les succès de
leurs condisciples. L'ordre est peu troublé dans ces occasions. S'il
arrive qu'il le soit, le gardien entre chapeau bas, tout s'apaise. L'é-
cole n'a naturellement point de récréations; mais il existe des en-
droits abrités où les élèves peuvent prendre l'air. Ils philosophent
ensemble aux heures du repos au bord d'une petite fontaine jail-
lissante dans la jolie cour du Mûrier, qui présente de trois côtés un
cloître de style pseudo-pompéien. Les divers ateliers se fréquen-
396 REVUE DES DEUX MONDES.
talent entre eux assez volontiers après la réorganisation de l'école,
les arts sont frères; les peintres allaient chez les sculpteurs, les
sculpteurs chez les architectes. Ces rapports de bon voisinage, qui
pouvaient être profitables à tous, ont pris un caractère moins ami-
cal, et finalement est survenu un ordre qui a tout fait cesser, visites
et excursions.
Que deviennent les élèves à la sortie de l'école, quel est le résul-
tat de leurs études? C'est le côté triste, mais c'est aussi l'honneur
de la république des arts comme de celle des lettres que le carac-
tère aléatoire de la profession choisie par ceux qui se consacrent à
la recherche et à la reproduction du beau. Les élèves formés par
l'Ecole des Beaux-Arts n'ont en général ni avantage ni diplôme qui
les distingue. II y a une seule exception, et elle est toute récente.
Depuis le mois de novembre 1867, les architectes peuvejit être di-
plômés. Ce qu'on peut dire en thèse générale, c'est qu'on puise à
l'école une instruction sérieuse. Elle est une pépinière d'où sortent
d'excellens artistes et les meilleurs professeurs d'art. Quelques
élèves, assez peu, arrivent à l'objet de l'ambition de tous, ils sont
admis à concourir pour les grands prix de Rome. Parmi ces appe-
lés, le nombre des élus est à peu près de un sur dix. De ceux-ci,
on peut dire que leur rêve est réalisé, au moins provisoirement. Les
voilà entretenus aux frais de l'état; leurs études deviennent l'objet
d'une dépense nationale. Ils croient être au but, ils entrevoient à
l'horizon le rameau d'or qu'ils s'en vont cueillir. En attendant, ils
voyagent ou bien se promènent dans les jardins de la ville éter-
nelle, plus jeunes, mais déjcà pareils dans leur imagination à ces
maîtres que Delaroche a figurés discourant sous des portiques, à
la lumière du jour sans fin, dans l'hémicycle de l'école qu'ils vien-
nent de quitter. Le prix de Rome est quelque chose d'assez sem-
blable à ce bâton de maréchal que chaque soldat emporte dans sa
giberne. Qui pourra compter ce qu'il s'est usé de jeunesse et dé-
pensé de pacifique héroïsme pour y atteindre? Jusqu'à trente ans
autrefois, l'élève nourrissait en son cœur cette espérance secrète
ou avouée. On a récemment fixé à vingt-cinq ans le terme après
lequel on devait renoncer à concourir. Le délai est peut-être un peu
court, surtout en ce qui concerne les architectes, qui ont à se munir
d'un bagage assez considérable de connaissances précises et variées.
Il n'est point nécessaire de faire partie de l'École des Beaux-
Arts pour « monter en loges. » Les règlemens n'exigent guère
que deux choses, que le candidat soit de nationalité française et
qu'il satisfasse aux épreuves. Nous ne croyons pas cependant que
jamais on ait décerné la couronne à quelque artiste complètement
étranger aux leçons professées sous la surveillance administrative.
Nous allions omettre parmi les conditions imposées une petite clause
LES ÉCOLES DES BEAUX-ARTS EN EUROPE. 397
qui paraît au premier abord un peu singulière. Le candidat au prix
de Uome ne doit pas être marié. Gela ne constitue pas, à vrai dire,
un encouragement aux « justes noces; » mais, à regarder de plus
près et à considérer les intentions, la condition n'est point dérai-
sonnable. Les rédacteurs du règlement ont songé cà la somme attri-
buée à l'élève; il serait impossible au pensionnaire de faire vivre
une famille et d'étudier en même temps à loisir avec un budget
aussi restreint.
Les prix ne sont pas toujours décernés; on les retarde d'un an,
si les ouvrages exécutés ont été jugés trop faibles pour justifier la
libéralité de l'état. Les lauréats, exemptés du service militaire,
sont pensionnés pendant quatre ans depuis le décret de novembre
1863. Ils l'étaient autrefois durant cinq années. Les élèves ne sont
plus tenus de résider à la villa Médicis. Deux années seulement de
séjour à Rome sont obligatoires aujourd'hui. Les deux autres, ils
les passent, selon leurs inclinations et leurs goûts, ordinairement
en voyages qui peuvent servir à leur instruction. Ils sont à ce sujet
aussi peu gênés que possible par les formalités à remplir : il leur
suffît de prévenir à l'avance de leurs projets le directeur de l'école.
Les concours s'ouvrent chaque année au printemps pour la pein-
ture, la sculpture, l'architecture, et tous les trois ans seulement pour
d'autres branches de l'étude. On a supprimé les concours de pay-
sage historique. Il faut subir d'abord une épreuve préalable, qui
consiste à tracer une esquisse. Une dizaine de candidats seulement
en sortent vainqueurs, et montent en loges. Qu'est-ce que la loge?
l'atelier, si vous aimez mieux, la cellule où ils sont appelés à exécu-
ter leur œuvre. Pour commencer, le régime est sévère; ils sont à
peu près prisonniers. Dans un délai fixé, ils doivent fournir l'es-
quisse de leur composition. Ils ne peuvent sortir de l'école. De l'ex-
térieur, ils ne reçoivent ni conseils ni renseignemens. L'esquisse
achevée, ils ne devront en changer aucun des caractères essentiels
sous peine d'être mis hors de concours. Pour l'exécution du ta-
bleau, du modèle en terre, de la gravure, on leur accorde un délai
de deux ou trois mois. Période de rude labeur, de doute, d'irréso-
lution, d'inquiétude, ces quelques mois laissent à ceux qui les ont
connus un souvenir persistant. Tel travaillera courageusement et
plein d'espoir pendant un mois, et un beau matin détruira d'un
seul coup son ouvrage. Tel peintre restera oisif pendant le même
mois, ira passer ses journées à la campagne, se promener dans les
bois, rêver au soleil, et n'arrivera pas moins à l'heure dite, ou
même une semaine auparavant, démentant ainsi la fable du lièvre
et de la tortue. C'est aflaire d'impression, de tempérament. Les
plus habiles seraient impuissans à rien prédire.
Dès le premier jour, il y a grand mouvement dans l'école. Avec
398 REVUE DES DEUX MONDES.
le secours des élèves de son atelier, le jeune artiste emménage
dans sa loge tout le mobilier dont il a besoin. Les plus opulens y
font déposer des divans ou des matelas. D'autres ne donnent rien
aux raiïinemens du luxe, et apportent seulement, suivant leur spér
cialité, soit un chevalet, une toile et des couleurs, soit de la terre
glaise et des ébauchoirs, soit des planches et du papier. Sculpteurs
et peintres ont la table à modèle, car on les autorise à consulter
le modèle vivant; mais les moulages, les dessins, les calques, sont
l'objet d'une prohibition absolue. L'élève passe à son entrée dans
l'école devant des gardiens qui, avec l'instinct de douaniers guettant
des pièces de contrebande , sont habitués à dépister la ruse et à re-
mettre en lumière les objets qui semblaient le mieux protégés
contre leurs atteintes. L'administration les a armés du droit de
fouiller à l'occasion les élèves logistes. Les artistes pourtant sont
gens inventifs, et il circule des histoires plus ou moins apocryphes
sur des fraudes qui n'ont point été découvertes. Certains de ces
stratagèmes défraient les conversations de l'école, et ne laissent pas
d'être pleins de gaîté et d'imagination.
Les loges se suivent et se ressemblent, s'ouvrant sur un long
corridor où passe un gardien. Sauf que la lumière est libéralement
distribuée, cela fait penser à une prison. L'élève entre le matin, sort
le soir content ou mécontent, sa journée faite, ne croyant pas tou-
jours, comme le Dieu des Hébreux, que son œuvre est bonne. La
tradition veut que les élèves se visitent entre eux les derniers jours
en dépit de la surveillance. C'est un usage auquel on ne manque
guère. Chacun a vu l'ouvrage de ses concurrens, les prix sont dé-
cernés d'avance par une sorte de jury préalable avec lequel ne
s'accorde pas le plus souvent le jury réel. Celui-ci est tiré au sort
sur une liste que dresse le conseil supérieur de l'enseignement; les
peintres sont jugés par les peintres, les sculpteurs par les sculpteurs,
l'architecture par les architectes. L'état croit devoir octroyer à tous
les concurrens, même à ceux qui obtiennent le moins de succès
dans le résultat final, une indemnité en argent. Cela sert à couvrir
quelques-unes des dépenses, notamment les frais de modèles. Ce-
pendant la somme allouée n'est point assez importante pour que la
« montée en loge » ne soit pas pour la plupart des concurrens une
dépense relativement considérable. Quelques-uns, et souvent ce ne
sont pas les moins dignes, sont pauvres. Ceux que ne pensionne
pas leur ville natale ou leur département ont du quelquefois re-
noncer à monter en loges. Ce résultat est fâcheux; mais il est à peu
près impossible de remédier aux causes qui le produisent.
Les programmes des concours ne sont point faits d'ordinaire
pour échauffer l'imagination. En architecture pourtant, les projets
de grandes constructions monumentales ne sont pas r^ares. S'ils ont
LES ÉCOLES DES BEAUX-ARTS EN EUROPE. 399
surtout eu autrefois en vue des édifices appartenant plus particu-
lièrement au monde ancien, on choisit de préférence aujourd'hui
ceux qui correspondent à quelque nécessité moderne, théâtres, pa-
lais, bains, hôpitaux, églises; on s'est même une fois plié à des
exigences d'un autre ordre en demandant un plan d'hôtel pour un
banquier. Quant aux autres arts, on emprunte aux récits de l'histoire
des Grecs, des Romains, des Hébreux, par exception à ceux de
quelque nation contemporaine, la matière du sujet qu'on propose
de traiter. V Iliade et VOdyssée, la Bible et l'Evangile, sont un ré-
pertoire où l'on puise sans se lasser; certains thèmes prévus revien-
nent presque forcément à intervalles irréguliers comme les numéros
des loteries. 11 en est sur lesquels il est difficile de manifester des
qualités saisissantes capables d'emporter d'assaut le suffrage des
juges. Il y a quelques années, les élèves pour le concours de gra-
vure en médailles avaient à représenter la France dotant l'Algérie
de puits artésiens. Il faut supposer chez un artiste les facultés
d'abstraction bien développées pour lui imposer cette patriotique,
mais froide allégorie.
Les lauréats du grand concours sont de plein droit pensionnaires
de l'école de Rome. Ils partent d'ordinaire à la même époque,
quelquefois ensemble et emmenant avec eux le lauréat de com-
position musicale. Presque sans transition, ils passent d'une vie
pleine d'incertitudes et souvent de privations à une existence
exempte de soucis. Quatre ans à cet âge, c'est presque l'éternité!
L'avenir se présente avec tant d'espérances! Puis ce voyage à plu-
sieurs, camarades ou compagnons d'étude et de succès, dans la
pleine floraison de la jeunesse, cette arrivée sous un climat plus
doux, dans cette Italie de leurs songes, il y a là plus qu'il n'en faut
pour mettre la joie au cœur des plus exigeans et des plus moroses.
« Italie! Italie! les compagnons la saluent d'un cri joyeux! » dît
après Virgile M. Baîtard dans son livre sur la villa Médicis. La lutte
est terminée, plus d'un le croit, et il s'endort dans les délices de
cette nouvelle Capoue. Il n'étudiera qu'à son gré, à ses heures,
il n'a d'autre engagement que d'envoyer tous les ans des ouvrages
qui témoignent de ce qu'il apprend. Est-il bien utile que ceux de
nos artistes qui donnent le plus d'espérances aillent à Rome com-
pléter leurs études? pourquoi Rome a-t-elle été choisie plutôt que
Florence ou quelque autre ville d'Italie? En réponse à cette inter-
rogation, on a souvent invoqué la gloire de l'école romaine. Quoi
qu'on ait pu avancer cependant, il n'y a jamais eu d'école romaine
proprement dite. Ce qui est vrai, c'est que les souverains pontifes
furent assez puissans au temps de la renaissance pour avoir auprès
d'eux des artistes capables de rehausser par des œuvres magnifiques
l'éclat de leur trône. Des maîtres florentins, deux surtout, qui ré-
AOO REVUE DES DEUX MONDES.
sument en eux les plus hautes magnificences de l'art au xvi* siècle,
Michel-Ange et Raphaël, transplantèrent à Rome l'école de Flo-
rence. Bon nombre de leurs œuvres, les plus belles peut-être, sont
restées dans la ville éternelle. Elles n'ont pas moins été exécutées
par des gens qui étaient nés ou s'étaient formés en Toscane. Le seul
artiste de Rome, Jules Romain, se vit exilé de sa patrie. Sans doute,
tant que vécurent Michel- Ange et Raphaël, la ville éternelle fut
comme un foyer rayonnant. Eux morts, il ne resta rien; ils n'eurent
pas de successeurs, sinon quelques-uns de leurs disciples immédiats
qui s'éteignirent bientôt eux-mêmes; il fallut pour repeupler d'ar-
tistes de valeur la cité des papes que des étrangers y vinssent à leur
tour, soit de France, comme Poussin, soit d'Allemagne, comme Ra-
phaël Mengs, Angelica Kaufman, Overbeck et ses compagnons. Ce
n'est donc pas pour ses peintres qu'a été choisie cette résidence de
Rome, c'est plutôt en raison des souvenirs de l'antiquité qu'on y re-
trouve à chaque pas, pour ces ruines et ces débris qui ont échappé
à tant de dévastations. On a pensé que rien n'était plus propre à dé-
velopper le sentiment du beau que le spectacle de ces chefs-d'œuvre
accumulés; on s'est souvenu que c'est la vue des ouvrages anciens
retrouvés qui suscita en Italie cette étonnante période de grandes
choses et de grands hommes qu'on appelle la renaissance.
L'Académie de France à Rome date déjà de deux siècles. Elle fut
établie en 1665 sur la proposition de Colbert. L'académie des douze
anciens, germe de notre académie de peinture, s'était installée à
Paris sept ans plus tôt, en 16^8, au milieu des troubles delà fronde.
S'il se préoccupait de fournir aux artistes français les moyens d'é-
tudier les grands modèles offerts par l'Italie, Colbert ne songeait
guère à mettre à leur disposition les richesses que possédait la
France. Il réunit, il est vrai, un assez grand nombre de bonnes
toiles, dispersées jusque-là dans les maisons royales, dans les
églises et les possessions du clergé, et en forma le « cabinet du
roi, » qu'il accrut constamment et qui devint un musée; mais ce
musée n'était point ouvert au public. Il fut transporté plus tard du
Louvre à Versailles. Sous Louis XV, on demanda que ces tableaux
fussent ramenés à Paris, afin que les « curieux et les étrangers pus-
sent les voir librement. » Ce n'est qu'en 1750 que ces réclama-
tions furent écoutées. Cent-dix tableaux furent exposés au Luxem-
bourg à l'admiration des « amateurs et des artistes. » Encore
Louis XVI eut-il la malheureuse idée de les replacer à Versailles
en 1785. La visite au pays d'outre-monts n'était donc pas sous
Louis XIV un luxe tout à fait inutile. Lebrun, qui dirigeait l'Aca-
démie de peinture, eût été envoyé pour diriger l'école de Rome,
s'il n'eût été forcé de résider à Paris. Charles Errard le remplaça,
et partit en 1666 avec douze pensionnaires. Pendant quelque temps,
LES ÉCOLES DES BEAUX-ARTS EN EUROPE, 401
on continua de donner aux artistes remarqués des cadeaux ou de
gent. On cite un premier prix qui, en 1672, consista en un chan-
delier d'argent de soixante livres. Les architectes n'envoyaient pas
d'élèves; ils n'étaient pas encore associés en académie. En 1803,
l'Académie de France occupait encore à Rome le palais de INevers ou
palais Mancini, sur le Corso. Le premier empire acheta la villa Mé-
dicis. M. Suvée, alors directeur, dépensa une partie de sa fortune à
réparer les bâtimens avant de s'y installer. Le passé de cette villa
est lui-même intéressant. Construite en 15/iO par le cardinal Ricci
de Montepulciano sur la colline où Lucullus, Salluste, Domitien,
avaient leurs jardins, placée dans une situation magnifique, elle a
été baptisée du nom d'un autre cardinal, Alexandre de Médicis, qui
devint pape sous le nom de Léon XL La façade donnait sur les jar-
dins; Alexandre y fit ajouter une façade nouvelle dont Michel-Ange
passe pour avoir donné les dessins. Le style est celui de la bonne
époque de la renaissance en Italie. Cette demeure fut enrichie de
toute sorte de belles œuvres antiques qui y séjournèrent peu. Un
grand-duc de Toscane, Côme III, emporta tout, tableaux, vases,
statues, pour meubler sa galerie des Offices à Florence. Le palais
avait servi de logement à Galilée quand il fut appelé devant le saint-
office pour rendre compte de son livre sur Copernic. Par un échange
de bons procédés, les Médicis offraient l'hospitalité à celui qui avait
donné leur nom aux satellites de Jupiter.
La villa est probablement la plus belle propriété de la France à
l'étranger. De la montagne des pins, Monte-Pincio, sur laquelle elle
est bâtie, elle domine la ville entière. Les jardins occupent une vaste
étendue, les muis ont 2 kilomètres de tour, les arbres sont taillés très
bas, d'où il suit que les statues semblent prendre une plus grande
hauteur; des divisions régulières sont formées par des lauriers en
palissades. Dans les longues allées, les pensionnaires de l'état,
dont le nombre a été jusqu'ici de vingt à vingt-cinq, peuvent se
promener au milieu de chefs-d'œuvre de marbre. Ils ont chacun
une chambre et un atelier, la table commune qui les réunit à dîner
et à souper, le modèle vivant pour l'étude collective, une direction
bienveillante et qui ne se laisse point sentir, une bibliothèque spé-
ciale, une galerie de moulages. Au dehors de l'école, les collections
publiques et particulières leur sont libéralement ouvertes. L'école
de Rome a été constamment soutenue par la faveur royale. Cette pe-
tite colonie d'un pays qui ne colonise guère semblait propre à sou-
tenir l'éclat du nom français à l'étranger. L'envoi des pensionnaires
n'a été interrompu que quelques années en deux siècles, une fois
par le caprice d'un ministre, une seconde fois pendant la révolution
à cause de la pénurie du trésor. La révolution cependant a beaucoup
TOME L\XXII. — 1869. 26
Iï02 REVUE DES DEUX MONDES.
fait pour les arts. D'abord elle les a émancipés, et a la première
essayé d'intéresser la nation entière aux belles œuvres. Avant 1789,
il n'y avait d'exposition publique que pour les académiciens, dont
les œuvres étaient placées « par rang d'ancienneté. » Il est difficile
de pousser plus loin l'amour de la hiérarchie. Les autres peintres
devaient se contenter d'une petite exposition qui se tenait sur la
place Dauphine, en plein air, le jour de la Fête-Dieu, et durait deux
heures. C'est le gouvernement révolutionnaire qui ouvrit des expo-
sitions pour tous les artistes français et étrangers. Il organisa au
Louvre un musée public où tout citoyen pouvait venir travailler
cinq jours par décade, il établit des concours dont les prix en ar-
gent s'élevaient à la somme de 2/!2,000 livres; il voulait que le pa-
lais de Versailles devînt un centre d'instruction publique, et son-
geait à établir des cours de dessin dans les salons de Lebrun. Quant
à l'école de Rome, il supprima les fonctions de directeur, qui pa-
rurent contraires à l'esprit de l'institution. Jugeant que les élèves
avaient besoin d'une surveillance plus cordiale que rigoureuse et
surtout d'un appui solide, on les mit sous la garde du ministre de
France à Rome.
Il est un fait assez singulier qui se passe de nos jours. De l'aveu
de l'administration, les lauréats du concours de gravure partent
graveurs et reviennent peintres. Cette transformation bizarre est
la suite d'une loi naturelle, et la cause n'en est pas difficile à dé-
mêler. La gravure au burin, ce qu'on appelle la grande gravure,
ne jouit point aujourd'hui de beaucoup de faveur auprès du public;
comme elle est moins demandée, on l'abandonne. La photogra-
phie est en train de la remplacer peu à peu. A peine dans ce nau-
frage d'un art qui a eu ses jours de splendeur surnage-t-il encore
deux ou trois noms honorables ou illustres. Quoi d'étonnant que la
plupart des graveurs renoncent à un procédé qui ne les met plus
en rapport avec leurs contemporains? A cette situation, l'état
cherche des remèdes, il n'en trouvera point. Il ne pourra qu'adoucir
une transition pénible. Lcà où l'encouragement des particuliers
manque, toute subvention officielle est insuffisante.
Tous les ans, les élèves de Rome doivent envoyer un certain
nombre d'ouvrages à Paris. Ils les exposent d'abord à la villa Mé-
dicis. Cette exposition est fort suivie par toute la population ro-
maine et par les pensionnaires des autres nations. On est assez
favorable sur les bords du Tibre aux j-eunes artistes de notre pays.
Leur séjour flatte l'orgueil italien. Les Romains voient dans la fon-
dation et le maintien de notre école l'aveu que leur ville est encore
la capitale des arts. C'est à des élèves de la villa Médicis qu'on doit
bon nombre de travaux qui ont fait mieux connaître ce que furent à
leurs époques de splendeur non-seulement Rome, ce foyer de la
LES ÉCOLES DES BEAUX-ARTS EN EUROPE. i03
civilisation latine, mais encore cette autre ville, centre d'une huma-
nité plus douce, auprès de laquelle la race romaine semble presque
barbare. On sait ce que les recherches françaises ont fait pour la
mise en lumière des monumens d'Athènes. Nos architectes ne se
sont point contentés d'aller à Rome, il n'en est guère qui n'aient
voyagé en Grèce, pour étudier ces édifices qui ont gardé la grâce et
comme un souvenir de la jeunesse du monde.
C'est une position fort enviée que celle de directeur de l'école
de France. Ceux qu'on envoie à ce titre ont l'honneur de représen-
ter l'art français en Italie. La liste des directeurs s'ouvre par le
nom d'Errard. Entre autres peintres célèbres, N. Coypel (1672), de
Troy(1738), Natoire (1751), Vien (177/i), Guérin (1822), Horace
Vernet (1828), y ont successivement figuré. M. Ingres la dirigea et
y exerça une très grande influence de 183/i à IShO. Les derniers
directeurs sont M. Schnetz, M. Robert-Fleury, qui n'a fait à la villa
Médicis qu'une assez courte apparition, et M. Hébert. Quand les
élèves pensionnaires de France retournent dans leur pays, ils ont
trente ans ou peu s'en faut. Le terme maximum était jadis trente-
cinq ans. Ils se trouvent avoir dépensé une grande partie de leur
vie pour achever leur éducation d'art. Ils entrent dans la mêlée,
non pas tout à fait en simples soldats, mais en Officiers qui ont d'a-
bord à justifier leur grade. Ils n'ont conservé quelques communica-
tions avec le public que par les envois annuels, qui sont, il est vrai,
discutés et étudiés attentivement. Autrefois ils se trouvaient con-
damnés d'ordinaire à une longue obscurité et à des luttes pénibles;
aujourd'hui leur situation n'est pas trop mauvaise. En général,
l'état, continuant pour eux son système de protection , les charge
de quelques travaux. Les premiers pas leur sont facilités, et c'est
à eux de se distinguer et de s'élever de plus en plus.
En résumé, l'état a rendu aussi aisé qu'il l'a pu l'accès des écoles,
il a montré une libéralité véritable à fournir aux hommes de talent
des moyens d'étude et des occasions de succès. S'il y avait un re-
proche à lui adresser, ce ne serait donc pas de ne point protéger
assez les artistes, ce serait plutôt de les trop protéger. Athènes ne
subvenait point aux frais de l'éducation de ses peintres, de ses ar-
chitectes et de ses sculpteurs. Les leçons coûtaient au contraire fort
cher. Elle n'en a pas moins eu une profusion d'artistes admirables.
C'est qu'il y avait dans les suffrages de l'intelligente et libre popu-
lation de l'Attique un énergique stimulant aux efforts et à l'émula-
tion du génie. Les élèves de nos écoles gratuites, les pensionnaires
de la villa Médicis, trouvent dans l'état un client commoda, et se
laissent aller à un art particulier, habile, plus raffiné que simple et
fort, parfois adulateur et peu en rapport avec les généreuses ten-
dances de l'avenir. Cette voie n'est pas la bonne.
hOli REVL'R DES DEUX MONDES.
Nous devons signaler aussi une cause de décadence qui était
grave du temps de l'ancienne organisation, et qui reste sensible
dans la nouvelle : la plupart des élèves manquent encore d'études
générales. Il en est qui se vantent de leur ignorance et la prennent
volontiers pour de l'indépendance. La confusion est regrettable. Les
Grecs, auxquels il faut toujours revenir en pareille matière, ne la
faisaient pas. Nous savons que Pamphile, le maître d'Apelles, exi-
geait de ses disciples dix ans d'assiduité à son atelier et des con-
naissances approfondies sur l'histoire, les lettres, les sciences. Que
des élèves aient cette idée fausse sur l'utilité du savoir, on le com-
prendrait en le regrettant; mais quelques-uns de ceux que le pu-
blic tient pour des maîtres n'en sont pas exempts eux-mêmes. Ce
dédain n'est pas égal dans toutes les branches de l'art. Les archi-
tectes sont ordinairement fort portés à s'instruire. Ces nuances
trouvent leur raison d'être dans l'ensemble des connaissances très
variées que réclame l'architecture. Beaucoup de sculpteurs sont
persuadés que la statuaire ne réclame guère que la science des
formes superficielles, l'étude des antiques, l'éducation de la main.
Ceux des artistes contemporains qui ne se sont pas contentés de ce
mince bagage et n'ont pas cru voir dans de plus amples acquisitions
un danger pour leur originalité n'ont point à s'en repentir. Leurs
travaux sont marqués d'une empreinte qui les ferait aisément re-
connaître. Les peintres, sans être, tant s'en faut, des savans, ont
plus appris. Il est cependant plus aisé de s'improviser peintre que
statuaire, la couleur réserve à ses élus des privilèges particuliers;
mais la peinture a des exigences qu'il est impossible d'éluder au-
jourd'hui. L'exactitude des costumes, celle de certains types consa-
crés par l'usage, des lieux où se passent les scènes représentées, la
nécessité de varier les attitudes, les caractères des personnages,
veulent des recherches persévérantes auxquelles l'observation jour-
nalière ne suppléerait pas. De plus le peintre a d'ordinaire une fa-
culté d'attention que l'exercice de sa profession ne fait qu'exalter.
L'ensemble d'études qui lui suffit dans la plupart des cas est bien
loin cependant de la somme des connaissances précises que l'ar-
chitecte, pour être un artiste complet, ne saurait se dispenser d'ac-
quérir. Il faut que celui-ci serre la science de près et s'en rende
maître. Il faut en outre qu'il possède la notion de tout ce qui a été
fait avant lui, qu'il compare, qu'il voyage, qu'il ait dans une cer-
taine mesure, comme le pieux Énée ou le sage Ulysse, vu les mœurs
et les villes des hommes. La seule pénétration ne suffit pas pour
comprendre ou deviner ce qu'il doit savoir.
Dans tous les arts, une solide instruction est comme le fonds qui
porte les œuvres durables. Pourquoi Eugène Delacroix a-t-il pu si
puissamment exprimer les choses humaines, et parcourir avec les
LES ÉCOLES DES BEAUX-ARTS EX EUROPE. 405
seules ressources de la couleur tout le clavier des passions? Cela
tient, cette Ilevuc en ferait foi, à de fortes études qui venaient
s'ajouter à Timpression vive d'une âme singulièrement émue. Ce
n'est point assez , quoi qu'ait dit un critique, de peindre u le bel
animal humain. » iNi Rembrandt ni Delacroix n'ont peint précisé-
ment ce bel animal, et ils ont agité plus de sentimens que la plu-
part des artistes de leur époque. Nous ne voulons pas dire qu'il
faille avoir embrassé la science tout entière, comme le firent Léo-
nard, Giotto, Apelles, ni que les mathématiques, la physique et
la chimie soient indispensables à un peintre ; nous n'entendons
même point parler ici de certaines théories qu'il est bon de ne pas
ignorer, comme celle des couleurs en physique formulée par M. Che-
vreul, que Delacroix connut, s'il ne la devina, et que les Vénitiens,
orientaux d'origine, ont dû connaître, à en juger par la certitude
scientifique qu'ils apportent dans les oppositions de couleurs. Les
études précises que nous avons en vue sont celles qui élèvent et
trempent l'esprit, le mettent en garde contre les défauts les plus
redoutables, la banalité, l'uniformité. Jamais on n'a vu plus d'ar-
tistes rompus à la pratique de leur métier; ce qui manque le plus à
notre école en général, c'est la vigueur de conception, l'audace qui
sied aux talens robustes. Cela tient à des causes dont l'organisation
de l'Ecole des Beaux-Arts est innocente, et à quelques-unes dont,
malgré toute la bonne volonté qu'elle déploie, l'administration peut
à bon droit passer pour responsable. Le tort de l'administration
est de s'être habituée à tout régenter; le tort des artistes est d'avoir
fini par trouver cela naturel. L'art n'est pas une plante de serre
chaude, recevant comme une rosée bienfaisante les laveurs du pou-
voir. Il ne croît dans les serres que des plantes sans vigueur et
sans rusticité. Les plus fortes ont besoin de grandir librement en
pleine terre et en plein soleil. Ce qu'il faut pour que l'art fleurisse
dans son plus bel épanouissement, ce n'est même pas de ménager
à l'artiste des commencemens faciles et de doux chemins, l'art s'ar-
range peu de ces délicatesses. On peut le rapprocher du trône,
comme on l'a dit, en le plaçant sous la main d'un administrateur
ou d'un soldat; on ne lui donnera point pour cela plus de sève.
II.
Nous sommes serrés de près dans l'étude et l'enseignement supé-
rieur des beaux-arts, et notamment de la peinture, par nos voisins
de Belgique. A ne considérer que le nombre des artistes de talent
produits chaque jour par ce pays de petite étendue et les sacrifices
que l'état s'impose pour ne pas laisser dégénérer l'art des Flandres,
pour accroître par des acquisitions nouvelles les musées et les col-
hOQ REVUE DES DEUX MONDES.
lections, nous serions obligés de reconnaître qu'il l'a emporté sur
nous. Nous avons heureusement quelques autres points par lesquels
nous faisons pencher la balance de notre côté. Les académies d'art
sont nombreuses en Belgique. Le gouvernement donne des subven-
tions à celles de Bruxelles, de Bruges, de Gand, de Liège, de Lou-
vain. D'autres villes, Malines, Namur, Ypres, ont aussi des académies
de beaux-arts. La plupart relèvent un peu de l'état, un peu de la pro-
vince; elles sont surtout sous la dépendance de la commune, comme
les autres établissemens d'instruction. Nous nous occuperons surtout
ici de la plus importante, celle d'Anvers. Une tradition respectable
a fait d'Anvers le centre accepté des institutions d'art en Belgique.
L'éclat qu'ont jeté sur la ville quelques peintres qui y ont résidé
presque toute leur vie, l'ancienneté même de l'école, suffisent à faire
comprendre cette faveur; le nombre des cours professés avec dis-
tinction et l'élévation des études l'expliquent encore mieux. Phi-
lippe IV d'Espagne donnait le 6 juillet 1663 à David Téniers et à
quelques autres, car les peintres ne manquaient pas dans la ville,
l'autorisation de former une académie sur le patron de celles de
Rome et de Paris, afin de cultiver et maintenir les sciences de pein-
ture, statuaire, perspective, et aussi d'imprimer des livres ayant pour
objet leurs travaux ordinaires. Les peintres étaient déjà constitués en
société sous le nom de guilde; c'était la guilde de Saint-Luc. Phi-
lippe IV octroyait aux fondateurs le droit d'affranchir par provision
huit personnes des charges ordinaires de la bourgeoisie. Ces bour-
geois exemptés devaient par compensation subvenir aux frais et dé-
penses de l'académie. La générosité du souverain n'alla point jusqu'à
fournir de lieu de réunion et d'enseignement à ses protégés; la ville y
pourvut. Elle leur permit de s'établir dans le premier étage de l'an-
cienne bourse, et voilà l'académie d'Anvers installée. Elle vient de
célébrer récemment son deux centième anniversaire. On inaugura
l'étude par le modèle vivant; l'antique venait après. L'interpréta-
tion restait l'humble servante de la réalité, symbole vrai de cette
école presque toujours et avant tout éprise de la nature. Quelque
temps, les élèves ne firent pas défaut; mais les dépenses étaient
trop lourdes, et pendant une quarantaine d'années les ateliers res-
tèrent fermés. A la fin, des particuliers, touchés de ce dénûment, se
cotisèrent; les artistes s'engagèrent à enseigner gratuitement. L'an-
cienne académie royale devint un établissement communal, et n'y
perdit guère. La protection directe du bourgmestre était plus effi-
cace que l'appui d'une main éloignée. Sous le premier empire, le
préfet du département des Deux-Nèthes, partageant les fonctions
de protecteur avec le magistrat municipal, fit installer l'académie
et Je musée, qui se trouvaient à l'étroit, dans un ancien couvent
de récollets.
LES ÉCOLES DES BEAUX-AHTS EN EUROPE. h07
L'académie d'Anvers est administrée par le gouverneur de la
province, le bourgmestre, le directeur et les échevins. Le direc-
teur et les échevins présentent au roi la liste des membres, qu'on
renouvelle tous les trois ans. L'académie a la surveillance du musée
et des fonds produits par la rétribution qu'on exige à l'entrée. Le
conseil municipal et les chambres votent la dotation annuelle (1).
L'enseignement, réorganisé en 1817, est gratuit, et comprend tous
les degrés, depuis les notions élémentaires du dessin jusqu'à l'in-
struction supérieure. Pour suivre les cours et prendre part aux
exercices, les élèves viennent du Brabant, de la Hollande, de la
Prusse, de la Saxe, de l'Angleterre, des États-Unis. Ceux qui sont
les plus méritans et offrent le plus de dispositions obtiennent, s'ils
sont Belges, des secours et des bourses de la ville et du gouverne-
ment. La seule ville d'Anvers dispose d'une vingtaine de bourses.
Les communes ajoutent des médailles aux médailles royales, et don-
nent des livres ou des objets utiles à la pratique de l'art. 11 y a des
ateliers permanens pour les peintres, les sculpteurs, les architectes,
les graveurs en taille-douce. La gravure, si fortement compromise
aujourd'hui en France, est très florissante chez nos voisins.
Les concours pour les grands prix n'avaient lieu que tous les
trois ans. On a pensé que ce terme devait être rapproché; il y a
concours chaque année pour une des branches de l'art. Telle année
les peintres montent en loges, telle autre les sculpteurs. Le dernier
concours de peinture comptait six logistes, et le seul programme
imposé aux élèves indique suffisamment que les juges du combat
siégeaient à Anvers, dans une ville peu accessible aux influences ul-
tramontaines. « Les prêtres d'Athènes, disait ce programme, re-
connaissant en Socrate le continuateur des philosophes qui avaient
porté tant de coups à la religion, lui vouèrent une haine qui ne fut
satisfaite que par sa mort. » L'artiste devait montrer Socrate de-
vant ses accusateurs. Notons un autre détail qui caractérise bien les
mœurs du pays. Les loges sont rigoureusement fermées aux élèves
durant les trois premiers jours de la kermesse d'Anvers; il faut se
réjouir. Le travail fini et l'arrêt rendu, les œuvres sont exposées à
Anvers et à Bruxelles. Le lauréat va partir pour l'Italie, où il voya-
gera quatre années, pour Rome, où il ne trouvera pas un palais,
mais où il aura uiie liberté entière. Le système de la métropole se
fait partout sentir. Une pension annuelle de 3,500 francs lui sera
versée. Elle était moindre, on Fa élevée récemment en raison de la
cherté de la vie. Non-seulement les compositions qu'il enverra d'ï-
talie ne lui seront point achetées par l'état; mais il devra exécuter
(1) Cette dotatioQ sera, pour 1870, de 86,117 francs, que. fourairout par moitié le
gouvernement et la ville.
/i08 REVUE DES DEUX MONDES.
gratuitement des copies de tableaux et de statues, et l'académie
lui adressera ses observations.
Avant son départ pourtant, il a encore des examens à passer. On
veut s'assurer qu'il est en situation de profiter de son séjour à l'é-
tranger, qu'il a des notions exactes même sur les choses qui ne
sont pas du domaine de l'art, sur l'anthropologie, sur la science en
général, sur les lettres. Il doit répondre sur ces matières. On le
laisse partir immédiatement, s'il se tire bien de cette épreuve; sinon
le jury indique en quoi il l'a trouvé insuffisant, et l'ajourne à un
autre examen. On accorde au besoin un subside pour les frais de
cette éducation tardive, de ce cours d'adulte, car le lauréat peut
avoir trente ans. S'il ne réussit pas au troisième examen, il perd
ses droits à la pension.
L'école italienne est née des traditions de Byzance. Bien que
Sienne soit le berceau de la peinture et Pise celui de la sculpture,
ces deux villes ne semblent pas les premières avoir eu des acadé-
mies. Venise, la cité commerçante en rapport avec tout l'Orient,
voit ses peintres se former en compagnie dès la fin du xni'= siècle,
Florence suit d'assez près. Ces compagnies ne sont guère alors que
des associations d'artistes sous le patronage de saint Luc, l'évan-
géliste à qui l'on faisait rétrospectivement honneur d'un goût dé-
terminé pour les arts. Le saint assumait après coup la responsabi-
lité d'un certain nombre de vierges ou madones, œuvres d'un certain
Luc, Florentin qui sans songer à mal lui avait emprunté son nom.
Les confrères peintres de Sienne ne se réunirent en société que vers
la moitié du xiv*= siècle. Leurs séances générales se tenaient dans
les églises. La religion autant que l'art était le lien de ces confré-
ries. A la fin du xiv siècle apparaissent les académies. Milan donne
l'exemple, Galéas Yisconti fonde l'académie d'architecture. L'aca-
démie des arts est instituée par Ludovic Sforze. Or il ne s'agit plus
ici de confrérie seulement ni d'association pieuse. L'académie est
une école. Grande espérance, c'est Léonard de Vinci qui la dirige,
et le peintre ingénieur, le poète philosophe, l'homme au savoir
encyclopédique ne regarde pas ses fonctions comme une sinécure.
Il paie de sa personne, il perpétue ses leçons en écrivant les traités
qu'il destine aux élèves et aux professeurs.
L'ancienne capitale du monde romain, celle de l'art sous la re-
naissance, eut assez tard une académie. Alors que les plus illustres
peintres de l'Ombrie et de Rome étaient vivans, qu'était-il besoin
sur le territoire du pontife-roi de ce que nous appelons aujourd'hui
des écoles, d'établissemens publics recevant une subvention pour
répandre le goût d'une chose qui était aimée de tous? Pour l'en-
seignement, les ateliers des maîtres suffisaient. Les corporations et
les confréries avaient d'ailleurs leurs novices et leurs apprentis;
LES ÉCOLES DES CEAUX-ARTS EN EUROPE. Zl09
mais quand les papes, dont les ressources et la puissance étaient
diminuées, cessèrent d'être les protecteurs déclarés des grands
artistes, la confrérie de Saint-Luc fut impuissante à en former. Du
reste, la décadence était venue. Un peintre d'histoire, Girolamo
Muziano, se préoccupa d'établir une académie dont l'installation
serait magnifique. La salle devait être ornée de statues antiques et
de beaux modèles de peinture; l'académie donnerait des fêtes, non
pas aux artistes seulement, mais aux poètes, aux mathématiciens,
aux orateurs. Ce n'était rien autre chose que la réalisation vivante
de l'École cVAthcnes, le songe du peintre d'Urbin s'accomplissant
après lui. Grégoire XIII s'était intéressé à ce dessein, il adressa au
peintre, avec sa bénédiction, un bref par lequel il constatait lui-
même le triste état des arts romains et la nécessité de faire quelque
chose pour eux. « A raison de la sollicitude que nous éprouvons
pour notre ville de Rome, nous inclinons singulièrement à proté-
ger les beaux-arts, surtout ceux qui contribuent à l'ornement et à
la splendeur de cette ville. Nos fils chéris les peintres et les sculp-
teurs de Rome nous ont fait représenter que les arts de la peinture,
de la sculpture et du dessin perdaient chaque jour de leur beauté,...
qu'on les voyait déchoir par l'absence d'une bonne direction d'école
et par le défaut de charité chrétienne... » Ce mélange d'idées es-
thétiques et d'idées religieuses n'avait rien de singulier pour l'épo-
que. Nous voyons de même que, sous Louis XIV, l'Académie de
France à Rome est regardée comme un établissement dédié à la
vertu, où les prières et les soins pieux ne devaient pas être négli-
gés. Ces exigences furent assez longtemps, avec le droit de porter
l'épée refusé obstinément aux élèves, une cause d'indiscipline.
Du reste, si l'on voulait sauver les âmes des artistes en dépit
d'eux-mêmes dans l'académie de Muziano, on avait quelque souci
des corps, et l'on songeait à faire de bons peintres. On fondait des
études nouvelles, on ajoutait à l'ensemble des munificences le projet
d'un hospice spécial pour recevoir à l'arrivée les nombreux jeunes
gens qui devaient venir de tous les coins de la terre, pèlerins de
l'art, travailler sous la discipline de l'académie romaine. Les mem-
bres de l'académie étaient autorisés à accepter des legs. C'était là
une source présumée de richesse. A tous ces beaux projets, ce qui
fit surtout défaut, c'est l'exécution. L'idée conçue par Girolamo
Muziano ne fut réalisée qu'à moitié, et une quinzaine d'années après
sa mort, par Zuccharo, qui se fit acclamer presque au pied du Capi-
tole prince de l'académie de Saint-Luc, et qui se prit d'une si grande
affection pour l'institution qu'il patronnait, qu'il la nomma son héri-
tière. Toutefois l'académie fut de ces bonnes et honnêtes personnes
qui ne font guère parler d'elles, suivant l'expression de Voltaire.
Si Rome ne cessa pas de produire, les producteurs des œuvres d'art
âlO REVUE DES DEUX MONDES.
appartinrent plus que jamais aux nations étrangères, non à la popu-
lation du royaume pontifical. Les ateliers romains n'eurent par eux-
mêmes aucune réputation. L'académie de Saint-Luc se divise en-
core aujourd'hui en deux parties fort distinctes, la confrérie de
Saint-Luc et l'académie proprement dite. Pour entrer dans la con-
frérie, il faut peu de chose, un certificat de bonnes mœurs et l'achat
d'un cierge. Point d'ouvrier dont la profession se rattache à l'art par
quelque côté qui ne puisse être accepté, et quel est le métier qui
n'ait point de rapport avec l'art? Quant à ceux qui sont choisis pour
être membres de l'académie, on exige assez d'eux pour qu'il n'y ait
aucun artiste qui ne tienne à honneur d'être admis.
Dans le même temps où s'établissait l'académie de Saint-Luc, il
se fondait à Bologne, dans la maison des Carrache, une école qui
exerça quelque action sur l'art, l'académie clcgli Incaminali. L'é-
tude des vieux maîtres y marcha de front avec la recherche de la
nature; mais l'influence n'en fut pas durable.
Vers les premières années du xvin^ siècle, école de France, aca-
démie de Saint- Luc, académie de Bologne, s'unissaient plus étroi-
tement. Yleugels, directeur-adjoint de notre école, était nommé
prince de l'académie de Saint- Luc. Nous étions au mieux avec
toutes les autres. Le roi d'Espagne entretenait à ses frais dans
notre palais Mancini deux pensionnaires traités sur le même pied
que ceux de la France. Des artistes studieux venaient d'Italie,
d'Angleterre, d'Allemagne, dessiner et recevoir des leçons dans
cette école, où ils étaient libéralement accueillis, comme les Ro-
mains l'avaient été au moment de la fondation. On réalisait une
partie du programme de Muziano : on donnait des fêtes, ce n'était
plus un couvent; on faisait venir les violons après le repas, on or-
ganisait des concerts, des mascarades; on jouait la comédie, Mo-
lière même y était représenté. Le génie français avait trouvé là des
missionnaires laïques, et les prélats italiens ne manquaient pas à
ces réunions; il semblait que cela devait toujours durer : le roi ache-
tait le palais Mancini, dont on avait payé le loyer pendant douze
ans. Les choses ont bien changé d'aspect depuis. Plus de danses ni
de concerts, tout est rentré dans le silence.
Florence, centre actuel de tout ce qui se rapporte à l'art dans le
nouveau royaume, a été une des dernières parmi les villes d'Italie à
posséder une académie; quand la confrérie de Santa-Maria-Novella
fut dissoute, on se proposa de la relever sous le nom d'académie.
Yasari approuva le projet et le fit accepter à Gôme P'', qui fut pré-
sident. L'académie prospéra sous sa protection. Elle fut célèbre sous
les Médicis. Au xvii" siècle, elle en était réduite aux fadeurs préten-
tieuses de Carlo Dolce. 11 n'est pas facile de descendre plus bas. Elle
fut rétablie par le dernier grand-duc, et de riches collections fu-
LES ÉCOLES DES J5EAUX-AKTS EN EUROPE. Hl
rent mises à la disposition des élèves. La salle des plâtres ren-
fermait tous les moulages des plus belles statues trouvées en Italie.
Le grand-duc n'obtint pas de ses efforts les fruits qu'il en atten-
dait. Aujourd'hui l'académie florentine relève directement de l'état,
comme presque toutes celles de l'Italie; quelques-unes seulement
sont restées des institutions municipales. Elle est régie par des rè-
glemens qui datent de 1860, auxquels une commission nommée
depuis plusieurs années, et qui a fonctionné avec la trop sage lenteur
des commissions de ce genre, propose des modifications notables.
Des statuts organiques sont préparés, et l'on voudrait les rendre
uniformes pour toutes les académies italiennes, sauf celle de Rome,
bien entendu. Le peu de résultats qu'obtiennent les académies pour
l'instruction d'art, le peu d'avantages qu'ont procurés les réformes
tentées jusqu'ici dans plusieurs villes, ont décidé le président de
l'académie de Florence, rapporteur de la commission, à demander
un enseignement supérieur libre. L'état fournira des salles spa-
cieuses à quelques artistes distingués, afin que des jeunes gens s'y
réunissent pour travailler sous leur discipline. L'avantage des ate-
liers gratuits sera réservé de préférence à ceux qui ont suivi les
cours de l'académie florentine. Cette dernière, comme la plupart
de celles d'Europe, présente l'étude de l'art à tous les degrés. Elle
la facilite au début, l'encourage par des prix et des pensions, et les
artistes qu'elle distingue sont appelés à f^iire partie du collège aca-
démique. C'est le couronnement des plus hautes ambitions. Le pro-
gramme des matières enseignées ne diffère guère que par le détail
de celui des autres établissemens de ce genre. Les peintres acquiè-
rent avec les connaissances anatomiques celles de l'histoire des peu-
ples, de leurs mœurs, de leurs costumes dans les divers temps et
les divers lieux. Les élèves architectes ont à justifier d'une assez
forte préparation avant de pouvoir composer des projets. Il a été
proposé d'établir tous les trois ans un concours pour la peinture,
la sculpture, l'architecture. Les artistes de toute l'Italie y se-
raient admis, et les lauréats recevraient une médaille d'or. Tous
les trois ans également seront ouverts des concours restreints aux-
quels les artistes toscans auront seuls jusqu'à l'âge de vingt-sept
ans le droit de prendre part. Au vainqueur sera payée pendant
trois ans une pension, afin qu'il puisse voyager dans les princi-
pales villes de l'Italie, étudiant les œuvres remarquables. Nous
concevons que l'académie florentine ne pensionne que des artistes
toscans. C'est aux autres académies des provinces du royaume
à en faire autant en ce qui concerne chacune d'elles; mais nous
ne pouvons nous empêcher de trouver le cercle dans lequel on en-
ferme l'artiste un peu resserré, et la condition de ne voyager qu'en
Italie empreinte d'un patriotisme trop exclusif. N'y a-t-il rien qui
ài'2 REVUE DES DEUX MONDES.
soit digne des regards du Toscan en dehors du royaume italien?
Pourquoi rayer ainsi d'un trait de plume la Grèce, mère de l'Italie,
et même notre pays, où certaines régions sont comme un musée
de l'art gothique et de celui de la renaissance?
Si l'Espagne occupe encore un bon rang dans l'art contemporain,
on ne peut pas dire qu'elle le doive à ses écoles, qui ont été si long-
temps négligées. Le génie particulier de sa race, fortement douée
pour la peinture, une tradition qui n'a jamais été tout à fait ou-
bliée, le souvenir de son ancienne gloire, dont elle a gardé le culte,
les beaux et nombreux modèles dispersés jusqu'à ce jour par toute
la Péninsule dans les couvens et dans les églises, aujourd'hui réu-
nis dans les musées des principales villes, ont contribué à ce ré-
sultat. A l'exception du temps de l'occupation des Arabes, l'archi-
tecture n'a jamais été florissante en Espagne; du moins n'y a-t-elle
pas eu une époque de splendeur comme dans d'autres pays. La
sculpture n'a produit qu'un petit nombre d' œuvres remarquables;
mais en ce royaume ruiné par ses gouvernemens et par ses con-
quêtes, un des plus pauvres des grands états, la peinture a tou-
jours été en honneur. Que les déchiremens civils lui laissent quelque
trêve, et nous ne serions pas étonné d'y voir une renaissance de
cette peinture âpre et fière, amoureuse de la nature plus que de
l'idéal, dont les artistes espagnols, en dépit d'une décadence pro-
longée, n'ont pas complètement perdu les secrets.
Madrid a son académie des beaux-arts, qui fut fondée par Phi-
lippe Y, alors que l'Espagne n'avait plus de maîtres éclatans. Le
ministre des affaires étrangères en est président, nous ne savons
pour quelle raison. Une commission de ses membres avait été,
lors de la sécularisation des couvens, envoyée dans les provinces
pour rassembler tous les objets dignes d'être proposés à l'étude.
Elle ne trouva pas autant à emporter qu'on aurait pu l'espérer; les
possesseurs étaient prévenus, et la moisson était à peu près faite.
On a mieux réussi pour les palais royaux. Aranjuez, Saint-Udefonse,
le Pardo, laZarzuela, la Quinta, l'Escurial, ont donné au musée de
Madrid toutes les richesses accumulées dans ces demeures par les
souverains des maisons royales d'Autriche et de France, et qui font
de Madrid, une des dernières-nées des grandes villes de l'Espagne,
le véritable foyer des études pour l'art espagnol. Toutefois le voyage
en Italie n'est pas regardé comme inutile, et les élèves les plus
distingués y sont envoyés. Les grandes villes d'Espagne se piquent
de ne pas faire moins que Madrid. Barcelone, la cité lettrée, Cadix,
Tolède, se préoccupent de peinture, de sculpture et même d'ar-
chitecture. On peut en dire autant de Séville, dont l'académie des
nobles arts a été organisée par Murillo, auquel on a érigé une des
rares statues qui soient en Espagne. Les documens authentiques
LES ÉCOLES DES LEAUX-ARïS EN EL'UOl'E. /{13
présentent un noiribre considérable d'élèves. Toutefois nous ne de-
vons pas perdre de vue que la plupart des artistes espagnols sont
venus demander à Paris ou à Rouie le complémeni ou la consécra-
tion de leurs études.
L'Angleterre, qui a beaucoup fait pour l'enseignement populaire
du dessin, semble peu se soucier jusqu'à présent d'encourager les
études supérieures d'art. L'industrie n'en a que faire, et on a été
d'abord au plus pressé. 11 y a pourtant un certain mouvement dans
les académies du royaume-uni, tant en Ecosse qu'en Irlande. L'aca-
démie de Londres est constituée sous le patronage royal. Elle se
compose d'artistes distingués. On choisit annuellement les plus ca-
pables d'enseigner pour donner les leçons aux élèves, admis sur
preuve d'un savoir suffisant. Ceux qui aspirent à être élèves en
peinture, sculpture, gravure, doivent satisfaire à un examen d'a-
natomie, connaître le squelette, nommer les muscles superficiels,
en indiquer les insertions et les usages. Les élèves d'architecture
ont à faire constater qu'ils ont reçu une éducation première soit
à l'acadéinie d'architecture ou à l'institut royal des architectes an-
glais, soit dans les écoles du département de science et d'art, au
Collège du roi, à celui de l'université ou dans tout autre établisse-
ment de ce genre. L'enseignement est entièrement gratuit. Les
études se divisent d'ailleurs en deux parties essentiellement dis-
tinctes, celles d'après l'antique, celles d'après le modèle vivant nu
ou drapé. Signalons ce fait caractéristique qu'en aucun cas, à moins
qu'ils ne soient mariés, on n'admet dans l'atelier où l'on dessine le
modèle de sexe féminin des jeunes gens qui n'aient pas atteint leur
vingtième année. Pour passer des ateliers de l'antique à ceux du
modèle vivant, on subit une épreuve qui consiste à reproduire sous
un grand nombre d'aspects diiférens, dans un temps déterminé et
assez court, une même figure. Quelques-uns des encouragemens,
qui sont nombreux, sont distribués tous les ans, d'autres tous les
deux ans seulement. Les jugemens sont prononcés le 10 décembre,
jour anniversaire de la fondation de l'académie. Les prix consistent
en livres à riche reliure, en médailles d'argent et d'or, en pensions
qui peuvent être renouvelées, en un grand prix auquel est attachée
une allocation de voyage. Chacune des classes de l'académie dé-
signe tour à tour le lauréat qui va poursuivre pendant deux ans ses
études sur le continent. On ne le fait partir cependant qu'en temps
de paix. Il reçoit 1,500 francs pour son déplacement et 2,500 francs
par an pour ses dépenses. Qu'il quitte l'Angleterre ou ne la quitte
pas, l'élève lauréat est tenu de fournir des preuves de son travail.
11 est toujours soumis au conseil de l'académie, qui peut le rappe-
ler sous la sanction de la signature royale et suspendre sa pension
pour cause d'immoralité ou de mauvaise conduite. Les personnes
hlll REVUE DES DECX MONDES.
qui ont gardé le titre viager d'élèves de l'école peuvent le perdre
aussi. Il suffit pour cela d'avoir commis quelque acte réputé indigne
de la profession d'art. Ce titre, qui donne droit d'entrée aux col-
lections de l'école, ne peut plus alors être recouvré. L'académie
organise' à ses risques et périls des expositions de peinture, de
sculpture, d'architecture, qui sont fort suivies, et dont la centième
a été ouverte en 1868. On construit en ce moment k Londres, dans
Piccadilly, des hâtimens spéciaux pour cet usage. Ces exhibitions,
sources de revenus, ne sont pas les seules que Londres présente, la
société des peintres aquarellistes, la société des jeunes aquarellistes,
— on sait quelle est la faveur dont jouit l'aquarelle en Angleterre,
— ont aussi les leurs, et trouvent moyen, tout en attirant l'atten-
tion sur leurs travaux, de faire une opération fructueuse.
Les élèves qui ont fait concevoir les meilleures espérances ne
vont guère à Rome. Les Anglais ont si peu de goût pour ce qui est
papiste ! Iraient-ils demander à la ville qui se dit éternelle ce que
Florence peut leur donner? La plupart de ceux qui voyagent re-
viennent d'ailleurs tels qu'ils sont partis : ils savent plus, ils ont vu
davantage; mais ils ont peu chargé leur manière. L'art étranger
n'a guère de prise sur le Saxon. S'il est certain que tous les artistes
anglais sont loin d'avoir étudié dans leurs académies, si bon nombre
d'entre eux sont venus chercher le savoir dans les ateliers de Paris
ou de Belgique, ils ne songent guère néanmoins, de retour chez
eux, aux grandes études ni aux belles compositions. Ils s'enten-
dent avec un marchand, et produisent couramment la peinture
que réclament les acheteurs. Ils reprennent, s'ils l'ont un instant
abandonnée pour une coloration plus naturelle et une facture plus
large, leur touche maigre et leur gamme de tons blanchâtres. Ils
se complaisent aux effets de lumière dure et intense, comme les
Piusses du nord. Ils ont en bien et en mal certains préjugés esthé-
tiques malaisés à déraciner. Ils détestent de toutes leurs forces la
sauvage peinture des Espagnols, et s'éprennent d'une ardente pas-
sion pour deux Français d'Italie, Poussin et le Lorrain. Ils se li-
vrent à la peinture d'animaux, qu'ils exécutent avec une grande
sincérité, à celle de genre et au paysage; ils excellent à figurer des
moissons dont on peut compter les épis. Quand ils abordent l'his-
toire, ils sont plus que médiocres. Les peintres qui ont laissé les
plus belles œuvres en Angleterre n'étaient pas du pays. Aussi peut-
on à peine dire qu'il y ait un art anglais. Pour l'architecture, on en
est resté par-deLà le détroit à l'art ogival de Normandie. La sculp-
ture n'a donné que peu de statues hors ligne, quelques-unes de
celles qu'on voit sur les places publiques appellent involontaire-
ment le sourire. Est-ce le fait de l'austérité du culte, qui s'accom-
mode difficilement de la statuaire? Est-ce une lacune du génie
LES ÉCOLES DES EEAUX-ARTS EN EUliOPE. A15
saxon? Les modèles existent cependant à Londres, et les Anglais qui
veulent étudier l'art des Grecs n'ont pas besoin de se déplacer. C'est
au musée britannique qu'on peut le mieux se pénétrer de l'art an-
tique. Quant aux peintres, par malheur ils n'ont pas tout ce qu'ils
pourraient désirer. Les galeries publiques sont fort incomplètes, et
dans les galeries particulières, véritables propriétés féodales, il est
difficile d'être autorisé à faire des études.
En ce qui concerne l'art, l'unité est faite en Allemagne depuis
longteu]ps. Les artistes germaniques, à commencer par Goethe, le
plus illustre de tous, qui a fourni tant de matériaux précieux aux
arts plastiques en leur procurant des thèmes aimés et inépuisables,
les écrivains, les sculpteurs, les peintres, du moment qu'ils ont
fait preuve de quelque valeur, ont été adoptés à la fois par toute
l'Allemagne. Il n'y a sur ce point ni confédération du nord, ni états
du sud, ni empire d'Autriche. li est même intéressant de voir com-
bien les artistes nés et élevés dans telle division politique passent
facilement, et comme s'ils ne voyaient pas de transition appréciable,
dans les écoles d'une région voisine, allant de Munich àDusseldorf,
puis à Berlin, à Vienne ou à Dresde. Le lieu de résidence est indif-
férent, ils sont toujours sur la terre des légendes germaniques. La
plupart d'ailleurs de ces artistes, de ceux du moins qui donnèrent
à l'art allemand une si vive impulsion, sont allés auparavant au
midi se réchauffer à un foyer commun. Nulle ville de leur patrie ne
leur oiTrant des objets d'études en rapport avec leurs aspirations,
ces futurs directeurs des académies allemandes sont venus deman-
der à Rome ce qu'ils ne trouvaient pas chez eux; Rome a vu une
nouvelle invasion des Germains. La ville des papes devenait le pays
d'élection de ces protestans, dont quelques-uns par amour de l'ab-
solutisme, d'autres par amour de l'art sealemeat, embrassèrent de
bonne foi le catholicisme. Nous ne prétendons pas railler ici ce
mouvement, qui ne fut pas dépourvu de grandeur. Quand Over-
beck, le vrai chef de la colonie allemande, se fixa en 1810 à Rome,
toute l'Allemagne, humiliée par la guerre, éprouvait le plus violent
désir de s'affirmer dans le domaine de la pensée. On y songeait aune
politique nouvelle, à une religion nouvelle, où l'aspiration se mêlait
au dogine, à un art nouveau, qui serait éternel. Plus d'esprit cri-
tique qui refroidît le souffle du génie. Il fallait retourner à la sim-
plicité des petits enfans, retrouver la naïveté. Tel était le projet d'O-
verbeck. Certains Anglais de nos jours, les préraphaélites, ont cru,
comme lui, que l'art pouvait et devait à certaines époques remonter
vers sa source. Overbeck allait plus loin : l'art lui semblait n'être
rien par lui-môme, il n'a d'autre mérite que d'exalter la beauté
morale et de faire une fête de la religion. Avec son patriotisme
aveugle et ses vues un peu étroites, Overbeck eut une influence
A 16 REVUE DES DEUX MONDES.
considérable. Il ne dissimulait pas son ambition, qui n'était rien
moins que la régénération de la peinture. Son école était pleine d'une
indicible ardeur. Cornélius, qui devait gouverner plus tard l'aca-
démie de Dusseldorf, puis celle de Berlin, Schadow, de Kock, Vo-
gel, Jean et Philippe de Vert, plus tard Schnorr, enfant de Leip-
zig, qui avait d'abord étudié à Vienne, même le Danois Thorvaldsen,
firent partie de cette pléiade d'artistes du nord. On se réunissait
chez l'ambassadeur de Prusse à Rome; sa maison était le centre
où se rencontrèrent toutes ces jeunes intelligences. On se rassem-
blait aussi chez le chevalier de Bunsen. Malgré l'unité des ten-
dances, on se divisait volontiers en deux camps, celui de l'art pu-
rement chrétien, celui des croyances païennes, d'une sorte de vague
polythéisme gréco-romain auquel s'ajoutaient par surcroît le culte
des divinités du nord et la pieuse mémoire des antiques légendes
du pays natal. Il s'en fallait de peu que dans ce panthéon bizarre
on n'adorât Brahma, Jupiter et Jésus. Du moins Jupiter n'était pas
oublié avec les vieux dieux qui « menèrent autrefois si joyeusement
le monde. » Les Allemands en rêvaient encore. Us ne peuvent s'em-
pêcher de rêver, même à Piome. Un jour, chez le chevalier de Bun-
sen, on porta la santé du roi de l'Olympe. La planète de Jupiter
étincelait dans le ciel au milieu de la nuit. Il semblait qu'il condui-
sît encore au-dessus de la ville de saint Pierre la ronde éternelle
des astres. Quelques-uns des Allemands trouvèrent le toast singu-
lier; mais ils s'y associèrent, et burent au père des dieux et des
hommes. Thorvaldsen but de tout cœur.
Ces enthousiasmes sincères pour les choses du passé et pour un
avenir prochain avaient leur raison d'être; la venue d'Oveibeck en
Italie pour le dessein qu'il se proposait n'était pas sans précédons.
Winckelmann avait à moitié tracé la route en préconisant les œuvres
de l'antiquité et se faisant lui-même catholique. Raphaël Mengs,
né en Bohème, élevé à Dresde, était venu s'établir à Rome. Asm us
Cartens, de Slesvig, était allé h, Rome à grand'peine, vu son indi-
gence, y avait étudié et conquis le talent, était revenu à l'académie
de Berlin pour retourner encore à Rome. C'était le précurseur d'O-
verbeck. Celui-ci fut le véritable fondateur de la colonie allemande,
parce qu'en dehors du mérite de ses œuvres il avait quelque chose
de l'apôtre. Tandis que David à Paris étalait une anatomie savante,
et, tout en l'interprétant d'une façon un peu théâtrale, ne dédai-
gnait pas la nature, Overbeck et les « nouveaux INazaréens » se plon-
geaient dans leur mysticisme et rejetaient autant que possible l'usage
du modèle vivant. Travailleurs obstinés et solitaires, objet de quel-
ques moqueries, ils restèrent longtemps inaperçus dans la ville des
ruines, ne se plaignant pas de l'obscurité, assidus à l'étude, hono-
rant leur ambition par de consciencieux efforts. Après 1815, leurs
LES ÉCOLES DES BEAUX-AllTS EN EUROPE. ll\7
travaux furent mis en lumière. Trois ans après, la colonie allemande
faisait au palais Cafarelli une exposition publique dont on ne riait
plus. On eût dit que l'art germanique venait de naître; il n'avait
fait que changer de forme et entrer dans une nouvelle phase. C'é-
tait une période de triomphe; les Allemands s'étaient attaqués à la
fresque et avaient réussi. On leur demandait de décorer des villas.
On acceptait tout, légendes Scandinaves, mythologie, catholicisme;
les académies sollicitaient des professeurs, les élèves accouraient;
on venait de Dessau, de Dresde, de Vienne, de Cologne, de Mu-
nich, des ateliers de Paris. Des disciples de Gros et de David quit-
taient leurs maîtres pour recevoir la doctrine en crédit. Overbeck
restait à Rome. Il gardait le foyer où s'était, disait-on, rallumé
l'art germanique. Les autres s'en allaient régénérer les écoles de
l'Allemagne, apôtres de la bonne nouvelle.
Ce fut un moment solennel où l'enseignement de l'art fut profon-
dément modifié. L'ancien art allemand, si longtemps en quête de la
réalité, interprétée, il est vrai, avec sa manière propre, ce vieil art
d'Albert Durer, se faisait idéaliste. L'enseignement par l'œuvre et
par l'exemple, l'enseignement oral, la protection des princes, as-
suraient le triomphe de la jeune école qui était allée recevoir le
baptême de l'Italie. Pierre Cornélius était appelé à Munich par le
prince royal qui fut plus tard le roi Louis. Il y décorait le musée
des statues ou glyptothèque; il était demandé à Dusseldorf, afin d'y
diriger l'académie, puis il revenait dans la capitale de la Bavière
exécuter ce fameux Jugement dernier que les néophytes du temps
comparèrent à la fresque de Michel- Ange. Schadow, que ses leçons
surtout devaient rendre célèbre, arrivait professer à Berlin, dont son
père administrait l'académie. Les élèves quittaient celle de Dussel-
dorf pour mettre à profit sa science, s'approprier son style froid
et précis, et quand il repartait de Berlin pour prendre la haute
main sur l'école de Dusseldorf, abandonnée par Cornélius, ils con-
tinuaient à lui faire un cortège de disciples et d'admirateurs em-
pressés. Schnorr passait aussi, évangélisant de Rome à Munich, puis
à Dresde. Plus tard Kaulbach, l'élève de Cornélius, le plus puissant
des peintres d'histoire de l'Allemagne, de beaucoup supérieur à son
maître parce qu'il unit quelque réalité à un idéalisme sincère, Kaul-
bach, l'interprète de Klopstock, de Goethe, de Wieland, le metteur
en œuvre des légendes germaines, celui qui représenta la double
bataille des Huns et des Romains, dont les ombres se heurtent en-
core dans les airs quand leurs corps ont perdu la vie, apportait tour
à tour son influence à Munich et à Berlin, reproduisant parfois sur
les mêmes thèmes les mêmes compositions.
Aujourd'hui le mouvement imprimé par ces hommes convaincus
TOME LXXXII. — 18G9. 27
418 REVUE DES DEUX MONDES.
a un peu tléchi, sans qu'on puisse dire en définitive de quel côté se
tournera l'école allemande. Elle semble partagée entre ces deux
courans, le retour à divers passés, le grec un peu rajeuni, le néo-
gothique ou le commencement de la renaissance et les tendances
franchement naturalistes auxquelles aboutit l'école de Dusseldorf.
L'architecture se débat dans la même indécision ; la sculpture, qui
semble avoir de l'avenir, ne manque ni de caractère ni de vérité.
Les écoles et l'enseignement supérieur sont un peu partout. Berlin,
Dussçldorf, Kœnigsberg, Nuremberg, Munich, Dresde, Vienne (1),
ont des académies, Nous ne parlerons ici que de celle de Dusseldorf,
qui appartient à la Prusse après avoir été à la Bavière. L'académie
a succédé à celle qu'avait créée l'électeur Charles -Théodore. Elle
fêtait tout récemment le centième anniversaire de sa réorganisa-
tion. Les élèves sont divisés en troLs classes. Dans la première, on
enseigne les élémens; dans la seconde, où l'on ne reçoit que les
jeunes gens qui veulent se consacrer entièrement à l'art, les élèves
ont à leur disposition les modèles antiques et le modèle vivant, étu-
dient les principes des draperies et le jeu des étoffes d'abord sur
le mannequin, pratique dangereuse pour des écoliers, puis sur na-
ture. Ils suivent des cours de peinture, de sculpture, d'architec-
ture. Ils ne montent dans la première classe que quand ils se sont
fait remarquer par une aptitude à la composition. On leur demande
alors de continuer leurs travaux, de prendre part en certains cas à
ceux des professeurs, de se rendre bien compte de leurs forces et
de leurs qualités individuelles afin de choisir leur route, d'assister
assidûment aux cours afin de compléter leurs connaissances esthé-
tiques. Par compensation, on leur assure toutes les facilités d'étude,
des prix et des encouragemens en argent. La science qu'on exige
d'eux a été poussée assez loin, si loin même que nombre d'Allemands
se livrent, sous prétexte de peinture, à des dissertations coloriées
sur la science, la philosophie et la métaphysique. Ils peignent la
cosmogonie, l'histoire quintessenciée des dieux et des hommes.
Artistes consciencieux, éblouis de leurs propres idées, ils croient
écrire leurs systèmes avec le pinceau, et ne réussissent qu'à con-
fondre les genres. Les maîtres du reste avaient donné l'exemple.
Cornélius accompagne ses vastes fresques de commentaires qu'il
faudrait parfois commenter à leur tour. Quand Overbeck envoyait
à l'académie de Francfort son Triomplic de la religion, il jugeait
une brochure nécessaire pour le faire comprendre; nous n'avons
(1) L'empire d'Autriche, où parut la plus ancienne école allemande, celle de Bohême,
qui précéda celle du Rhin, et qui était déjà, réunie en confrérie à l'époque de Giotto,
est loin, malgré des efforts récens, de tenir le premier rang pour ses écoles supérieures
d'art.
LES ÉCOLES DES BEAUX-ARTS EN EUROPE. AlO
pas été beaucoup plus édifié après l'avoir lue. Cette peinture abs-
truse est, dit-on, condamnée ; nous ne la regretterons pas.
Montons un peu plus haut vers le pôle : ceux qui sont venus les
derniers et qui ne se montrent pas les moins ambitieux parmi les
peuples européens n'ont pas désespéré, — à 59 degrés de latitude
nord, dans un pays où les fleuves restent gelés la moitié de l'année,
où les blanches statues des divinités du midi, transportées sous un
ciel inclément, frissonnent malgré leur abri de bois et voient se
fendre leur chair de marbre, — de réchauffer le zèle, l'enthousiasme,
l'inspiration des élèves d'une école d'art. La ville qu'un despote ré-
formateur, faisant violence aux tendances orientales de la nation,
bâtit à l'embouchure de la Neva, et dont il fit la capitale militaire,
maritime, civile et religieuse de l'empire russe, Saint-Pétersbourg,
posséda peu de temps après sa fondation une école et une académie
des beaux-arts. Ce fut Elisabeth qui les établit sur la sollicitation
du comte Schouvalof. L'école était du ressort de l'académie des
beaux-arts, sorte d'annexé de celle des sciences. L'impératrice la
dota et y fit entrer une quarantaine d'élèves. Ce nombre fut plus
tard porté à trois cents. On voulait que l'honneur qui rejaillit sur
les souverains et sur leurs sujets de la haute culture de ces arts
que les Grecs avaient réputés divins ne fît pas défaut à l'empire
naissant. On croyait improviser des artistes. Or la Russie a eu à sa
tête des monarques intelligens, même des hommes de génie, mais
qui n'avaient guère confiance qu'en l'opiniâtre puissance de leur
volonté. Les futurs artistes étaient internés dès l'âge de six ans dans
l'école académique. La munificence impériale les défrayait de leurs
dépenses. On mettait à leur portée tout le savoir dont on pensait
qu'ils pouvaient avoir besoin. On leur enseignait à lire, à écrire; on
ajoutait à cela un peu de calcul, un peu d'allemand et de français,
puis les notions du dessin. Peut-être était-il difficile de faire mieux
pour le pays et pour l'époque. Cependant le bagage dont on mu-
nissait ces pauvres enfans privilégiés était insuffisant. A quatorze
ans arrivait pour eux une échéance fatale; il fallait choisir l'art
qu'ils se proposaient d'exercer; il fallait dire s'ils seraient peintres
d'histoire, de batailles, de portraits, de paysages, sculpteurs, gra-
veurs, ai'chitectes. Les élèves, ayant choisi en toute liberté, pas-
saient quatre ans dans l'académie, occupés de leurs études spéciales.
On distribuait des prix chaque année, et ceux qui en avaient ob-
tenu le plus étaient envoyés à l'étranger aux frais de la couronne. A
quelques autres, on permettait de copier les œuvres des maîtres à
l'Ermitage, dont la collection s'enrichissait sans cesse d'achats faits
en France et en Italie.
Des mesures si savamment combinées ne firent pas un art russe,
l'empire eut surtout des praticiens. Les peintres furent le plus sou-
420 REVUE DES DEUX MONDES.
vent byzantins, quelques-uns allemands, d'autres italiens, presque
tous adoptèrent une coloration irritante, métallique, outrée. Il y eut
bien quelques statuaires à qui l'on fit une réputation; mais quand
on voulut élever une statue équestre à Pierre P% le fondateur de la
ville, ce fut Falconet qui fut appelé. Des architectes italiens bâtis-
sent des palais, et même sous l'empereur Nicolas, qui témoigna si
haut de son désir de n'user que des ressources de la Russie, un in-
génieur français reçut mission d'édifier l'église de Saint-Isaac, et
d'ériger en face du Palais d'Hiver la belle colonne monolithe de
porphyre qui devait rappeler la mémoire d'Alexandre I". Un ar-
chitecte allemand construisait un autre Ermitage.
La condition des élèves s'est fort améliorée depuis quelques an-
nées. L'aménagement de l'école est vaste et magnifique. Elle est
située dans l'île de Wassili, et occupe un palais dont la façade se
développe sur les bords du large fleuve qui donne à Saint-Péters-
bourg un aspect si pittoresque. Le bâtiment, de forme quadran-
gulaire, renferme au rez-de-chaussée des ateliers pour la fabri-
cation de mosaïques, art byzantin que les Russes ont cultivé avec
autant de persévérance que les Italiens, et des collections de mou-
lages et de spécimens de différentes époques. Le premier étage a
des galeries de tableaux anciens, des peintures d'artistes modernes,
français, belges et allemands, des œuvres d'artistes russes de[)uis
Pierre le Grand, une bibliothèque et un cabinet d'estampes. C'est à
l'étage supérieur que se font les expositions de tableaux. Une sœur
du tsar est aujourd'hui présidente de l'école, elle a sous ses ordres
un vice président, le prince G. Gagarine. Le personnel se compose à
peu près comme celui de toutes les académies. On y a joint un
prêtre, un diacre et un sacristain.
Les élèves en bas âge ne sont plus admis. On accepte comme
écoliers les jeunes gens qui se sont procuré une éducation prélimi-
naire, soit dans les gymnases, soit ailleurs. Il en arrive quelques-
uns des universités, où l'on entretient des professeurs de beaux-
arts, le plus souvent médiocres. Il en vient un plus grand nombre
d'une école de dessin qui a quelque célébrité à Moscou, même des
écoles établies à Saint-Pétersbourg en faveur des ouvriers, et que
fréquentent surtout des jeunes gens des classes moyennes. On
n'exige pas de concours, on ne donne pas de places; on se con-
tente en général de faire esquisser une tête antique au candidat
pour s'assurer de ses aptitudes. Sauf le dimanche et les fêtes,
dont le calendrier grec est fort encombré, les élèves s'exercent
chaque jour, suivant la classe dans laquelle ils sont répartis, à des
études peintes ou modelées d'après les moulages ou d'après nature,
à des compositions de figures nues ou vêtues, à reproduire les plis
d'un mannequin drapé, travail un peu stérile auquel en Russie
LES ÉCOLES DES BEAUX-ARTS EN EUROPE. 421
comme en Allemagne on a donné longtemps beaucoup trop d'im-
portance, à des projets d'architecture. Ils suivent pendant six ans
au moins les divers cours qui sont professés dans l'école, et parmi
lesquels on trouve une histoire de Russie fort arrangée et une his-
toire de l'église. Les encouragemens de diverses sortes sont prodi-
gués. Celui qui obtient telle médaille est exempté de l'impôt et n'a
plus rien à craindre de la conscription. A telle autre médaille est
attribuée une récompense en argent. La grande médaille d'or enfin
donne le droit de voyager pendant six ans aux frais de l'état; le
lauréat reçoit à peu près 3,500 francs par an.
Ici se présente le même inconvénient qu'ont signalé les académies
de Belgique. Les artistes, si bien doués qu'ils soient, qui ne sont
pas munis à leur départ d'un suffisant bagage de connaissances, ne
retirent qu'un médiocre profit de leur excursion à l'étranger. Inca-
pables d'apprécier avec exactitude ce que voient leurs yeux, inca-
pables parfois de se faire entendre dans les pays qu'ils parcourent, ils
reviennent sans avoir rien appris, à moitié déshabitués du travail,
ayant perdu ce caractère national qu'on s'attache dans l'école à
leur conserver. D'un autre côté, l'école des beaux-arts de Saint-
Pétersbourg, qLii donne en général l'enseignement supérieur à près
de 500 élèves, n'a pour se recruter, comme celles de quelques pays,
ni les écoles secondaires, ni de grandes et nombreuses industries,
puisque la plupart des industries d'art, la tapisserie, la fabrication
des bronzes, les papiers peints, la sculpture sur bois, ont à peine un
commencement d'existence.
Le gouvernement a dû aviser pour que son école ne chôme pas
et ait toujours assez d'élèves. Il a fallu assurer à ceux qui d'élèves
sont en situation de passer maîtres, peintres, sculpteurs, architectes,
un établissement aussi stable que dans n'importe quelle autre car-
rière, ne ménager ni les diplômes, ni les décorations, ni les hon-
neurs. Les hautes classes sont obligées de « servir la couronne. » Un
peintre servira la couronne, il aura des grades comme professeur ou
comme académicien au même titre que ceux qui font partie de l'ar-
mée, de la marine, du clergé. Le tsar se procurera ainsi, avec la
quantité d'artistes qu'il lui faut, la douce illusion dont aiment à se
bercer les chefs des nations policées; il se dira que le peuple est
fortement doué du sens des choses de l'art, et que son sentiment
naturel reçoit par l'éducation tous les développemens dont il est
susceptible. Le seul malheur, c'est qu'on ne se procure par ces
moyens qu'un art artificiel, surmené, mal en rapport avec les be-
soins vrais, les ressources, les mœurs du temps, impropre à péné-
trer partout, indigne d'être aimé de tous, un art officiel et par
conséquent menteur, objet d'un culte plus apparent que réel. Celui
qui fait profession d'être artiste a recherché dans les procédés de
A22 REVUE DES DEUX MONDES.
son art non l'expression d'une pensée, d'un sentiment, mais un
autre moyen d'arriver. L'art simple, sans fracas, celui qui retrace
des scènes historiques ou familières du pays, n'étant pas des plus
goûtés en haut lieu, sera délaissé pour cet autre art retentissant,
qui n'est ni grec, ni romain, ni national, correct cependant, aca-
démique dans le sens étroit du mot, uniforme à perte de vue
comme ces perspectives qui environnent à Pétersbourg même les
bâtimens de l'école. Les Derniers j ours de PomjJéi, toile de Brulof
qu'on montre en exemple aux élèves, est un des plus parfaits mo-
dèles de cette manière de peindre. La composition est pleine d'éta-
lage, l'action théâtrale et pompeuse, la lumière vive et dure. S'il
sacriDe ainsi aux idoles, l'artiste acquiert des droits à toute sorte
d'avancement, franchit rapidement tous les grades, monte les éche-
lons du tchinn, comme tous les autres fonctionnaires, et se re-
pose aussitôt qu'il peut dans la nonchalance et les honneurs. Il y a
cependant en Russie plus d'élémens qu'il n'en faut pour qu'on puisse
espérer d'y voir surgir des artistes puissans. Us sont comme étouf-
fés dans le cercle trop étroit des habitudes et des institutions du
pays.
Il n'est pas inutile de jeter avant de finir un coup d'œil sur le
Nouveau-Monde. Au point de vue de la haute éducation d'art, on
peut dire que, malgré quelques tentatives partielles, les Améri-
cains ne sont pas encore entrés en ligne. Leur tour viendra; il
a fallu pourvoir auparavant à des nécessités plus pressantes. Ni
dans les régions occupées par la race saxonne, ni dans celles qui
furent autrefois des possessions espagnoles, l'art ne s'est encore
implanté réellement. Il n'est point fait au sol, il n'est pas chez lui.
Quelques essais particuliers ont témoigné plutôt de préoccupa-
tions prématurées d'esprits en avance sur leur époque que de be-
soins réels et généraux. En art, l'enseignement supérieur ne s'im-
provise pas plus qu'il ne s'impose par la force. Le terrain doit être
auparavant préparé. Il faut certaines habitudes d'idées, un courant,
une tradition. Pour la peinture seule, la tradition n'est pas indis-
pensable, si l'on se contente de la recherche sincère et naïve de la
réalité des choses, si l'on se propose de rendre par les procédés les
plus simples l'impression qu'elles ont faite sur l'artiste. Ainsi se
forment peu à peu des écoles comme celles des Flandres et de la
Hollande. Leurs œuvres mériteront d'être dédaignées par ceux qui,
montés au ton tragique, ne comprennent guère, à l'exemple du
grand roi, que les images d'une vie solennelle et pleine de majesté;
mais elles rallieront les suffrages de ceux qui , moins exclusifs , se
sentent capables d'être touchés par les divers aspects du beau.
Les artistes auteurs de ces œuvres, maîtres aussi par un des côtés,
non les plus élevés, mais les plus intimes, les plus familiers de
LES ÉCOLES DES BEAUX-ARTS EN EUROPE. /|'23
l'art humain, deviendront à leur tour des ancêtres. Ils légueront à
ceux qui les suivent des traditions.
Pour la sculpture et l'architecture, les conditions sont plus dif-
ficiles et les obstacles plus nombreux. Les Grecs même, quel que
fût le génie de leur race, ont commencé péniblement. La sculpture
reste longtemps au début pauvre et insuffisante chez les peuples
les mieux doués. Ici la passion et le génie ne sont presque rien
sans la science. Pour l'architecture. Là où l'enseignement supérieur
des beaux-arts n'existe pas, ne manquent cependant ni les ingé-
nieurs savans capables d'élever de solides constructions et d'ap-
précier avec certitude la résistance de leurs matériaux, ni les in-
venteurs de formes nouvelles; mais ces formes, ne se rattachant
à rien de ce que nos regards sont accoutumés à voir et n'étant pas
la résultante harmonieuse des exigences auxquelles le constructeur
doit satisfaire et des ressources dont il dispose, ne font que sur-
prendre le goût en choquant les yeux. D'ailleurs, avant qu'un peuple
n'ait atteint le point de civilisation matérielle ou intellectuelle qu'il
a en vue, il a peu de souci de ce luxe de l'art, le plus sain et le plus
raffiné de tous. Les tableaux, les vases, les bronzes, les statues,
sont à peine un objet de désir tant que l'étape déterminée n'est pas
franchie. On a d'autres luxes non moins coûteux, mais plus appré-
ciés, celui des armes, des domestiques, des théâtres, des danses,
des fêtes, du costume, ou, si la race a une imagination moins
chaude et moins mobile, celui du culte, celui d'une littérature, ce-
lui d'une science naissante. Les peintres traversent la mer et vien-
nent demander à la France ou à l'Italie l'observation des objets qui
doivent les amener à connaître le beau, les notions pratiques dont
la possession leur est nécessaire.
L'ancienne Amérique espagnole a eu autrefois des artistes venus
de la mère-patrie, et qui se sont fixés chez elle. Ils n'y ont pas fait
école. Elle n'a pas d'art qui lui appartienne, pas plus que les Amé-
ricains du nord. Ceux-ci, ayant achevé la prise de possession de
leur sol et l'aménagement de leur territoire, revendiqueront sans
doute le domaine de l'art. Riches dès aujourd'hui des produits de
leur agriculture, de leur industrie, de leurs mines d'huile, de
houille, de fer et d'or, ils ont en main ce qu'il faut pour acquérir les
trésors qui ne sont pas immobilisés dans les musées de l'Europe.
Ils nous enlèvent déjà au feu des enchères bon nombre d'excel-
lens tableaux. Quand ils auront fait provision de beaux modèles
et affiné leur goût à les étudier, ils pourront tenter la fortune et
s'adonner à produire des œuvres originales. Ils ont assez de téna-
cité et de hardiesse pour mener à bien cette entreprise, plus dif-
ficile que toutes celles où ils se sont essayés jusqu'à présent.
Û24 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans ce mouvement de lutte généreuse et pacifique qui porte les
nations européennes à la conquête de Fart avec un empressement
analogue à celui que les demi-dieux de la fable grecque mirent à
la recherche de la toison d'or, quels ont été jusqu'ici les efforts
les plus heureux? En cherchant à résoudre cette question, qu'on
ne s'étonne pas de nous voir préoccupé surtout de l'école fran-
çaise. Pour l'instant, nous restons encore, il faut le constater, les
maîtres du terrain; mais notre avance n'est pas considérable, et il
n'y a point lieu de chanter victoire. Notre situation serait meil-
leure, si notre enseignement d'art dans les établissemens d'in-
struction secondaire où passent tous les citoyens instruits n'était
pauvre et insuffisant. Il serait malaisé qu'il le fût davantage : tout
est à reprendre de ce côté. Les autres pays du reste ne l'emportent
pas sur nous à cet égard. Presque partout c'est aux écoles supé-
rieures et aux académies qu'incombe la tâche de former des artistes;
il ne leur arrive que des élèves à peine dégrossis. Il n'en est pas
moins certain que, grâce à des efforts auxquels les gouvernemens
se sont fait un honneur d'aider, les arts sont sortis de cet état de
malaise qui avait pesé sur eux pendant plusieurs siècles à la suite
du grand épanouissement de la renaissance. On peut dire que l'art
de notre époque s'établit solidement chez des peuples qui n'en
avaient pas la notion, et qu'il n'est pas indigne de ses devanciers.
Encore s'agit-il de bien s'entendre à ce sujet. On parle souvent
du progrès des sciences. Ce progrès en effet n'a rien de relatif, il
est absolu; nul n'y contredit. Quant à l'art, il n'en va pas de même.
Qui oserait déclarer que nous sommes au-dessus des Grecs, que
nous les dépassons en sculpture par exemple? Si la statue du Dis-
cobole était à refaire, qui prétendrait la faire mieux? Si notre culte
demandait un temple pour la personnification de la raison humaine
dans les temps passés, qui ne voudrait rebâtir le Parthénon? Or
l'esprit n'est pas resté stationnaire depuis le siècle de Periclès;
nous avons entrevu d'autres horizons, mis en lumière des vérités
inconnues, subjugué des forces nouvelles, ressenti des besoins que
les Grecs ne soupçonnaient pas; il s'ensuit que l'art ne peut plus,
ne doit plus être le même. Ce qu'on exige de lui, c'est de refléter
l'homme et l'homme tout entier.
Le nôtre est en état de satisfaire à cette nécessité, et c'est pour
cela qu'il se trouve, sinon en progrès, du moins à la hauteur de sa
mission. Nos architectes, après avoir entrepris tant de restitutions
des plus beaux monumens de l'Italie et de la Grèce, n'attendent
qu'un mot pour donner des preuves de leur invention, de leur savoir
et de leur goût. Ils ont été trop contraints jusqu'ici, gênés par les
programmes que leur imposent les caprices des commissions; nous
LES ÉCOLES DES BEAUX-ARTS EX EUROPE. /|25
faisons de l'architecture administrative. Les artistes qui refusent de
plier sont écartés et remplacés par d'autres plus soumis à la dis-
cipline. Les peintres sont moins forcés de passer sous le joug, nous
en pourrions citer pourtant qui restent sous leur tente pour ne pas
subir certaines conditions qui leur paraissent déraisonnables. Le plus
grand nombre, en dépit de l'Académie des Beaux-Arts, ne se sont
pas groupés par écoles; ils combattent éparpillés dans toutes les
directions, sur toutes les routes, à leur fantaisie, sans drapeau,
plutôt en tirailleurs qu'en troupes de ligne. Si nous ne pouvons
opposer que peu de noms à la pléiade de la renaissance, si Léo-
nard, Michel-Ange, Raphaël, Titien, Yéronèse, Gorrège, brillent
toujours d'un éclat qui ne sera point effacé, il est tel de nos pein-
tres récens qui ne le cédera sans doute à personne dans l'équitable
jugement de la postérité. En sculpture, nous tenons sûrement le
premier rang, et nous ne l'avons jamais perdu depuis le moment où
Louis XIV, installant l'Académie de France en plein cœur de la ci-
vilisation italienne, a permis à nos sculpteurs de renouveler l'étude
du beau plastique. Quelques critiques ont voulu placer l'école con-
temporaine d'Italie à côté de la nôtre. Combien elle en est loin
selon nous! Elle est dépourvue d'ampleur, maniérée, trop spiri-
tuelle, prodigieuse d'habileté, cela est vrai; mais est-ce surtout de
l'habileté qu'on demande à la statuaire?
Il ne faut pas se le dissimuler toutefois, le monopole de l'art est
près de nous échapper. Nous ne sommes déjà plus en possession
d'enseigner les autres peuples. Les artistes étrangers viennent chez
nous tout formés déjà, et seulement afm de consulter nos tradi-
tions, de se perfectionner clans quelques procédés pratiques. Après
tout, cela prouve que le niveau général des sociétés s'élève, et
nous aurions mauvaise grâce à nous en affliger. Aux yeux même
des hommes qui ne sont touchés que des intérêts immédiats de
leur pays, il ressort de cette situation un résultat favorable. Nous
trouvons au dehors des débouchés pour nos œuvres d'art, dont la
quantité va en croissant plus vite que n'augmentent les besoins
manifestés jusqu'à présent par la nouvelle société française. Pour
conserver cet avantage, il faut, tout en souhaitant une cordiale
bienvenue à ces nouveaux émules, maintenir l'autorité qu'a su con-
quérir notre école, héritière de toutes les grandes écoles d'Europe.
Cette supériorité, plus disputée, n'en sera pas moins glorieuse. Ce
que nous devons désirer, c'est non pas de nous enorgueillir d'une
supériorité solitaire, mais plutôt nous montrer les premiers parmi
nos pairs. C'est la formule de l'émulation moderne.
Ciï. d'Henriet.
HISTOIRE
DU
SUFFRAGE UNIVERSEL
Dans les vieux temps monarchiques, il est arrivé plus d'une fois
qu'un souverain parvenu au trône en bas âge, et bien éloigné de
comprendre que la toute-puissance résidait en lui, grandissait dans
une atmosphère énervante, indolent et nul en apparence, donnant
à penser qu'il ne serait jamais apte à régner, et que des ambitieux
exploiteraient le pouvoir en son nom. Un beau jour, on apprenait
que le prince venait de se manifester par un de ces traits qui des-
sinent un caractère et révèlent tout un avenir, et alors c'était
parmi les peuples une commotion profonde, parce que dans cet acte
du mineur émancipé une générati n tout entière lisait un chan-
gement de régime et des destinées imprévues. Quelque chose d'a-
nalogue vient de se passer sous nos yeux. Nous avions aussi un
souverain, né depuis une vingtaine d'années, assez mal élevé,
quoique très flatté, ignorant, avec peu de moyens pour s'instruire,
insouciant, crédule à l'excès, ayant peur d'agir, laissant tout faire
par ses gouverneurs et ses ministres, si bien que ceux-ci pouvaient
se promettre une longue veine d'omnipotence. Eh bien! voilà tout
à coup que le sournois s'émancipe : il montre par un éclat soudain
qu'il est une force, qu'il sera bientôt une volonté, et qu'il faudra
compter avec lui. Le maître absolu qui vient de se révéler, c'est le
suffrage universel.
Les élections de 1869 feront époque dans notre histoire. Elles
ont produit une émotion qui sera longtemps vibrante, non-seule-
ment en France, mais en Europe : elles ont dégagé un élément ina-
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. kll
perçu, des possibilités auxquelles on n'avait pas songé et dont on
est actuellement préoccupé, dans les régions politiques, à l'état
d'idée fixe. Gomment expliquer de pareils tressaillemens? Serait-ce
reflet d'un simple déplacement de voix, qui est loin d'avoir trans-
formé l'opposition en majorité? Non, l'Europe parlementaire est ac-
coutumée à voir, à la suite d'électio-ns, des majorités s'écrouler et des
ministères forcés à la retraite, sans qu'un ébranlement soit remar-
qué parmi les populations. Autre chose a eu lieu chez nous. Gomme
je viens de le dire, on a senti qu'il s'était produit un fait nouveau.
Cette nouveauté, c'est le suffrage universel manifestant sa volonté
de vivre, de sentir, d'agir par lui-même, montrant par ce qu'il
a pu, encore comprimé et insuffisamment éclairé, ce qu'il pourra
quand tous ses liens seront tombés, appelant l'attention publique
sur ce point qu'il existe à présent dans notre politique une force
supérieure, incompressible, irresponsable, apte à tout juger et à se
déjuger.
C'est là un grand fait. Il valait la peine, à ce qu'il m'a semblé,
de rechercher d'où est venu le germe du vote universalisé, quelles
oscillations l'idée a subies dans la théorie, comment le droit abstrait
est entré dans la pratique, sous quelle influence il s'y est développé,
et comment sa marche jusqu'ici donne la mesure de sa portée dans
l'avenir.
I.
Il est remarquable que la grande période révolutionnaire n'ait
appliqué le suffrage universel dans aucune de ses trois phases; elle
ne l'a admis que théoriquement en 1793, sans en faire l'essai. La
constitution de 1791 adopta le suffrage à deux degrés, qui était dans
sa pensée une vague réminiscence des anciens temps. Les citoyens
actifs réunis de plein droit en assemblées primaires le second
dimanche de mars choisissaient des électeurs à raison de 1 pour
100, et ceux-ci nommaient les députés. Était réputé citoyen actif
tout homme âgé de vingt-cinq ans, et payant une contribution di-
recte équivalant à la valeur d'au moins trois journées de travail. La
fonction d'électeur était aussi subordonnée à certaines conditions de
cens et de propriété. Cette qualification de citoyen actif blessait les
instincts égalitaires de l'époque, et ce fut surtout pour la faire dis-
paraître que la convention improvisa la constitution de 1793. Aux
termes de ce nouveau contrat social, le peuple souverain compre-
nait tous les Français majeurs de vingt-cinq ans et domiciliés de-
puis six mois. Des assemblées primaires de 20 à 600 citoyens
présens devaient nommer les représentans à raison de 1 pour
lV2S REVUE DES DEUX MONDES.
Zi 0,000 individus. Quoique adoptée le 9 août 1793 parles iiZi, 000 com-
munes de la république, excepté par celle de Saint-Tonnent (Gôtes-
du-Nord), qui la repoussa, cette conception informe ne fut jamais
mise en pratique : la proclamation du gouvernement révolutionnaire
jusqu'à la paix la fît avorter. La constitution de l'an m (1795), ré-
digée par Daunou, Ghénier, Lanjuinais et Boissy d'Anglas, renou-
vela le régime inauguré par l'assemblée constituante en subordon-
nant la qualité de citoyen français au paiement d'une contribution
directe ou à l'accomplissement d'un service militaire. Les citoyens
français désignaient en assemblée primaire les électeurs, qui nom-
maient à leur tour les membres du conseil des anciens et les cinq-
cents. L'électeur devait justifier d'une certaine situation sociale. Vint
le 18 brumaire, qui ouvrit carrière à des combinaisons toutes nou-
velles.
Le procédé électoral du premier empire, fort compliqué en théo-
rie, était singulièrement simplifié dans la pratique et peu gênant
pour le pouvoir. C'est un suffrage à plusieurs degrés, avec le vote
universel à la base et le despotisme le plus écrasant au sommet.
Aux termes de la loi du 16 thermidor an x, tous les citoyens en
possession de leurs droits civils étaient convoqués en assemblées
nationales, et devaient désigner deux catégories d'électeurs, sous
les noms de collèges d'arrondissement et de collèges de départe-
ment. La différence entre ces deux groupes résultait de ce que les
premiers étaient éligibles sans condition de cens et que les seconds
devaient être choisis parmi les contribuables les plus chargés. Ils
étaient exposés néanmoins à être frappés de dissolution au moindre
mouvement d'indépendance. Ce n'est pas tout. Le pouvoir se réser-
vait le droit de conférer le titre d'électeur et d'introduire dans les
collèges des gens étrangers à la localité dans la proportion de un
sur dix. « Quand on contemplait, dit Benjamin Constant, les deux
cents citoyens réunis dans une salle et surveillés par vingt délér
gués du maître, on croyait voir des prisonniers gardés par des gen-
darmes plutôt que des électeurs procédant à la fonction la plus
imposante et la plus auguste. » Les diverses catégories d'électeurs
étaient nommées à vie; ils se réunissaient au besoin pour dresser
des listes départementales de candidats à la députation. Sur ces
listes, le sénat conservateur choisissait les députés au corps légis-
latif. On pense bien qu'un pareil système ne fut jamais pris au sé-
rieux; la manière dont on le pratiquait acheva de le rendre ridi-
cule. Le rapporteur pour la première loi électorale discutée sous la
restauration, M. Bourdeau, un magistrat éminent qui fut depuis
garde des sceaux, raconte que, pour les assemblées cantonales, le
vote était en quelque sorte tombé en désuétude. Dans chaque cir-
HISTOIRE DU SUFFliAGE UNIVERSEL. 429
conscription, des présidens ou vice-présidens au choix de l'aiito-
rité restaient dépositaires des urnes : ils étaient censés recevoir à
domicile, sans aucune espèce de contrôle, les bulletins qu'on aurait
dû leur apporter, et de telle sorte, dit M. Bourdeau, que quoique
personne n'eût voté, les boîtes se trouvaient remplies de bulletins
frauduleusement introduits. C'est ainsi, et particulièrement pour les
cantons ruraux, que les deux tiers des électeurs de la France furent
nommés k vie (1). Des listes de fantaisie, dressées au nom de ces
électeurs imaginaires, étaient envoyées au sénat, qui choisissait ou
plutôt laissait choisir les députés par quelque agent du pouvoir.
Vint la restauration. En attendant qu'une loi électorale fût édi-
fiée sur les bases posées dans la charte, on appropria tant bien que
mal les pratiques de l'empire aux convenances de la situation nou-
velle. L'élection à deux degrés fut maintenue, mais les collèges
d'arrondissement et de département, au lieu de désigner des candi-
dats au choix de la chambre haute, furent admis à nommer direc-
tement leurs députés. Ce système, qui avait fourni les muets de
l'empire, donna, sous d'autres influences, cette chambre de 1815
dont l'exaltation royaliste devint si gênante pour le roi lui-même,
que Louis XVIII inventa pour elle le nom d'introuvable. En 1816
seulement, on fit entrer dans la loi les principes de la charte. Le
projet du gouvernement n'accordait le droit de suffrage qu'aux pro-
priétaires fonciers, payant au moins 300 francs d'impôts directs.
Dans le cours de la discussion, la plus large extension du suf-
frage, le suffrage universel même, fut très énergiquement réclamé.
Et par qui? Par l'extrême droite des deux chambres, par ces ultra-
royalistes qui ne concevaient pas la restauration de la monarchie
sans le rétablissement des privilèges abolis. Ce sont MM. de Poli-
gnac, de Marcellus, de Fitz-James, de Montmorency et vingt au-
tres du même rang qui dénoncent la loi proposée comme « la-
■neste, anti- monarchique, anti- sociale, an ti- populaire, » comme
« destructive de la démocratie, à laquelle on va substituer, disent-
ils, une féodalité bourgeoise. » M. de La Bourdonnais s'écrie : « Ce
sont tous les citoyens que vous dégradez; c'est la population tout
entière que vous courbez, que vous prosternez devant le veau d'or,
devant l'aristocratie des richesses, la plus dure, la plus insolente
des aristocraties. » Et à la chambre des pairs le marquis de Raige-
court, le duc d'Uzès : « Vous livrez la patrie à de nouvelles convul-
sions, vous la précipitez dans l'abîme! » Tant de craintes et tant
de fureurs parce qu'on va restreindre le droit de suffrage dans une
élite de propriétaires les plus riches et les plus éclairés! Le secret
(I) Moniteur de 1816, p. 1,42'.
A30 REVUE DES DEUX MONDES.
de leur exaspération, ils l'ont révélé eux-mêmes par la bouche de
leurs principaux orateurs. L'un, M. de Fitz-James, rappelle que
les anciennes familles possèdent dans leur sphère une prépondé-
rance « d'autant plus facile qu'elle s'exerce sur des hommes sim-
ples et isolés; » un autre, le marquis de Rougé, insiste sur le rôle
que peuvent jouer dans chaque département <( un certain nombre
d'hommes à qui de grandes propriétés, des places à la cour, des
services rendus, quelquefois un mérite transcendant, donneront de
l'influence. « Le marquis de Raigecourt, allant droit au but, de-
mande que l'on organise des bourgs pourris, à l'exemple de ceux
qui fonctionnaient alors au profit de l'aristocratie anglaise. Tous
sont d'accord pour déclarer qu'en définitive les procédés du pre-
mier empire, adaptés au régime nouveau, seraient l'idéal du système.
A coup sûr, une loi qui limitait le nombre des électeurs à 100,000
en exigeant d'eux un cens de 300 francs, et qui ne tenait pour
éligibles que de grands propriétaires fonciers payant au moins
1,000 francs d'impôts, n'était pas de nature à contenter le parti li-
béral; mais il fallait faire contre-poids aux efforts des ultra-roya-
listes et défendre la charte contre ses ennemis. L'opposition olfrit
un point d'appui au gouvernement royal, dont le projet fut adopté.
Alors la réaction féodale persuade au pouvoir que le corps électo-
ral ainsi composé contient encore trop d'élémens progressistes :
on imagine le double vote, c'est-à-dire que le quart des électeurs,
choisi parmi les plus imposés, obtient le privilège de voter deux
fois. Cette conception inouïe confère la prépondérance à cette classe
des grands propriétaires qui se croit appelée à constituer une aris-
tocratie. Une majorité irrésistible leur est acquise dans les cham-
bres. Les libéraux, se sentant réduits à l'impuissance sur le terrain
légal, s'organisent pour la révolution.
L'établissement de la monarchie de 1830 appelait un progrès en
matière d'élections. De la théorie du vote universel, il ne restait
plus que quelques germes, et dans des esprits bien dilférens. Au
point de vue de la légitimité, M. de Genoude, dont la prétention
était d'avoir retrouvé les vrais principes de l'ancienne monarchie,
se mit à réclamer le suffrage universel : il n'entendait par là que le
vote à deux degrés, tempéré par un ensemble d'institutions con-
servatrices; mais il trouva peu d'adeptes, même dans son parti.
Les légitimistes de cette seconde génération s'étaient rapprochés
des voies tracées par la charte; ils ne voyaient plus dans le plan de
M. de Genoude qu'une aberration révolutionnaire. Ce système, pré-
conisé longtemps par un journal incisif, fit beaucoup de bruit sans
aucun effet. A l'extrémité opposée, la question du droit de suffrage
surgit instinctivement dans les réunions que formait alors la jeu-
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. /jSl
nesse républicaine. Le premier article d'un programme rédigé par
Godefroy Cavaignac en 18 31 pour la Société des droits de l'homme
était ainsi conçu : « la souveraineté du peuple mise en action par
le suffrage universel. » Il ne paraît pas que ce vœu eût pris une
forme plus précise. D'après les souvenirs personnels que j'ai con-
sultés, les auteurs du programme se rattachaient aux traditions des
assemblées républicaines: ils n'allaient pas jusqu'au droit de vote
illimité, et le type de leur électeur était encore quelque chose comme
le citoyen actif. Après la dissolution des sociétés populaires, la pen-
sée du suffrage universel survécut dans le parti républicain, mais
isolément et à l'état de vague idéal.
Cela dépassait de beaucoup les visées de l'opinion commune. Le
pays, en très grande majorité et dans ses catégories les plus con-
sidérables, ne comprenait et ne désirait rien de mieux que ce qui
lui fut donné par la loi de 1831. Les conditions d'éligibilité sont
simplifiées, d'importantes garanties sont obtenues : l'âge légal est
abaissé à vingt-cinq ans pour l'électorat, à trente ans pour la dé-
putation; le double vote est aboli; le cens est réduit à 200 francs;
on fait, bien timidement encore, la part du mérite personnel, en
n'exigeant qu'un impôt direct de 100 francs pour certaine catégo-
rie de capacités réputées les plus inoffensives. Grâce à cet ensemble
de mesures, le nombre des électeurs inscrits est à peu près doublé ;
il passe de moins de 100,000 à 167,000 d'abord, pour atteindre pro-
gressivement le chiffre de 2A1,000 inscrits, fournissant 200,000 vo-
tans. Les collèges électoraux organisent leurs bureaux et opèrent
sans entraves. La chambre des députés recouvre le droit de nom-
mer son président : non-seulement elle est souveraine en ce qui
concerne son règlement intérieur, mais elle partage avec le pouvoir
exécutif le privilège de proposer les lois. Cette réforme, si on en
juge par comparaison avec les deux régimes précédens, était con-
sidérable. Elle suffisait au libéralisme de cette époque, qui se nour-
rissait trop volontiers peut-être d'abstraction politique et professait
une indifférence dédaigneuse pour les problèmes d'économie inté-
rieure. Aujourd'hui qu'on peut apprécier ce mécanisme électoral
par les résultats qu'il devait infailliblement produire, on voit clai-
rement l'abîme qu'il a creusé sous le trône de juillet.
Sous le régime du cens, la capacité électorale était attachée au
paiement d'une certaine somme d'impôt, la représentation nationale
ne correspondait ni à la diversité des intérêts, ni même au groupe-
ment des populations : c'est le vice originel du système. Sous la
loi de 1831, qui prenait la richesse pour mesure, les départemens
pauvres, où les contribuables atteignant au cens étaient rares, se
trouvaient beaucoup plus représentés relativement que les dépar-
hZ'2 REVUE DES DEUX JNKJADES.
tcmens riches, où les contribuables au-delà de 200 francs étaient
nombreux. Le second arrondissement de Paris, qui comprenait
2,000 électeurs, ne nommait qu'un député, de même que certains
collèges du midi où l'on réunissait à grand' peine 150 censitaires. Il
est évident, à un autre point de vue, que la limitation du cens à
200 francs d'impôt direct livrait la majorité à la classe intermé-
diaire des petits propriétaires, des patentés, des officiers ministé-
riels, et qu'elle assurait la prépondérance aux intérêts bourgeois.
Un pareil résultat, contre lequel le bon sens et l'équité proteste-
raient aujourd'hui, n'offusquait personne à cette époque. La bour-
geoisie libérale venait de fournir une lutte de quinze ans au nom
des principes de 1789; il semblait naturel et légitime qu'elle con-
servât après le triomphe la direction du mouvement, d'autant mieux
que son avènement ne contrariait en rien les théories du progrès
accréditées parmi les principaux hommes d'état. Casimir Perier
mettait son orgueil à constituer un torysme bourgeois. L'idéal de
M. Guizot, il l'a dit lui-même à la tribune, était « l'organisation défi-
nitive et régulière de cette grande victoire que les classes moyennes
ont remportée sur le privilège et le pouvoir absolu de 1789 à
1830. H On va voir bientôt la société française se modeler pour ainsi
dire sous la pression du mécanisme électoral et prendre une allure
politique faussée par le jeu du scrutin. Entre la bourgeoisie indus-
trielle qui fait la loi et un gouvernement jaloux de ses prérogatives,
un accord instinctif s'établit. Dans l'ordre économique, les intérêts
bourgeois se meuvent sans contre-poids par un subtil agencement
de monopoles commerciaux, de taxes prohibitives, par l'accapare-
ment des fonctions et des affaires; ils tendent à constituer une
sorte de caste exclusive et privilégiée. Dans l'ordre politique, une
majorité sans vigilance, parce qu'elle est complaisante, est assurée
à un pouvoir qui laisse trop croire qu'il veut régner et gouverner.
La prépondérance souvent abusive des classes moyennes, le ma-
laise trop réel, une sorte d'ètouiïement en dehors du pays légal,
ouvraient carrière à la propagande socialiste; une politique timorée
et engourdie, sans la moindre intuition des changemens sociaux que
notre siècle prépare, justifiait les impatiences et les attaques du
libéralisme novateur, deux causes d'affaiblissement, deux présages
de chute.
Il est facile de signaler les fautes politiques après coup et quand
les résultats sont connus. Pour être juste envers le gouvernement
de juillet, je dois ajouter que, s'il ne donnait pas la réforme élec-
torale, c'est que le pays ne la lui demandait pas de manière à faire
croire qu'il la désirait beaucoup. Le gouvernement pouvait très bien
se faire illusion sur l'opportunité d'un changement. J'ai en main
HISTOIRE DU SUFFr.AGE UiNlVERSEL. Zj33
une preuve assez curieuse de ce que j'avance : c'est une brochure
inédite de M. de Cormenln, le promoteur le plus passionné du droit
de suffrage illimité. Cormenin, dont le libéralisme est resté énigma-
tique et qu'on peut soupçonner d'avoir aimé le suffrage universel
à la façon des introuvables de J815, trouvait la population indiffé-
rente et engourdie à l'endroit de la réforme, et il s'en indignait, 11
avait donc composé en 1839 un pamphlet qu'il s'était efforcé de
rendre très piquant, et qu'il avait intitulé V Ortie. L'écrit est vio-
lent sans être fort, et l'auteur a bien fait de ne pas le publier. On
voit que le pamphlétaire venait d'étudier la satire rabelaisienne et
les libellistes du xv!*" siècle, dont il imite assez lourdement le sau-
tillement et l'exubérance.
« Je ne vois pas, dit-il, que les tailleurs, les maçons, les cordon-
niers, les charpentiers, les menuisiers, corroyeurs, serruriers et
chiffonniers, ni les petits marchands, ni les laboureurs et ma-
nœuvres, ni les artisans et ouvriers des manufactures, ni les con-
seillers municipaux, ni les gardes nationaux, ni les soldats de la
ligne, se soient fort écriés contre l'indignité de leur prolétariat.
J'ai honte de le dire, j'en suis confus, rougissant, dépité, navré,
malade de cœur et d'âme, mais c'est la classe des penseurs seule
qui émet le vœu d'une réforme électorale, qui en soulève le désir,
qui en soutient le droit, qui en montre la nécessité. Elle ne devrait
faire que rédiger, que prêter sa plume à dix millions de réforma-
teurs, et c'est elle qui conçoit seule, qui formule seule et qui écrit
seule, et encore à combien d'atermoiemens, de distinctions, de
transactions, de temporisations, de nuances et de délicatesse et,
tranchons le mot, de sophismes, de faussetés et de mensonges, n'est-
elle pas obligée de descendre, de s'abaisser, de se plier, de se fa-
çonner, de se contourner, de se tordre, pour se faire accepter,
pour se faire comprendre. »
C'était donc seulement par l'opposition avancée et militante qu'un
changement était réclamé, et encore à l'état de lieu- commun, sans
formule précise. En IS/iO, une agitation factice provoqua une ma-
nifestation qui fit plus de bruit par son étrangeté que par son ob-
jet. C'était une pétition-monstre à la mode anglaise, c'est-à-dire
un ballot de 2^0,000 signatures. M. de Golbery, nommé rappor-
teur par la chambre, constata que 188,000 de ces signatures ap-
puyaient la formule suivante : « tout citoyen, ayant le droit de
faire partie de la garde nationale est électeur; tout électeur est exi-
gible. » Théoriquement c'eût été une espèce de suffrage universel,
puisqu'aux termes de la loi tout Français était garde national ; en
fait, ce système eût laissé en dehors des millions de gens qui ne
tenaient pas à faire leur service. M. Arago, qui s'était chargé de
TOME LXXXII. — 18G9. 28
434 REVUE DES DEUX MONDES.
présenter la pétition, ne la défendit que par de vagues généralités.
M. Garnier-Pagès l'aîné y trouva le thème d'un discours spirituel.
La chambre, peu préparée à une pareille discussion, la trancha par
l'ordre du jour. Vers le même temps commençait à Lyon la cam-
pagne des banquets réformistes, à laquelle M, de Gormenin ne fut
pas étranger.
Il y avait aussi, semés à travers le pays comme à toutes les épo-
ques, des conciliabules formés spontanément par l'attraction des
idées communes. Ces groupes, dont le journal du lieu est ordinai-
rement le centre, deviennent des foyers où les doctrines passent au
creuset, où chacun, dans le décousu d'une causerie amicale, pré-
pare sans y songer la politique de l'avenir. Un de ces groupes exis-
tait à Angers autour d'un journal dont le principal rédacteur était
un homme de grand sens et du caractère le plus estimé, M. Peau-
ger. Il avait pour amis et collaborateurs des jeunes gens studieux,
exaltés par l'incessante discussion, et qui tous d'ailleurs ont trouvé
dans la société les positions dues à leur mérite. L'un, avocat distin-
gué, est devenu ministre, l'autre, apprécié comme ingénieur, a été
représentant; celui dont je tiens ces détails a pris rang d'une ma-
nière éminente dans la controverse politique et dans le monde finan-
cier.
Entre ces jeunes tribuns, l'interminable causerie commencée au
bureau de rédaction se continuait dans la promenade du soir pour
être reprise le lendemain. Ils étaient à cet âge où l'imagination s'é-
prend de l'absolu, où la rigidité des principes n'a pas encore été
assouplie par l'expérience. En matière d'élection, dont on parlait
souvent, ils tenaient tous pour le suffrage universel direct, illi-
mité; Peauger seul faisait exception. Son argument principal était
celui-ci : « le suffrage universel ne peut nommer que ceux qu'il
connaît; quand on en viendra quelque jour à élire le chef de l'état,
le candidat le plus connu sera l'héritier de Napoléon. » La conver-
sation roula bien longtemps dans le même cercle. Les jeunes théo-
riciens de la future république restaient inébranlables sur le terrain
du droit absolu. — « Eh bien! s'écrie un jour Peauger de guerre
lasse, j'adopte avec vous le suffrage universel, mais je vous préviens
que je vais aller à Ham! » Il y alla en effet. Franchement républi-
cain, Peauger était naïvement persuadé qu'il allait s'incliner devant
un futur président de la république. Ce qui fut dit, on l'ignore; il
est seulement de notoriété publique que le neveu de Napoléon a
conservé pour le rédacteur du Précurseur d'Angers des sentimens
exceptionnels d'estime et d'amitié.
Le dénoûment mérite d'être connu. En 1848, Peauger, dont la
droiture était appréciée du gouvernement républicain , fut envoyé
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. /|35
à Marseille en qualité de préfet pour succéder à la mission de
M. Emile Ollivier. 11 y resta jusqu'après le 10 décembre. M. Léon
Faucher, parvenu au ministère de l'intérieur, trouva le préfet des
Bouches-du-Rhône trop républicain pour la nouvelle phase où on
venait d'entrer; il s'empressa de le destituer. Le président ne voulut
pas que ce rappel fût une disgrâce, et il offrit à Peauger le choix
entre trois places considérables. Celui-ci inclinait à tout refuser.
Ses amis, le sachant sans fortune, triomphèrent de son hésitation.
Il accepta la direction de l'Lnprimerie nationale. L'année suivante
fut présentée la loi du 31 mai, qui était une mutilation du suffrage
universel. Peauger envoya sa démission, et rentra pauvre dans la
vie privée.
Le prisonnier de Ham n'avait pas été sans réfléchir sur le droit
de suffrage, ce grand ressort des sociétés modernes. Il serait cu-
rieux de savoir si un article intitulé : Du droit clcctoral, qui a été
reproduit dans les œuvres de Napoléon III, a été écrit avant ou
après la visite du journaliste d'Angers. L'auteur des Idées napoléo-
niennes, qui aimait à introduire ses propres idées sous le patronage
de Napoléon I", s'est exprimé ainsi :
« Nous ne doutons pas qu'à la paix le système d'élection de
l'empereur ne se fût ainsi formulé. — Tous les Français sont élec-
teurs et éligibles. L'élection est à deux degrés. Tous les citoyens
domiciliés dans un canton se réuniront et procéderont à l'élection
des membres des collèges électoraux d'arrondissement et de dépar-
tement. Ces collèges procéderont directement à l'élection des dé-
putés. Les collèges de département seuls proposeront trois candi-
dats pour la place de sénateur.
« Une pareille loi, ajoute l'auteur, nous parait être d'accord avec
les idées de progrès et avec les conditions de stabilité indispen-
sables au bonheur d'un pays. Ce système sanctionne franchement
les idées de liberté : il donne des droits politiques à tout un peuple,
sans offrir les dangers et les inconvéniens de ce que l'on entend
ordinairement par suffrage universel. »
Le gouvernement royal n'était pas plus troublé sans doute par
les rêveries du prisonnier de Ham que par des articles de journaux
sans retentissement marqué dans la multitude. M. Guizot s'écriait
fièrement à la tribune : « Il n'y a pas de jour pour le suffrage uni-
versel! » Toutefois, comme dans ces questions électorales l'obstacle
aux réformes est toujours la prérogative monarchique, le souverain
assurant qu'il répond au vœu de la majorité en se réservant la di-
rection de toute chose, et les oppositions attribuant tout le mal
social à l'action sans contrôle du chef de l'état, ce conflit aboutit
infailliblement à l'antagonisme du self-government et du gouver-
nement personnel. Avec le sang-froid mortel d'un témoin qui règle
436 REVUE DES DEUX MONDES.
les conditions d'un duel, M. de Gormenin put dire dans un dernier
pamphlet intitulé VEtai de la question : « La France veut le gouver-
nement du pays parle pays. La cour veut le gouvernement person-
nel du roi. Au bout de l'un se trouvent l'ordre et la liberté, au bout
de l'autre se trouve une révolution. Yoilà l'état de la question. »
Le pamphlétaire était prophète.
II.
Le 24 février 1848, le trône vient d'être abattu. Un appel au
peuple sur les plus larges bases, aussi prochain que possible, est
une nécessité de salut public, tout le monde sent cela; mais le gou-
vernement improvisé est débordé par la marée montante des af-
faires. Le temps lui manque pour élaborer un système électoral.
M. de Gormenin paraît à l'Hôtel de Ville et offre ses services : on lui
adjoint un vétéran du libéralisme, le jurisconsulte Isambert. Six jours
plus tard, le 2 mars, les membres du gouvernement provisoire
tiennent séance au ministère des affaires étrangères sous la prési-
dence de Lamartine. On y a mandé Gormenin, qui donne lecture
de son projet. Sur les tendances générales, sur la nécessité abso-
lue d'étendre aussi loin que la raison le comporte les limites du
droit du suffrage, les divergences n'étaient pas post^ibles. Une dis-
cussion très rapide est résumée en ces termes : « le gouvernement
provisoire arrête en principe et à l'unanimité que le suffrage sera
universel et direct, sans la moindre condition de cens. » Restait à
régler l'application : la discussion des articles fut ajournée au sur-
lendemain.
La délibération, reprise en effet le 4 mars, fut consacrée aux
moyens d'exécution. Les onze membres du gouvernement provi-
soire et les quatre ministres qu'ils s'étaient adjoints, en tout quinze
citoyens confondus dans la foule huit jours plus tôt, sans autre
mandat que l'impossibilité de faire autrement, sans autre illumina-
tion que les éclairs de la tempête, allaient frapper le coup d'état le
plus souverain et introduire dans l'ordre des sociétés la plus mys-
térieuse innovation de la politique moderne. La préoccupation gé-
nérale au sein de ce conseil était de soustraire les classes peu éclai-
rées et dépendantes aux divers genres de pression qu'il est trop
facile d'opérer sur elles. Pour la formation des collèges, la première
idée fut de diviser la France en carrés égaux comme ceux d'un da-
mier, sans tenir compte des divisions départementales. Chaque
carré aurait eu un nombre d'électeurs variable comme les mouve-
mens de la population : on voyait en cela un moyen de briser les
anciens cadres administratifs et de dérouter les influences locales.
Un savant de l'Observatoire que l'on consulta fit abandonner ce
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. ii37
projet en déclarant que cette quadrature de la France entière en-
traînerait un labeur et des retards que la situation politique ne
comportait pas. On se résigna à maintenir les divisions départe-
mentales consacrées par l'habitude, en attribuant à chaque dépar-
tement un représentant pour /?iO,000 âmes et autant de collèges
que de cantons. On avait à cœur surtout de neutraliser l'esprit d'in-
trigue, afin de donner à cette inauguration d'un monde nouveau
un grand caractère politique. A cette intention, Armand Marrast
fit prévaloir le système des scrutins de liste, espèce de compromis
entre le vote direct, que les circonstances imposaient, et le suffrage
à deux degrés de nos anciennes constitutions républicaines. Enfin,
pour protéger les incapables contre leur propre ignorance, il avait
paru naturel et légitime de limiter le droit de suffrage en exigeant
de l'électeur qu'il écrivît ou fît écrire son bulletin séance tenante;
mais cette précaution pouvait compromettre le secret du vote , et
elle n'était guère conciliable avec le scrutin de liste. Gomment exi-
ger des électeurs qu'ils écrivissent des kyrielles de noms sous les
yeux du président? On éluda les difficultés de la pratique en posant
sommairement quelques principes : âge électoral abaissé à vingt et
un ans, nombre des représentans proportionnel à la population de
chaque département, vote secret au chef-lieu du canton, par scru-
tin de liste, avec faculté d'apporter un bulletin écrit ou imprimé à
l'extérieur. Tout cela, à la vérité, fut tranché un peu lestement;
les minutes étaient comptées, il fallait non pas délibérer, mais
conclure et décrétcf. Les hommes du gouvernement se jetaient
dans l'inconnu avec cette confiance naïve qui était presque partout
dans les premiers jours. Comme l'a dit un d'entre eux (1), on agis-
sait sous l'empire d'une vérité éclatante, incontestable : c'est que
le suffrage universel ne peut exister sans la liberté pour tous les
citoyens de se réunir, de se concerter, de parler, d'écrire, de pu-
blier, d'afficher, ensemble de libertés qui se font équilibre en se
corrigeant au besoin l'un par l'autre.
La délibération du h mars fut signée le 5, insérée le 6 dans le
Moniteur et complétée le 8 par des instructions réglementaires.
« Voulant remettre le plus tôt possible aux mains d'un gouverne-
ment définitif les pouvoirs qu'il exerçait dans l'intérêt et par le
commandement du peuple, » tels sont les termes du décret, le gou-
vernement provisoire convoquait au 9 avril les assemblées électo-
rales. Un délai d'un mois pour dresser les listes et régler les innom-
brables détails d'une opération aussi vaste et aussi nouvelle, c'était
presque de l'improvisation. Si on était resté dans ces limites, la
foule aurait couru au scrutin avec un enthousiasme moins refroidi,
(1) M. Garnier-Pagès, Histoire de la révolution ik ISiS.
il38 REVDE DES DEUX MONDES.
et le vote plus unamime aurait offert à la république une base plus
solide. Les exaltés étaient précisément ceux qui se défiaient le plus
de leurs principes : ils se plaignaient d'une précipitation qui ne
leur laissait pas le temps d'éclairer le peuple, et ils criaient à la
trahison. On consentit, pour les apaiser, à reculer l'élection jus-
qu'au 21 avril. Ce retard ne porta profit qu'aux anciens conserva-
vateurs. Toutefois la réaction ne se glissa dans l'assemblée qu'en
prodiguant les manifestations républicaines, et le vœu général du
pays se montra favorable à l'expérience qu'on allait faire. On avait
inscrit d'office 9,395,035 électeurs : dans aucun siècle et dans au-
cun pays du monde, la volonté nationale n'avait été consultée d'une
manière aussi solennelle. Il y eut 7,893,327 votes exprimés : cette
proportion de Sli votans sur 100 inscrits est la plus large qu'on ait
constatée chez nous depuis ISùÇ. L'expérience fut satisfaisante,
même aux yeux des plus timorés. Quand le temps sera venu de
faire une histoire complète et impartiale de cette époque, on dira
que la première émanation du vote universel a donné une assemblée
heureusement tempérée par un mélange d'anciennes illustrations
parlementaires et d'hommes nouveaux d'un mérite solide, assem-
blée éclairée, très laborieuse, patriotique malgré s'es dissidences,
une des meilleures en définitive que la France eût possédées.
Le décret sur les élections devait être éphémère, comme le pou-
voir qui l'avait édicté. Il fut convenu qu'on rentrerait plus tard
dans la légalité en posant le principe dans la constitution et en ré-
glementant la pratique par une loi spéciale. Lorsqu'on en vint à la
discussion de l'acte constitutionnel, on avait passé par de tristes
épreuves, les dissentimens s'étaient accentués. Les intérêts conser-
vateurs, groupés à l'état de parti, inclinaient vers la réaction. La
majorité, sincèrement républicaine, était en défiance. De part et
d'autre, on avait compris que, sur le terrain du sufii'age universel,
le procédé du scrutin a plus d'importance que le principe même.
Les rédacteurs du projet de la constitution républicaine étaient
donc préoccupés de soustraire l'électeur faible et ignorant aux in-
fluences de clocher; ils croyaient avec raison qu'un certain groupe-
ment est indispensable pour la sincérité du suffrage, et ils avaient
conservé dans leur projet le vote au chef-lieu du canton. Une sorte
de bataille parlementaire s'engagea sur ce point. Une motion pro-
posant le vote à la commune n'ayant réuni que le tiers des voix, un
second amendement introduit par M. Baze demanda que les con- ,
seils-généraux eussent le droit de subdiviser les collèges cantonaux
en plusieurs groupes, lorsque la nécessité de ce fractionnement au-
rait été établie par une délibération formelle. Cette tentative fut
encore repoussée par une majorité moins nombreuse et moins réso-
lue. Comme les vieilles troupes qui se reforment instinctivement
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. /i39
dans une déroute et reviennent d'elles-mêmes à la charge, la réac-
tion produisit aussitôt une troisième combinaison, qui ajournait la
question de principe jusqu'à la discussion de la loi organique, et
laissait piovisoirement aux préfets la faculté de diviser les col-
lèges trop nombreux. Les républicains autoritaires, satisfaits de voir
l'omnipotence du préfet substituée à l'influence quelque peu aris-
tocratique des conseils-généraux, joignirent cette fois leurs voix à
celles des anciens conservateurs.
Ce n'était qu'une trêve. La bataille recommença sur le même
terrain, quelques mois plus tard, à propos de la loi organique. Si
l'on veut bien saisir l'importance qu'on attachait de part et d'autre
à cette solution, il faut se rappeler que, sur 37,5^8 communes fran-
çaises, il y en a 28,000 qui ne renferment pas 1,000 liabitans, et
que dans la moitié de cette catégorie le nombre des électeurs ne
s'élève pas à 100 en moyenne; on ajoutait que dans la plupart de
ces localités, où la lumière pénètre si difficilement, il serait souvent
impossible de composer des bureaux réunissant les conditions né-
cessaires d'impartialité» et que le paysan, circonvenu de longue
date par le maire, le juge de paix, le curé, le gendarme, l'ancien
seigneur, le riche fermier, le chef d'industrie, votant sous les yeux
menaçans de ceux dont dépendent son pain et son repos, ne serait
pas maître de son choix. M. de Montalembert se jeta dans la mêlée
avec une ardeur et une subtilité d'éloquence qui firent éclat à cette
époque : la thèse qu'il soutenait était encore au fond celle des in-
trouvables de 1815. Tout ce qu'il put obtenir, ce fut la faculté de
subdiviser les cantons trop vastes en quatre collèges, en vertu d'un
arrêté du préfet et sur l'avis des conseils-généraux et cantonaux.
Le scrutin de liste par département fut d'ailleurs maintenu comme
correctif. Le cadre de la députation fut réduit dans la mesure d'un
élu pour 50,000 âmes, ce qui allait abaisser à 750 le nombre des
représentans. Pour tout le reste, l'esprit de la constitution républi-
caine fut respecté.
Mise à l'essai quelques mois plus tard , la loi électorale du
15 mars donna l'assemblée législative. Les deux tiers des inscrits
seulement prirent part au vote. Le doute et la défiance avaient
amoindri la clientèle républicaine. Au contraire, les conservateurs
de toute nuance revenaient plus serrés, plus nombreux, autori-
sés enfin à croire qu'ils allaient dominer la situation, puisqu'ils
pouvaient produire une majorité. Ils espéraient aussi qu'ils se fe-
raient du pouvoir exécutif un instrument. Trop de confiance les
aveugla. Leur idée fixe était de réagir contre le suffrage universel,
de le neutraliser autant que possible. Si le comité directeur de la
majorité avait eu la sagesse de produire une combinaison qui, en
affirmant loyalement le principe du vote universel, aurait écarté
ZlÛO REVUE DES DEUX MONDES.
momentanément du scrutin ceux qui, dans leur intérêt même, n'é-
taient pas aptes à faire bon usage de leurs droits civiques, et qui
peut-être y tenaient fort peu, le parti conservateur aurait acquis
une grande force en ralliant à lui une portion très considérable de
la démocratie. Au lieu de cela, on jetait à la révolution le défi le
plus téméraire, on se donnait le tort de l'injustice. On imagina une
loi qui avait pour effet d'écarter, non pas les indifférens et les
ineptes, mais une classe nombreuse, vivace, celle qui tenait le
plus au droit conquis, et qui d'ailleurs était généralement capable
de l'exercer.
La loi du 31 mai avait pour motif apparent de constater le domi-
cile électoral. En fait, elle avait pour but de dissoudre ces majorités
menaçantes que créait l'agglomération des classes ouvrières dans
les grandes villes, surtout à Paris et à Lyon. Le domicile électoral,
auquel est subordonné le droit de vote, devait être établi par trois
années d'inscription au rôle de la taxe personnelle ou de la pres-
tation en nature, par l'affirmation des père et mère domiciliés eux-
mêmes depuis trois ans, enfin par les déclarations des maîtres ou
patrons en ce qui concernait les ouvriers ou les domestiques em-
ployés chez eux. Cette combinaison excluait donc cette partie de
la population des ateliers qui est appelée fréquemment d'une ville
à l'autre, et ce n'est pas tout. Dans les principales villes, à Paris
notamment, où il aurait été difficile d'obtenir des nécessiteux le
paiement régulier de l'impôt personnel, on a exonéré de tout ten.ps
ceux qui occupent les petites locations en remplaçant la somme
qu'ils auraient dû payer par des taxes d'octroi. Ayant cessé d'être
contribuables, les exonérés auraient perdu leur qualité d'électeurs.
Quant aux deux autres moyens de constater le domicile, ils tendaient
à subordonner le droit de suffrage au bon vouloir du maire de cam-
pagne ou des chefs d'industrie. Bref, sur 9,936,004 inscrits aux
termes de la loi de 18/i9, la loi du 31 mai 1850 en éliminait plus de
3 millions. Ceux qui allaient ainsi être sacrifiés formaient la grande
armée de la démocratie industrielle, une foule enfiévrée de politi-
que, jalouse de ses droits nouveaux, et en définitive mieux pré-
parée à les exercer que la bourgeoisie boutiquière des villes ou la
petite propriété des campagnes.
A qui remonte l'initiative d'une pareille loi, aux chefs de la ma-
jorité ou au président de la républi |ue? Dans le cours des mois de
mars et d'avril 1850, plusieurs élections partielles très accentuées
dans le sens républicain avaient exaspéré la réaction. L'élu du 10 dé-
cembre prit acte de cette disposition, et, mettant d'une manière
assez inusitée la force exécutrice au service d'un parti, chargea
son ministre de l'intérieur, M. Baroche, de convoquer au minis-
tère dix-sept des hommes influens de la majorité, afin d'aviser
HISTOIRE DU SUFFRAGE UMVERSEL. f\!\i
d'urgence au remaniement de la loi électorale. Ils étaient choisis,
la chose est à remarquer, parmi ceux qu'on supposait dévoués aux
anciennes royautés et à l'exclusion des bonapartistes. Ce comité
réunissait le savoir, l'éloquence, la longue habitude des affaires, le
prestige personnel : une seule condition y manquait, cette vue simple
et droite des choses que donne l'impartialité. Le sens du grand
ébranlement de février leur échappait : ils n'y voyaient encore
qu'un accès de fièvre chaude, un de ces accidens politiques auxquels
on remédie avec de l'habileté et de la persévérance. Certes la com-
binaison légale qu'ils imaginèrent était d'une rare subtilité; elle
aurait pu réussir au temps du suffrage restreint et des malices par-
lementaires. En plein suffrage universel, cette atteinte à la consti-
tution, cette mise hors la loi de 3 miUions 1/2 de citoyens, étaient
aussi contraires à la prudence qu'à l'équité. Les auteurs du projet,
à ne considérer que la cause qui leur tenait au cœur, prenaient
la peine de fabriquer le piège pour y donner tête baissée; ils com-
mettaient une de ces fautes irrémédiables sous lesquelles un parti
succombe, et c'est le jour où ZI33 voix contre '2!ii adoptèrent leur
œuvre qu'il aurait fallu dire : « L'empire est fait! »
On le vit bien l'année suivante. Le résultat de la loi du 31 mai,
comparé à la législation précédente, ayant été publié officiellement,
le pays apprit avec étonnement que le nombre des électeurs était
tombé de 9,936,00Zi au chiffre de 6,809,281, ce qui enlevait à
3,126,723 citoyens le droit que la constitution leur avait assuré.
Pour le seul département de la Seine, les radiations dépassaient
131,000, environ 35 pour 100. La décomposition des chiffres de ce
tableau démontrait que la population ouvrière des grandes villes
était presque généralement exclue. Le !i novembre, à la réouver-
ture de la session, l'assemblée législative reçut du président deja
république un message insistant sur la nécessité de rétablir le prin-
cipe du suffrage universel dans sa plénitude. Entre autres vices de
la nouvelle loi électorale, le président en signalait deux dont il
était personnellement victime. Premièrement la mutilation du corps
électoral était un des argumens invoqués par ceux qui faisaient ob-
stacle au remaniement de la constitution , il ne fallait pas leur
laisser ce grief. Eu second lieu, cette constitution avait dit qu'en
cas de ballottage le président pourrait être élu par 2 millions de
voix, c'est-à-dire par le cinquième de la population virile, dans
l'hypothèse où le droit de voter serait sans limite; avec un corps
électoral réduit à 6 millions, le minimum de 2 millions de voix né-
cessaires pour l'élection du président représenterait non plus le
cinquième, mais le tiers des votans, contrairement à ce qu'avaient
décidé les constituans de 18â8.
Les germes de dissensions et de perplexité étaient jetés à pleines
hh'2. REVUE DES DEUX MONDES.
mains au milieu de l'assemblée. Les républicains devaient-ils con-
trecarrer le rétablissement du suffrage universel, ou prêter la main
à des projets menaçans? Convenait-il mieux aux royalistes de la
majorité de jeter le défi aux masses populaires en refusant de s'as-
socier au pouvoir exécutif, ou de détruire eux-mêmes leur ouvrage
et de s'exposer au ridicule sans regagner la popularité? Sur le con-
seil de M. Berryer, l'assemblée essaya d'éluder ces difficultés en
réservant son initiative, c'est-à-dire en ajournant la résolution à
prendre. On n'attendit pas son bon plaisir. Dans la sombre matinée
du 2 décembre 1851, la population des ateliers, allant comme d'or-
dinaire à ses travaux, s'attroupait devant des affiches qu'on venait
de placarder et lisait sans émotion , quelquefois même avec des ri-
canemens : — « Au nom du peuple français, le président de la ré-
publique décrète : article 1"'. L'assemblée nationale est dissoute;
— article 2. Le suffrage universel est rétabli. — La loi du 31 mai
est abrogée. » C'était trancher la question dans le vif. Etait-il pos-
sible que la partie batailleuse de la démocratie s'enflammât pour
l'assemblée qui l'avait dépouillée de ses droits civiques contre le
pouvoir exécutif qui les lui rendait (1)?
IlL
La réorganisation du suffrage universel a été pour ainsi dire le
couronnement du coup d'état; c'est à l'ensemble des procédés élec-
toraux que l'édifice impérial a dû sa cohésion et sa solidité. Les af-
fiches du 2 décembre avaient annoncé au peuple français qu'il se-
rait in\ité à déclarer par oui ou par non s'il autorisait le neveu de
l'empereur à introduire une nouvelle constitution sur les bases et
les théories qui avaient triomphé après le 18 brumaire : « un chef
responsable nommé pour dix ans, — des ministres dépendant du
pouvoir exécutif seul, — un conseil d'état préparant les lois et sou-
tenant la discussion devant le corps législatif, — un corps législatif
nommé par le suffrage universel sans scrutin de liste, — un sénat
conservateur. » Tout le système était résumé en soixante-quinze
mots. La nation, consultée suivant les listes antérieures à la loi du
31 mai, accorda l'autorisation demandée par 7,539,216 adhésions
sur 8,116,773 votes exprimés. En vertu de ce plébiscite, la consti-
tution napoléonienne fut établie par décret du lli janvier 1852, et
complétée, en ce qui concerne le système électoral, par le décret
(1) Le vainqueur du 2 décembre a constaté lui-même ces dispositions. Il a dit dans
une proclamation du 8 décembre : « Dans ces quartiers populeux où naguère l'insur-
rection se recrutait si vite parmi des ouvriers dociles à ces entraînemens, l'anarchie
cette fois n'a pu rencontrer qu'une répugnance profonde... Grâces en soient rendues à
l'intelligente et patriotique population de Paris! »
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 443
organique du 2 février suivant. Cette législation, dictée d'autorité,
est encore celle qui régit aujourd'hui l'exercice de la souveraineté
nationale. Le scrutin de liste est aboli; le bulletin de vote ne con-
tient plus qu'un nom. Le nombre des députés, réduit dans la pro-
portion de 750 à 261 , correspond non plus au chiiïre de la popu-
lation, mais à celui des électeurs inscrits. La durée du mandat
législatif est portée de trois à six ans. Un collège électoral est formé
par le groupement de 35,000 électeurs, et chaque département
nomme autant de députés qu'il renferme de collèges électoraux.
L'élection se fait, non plus par canton, mais à la commune, et les
grosses communes peuvent encore être subdivisées à la discrétion
du préfet. Ainsi l'exercice du droit souverain se trouve morcelé en
38,000 centres d'opérations dont les trois quarts (28,199 communes
sur o7,5/i8) comptent de 100 à 1,000 habitans, ce qui fournit une
moyenne de 126 électeurs.
On saisira sans peine la différence entre cette manière d'appli-
quer le droit de suffrage et les procédés du régime antérieur. Tou-
tefois les innovations principales ne sont pas celles qu'on a écrites
dans la loi. Le système électoral de l'empire a deux traits qui le
caractérisent, le tracé arbitraire des circonscriptions et les candi-
datures officielles. Quand on a lu dans la constitution du 14 janvier :
« il y aura un député au corps législatif à raison de 35,000 élec-
teurs, » il n'est venu à l'esprit de personne que le gouvernement
se réservait le droit de grouper les électeurs à sa fantaisie, abstrac-
tion faite des convenances locales, des affinités de mœurs et d'inté-
rêts, sans autre préoccupation que de fairt échec aux adversaires
de sa politique. Sous les constitutions précédentes, les remanie mens
de cette nature devaient être autorisés par une loi, et ils donnaient
souvent lieu à des débats très vifs. Aujourd'hui l'administration a
le droit de renouveler le tracé tous les cinq ans, c'est-à-dire à la
veille des élections générales. Elle sait à l'avance dans quelles con-
ditions la lutte va s'engager, et la faculté qu'elle a de préparer le
champ de bataille, d'y amener des élémens hostiles à l'opposition,
d'augmenter la clientèle du candidat préféré, devient dans ses
mains un moyen d'action souvent irrésistible. Il n'y a rien qui res-
semble à cela dans aucun autre pays ; on en peut dire autant de la
candidature officielle.
Appelé à s'expliquer sur ce point dans une discussion récente,
M. de Forcade La Roquette a dit énergiquement : a Les candida-
tures officielles ne tiennent pas à tel ou tel système; les candida-
tures officielles sont de t«us les systèmes (approbation); elles ont
été pratiquées sous les régimes les plus libéraux,... sous la restau-
ration, sous le gouvernement de juillet, sous la république elle-
même; sous la république surtout, les candidatures officielles ont
hhh REVUE DES DEUX MONDES.
été soutenues dans des circulaires célèbres avec une exagération
que le gouvernement ne prétend pas imiter... Voici comment un
grand ministre, un ministre libéral, le comte de Cavour, s'expli-
quait sur les candidatures officielles : « Le gouvernement ne doit
pas rester étranger à cet acte suprême de la vie d'un peuple, les
élections; mais il doit y intervenir ouvertement, avec des moyens
francs et loyaux, en reconnaissant pour amis, non ceux qui seraient
disposés à donner leur appui à un acte ministériel quelconque, mais
ceux qui partagent ses principes, qui suivent le même drapeau,
qui sont décidés à faire triompher la même politique. » Les argu-
mens que produit M. de Forcade La Roquette, les exemples qu'il
invoque, sont d'un effet sûr dans une assemblée où la parole rapide
domine la réflexion; ils n'ont plus la même valeur pour l'observa-
teur appliqué à saisir le fait politique dans sa réalité effective. Que
des hommes de gouvernement, se croyant en possession de la vérité et
nécessaires au salut du pays, recommandent leurs adhérens et met-
tent au service de ceux-ci les moyens d'action dont ils disposent, cela
s'est vu assurément, et se verra encore dans plusieurs pays, parce
que le besoin de convaincre, de dominer, de se défendre, découle de
ces instincts naturels qui se font jour malgré tout; mais dans tous
les pays connus jusqu'en 1852, si ce n'est à Rome sous les césars,
les influences administratives ont été tolérées et non pas légalisées.
Il y a eu des candidatures soutenues, mais non pas imposées en vertu
d'un acte officiel. Dans les exemples signalés par M. de Forcade
La Roquette, que voyons-nous? Des ministères intervenant dans
les élections à leurs risques et périls, ne découvrant pas le souve-
rain et ne compromettant qu'eux-mêmes, si l'abus des influences,
allant jusqu'à la corruption ou l'intimidation, prenait le caractère
d'un délit. Dans la combinaison de 1852, les ministres n'existent pas
pour le public : les candidatures officielles, décernées comme une
fonction par le choix personnel du souverain, appuyées par toutes
les forces administratives, sont présentées comme un complément
nécessaire des institutions impériales.
Il en était ainsi à l'origine du moins, et c'était logique. Suivant
la constitution consacrée à deux reprises en 1852 par près de
8 millionsde suffrages le chef de l'état déclare la guerre, fait les
traités de paix, d'alliance et de commerce, nomme à tous les em-
plois; il a seul l'initiative des lois, et quand elles sont votées par
les corps délibérans, c'est lui qui en règle par décrets l'exécution.
Par ces décrets, il donne force de loi aux tarifs internationaux , il
ordonne ou autorise les travaux d'utilité publique et les entreprises
d'intérêt général. Ses ministres, sans solidarité entre eux, ne dé-
pendent que de lui seul; il nomme les maires des 38,000 com-
munes, et peut les choisir hors des conseils municipaux. 11 a le droit
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 445
de déclarer l'état de siège dans un ou plusieurs départemens. Un
sénat choisi par lui maintient ou annule tous les actes qui lui
sont, déférés comme inconstitutionnels. Le corps législatif perd le
droit d'initiative et ne reçoit plus de pétitions, il ne choisit plus
ses présidens. Les amendemens émanés de lui ne peuvent plus être
décrétés sans l'approbation du conseil d'état. Le budget des dé-
penses est voté en bloc et par ministère; des viremens de crédit
d'un chapitre à l'autre peuvent être autorisés par décrets. Le
compte-rendù des travaux législatifs est réduit à la reproduction
d'un maigre procès-verbal rédigé par une commission spéciale. En
cas de dissolution du corps législatif, le chef de l'état a six mois de-
vant lui pour en convoquer un nouveau, et pendant ce délai il de-
mande au sénat les mesures d'urgence qu'il juge nécessaires. Toute
réunion politique est supprimée, même pendant la période électo-
rale; en même temps le contrôle et la controverse par la presse sont
neutralisés par un agencement de mesures restrictives et de charges
fiscales. Tel était l'état des choses en 1852 : on chercherait vaine-
ment dans l'histoire des pays constitutionnels une pareille concen-
tration de pouvoirs.
Le vote du 20 décembre avait donc créé en réalité une dictature
qui devait être transformée six mois plus tard en empire. Dans la
logique de cette situation, il devenait impossible d'exposer le suf-
frage universel à se déjuger lui-même, à détruire son œuvre de la
veille, en lui laissant la faculté d'opposer à un gouvernement dic-
tatorial une législature résistante. On évita ce contre-sens politique
en introduisant les candidatures officielles, et M. de Persigny posa
carrément la théorie du système dans sa circulaire adressée aux
préfets à la veille des élections de 1852. « Le peuple français, di-
sait le ministre de l'intérieur, a donné mission au neveu de l'empe-
reur de faire une constitution sur des bases déterminées... Le bien
ne se peut faire aujourd'hui qu'à une condition, c'est que le sénat,
le conseil d'état, le corps législatif, l'administration, soient avec le
chef de l'état en parfaite harmonie d'idées, de sentimens, d'inté-
rêts. . . En conséquence, monsieur le préfet, prenez des mesures pour
faire connaître aux électeurs de chaque circonscription de votre dé-
partement par l'intermédiaire des divers agens de l'administration,
par toutes les voies que vous jugerez convenables, selon l'esprit des
localités, et au besoin par des proclamations affichées dans les
communes, celui des candidats que le gouvernement de Louis-Na-
poléon juge le plus propre à faider dans son œuvre réparatrice. »
Yoilà la théorie véritable et la différence nettement tranchée entre
la candidature officielle de l'empire et les influences plus ou moins
abusives pratiquées à d'autres époques. Celles-ci étaient dissiinu-
lées autrefois et niées autant que possible; la candidature officielle
A46 REVUE DES DEUX MONDES.
est avouée ouvertement comme une nécessité du régime nouveau :
les agens de l'autorité ont le droit et le devoir de la faire réussir
par tous les moyens dont ils disposent. Voyons ce qu'a été au dé-
but la pratique de ce système et ce qu'il en est advenu avec le
temps.
Peu de jours avant les premières élections législatives, fixées aux
29 février et 1"' mars 1852, la liste des candidats du gouverne-
ment, en nombre égal à celui des collèges, avait été publiée dans
les journaux et recommandée officiellement par les préfets à leurs
administrés. Quant au corps électoral, on avait repris à peu près
les anciennes listes du suffrage universel, où se trouvaient alors
9,836,0/i3 noms. Les abstentions furent nombreuses; elles dépas-
sèrent de beaucoup le tiers des inscrits. Il y eut pour les candidats
du gouvernement 5,2185602 voix. L'opposition réunit 810,962 suf-
frages exprimés; il est probable qu'une grande partie des absten-
tions lui appartenaient intentionnellement. Les quartiers commer-
çans de Paris protestèrent contre le coup d'état en envoyant au
corps législatif le général Gavaignac et M. Carnot. A Lyon, le doc-
teur Hénon fut nommé par les classes ouvrières, dont il possédait
depuis longtemps les sympathies. A part ces trois nominations ré-
publicaines, tous les candidats recommandés furent élus, et, les
trois opposans ayant refusé le serment, leurs places furent bientôt
remplies. Ainsi fut réalisée dans toute sa plénitude cette unité de
tendances et d'intérêts que M. de Persigny jugeait indispensable
pour le bon fonctionnement du pouvoir personnel. Une remarque
assez curieuse a été faite sur la composition de cette première as-
semblée de la démocratie césarienne : elle comprenait 1 prince,
h ducs, 10 marquis, 21 comtes, 9 vicomtes, 22 barons, nombre de
généraux, en tout 104 membres sur 261 munis de titres nobiliaires
ou des plus hauts grades de l'armée. On aurait pu prendre cet es-
sai du vote populaire à la commune pour un retentissement des
vœux exprimés par les introuvables de 1815. Gela montrait aussi
une étrange affinité du nouveau régime avec les ultra-conservateurs.
Certes l'action parlementaire pendant cette première phase ne
fut pas de nature à gêner le souverain. Au dehors des chambres,
l'opinion publique n'était pas moins amortie, et, quand vint en
1857 l'heure de renouveler l'assemblée, la fièvre électorale se ma-
nifesta avec moins d'intensité peut-être qu'en 1852. Après le coup
d'état, la colère, bien souvent refoulée dans les âmes, leur donnait
du ressort. Six ans plus tard, les ressentimens étaient affaiblis dans
la généralité du public, un calme somnolent contrastait avec les
agitations passées. On était d'ailleurs sous la fascination d'un grand
succès militaire dont on exagérait la portée pratique. Dans l'ordre
de l'économie intérieure, « les affaires allaient, » mot magique
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. Ù/l7
quand c'est la foule qui le prononce. Les grands monopoles indus-
triels et financiers étaient dans leur phase d'expansion, ils déver-
saient autour d'eux travaux et emplois, profits et salaires. Les pay-
sans vendaient aisément leurs produits, et, grâce à l'aflluence de
l'or, en tiraient des prix inaccoutumés. Dans les multitudes pro-
fondes, où la prévoyance n'existe pas, où l'on vit au jour le jour de
sensations instinctives, on était frappé de ces résultats , on les at-
tribuait au régime nouveau. Les grandes majorités donnèrent leur
démission politique en faisant au gouvernement personnel le crédit
de leur confiance. C'était par exception que certains groupes clair-
semés dans les grandes villes se préoccupaient des intérêts géné-
raux. On trouvait là encore ces sentimens arclens et intenses qui,
froissés par toute sorte de compression, exclus de toute pratique,
s'idéalisaient et devenaient de la foi. Ces contrastes au sein de
l'opinion expliquent les résultats électoraux de 1857. Le chiffre des
inscrits, des votans et des abstentions (1) sont à peu près les mêmes
qu'en 1852. Même nombre de voix pour les candidatures officielles.
Les différences portent sur deux points : d'abord 271,782 voix sont
données à des concurrens qui, sans être les candidats de l'empereur,
comme on disait alors, se déclarent napoléoniens; en second lieu,
l'opposition à tendances démocratiques et républicaines, au lieu de
811,000 voix qu'elle avait recueillies au lendemain du coup d'état,
n'en a plus que 57 j, 000. C'est donc un échec pour elle? Non, c'est
le point de départ de sa revanche. Cette opposition, considérable-
ment affaiblie par le faux système de l'abstention systématique, se
concentre dans les grandes villes : elle y fait masse et agit avec en-
semble. A Paris, elle réunit plus de 100,000 voix, et fait nommer
d'emblée MM. Carnot, Goudchaux et Darimon; le général Cavaignac
et M. Emile Ollivier passent à un second tour de scrutin. A Lyon,
M. Hénon est réélu. Avant l'ouverture de la session, le général
Cavaignac est frappé de mort subite. M. Goudchaux et M. Carnot
refusent le serment, ils sont remplacés par MM. Jules Favre et Pi-
card. L'opposition légendaire des cinq est constituée.
Il y avait pour les départemens 257 députés à élire. Tous les
députés sortans ayant été recommandés par le gouvernement, à
l'exception de 7, ceux-ci furent docilement sacrifiés par les élec-
teurs. M. de Montalembert était du nombre. 6 candidats extra-offi-
ciels, mais non pas hostiles, parvinrent à se faire nommer. En défi-
nitive, il ne surgissait en présence de la politique impériale que
5 adversaires décidés. Les journaux et la clientèle du gouvernement
(1) Électeurs inscrits, 9,495,955. — Votans, 6,136,064. — Abstentions, 3,359,291,
plus de 35 pour 100. — Pour les candidats officiels, 5,200,101 ; — pom- les indépen-
dans dynastiques, 271,783; — pour l'opposition démocratique radicale, 571,859. —
Voix perdues, 92,917. — Il y avait cette fois 207 députés à nommer.
liliS
REVUE DES DEUX MONDES.
célébraient un pareil résultat comme un triomphe. L'appréciation
était autre dans les hautes régions du monde politique, et voici ce
que je retrouve dans une correspondance étrangère où les impres-
sions du moment me semblent bien saisies. « Sous un régime fran-
chement parlementaire, où les majorités sont souveraines, 5 voix
d'opposition, 5 voix qui se réservent de juger, sur 267 élus, cela
serait un éclatant succès pour l'autorité monarchique. Il n'en est
plus de même avec un pouvoir dictatorial qui, par sa nature, ne
peut supporter ces entraves. Je sais bien qu'avec son habileté per-
sonnelle, avec la force de sa situation, où seul il peut voir, attendre
et décider, l'empereur surmontera cette difficulté. Il n'en est pas
moins vrai que sa politique, si heureuse en apparence, a reçu un
premier échec aux yeux du monde entier, qui l'observe. »
On ne s'en serait pas douté à l'intérieur. Jamais la vie politique
ne fut plus languissante chez nous qu'au commencement de 1858.
A la chambre, quand revinrent les candidats de l'empereur, ce fut
une effroyable nouveauté que de voir entrer trois collègues, dont
l'un, fils de proscrit, avait été commissaire de la république, l'autre
élève et ami de Proudhon, le troisième chef des « voraces » de
Lyon (j). On affectait de les laisser dans un isolement significatif.
« M' étant approché dans la salle même d'un des membres coura-
geux qui nous avait adressé la parole, raconte M. Emile Ollivier
dans la récente publication qui a fait tant de bruit, je remarquai sur
son visage de l'embarras, puis un véritable trouble; enfin il me dit
d'une voix saccadée : « Vous me parlerez dehors, de Morny nous
regarde. » Tel fut, ajoute M. Ollivier, le milieu dans lequel pendant
un an j'ai seul comme orateur soutenu les principes démocratiques
et libéraux. » MM. Jules Favre et Ernest Picard n'entrèrent en effet
au corps législatif que l'année suivante, à la suite d'une réélection.
La bataille des cinq ne commença qu'en 1859. Le début fut rude.
Il fallait lutter contre l'inattention dédaigneuse de l'assemblée, ou,
au premier mot malsonnant, contre un silence défiant et glacial,
plus à craindre pour un orateur que l'ironie et la colère. Au de-
hors, les efl'orts des cinq n'avaient qu'un bien faible retentissement.
Les députés n'étaient pas admis à revoir les épreuves de leurs dis-
cours. Le compte-rendu des séances consistait dans une sèche
analyse que les journaux dédaignaient souvent de reproduire-, les
commentaires de la presse, qui multiplient l'effet produit dans la
chambre et le propagent au loin, étaient prohibés et souvent punis.
(1) Nom que prit ou que reçut en 1818 une association populaire de Lyon, non pas
qu'elle eût jamais envie de dévorer personne, mais plutôt parce qu'elle se composait
de gens longtemps malheureux et affamés. C'est comme médecin des pauvres que
M. Hénon acquit sur ce groupe une influence modératrice qui ne fut pas inutile dans
les mauvais jours.
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. ÙA9
Les absteiitionistes, les indiiïérens et les peureux faisaient le vide
et le froid dans le monde politique. On voyait s'éteindre peu à peu
les foyers de passions et d'idées comme les derniers feux d'un
camp dispersé.
Telle était la situation entre la paix de Crimée et la guerre d'Ita-
lie, et cependant le réveil était proche : il était même inévitable
par un effet bien inattendu des institutions impériales. La contra-
diction n'y avait pas été prévue. Dès qu'elle s'y était introduite, la
nature même de ces institutions faisait des cinq des espèces de tri-
buns du peuple, ayant seuls entre tous le droit et la possibilité
d'exprimer les sentimens, de résumer les idées qui n'avaient pas
les moyens de se produire ailleurs. N'ayant pas l'espoir d'agir pra-
tiquement sur les tendances de l'assemblée, ils s'élevaient jusqu'aux
principes; ils élargissaient les débats pour y trouver prétexte de
réclamer les droits supprimés, de signaler les abus de pouvoir. La
vigilance de leur patriotisme, l'énergie de leurs protestations, l'é-
clat de trois grands talens oratoires dont les aptitudes se combi-
naient à merveillle, faisaient contraste avec le mutisme obligé et
l'inaltérable satisfaction des autres.
Le pouvoir comprit l'importance que les cinq allaient prendre,
et ne voulut pas leur laisser le monopole de la popularité. Il élar-
git la carrière législative, espérant que la majorité dynastique y
ferait à son tour preuve de vitalité et de talent. Le décret impé-
rial du 2/i novembre 1860 octroya au sénat et au corps législatif le
droit de discuter et de voter chaque année une adresse en réponse
au discours du trône. Le corps législatif fut également autorisé à
éclairer le choix de ses commissions par une discussion préalable,
en comité secret, des projets de lois qui lui seraient soumis. Il fut
admis enfin que des ministres sans portefeuille désignés par 1 em-
pereur seraient adjoints aux membres du conseil d'état pour la
défense des lois présentées, que les comptes-rendus des séances,
beaucoup plus étendus, seraient adressés chaque soir aux journaux,
et que la sténographie exacte et complète des débats serait insérée
le lendemain dans le journal officiel.
En annonçant à l'assemblée que l'empereur venait de <( rendre au
pays une partie des droits dont celui-ci avait fait le salutaire aban-
don, » c'est ainsi que s'exprima M. de Morny, le président ajouta :
<( Je ne puis résister au désir de répéter dans cette enceinte les pa-
roles que l'empereur nous a fait entendre au conseil : « Ce qui
nuit à mon gouvernement, nous a-t-il dit, c'est l'absence de publi-
cité et de contrôle. » Le nouveau règlement de la chambre donna
en effet un grand mouvement à l'esprit public. Des talens inconnus
se révélèrent dans les nuances diverses de l'opinion et parmi les
TOIIE 1,>,XX!I. — ÎRGO. -'"
hbO REVUE DES DEUX MONDES.
orateurs du gouvernement. La parole était plus libre; au lieu de la
sèche analyse où on ne parlait qu'à la troisième personne, la sté-
nographie du Moniteur, revue par le député lui-même, le mettait
en scène avec son accent et sa passion, spectacle nouveau auquel
le pays prenait un intérêt toujours croissant. On recommençait à
compter les pulsations de la vie nationale; mais était-ce là ce genre
d'animation et de contrôle que les théoriciens du régime impérial
avaient voulu? Au contraire, plus les débats reprenaient de viva-
cité, et plus le rôle des cinq gagnait en importance. Eux seuls, par
leurs fiers amendemens aux projets d'adresse, mettaient les grandes
questions à l'ordre du jour. Seuls ils étaient en situation de ré-
clamer 1-a sincérité dans l'exercice du suffrage universel, les fi-an-
chises municipales, la liberté entière de la presse, la réduction des
contingens militaires, la fin des emprunts, le rappel des expéditions
aventureuses qui commençaient, et nombre de choses qui étaient
dans la conscience et dans les vœux du pays. Les cinq conduisaient
les débats, parce qu'ils attaquaient toujours. Les ministres orateurs
avaient l'air d'avocats plaidant pour l'acquittement d'un accusé. La
majorité développait peu les ressources de savoir et de talent qu'il
y avait en elle, enchaînée qu'elle était par la fatalité de son origine,
la candidature ofiicielle. Sur les bancs de la chambre, l'ancien can-
didat de l'empereur s'observait, se contenait, parce qu'il ne tardait
pas à constater que son adhésion complète à la volonté de l'empe-
reur était essentielle au système, parce qu'un blâme mitigé dans
la bouche de M. Segris ou de M. Larrabure causait autant d'ébran-
lement qu'une sortie véhémente de l'un des cinq. La seule velléité de
résistance, le rejet de la dotation Palikao, prit les proportions d'un
événement. Malgré tout, le réveil de la vie politique valait encore
mieux pour le gouvernement impérial que l'étouffement et le silence;
l'effet était meilleur, surtout à l'étranger. L'aveu en fut fait par
M. de Morny, qui clôturait la législature de 1857 à peu près dans
les mêmes termes qu'au début. « Un gouvernement sans contrôle et
sans critique, disait-il, est comme un navire sans lest. L'absence de
contradiction aveugle et égare quelquefois le pouvoir, et ne rassure
pas le pays. »
Si les hommes du gouvernement, dans l'extase de leur omnipo-
tence, avaient ouvert les yeux sur cette vérité, il était naturel que
le pays en fut profondément imprégné. La fièvre électorale se dé-
clara en 1863 avec un degré d'intensité que le régime en vigueur ne
semblait pas comporter. A Paris seulement, cinq ou six comités de
nuances diverses se constituèrent. Les hommes qui avaient figuré
avec éclat sur les scènes politiques avant et après i8/i8 sortaient de
leurs retraites pleins d'ardeur et d'illusions. Les millions d'élec-
teurs disséminés dans les ateliers commençaient à donner signe
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. A51
de vie, ceux des campagnes pas encore. Les abstentionistes, de
moins en moins nombreux malgré une aigre admonestation de
Proudhon, étaient tombés dans le discrédit. D'un autre côté, le gou-
vernement l'ut surpris par l'ampleur du mouvement et prit l'alarme.
M. de Persigny, qui dirigeait encore l'opération, affîrma plus que
jamais le principe des candidatures officielles. En appel extraordi-
naire fut fait au zèle des agens du pouvoir, et chacun de ceux-ci
donna cours à ses inspirations bonnes ou mauvaises.
Pour tous ceux qui s'occupent de politique en Europe, les élec-
tions de 1863 ont été un spectacle nouveau, plein d'intérêt et d'émo-
tion; elles ont laissé dans les esprits des souvenirs qui vivent en-
core : on peut donc glisser sur les détails et rappeler seulement les
résultats généraux. La France comptant alors trois départemens de
plus, le nombre des électeurs inscrits fut de 10,003,7/i8 pour
283 députés à nommer. Le chiffre des votans monta à 7,303,735,
ce qui réduisit les abstentions à 28 pour 100 au lieu de 35 pour 100
à l'épreuve précédente. Les candidats recommandés par le gouver-
nement avaient recueilli 5,308,25Zi voix : c'est une proportion
de 73 pour 100, un peu moins des trois quarts des suffrages
exprimés. Les oppositions de nuances diverses avaient obtenu
l,95Zi,369 voix, c'est-à-dire un peu plus du quart des votes.
Il y eut à faire dix ballottages. Après la seconde épreuve, le ré-
sultat définitif ne laissa pas les vainqueurs moins étonnés que les
vaincus. L'analyse des chiffres était en effet très significative. Dans
le département de la Seine, où beaucoup d'électeurs avaient né-
gligé de se mettre en règle, le nombre des inscrits était tombé à
326,169, de sorte que ce département n'avait plus droit qu'à neuf
députés au lieu de 10. Il y eut 237,738 votes exprimés. Sur ce
nombre, lbli,[i!iS sont donnés à l'opposition, et le gouvernement,
avec tous les ressorts qu'il met en jeu, avec tout le personnel dont
il dispose, n'en obtient plus que 88,315. Les neuf sièges attribués
à la députation de Paris sont conquis de haute lutte et assurés pour
longtemps à la démocratie libérale. Dans les autres départemens,
qui ont 27/i députés à élire, 25 sont nommés en dépit de l'action
gouvernementale.
A ne mettre en balance que les chiffres, le progrès de l'opposi-
tion semblait bien faible. Il devenait significatif à considérer les
principes, le caractère, le prestige personnel des élus, le classe-
ment des votes et les tendances de l'esprit public. Même dans les
circonscriptions où l'opposition avait été vaincue, 33 de ses candi-
dats avaient eu plus de 10,000 voix, — 6Q avaient eu de 6,000 à
10,000 voix, — 75 avaient obtenu entre 3,000 et 6,000. Le symp-
tôme qui donnait le plus à réfléchir était le vote des villes comparé
à celui des campagnes. Sans compter les manifestations de Paris et
452
REVUE DES DEUX MONDES.
de Lyon, qu'on pourrait expliquer par des circonstances excep-
tionnelles, l'opposition avait obtenu de fortes majorités dans une
soixantaine de villes des plus importantes. Le gouvernement n'avait
eu pour lui qu'une quarantaine de villes, souvent mèm.e sans une
prépondérance bien marquée. Le système en vigueur semblait con-
damné dans la plupart des centres qui sont des foyers de lumière.
Parmi les opposans, on n'eût trouvé que dix-neuf adversaires
déclarés du gouvernement personnel , avec des tendances plus ou
moins accusées depuis la foi républicaine jusqu'aux théories des
anciens parlementaires; mais la diversité de leurs points de départ,
les nuances connues de leurs opinions, allaient disparaître dans
l'unanimité de leurs réclamations et de leurs efforts. En définitive,
le groupe des cinq était reconstitué, la carrière était rouverte
pour des notabilités dont le long silence avait affligé le public, des
hommes d'un talent supérieur et incontesté, des lutteurs politiques
expérimentés et de première force, MM. Thiers, Lanjuinais, Ber-
ryer, Marie, Jules Simon, Pelletan, Glais-Bizoin, Garnier- Pages.
Entre ceux-ci et la majorité, des observateurs attentifs auraient
déjà vu poindre ce groupe qu'on a plus tard appelé le tiers-parti,
et qui devait grossir peu à peu en attirant à lui ces amis de l'em-
pire qui, se rappelant le mot de M. de Morny, craignent de s'être
embarqués dans « un navire sans lest. »
Une majorité imposante par le nombre et fortem.ent disciplinée
restait debout et prête à fonctionner comme par le passé. Malgré
cela, il n'y avait point à se tromper sur le sens des élections de 1863.
La France venait de montrer qu'elle était acquise au programme
développé dans toutes les circulaires libérales et qui se résumait en
ces trois mots : liberté, contrôle, économie. Les tendances n'accu-
saient rien d'irréconciliable avec les institutions impériales; toute-
fois elles condamnaient évidemment les candidatures officielles, qui
font du pouvoir exécutif une véritable autocratie. Le suffrage uni-
versel enfin demandait le couronnement de l'édifice. Gomment ce
premier avertissement donné à l'empire serait-il pris en haut lieu?
Il est curieux de ressaisir les impressions à ce sujet dans les écrits
et les souvenirs d'il y a six ans : on y voit l'opinion publique passer
par toutes les phases qu'elle a de nouveau parcourues depuis les
derniers scrutins. On parle d'abord, à tort ou à raison, de la sur-
prise et des ressentimens qui agitent les régions olympiennes du
pouvoir. Le bruit d'une espèce de coup d'état contre les élections
de Paris court à la bourse; puis la probabilité d'une guerre pro-
chaine est discutée dans le public. Bien des gens sont persuadés
qu'on essaiera de distraire la nation de ses propres intérêts en l'oc-
cupant des affaires d' autrui, en remaniant la carte de l'Europe au
profit de la Pologne. Les journaux remarquent que les conseils
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 453
de ministres sont fréquens et prolongés. On raconte que d'aigres
dissentimens ont éclaté parmi les conseillers de la couronne, les
uns attribuant le mal h la quasi-liberté concédée par le décret du
2/i novembre et regrettant les anciennes rigueurs, les autres insis-
tant sur l'impossibilité de remonter le courant, et demandant au
contraire l'adoption d'un système plus libéral encore; enfin le pu-
blic cesse de croire aux mesures extrêmes, et l'apaisement se fait
peu à peu. Le monde officiel parvient à se démontrer à lui-même
qu'une trentaine de voix discordantes ne sont rien dans une as-
semblée de 27*2 membres, que l'opposition, n'ayant plus la même
homogénéité, ne gagnera pas une force proportionnée au nombre
de ses membres, que quelques concessions habilement ménagées
peuvent désarmer l'opinion sans affaiblir les ressorts essentiels du
système.
L'empereur fit connaître sa pensée le 22 juin, et, suivant son ha-
bitude, il dérouta toutes les conjectures. Les changemens portèrent
à la fois sur les hommes et sur les choses. L'institution des ministres
sans portefeuille fut transformée, sinon supprimée complètement.
Les orateurs officiels étrangers aux affaires qu'ils devaient expli-
quer ou défendre n'étaient à l'égard des ministres actifs que ce que
sont les avocats plaidant sur les notes des avoués. A ce mécanisme
fut substituée l'action directe du ministre d'état et du président du
conseil d'état. Le premier centralisant les travaux de tous les mi-
nistères, le second résumant les projets et les actes administratifs
que le conseil d'état a mission d'élaborer, ils devaient avoir la
connaissance personnelle et directe des afiaires à traiter devant la
chambre. C'était le moyen, disait la note du Moniteur, d'organiser
plus solidement la représentation de la pensée gouvernementale
sans altérer l'esprit de la constitution. M. Billault, nommé ministre
d'état, et M. Rouher, appelé à la présidence du conseil d'état, de-
vinrent les deux seuls personnages parlans du ministère; à ce titre,
ils acquirent une importance exceptionnelle dans le gouvernemient.
M. de Persigny, en qui la résistance était personnifiée, fut éloigné
du cabinet. On promit d'élargir les bases de l'enseignement pri-
maire, de multiplier les cours d'adultes. On releva dans les collèges
le niveau des études pliilosophiques, on créa l'enseignement pro-
fessionnel. Dans l'ordre économique, on abolit plusieurs monopoles,
notamment ceux de la boulangerie et de la boucherie; comme
aliment aux imaginations, on annonça les féeries de la grande
exposition industrielle.
Ces réformes étaient bonnes par l'intention, et plusieurs ont
donné des fruits; mais était-ce là ce que demandait le suffrage uni-
versel? Non. L'éducation libérale du pays était trop avancée déjà
pour qu'il se laissât captiver par des améliorations de détail. Il ob-
454 REVUE DES DEUX MONDES.
servait autour de lui les peuples qui prospèrent par la liberté, et il
voulait à leur exemple ressaisir le maniement de ses propres af-
faires. 11 faut le dire, la politique qui se déroulait sous ses yeux pen-
dant les six ans de la législature mettait en relief les inconvéniens
et les périls d'une tutelle trop prolongée. A l'extérieur, le pres-
tige s'était évanoui, et l'on était entré dans une veine fatale. On
voyait la désastreuse expédition du Mexique condamnée par tout le
monde, même par les amis du gouvernement, et néanmoins poussée
à bout sous une pression irrésistible. Les bénéfices de la guerre
d'Italie étaient compromis par l'occupation prolongée de Rome. Le
prétendu remaniement de l'Europe, annoncé magistralement, allait
aboutir à l'agglomération de toutes les forces allemandes au profit
de l'absolutisme prussien. A l'intérieur, la fantaisie du royaume
arabe avait paralysé l'Algérie. Les travaux de Paris bouleversaient
l'économie de la vie parisienne. La série incessante des emprunts
avoués ou des expédiens qui ne sont que des emprunts déguisés
répandait l'appréhension d'une crise financière jusque dans les
classes où l'on ne juge des choses que par instinct.
Sur tout cela pesait un malaise mal défini, mais fortement senti,
une sorte de brouillard moral tenant à l'essence même du régime.
Dans un milieu en effet où places, travaux, récompense et répres-
sion, tolérance et empêchement, où le faire et le non-faire, pour
tout dire en deux mots, aboutissent au gouvernement, il s'opère
dans la population, quand ce gouvernement est lui-même dominé
par le besoin de se créer une clientèle, un triage des intelligences
et des caractères. Les uns, à qui il ne répugne pas de solliciter le
pouvoir, s'arrangent pour lui complaire en toutes choses, afin de
toujours obtenir; les autres se réfugient dans les professions où l'on
trouve à vivre sans rien demander. Alors les indépendans marchent
isolés dans des carrières étroites; l'occasion de s'y développer leur
est rarement offerte. Les complaisans ne tirent qu'un médiocre parti
de leurs aptitudes, parce qu'il leur manque le libre essor de l'esprit
et la sincérité. Il y a des deux côtés une sorte de paralysie intellec-
tuelle. Le noble épanouissement des facultés, naturel dans les pays
libres, est chez nous comprimé ; de là viennent la discordance des
idées, l'atonie des caractères et cette pénurie d'hommes qui sera
le plus grand obstacle aux réformes urgentes.
Cet état de choses devenait de plus en plus apparent pendant la
dernière législature; il a préoccupé le gouvernement, les assem-
blées et le pays. Par le sénatus-consulte du lli juillet 1866, et aux
termes de la fameuse lettre du 19 janvier, on daigne rendre plus
facile au corps législatif l'exercice du droit d'amendement. La dis-
cussion d'une adresse qui ouvrait un cadre illimité à la controverse
est remplacée par le droit d'interpellation, à la condition que la de-
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. Zl55
mande sera munie de cinq signatures et autorisée par quatre bu-
reaux au moins sur neuf, ce qui fait dépendre la faculté d'interpeller
du bon plaisir de la majorité. La liberté qu'on rend à la presse en
supprimant l'autorisation préalable de fonder des journaux est faus-
sée par l'obligation du timbre, qui subordonne la publicité à des in-
fluences financières. Le droit de réunion est entouré de tant d'en-
traves et de menaces que les gens pacifiques s'en effraient, et qu'au
lieu de servir à l'échange paisible des idées il devient le privilège
des audacieux. Etudiez dans le détail toutes ces innovations, et vous
Y remarquerez deux traits caractéristiques : d'abord la volonté net-
tement accusée de n'octroyer jamais qu'à l'état de concession et de
tolérance les facultés politiques dont les peuples voisins jouissent à
l'état de droit naturel, en second lieu l'impatience d'améliorer sans
affaiblir ce qu'on appelle en style de cour les prérogatives de la
couronne.
Dans le corps législatif, un symptôme à noter était le fractionne-
ment de la majorité et l'essai d'y constituer un parti dynastique et
libéral. L'amendement du tiers-parti réunit au vote 66 adhérons;
c'était plus qu'il n'en fallait pour devenir le parti directeur, si l'a-
mendement avait été autre chose qu'une aspiration nuageuse. Les
promoteurs du tiers-parti n'avaient sans doute pas mesuré leur ré-
solution aux difficultés de l'entreprise. Un fait bien autrement con-
sidérable, quoiqu'il n'ait été qu'un incident fugitif, est la sortie de
M. de Maupas au sénat. Ici, c'est un des agens actifs du coup d'é-
tat, un des fondateurs de l'empire qui, mettant le doigt sur le côté
faible du mécanisme, déclare qu'il est temps de couvrir le souve-
rain par la responsabilité ministérielle, ce qui impliquerait le choix
des ministres suivant les indications de la chambre et une sorte d'ab-
dication du gouvernement personnel.
Pendant ce temps, le suffrage universel observait et prenait des
forces. Yeut-on mesurer le chemin que faisait l'opinion, qu'on ana-
lyse les élections partielles qui ont eu lieu dans le courant de la lé-
gislature, c'est-à-dire du mois de décembre 1863 jusqu'à la mémo-
rable élection de M. Grévy en août 1868. L'oracle a été consulté
cinquante-six fois. Aux élections générales de 1863, les candidats
officiels avaient recueilli dans ces 56 collèges 1,032,367 suffrages :
l'opposition n'avait eu que 307,295 adhérons. Dans les épreuves
qui eurent lieu accidentellement par suite de reélections, de décès
ou de démissions, les mêmes 56 collèges ne donnèrent plus que
8Zi2, 759 voix au gouvernement. L'opposition en réunit 529,290. Le
système impérial perdait 189,000 voix, soit 18 pour 100; le parti
de la résistance avait gagné 222,000 voix, soit 58 pour 100. Les ré-
élections partielles avaient fortifié incessamment l'opposition en in-
456 KEVCL DES DEUX MONDES.
troduisant à la chambre MM. Pelletan, Magnin, Buiïet, Garnot, Gar-
nier-Pagès, Bethmont, Girot-Pouzol, Tillancourt et Grévy. Ceux qui
observaient silencieusement la marche du suffrage universel s'at-
tendaient bien à ce qu'il mît en 1869 des forces nouvelles au ser-
vice de la cause libérale : les résultats ont dépassé les prévisions.
IV.
On n'aurait pas une idée exacte des élections de 1869, si on se
contentait de grouper les chiffres de scrutin et de compter les élus.
Pour mesurer la portée politique du coup d'état que vient de frap-
per à son tour le suffrage universel, il faut connaître les obstacles
qu'il rencontre et qu'il doit vaincre. Les moyens d'influence dont
le régime impérial dispose sont nombreux et variés; il y en a
qu'on dissimule et d'autres qu'on exerce comme un fait normal. Le
plus efficace parmi ces derniers est le droit que le pouvoir s'attribue
de tracer à sa fantaisie les circonscriptions électorales. Presque
toutes les législations connues ont proportionné le nombre des dé-
putés à élire au chiffre des habitans qu'il s'agit de représenter;
chez nous actueilement, c'est le chiffre des électeurs inscrits qui
donne le nombre de représenians à nommer. Or, le fait de l'inscrip-
tion dépendant des préfectures, le gouvernement peut faire pen-
cher la balance de son côté en inscrivant d'office les citoyens dont
il augure bien, et en attendant que les autres réclament leur in-
scription. Ce premier point a son importance. Les listes d'après les-
quelles les eu-conscriptions sont réglées doivent être établies tous
les cinq ans et à des époques qui ne coïncident pas avec les élec-
tions. Ainsi les listes qui ont servi de base aux opérations de 1869
ont été arrêtées le 28 décembre 1867. G'est seulement à l'approche
des scrutins que les citoyens se dérangent pour vérifier si leurs
noms figurent sur les listes. Quand on se décide à faire ces inscrip-
tions tardives, les circonscriptions sont déjà dessinées, le nombre
des représentans à élire est fixé. Ainsi la liste arrêtée par dé-
cret du 28 décembre i867 ne donnait au département de la Seine
que 309,703 électeurs inscrits: ce total incomplet ne comprenant
que neuf fois 35,000, l'administration s'est empressée de limiter à
9 le nombre des députes de Paris. Dix-huit mois plus tard, les ci-
toyens non inscrits d'office ayant réclamé leur droit, les inscriptions
montèrent à 393,32^. A ce compte, Paris devrait avoir 11 députés
au lieu de 9, et deux élus de plus auraient assurément grossi le
groupe de la gauche. Si la représentation avait pour base non pas
les inscriptions admises par les maires, mais le nombre des habi-
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 457
tans, le département de la Seine n'aurait pas moins de 15 députés.
En général, on s'arrange pour que les départemens ruraux aient à
nommer, relativement à leur population, plus de députés que les
départemens où les villes dominent (1).
La réunion de 35,000 électeurs inscrits étant nécessaire pour
donner lieu à une nomination, il semblerait naturel que les citoyens
se groupassent d'eux-mêmes pour ainsi dire, suivant les habitudes
de voisinage et les affinités d'intérêts. On comprendrait par exemple
que les habitans des villes vouées à l'industrie eussent, autant que
possible, leurs mandataires spéciaux, comme les populations rurales
et agricoles. La seule préoccupation de l'autorité au contraire est
de favoriser les candidatures agréables en contrecariant les autres.
A cet effet, on s'applique à tracer les circonscriptions de manière à
créer des antagonismes d'intérêts entre les électeurs, et à rompre
les relations qui unissaient depuis longtemps certains électeurs à
certains députés. Les seuls remaniemens devraient être ceux qu'un
accroissement de la population électorale a rendus nécessaires. Il
n'y avait dans ce cas, à la fin de 1867, que 9 départemens, com-
prenant 25 circonscriptions; il s'agissait donc de porter le nombre
de ces circonscriptions à 3/i pour faire place à 9 députés de plus;
cela pouvait être exécuté sans déranger beaucoup la carte électorale.
Eh bien! on a bouleversé, outre ces 9 départemens, 25 autres en-
core qui comprenaient 72 circonscriptions, et dans lesquels aucun
déplacement n'était nécessaire , puisque le nombre des députés à
élire ne devait pas y être changé. Le seul mobile de l'administra-
tion a été non pas seulement d'écarter des adversaires connus,
mais de détruire les noyaux d'opposition qui commençaient à se
former.
A Paris, où le nombre des députés devait rester le même malgré
les accroissemens de population, le découpage fantastique des cir-
conscriptions avait surtout pour but d'écarter M. Thiers. Cet honnne
d'état, plus redoutable encore à ses adversaires par sa rare sagacité
politique que par son grand talent oratoire, avait été envoyé au
(1) On sait que la loi électorale française élimine du suffrage universel les individus
qui, quoique âgés de v-ingt et un ans, ne remplissent pas les conditions de domicile,
ou sont frappés d'incapacités légales. Dans les départemens où dominent les populations
rurales et sédentaires, notamment dans le Tarn, le Tarn-et-Garonne et quelques autres,
sur 1,000 habitans il y a 338 majeurs de vingt et un ans; l'administration en in-
scrit 322, et il n'y a que IG éliminations. Dans le département de la Seine au contraire,
sur 1,000 individus, il y a 3C4 majeurs de vingt et un ans. Les inscrits sont au nombre
de 167, et les éliminés au nombre de 197. La population de la Seine est à la vérité très
mobile, et elle cache beaucoup de gens frappés par la loi; mais l'administration n'a-
buse-t-elle pas un peu trop de ces prétextes? — Pour la France entière, les hommes
en âge d'exercer leurs droits civiques sont dans la proportion de 310 sur 1,000 de tout
âge. Les inscriptions, moatent à 2G8, la moyenne ctes éliminations est de 'M.
ii58 REVUE DES DEUX MONDES.
corps législatif par cette partie de la bourgeoisie parisienne chez
qui les instincts conservateurs se concilient avec le sentiment li-
béral. On lui a enlevé le quartier de la Chaussée -d'Antin et le
quartier Saint-George, où il réside. On lui a donné d'un côté la
banlieue d'Auteuil, les Batignolles, les Ternes, de l'autre côté le
quartier central de Saint-Germain-l'Auxerrois, où il a trouvé pour
électeurs les employés du château, les gendarmes de la garde et la
brigade de réserve de la préfecture de police. Sa circonscription,
d'une étendue considérable, comprenait 41,000 électeurs au lieu de
32,000 qu'il avait précédemment. M. Ernest Picard, chez qui la verve
parisienne pétille, était l'idole des quartiers du centre; ce sont ceux
qu'on lui a enlevés pour lui donner la Ghaussée-d'Antin, Saint-
George et le faubourg Montmartre. Le premier collège, où le pa-
triotisme calme et ferme de M. Carnot avait réussi en 1863, est
bourré d'élémens inflammables, ce qui assure un triomphe à
M. Gambetta. A M. Jules Simon, à qui la reconnaissance des classes
souffrantes est acquise, on retranche les quartiers où la misère fait
le plus de ravages. On sépare M. Pelletan des ouvriers du faubourg
Saint-Antoine, et il n'a plus de contact qu'avec les populations ru-
rales de la banlieue. L'intention de ces changemens ne peut échap-
per à personne.
Le même système est appliqué dans les provinces, et souvent à
outrance. Toutes les circonscriptions déjà conquises par des oppo-
sans, toutes celles où la résistance est à craindre, sont remaniées.
Dans le Rhône, trois nominations étaient considérées comme cer-
taines, celles de M. Hénon, de M. Jules Favre et de M. Frédéric
Morin, qui venait d'être nommé conseiller-général. On amalgame
les populations de telle sorte que ces trois candidats ne retrouvent
plus leur clientèle. L'habileté consiste à ce que le député à l'index
ne puisse pas se représenter devant les mêmes électeurs. Cela est
peut-être contraire à l'esprit de la loi, peu importe. Ce procédé est
appliqué à Bordeaux, dont les tendances libérales sont connues, à
Marseille, qui avait nommé MM. Berryer et Marie, dans le Pas-de-
Calais, qui avait eu le tort d'envoyer au corps législatif trois dépu-
tés indépendans sur six. A Nantes, où la majorité de M. Lanjuinais
avait été d'environ 600 voix, on a annexé, pour faire contre-poids,
un canton rural qui comprend 7,000 électeurs, et le nombre des
inscrits passe soudainement de 38,717 à /i5,330. Même tactique à
l'égard de M. Glais-Bizoin. En 1863, sa circonscription comprenait
31,/i93 inscrits, et il avait pu être élu par 12,827 voix. On lui en-
lève le canton où il a des relations anciennes et on ajoute trois can-
tons nouveaux où ses amis sont moins nombreux. Le nombre des
inscrits est ainsi porté à /i/i,881; M. Glais-Bizoin obtient à peu près
le même nombre de suffrages que précédemment, et malgré cela il
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. Zi59
est écarté de la carrière où sa spirituelle franchise était redoutée, où
son zèle infatigable rendait tant de services. Une autorité en ma-
tière de finances, M. Casimir Perier, avait obtenu 1(5,000 voix aux
précédentes élections; on ruine ses espérances en détachant de son
cercle sept cantons, y compris celui de Vizille, qui est le berceau de
sa famille. A une réélection qui avait eu lieu en 1866 dans l'Orne,
il n'avait manqué à M. d'AudilTret-Pasquier qu'un millier de suf-
frages, les chances paraissaient être pour lui. Bien que le nombre
des inscriptions en 1867 ne justifiât pas l'augmentation du nombre
des députés (il n'y avait que 122,095 inscriptions, et il en eût fallu
à la rigueur 122,500), on se hâte de tracer dans l'Orne une circon-
scription de plus : quatre cantons bien disposés pour M. d'Audiffret-
Pasquier sont détachés, et son concurrent, M. de Mackau, triomphe.
Ai-je trop multiplié ces exemples? Je ne le crois pas. Rien ne
montre mieux le sans-gêne avec lequel on interroge chez nous le
peuple souverain. Un procédé souvent usité, celui qui consiste à
noyer le vote des villes dans les bulletins de la campagne, est de-
venu une cause de désordres. Des chefs-lieux de première ou de se-
conde classe, qui ont à tous égards le droit de se faire représenter
par des mandataires de leur choix, avaient le malheur d'être mal
notés : on les a divisés en deux ou trois sections, et chacun de ces
groupes a été englobé comme appoint dans une circonscription
rurale. Dans plusieurs de ces villes, il est arrivé que la foule, à
l'heure où les suffrages sont comptés, recueillait avidement toutes
les indications, additionnait les résultats partiels et donnait cours
à sa joie aussitôt que la majorité lui semblait acquise au candidat
préféré. Au dernier moment, on annonçait qu'un message venu
d'une campagne lointaine avait changé le résultat prévu. On se
croyait dupe d'une mystification; l'étincelle de la colère courait
dans les groupes, et la manifestation, commencée joyeusement, pre-
nait un caractère d'émeute. A qui la faute?
Le vice principal du système des candidatures officielles, c'est
d'autoriser le gouvernement à peser sur ses agens, à jeter le
trouble dans leurs consciences. Pour celui qui vit du budget, à
quelque degré de la hiérarchie qu'il soit placé, l'élection est une
épreuve morale des plus dures. L'attitude de ses supérieurs, les
circulaires de son administration, l'avertissent que son avenir est
en jeu. Beaucoup d'employés n'ont à lutter que contre eux-
mêmes, et ne sont responsables que de leur propre vote, quand
ils ne peuvent pas le dissimuler; mais il y a des catégories d' agens
auxquels un rôle actif et public est réservé dans la bataille élec-
torale. Pour ceux-là, le succès de la candidature officielle sera
la mesure de l'habileté et la condition de l'avancement, c'est
llQO REVUE DES DEUX MONDES.
chose convenue; ils savent aussi qu'ils seront mai vus, si le can-
didat indépendant réussit, et qu'il en résultera un temps d'ar-
rêt dans leur propre carrière. Qu'on imagine l'effet d'une pareille
conviction circulant dans tout le pays à travers des légions d'em-
ployés, souvent besoigneux, ayant la légitime ambition d'avancer,
et quelle fermentation malsaine il doit se produire dans certains
esprits qui ne sont pas arrêtés par les scrupules ! Ainsi sont provo-
qués tant de faits déplorables qui ne servent pas beaucoup le pou-
voir quand ils restent inconnus, et qui lui deviennent très nuisibles
quand ils arrivent au grand jour.
La centralisation française met au service du gouvernement un
prodigieux agencement de ressorts au moyen desquels on peut gra-
duer la pression depuis l'impulsion douce jusqu'à l'écrasement. En
temps d'élection, ce mécanisme est sans pareil dans le monde. Il y a
d'abord 89 préfets, présens partout au moyen de 300 sous-préfets
qu'ils ont pour coadjuteurs. Ils ont le tour de main pour transfor-
mer en agens électoraux tous ceux qui détiennent, à quelque titre
que ce soit, une parcelle de la force publique, et ce n'est pas peu
dire. Chaque espèce de fonctionnaire a une nuance particulière
d'autorité et des moyens spéciaux de crédit; c'est d'abord le juge de
paix de canton, et il y a 2,9Zil juges de paix; pour pénétrer dans
les familles, il y a ensuite 32,000 curés ou desservans; 46,000 in-
stituteurs primaires, les uns laïques, les autres congréganistes, se
surveillant d'un œil jaloux, luttent de zèle pour complaire à l'auto-
rité. Pendant que ces influences font leur œuvre discrètement, l'ac-
tion municipale s'exerce au grand jour. Il y a bien peu de com-
munes qui ne soient énergiquement travaillées par le maire, par
un ou deux adjoints, par le garde champêtre. A travers tout cela
circulent, avec la même consigne, avec la même ardeur de se faire
remarquer, une multitude d'agens spéciaux, gendarmes, douaniers,
percepteurs d'impôts, facteurs de la poste, voyers et cantonniers,
orphéonistes, directeurs des sociétés de secours mutuels, distribu-
teurs de bienfaisance, pensionnés et médaillés militaires, tous rat-
tachés par quelques fils au réseau du budget. Est-ce tout? Non.
Après les fonctionnaires viennent les quasi-fonctionnaires, c'est-à-
dire ceux qui ont incessamment besoin du bon vouloir de l'autorité,
particulièrement 500,000 aubergistes, cafetiers, cabaretiers ou
débitans de tabac.
La force motrice qui met en jeu tout ce mécanisme, c'est la
préfecture. Dès que la machine départementale a été chauffée sur
un ordre venu de Paris, les ressorts entrent en jeu, les rouages
s'engrènent, et toutes les pièces du système se mettent à pivoter
comme les bobines d'une manufacture. Les circulaires officielles dé-
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. Zl6l
signent et recommandent le candidat officiel ; il est promené et
exhibé dans les tournées de révision, les comices agricoles, les
fêtes locales. Chacun accomplit dans sa sphère son œuvre de pro-
pagande : ici les dons et promesses font merveille, plus loin c'est
l'intimidation qui agit. L'élu du pouvoir trouve une multitude
d'auxiliaires qui ne lui coûtent rien; la main qui distribue les bul-
letins est souvent celle qui lacérera l'affiche de l'adversaire. La con-
signe de cette année était d'effaroucher les campagnes; des ana-
lyses plus ou moins véridiques de ce qui se disait dans les réunions
populaires de Paris ont été répandues jusque dans les hameaux :
on a exploité les clubs au point de rendre le spectre rouge ridicule.
Malgré la variété des moyens dont l'autorité dispose, malgré l'ar-
ticle 75, qui inspire à ses agens une hardiesse souvent compromet-
tante, le candidat indépendant n'aurait pas trop à s'effrayer de la
lutte, si elle s'engageait toujours dans les centres suffisamment
peuplés où la discussion et l'examen sont possibles; mais comment
réagir et se défendre contre les efforts de l'administration dans des
localités comme la plupart de celles où s'exerce le suffrage universel?
N'oublions jamais qu'il y a encore en France 32,000 communes
dans lesquelles le chiffre des électeurs varie entre 50 et 200, que
plus d'un quart de ces électeurs ne savent pas lire, que, parmi ceux
qui votent, il s'en trouve un assez grand nombre qui comprennent
à peine le français, qui parlent le breton dans la presqu'île de
l'ouest, le flamand sur les frontières du nord, l'allemand en Alsace
et en Lorraine, et les patois dérivés du roman dans la région du
midi.
Si le candidat plus ou moins officiel a pour lui l'action gouverne-
mentale, qui semble irrésistible, du côté de l'opposition il y a une
force supérieure encore, mais latente, diffuse et fugitive, difficile à
concentrer et à manier: c'est le sentiment du progrès libéral inné
en France, c'est l'entraînement de la nation vers ces destinées va-
guement entrevues et vulgairement définies par ce mot, la démo-
cratie. La guerre s'engage entre ces deux forces, et toute guerre est
dispendieuse : première difficulté pour le concurrent isolé. Le gou-
vernement peut choisir ses candidats parmi des hom.mes riches,
disposés aux sacrifices, pour qui d'ailleurs la question d'argent est
simplifiée par le concours de l'administration. 11 y a peu de loca-
lités au contraire où l'opposition possède des hommes remplissant
les rares aptitudes que la démocratie exige et pouvant avec cela
faire personnellement les sacrifices de temps, d'argent et de pro-
fession qu'entraîne la candidature d'abord , ensuite le séjour à
Paris. Si on s'adresse à une notabilité parisienne, il est rare que
celui à qui on fait cet honneur puisse retrancher de ses travaux le
462 REVUE DES DEUX MONDES.
temps et de son revenu la somme qu'il faudrait pour faire le néces-
saire, surtout dans les campagnes, où il est à peu près inconnu. Il
accepte par devoir, ne fait qu'une faible partie des sacrifices indis-
pensables, et il échoue. Telle a été la cause la plus ordinaire des
mécomptes et des défaites du parti libéral et démocratique.
Le suffrage universel est beaucoup plus aristocratique qu'il n'en
a l'air. Sauf des conditions très exceptionnelles de popularité, il n'a
de faveurs que pour la réputation et la richesse. La publicité la
plus indispensable conduit assez loin. L'impression des professions
de foi et des buUelins, l'affichage, les distributions d'imprimés, les
correspondances, les locations de salles pour réunions, les voyages,
les tournées et les stations dans des collèges qui comptent d'ordi-
naire de 150 à 200 communes, des menus frais incessans et impré-
vus, entraînent un minimum de dépenses de 10,000 à 12,000 fr. Je
néglige ici l'évaluation du temps perdu et des affaires sacrifiées. Si
on multiplie les moyens de réclames, si on fonde un journal, si on
organise des réceptions, si on essaie de se créer une clientèle
par des présens ou des services rendus, enfin si la libéralité devient
corruption, il n'y a plus de limites pour la dépense. 11 faut consi-
dérer que le coût de chaque élection se multiplie par le nombre des
prétendans, et que pour 292 sièges il y a 600 ou 800 candidats obli-
gés à des sacrifices. Nos mœurs électorales tournent à l'anglaise. Il y
a deux ans, le parlement britannique fit faire un relevé des sommes
dépensées à la dernière élection par les divers compétiteurs; il s'a-
gissait seulement des dépenses permises, telles que la construction
des baraques et des tribunes , la location de salles , les correspon-
dances et la publicité. On tirait le voile sur l'achat des votes et les
manœuvres corruptrices dont on ne s'abstient guère : les seules dé-
penses autorisées ont été évaluées à 20 millions de francs (!). Nous
n'en sommes pas encore là, mais nous y marchons. 11 y a déjà des
candidatures dont les frais atteignent 100,000 francs. On cite même
certaines élections préparées de longue date et accomplies dans des
circonstances si fantastiques que les calculateurs du pays ont éva-
lué la dépense à 1 million. C'est peut-être exagéré ; supposez la
moitié, et ce sera beaucoup trop encore.
(1) Voici le décompte
Angleterrre. .
Ecosse. . . .
Irlande. . . .
Comtés.
7,791,650
808,100
1,140,023
9,739,775
Villes et bourgs.
7,889,850
135,775
625,250
8,650,875
Totaux.
15,681,500
943,875
1,705,275
18,390,650
A ce total de 18,390,650 francs s'ajoutent les dépenses de 31 sièges électoraux qui
n'ont pas fourni leurs bordereaux.
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 463
Nous savons maintenant dans quelles conditions s'engagent les
épreuves du suffrage universel, et quels obstacles rencontrent les
candidatures combattues par l'administration. Nous sommes en me-
sure d'apprécier la valeur politique des élections de 18G9.
D'après le décret du 28 décembre 1867, le nombre des électeurs
inscrits à cette date étant de 10,168,477, le nombre des députés
à élire a été fixé à 292. Dix-huit mois plus tard, à la veille des élec-
tions, le chiffre des inscrits s'était élevé à 10,315,523. On a compté
8,098,565 votans : c'est une proportion qui dépasse 78 pour 100.
Ce premier résultat est déjà digne de remarque. Le zèle pour l'exer-
cice du droit civique a dépassé ce qu'on avait vu depuis l'établis-
sement de l'empire. En 1852, il y a eu 37 abstentions pour 100 in-
scrits; en 1857, les abstentions sont réduites à 35 pour 100; en
1863, la proportion tombe à 28 pour 100; enfin aux élections der-
nières il n'y a plus que 22 électeurs sur 100 qui ne prennent point
part au scrutin. S'il était possible de faire le compte des absens,
des malades, des infirmes, de tous ceux qui ont été empêchés acci-
dentellement, on constaterait^ que les abstentionistes par système
ou par indifférence sont aujourd'hui à l'état d'exception.
En 1863, l'opposition possédait peu d'hommes assez dévoués
pour soutenir une lutte sans espoir : elle fut forcée d'abandonner
Qà circonscriptions aux candidats du gouvernement sans même es-
sayer de combattre. Cette année, les prétendans de toutes nuances
ont été nombreux et pleins d'illusions; on en a compté environ
600 nouveaux, lesquels, joints aux députés qui demandaient le re-
nouvellement de leur mandat, portèrent le nombre des compéti-
teurs à plus de 800, Si une vingtaine de députés ont encore été élus
sans rencontrer d'adversaires, cela tient sans doute à des causes
personnelles, puisqu'ils n'appartiennent pas tous à la majorité.
Au point de vue des opinions dont ils émanent, le classement
des suffrages est assez arbitraii'e, il en faut convenir. La division la
plus naturelle est indiquée par le système qui nous régit. L'empire '
étant en définitive un pouvoir d'essence dictatoriale qui puise sa
force et son prestige dans la confirmation incessante qu'il demande
au suffrage universel, il faut classer comme voix gouvernementales
toutes celles qui sont données aux hommes recommandés et sou-
tenus par les préfectures et comme voix d'opposition celles qui,
réservant leur indépendance, font par cela même échec au principe
du gouvernement personnel. Sur ces larges bases, nous trouvons,
en nombre rond, et défalcation faite des voix perdues, pour le
gouvernement 4,500,000 suffrages, pour l'opposition 3,500,000.
Comparativement au total des suffrages exprimés, l'empire, qui
obtenait 73 pour 100 il y a six ans, n'a plus que 56 pour 100, et
liQà REVUE DES DEUX MONDES.
les oppositions réunies, au lieu de 27 pour 100, approchent aujour-
d'hui de li^ pour 100. Le déplacement est considérable, et cepen-
dant l'impression qu'on reçoit à première vue des chiffres (1) est
bien amplifiée encore quand on arrive aux détails.
En décomposantes deux épreuves, l'élection générale et les bal-
lottages, on trouve que 202 députés anciens ont conservé leurs
sièges, et que 90 nouveaux sont entrés au corps législatif. C'est une
bonne proportion. Gomme talent et ressources de vitalité, la nou-
velle assemblée permet d'espérer beaucoup. Sauf quelques pertes
regrettables, et qui seront réparées en partie au moyen des dou-
bles nominations, elle possède encore les hommes qui ont donné
tant d'éclat et d'efficacité à ses derniers travaux : elle a acquis ce
qui lui manquait un peu, des hommes jeunes, bien préparés à la
vie parlementaire, sans trop de superstitions politiques, impatiens
d'acquérir la pratique des affaires, et dont plusieurs étonneront le
public par le contraste de leur modération avec l'ardeur de leur
parole. Faut-il essayer maintenant de classer les élus suivant les
opinions qu'ils représentent? Les premières nomenclatures qu'on
a essayées ont attribué plus de 200 voix à la majorité du gou-
vernement, et environ 90 voix à l'opposition; mais on a discerné
dans le second groupe des nuances infinies depuis l'officiel jusqu'au
radical, en passant par le libéral dynastique, le libéral parlemen-
taire, le tiers-parti, l'opposition démocratique. Les premiers travaux
de l'assemblée ont montré combien les classifications de ce genre
sont prématurées. La couleur réelle des opinions est comme un re-
flet emprunté aux circonstances. De quoi s'agit-il aujourd'hui? De
vider les questions que le suiTrage universel vient de poser en
maître, à savoir, si le peuple de France doit rester éternellement
en tutelle, et comment son émancipation, si elle a lieu, se conci-
liera avec les théories du gouvernement personnel. Ce thème étant
donné, les manifestations du tiers-parti, si adoucies qu'elles puis-
sent être dans l'intention et dans la forme, n'en deviennent pas
moins un fait d'opposition bien plus émouvant que ne le serait une
explosion volcanique au sommet de la montagne.
Les têtes politiques sont encore pleines de réminiscences parle-
mentaires; elles ne remarquent pas que le régime actuel n'est plus,
comme on disait autrefois, le règne des majorités; la force est exté-
rieure et réside dans l'opinion. Les majorités numériques n'ont de
valeur dans une assemblée que Lorsque le nombre fait et défait les
(1) Malgré la peine que de simples citoyens doivent se donner pour approcher de la
réalité, ces chiffres n'ont peut-être pas toute la précision officielle. La faute en est à
l'administration , qui est si prodigue de statistiques pour des faits sans portée, et qui
n'éclaire par aucun document les actes souverains du suffrage universel.
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 465
ministères. Supposez au contraire une minorité interprétant à la tri-
bune le vœu incontestable du pays, elle aurait aujourd'hui la même
consistance et la même efficacité avec 20 membres qu'avec 200.
Ce résultat, on ne saurait trop le répéter, tient à l'essence du sys-
tème impérial, qui, se flattant de ne pas être parlementaire, cesse
d'être un régime où la prépondérance des voix est la force. Ce sont
donc les mouvemens d'opinion, les vœux instinctifs et spontanés
du public, qu'il faut saisir pour avoir la signification véritable des
élections dernières. Les symptômes et les preuves abondent.
J'ai déjà constaté qu'en 1863 les candidats indépendans avaient
eu la majorité dans le plus grand nombre des villes. Celte année,
la manifestation est encore plus éclatante. L'attachement des po-
pulations éclairées pour le principe libéral s'est affirmé avec une
sorte de préméditation intense et résolue. Quoi de plus surprenant
que la manifestation de Paris? En 1863, la liste du gouvernement
avait été écartée; mais elle avait encore réuni plus de 88,000 suf-
frages. Les candidats de l'opposition démocratique avaient en tout
obtenu 157,000 voix; 7,000 voix environ s'étaient égarées. Les abs-
tentions représentaient 27 pour 100. En mai et juin 1869, le nombre
des inscrits est augmenté de 67,000; néanmoins l'ardeur de voter
est telle que les abstentions tombent à 20 pour 100. Dans cette im-
mense métropole, où la centralisation réunit tant de gens dans la
dépendance du pouvoir, la liste officielle n'obtient plus que 76,,S56
adhésions. Les voix qui se prononcent pour la démocratie montent
à l'énorme chiffre de 235,000; elles se divisent, il est vrai, par excès
de force : 192,000 voix restent acquises aux neuf candidats élus,
et 43,000 autres voix sont données à des concurrens d'une opposi-
tion plus accentuée encore. La défaite des candidats officiels était
si généralement prévue que l'administration n'a pas trouvé sans .
peine des hommes assez dévoués pour accepter ce rôle sacrilié. Il
faut noter enfin, comme un nouvel exemple de l'ingratitude popu-
laire, que MM. Jules Favre et Garnier-Pagès n'ont pu être nommés-
qu'avec des appoints de voix conservatrices.
Dira-t-on que Paris, Lyon, Marseille, villes d'ateliers, sont des
foyers de démagogie? Transportons-nous ailleurs. J'ai sous les yeux
une liste de 73 villes de second et de troisième ordre sur lesquelles
on a pu réunir des informations (1). Eh bien! j'y compte 92,000 suf-
frages pour les candidats que le gouvernement patronne, et 298,000
pour ceux qui se présentent aux populations avec le prestige des
tendances libérales. Cette intention a été si nettement marquée
(1) Cette liste comprend Bordeaux, Nantes, Angers, Reims, Nancy, Lille, Strasbourg,
Le Havre, Toulon, Avignon, Saint-Quentia, Caen, Dijon, Besançon, Brest, Nîmes, Tou-
louse, Tours, Montpellier, etc.
^ME kxxxii. — 1809. 30
466 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'une dizaine de maires, hommes considérables et en possession
d'une estime justement méritée, ont cru devoir donner leur démis-
sion, parce que le titre de candidat officiel les a fait tristement
échouer dans les villes qu'ils administrent. Si les investigations
pouvaient être poussées plus loin, on verrait que les chances de
l'opposition grandissent dans les centres où la population est ag-
glomérée; ainsi elle a triomphé non-seulement dans les 13 villes
de la Gôte-d'Or, mais presque dans tous les chefs-lieux de can-
tons ruraux de ce département. Et combien d'autres symptômes à
noter! A l'approche des élections, nombre de conseils municipaux
provoquent des mesures pour empêcher que les salariés de la mai-
rie soient employés à la distribution des bulletins. Des sacrifices
considérables sont faits de tous côtés pour la création de journaux,
et cette presse éclose en vue de la lutte met en évidence des hommes
de talent et d'avenir. Un immense besoin d'éducation politique se
révèle par une véritable avidité pour tout ce qui est discours, con-
troverse, profession de foi. Les assemblées électorales sont multi-
pliées à l'infini : on en compte 218 à Paris pendant les quinze jours
de tolérance que la loi accorde avant le scrutin. On voit des citoyens
de toute classe prendre rang et stationner pendant des heures dans
la rue pour assister aux réunions publiques; on sollicite comme une
faveur les lettres d'invitation pour les réunions privées. Dans les
campagnes, ce n'est pas seulement la curiosité qui attire l'affluence :
les orateurs qui parlent sérieusement des affaires du pays s'éton-
nent de trouver chez des paysans, trop souvent illettrés, une intel-
ligence éveillée, une sorte d'intuition des grands intérêts sociaux. Le
fait le plus surprenant peut-être aux yeux de ceux qui connais-
sent la vie provinciale dans ses réalités, c'est de voir dans tant de
villes les notables de la bourgeoisie, de cette classe calme et réser-
vée depuis dix-huit 'ans jusqu'à l'atonie, se mettre en avant au risque
de leur tranquillité et de leurs intérêts, former les comités électo-
raux, donner l'exemple du devoir civique. Pour tout dire en un
mot, la France, dont l'engourdissement politique étonnait l'Europe,
est devenue tout à coup et est encore le pays où la vie publique est
le plus animée.
L'explication du phénomène ressort de tout ce qui précède. Le
suffrage universel, dont nous avons vu éclore le germe, dont nous
avons suivi l'enfance timide et comprimée, a pris de l'âge, il cherche
à s'émanciper, et commence d'agir par lui-même dans les données
de sa nature; il est déjà une force et une volonté, il sera bientôt
une intelligence. Il n'y a pas à dire que le grand mouvement au-
quel nous assistons est factice. Ce qui frappe le plus les observa-
teurs au contraire, c'est de voir le suffrage universel se dégager
HISTOIRE DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 467
de toutes les influences. Il n'y a eu cette fois aucun essai d'action
commune, d'entente générale; les coteries n'ont exercé qu'une ac-
tion locale et restreinte. Les candidats officiels ont dissimulé autant
qu'ils ont pu le patronage du pouvoir, qui n'était plus une recom-
mandation. On n'a pas vu non plus comme précédemment la coa-
lition des grands journaux dicter les choix. Les abstentionistes ont
disparu ; les anciens partis politiques se sont désagrégés, et, chose
remarquable entre toutes, ces clubs qui venaient d'emplir la France
de bruit et de frayeur, qui semblaient devoir être des pépinières
de candidats socialistes, n'ont pas même pu réunir mille voix pour
un seul des orateurs qu'ils avaient mis en évidence. Les aspira-
tions particulières, les instincts de classe, ont été se fondre dans
un grand sentiment politique. Ce sentiment, quel est-il?
Lorsque Jules César fut investi par le peuple de la dictature im-
périale, il comprit qu'un pouvoir d'inspiration et d'initiative person-
nelle n'était pas compatible avec des élections libres qui auraient
pu opposer la volonté mobile des majorités à la volonté du souve-
rain : il inventa les candidatures officielles et les proposa franche-
ment. « Les comices furent partagés entre César et le peuple, dit
Suétone (1). On convint que le peuple nommerait une moitié des
magistrats, et César l'autre. La formule de recommandation pour
ceux qu'il voulait faire élire était écrite sur des tablettes envoyées
dans toutes les tribus et contenant ce peu de mots : Moi, César,
dictateur, à telle tribu, je vous recommande tels et tels pour qu'ils
obtiennent de vos suffrages la charge à laquelle ils aspirent. » La
réunion de ces magistratures électives composait en quelque sorte
le ministère de l'époque; il est bien évident que des agens ministé-
riels provenant de cette origine ne pouvaient pas être responsables,
et qu'au contraire, si le pouvoir avait été exercé par des hommes
d'état recevant l'impulsion des comices et chargés de traduire sous
leur propre responsabilité les vœux de la nation, la responsabilité
du dictateur aurait disparu avec son omnipotence. César éluda la
difficulté; mais il n'avait pas à compter avec le suffrage universel :
il était en présence d'un système électoral à la fois restreint et peu
exigeant. Comment le suffrage universel, illimité, vigilant, ne rele-
vant que de lui-même, tel qu'il vient de se révéler dans les élec-
tions récentes, peut-il être concilié avec l'idée césarienne? Voilà le
grand problème agité aujourd'hui au sein du corps législatif et de-
vant la nation.
André Gochut.
(1) Suétone, Jules César, chap. 42.
EXPLORATION
DU MÉKONG
ïiL
VIEN-CHAN ET LA CONQUÊTE SIAMOISE.
On nous avait prédit un séjour de quelques mois dans le Laos,
région mal famée, défendue contre la curiosité ou l'ambition de
ses voisins par les roches dont son fleuve est hérissé, et surtout
parles miasmes que le sol exhale. Ce n'était donc pas sans un sen-
timent de joie mêlé de quelque fierté qu'en mesurant le chemin
déjà parcouru nous nous rappelions nos souffrances, comptant
les maladies comme des soldats comptent leurs blessures, et n'en
trouvant pas de mortelles. Nos rangs cependant venaient de s'é-
claircir, mais c'était par un acte de notre volonté. Ne conservant
dans notre escorte qu'un seul Européen, M. de Lagrée avait renvoyé
les autres; ils étaient plus capables de courage que de résigna-
tion, mieux faits pour lutter contre des ennemis visibles que pour
souffrir les lenteurs forcées de notre marche et les ennuis du cli-
mat. Attirés d'abord par l'espoir d'une vie aventureuse, ils entre-
virent bientôt l'énervante monotonie de l'existence qui leur était
réservée, et leur énergie descendit dès lors au niveau de leur dés-
enchantement. Nous estimions d'ailleurs n'avoir rien à craindre des
Laotiens. Leur caractère d'une extrême douceur nous laissait libres
d'inquiétudes de ce côté. Nous étions appelés, il est vrai, à passer
(1) Voyez la Beviie du l*^"" mars et du l*^"" mai.
EXPLORATION DU MEIvOKG. hiS9
au milieu de populations de mœurs fort diiïérentes; mais elles
étaient encore très éloignées de nous. 11 était sage d'ailleurs,
puisque nous n'aurions pu en aucun cas imposer par la force nos
volontés aux mandarins, de nous assurer au moins la sympathie des
indigènes par une conduite irréprochalîle et une discipline sévère.
Près de 3 degrés en latitude et 1 degré en longitude nous sépa-
raient déjà de Craché, ce village cambodgien où nous avions substi-
tué les pirogues au navire à vapeur, et que nous considérions
comme notre véritable point de départ. Les sinuosités du fleuve
augmentaient encore la distance. Nous étions arrivés aux limites
du Bas-Laos. 11 ne me semble pas inutile, avant de quitter Ubône
pour pénétrer dans le Laos moyen, de résumer en quelques mots
les résultats acquis pendant la première partie du voyage. Ainsi
qu'on a pu le remarquer déjà, ces résultats, en ce qui concerne les
moyens d'utiliser le grand fleuve comme voie commerciale, sont
malheureusement négatifs. Les difficultés qu'il oppose aux voya-
geurs commencent à partir de la frontière cambodgienne, difficul-
tés sérieuses, pour ne pas dire insurmontables. Si l'on essayait
jamais d'appliquer la vapeur à la navigation dans cette partie du
Mékong, le voyage de retour serait certainement plein de périls.
A Khon s'élève une barrière absolument infranchissable dans l'état
actuel des lieux. Entre Khon et Bassac, les eaux sont libres et pro-
fondes; mais le lit s'obstrue de nouveau aune courte distance de
ce dernier point. Depuis l'embouchure de la rivière d'Ubône, que
nous avons remontée jusqu'à Khemarat, c'est-à-dire sur un es-
pace qui comprend à peu près les deux tiers de 1 degré de latitude,
le Mékong n'est plus qu'un impétueux torrent dont les eaux se pré-
cipitent par un canal profond de plus de 100 mètres et à peine
large de 60. La vérité commençait donc à s'imposer même aux plus
optimistes. Des steamers ne sillonneraient jamais le Mékong comme
ils sillonnent les Amazones et le Mississipi, Saigon ne serait jamais
relié aux provinces occidentales de la Chine par cette immense voie
fluviale que le volume de ses eaux rend si puissante, mais qui semble
n'être qu'un magnifique ouvrage inachevé. A d'autres points de vue,
nos recherches avaient été moins stériles. Si les grandes perspec-
tives se fermaient, s'il n'était pas vraisemblable que les produits du
Setchuen et du Yunân vinssent jamais s'entreposer sur les places
de la Basse-Cochinchine, il devenait certain du moins que le com-
merce du Bas-Laos tendait à se diriger vers Pnom-Penh, et qu'il
n'existait, comme on paraissait le craindre à Saïgon, aucune dériva-
tion forcée vers Bangkok. Les grands radeaux formés de bambous
rassemblés, même les pirogues dirigées d'une main sûre par des
marins hardis, tels sont les véhicules employés déjà pour transpor-
ter des balles de coton et de soie, des chargemens de riz et des
Il70 KEVUE DliS DEUX MONDES.
troupeaux d'esclaves. Un certain courant d'échanges existe dès à
présent, il ne s'agit donc plus que de le développer. Des Annamites,
des Chinois et des Européens concourraient utilement à cette œuvre
de propagande commerciale qui profiterait à notre colonie. Arracher
les Laotiens à leur torpeur, les amener à produire par la perspec-
tive de débouchés certains, susciter en eux des désirs, leur créer des
besoins, forcer les autorités locales au respect de nos négocians et
leur inspirer par là quelque modération dans leurs exigences envers
ceux de leurs administrés qui traiteraient avec des Sujets français,
ce serait une méthode excellente et dont le gouvernement colonial
pourrait tenter l'application. Certains objets de fabrication euro-
péenne s'imposeraient bientôt à la masse des habitans. Déjà les ri-
gueurs relatives de la saison froide forcent les Laotiens à recourir
aux tissus de laine, dont la plupart, sortis des manufactures an-
glaises, sont introduits par Bangkok. Le goût des étoffes brillantes
est assez répandu, et c'est là peut-être le seul luxe qui soit un peu
général. Les montres, les armes, sont recherchées des gens riches;
en échange d'un présent de cette nature, nous obtenions des auto-
rités tous les services possibles. Les mandarins transforment leurs
demeures en musées où ils étalent avec orgueil les rebuts de nos
plus grossières fabrications, et les estiment d'autant plus qu'ils les
ont payés plus cher.
D'un autre côté, la nature timide et douce de ces populations
faciles à effrayer rendrait nécessaire une surveillance constante ou
périodique. Parmi nos compatriotes qui vont chercher fortune à
l'étranger, la plupart sont sans doute des gens honorables qu'il est
fort injuste d'envelopper dans une de ces condamnations générales
et sommaires trop souvent prononcées contre eux. Il ne faut pas se
dissimuler cependant que, lorsqu'il s'agira de pénétrer dans un paj^s
comme le Laos, on rencontrera parmi les Européens qui l'essaieront
des hommes disposés, s'ils se sentent à l'abri de tout contrôle, à dé-
pouiller les habitudes paisibles du négociant honnête pour prendre
les allures conquérantes de l'aventurier. Ce serait un véritable mal-
heur. Le gouverneur de la Cochinchine pourrait le prévenir en orga-
nisant dans le bas du fleuve une sorte d'inspection annuelle, ou bien
en assignant pour résidence à l'un de ses officiers un des points im-
portans du Laos inférieur, Bassac par exemple. Outre que les con-
seils d'un de ces hommes intelligens auxquels notre colonie doit en
partie sa prospérité seraient d'un précieux secours pour les auto-
rités indigènes, la répression immédiate que cet agent serait mis
en mesure d'exercer contre la violence et la fraude maintiendrait
nos propres nationaux dans les limites du devoir. Des plaintes
parvenant après un fort long intervalle au gouverneur de la Co-
chinchine par l'intermédiaire du roi de Siam ne seront jamais
EXPLORATIOxN DU MEKONG. Zi7i
efficaces. Les premières difficultés contre lesquelles nous soyons
venus nous heurter dans la ville de Stung-Treng ont en effet pris
leur source dans le souvenir récent des actes de brigandage d'un
Français cherchant à faire une fortune rapide. Le mandarin de
Stung-Treng, pour arrêter le cours de ses déprédations, a tenté
d'entraver sa marche. Cet étrange négociant s'est plaint à son
retour, et l'amiral alors placé à la tête de notre colonie, abusé
par un faux rapport, a cru devoir adresser de vives remontrances
à la cour de Bangkok. Cette erreur ne peut manquer de se re-
produire tant qu'un agent officiel ne jugera pas des choses sur les
lieux. Nous ne saurions en effet, sans que notre prestige en souffre,
admettre contre un Européen le témoignage non contredit d'un fonc-
tionnaire siamois. Ces considérations seraient, on peut l'espérer,
assez fortes pour triompher des objections que le roi de Siam, tou-
jours soupçonneux, ne manquera pas d'élever contre une innovation
aussi avantageuse à ses propres sujets qu'utile à nos nationaux. Le
jeune prince qui a dernièrement remplacé son père sur le trône
commence, dit-on, à sentir le poids de l'amitié des Anglais; il ten-
drait à se rapprocher de nous ; le moment semble donc favorable
pour obtenir une concession dont il ne serait pas impossible de lui
faire comprendre le véritable caractère. — A partir d'Ubône, nos in-
térêts politiques et commerciaux paraissent moins directement en-
gagés. Celte place elle-même est en relations fréquentes avec Bang-
kok par l'intermédiaire de Korat, vaste entrepôt situé par 15 degrés
de latitude environ, et où sont établis un grand nombre de Chinois.
Ceux-ci rayonnent de là dans toutes les directions à travers les pos-
sessions siamoises, et vont porter les cotonnades anglaises dans tout
le Laos moyen.
Nous avions employé le mieux possible le temps de notre séjour
à Bassac, séjour forcé qui allait être la cause d'une grande partie
de nos souffrances. Le voyage d'Attopée et les autres excursions
dans l'intéi leur avaient augmenté sans doute la somme des rensei-
gnemens utiles recueillis par nous; mais ils avaient eu l'inconvénient
d'user nos forces sans nous rapprocher du but. Chaque jour écoulé
de la saison favorable aux voyages était comme un ami perdu dont
un adversaire terrible allait dans peu de mois prendre la place.
Tandis que le désir d'éviter une seconde saison des pluies dans le
Laos était un aiguillon pour nous pousser en avant, notre impatience
venait inutilement se heurter aux habitudes des indigènes, dont l'in-
dolence nous imposait des délais irritans. Il fallait bien d'ailleurs
marcher lentement pour donner le temps de nous rejoindre à celui
de nos collègues qui s'était rendu au Cambodge à la recherche du
courrier.
Nous avions quitté le grand fleuve depuis plus d'un mois, et
/i72 REVUE DES DEUX MOi\DES.
nous voulions, pour le retrouver et en suivre de nouveau le cours,
gagner le village de Khemarat en coupant la presqu'île formée par
le Mékong et la rivière d'Ubône. Il s'agissait donc d'organiser un
voyage par terre. Nos lettres de Siam ne nous donnaient en aucune
façon le droit de requérir des corvées gratuites. Elles invitaient
seulement les autorités à faciliter notre voyage en intervenant au
besoin pour nous aider à conclure des marchés. Jusqu'à présent,
celles-ci avaient cru devoir faire plus qu'il ne leur était ordonné,
et nous avaient spontanément et à titre gracieux fourni des moyens
de transport. A Ubône, M. de Lagrée voulut que la commission es-
sayât enfin de se suffire à elle-même; mais les indigènes refusèrent
de louer leurs épaules aussi bien que le dos de leurs animaux. Ils
semblaient presque indiiïérens au salaire élevé que nous leur pro-
posions, peut-être doutaient-ils même de la sincérité de nos pro-
messes. Des gens qui se disaient grands mandarins et qui offraient
de l'argent, cela leur paraissait contraire à la nature des choses.
Nos appels pressans et répétés demeurèrent sans écho. Si la dé-
fiance que nous inspirions entrait pour quelque chose dans ce ré-
sultat fâcheux, la paresse des Laotiens, nous avons pu nous en
assurer depuis, y concourait aussi pour une large part. Des négo-
cians chinois nous ont dit qu'ils ne parvenaient eux-mêmes bien
souvent à louer des porteurs qu'en intéressant grassement les gou- .
verneurs de province. Ceux-ci usent alors des moyens de contrainte
dont ils disposent, et le commerce vit aux dépens de la liberté in-
dividuelle. Ce simple fait jette un jour éclatant sur toute cette ci-
vilisation rudimentaire. Il fallut bien finir par recourir au roi, et
celui-ci, au grand profit de notre caisse, nous tira facilement d'em-
barras. Nous avions fait de vains efforts pour former des contrats
de louage; sur un mot de sa majesté, quinze chars à buffles et à
bœufs, cinquante hommes et six éléphans se groupèrent un matin,
comme par enchantement, autour de notre case. Le despotisme a
du bon quand on est bien avec le despote.
En quittant Ubône, nous suivons un chemin sablonneux comme
les rues de la ville elle-même. Les chars enfoncent jusqu'à l'essieu
dans cette poussière brûlante, et nous n'avons pour nous désalté-
rer aux heures de halte qu'une eau nauséabonde et saumâtre. Par-
tout dans la campagne on fait la récolte du sel. 11 est tiès abondant
dans le pays, et plusieurs sources en sont chargées. Dans des bassins
de terre glaise enduits de résine, l'eau s'évapore et le sel se dépose.
Pour mesurer le degré de saturation du liquide, les indigènes ont
imaginé une petite boule faite de terre et de résine qui va au fond
en eau douce et flotte dans l'eau salée. Bien qu'il n'existe aucune
graduation sur cet instrume-nt primitif, leur œil exercé ne se trompe
guère.
EXPLORATlOiN DU MEKOiXG. 473
Nous ne tardons pas à rencontrer la forêt, mais triste et rabou-
grie, ressemblant à une sorte de bois-taillis coupé par d'immenses
clairières le plus souvent incultes. Les racines qui vont chercher
dans la terre des sucs vivifians subissent dans toute cette zone l'ac-
tion corrosive du sel; les troncs sont chétifs, les branches noueuses.
Il n'y a plus d'ailleurs trace de verdure, tout est aride, desséché,
brûlé; une couche épaisse de poussière blanche recouvre jusqu'aux
feuilles des arbres; les éléphans, qui d'ordinaire se nourrissent tout
en marchant, ne glanent plus que de loin en loin quelque liane en-
core verdoyante ou quelque racine enfouie qu'ils déterrent avec le
pied. C'est un temps d'abstinence pour la nature entière, qui semble
regretter les pluies. Quelques arbres clair-semés, véritables buissons
ardens, se couvrent de fleurs flamboyantes comme les feuilles d'un
métal rougi au feu; les branches sont convulsivement tordues.
Les corvées, qui ont l'avantage d'être fort économiques, présen-
tent aussi un inconvénient sérieux : elles ne dépassent jamais les
limites souvent très circonscrites de la province à laquelle elles ap-
partiennent. 11 faut donc, sur les frontières de chaque province nou-
velle, changer d'hommes et d'animaux. C'est en vain qu'on s'ef-
forcerait de lutter contre cet usage, source de grands retards, les
porteurs déposeraient leurs fardeaux pour fuir dans les bois. En
i-ortant du territoire d'Ubône, nous donnâmes congé aux corvéa-
bles du roi. M. de Lagrée, qui nous avait fait partout une réputa-
tion de générosité, la consolida en cette circonstance par une abon-
dante distribution de fd de laiton. Les petits mandarins qui nous
accompagnaient nous prièrent de leur remettre en bloc notre ca-
deau, qu'ils s'engagèrent à distribuer eux-mêmes ou à faire distri-
buer par le roi. La foule des malheureux porteurs parut très satis-
faite de voir M. de Lagrée repousser ce conseil perfide. Tout en tenant
compte du grade de chacun, nous opérâmes un partage démocra-
tique. Les mandarins dévoraient leur rage; c'était environ 100 fr.
qu'ils perdaient d'illégitime profit. Quant au petit personnage qui
avait pour mission spéciale de veiller pendant la route à nos be-
soins personnels, il se tira d'affaire autrement. Il mit tout simple-
ment dans sa poche l'argent que nous lui avions donné pour ache-
ter des vivres dans les différens villages où nous nous étions arrêtés-
Les vivres nous ayant été fournis, nous avions dû ignorer qu'il les
exigeait gratis sous forme de cadeaux. D'ailleurs c'est l'usage, tou-
jours l'usage; que répondre à cela? Le métier de réformateur de-
vient vite fatigant. Ailleurs les coutumes tempèrent les rigueurs de
la loi; ici, au Laos, il faudrait des lois pour atténuer la barbarie
des coutumes.
Les chemins où peuvent passer les chars sont fort rares, et ne
s'étendent qu'à une faible distance des centres principaux; nous
Mh KEVLE DES DEUX MONDES.
remplaçons donc, au relais forcé que nous faisons à Amnach, nos
véhicules par des porteurs qui n'acceptent pas une charge supé-
rieure à 6 ou 7 kilogrammes, et nous nous remettons en route en
emmenant une grande partie de la population mâle et valide du
village où s'est formée notre caravane. Ceux que nous traversons
sont tenus d'approvisionner notre monde, et cela ne laissait pas
d'inspirer quelque pitié pour les malheureux brusquement sou-
mis à une aussi forte imposition. En approchant du fleuve, le pays
prend un aspect moins désolé. Rien de triste en effet comme d'im-
menses plaines couvertes de paille de riz tondue par des troupeaux
de buffles que le sel attire. La grande forêt reparaît enfin, rarement
touffue, mais verte encore. Les incendies ont bien fait çà et là comme
de larges taches d'encre, mais les fraîches couleurs des jeunes bam-
bous épargnés par le feu n'en ressortent que plus vivement. Nos
éléphans se donnaient un véritable régal. JNous couchions sous des
huttes de feuillage élevées chaque soir près d'une flaque d'eau
croupissante à la surface visqueuse et irisée, trop heureux de ren-
contrer une de ces mares saumâtres; c'est la grande affaire en cette
saison, et dans deux mois, après que le soleil aura pompé tout ce
qu'il reste d'humidité sur la terre, elle sera plus grave encore. Être
inondés la moitié de l'année, mourir de soif pendant l'autre moitié,
voilà le sort des habitans de ces tristes pays, du moins quand ils
voyagent.
Enfin nous arrivons à Khemarat, où M. Delaporte nous attendait.
Il y était parvenu en suivant le Mékong, dont il a dressé la carte
entre ce point et l'embouchure de la rivière d'Ubône. En aucun autre
endroit de son cours, le fleuve ne présente des phénomènes aussi re-
marquables. Réduit à 60 mètres de largeur, il mugit et bouillonne.
Il s'est creusé dans la roche un lit dont une sonde filée à 100 mètres
n'atteint pas le fond ; rien ne peut exprimer l'horreur de ce pas-
sage où les eaux jaunissantes se tordent dans un étroit défilé, se
brisent contre les rochers avec un épouvantable fracas en formant
des tourbillons qu'aucune barque n'ose affronter. Les hommes ont
fui les rives; les grands arbres de la forêt se penchent des deux
côtés sur l'abîme, où souvent leur poids les entraîne; on n'aperçoit
ni un village ni même une case isolée. Quelques pêcheurs auda-
cieux se sont fait un gîte dans les anfractuosités des rochers ; ces
malheureux ont à peine le temps de fuir, aux premières pluies,
tant est grande la rapidité avec laquelle montent les eaux du fleuve,
dont les crues normales dépassent là 15 mètres.
Nous sommes bien accueillis à Khemarat. Le gouverneur vient
de mourir, et son second est un vieillard imbécile qui a l'air d'avoir
pour nous une sorte de vénération. Les gens sont naïfs et s'imagi-
nent que les observations faites par M. Delaporte pour déterminer
EXPLORATION DU MEKONG. Zi75
la position géographique du village n'ont d'autre but que de lire
dans le soleil. Ils nous consultent sur l'avenir. Le vieux mandarin,
qui part pour Bangkok, s'obstine même à nous demander l'heure
à laquelle il convient de se mettre en route pour avoir toutes les
bonnes chances de son côté. On lui conseille de bien déjeuner et de
partir après.
De grands arbres touffus entouraient et abritaient notre case à
Khemarat. Rencontrer un beau fleuve, des manguiers et des tama-
riniers en fleur, au sortir des plaines poudreuses d'Ubône, c'était
trouver une délicieuse oasis après une marche pénible au désert.
Les habitans comme les autorités nous prodiguaient les marques de
sympathie, et les renseignemens nous venaient en foule. Nous avons
recueilli là quelques données précises sur l'état politique et le ré-
gime administratif des Laotiens siamois. L'organisation étant uni-
forme dans toutes les provinces, il suffira d'en tracer une esquisse.
La province de Khemarat, l'une des moins étendues du Laos
moyen, compte environ 2,000 inscrits. Elle est gouvernée par six
fonctionnaires principaux résidant au chef-lieu et prenant rang au-
dessous du gouverneur, nommé comme eux par le roi de Siam. Ces
gros personnages ne reçoivent pas d'appointemens, ils n'ont droit
qu'aux services gratuits d'un certain nombre de corvéables; mais
ils ont cent moyens extra- légaux de faire venir l'argent à leur
caisse, et ils n'en négligent aucun. Sur les derniers échelons se pla-
cent les petits mandarins, chefs de villages. Ceux-ci rendent la
justice en premier ressort, et leur compétence, en matière civile au
moins, est illimitée. On peut successivement appeler de leurs déci-
sions au chef-lieu devant deux tribunaux, et, si les parties ne se dé-
clarent pas satisfaites, elles peuvent recourir à Bangkok, ce qui con-
stitue un quatrième degré de juridiction. Le premier magistrat de
la province a seul le droit de condamner à mort, encore doit-il, avant
l'exécution, prévenir le gouvernement central. On ne peut nier qu'il
ne résulte de cet ensemble de formes protectrices certaines garan-
ties pour les plaideurs. Par malheur, l'abaissement des caractères
détruit ici comme partout l'effet des meilleures institutions. La vé-
nalité des fonctionnaires laotiens de tout ordre et de tout rang est
poussée à l'extrême; ceux-ci, non contens de trouver dans les
amendes qu'ils infligent une source légale, sinon légitime, de reve-
nus, ne connaissent pas de meilleurs argumens que les présens re-
çus par avance.
Les audiences se tiennent avec une certaine solennité dans une
sorte de hangar qui sert également de salle de conseil. J'ai assisté
au jugement d'une femme prise en flagrant délit d'adultère. Les
deux complices, attachés à chaque extrémité d'une même cangue de
construction spéciale, étaient contraints de se regarder en face en
476 REVUE DES DEUX MONDES.
frappant l'un contre l'autre, pour attirer l'attention publique, deux
bambous sonores. Le mari, ne soupçonnant pas que des Français ne
pouvaient manquer de s'amuser beaucoup de sa situation, faisait
bonne contenance, et paraissait même fort réjoui. Le cas n'étant
pas niable, la femme fut condamnée à payer 17 ticaux d'amende,
moins de 60 francs, et son complice 29 ticaux ou 96 francs environ.
En pareille occurrence, le mari peut à son gré garder sa femme ou
bien la répudier. S'il opte pour ce dernier parti, il ne peut plus la
reprendre avant dix ans; mais l'amende payée par la coupable lui
est adjugée, les juges empochent celle infligée à son rival. Dans
l'affaire à laquelle nous assistions, le mari se hâta de répudier, et
je compris alors la cause de sa satisfaction. Il avait donné, pour ob-
tenir la main de sa femme, à ticaux et un buffle à la famille; mais il
y avait plusieurs années de cela : il recouvrait sa liberté, le droit
d'entrer de nouveau en ménage et les moyens d'en payer les frais.
Quelle fortune dans un pays où le climat est promptement mortel à
la beauté ! — Tous les cas ne sont pas aussi favorables ; il peut se faire,
par exemple, que la femme ne soit pas en mesure de payer. Elle re-
çoit alors deux coups de rotin par tical d'amende. Cette amende ne
dépasse jamais àO ticaux. Au Laos, pour un peu plus de 100 francs
et à la condition de ne point appartenir à un mandarin, toute femme
peut donc se passer ses fantaisies. Celles du mari ne sont nulle-
ment entravées par la loi, et la femme n'a qu'à fermer les yeux ou
qu'à faire des économies pour se venger. Jadis la peine était plus
sévère : une femme convaincue d'adultère donnait sa liberté en ex-
piation de son crime, et devenait l'esclave de son mari. Sur ce point,
la législation de l'ancien royaume du Tonkin poussait encore plus
loin la rigueur : un mari qui surprenait sa femme en flagrant délit
était autorisé, non pas à la tuer de ses mains, comme il l'est en
quelque sorte chez nous, mais à lui couper les cheveux et à la me-
ner en cet état devant le mandarin. Celui-ci la faisait jeter à un
éléphant, dressé aux fonctions de bourreau, « lequel, après l'avoir
enlevée avec sa trompe, la serrait avec tant de rage, puis la jetait par
terre avec tant de violence, qu'il l'étouffait et la faisait mourir dans
des tourmens inconcevables; s'il s'apercevait qu'elle donnât encore
quelque signe de vie, il la foulait aux pieds jusqu'à ce qu'elle fût
écrasée et mise en pièces. » — Au Cambodge, l'éléphant est encore
employé comme exécuteur des hautes-œuvres. J'en ai monté un qui,
peu de jours auparavant, venait de percer de ses défenses le corps
d'un criminel d'état attaché au tronc d'un arbre. La femme épousée
la première, suivant certaines formalités, a seule les droits et le
rang de femme légitime; mais cette restriction ne rend pas la po-
lygamie moins florissante. « Comme il s'en trouve parmi nous, dit
à ce sujet un ancien voyageur peu courtois, qui se plaisent à nour-
EXPLORATION DU MEKONG. kll
rir les uns des chiens, les autres des chevaux, et d'autres enfin des
bêtes farouches, les Laotiens de même, non- seulement pour satis-
faire leur brutalité, mais par une certaine ambition de grandeur
affectée, ont une troupe de femmes, les uns plus, les autres moins,
chacun selon son pouvoir. »
La propriété territoriale n'existe pas. Quant à la propriété mobi-
lière, si elle peut souvent subir des atteintes de la part de fonc-
tionnaires tout-puissans, le principe n'en est pas moins consacré.
Le mari et la femme ont des biens distincts, des troupeaux, des
pirogues, des filets, dont ils peuvent disposer librement; mais
vis-à-vis de la société ils sont solidairement responsables. Si le mari
s'enfuit pour se soustraire à l'une de ses obligations, comnie l'impôt
ou la corvée, la justice peut se saisir même de la personne et des
biens de sa femme. L'impôt que chaque habitant inscrit doit payer
à Siam n'est d'ailleurs qu'un impôt personnel assez léger qui s'ac-
quitte quelquefois en nature. Nous en avons vu un exemple à Atto-
pée. Cette province envoie en effet chaque année à Bangkok une
certaine quantité d'or recueilli dans les sables de la rivière.
A Khemarat, nous reprenons la voie du fleuve; malgré les in-
convéniens qu'elles offrent, les pirogues sont assurément le plus
agréable des moyens de transport usités dans ces contrées. On a
les os rompus par la marche saccadée de l'éléphant, le char à buf-
fles n'avance qu'avec une déplorable lenteur, le char à bœufs au
contraire, machine étroite et légère posée sur un essieu qui grince,
est rapidement emporté par son attelage bossu, et passe par-dessus
tous les obstacles, non sans subir des chocs violens et sans verser
fréquemment. Les pirogues seules permettent le repos. Nous en
prenons dix, montées par soixante hommes. Nous entrons dans un
dédale d'îlots, de bancs de sable et de roches, et nous arrivons à
une grande île qui divise le fleuve en deux. Le bras où nous péné-
trons se subdivise lui-même en plusieurs bras secondaires, sem-
blables à des torrens sillonnant un immense banc de grès. Ce banc
est parsemé de plantes rampantes à la feuille petite et sombre, au
tronc épais et tortueux. D'autres arbustes d'un vert presque noir,
dont le courant des grandes eaux a ployé les reins, se détachent
sur la vaste plaine grise. Les bras tendus comme pour supplier ou
maudire, ils semblent courbés sous une sorte de fatalité. Quant au
Mékong, il a disparu. Nos barques s'engagent dans un délilé large
de 10 mètres où nous sommes étourdis par le fracas des eaux. C'est
là tout ce que, enfermés entre deux murailles de rochers, nous
pouvons découvrir d'un fleuve auquel nous avons vu plus bas une
largeur de plusieurs lieues. Au-delà de ces rapides, le Mékong s'é-
panouit de nouveau dans un lit dégagé d'obstacles apparens. Nos
pirogues n'en donnent pas moins contre des bas-fonds qui forcent
478 REVUE DES DEUX MONDES.
souvent nos hommes à se mettre à l'eau. Plus loin, les bancs de
sable, les îles et les îlots reparaissent. Sur ceux-ci, tout verdit et
fleurit en hâte, car le flot montant submergera bientôt cette ver-
dure et ces fleurs. Le paysage a quelque chose de solennel et de
grandiose. Des vapeurs d'une blancheur laiteuse s'étendent sur le
ciel et sur l'eau. La nature semble endormie et comme enveloppée
d'un voile léger. Elle vous attire, on s'absorbe en elle malgré soi;
l'ennui vous envahit d'abord, puis une sorte d'indilTérence absolue
lui succède. Sous la toute-puissante étreinte de ces influences des-
tructives de la personnalité humaine, la pensée s'éteint par degrés
comme la flamme dans le vide. L'Orient est la véritable patrie du
panthéisme, et il faut y être venu pour se rendre compte de ces
sensations indéfinissables qui feraient presque comprendre le nir-
vana des bouddhistes.
Des orages troublaient parfois l'implacable sérénité du ciel. Ils
arrachaient la nature de son cercueil de plomb; c'étaient comme de
magnifiques explosions de vie dont nous prenions notre part. Une
nuit, il m'en souvient, j'écoutais avec ravissement le fracas du ton-
nerre, l'illumination des éclairs me causait une intime et inexpri-
mable jouissance; mais le vent souleva le fleuve, et nos barques,
rudement heurtées contre la rive, s'emplirent en un moment. Les
Laotiens se mirent à vider l'eau sans relâche, et à nous éponger
de leur mieux avec la sollicitude de vieilles bonnes. Ces braves
gens nous entouraient de soins, soit à cause de leur responsabilité,
soit par bienveillance native, et pour ces deux motifs probablement,
accoutumés qu'ils sont à épargner tout ennui au personnage qui
leur est confié. Quand nous arrivions dans un village, un simien
ou secrétaire venait enregistrer nos bagages, et le dernier de nos
colis était surveillé comme un écrin; à Ubône, un de ces scribes,
aposté à notre insu dans notre salle à manger, prenait note des
mets qui paraissaient nous plaire pour en informer le roi. Dans
l'une de nos excursions, un char ayant versé, une boîte d'épingles
s'ouvrit, et le contenu se répandit dans le sable. Il fallut attendre
que la dernière épingle fut retrouvée.
Je n'ai pas à faire ici la fastidieuse énumération de toutes les
stations de notre route. Nous naviguions pendant la plus grande
partie du jour, et nous couchions le soir dans nos pirogues ou dans
une case de bambous. Ce n'était plus que pour l'acquit de ma con-
science que, sortant parfois de ma barque, j'allais visiter dans quel-
ques villages de la rive les belles choses que me signalait avec en-
thousiasme le chef de mes rameurs. La curiosité, si souvent déçue,
se mourait en moi faute d'alimens. Les pagodes, — il n'y a pas
d'autres monumens, — se ressemblent toutes par la construction
générale et le mode de décoration. Elles sont faites de briques et de
EXPLORATION DU MEKONG. 479
chaux, et renferment une ou plusieurs statues dorées représentant
Bouddha debout ou bien les jambes repliées sous lui, la figure
grave, un peu béate, les oreilles pendantes. J'ai noté cependant,
dans un village situé non loin de Khemarat, une statue qui diffère
absolument du type uniforme généralement admis par les sculp-
teurs sacrés du Cambodge, de Siam et du Laos. Ellç est placée dans
une niche imitant la rocaille; de toutes les cavités sortent des têtes
de monstres, et des deux côtés, en guise d'anges adorateurs, deux
dragons dorés s'élancent vers le ciel sur le fond rouge de la niche.
Le dieu a pris à ce voisinage quelque chose de fantastique. Ses yeux
ronds sortent de leurs orbites, et sa physionomie rappelle celle d'une
grenouille enflée. L'extérieur de la pagode est ornée d'une façon
bizarre. Nous avions vu bien souvent déjà des incrustations de verre
faire miroiter un pignon au soleil; ici c'est tout un service de la plus
belle porcelaine de Chine qui décore le monument. L'architecte a
enchâssé dans la chaux des plats bleus , et fait courir sur le mur
une guirlande de soucoupes roses. On peut même distinguer à la
place d'honneur des cuvettes et des rince-bouche européens. L'in-
fluence chinoise commence d'ailleurs à se faire sentir dans l'art
laotien, s'il est permis de se servir de ce grand mot. Ce sont le
plus souvent des enfans du Céleste-Empire qui se chargent d'exé-
cuter les fresques sur les murs des sanctuaires. Les sujets de ces
grossières enluminures sont presque partout les mêmes, d'abord
l'image crue, très crue, du péché capital des Laotiens, puis, au-
dessous, la représentation des supplices qui attendent dans l'autre
monde les concupiscens des deux sexes, toujours punis par où ils
ont péché. L'enseignement est à coup sûr très moral; mais l'ar-
tiste sacré atteint-il bien son but? J'en doute fort en voyant de
quel œil émerillonné les jeunes bonzes parcourent ces compositions
où semble s'être donné carrière l'imagination lascive de quelque
Jules Romain. On n'est pas peu surpris de voir figurer à côté de
ces allégories pieuses, au milieu des temples et des palais bleus,
verts, rouges et jaunes, des vaisseaux européens avec l'équipage sur
le pont. Je me rappelle que, dans un sujet de ce genre, ce qui pa-
raissait surtout avoir frappé l'artiste, c'étaient les deux cheminées
du navire à vapeur et les coiffures en tuyaux de poêle qui ont fait
le tour du monde sur nos têtes.
Les sommets arrondis des hauts palmiers, le parfum pénétrant
des fleurs éburnéennes de l'aréquier, indices certains d'un vil-
lage, annoncent de loin le chef-lieu de la province de Banmuk, où
nous attend un établissement complet préparé sur les bords du
fleuve. Les Laotiens savent tirer du bois, et surtout du bambou, un
parti surprenant. Ils improvisent une case avec une merveilleuse
entente des besoins de leurs hôtes. Les cloisons sont toujours faites
i!j80 REVUE DES DEUX MOjNDES.
d'un double treillis de fines lanières de bambou entre lesquelles le
tapissier indigène place de larges feuilles. Tout cela est fixé par
des liens en rotin; il en résulte qu'à notre arrivée nous changeons
à notre gré la distribution intérieure; il suffit de défaire quelques
nœuds. — Nous sommes encore dans un de ces royaumes créés par
la politique siaqjoise au profit des princes dépossédés de Vien-
Ghan. C'est un moyen commode de se débarrasser de prétendans
qui pourraient être dangereux. Les hommes de race royale se dé-
clarent satisfaits à bon marché dans le Laos. Il ne leur faut qu'un
titre, un parasol, une boîte à bétel et un crachoir d'or.
Phnom, où nous arrivons trois jours après notre départ de Ban-
muk, n'est pas un chef-lieu de province, et n'aurait aucune impor-
tance, s'il n'était un centre religieux où affluent les pèlerins. Une
avenue longue, étroite, perpendiculaire au fleuve et pavée de bri-
ques, s'enfonce sous les palmiers; elle conduit à la pagode, vaste
monument rectangulaire entouré d'une galerie que supportent des
colonnes peintes en rouge et semées d'ornemens d'or. Le chapiteau
qui les termine est formé d'un faisceau de feuilles longues et aiguës
comme les poignards arabes, et à la pointe recourbée. Au-dessus
des portes et des fenêtres montent en pyramides sur le mur des
ornemens dans le goût siamois , sortes de parasols royaux à plu-
sieurs étages qui s'achèvent par un interminable bonnet pointu
comme en portaient nos magiciens astrologues; mais l'ornementa-
tion la plus remarquable est celle d'une fausse porte. Sur un fond
rouge, entre d'élégantes guirlandes de fleurs et de feuillage doré,
deux personnages également dorés ressortent en ronde bosse. Ils
sont raides comme toujours; cependant on démêle peut-être une
sorte de sourire dans leurs traits grossis et sur leurs lèvres épatées.
Ils sont soutenus par deux espèces de monstres griffons ou kabires
qui exécutent loin de la terre une danse échevelée; ceux-ci sont
lancés vigoureusement dans l'espace; leurs mains se tordent avec
furie, leurs jambes font un écart extraordinaire. Les proportions sont
bonnes, il y a là de la vérité, de la force, du mouvement, de la
vie. — L'intérieur de la pagode est triste; quelques peintures gros-
sières salissent çà et là les murs, d'où la chaux tombe par plaques.
Le plafond cependant mérite quelque attention. Les poutres peintes
forment des caissons au centre desquels on voit une touffe de
feuillage doré qui a l'aspect d'une racine abondante et chevelue,
comme si la plante poussait vers le ciel.
Derrière la pagode s'élève une pyramide bizarre qui commence
par une sorte de cube énorme sur lequel sont posés, séparés les
uns des autres par des corniches, trois massifs rectangulaires qui
vont en diminuant de hauteur. L'architecte a placé sur cette base
comme une seconde pyramide qui reproduit d'abord les formes de
EXPLORATION DU MEKONG. A81
la première, puis passe par une transition insensible du carré au
rond, remplaçant les angles saillans par des lignes ondulées et se
terminant par une pointe aiguë. Cet ensemble de monumens sur-
prend l'œil, déshabitué des grandes proportions et des nuances écla-
tantes; des bannières, des étendards, des lambeaux d'étoffe de toute
couleur, flottaient au vent. Le soleil faisait étinceler l'or et miroiter
le verre incrustés dans les murs au milieu des briques rouges.
Tout cela, malgré un effet assez saisissant, n'a cependant qu'une
bien médiocre valeur; la pyramide, souvent reconstruite, n'est plus
aujourd'hui ce qu'elle a pu être autrefois; on est saisi par des ir-
régularités choquantes, et n'était ce besoin naturel d'admirer, qui
ne sait à quoi se prendre dans un pays où toutes les cases sont bâ-
ties sur un modèle unique, on passerait sans s'arrêter devant cet
amas de briques et de chaux où l'œil rencontre à peine un détail à
remarquer. Sur la pyramide d'ailleurs, la dorure n'existe plus
guère que grâce à la piété des fidèles, qui collent où bon leur
semble de petites feuilles d'or en guise d'offrande ou d'c.r-voto.
De tout le Laos, on vient en pèlerinage à Phnom; les plus dévots y
font des retraites de quelques jours et revêtent pendant ce temps
la toge safranée des bonzes. Nous avons rencontré des radeaux
chargés de bonzes et de bonzesses qui se rendaient vers ce lieu vé-
néré, et charmaient les loisirs de la navigation par des chants, des
prières et d'autres exercices faits en commun. Notre interprète lao-
tien, qui souvent m'avait semblé avoir entièrement perdu la foi,
n'a pu résister cependant à la séduction pieuse exercée sur lui par
ce monument, qu'il avait autrefois visité. Dans un accès de ferveur
inattendue , il a même offert à Bouddha la moitié de la phalange su-
périeure de son index. Les desservans de la pagode de Phnom exé-
cutent fort adroitement, à l'aide d'un couperet et d'une règle, les
opérations de ce genre; ils mesurent le zèle des pèlerins sur l'im-
portance du sacrifice. C'est une étrange chose que de retrouverJ"en
plein Laos, produite par le bouddhisme, cette aberration de l'es-
prit qui pousse l'homme à mutiler son corps. Nous avons eu lieu
d'ailleurs de regretter souvent dans la suite que notre interprète,
au lieu de se borner à se couper le doigt, n'ait pas suivi l'exemple
d'Origène; les embarras que nous ont causés ses faiblesses nous
eussent été épargnés.
Le fleuve continue de baisser. D'immenses bancs de sable, comme
des monstres échoués, montrent leur dos convexe. Nous apercevons
devant nous une forêt de montagnes; elles ont dans le lointain la
teinte plombée de grandes vagues qui s'agitent sous un ciel noir et
paraissent jetées dans un indescriptible désordre. Ce sont les mon-
tagnes de Lakhon, qui font face à notre campement pendant notre
TOME LXXXII. — 18G9. 31
A82 REVUE DES DEUX MONDES.
séjour au chef-lieu de cette nouvelle province. La chaîne commence
au sud-est par deux ou trois ondulations molles, allongées, placides,
qui se dirigent vers le nord, et forment au tableau un fond vapo-
reux. Au premier plan, réunis et cependant bien distincts, se dres-
sent cinq massifs aux crêtes tailladées, bosselées, aux flancs couturés
de dépressions ombreuses; les sommets et les arêtes sont entourés
d'une discrète et pâle auréole par le soleil luttant contre la brume.
En remontant vers le nord, on voit une immense ligne courbe se dé-
velopper, s'agrandir, s'ouvrir comm.e l'arche d'un pont gigantesque,
et relier ce premier groupe à un second plus compliqué où chaque
pic a une forme particulière, et agit en quelque sorte comme il lui
plaît, sans s'inquiéter de son voisin. Ce qu'il y a de remarquable en
eflet dans ces montagnes, c'est l'espèce de vie qu'elles semblent
posséder. Il en résulte un incroyable pêle-mêle. Les angles sont
bizarrement assemblés par quelque géomètre en délire qui n'a pu
être que le feu souterrain; un dôme passe curieusement la tète
par-dessus l'épaule inclinée d'un mamelon, une pyramide se ren-
verse comme si elle obéissait à la cadence de quelque orchestre
échevelé. Vues de plus près et en détail, ces montagnes répondent
à tout ce que pourrait rêver l'imagination la plus amie du fantas-
tique affriandée par leurs formes lointaines. Vallées, gorges, cre-
vasses sombres, parois taillées à pic, rugueuses ou polies par l'eau,
cavités festonnées de stalactites pendantes et dentelées comme des
sculptures gothiques, tout cela forme un spectacle étrange et pro-
voque l'admiration.
Les habitans trouvent là une mine inépuisable de calcaire. Us
font éclater les pierres au feu, puis les brûlent sur place ou les
transportent par eau dans les villages voisins. Les fours, creusés
dans la berge du fleuve, sont à peu près semblables à ceux que
l'on fait en France. Ils se composent d'un foyer profond commu-
niquant avec une vaste cuve évasée où l'on met les blocs. Si le sel
fait la richesse de la province d'Ubône, la chaux est pour le pays de
Lakhon la source d'une aisance relative. Outre que les pagodes en
absorbent une énorme quantité, elle est pour tout Laotien un ob-
jet de nécessité première. C'est avec la feuille de bétel et la noix
d'arèque un élément essentiel de cette abominable chique qui en-
sanglante la bouche, épate les lèvres, déchausse et noircit les
dents, et rend les femmes hideuses. A cela, les indigènes ajoutent
souvent du tabac et l'écorce d'un certain arbre qui fait l'objet
d'un grand commerce.
Près de la résidence du gouverneur de Lakhon, un quartier
considérable du village venait de brûler. Les feuilles des arbres
étaient roussies, les troncs calcinés. La physionomie des hauts pal-
miers avait surtout quelque chose de lamentable. Cette grande
EXPLORATION DU MEKONG. A83
trouée faite par le feu au milieu des fleurs et de la verdure m'in-
spira d'abord une sorte de tristesse. On eût dit que l'hiver venait tout
à coup de sévir sur une partie d'un bocage, laissant à l'autre partie
ses ombrages et ses mystères. Ce sentiment ne dura pas. Le quar-
tier détruit était devenu un vaste chantier. Il y régnait une activité
joyeuse; des bandes d'enfans, jouissant du mouvement inusité qui
se faisait autour d'eux, augmentaient le bruit. Dans un village de
France, un pareil événement serait un irréparable désastre. Au Laos,
avec les facilités de la vie, on paraît s'en apercevoir à peine. Plus
loin, des cases neuves se construisaient en grand nombre, mais par
les soins d'émigrés annamites, qui fraternisèrent, cela va de soi, avec
notre escorte. Ce n'était pas sans un vif plaisir que nous rencon-
trions nous-mêmes inopinément des individus semblables à ceux
qui remplissent les rues de Saigon. Hommes, femmes, enfans, nous
entouraient familièrement. La curiosité dilatait leurs yeux, mais on
n'apercevait sur leur visage aucune trace de rancune ou de colère.
Ils ont cependant quitté leur pays pour ne pas avoir à le défendre.
Notre invasion ayant forcé Tu-duc à faire des levées extraordinaires,
beaucoup de ses sujets ont jugé prudent de mettre l'épaisseur d'une
montagne entre eux et les recruteurs du roi. Ceux qui se sont éta-
blis à Lakhon sont originaires d'une province au-dessus de Hué.
C'est à peine si 35 ou hO lieues les séparent de leur pays. Si l'on
excepte Huthen, la station suivante du voyage, qui n'est pas à plus
de 30 lieues marines des bords du golfe de Tonkin, Lakhon est le
point le plus voisin de l'empire annamite où nous nous soyons ar-
rêtés. La direction générale du Mékong vers l'ouest, déjà très sen-
sible depuis Bassac, va, en s' accentuant davantage, nous en éloigner
beaucoup désormais. A l'aspect de ce simple village, où se remar-
que l'activité d'une fourmilière, on ne peut que faire des vœux pour
que l'émigration des Annamites se développe au Laos. Ceux-ci fe-
raient parmi les Laotiens l'effet du levain dans une pâte inerte. Es-
sentiellement assimilables par leurs qualités comme par leurs dé-
fauts, ils seraient l'instrument principal et le plus utile de notre
politique dans ces contrées.
Le village chef-lieu de la province d' Huthen ne présente aucune
particularité, il tient cependant la meilleure place dans mon sou-
venir. Un jour, le 6 mars 1867, je m'étais étendu dans un de ces
petits belvédères de bois bâtis ordinairement au sommet de la berge
près des pagodes, et où les bonzes passent à regarder couler l'eau
le temps qu'ils ne consacrent pas à la récitation des prières. A mes
pieds, le fleuve, large et tranquille comme un immense miroir d'a-
cier sans cesse frappé par les rayons du soleil, renvoyait mille
éclairs; il s'unissait à la rive opposée par un banc de sable que ta-
chaient de noir des buffles s'avançant avec lenteur vers l'eau pour
hS!l REVUE DES DEUX MONDES.
échapper à la chaleur du jour. Le ciel était comme une calotte mé-
tallique chauffée à blanc, et le rayonnement du paysage brûlait les
yeux. Ma pensée, dans une sorte de demi-sommeil, se dirigeait
comme toujours vers la France, quand des cris de joie vinrent brus-
quement m'apprendre que nous allions entendre parler d'elle.
M. Garnier arrivait. Il avait trouvé à Pnom-Penh une partie du cour-
rier; l'autre, qui nous avait été expédiée par Bangkok, s'est proba-
blement perdue dans les forêts; nous tenions enfin les passeports
signés du prince Kong, le régent du Céleste-Empire, où nous pou-
vions dès lors espérer de pénétrer. Nous apprenions en même temps
que le canon avait grondé en Europe, bouleversé l'Allemagne et sou-
levé l'opinion en France. D'après le ton des journaux et les prophé-
ties contenues dans nos lettres particulières, une guerre prochaine
et terrible, à laquelle notre patrie ne demeurerait pas étrangère,
nous paraissait inévitable. Aujourd'hui ces prophéties nous font
sourire; alors elles retentissaient douloureusement dans nos âmes.
C'est avec un pareil poids sur le cœur que nous nous remettions
en route pour entrer dans des régions reculées où nous n'avions
plus l'espoir qu'aucun courrier pût nous atteindre. Nous ne man-
quions jamais de confier des lettres aux négocians qui descendaient
le fleuve, aux mandarins qui se rendaient à Bangkok. Nous avons
constaté depuis qu'elles étaient toutes parvenues à leur adresse,
tant est grand le respect des Laotiens pour ce qu'on leur confie, et
pour les lettres en particulier. Quant à nous, ne connaissant pas
d'avance notre itinéraire, ignorant jusqu'au nom de nos stations
futures, nous savions trop bien que le silence allait pour longtemps
se faire autour de nous sur les questions débattues en Europe.
Je n'ai, dans aucune autre circonstance d'un voyage qui nous ré-
servait tant d'épreuves, mesuré plus nettement l'étendue des sa-
crifices que j'avais acceptés. Nos lettres de famille, lues, relues,
commentées, retrempèrent nos courages. Les moins anciennes re-
montaient au mois de septembre 1866. Nous étions en mars 1867,
et nous n'allions plus en recevoir avant la fin de juin de l'année
suivante.
Saïabury et Phon-Pissaï n'offrent aucun intérêt. Entre ces deux
centres de province, ces deux muongs, comme disent les indigènes,
les rives du Mékong sont à peu près désertes; des deux côtés, la
grande forêt s'avance; des arbres géans gisent çà et là, et s'appuient
contre les berges, écrasées sous ce poids; les eaux rongent les ra-
cines, et ils se cramponnent encore à la terre par les branches.
La prochaine crue du fleuve va balayer tous ces cadavres. En at-
tendant le riz quotidien, qui cuit sur le rivage, chacun de nous
s'enfonce au hasard dans les grands bois fourrés. Nous admirons
cette végétation puissante, ces colonnes hautes de cent pieds»
EXPLORATION DU MEKONG. A85
réunies l'une à l'autre par les lianes flexibles enroulées autour
d'elles et suspendues aux arceaux du feuillage. L'habitude aguerrit.
Mous nous promenions sans armes sous ces voûtes obscures sans
songer jamais aux ennemis terribles que peuvent receler les bam-
bous et les jungles. Un soir pourtant, à peu de distance encore du
rivage, l'un de nous vit un tigre bondir et s'arrêter à vingt pas de
lui. L'œil féroce de l'animal effrayait sans doute l'Européen; mais la
peau blanche , la longue barbe et le regard ferme de l'Européen
ne troublaient pas moins l'animal. Celui-ci s'arrêta, laissa reculer
son adversaire jusqu'aux barques. Nous sautâmes sur nos fusils;
malgré des indications précises, malgré les traces de la bête puis-
samment empreintes sur la terre humide, notre battue n'eut aucun
résultat. Des singes effrayés grognaient au sommet des arbres en
nous criblant de projectiles. C'était agir en ingrats, car, s'il faut en
croire les indigènes , le tigre que nous venions de mettre en fuite
était occupé, à guetter ces méchans quadrumanes. Il a coutume,
quand il les voit s'ébattre sur un arbre jeune et pliant, de s'en ap-
procher en rampant dans l'herbe; il donne alors brusquement un
coup d'épaule au tronc, comme font les enfans pour abattre des
pommes et des noix, et les singes que la secousse jette à terre
sont dévorés sur-le-champ. — Notre présence ne suffisant pas pour
rassurer nos Laotiens, nous les autorisâmes à mettre une partie
du fleuve entre eux et les visiteurs nocturnes; ils allèrent coucher
sur des îlots voisins.
Après un assez long espace désert, l'homme signale de nouveau
sa présence par un essai d'établissement. Un quartier de forêt est
abattu. Les arbres, coupés à six pieds du sol, gisent entassés l'un
sur l'autre suivant les hasards de leur chute. Des plants de bananiers
ont pris racine à côté; les poulets, les chiens, les porcs, errent au
milieu de ce désordre, et les fondateurs du village accroupis dans
des chaumines semblent attendre qu'il se construise tout seul. Je
ne pouvais me défendre de comparer ce tableau à celui que nous
trace M. Ampère dans ses Promenades en Amérique d'une ville de
l'Union à ses débuts, Chicago, je crois. Au moment où le spirituel
voyageur la visitait, la forêt était à peine vaincue; les futurs ci-
toyens se servaient encore pour construire leurs maisons des arbres
qu'ils abattaient sur place. Chicago est aujourd'hui une ville impor-
tante de l'îllinois, et ne compte pas moins de 200,000 habitans! —
L'Asie, antique berceau du monde, ne produit plus que des tyrans
et des esclaves. Puissent les races qui, sorties de son sein, se sont
développées sous des climats moins énervans, rapporter un peu de
jeunesse à la vieille nourrice de leurs pères !
Nong-Caï, province voisine de Vien-Chan, l'ancienne capitale du
llSô REVUE DES DEUX MONDES.
royaume, a gagné en importance depuis la ruine de celui-ci. Le
gouverneur fait preuve d'une certaine fierté. Il se dispense par
exemple de se rendre à Bangkok pour les funérailles du second
roi de Siam. Il vient nous voir splendidement habillé d'un langouti
de soie et d'une veste de même étoffe galonnée d'or. Sa suite est
nombreuse; un magnifique parasol l'abrite du soleil; ses crachoirs,
aiguières, boîtes à bétel, sont en argent doré. A ce dernier trait, on
reconnaît un gouverneur presque aussi puissant qu'un roi. Nous
allons immédiatement lui rendre sa visite; son palais, quoique con-
struit en bois, a bon air; de magnifiques colonnes en soutiennent la
charpente. La vaste pièce où il reçoit est décorée de tableaux chi-
nois. A notre entrée, la musique joue un air qui doit être l'air na-
tional, car je n'ai jamais entendu que celui-là au Laos. Son excel-
lence, assise sur une table, la première que nous ayons encore vue
dans ce pays, nous invite à en faire autant, et nous nous livrons
par interprète à une conversation amicale.
Derrière le village s'étend une plaine immense où des palmiers
ont poussé au hasard. Ces arbres ont une physionomie toute parti-
culière, plus poétique et plus orientale que le gracieux aréquier ou
le cocotier un peu lourd. Ils ont peine à porter leur tête, et leur
tronc est souvent penché. Le vent fait crépiter leurs feuilles comme
du parchemin que l'on froisserait. Dans cette plaine est bâtie la
pagode principale, à laquelle conduit une longue chaussée de bois.
C'est jour de fête, la foule inonde les abords et les portiques. Les
pantalons bleus des Chinois se mêlent aux langoutis bigarrés et aux
écharpes multicolores des Laotiens. Fidèles et curieux se pressent
dans le préau et dans l'enceinte trop étroite du sanctuaire, où des
bonzes lisent des prières. Autour d'eux, disposées avec un certain
goût, des offrandes décorent le temple et ouvrent l'appétit. Des
tentures écarlates pendent aux colonnes. Dans l'ombre ardente, au
milieu des fleurs et des parfums, les jeunes filles ont fœil agaçant,
et leur sourire donne le vertige. Chacun cause, fume ou rit bruyam-
ment. Personne n'est recueilli, personne même n'est attentif, à l'ex-
ception de trois jeunes clercs qui glissent un regard libertin sous
l'écharpe des jeunes filles agenouillées au-dessous d'eux.
Nous avions conservé jusqu'à Nong-Caï le Français qui nous
servait d'interprète pour la langue siamoise. Il eût pu nous être
utile longtemps encore; mais son inconduite contraignit M. de La-
grée à s'en défaire. Plus nous avancions, et plus il importait de
resserrer les liens de la discipline. Le jour n'était pas éloigné où
une seule faute aurait pu nous perdre. Nous nous étions aperçus
souvent déjà d'un revirement brusque et inexplicable dans les dis-
positions des populations et des autorités. Cela tenait tout sim-
plement au vol de quelque broc ou bien au viol de quelque fi
EXPLORATION DU MEKONG. 587
Profitant des facilités que lui donnait la connaissance de la langue,
notre interprète s'introduisait dans les familles, abusait de notre
titre de mandarins pour commettre des désordres dont les vic-
times n'osaient pas se plaindre. Ce malheureux, jeté k Bangkok dès
l'âge de onze ans, sans famille et sans appui, était fatalement tombé
aux mains de tous les aventuriers de passage; il avait servi d'in-
strument à leurs plaisirs et de complice à leurs fraudes. Conser-
vant de son origine une intelligence ouverte et prompte, il avait
emprunté au milieu asiatique dans lequel il avait vécu le génie de
la souplesse et de la ruse, avec une puissance de mensonge que je
n'ai vue qu'à lui. Toute notion du juste et de l'injuste, du bien et
du mal, était eflacée de son cerveau. Ce n'était pas sans une véri-
table épouvante que je plongeais parfois dans les abîmes de cette
nature dégradée, où les bons conseils tombaient comme des pierres
dans un gouffre. Parmi les rêves favoris qui traversaient le cerveau
de cet homme, le trafic des esclaves paraissait tenir le premier
rang. Il comptait revenir au Laos pour s'y livrer, et ne craignait
pas de nous le dire. Il voyait là un moyen assuré de satisfaire ses
trois passions dominantes, le goût des aventures, l'amour de l'ar-
gent et le besoin de débauches. — J'ai ouï dire à des gens d'expé-
rience que, pour rester honnête dans la position d'interprète, il fal-
lait l'être trois fois. Si cette observation est juste, on jugera du
soulagement que nous causa le gouverneur de Nong-Caï en nous
offrant de reconduire notre homme à Bangkok sous bonne garde.
Chacun des membres de l'expédition acheva d'apprendre de la
langue ce qui était nécessaire à ses besoins. Cela se fit assez vite
par la raison qui force à nager quand on est tombé dans l'eau. Pour
faciliter ses rapports personnels avec les autorités indigènes, M. de
Lagrée conservait encore cet ancien bonze du Cambodge, Laotien
d'origine, qui s'était coupé le doigt à Phnom.
Le gouverneur de Nong-Caï mit sa propre pirogue à la disposition
du chef de l'expédition. Cette barque aux formes gracieuses, sur la-
quelle on avait jeté l'or à profusion, était montée par vingt rameurs
en casaque de laine rouge, la tête ornée de képis à large visière et
d'une hauteur démesurée. Chacun de nous prit possession d'une pi-
rogue moins élégante, et nous arrivâmes le 2 avril à un endroit où
le Mékong dessine une sorte d'éventail immense. Nos rameurs s'ar-
rêtèrent, ils nous dirent que nous étions arrivés à Yien-Ghan.
Étonnés, car nous n'apercevions sur les rives autre chose que d'é-
paisses forêts, nous mîmes pied à terre avec quelque curiosité.
Parmi tous les noms étranges dont je m'étais chargé la mémoire
avant de partir, Vien-Chan était celui qui jetait le plus d'éclat. Il
est souvent revenu sous ma plume durant le cours de ce récit. Nous
avons trouvé dispersés dans tout le Laos les descendans de la fa-
ZjSS REVUE DES DEUX MONDES.
mille souveraine qui régna jadis sur la capitale dont nous nous pré-
parions à explorer les ruines. Je vais dire ce qui reste de cette
ville, autrefois célèbre, qui fut le centre d'un royaume assez impor-
tant pour que van Diémen, gouverneur-général des Indes néerlan-
daises, jugeât utile d'y envoyer une ambassade dans la première
moitié du xvii* siècle.
Après avoir escaladé la haute berge à l'aide d'une échelle de
bambous, nous nous trouvons en face de ces broussailles piquantes
qui poussent toujours plus épaisses dans les ruines, voile jeté par
la nature sur l'impuissance de l'homme et la vanité de ses œuvres.
Un guide , courbé vers la terre par le poids de ses souvenirs et par
celui des années, dirige avec émotion notre marche impatiente. Il
a vu Vien-Ghan, sa patrie, au temps de sa splendeur. — Le sol est
jonché de briques. Nous ne tardons pas à rencontrer le mur d'en-
ceinte de la ville. Il est élevé, très large et surmonté d'ornemens
en forme de cœur rapprochés de façon à former des créneaux. Un
énorme poteau de bois auquel attenait la porte principale est en-
core debout. La muraille qui aboutissait au fleuve s'enfonce sous
les bambous en faisant une série d'angles saillans et rentrans. On
voit encore de distance en distance des monceaux de briques qui
furent probablement des bastions. Après de longues et minutieuses
recherches, nous pûmes nous convaincre d'ailleurs que la ville ne
renfermait d'autres monumens que le palais du roi, des pagodes et
des bibliothèques pour les livres sacrés; mais ces édifices y étaient
en si grand nombre qu'il faut renoncer même à les compter. Tous
paraissent avoir été construits sur le même plan et décorés des
mêmes ornemens; les proportions seules varient. La pagode de
Phâ-kéo était assurément l'une des plus grandes et des plus belles.
Les arbres qui la voilent, les lianes qui s'enlacent aux colonnes, et
répandent sur ses débris une ombre mystérieuse, font ressentir au
visiteur quelque chose de ce qu'éprouvait l'âme des anciens sur le
seuil d'un bois sacré. Des briques à jour composent l'enceinte de la
pagode, aux parvis de laquelle conduisent des escaliers monumen-
taux. Un dragon se tord sur les rampes, et dans un dernier repli
relève sa tête menaçante. Les colonnes de la galerie sont gra-
cieuses, élancées, sveltes, sans base, mais terminées par un chapi-
teau de feuilles longues, aiguës, repliées en dehors et comme écra-
sées par le poids qu'elles supportent. Ces colonnes conservent
encore çà et là des traces de dorure. Les trois portes de la façade
et les fenêtres des côtés sont richement encadrées d'ornemens ana-
logues à ceux que j'ai vus à Phnom. Cet édifice considérable était
entièrement doré à l'extérieur. Il n*a plus de toit, et la colossale
statue de Bouddha qui siège encore sur l'autel abandonné reste ex-
posée aux injures de l'air. Tout à côté du temple se trouve une
EXPIORATION DU MEKONG. A89
bibliothèque construite clans le même style, mais moins spacieuse.
Sur le fond noir des murs, les artistes avaient dessiné des losanges
dorés; ils produisent un peu l'effet de ces lambeaux de papier que
l'on voit collés aux murailles dans les démolitions de Paris.
Phâ-kéo, — les indigènes ont religieusement conservé le nom
des temples détruits, — était la pagode du palais. Celui-ci n'est
plus qu'un amas de ruines couvrant encore une superficie considé-
rable. D'après ce que nous avons pu distinguer et selon les rensei-
gnemens des témoins oculaires survivans, le plan de cet édifice ne
s'éloignait pas sensiblement de celui des pagodes. C'était un bâ-
timent rectangulaire entouré d'une galerie soutenue par des co-
lonnes. Une autre pagode, celle de Si-saket, est construite dans
une cour intérieure autour de laquelle règne un cloître. Des sta-
tues de Bouddha assis sont alignées sous ce portique. Leur coiffure,
terminée en pointe, ressemble au casque de nos anciens chevaliers,
et, n'était la physionomie placide du dieu (1), on croirait entrer dans
quelque musée d'armures. En outre les murailles du cloître, celles
même de la pagode, sont percées de milliers de petites niches ré-
gulières dans chacune desquelles sont blottis deux ou trois Bouddha
en miniature. Nous avons estimé à vingt mille environ le chiffre de
ces petites effigies : c'est un vrai pigeonnier de dieux. Si-saket est
le temple le mieux conservé; on y rencontre encore un grand
nombre d'objets employés dans les cérémonies du culte. J'ai admiré
entre autres un petit chef-d'œuvre de sculpture sur bois. C'est une
sorte d'écran auquel adhère une légère barre de fer destinée à
porter les cierges qu'on allumait devant l'autel. Il se compose d'un
cadre doré sur lequel des figures bizarres entremêlent leurs formes
allégoriques. Deux serpens enlacent leurs anneaux, et sur ces dé-
tails touffus, dont le relief surprend et charme les yeux, deux bras
se détachent pour soutenir le porte-cierge. Dans l'espace laissé vide
au milieu de l'écran, une sorte de lyre mariant l'or et le jour produit
le meilleur effet. Notons encore une chaire de ciment doré conservée
dans une autre pagode. Sur un socle sculpté, orné de lions à têtes
d'hommes, centaures d'un nouveau genre, viennent s'appuyer de
légers arceaux qui supportent le toit. La place où se tenait le bonze
pour lire des prières est dessinée par d'élégantes colonnettes. D'in-
nombrables pyramides se cachent dans la forêt; après les avoir à
demi renversées, les arbres contribuent à les maintenir. La végéta-
tion naturelle s'allie admirablement à cette végétation de pierre ;
les tons gris du ciment lui donnent l'aspect du granit assombri par
l'air humide. Des milliers de kilogrammes de cuivre et de bronze
(1) Cette expression n'est pas d'une exactitude rigoureuse. Bouddha ne s'est jamais
donné que comme un homme prêchant la perfection; mais, en dépit de l'orthodoxie, il
est bien tenu pour dieu par la foi populaire.
A90 REVUE DES DEUX MONDES.
coulés dans un moule à Bouddha, des monceaux de briques, des
pagodes à l'infini, et au milieu de tout cela les vestiges d'une seule
habitation profane, le palais du roi : voilà ce que j'ai vu pendant
quelques heures de promenade rapide au milieu des ruines de \ien-
Chan. Les habitans logeaient dans des cabanes, comme faisaient les
Khmers; mais il ne faut pas réveiller à propos de ces débris , qui sont
après tout de médiocre valeur, les souvenirs de la grande architec-
ture cambodgienne d'Angcor et de Vat-Phou, car ce serait se
mettre dans le cas de ne plus rien admirer au Laos. Quand le gé-
néral de Siam chassa le roi, celui-ci construisait encore; aujour-
d'hui, quarante ans après, tout s'écroule, etiam periere riiinœ.
Une vaste chaussée, large, droite, plantée de vieux arbres et
aboutissant à la porte principale, traverse des prairies marécageuses
qui furent autrefois des fossés. Elle mène à un chemin sablonneux
couvert d'un berceau de bambous. A chaque instant, l'on rencontre
des vestiges de murailles indiquant l'emplacement d'anciennes pa-
godes; les petites pyramides se multiplient. Le malheureux Laotien
qui nous accompagne, tout tremblant de guider des étrangers dans
ces lieux consacrés, s'incline souvent, se prosterne quelquefois, et
s'épuise à prodiguer des marques de respect aux esprits protec-
teurs des ruines. Il fait un geste d'horreur en me voyant me diriger
curieusement vers une niche enfouie dans les broussailles. « Là,
me dit-il, réside un génie, Tepada; il veut qu'on rampe en appro-
chant de lui, et n'entend pas raillerie sur ce point d'étiquette. »
Aucun malheur ne m'étant arrivé, je poursuis ma route jusqu'à un
monument qui paraît avoir été l'œuvre capitale de cette architec-
ture laotienne, dépourvue de grandeur comme de durée, mais à la-
quelle on ne peut refuser une certaine grâce élégante. Ce monu-
ment a été épargné par les Siamois. Les deux premières enceintes
ne présentent rien de particulier. Au-dessous de la corniche qui
décore la troisième court une guirlande d'ornemens ventrus. On
dirait les pétales d'un gigantesque bouton de lotus sur le point
de s'épanouir. De lourds socles couverts d'inscriptions supportent
trente-quatre clochetons élancés. Appuyée à ces socles comme à
des contre-forts, la masse sur laquelle est assise la pyramide com-
mence à déployer ses courbes, et celle-ci s'élance elle-même d'une
gerbe de larges feuilles, comme la tige d'une plante. Elle a la forme
traditionnelle et se termine en pointe. Jadis elle étincelait d'or appli-
qué sur une armature de plomb dont on voit encore des lambeaux.
Le ciment est bien conservé partout. Il a une teinte uniforme et plate
qui fait illusion, et l'on est porté au premier abord à accorder au
monument qu'il recouvre le bénéfice d'une haute antiquité. D'après
une inscription gravée sur une table de pierre, il ne remonterait pas
cependant au-delà du xvii'^ siècle. Sans s'arrêter à une critique
EXPLORATION DU MEKONG. kQi
de détails qui serait trop facile, il faut se déclarer satisfait de l'en-
semble de cet édifice ; ses fines pointes et ses gracieux clochetons
se détachent sur le fond mouvant d'un bois de palmiers à l'ombre
desquels s'abritent quelques cabanes. Les habitans viennent nous
offrir du riz, un miel à faire envie aux abeilles de l'Hymette et des
vases remplis de vin de palme, liqueur fraîche et sucrée qui s'écoule
comme le sang d'une blessure d'une incision faite au palmier. Cette
hospitalité cordiale et spontanée valait plus à nos yeux que la récep-
tion magnifique faite, il y a plus de deux cents ans, à nos devan-
ciers les Hollandais compagnons de van Vusthorf, auxquels je vais
emprunter tout à l'heure de curieux détails sur les cérémonies offi-
cielles dont leur ambassade fut l'occasion. Je ne m'étendrai pas
davantage sur les ruines de Yien-Chan. Les temples et le palais ne
laissent voir sous leur dorure tombée que des briques mal jointes;
c'est une scène abandonnée par les acteurs et que le temps, ce
grand machiniste, dépouille tous les jours de ses derniers orne-
mens. D'ailleurs une civilisation qui ne faisait place qu'aux bonzes,
aux mandarins et au roi n'est guère intéressante en elle-même.
Quant à l'architecture qu'elle a produite, on peut en retrouver au-
jourd'hui le type dans la plupart des pagodes de Bangkok. L'une
d'elles , celle qui est consacrée surtout aux dévotions du roi de
Siam, renferme la fameuse statue d'émeraude que Pha-tajac ravit
à Yien-Chan en 1777. Elle a une coudée de haut, et, selon M. Pal-
legoix, les Anglais lui attribuent une valeur de plus d'un million
de francs.
Dans les divers mémoires des savans géographes qui ont essayé
de faire la carte de l'Indo-Chine en combinant laborieusement les
renseignemens fournis par quelques rares voyageurs et les détails
arrachés aux indigènes eux-mêmes, il est le plus souvent impos-
sible de reconnaître Vien-Chan à travers le double voile d'indica-
tions trop vagues et d'une orthographe défectueuse qui ne repro-
duit pas toujours le son de la prononciation locale. A cela tient
sans doute l'incertitude qui a régné longtemp sur la vraie position
géographique de cette ville. Crawfurd l'appelle Lang-Chang et la
dit située par 15°Zi5' de latitude nord; Low et Berghans lui don-
nent les noms de Lanchang et de Lantschang. Mac-Leod la place
par 17° /i8' de latitude septentrionale. Cette dernière position se
rapproche de la position vraie de Vien-Chan; mais l'infatigable
explorateur anglais confond Vien-Chan avec Muong-luan-Praban,
royaume distinct où nous allons bientôt séjourner. Marini, dans
son Histoire du Laos, appelle les habitans de ce pays les Lan-
gions, et donne le nom de Langione à leur ville principale, qu'il
dit située sur le 18* degré de latitude. Il ne commet, en en fixant
ainsi la place, qu'une très légère erreur, et c'est dans son livre
Zi92 REVUE DES DEUX MONDES.
que se rencontrent les données les plus précises sur l'état de ce
royaume, qu'il s'efforça d'évangéliser. 11 a vu les lieux, les
hommes et les choses. A la même époque que le voyage du père
Marini eut lieu l'ambassade hollandaise qui essaya de nouer des
relations avec le plus grand roi du Laos; depuis lors, aucun Eu-
ropéen n'avait pénétré jusque-là. Ces Hollandais mirent onze se-
maines à remonter le Mékong depuis la frontière du Cambodge
jusqu'à Vien-Ghan, qu'ils appellent Winkyan. Ils se sont servis
comme nous d'étroites pirogues, ont franchi les mêmes obstacles
et de la même façon. On se demande même, en relisant aujour-
d'hui leur journal de voyage, comment il a été possible d'entre-
tenir des espérances relativement à la navigabilité du fleuve. Là
où nous n'avons plus trouvé que des ruines, Gérard van Yusthorf
et ses compagnons rencontrèrent une ville florissante. Yoici, d'a-
près Dubois, com.ment ils furent accueillis par le roi. « Aux appro-
ches de la capitale, quelques officiers vinrent demander au chef
de l'ambassade communication particulière de ses lettres de
créance avant qu'il lui fût permis de les remettre. Ces lettres
ayant été examinées et trouvées en bonne forme, trois grandes
pirogues montées chacune par quarante rameurs furent envoyées
pour prendre l'ambassadeur et son cortège. On mit les lettres dans
la principale sur un vase d'or posé sous un dais magnifique (1).
Les Hollandais se placèrent derrière. Un mandarin était chargé
de les conduire au logement que le roi leur avait fait préparer. Ils
y furent complimentés par un autre mandarin au nom de ce prince,
qui leur fit offrir des rafraîchissemens et quelques présens. On ne
tarda pas à fixer le jour de l'audience, à laquelle l'ambassadeur
fut conduit avec beaucoup de pompe. Un éléphant portait la lettre
du gouverneur- général sur un bassin d'or. Cinq autres éléphans
étaient montés par l'ambassadeur et ses gens. On passa devant le
palais du roi au milieu d'une double haie de soldats, et l'on ar-
riva enfin auprès d'une des portes de la ville, dont les murailles
de pierres rouges étaient environnées d'un large fossé sans eau,
mais tout rempli de broussailles. Après avoir marché encore un
quart de lieue, les Hollandais descendirent de leurs éléphans, et
entrèrent dans les tentes qu'on leur avait fait dresser en atten-
dant les ordres du roi. La plaine était couverte d'officiers et de
soldats qui montaient des éléplians ou des chevaux, et qui tous
campaient aussi sous la toile. Au bout d'une heure, le roi parut sur
un éléphant, sortant de la ville avec une garde de 3,000 soldats,
les uns armés de mousquets, les autres de piques. Après eux venait
(I) Ce cérémonial est encore en usage dan? ces contrées, à Siam par exemple et aa
Cainbodge. On rend aux lettres les iionneurs dus aux personnages qui les ont écrites.
EXPLORATION DU MEKONG. Zi93
un train de plusieurs éléplians, tous montés par des officiers armés
et suivis d'une troupe de joueurs d'instrumens et de quelques cen-
taines de soldats. Le roi, que les Hollandais saluèrent lorsqu'il passa
devant leurs tentes, ne leur parut âgé que de vingt-deux ans. Peu
de temps après, les femmes défilèrent aussi sur seize éléphans (1).
Dès que les deux cortèges furent hors de la vue du camp, chacun
rentra dans sa tente, où le roi fit porter à dîner aux Hollandais. A
quatre heures après midi, l'ambassadeur fut invité à l'audience et
conduit à travers une grande place dans une cour carrée environ-
née de murailles avec quantité d'embrasures; au milieu se voyait
une grande pyramide dont le haut était couvert de lames d'or du
poids d'environ mille livres. Ce monument était regardé comme
une divinité, et tous les Laotiens venaient lui rendre leurs adora-
tions. Les présens des Hollandais furent apportés et posés à quinze
pas du prince. On conduisit ensuite l'ambassadeur dans un temple
où le roi se trouvait avec tous ses grands. C'est là qu'il lui fît la
révérence ordinaire, tenant un cierge de chaque main et frappant
trois fois la terre du front. Après les complimens usités en pareille
occasion, le roi fit présent à l'ambassadeur d'un bassin d'or et de
plusieurs habits. Les personnes de sa suite ne furent pas oubliées.
On leur donna aussi le divertissement d'un combat simulé et d'une
espèce de bal qui fut terminé par un feu d'artifice. Ils passèrent
cette nuit-là hors de la ville, ce qui était sans exemple, et le matin
on les ramena dans leur logement avec quatre éléphans. Depuis ce
jour, l'ambassadeur fut encore traité plusieurs fois à la cour, et l'on
s'efforça de lui procurer tous les amusemens imaginables. Après
s'être arrêté pendant deux mois à Winkyan, il en partit pour retour-
ner à Gamboya, où il n'arriva qu'au bout de quinze semaines, fort
satisfait du succès de sa commission (2). »
Si les finances du royaume permettaient au souverain de dé-
ployer autant de pompe dans les occasions solennelles, son armée
semblait capable de tenir en respect des voisins ambitieux. Le pays
était si peuplé que dans un dénombrement des gens propres au
service militaire on compta 500,000 hommes en état de porter les
armes, à l'exclusion des vieillards, qui « y étaient en si grand nombre
et si robustes que, même de ceux qui étaient âgés de cent ans (3),
(1) D'après Marini, le nom même de Langione signifierait dix mille éléphans. Le Laos
est certainement un des pays du monde où l'on rencontre le plus grand nombre de ces
animaux. Un Laotien disait à Crawfurd qu'on s'en servait même pour transporter les
femmes. Cela prouve évidemment qu'on en a à ne savoir qu'en faire.
(-) Vie des gouverneurs-généraux aux Indes orientales. La Haye, 1763.
(3) Délie missionideipadri delta conipagniu di Giesu nellaprovincia del Gi'jppone, par
le père Marini.
A9A REVUE DES DEUX MONDES.
on aurait pu former à l'occasion une armée très considérable. » Ces
chiffres prouvent, malgré une exagération évidente, que la popu-
lation du royaume avait alors une certaine densité. Il n'en avait
pas toujours été ainsi. Lorsqu' après avoir fondé l'unité de leur
immense empire les souverains de la Chine songèrent à faire pe-
ser sur tous leurs voisins un joug dont les empreintes se révèlent
encore, les Laotiens n'échappèrent pas d'abord plus que les Ton-
kinois, les Siamois et les Cambodgiens aux envahissemens de ces
conquérans insatiables. Dispersés sur les bords du Mékong, sans
intérêt commun, n'ayant point encore de centre où vinssent se
grouper les ressources, se réunir les forces, ils n'opposèrent à la
conquête qu'une résistance impuissante; mais ils se rapprochèrent
peu à peu, et parvinrent à former une sorte de république. Cette
organisation favorable au développement des qualités qui fondent ou
qui sauvent une patrie paraît avoir subsisté jusqu'au v^ ou vi« siècle
de notre ère. Elle permit aux Laotiens de chasser les Chinois. A cette
époque, leur état serait devenu monarchique. Peut-être faut-il faire
remonter jusque-là l'origine de "Vien-Ghan, qui devait être plus tard
la capitale brillante du plus puissant royaume laotien. S'il faut en
croire l'ancien auteur qui me fournit ces renseignemens, des habi-
tans de Siam se seraient rendus au Laos pour aider les Laotiens « à
peupler leur royaume, » où ils se seraient définitivement fixés eux-
mêmes, séduits parla fertilité du sol et les charmes du climat. D'une
nature paresseuse et lâche, à la fois incapables et indignes de con-
server à leur gouvernement la forme républicaine, les Laotiens sen-
tirent le besoin de charger une seule tête de toute la responsabi-
lité du pouvoir; mais ils ne pouvaient s'entendre sur le choix d'un
souverain par l'effet de l'ambition, de la crainte ou de l'envie. Les
Siamois, en gens habiles, s'efforçaient pendant ces luttes sourdes de
diviser les électeurs et ne négligeaient rien pour les corrompre. Aux
ambitieux, ils promettaient le gouvernement d'une province; aux
yeux des dévots, ils faisaient briller des pyramides et des pagodes
dorées. Ces manœuvres réussirent, et le nom d'un membre de la
famille royale de Siam sortit de l'urne où s'ensevelit en même
temps la liberté du pays. « On croit, ajoute Marini, que depuis cette
époque-là jusqu'à présent, bien qu'il y ait plus de mille ans de cela,
les rois de Laos sont descendus de cette souche, en sorte qu'ils re-
tiennent encore et l'idiome des Siamois et leur façon de se vêtir. »
Bien que cette assertion soit probablement une tradition re-
cueillie sur place, il ne semble guère possible de s'y arrêter sérieu-
sement. L'analogie de coutumes, de mœurs et surtout de langage
qui existe entre les Laotiens et les Siamois indique une origine
commune; mais de cette analogie même ne pourrait-on pas éga-
EXPLORATION DU MEKONG. /{05
lement conclure que ce sont les Siamois qui sortent du Laos? Quel-
ques savans l'ont pensé. 11 est peu probable dans tous les cas que
l'action d'une famille royale, si puissante qu'on veuille bien la sup-
poser, ait jamais produit le résultat que Marini lui attribue. Quoi
qu'il en soit, cette jeune dynastie, qui devint bientôt despotique au
dedans, affranchit au moins le royaume de Laos de toute vassalité
étrangère. Elle sut imposer aux Chinois le respect de son territoire,
et prêta même en mainte circonstance un concours efficace aux ad-
versaires de ceux-ci. Pendant la guerre que fit aux Tonkinois l'empe-
reur Tching-tsou-wen-ti au commencement du xv® siècle, les Lao-
tiens donnaient ouvertement asile aux vaincus. A peine le général
chinois avait-il battu et dispersé l'armée ennemie, que d'autres
rebelles soutenus par le prince de Laos tenaient de nouveau la cam-
pagne (1), Tching-ki-kouang leur chef se réfugia même sur le ter-
ritoire laotien. Le général chinois demanda que ce rebelle dange-
reux lui fut livré. Le roi de Laos, craignant l'invasion des deux
armées chinoises massées sur les frontières du Tonkin et du Yunan,
se contenta de chasser Tching-ki-kouang de ses états, sur les limites
desquels le malheureux fut pris. Les Chinois ne furent pas les seuls
ersaires du roi de Laos. L'ambition de l'empereur des Birmans,
plutôt surexcitée qu'apaisée par la conquête du Pégou, se tourna
bientôt vers le Laos, dont il se rendit maître. Suivant un procédé
de déportation en masse encore en usage dans ces contrées (2), il
contraignit même un grand nombre de Laotiens k se rendre dans
le Pégou pour peupler sa nouvelle conquête; mais ceux-ci formè-
rent une vaste conspiration. Les Pégouans furent exterminés par-
tout en même temps. Les anciens esclaves, devenus les maîtres,
rentrèrent en armes à Yien-Chan, où ils firent un nouveau carnage
de leurs vainqueurs surpris et sans défense. Ce n'était cependant
ni aux Birmans ni aux Chinois qu'il était réservé de conquérir cette
partie du Laos et d'anéantir sa brillante capitale. Le peuple qui
avait triomphé de ces deux terribles adversaires finit par devenir
tributaire de Siam. On ne saurait déterminer l'époque à laquelle
se passa cet événement. Peut-être est-ce à la suite de la guerre de
1777. Dans tous les cas, il ne s'agissait encore que d'un simple
tribut et non pas d'un droit au territoire.
Les Annamites de leur côté s'étaient répandus dans la vallée du
Mékong. La rive gauche du fleuve leur appartenait sans contesta-
tion au commencement de ce siècle, à partir du 16^ degré de lati-
tude nord jusqu'au-delà du 17% de telle sorte que dans ces limites
(1) Mémoire sur le Tonkin, du père Gaubil.
(2) A la fin du siècle dernier, quand le roi de Siam s'empara de Battam-Bang sur le
Cambodge, il en expulsa tous les hubitans et en attira d'autres.
Zi96 REVUE DES DEUX MONDES.
les provinces situées entre le Mékong et la grande chaîne de mon-
tagne qui finit au cap Saint- Jacques étaient soumises à l'empire
d'Annam et payaient tribut à son souverain. Chargé tout spéciale-
ment par l'amiral de La Grandière de déterminer les bornes ac-
tuelles de cet empire et de s'enquérir des territoires sur lesquels
les Annamites élèvent des prétentions, M, de Lagrée avait fait sur ce
point-là, lors de notre excursion à Attopée, des recherches persé-
vérantes, mais infructueuses. Il avait retrouvé plus haut, en explo-
rant seul le bassin d'un autre affluent du Mékong, le Se-Banghien,
des preuves incontestables de l'autorité politique et administrative
du roi d'Annam sur cette partie du Laos. Si donc, par le cours des
événemens et des années, la France se trouvait substituée aux
prétentions d'un gouvernement qu'elle sera un jour, par la force
même des choses, appelée à protéger ou à détruire, les titres ne lui
manqueraient pas pour établir sa domination sur ces vastes déserts
que le génie européen pourrait seul féconder.
Quoi qu'il en soit, ce n'était pas contre ses voisins de l'est que le
roi de Yien-Chan était appelé à se prémunir; c'était au sud-ouest
que grossissait le nuage d'où sortit pour ce malheureux prince et
pour ses sujets un désastre dont les ruines que nous avions sous
les yeux attestaient l'étendue et l'effroyable caractère. A la fin de
1827, des événemens dont nous sommes hors d'état de préciser
la nature provoquèrent entre le Laos et la cour de Bangkok une
rupture suivie d'une guerre d'extermination. Il résulte de récits
peut-être inexacts pour les détails, mais trop manifestement véri-
diques sur le fond des choses, qu'une omission faite par le roi de
Vien-Chan soit dans le cérémonial de l'hommage, soit dans le
chiffre du tribut dû au roi de Siam, fut suivie de l'envoi au Laos
d'une armée qui reçut mission d'anéantir ce malheureux peuple,
mission accomplie à la lettre avec une cruauté que nos mœurs nous
laissent à peine comprendre. Les Laotiens furent exterminés ou dé-
portés en masse, et leur capitale rasée, comme l'avait été Jérusa-
lem par les armées romaines. Chao-koun (1), un général dont le nom
remplit encore ces contrées, mit par cette horrible exécution le
sceau à une renommée militaire déjà conquise aux dépens du Cam-
bodge durant les guerres dont j'ai eu occasion de rappeler les prin-
cipaux événemens ('2). J'ai pu voir à Oudon, en face de l'ancien
palaÀs du roi Norodom, la grossière statue de cet égorgeur de peu-
ples. Par une prescription insolente des Siamois à laquelle le pro-
(1) Le mot chao-koun désigne un grade élevé dans la hiérarchie militaire; mais la
terreur des Laotiens en a fait un nom propre, et, lorsqu'on parle du Chao-koun sans
épithète, ils évoquent en tremblant le souvenir de leur bourreau.
(2) Voyez, dans la Picvue du 15 février 18G9, le Cambodge et le Protectorat français.
EXPLORATION DU MEKONG. !l97
tectorat de la France a seul mis un terme, les Cambodgiens la sa-
luaient tous humblement en passant devant elle, sans que dans ce
troupeau d'esclaves un sentiment de généreuse résistance se soit
Jamais ])roduit, tant la force jusque dans ses excès les plus hideux
est acceptée par ces peuples comme la seule puissance légitime !
Parvenus à tromper la vigilance de l'ennemi, le roi de Yien-Chan
et plusieurs princes de sa famille se réfugièrent à Hué; mais le fa-
rouche Minh-man, qui régnait alors sur l'Annam, loin de protéger
les fugitifs, comme ils l'avaient espéré, fit conduire à Bangkok le roi
déchu, par suite d'un accord secret passé avec Siam, et là ce mal-
heureux, renfermé, dit-on, dans une cage de fer contenant les in-
strumens de torture au moyen desquels on le suppliciait chaque
jour, ne tarda point à expirer, laissant les derniers survivans de
sa race dans une situation tellement abaissée que le vainqueur
n'en put désormais concevoir aucun ombrage.
Ainsi donc, de nos jours, une capitale florissante a été anéantie,
un peuple tout entier a en quelque sorte disparu, sans que l'Eu-
rope ait rien soupçonné de ces scènes de désolation , sans qu'il soit
arrivé jusqu'à elle un seul écho de ce long cri de désespoir. Lors-
que je traveiserai dans l'empire chinois de vastes champs de mas-
sacre, j'aurai à soulever le voile qui cache au monde civilisé des
spectacles non moins sanglans et non moins ignorés; j'aurai à mon-
trer la vie humaine s' écoulant à flots sanglans sans laisser ni trace
ni souvenir, comme les eaux d'un grand fleuve perdu dans les sa-
bles. Si les révolutions et les guerres qui bouleversent l'Europe
chrétienne y sont parfois suivies de transformations utiles, s'il est
possible de les rattacher à quelque doctrine philosophique ou à
quelque grand intérêt social, les calamités qui éprouvent les po-
pulations de l'Asie bouddhiste et musulmane restent toujours pour
elles des douleurs stériles et des désastres sans compensation. Rien
ne germe dans ces torrens de sang, car pour ces peuples infortunés
les conquérans sont des anges exterminateurs, et les armées des
nuées de sauterelles qui épuisent pour une longue suite de géné-
rations les contrées sur lesquelles elles s'abattent.
L.-M. DE Carné.
TOME LSXXIÏ, — 11869. 32
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 juillet 1869.
Il y aurait du plaisir, si ce plaisir n'était mêlé d'une certaine amer-
tume, à voir comment dans cette bonne France les mouvemens politi-
ques s'accomplissent. Heureusement ou malheureusement, nous possé-
dons une élasticité, une souplesse, une agilité d'évolution, une sensibilité
nerveuse, qui font de nous le peuple le plus prompt à ressentir tous les
souffles qui passent dans l'air. Par exemple, prenez garde que ce peuple,
si mobile, si facile à entraîner et à capter en paraissant ingouvernable,
ne soit pris un jour de quelque besoin irrésistible de s'oublier lui-même:
il ne connaîtra plus rien, il se précipitera dans l'obéissance voilée de
tranquillité et de bien-être, il reniera tout ce qu'il adorait la veille, il
aura des frénésies d'ordre et de somnolence, et en voilà pour des an-
nées. On essaiera de le secouer, il ne répondra pas ou il vous regardera
d'un air sceptique, puis il reviendra à son sommeil ou à ses affaires;
mais aussi dès qu'il se réveille, dès qu'il reprend goût à la politique, il
ne tient plus en place, il est impatient de regagner le temps perdu. Il se
remet en marche vivement et allègrement comme une armée excitée
par la diane au matin. Tout a changé en peu de temps, et maintenant
c'est à qui arrivera le plus vite, c'est à qui ne se laissera pas devancer.
On se coudoie dans la confusion, d'un bond on franchit les obstacles,
on se hâte sur le chemin du progrès et de la liberté, de même qu'on se
hâtait autrefois vers la servitude et le repos. 11 y a des contagions d'acti-
vité et d'innovation , comme il y a des contagions d'immobilité. On ne
se demande même plus trop où l'on va, on veut marcher, on double
les étapes. Ainsi encore une fois viennent de se passer les choses depuis
ces élections dernières qui datent à peine d'un mois et demi, et qui déjà
ressemblent à une vieille histoire, tant on a fait de chemin en quelques
jours.
REVUE. — CHRONIQUE. llQQ
Récapitulons un instant cette vieille histoire de six semaines. Au pre-
mier aspect, les élections du 2^ mai et du 7 juin, malgré le réveil de
vitalité qui se déclare énergiquement, n'offrent sans doute encore rien
de décisif; d'après les apparences, elles assurent même au gouvernement
une majorité des plus respectables, toujours fidèle, quoiqu'un peu émue
de la lutte. Au fond cependant, on sent déjà que quelque chose de grave
se prépare, que les conditions politiques de la France viennent d'être
transformées par un coup de scrutin, que si la force numérique est dans
la majorité, la force morale est dans l'opposition, et le gouvernement
lui-même a le sentiment vague de cette révolution d'opinion qui s'ac-
complit autour de lui, dont les troubles de Paris ne sont qu'un incident
désavoué par l'instinct public. Le gouvernement, sans se rendre un
compte exact de la réalité, commence à se préoccuper, disons-nous, et
le premier symptôme de cette agitation intime mal déguisée, c'est la
lettre à M. de Mackau. Comment, entre tous les députés, l'empereur al-
lait-il choisir pour confident un des plus jeunes et un des moins connus?
On n'a plus même à le rechercher. Que signifiait réellement cette confi-
dence? Ce n'est plus qu'un détail archéologique. Survient peu après la
lettre à M. Schneider : celle-ci est certainement plus grave, car elle res-
semble à une satisfaction demandée par le président du corps législatif
et accordée par le chef de l'état. C'est la dignité du souverain entrant
en explication et en composition avec la dignité d'un personnage poli-
tique. Ce qu'il faut chercher du reste dans ces lettres, c'est bien moins
une signification précise que l'incertitude, le malaise qu'elles révèlent en
présence d'une situation mal définie. Le gouvernement flotte entre une
réserve énigmatique et le pressentiment de nécessités dont il ne distingue
pas encore la mesure; il attend, sans voir que le flot monte autour de lui,
et que chaque jour perdu est une aggravation. Le 28 juin, le corps légis-
latif est inauguré par les déclarations de M. Rouher, croyant aller au-
devant de toutes les sollicitations et promettant pour la session prochaine
des réformes destinées à répondre aux vœux publics manifestés dans les
élections. Quelles sont ces réformes qui doivent être réalisées? On ne le
dit pas encore : moyen infaillible de tenir les esprits dans l'attente,
d'abandonner majorité et opposition à elles-mêmes.
C'est alors que la vérité éclate brusquement, et que la situation s'ac-
centue d'heure en heure par la force des choses. Au milieu d'une vérifi-
cation des pouvoirs entrecoupée d'incidens presque orageux, on sent que
toutes les préoccupations sont ailleurs, qu'il y a une obscurité à éclair-
cir, un mot décisif à prononcer. Dans le demi-jour parlementaire, les
nuances se dessinent, les groupes se forment, les hommes se cherchent
et se rapprochent. De toutes parts on s'inquiète de ce qui reste à faire,
car personne ne doute plus qu'il n'y ait quelque chose à faire, et ici s'en-
gage une vraie course au clocher dépassant du premier coup les décla-
500 REVUE DES DEUX MONDES.
rations du gouvernement. Tandis que la gauche se tient dans une habile
réserve et que la majorité attend une direction, c'est le tiers-parti, natu-
rellement désigné pour ce rôle, qui prend la tête du mouvement. 11
combine sa campagne, il cherche une formule d'interpellation qui de jour
en jour se modifie et se précise pour finir par la demande de la constitu-
tion d'un ministère responsable. C'est un drapeau opposé aux déclarations
vagues du gouvernement; mais bientôt ce n'est plus seulement le tiers-parti
qui est en marche, la majorité elle-même, à demi désorientée, se débande
à son tour, et porte au mouvement un contingent d'adhésions inattendues.
M. de Mackau, le confident des hésitations du chef de l'état, va signer la
demande d'interpellation du tiers-parti, et avec M. de Mackau M. le duc
de Mouchy, qui tout récemment recevait l'empereur dans son château,
et avec ceux-ci, qui n'ont d'importance que par le nom ou par une cir-
constance particulière, bien d'autres emboîtent le pas par entraînement
ou pour ne point se laisser distancer, si bien qu'en peu de jours l'interpel-
lation réunit plus de cent signatures. Ce qui était au lendemain des élec-
tions une minorité devient presque une majorité dans la chambre, tant
la contagion est prompte à se propager. Que fait de son côîé le gouver-
nement? 11 ne fait rien encore, et il laisse faire; il est tout entier à des dé-
libérations inconnues, il cause avec les députés, il négocie avec les chefs
du tiers-parti. Pressé par la menace d'une interpellation qui n'attend
pour se produire que la constitution de la chambre, il laisse passer les
jours, lorsqu'à la dernière heure, et afin de garder au mohis l'apparence
de la spontanéité, l'empereur adresse au corps législatif un message pré-
cisant enfin, énumérant les réformes constitutionnelles et parlementaires
qui doivent être accomplies. 11 est certain que, pour venir un peu tardi-
vement, les concessions ne sont pas moins à peu près complètes. Est-ce
là tout cependant? En aucune façon; ce n'est peut-être an contraire que
le commencement. A peine le message a-t-il retenti dans la chambre,
que se déclare une crise ministérielle bien facile à prévoir et aussi peu
ménagée que tout le reste; le corps législatif est prorogé indéfiniment, le
sénat est appelé à se réunir le 2 août pour enregistrer les irréparables
changemens faits à une constitution dont il est le gardien ou le médecin.
On entre décidément dans l'inconnu. Jusqu'ici, nous nous bornons à ra-
conter une histoire qui n'est point sûrement arrivée à ses dernières pé-
ripéties, qui vient se résumer pour le moment dans la promulgation
d'une politique nouvelle et dans une crise de pouvoir qui commence à
peine.
Ce qui frappe dès le premier abord, on en conviendra, dans cette sé-
rie d'événemens, c'est la rapidité avec laquelle la crise actuelle s'est dé-
veloppée depuis les élections. Nous ne cachons pas que , si par un côté
cette crise est à nos yeux rassurante et heureuse, puisqu'elle est une
victoire des instincts libéraux, une restitution de droits, elle laisse d'un
REVUE. CHRONIQUE. 501
autre côté fort à désirer pour la manière dont elle s'accomplit. Elle i)ro-
cède véritablement un peu trop par surprise et par coups de théâtre,
elle se ressent trop manifestement d'un long oubli de toutes les habi-
tudes de la délibération publique, de l'inexpérience des hommes et de la
contradiction des choses. C'est bien là, comme nous le disions, le carac-
tère de ces mouvemens soudains et irrésistibles qui échappent à toutes
les directions une fois qu'ils sont déclarés, qui entrahient tout avec eux,
qui font assez bizarrement passer les retardataires eux-mêmes aux pre-
miers rangs de l'armée en marche, et dégénèrent quelquefois en confu-
sion. La conséquence est cette condition étrange où nous nous trouvons
jetés tout à coup aujourd'hui, car enfin, il n'y a pas à s'y tromper, nous
sommes provisoirement dans unq situation qui ne s'est pas encore vue.
Nous avons un corps législatif qu'on ajourne indéfiniment avant même
qu'il ait achevé la vérification des pouvoirs pour laquelle il avait été
réuni. Voilà une constitution proclamée fort malade qui doit attendre au
moins quatre ou cinq semaines encore la consultation des médecins de
service et l'application des remèdes. Il y a un ministère tombé, tout au
moins en partie désorganisé, et il est réellement assez diflîcile de former
un nouveau cabinet dans l'état actuel. Les membres du corps législatif
peuvent-ils dès ce moment, sans attendre la décision du sénat, entrer
aux affaires? S'ils n'y entrent pas, quelle pourrait être la signification
d'un nouveau cabinet? S'ils entrent au pouvoir en gardant leur mandat
législatif, ils sont au moins pour un mois dans une position fort irrégu-
lière qui est une violation de la légalité telle qu'elle existe encore. Ce
sont des ministres selon le message impérial et non pas selon la consti-
tution. Tout cela est passablement décousu, singulièrement incohérent,
et montre plus de vague, plus de trouble d'esprit que de netteté et de ré-
solution à l'approche d'une crise qu'il était si facile de voir venir. On s'est
laissé surprendre, on ne s'est préparé à rien, voilà la vérité.
Ce n'est point sans doute le moment de chicaner la pensée qui a dicté
la lettre lue il y deux jours au corps législatif, et qui reste entière; il
n'est pas moins clair qu'à voir les choses de près, si la capitulation du
gouvernement personnel n'est pas dans le message du 12 juillet, elle est
clairement écrite dans la manière de conduire les événemens de ces der-
niers jours. On a fait tout ce qu'il fallait pour compliquer une situation
qui par elle-même pouvait être parfaitement simple, et pour laisser la
porte ouverte à l'imprévu. Puisque le gouvernement ne pouvait avoir et
n'avait point réellement l'idée de résister à un mouvement désormais
à peu près invincible, il n'avait qu'une conduite à suivre : c'était d'agir
à propos, de céder plus tôt et plus nettement, d'éviter jusqu'à l'appa-
rence des tergiversations, au lieu de paraître attendre jusqu'au bout le
secours des circonstances. Jomini disait sur Napoléon P"" un mot curieux
que M. Sainte-Eeuve rappelait récemment. Jomini prétendait que Napo-
502 REVUE DES DEUX MONDES.
léon I" était à la fois « le plus décidé et le plus indécis des hommes. »
Cela peut sembler étrange, rien n'est pourtant plus vrai, et ce qu'il y a
de plus bizarre, c'est que l'empereur était surtout indécis aux momens
difficiles, aux heures critiques, lorsque la fortune cessait de lui sourire.
C'est au contraire dans ces momens que les chefs politiques doivent re-
trouver leur sang-froid, leur décision et leur coup d'oeil. Assurément;
il y a deux mois encore, le gouvernement pouvait tout, il n'avait qu'à
vouloir pour accomplir aisément et sans péril toutes les réformes né-
cessaires; il a préféré attendre, et il s'est trompé, non certes par un calcul
perfide, mais par une complaisance d'inertie, peut-être par une bonne
intention, parce qu'il a voulu, avant de rien faire, juger des dispositions
véritables du corps législatif. Il en est résulté qu'il ne s'est pas même
assuré le bénéfice moral des résolutions qui étaient dans son esprit aussi
bien que dans la nature des choses, et qui se sont fort compliquées, on
en conviendra, en se manifestant dans les conditions où elles se sont
produites. De cet amas d'hésitations, il est résulté encore qu'au dernier
instant les questions personnelles sont venues se joindre aux questions
politiques, non plus pour les simplifier comme cela aurait dû être, mais
pour les aggraver.
Le vrai victorieux en tout ceci, et un victorieux peut-être assez embar-
rassé, c'est le tiers-parti, qui a conduit cette campagne, qui semble na-
turellement appelé à recueillir l'héritage d'une situation qu'il a contribué
à créer. Le tiers-parti a vaincu en réalité, non-seulement par l'interpel-
lation qui a provoqué la crise actuelle, mais encore, si nous ne nous
trompons, par l'influence qu'il a eue à un certain moment sur les dé-
terminations de l'empereur. Nous ne recherchons plus si la présence de
M. Rouher au pouvoir n'eût pas été favorable jusqu'à l'accomplissement
définitif des réformes désormais décidées, et si, étant favorable, elle n'é-
tait pas devenue au moins très difficile en face des oppositions crois-
santes que rencontrait le ministre d'état d'hier. Ce qui semble parfaite-
ment avéré, c'est que dès la première heure M. Rouher avait demandé à
se retirer du pouvoir, et que jusqu'à une date très récente, jusqu'à di-
manche, l'empereur avait absolument refusé d'accepter la démission du
ministre d'état. L'empereur semblait persister à croire que M. Rouher
pouvait très bien rester aux affaires et l'aider à réaliser sa politique nou-
velle; il n'a cédé et n'a fini par accepter la démission du ministre d'état
que lorsqu'il a vu que c'était à peu près la condition des hommes du
tiers-parti qui devaient nécessairement entrer au pouvoir. C'est M. Schnei-
der, dit-on, qui aurait fait sentir à l'empereur la nécessité de cette re-
traite de M. Rouher, et c'est plus sûrement encore le même M. Schneider
qui aurait demandé au chef de l'état la prorogation indéfinie du corps
législatif. Cette prorogation ne devait d'abord s'étendre que jusqu'au
19 juillet pour laisser à un nouveau cabinet le temps de naître; c'est sur
REVUE. CHKOr<IQU£. 503
les instances du président du corps législatif qu'elle est devenue un ajour-
nement indéfini. Le tiers-parti avait certes le droit de faire ses condi-
tions, et il aurait pu même en faire de sérieuses dont personne n'aurait
songé à s'étonner; nous nous permettrons seulement de trouver que de-
puis quelques jours toutes les gaucheries ne viennent pas du côté du
gouvernement seul. Assurément la prorogation du corps législatif n'a
point ce caractère de coup d'état qu'on lui a prêté sous une première
impression. Rien n'était plus simple que d'éviter pendant quelque temps
des discussions irritantes devant un gouvernement en interrèi^ne, en face
de toutes les difficultés d'une reconstitution du pouvoir. Il n'est pas
moins certain qu'une prorogation étendue au-delà de quelques jours, et
lorsque plus de cinquante élections restent à vérifier, est un assez mé-
diocre commencement. M. Schneider est parti du pied gauche quand il
est allé proposer cet expédient à l'empereur. Ce n'est rien de grave, c'est
une maladresse, c'est une malheureuse marque de timidité. Maintenant
quel sera ce cabinet nouveau qui se prépare? Pour le moment, les seuls
membres de l'ancien ministère qui restent au pouvoir sont, à ce qu'il
semble, M. de Forcade La Roquette, le maréchal Niel, l'amiral Rigault
de Genouilly, M. Magne; les nouveaux ministres seraient, dit-on, M. Se-
gris, M. Louvet, le prince de Latour d'Auvergne. Ce sont là des mi-
nistres éclairés, bien intentionnés, et M. de Forcade La Roquette a un
esprit assez libéral et assez résolu pour donner une certaine vie, une
certaine consistance à la combinaison nouvelle; mais enfin l'avènement
du tiers-parti ne prend pas décidément un caractère à subjuguer du
premier coup le pays. Ces membres du tiers-parti sont des esprits sensés,
estimables, modérés, qui ont servi les idées libérales dans des temps dif-
ciles et par des moyens conformes à leur nature. Il y a malheureusement
à leur sujet dans le public la crainte vague qu'ils ne soient pas à la hau-
teur d'une situation hérissée d'embarras, et en général, avouons-le, ce
qui fait la gravité de la crise actuelle , c'est bien moins la difficulté des
choses que l'absence d'hommes capables de se mesurer avec les circon-
stances, de rallier les esprits en déroute, de diriger l'opinion. Il est vrai
que, si ces hommes existaient, si on les voyait à l'œuvre, la crise n'exis-
terait pas, et, si le gouvernement avait contribué à préparer par la
liberté cette génération nouvelle d'hommes publics, il serait lui-même
aujourd'hui à l'abri des ennuis qui l'assiègent.
Ce qui n'est point douteux pour le moment, c'est qu'on entre dans une
période nouvelle où tout redevient possible. Les combinaisons ministé-
rielles qui s'essaient devant nous réussiront ou ne réussiront pas, c'est
une question de circonstance et de transition. Nous assistons pour notre
part avec philosophie à ce spectacle. Le point essentiel, c'est qu'il y a
désormais un terrain patiemment conquis où peuvent se rallier sincère-
ment les esprits libéraux qui vont droit à la réalité des choses, et ce
terrain, qui ne pourrait plus être disputé au pays sans que tout fût re-
50â REVUE DES DEUX MONDES.
mis en question, l'empereur lui-même l'a défmi dans son message. Ainsi
maintenant le corps législatif fera son règlement intérieur et choisira
son bureau; le droit d'interpellation, le droit d'amendement, seront
étendus et simplifiés; le budget devra être voté par chapitres; les modi-
fications de tarifs de douane seront soumises à l'approbation législative;
il n'y aura plus incompatibilité erftre le mandat de député et certaines
fonctions publiques, notamment celles de ministre. Ce sont toutes ces
questions que le sénat va être chargé de résoudre. On ne peut évidem-
ment méconnaître la valeur d'un ensemble de réformes qui n'ont qu'un
défaut, celui de venir tardivement, lorsqu'on a laissé déjà se développer
une crise qu'elles auraient dû prévenir. Avec cela, la liberté parlemen-
taire retrouve ses droits. Sans doute ce n'est pas là le dernier mot du
libéralisme, et on se tromperait même étrangement, si l'on croyait que
tout peut se réduire à rendre au corps législatif des attributions qu'il
avait perdues. Le problème est infiniment plus vaste, nous en convenons.
11 y a pour le pays bien d'autres garanties, bien d'autres réformes admi-
nistratives, économiques, à conquérir, et, sans sortir du cercle des pou-
voirs publics, on pourrait trouver sans effort quelque combinaison pour
rajeunir le sénat en lui donnant une autorité plus effective. Tout cela
est facile, si on le veut bien. Sans doute encore, le mot de responsabilité
ministérielle n'est pas dans le message, il est déguisé sous l'obligation
de soumettre toutes les grandes affaires du pays à la délibération collec-
tive du conseil; mais qu'importe le mot, lorsque la réalité passe néces-
sairement dans la pratique, lorsque les assemblées n'ont qu'à vouloir
pour faire sentir leur autorité à un ministère? L'essentiel est de ne pas
jeter la proie pour l'ombre, de se servir de ces conquêtes nouvelles pour
travailler sans parti-pris à Tacclimatation régulière de la liberté dans nos
institutions et dans nos mœurs. Le reste, c'est le contingent et l'im-
prévu.
A considérer de près le mouvement actuel de l'Europe, le problème
qui domine tous les autres dans la plupart des pays est justement celui
qui agite aujourd'hui la France, c'est le problème de la reconstruction,
de la réorganisation libérale. Il y a sans doute bien d'autres questions,
grandes ou petites, qui errent à la surface du continent européen et qui
peuvent s'enflammer tout à coup. Il y avait, tout récemment encore,
ce conflit franco-belge dont on a fait un événement en mêlant la poli-
tique à des combinaisons de chemins de fer, qui a exigé plusieurs mois
de négociations, et qui vient enfin d'être résolu le plus pacifiquement
du monde; mais l'incident franco belge n'avait en vérité que l'impor-
tance qu'on aurait pu ou qu'on aurait bien voulu lui donner, et la so-
lution que viennent de trouver des négociateurs de bonne volonté passe
inaperçue au milieu des préoccupations du moment. Ce n'est pas de cela
qu'on prend souci. La vraie, la sérieuse question est dans ce travail qui
s'accomplit partout, en Allemagne, en Angleterre même, comme en
REVUE. — CHRONIQUE.
505
France, qui se retrouve jusque sous les rivalités nationales, qui se mani-
feste par toute sorte de symptômes, et dont le dernier mot est une heu-
reuse nécessité de progrès.
Que l'Autriche sente le besoin de se refaire une situation diplomatique
en Europe et de reprendre son équilibre au centre des puissances conti-
nentales, c'est bien clair; mais, pour elle, la première loi, c'est la recon-
stitution intérieure, c'est la pacification de tous les antagonismes qui
dévorent l'empire, c'est le rajeunissement de la monarchie par la liberté
et par l'équité. L'Autriche est tout entière à cette œuvre, qu'elle a com-
mencé de réaliser par ce qu'on a nommé le dualisme, machine assez
compliquée dont on voit en ce moment jouer un des ressorts par la réu-
nion des délégations à Vienne. Il reste à savoir ce qu'il y a de définitif
dans ce système du dualisme, ce qu'il y a de sérieux et de durable dans
ce partage baroque de l'Autriche en une Gisleithanie et une Transleitha-
nie, division d'autant plus bizarre qu'elle ne répond à rien de précis,
qu'elle n'est même pas vraie géographiquement, que des provinces rat-
tachées au groupe de la Gisleithanie sont par le fait situées au-delà de
la Leitha. Le dualisme, on commence bien à le voir aujourd'hui, n'a
été qu'un expédient : il a eu sans doute une conséquence heureuse, puis-
qu'il a réconcilié la Hongrie et qu'il en a fait une des forces de la mo-
narchie; mais comment l'Autriche s'arrêterait-elle en chemin dans ce
travail de réorganisation intérieure par la pacification des races diverses
qui peuplent l'empire? Ce qu'elle concède aux Hongrois, comment le re-
fuserait-elle aux Tchèques de la Bohême, aux Polonais de la Galicie, qui
les uns et les autres réclament les droits de leur nationalité et de leur
autonomie? Et si le cabinet de Vienne fait la part de toutes les nationa-
lités de l'empire, s'il entre dans cette voie de libérales concessions qui
conduit tout droit à une monarchie fédérative, que devient le dualisme?
Les Hongrois à leur tour ne se sentiront-ils pas menacés dans l'impor-
tance qu'ils ont soudainement reconquise , que le système actuel leur
assure?
L'Autriche en est là, elle a fait réellement moins de chemin qu'on ne
le dirait ou que ne le ferait croire le succès de sa politique vis-à-vis de
la Hongrie, et la difficulté devient d'autant plus pressante que tout ce
qu'on a tenté pour réprimer, pour contenir les autres nationalités n'a
réussi qu'à les aiguillonner, à les aigrir. Les Tchèques ne se laissent
nullement ébranler; ils ne se révoltent pas, ils se retranchent dans une
attitude de résistance passive tant qu'on ne reconnaît point leurs droits;
ils multiplient les meetings pour revendiquer leur autonomie historique,
la semi-indépendance de la « couronne de Bohême. » Les Tchèques sont
pour le moment les irréconciliables de l'Autriche, non pas irréconcilia-
bles avec l'empire, avec la couronne des Habsbourg, mais irréconcilia-
bles avec le centralisme de Vienne, avec le système qui tend à confondre
politiquement toutes les nationalités sous ce nom barbare de Gisleithanie.
506 REVUE DES DEUX MONDES.
Les Polonais, en se montrant un peu plus accommodans ou plus politiques
dans leurs rapports avec Vienne, ne sont pas moins fermes dans leurs
revendications. Il n'y a plus moyen cependant de prolonger une situa-
tion si visiblement provisoire, si dangereusement précaire. M. de Beust
s'est tiré d'embarras jusqu'ici par sa dextérité, il porte le fardeau des
affaires de l'empire avec une aisance apparente, sans cesse occupé à em-
pêcher les chocs, les tiraillemens. Le moment approche oi^i l'Autriche
sera bien obligée d'aller jusqu'au bout de sa transformation. Tant qu'on
n'en est pas venu là, on n'a rien fait, la monarchie autrichienne reste,
pour ainsi dire, en l'air, La Bohême demeure livrée à la propagande pansla-
viste, qui n'est à craindre que si on ne fait rien; l'Autriche n'est que très
médiocrement relevée des désastres de cette guerre de 1866, qui, en
l'exilant de l'Allemagne, lui a créé la nécessité d'une politique nouvelle,
politique qui peut elle-même se résumer en deux mots, liberté dans les
institutions, équité dans les rapports des nationalités qui composent
l'empire.
Que la Prusse de son côté triomphe des événemens qui ont accablé
l'Autriche, qu'elle montre dans sa politique extérieure une ambition
proportionnée à ses victoires, le fier sentiment de son rôle, c'est assez
naturel; au fond, la Prusse n'est pas plus que l'Autriche et plus que la
France à l'abri des difficultés intérieures. La Prusse ne fait point assu-
rément tout ce qu'elle voudrait; elle n'est pas au bout de ses peines dans
l'œuvre d'assimilation des provinces nouvelles, ni même dans cet agen-
cement compliqué qui lie la confédération du nord à l'hégémonie prus-
sienne. La campagne financière que le cabinet de Berlin vient de faire
n'a point décidément réussi; les confédérés de la Prusse ont refusé de
voter les impôts nouveaux qu'on leur demandait, et, comme il faut de
l'argent, on sera bien obligé d'en demander vers le mois d'octobre au
parlement prussien, qui ne sera peut-être pas mieux disposé à en accor-
der. Le sentiment de toutes ces difficultés n'est point sans doute étran-
ger à la retraite momentanée de M. de Bismarck, qui vient de quitter la
présidence du ministère prussien, en restant toujours, bien entendu,
chancelier de la confédération du nord, et qui est parti aussitôt pour ses
terres de la Poméranie, pour Varzin. C'est toujours à Varzin que l'im-
pétueux chancelier va se reposer de ses ennuis et se refaire en méditant
des expédiens nouveaux à l'abri de quelque maladie invoquée à propos.
Le départ de M. de Bismarck est pour le moment ce dont on s'occupe
le plus à Berlin après les affaires de France, qui ont le privilège d'ex-
citer un singulier intérêt. Malheureusement, dans le monde berlinois,
surtout dans la diplomatie, on ne croit guère, on est parfaitement décidé
à ne pas croire aux maladies de M. de Bismarck; on croit à ses agace-
mens de nerfs, à ses ennuis, à ses impatiences. Cette dernière campagne
financière qui a si mal tourné lui a laissé, à ce qu'il paraît, une terrible
irritation contre ses collègues du cabinet prussien , particuliè»ement
REVUE. — CHRONIQUE. 507
contre le ministre des finances, M. von der Heydt. Il aurait essayé d'ob-
tenir du roi l'éloignement de quelques-uns de ces ministres insuffisans,
trop peu souples ou trop peu habiles; mais le bon roi Guillaume n'en-
tend pas raillerie sur ce point, il se ferait un scrupule de renvoyer des
ministres désagréables au parlement. Que dirait l'univers, si un Hohen-
zoUern pouvait être soupçonné de céder à une pression parlementaire, à
un attentat contre sa royale prérogative ! M. de Bismarck, avec toute sa
puissance, a été vaincu, et c'est alors, assure-t-on, qu'il aurait demandé
à être momentanément exonéré de la présidence du ministère prussien,
ce que le roi lui a tout de suite accordé. M. de Bismarck n'a peut-être pas
été insensible au plaisir de laisser à ses collègues l'ennuyeuse besogne
de batailler avec le parlement, qui se réunira au mois d'octobre, pour lui
arracher l'argent dont on a besoin. Qui sait même si tout bas il ne se
flatte pas de l'espoir que les ministres n'oseront pas affronter sans lui le
combat, ou qu'ils sortiront de la lutte tellement meurtris qu'ils en de-
viendront impossibles? C'est un plaisir des dieux que se donne là l'irri-
table chancelier. On dit tout ceci à Berlin, et on dit bien d'autres choses
qui se rapportent à cette situation un peu confuse. On se figure volon-
tiers que M. de Bismarck est allé à Varzin mûrir une autre idée. 11 vou-
drait arriver à quelque modification constitutionnelle qui, en lui laissant
toute son importance, tout son ascendant comme chancelier de la con-
fédération, le débarrasserait des rivalités subalternes, des tiraiîlemens
insupportables à son tempérament d'autocrate nerveux. Pour cela, il ne
s'agirait de rien moins que de donner un caractère plus unitaire à l'orga-
nisation actuelle du Nordbund. Or c'est en vérité une grosse question,
une grosse difficulté. Si effacée qu'elle soit, la Saxe ne résisterait-elle pas,
et ne trouverait-elle pas des appuis dans sa résistance?
Le parti national-libéral, qui se préoccupe moins de la liberté que de
tout ce qui peut hâter la marche vers l'unité allemande, se prêterait
sans doute à cette politique, il pourrait aider le chancelier fédéral à
vaincre toutes les résistances, et de là est venu un soupçon. On a pu
croire que M. de Bismarck songeait à se créer une nouvelle majorité
parlementaire, que pour cela il voudrait essayer de gagner ou de dé-
composer le parti national-libéral actuel en donnant accès dans le mi-
nistère à quelques-uns des chefs les plus influens de ce parti. Les vel-
léités qu'on prête à M. de Bismarck iraient-elles réellement jusque-là?
Cela est fort douteux. Le tout-puissant chancelier n'est guère l'homme
des concessions; il est trop accoutumé à gouverner comme bon lui
semble pour faire des avances et des sacrifices d'opinion qui coûte-
raient singulièrement à son orgueil et à son humeur dédaigneuse. Ce
qui est positif, c'est que les chefs du parti libéral-national ne croient
guère à cette évolution, et ils n'ont aucune raison d'y croire, puis-
qu'on ce moment même ils sont traités avec une étrange aigreur par les
journaux amis du premier ministre, puisqu'on se plaît à accuser ces in-
508 REVUE DES DEUX MONDES.
corrigibles et. prétentieux libéraux d'avoir obligé le gouvernement, par
le refus des nouveaux impôts, à suspendre des travaux utiles et à laisser
en souffrance certains services publics. Ce qui a surtout froissé les na-
tionaux-libéraux dans ces derniers temps, c'est la divulgation qui vient
d'être faite d'une conversation de M. de Bismarck avec le correspondant
d'un journal américain. La conversation doit être vraie. M. de Bismarck
ne se gêne pas en vérité, il traite lestement ces messieurs du parlement,
« dont chacun se tient pour un homme cVélài par excellence; » il prétend
ou à peu près qu'ils n'ont pas le sens commun, qu'ils n'ont pas la
moindre idée de la situation, qu'ils ne savent que contredire, blâmer,
Soulever des difiicultés sans avoir rien d'utile à présenter, qu'ils « se
laissent dominer positivement par les idées féodales, » et en fin de
compte il laisse entrevoir la possibilité d'en appeler cet automne aux
électeurs, pour voir si ceux-ci « ne comprennent pas mieux la tâche d'un
état moderne. » Notez que les journaux de M. de Bismarck se sont hâtés
de publier tout cela. Ce n'est pas précisément un acheminement vers une
alliance prochaine. D'ailleurs, M. de Bismarck voulût-il cette alliance, le
roi Guillaume la voudrait-il? Les résistances de la Saxe, le ministre en
villégiature à Varzin peut s'en moquer; ce que pense et ce que dit le roi
a une autre importance. M. de Bismarck sait bien que lui-même a eu
plus d'une fois à s'arrêter, ou qu'il s'est donné l'air de s'arrêter devant
cette volonté dont il a su si habilement se couvrir en certaines circon-
stances. Il en résulte cette situation assez mal définie où la Prusse, avec
l'apparence de l'éclat et de la force à l'extérieur, ne laisse pas d'être tra-
vaillée d'embarras intimes, et c'est ce qui explique peut-être que M. de
Bismarck voie sans déplaisir nos propres embarras. Il reste à savoir ce
qui pourra sortir de cette solitude de Varzin oi!i le bouillant chancelier
de l'Allemagne du nord est allé se reposer de ses contrariétés. Il n'en
faudrait pas beaucoup sans doute pour que, secouant maladie et médita-
tions, il se lançât de nouveau sur une scène qu'il a ébranlée par l'audace
de ses entreprises. Ce serait fait pour le guérir du coup et pour le dis-
penser de réfléchir sur les difficultés de la situation qu'il s'est faite à lui-
même, qu'il a faite à la Prusse.
Il n'y a que les pays franchement et décidément libéraux depuis long-
temps qui trouvent dans le régime parlementaire appliqué avec une vi-
rile sincérité la solution des questions les plus épineuses. Là où l'opi-
nion est reine et maîtresse, ceux qui ont le pouvoir dans leurs mains ne
sont pas obligés de se mesurer perpétuellement avec toute sorte d'ob-
stacles invisibles, de s'étudier à passer à travers toute sorte de défilés
obscurs. Que se passe-t-il aujourd'hui en Angleterre? Depuis deux ans, la
question de l'abolition de l'église d'Irlande est incessamment débattue :
elle a été tranchée en principe par le pays dans les élections, elle est
devenue une affaire de gouvernement par l'arrivée au pouvoir du minis-
tère de M. Gladstone, elle a été pratiquement résolue par la chambre des
REVUE. — CHRONIQUE. 509
communes, elle est en ce moment devant la chambre des lords. Ici elle
rencontre des contestations et des résistances qu'il était facile de prévoir,
mais dont on ne songe pas à triompher autrement que par la discussion,
par l'action régulière des pouvoirs publics, au besoin par quelque trans-
action, si cela devient nécessaire. L'autre jour, dans un banquet offert
au prince de Galles et aux ministres par la corporation de Trinity-House,
instituée pour établir des phares sur tous les points dangereux des côtes
d'Angleterre, un des membres du cabinet, le lord-chancelier, ne s'est
pas refusé le plaisir de parler en termes humoristiques, quoique nulle-
ment irrespectueux, de la discussion de la chambre des lords; il a égayé
le festin en exprimant le désir qu'on put inventer une institution ana-
logue à celle de Trinity-House « pour éclairer les détroits de la carrière
politique; » il a jovialement appelé les sympathies sur cette malheureuse
chambre des communes, qui à l'heure actuelle est véritablement un
(( corps en souffrance, » qui croyait avoir fait un chef-d'œuvre avec son
bill sur l'église d'Irlande, et qui voit ce chef-d'œuvre critiqué, boule-
versé, remanié à la chambre des lords. « On se livre sur notre œuvre ii
une série d'expériences et de fantaisies, s'est-il écrié,... les teintes neutres
disparaissent et font place aux oppositions les plus heurtées d'ombres et
de lumières... »
Le fait est que la chambre des lords a passablement maltraité le tra-
vail de la chambre des communes. Le bill a doublé sans encombre le
cap de la première lecture, c'est-à-dire qu'il n'a pas été repoussé du
premier coup; en revanche, lorsque la discussion s'est ouverte, les amen-
demens se sont succédé de façon à faire dévier presque complètement la
loi. 11 y en a de toute sorte, et beaucoup ont été votés : amendement de
îord Cairns ajournant jusqu'après la liquidation des biens de l'église
l'emploi des excédans primitivement destinés aux institutions charita-
bles, amendement exemptant de tout impôt les annuités qui devront
être payées au clergé, etc. Il est douteux que l'œuvre ainsi mutilée ou
métamorphosée soit du goût de la chambre des communes, devant la-
quelle elle revient maintenant, et si la chambre des communes, en cé-
dant sur certains détails, résiste absolument sur les points essentiels,
qu'arrivera-t-il? Les deux chambres réunies en conférence selon la règle
constitutionnelle arriveront -elles à une transaction, ou bien M. Glad-
stone sera-t-il obligé d'en appeler encore une fois au pays pour achever
la défaite des lords? M. Gladstone déclarait récemment qu'il n'ou-
blierait pas au pouvoir les engagemens qu'il avait pris dans l'oppo-
sition. Cette campagne, dont l'abolition de l'église d'Irlande est le mot
d'ordre et qui a eu déjà bien des péripéties, un jeune écrivain français,
M. Edouard Hervé, vient de la retracer dans un livre écrit au courant
de la plume sous ce titre : Une page de l'histoire d'Angleterre. L'auteur
a raison de remarquer que, de toutes les nations de l'Europe, l'Angle-
terre, sans qu'on y prenne garde, est celle qui se transforme le plus vite
510 REVUE DES DEUX MONDES.
et le plus complètement; oui, mais elle se transforme régulièrement,
pacifiquement, et, M. Hervé a encore plus raison de le dire, il ne s'agit
pas d'emprunter aux Anglais leur pairie héréditaire ou d'autres institu-
tions aristocratiques, il s'agirait bien plutôt de leur emprunter ces pro-
cédés d'action légale qui font leur force dans des crises de transforma-
tion où d'autres ont sombré quelquefois.
Et tandis que se déroulent tous ces événemens publics oîi palpite la
vie contemporaine, nous ne pouvons nous défendre d'un serrement de
cœur, d'un retour douloureux sur un deuil intime, car nous venons de
perdre l'enfant de la maison, un aimable compagnon de travail. M. Louis
Buloz, qui a été gérant de cette Revue, est mort à vingt-sept ans, à
l'âge où l'on ne devrait pas mourir. Il a été enlevé par une maladie im-
placable dont rien n'a pu conjurer le cruel dénoûment. Certes, en le
voyant partir il y a quelques mois, un peu triste déjà, mais confiant en-
core, pour aller chercher la santé, nous ne nous doutions guère que
nous ne devions plus le revoir; nous aimions à espérer qu'il nous re-
viendrait bientôt avec une force nouvelle pour reprendre ici une place
qu'il occupait avec une bonne grâce si parfaite. Il nous est revenu dans
un cercueil ! S'il y a un être qui mérite d'être regretté, c'est celui-là : il
avait la jeunesse de l'âge et la précoce maturité de l'esprit, du zèle, de
la modestie, une droiture naturelle, une application assidue à son de-
voir. 11 n'ignorait pas tout ce qu'il avait à faire pour continuer l'œuvre
élevée et soutenue par l'énergie paternelle, et il s'y préparait sincère-
ment, simplement, par une bonne volonté intelligente et par le travail.
Il n'avait pas commencé depuis bien longtemps, et déjà il avait donné la
mesure de ce qu'il serait. Aux qualités séduisantes les plus propres à lui
assurer les sympathies , il joignait les qualités sérieuses faites pour lui
promettre le succès dans une carrière qui n'est pas toujours sans diffi-
cultés et sans orages. En un mot, l'avenir lui souriait ; cet avenir a été
cruellement brisé en un instant, et de cette existence qui avait tout pour
elle, qui pouvait être si brillante et si heureuse, il ne reste plus rien au-
jourd'hui, — rien que la bonne et douce image de l'aimable jeune homme
survivante dans le cœur désolé des siens, dans un foyer en deuil, dans
le souvenir affectueux de ceux qui l'ont connu. ch. de mazade.
ESSAIS ET NOTICES.
Histoire générale de Paris. — Paris et ses historiens aux quatorzième et quinzième siècles. —
Documens et écrits originaux recueillis et commentés par MM. Le Roux de Lincy et L.-M.
Tisserand ; Paris, imprimerie impériale.
C'est une heureuse pensée de l'édilité parisienne qui a donné nais-
sance à ce beau et savant volume. M. Ampère, il y a une trentaine d'an-
« REVUE. CHRONIQUE. 511
nées, publiait ici même une série d'études qu'il intitulait : Portraiis de
Rome aux différens âges; la collection des portraits de Paris aux diiïérens
âges est brillamment inaugurée par le travail de MM. Le Roux de Lincy
et Tisserand, Ce travail embrasse une période très nettement circonscrite;
il commence avec le xiv^ siècle et se termine vers le milieu du xv^, à la
veille de la découverte de l'imprimerie. C'est toute la fin du moyen âge
et la première aube de la renaissance; surtout, en ce qui concerne l'his-
toire de Paris, c'est une période très distincte, très originale, qui ne res-
semble ni à ce qui précède ni à ce qui suit. Avant le xiv° siècle, on ren-
contre dans les écrits du temps certaines mentions de la cité qui sera
un jour la grand' ville, une page à détacher, un trait à recueillir, de quoi
former une sorte d'anthologie historique, mais rien de suivi, rien qui
offre un ensemble; après la découverte de Timprimerie paraissent les
écrivains lettrés, chez lesquels l'histoire de Paris a le caractère d'une
étude savante beaucoup plus que d'une description originale et d'un té-
moignage naïf. Entre les premiers, qui décrivent seulement par occasion,
et les autres, qui s'appliquent à leurs compilations laborieuses, les chro-
niqueurs du xiv^ et du xV^ siècle occupent une place à part. C'est à ces
chroniqueurs que MM. Le Roux de Lincy et Tisserand viennent d'élever,
on peut le dire, un véritable monument, grâce à la munificence de la
ville de Paris.
Voici d'abord Jean de Jandun, qui écrivait en 1323 ses Éloges de Paris,
Recommentatlo civitatis parlsiensis, tractatus de laudibus farisiis. Ses
naïves descriptions ne manquent ni de couleur ni de force, soit que,
parlant des médecins, « ces princes de la science, ces hommes que le
sage nous ordonne d'honorer comme étant créés par le Très-Haut pour
nous secourir, » il nous les montre si nombreux, si empressés dans les
rues de Paris, reconnaissables à leurs habits précieux et à leurs bonnets
de docteur, in suis prcciosls habitibus et capitibus birretatis, soit que,
décrivant les théologiens de Sorbonne, ces vénérables pères et seigneurs,
ces satrapes célestes et divins, cœlesles et divini satra]>x, il leur demande
compte de leurs discussions subtiles, « Quel avantage la religion catho-
lique tire-t-ellé de cet exercice? Dieu le sait. » Après Jean de Jandun, voici
Raoul de Presles, qui, traduisant la Cite de Dieu de saint Augustin, et
rencontrant un chapitre sur les prospérités accordées à l'empereur Con-
stantin par la protection divine, fait le commentaire de ce chapitre, ap-
plique à la France de Charles V les principes de l'évêque d'Hippone, nous
donne enfin d'intéressans détails sur les accroissemens de Paris et ses
beaux maçonnages. Plus loin, voici Guillebert de Metz avec son curieux
livre : la Description de la ville de Paris et de l'excellence du royaume
de France. C'est le Paris de Charles VI qui est décrit par Guillebert de
Metz; arrivez à la fin du volume, vous trouverez le Paris de Charles VII
dans le poème latin d'Antoine Astesan. Au texte de ces précieux docu-
512 REVUE DES DEUX MONDES. ^
mens se joignent des notes, des commentaires, des appendices, dont
l'histoire littéraire peut faire son profit. Nous recommandons particu-
lièrement le chapitre intitulé : les lettrés, les artistes et les artisans à
Paris vers la fin du quatorzième siècle et au commencement du quinzième.
Même après le vaste tableau que MM. Victor Leclerc et Ernest Renan ont
tracé de l'état des lettres et des arts au xiv^ siècle dans le XXIV^ volume
de V Histoire littéraire de la France, les études de M. Le Roux de Lincy
ont encore leur intérêt et leur prix.
Nous écrivions cette simple note quand une maladie cruelle est venue
enlever M. Le Roux de Lincy à l'érudition française. Le laborieux cher-
cheur ne lira pas les remercîmens auxquels il avait droit; qu'il nous soit
permis du moins de payer ce modeste tribut à sa mémoire. Les époques
les plus agitées ont des retraites silencieuses, des asiles pour l'étude
paisible et désintéressée; le xvni« siècle n'a-t-il pas eu ses bénédictins?
M. Le Roux de Lincy était un de ces bénédictins qui passent dans le
monde sans bruit, sans récompense littéraire, ou plutôt dont la seule
récompense est le plaisir même d'avoir mis leur savoir à la disposition
d'autrui , d'avoir servi discrètement les lettres sérieuses. Il y a trente-
sept ans que M. de Lincy publiait, d'après un manuscrit de la Biblio-
thèque impériale, un des plus curieux poèmes du xiii« siècle, li romans
de Berte aus grans pies, du roi Adenès; quand la mort Ta frappé, il pour-
suivait ses recherches sur les historiens de la ville de Paris, car ce pre-
mier volume n'était qu'un commencement. Entre l'édition de Berte aus
grans pies et les études sur les historiens de Paris, M. de Lincy avait ap-
pliqué ses investigations à un grand nombre de points de notre histoire
littéraire. Il possédait particulièrement les xv'= et xvi'^ siècles. Bien qu'on
ait de lui des recherches pleines d'intérêt sur les sermons français de
saint Bernard, bien qu'il ait donné un recueil deCliants historiques fran-
çais où le moyen âge tient une large place, c'était surtout la fin du
moyen âge et la renaissance qui étaient devenues le centre de ses explo-
rations. Sa Vie d'Anne de Bretagne (1860), ses Becherches sur Jean Gro-
lier (1866], seront toujours consultées avec fruit par les historiens de la
renaissance. Nous aurions bien d'autres travaux à signaler, s'il s'agissait
ici de dresser la liste des œuvres utiles, des éditions scrupuleusement
exactes auxquelles est attaché le nom de M. Le Roux de Lincy. Nous
avons voulu seulement exprimer la gratitude des lettrés pour l'homme
excellent dont l'obligeance égalait le savoir, et qui, confiné dans son
rôle de bibliophile, était si heureux de prêter aux écrivains le secours de
ses lectures. saint-rené taillandier.
G. BuLOz.
L'AUTRICHE
ET
LA BOHEME EN 1869
LA OUESTION TCHÈQUE ET L'INTÉRÊT FRANÇAIS.
I. OEsten-eichs Staatsidee, von Franz Palaçky; Prague 1S66. — II. Correspondance tchèque;
Berlin 1868-1869. — III. Politische Stimmen aus Bolimen; Prague 1869. — IV. Die lleform,
von Franz Schuselka; Vienne 1869. — V. Bundesslaal oder Kadavef, von Oraf Nikolaus
Bethlen; Pesth 1869.
De graves événemens se préparent en Autriche; la majorité des
sujets de l'empire poursuit énergiquement sa lutte contre les deux
minorités qui la dominent. Le dualisme est attaqué par des adver-
saires qui ne reculeront pas, car ils ont pour eux non-seulement la
conscience de leur droit, mais la conviction qu'ils travaillent au sa-
lut de l'état. Ces ennemis irréconciliables du dualisme austro-hon-
grois, ce sont les Tchèques de la Bohême. Malgré les fautes qu'ils
ont commises, ils gagnent chaque jour du terrain. Déjà, par la
seule force des choses, ils recrutent des auxihaires chez toutes les
nations de la monarchie, chez celles-là mêmes qui naguère encore
les combattaient avec le plus de violence. C'est qu'une évolution
très sérieuse s'est faite depuis quatre ans dans les principes et la
conduite des défenseurs de la Bohême. Nous vouions raconter ce
travail de quatre années, indiquer la situation qu'il a produite,
montrer l'ardeur croissante des Tchèques, juger la politique de
leurs ennemis, signaler enfin les problèmes qui se rattachent étroi-
TOME LXXXII. — 1" AOUT 1869. 33
hlh REVUE DES DEUX MOADES.
tement à ce condit. Comment se défendre d'une vive émotion en
face de pareils intérêts? Ces questions, qui semblent aujourd'hui
si éloignées de nous, peuvent nous atteindre demain par des contre-
coups effroyables. Nos renseignemens nous arrivent de Prague, de
Vienne, de Pesth, de tous les endroits où s'agite la crise, une crise
de vie ou de mort pour la monarchie autrichienne. S'il n'y avait ici
qu'une bataille dont nous pourrions être les spectateurs désinté-
ressés, notre curiosité serait déjà excitée au plus haut point. Cette
quiétude ne nous est pas permise, et nous avons le droit de dire à
nos lecteurs : attention ! il s'agit de nous-mêmes.
T.
Ce n'est pas la bataille de Sadowa, comme on le croit générale-
ment, qui a fait naître la conception d'une Autriche partagée en
deux; l'idée de ce dualisme, pour employer l'expression consacrée,
l'idée de cette monarchie austro-hongroise, puisque tel est en ce
moment le nom officiel de l'empire des Habsbourg, avait été discu-
tée avec véhémence par les intéressés plus d'une année avant la
catastrophe qui a obligé la vieille Autriche à se renouveler de fond
en comble. Au mois de mai 1865, une polémique très vive mettait
aux prises les principaux publicistes slaves, magyars, allemands,
de la monarchie autrichienne. A Prague, à Pesth, à Vienne, les
chefs de l'opinion agitaient ouvertement ces problèmes : quel va
être le sort de l'Autriche, quelle devra être sa constitution dans un
avenir prochain? en d'autres termes, l'état actuel ne peut se main-'
tenir, l'Autriche s'écroule, comment se relèvera-t-elle? C'était même
là, pour le dire en passant, un avertissement assez clair à tous les
politiques de l'Europe, et l'on est surpris que tant de personnes en
mesure d'être bien informées aient pu compter en 1806 sur la vic-
toire d'une puissance si sérieusement malade. Or, dans cette con-
troverse où la vie et la mort de l'ancienne Autriche, sa condamna-
tion inévitable et sa transformation nécessaire étaient si ardemment
débattues, l'homme qui représentait la politique libérale, la poli-
tique à laquelle se rattachent en ce moment les meilleurs esprits
et les juges les plus compétens de l'Europe, c'était le représentant
des Tchèques, c'était Phistorien national de la Bohême, M. Franz
Palaçky. M. Palaçky, deux années après, a eu un tort grave aux
yeux de notre Occident, il a eu le tort d'accepter l'invitation des
Russes et d'aller siéger au congrès slave de Moscou. Ce fut une
faute; cette démarche fâcheuse a fait considérer les Tchèques comme
des agens du panslavisme moscovite, elle a refroidi à leur égard les
sympathies de la presse libérale en Europe; ce n'est pas une raison
l' AUTRICHE ET LA BOHÊME. 515
pour méconnaître le rôle rempli par M. Palaçky et ses compatriotes
dans la discussion des principes qui doivent relever l'Autriche. Que
proposait donc le célèbre publiciste? Il demandait que chacune des
races ou du moias chacune des nations historiques dont se com-
pose l'empire fût mise en possession de ses droits; il demandait
l'établissement d'une monarchie fédérative où les Tchèques de Bo-
hême, les Magyars de la Hongrie, les Polonais de la Galicie, les Va-
laques de la Transylvanie, les Allemands de l'archiduchê, auraient
leurs institutions nationales et leur existence propre sans cesser
d'être unis par les intérêts généraux, sans renoncer à la grande
patrie sous le sceptre tutélaire des Habsbourg. Et de tous les sys-
tèmes proposés dans cette discussion, quel est celui qu'il combat-
tait le plus énergiquement? C'est le dualisme, ce dualisme austro-
hongrois qui se préparait déjà dans les conseils de l'empereur, et
que les Slaves regardaient comme une menace de mort.
Était-ce en haine de l'Autriche, comme le croient à première vue
les esprits étrangers à ces questions? était-ce pour accélérer la dé-
composition de la vieille monarchie que les représentans de la Bo-
hême réclamaient une fédération? Non certes. Dès la controverse de
1865, M. Palaçky, répondant aux publicistes viennois, leur prou-
vait qu'ils avaient moins de foi que les Tchèques dans la mission
de l'Autriche. « Ne nous séparons jamais de la confédération ger-
manique, disaient les Allemands, ne permettons jamais à l'Autriche
de se constituer en dehors de l'Allemagne; elle cesserait d'être une
grande puissance, bien plus elle cesserait d'exister. » M. Palaçky
répliquait aussitôt : « Étrange compliment! Quoi! l'Autriche ne
peut être une grande puissance qu'à la condition de chercher en
dehors d'elle-même les élémens de sa force! et le journal qui tient
ce langage est un des premiers organes de l'opinion dans le cœur
de l'Autriche! C'est à Vienne qu'on parle de la sorte! Pour moi, si
j'avais dit pareille chose, je me croirais coupable de lèse-majesté
envers l'empire; la seule explication de ces paroles à mon avis,
c'est que les hommes qui pensent et parlent de cette manière tien-
nent beaucoup plus à la domination de la nationalité allemande
qu'à la durée de l'Autriche. Nous autres Slaves, nous ne tenons
pas le moins du monde à ce que l'Autriche domine l'Allemagne et
l'Italie; nous sommes persuadés au contraire que le jour où l'Au-
triche, par de sages et libres institutions, aura donné satisfaction
à ses peuples, le jour où nous pourrons tous avec raison être fiers
du nom de l'Autriche, l'Autriche n'aura rien à craindre d'aucune
puissance du monde (1). »
(1) L'écrivain slave répondrat à la Presse de Vienne, n" du 20 avril 18G5.
516 REVUE DES DEUX MONDES.
L'habile publiciste poursuit en toute franchise l'exposé de ses
doctrines, c'est-à-dire des vœux de son pays. Il pressent les objec-
tions et les réfute d'avance. Il adresse à ses adversaires les questions
les plus embarrassantes, il les contraint à des aveux, il les oblige
à sortir de l'équivoque. Ses dilemmes sont terribles, car ce n'est
pas l'argumentation d'un polémiste rompu aux ruses du métier,
c'est la réalité même qui s'exprime par sa bouche. Rien n'est plus
redoutable que ces dilemmes oiî l'on se trouve enfermé par la na-
ture des choses. « Vous proclamez, dit M. Palaçky, que l'union
des peuples de l'Autriche avec l'Allemagne est pour l'Autriche une
condition d'existence; à qui donc cette union a-t-elle le plus profité
jusqu'à présent? Est-ce aux peuples de l'Autriche? est-ce à l'em-
pire d'Allemagne? Interrogez l'histoire, sa réponse est claire. Le
mal que cette union a causé au plus grand nombre des peuples de
l'Autriche, un enfant même pourrait le dire; le bien qu'ils en ont
retiré, où est-il ? » Ici, les publicistes allemands sont bien obligés
de reconnaître que l'union de l'Autriche avec l'Allemagne est un
intérêt tout allemand, et, relevant le reproche de germanisme que
semble contenir l'argumentation du publiciste slave, ils ajoutent
que cet intérêt est précisément la règle de leur conduite, qu'ils
sont Allemands, qu'ils servent la cause allemande. « Fort bien,
c'est votre droit, répond l'imperturbable champion des Tchèques;
mais alors, si vous arborez le drapeau du pangermanisme, quels
reproches pourrcz-vous faire à ceux qui arboreront le drapeau du
panslavisme? Vous sacrifiez l'Autriche à l'Allemagne; les Slaves
d'Autriche sacrifieront l'Autriche à la Russie, tandis que les Yala-
ques de Transylvanie se tourneront vers Rukharest et les Serbo-
Croates vers Belgrade. Du même coup le grand empire de l'est se
trouvera disloqué; il n'y aura plus d'Autriche. » Encore une fois,
le dilemme est terrible, parce qu'il est le résumé de la situation.
Le voici dans toute sa force : ou bien aidez-nous à construire l'Au-
triche nouvelle, ou bien, si vous préférez l'intérêt allemand à l'in-
térêt autrichien, ne vous étonnez pas que les autres races de l'em-
pire conforment leur conduite à la vôtre. C'est vous qui nous
pousseriez malgré nous au panslavisme, si vos doctrines triom-
phaient. N'invoquez pas l'unité allemande pour nous écraser sous
son poids, si vous ne voulez pas que nous invoquions, pour nous
défendre, l'unité des races slaves.
Réduits au silence par cette argumentation sans réplique, les
publicistes viennois n'avaient plus de ressources que dans la colère
et l'injure. On devait s'attendre à rencontrer ici les théories or-
gueilleuses sous lesquelles l'Allemagne de nos jours prétend acca-
bler les populations voisines de ses frontières; elles ont déjà servi,
l'autriche et la bohème. 517
ces théories conquérantes, contre les Polonais du duché de Posen
et les Danois du Slesvig, il était naturel qu'on en fît usage contre
les Slaves d'Autriche. « Les Tchèques osent-ils bien se comparer
aux Allemands ? » tel est le premier mot de l'invective, et, une fois
ce thème attaqué, on devine ce qui va suivre. Il y a des races émi-
nentes et des races inférieures. Les Allemands sont mieux doués
que les Slaves, ils sont plus laborieux, plus sobres, plus honnêtes;
tout ce que renferment les mots allemands tiœhtig, grûndlich, l'in-
dustrie, l'habileté, l'aptitude, l'art de faire réussir une entreprise
à force d'application et de zèle, cette disposition de nature qui fait
que la conscience préside toujours au travail de l'ouvrier, travail
d'esprit ou travail des mains, ce besoin d'aller au fond des choses,
de ne pas se contenter à demi, de préférer le solide à l'agréable et
ce qui dure à ce qui brille, tout cela révèle la supériorité des
peuples germaniques sur les peuples slaves. Les grands esprits de
l'Allemagne au xviii'' siècle, Lessing excepté, étaient modestes pour
leur pays et pour eux-mêmes avec un juste sentiment de leur va-
leur; Herder et Goethe étaient animés des sympathies les plus
vives pour la culture universelle; Schiller ne méprisait aucune des
races qui ont concouru ou qui peuvent concourir à leur tour à
l'œuvre de la civilisation ; Kant, Fichte, Schelling, les deux Ilum-
boldt, obéissaient au môme esprit libéral et profondément humain;
c'est le dernier venu de ces penseurs souverains, qui, ébloui sans
doute par tant de richesses, ébloui surtout par ses propres doc-
trines, proclama la supériorité de la race germanique sur toutes les
races de l'Europe moderne. Ai-je besoin de nommer Hegel ? Il con-
struisait son système après la défaite de la France en 1815. On sent
frémir sous ses formules algébriques l'enthousiasme du poète et
l'exaltation du visionnaire. Un de ses premiers discours, prononcé
à Ileidelberg en 1817, est un hymne à la mission providentielle des
nations allemandes. Pour lui, toute l'histoire moderne est l'histoire
de l'esprit allemand. Quand il dessine à grands traits sa philosophie
de l'histoire, il y trouve trois divisions, trois époques, trois mondes :
le monde oriental, le monde gréco-latin, le monde germanique. La
philosophie hégélienne, qui a marqué de son empreinte toute la
littérature allemande des cinquante dernières années, n'a pas eu
de principe qui ait pénétré plus profondément que celui-là. Ses
théories spéciales ont subi bien des fortunes diverses; ce sentiment
exalté de la prééminence intellectuelle et morale des peuples al-
lemands se retrouve encore partout aujourd'hui, et, après avoir
été la vision de quelques songeurs, il est devenu le lieu-commun
des publicistes. Il faut une certaine force aux esprits d'élite pour
revenir simplement aux sympathies humaines du dernier siècle.
518 REVUE DES DEUX MONDES.
Chaque peuple sans doute a ses bouffées d'orgueil, et nous con-
naissons trop bien la vanité française pour ne pas excuser chez nos
voisins des sentiraens analogues; la foi en soi-même est une marque
de vitalité après tout, et il est permis à un grand peuple de ne pas
être trop modeste. La foi de la France était du moins une foi gé-
néreuse, et si elle était fière de ses conquêtes dans l'ordre politique
et social, c'était par l'espérance d'en faire profiter le genre humain.
Un libéral esprit de propagande s'associait toujours au sentiment
de sa gloire.
La révolution, cette œuvre si française, n'était pas une œuvre
égoïste; la France avait travaillé pour le monde. Que l'orgueil
allemand, l'orgueil prussien surtout, depuis un demi -siècle est
différent de cet enthousiasme! Ne parlons pas ici de confiance en
soi-même, il s'agit de tout autre chose, d'un sentiment nftoins
noble et plus étroit. Certes il y a en Allemagne nombre d'hommes
distingués qui sont à l'abri de ces reproches; nous sommes assuré
pourtant qu'ils ne sauraient nous contredire, puisqu'ils ont eux-
mêmes si souvent combattu les procédés que nous signalons. N'est-
il pas vrai qu'après la guerre du Slesvig les publicistes prussiens
répétaient sur tous les tons : « Vaincus de Dûppel, c'est la moralité
allemande qui a brisé vos armes dans vos mains ; nous valons mieux
que vous, voilà pourquoi vous périssez. Votre corruption vous con-
damne à mort ? )) N'est-il pas vrai que, dans toutes les luttes des
Allemxands de la Prusse avec les Polonais du duché de Posen, ces
mômes écrivains ne cessaient de prodiguer l'outrage aux victimes ?
N'est- il pas vrai qu'ils aggravaient encore l'iniquité germanique
par la plus insolente des justifications? N'était-ce pas toujours la
même injure? « Vous êtes des oisifs et des pervertis, subissez donc
votre sort. L'honnêteté allemande ne cessera point d'avoir le des-
sus. » Voilà comment le meurtre de la Pologne est devenu chez les
disciples de Kant et de Hegel un éclatant exemple du triomphe de
la morale ! Eh bien ! c'est le même esprit d'infatuation qui va four-
nir aux publicistes viennois leurs derniers argumens contre les
Tchèques de Bohême.
Cette argumentation, si blessante par elle-même, est plus irri-
tante encore sous la plume des Allemands de l'Autriche. Qu'un
écrivain de l'Allemagne du nord, avec sa rigidité kantienne et son
enthousiasme hégélien, soit convaincu que la moralité germanique
justifie la domination de la Prusse sur les Slaves du duché de Po-
seiï, on peut admettre sa sincérité en bafouant ses prétentions; à
Vienne, les écrivains qui ont recours à ces théories n'ont véritable-
ment pas d'excuse. Aussi M. Palaçky a-t-il grande raison de leur
répondre : « Il y a toujours dans la nation allemande, dans cette
l'autriche et la bohème. 519
grande nation à l'esprit spéculatif, des philosophes d'une espèce
particulière tout prêts à coordonner en système les plus violentes
absurdités ; ils se feront fort, par exemple, de démontrer a priori
que le principe de l'égalité de droits de nation à nation est un non-
sens. La commune origine du genre humain est une fable à leur
avis, aussi bien que l'histoire d'Adam et d'Eve. La nature, qui ne
crée pas deux feuilles absolument semblables, n'a pas créé non plus
deux nations douées d'aptitudes égales, et si une race en naissant a
reçu un privilège, elle a reçu en même temps le droit de le faire va-
loir. C'est pourquoi les Allemands, étant mieux doués, étant plus
énergiques et plus nobles que les Slaves, ne sauraient consentir à se
voir placés au même rang. VoiLàles principes du parti allemand, prin-
cipes qui ont cours aujourd'hui non-seulement dans les livres et les
journaux, mais jusque dans les cabarets. Or si les Allemands, par un
privilège de nature, sont plus mâles et plus nobles que les Slaves ,
qu'était-ii devenu, ce privilège, pendant la guerre des hussites? »
L'historien a beau jeu ici pour rappeler aux Allemands les grands
jours de la race tchèque. C'était le temps où la Bohême faisait re-
culer l'Allemagne sur tous les champs de bataille. Lorsque le con-
cile de Bâle accorda aux hussites les concessions connues sous le
nom de compactais^ il déclara ouvertement le motif qui avait dicté
sa décision, et ce motif si glorieux pour les Tchèques, c'est que,
suivant un jugement de Dieu impénétrable aux hommes {inscnUa-
hili divino Judicio), les Bohèmes n'avaient pu être vaincus que
par les Bohèmes. Et combien de titr-es encore leur fournissait cette
grande époque! Aux xi\^ et xV' siècles, ce n'est pas l'Allemagne,
c'est la Bohême qui a le pas dans l'ordre intellectuel : la grande
université de cette période est l'université de Prague. K 'allez pas
croire pourtant que l'historien enivré de ses souvenirs méconnaisse
le génie allemand, comme les Allemands de l'Autriche méconnais-
sent le génie de la Bohême. 11 sait ce que vaut l'Allemagne , il ho-
nore sa science, ses arts, ses vertus, les services qu'elle a rendus à
la civilisation moderne, il ne fait aucune difficulté d'avouer que le
niveau de la culture allemande depuis deux siècles est supérieur au
niveau de la culture bohème ; mais qui donc a produit ce résultat?
Alléguera- t-on encore un privilège de race, une supériorité de na-
ture? Depuis detux siècles, les Allemands d'Allemagne, sinon ceux
de l'Autriche, ont pu travailler librement à leur éducation, accom-
plir des progrès de toute sorte, et en Autriche même ce que le gou-
vernement a fait pour l'instruction du peuple (bien peu de chose
en vérité) a toujours été réservé à la partie allemande de l'empire,
« Notre culture d'aujourd'hui, s'écrie M. Palaçky avec un mélange
de tristesse et de fierté, notre patrimoine intellectuel, nos sciences,
520 REVUE DES DEUX MONDES.
nos arts, notre industrie, et sachez que ce patrimoine a encore une
valeur relative qui n'est pas à dédaigner, ce n'est pas avec le se-
cours de nos voisins les Allemands que nous l'avons acquis, c'est
malgré eux et contre eux ! »
Quand on connaît la valeur de l'esprit germanique, quand on
admire ses rares qualités, sa conscience, sa vigueur, son ardent dé-
sir de savoir, la hardiesse ingénue de ses tentatives, tant de labeurs,
tant d'elForts, tant d'idées remuées courageusement et livrées à la
discussion des hommes, on souffre de voir un tel peuple s'attirer de
tels reproches. Nous ne sommes pas suspects de partialité contre
l'Allemagne; la France, depuis M.'^^ de Staël et par les voies les plus
diverses, a montré qu'elle savait rendre hommage à ce noble et la-
borieux pays. Ce n'est donc pas un mauvais sentiment qui nous
anime quand nous constatons les torts de l'Allemagne à l'égard des
nations slaves, c'est plutôt notre sympathie pour cette nation alle-
mande, si méritante à d'autres égards, qui est ici blessée. Est-ce bien
l'Allemagne, si jalouse de ses droits nationaux, qui méconnaît le droit
des Polonais de Posen et des Tchèques de Bohême? Quand on vient
d'entendre les plaintes de M. Palaçky, on a besoin de se rappeler
que les esprits d'élite en Allemagne condamnent ces insolences du
germanisme vulgaire. M. Palaçky lui-même fait appel à ce souvenir.
« Vous qui prétendez avec mépris que le Slave est exactement le con-
traire du Germain, oubliez-vous donc, s'écrie-t-il, les paroles de
Jacob Grimm? C'est le premier de vos grands investigateurs, c'est
le maître et le gardien de vos traditions nationales. Eh bien ! après
avoir étudié à fond tous les peuples du monde moderne, il affirme
que, dans la généalogie des nations, la race allemande tout en-
tière n'a pas de plus proches parens que les hommes de race slave.»
M. Palaçky aurait pu rappeler en même temps que, si Hegel n'a
pas donné place aux Slaves dans sa Philosophie de l'hisïoire, Her-
der, au xviii'' siècle, les avait vengés d'avance. Dans ce noble livre
des Idées qui enchantait Goethe, lisez le chapitre consacré aux
Slaves; Herder nous les montre généreux, hospitaliers jusqu'à l'ex-
cès, amis de la liberté des champs, absolument inoffensifs, et par
ces vertus mêmes exposés aux coups des races brutales, a Comme il
n'y avait parmi eux aucun prince héréditaire qui entretînt l'esprit
guerrier et que d'ailleurs ils consentirent sans peine à payer d'un
tribut le droit de vivre en paix dans leurs foyers, diverses nations,
la plupart d'origine germanique, se réunirent pour les accabler;
... mais la roue du temps tourne sans s'arrêter. Bientôt la législa-
tion et la politique de l'Europe, au lieu de l'esprit militaire, ne
tendront qu'à exciter le génie paisible de l'industrie et à multiplier
les relations amicales des peuples. Or, puisque les contrées qu'ha-
l'autriche et la bohème. 521
bitent ceux dont il est ici question sont en grande partie les plus
belles de l'Europe, si elles étaient partout cultivées et vivifiées par
l'industrie, alors, nations déchues, jadis nations laborieuses et flo-
rissantes, vous sortiriez de votre long sommeil : brisant vos fers,
vous jouiriez enfin de votre belle patrie depuis l'Adriatique jus-
qu'aux monts Garpatlies, depuis le Don jusqu'à la Baltique, les
paisibles fêtes du commerce et de l'industrie y renaîtraient de
toutes parts (1). »
Avant que cette prophétie se réalise, les Slaves d'Autriche, comme
les Polonais du duché de Posen, ont encore bien des luttes à sou-
tenir, et c'est précisément une de ces luttes, une lutte d'un carac-
tère tout nouveau, que nous racontons ici. On vient de voir les
principaux argumens des publicistes tchèques et allemands dans
cette vive discussion de 1865. Entre de tels adversaires, aucune
conciliation n'était possible, puisque les Allemands, battus sur le
terrain du droit, en étaient réduits à invoquer leur doctrine théo-
cratique, la doctrine d'une mission providentielle qui les charge de
dominer les races inférieures. C'est alors que des politiques hon-
grois, voyant la colère des Allemands contre les Tclièques, eurent
l'idée d'exploiter cette colère, et conçurent le projet du dualisme.
Au point de vue magyar, c'était une conception aussi habile que
hardie. Le parti Deâk proposait aux Allemands de partager avec
eux la monarchie autrichienne, c'est-à-dire de former un empire
austro-hongrois, dont chaque partie aurait sa vie propre, son par-
lement, son administration, sous le sceptre du même souverain
et avec un ministère commun pour les affaires communes. A ce
prix, la réconciliation était faite entre le cabinet de Vienne et les
Hongrois. Le gouvernement impérial, qui ne se sentait plus en me-
sure de poursuivre la lutte à la fois contre les Slaves et les Magyars,
prêta l'oreille à ces propositions. Le germanisme viennois abandon-
nait une moitié de ses prétentions pour sauver le reste. Gomme dans
un incendie, on faisait la part du feu.
A la distance où nous sommes des affaires de l'Autriche, le dua-
lisme austro-hongrois nous a paru tout d'abord une œuvre libérale
et digne d'encouragement. N'était-ce pas le point de départ d'une
transformation qui ne pouvait s'accomplir du premier coup, n'é-
tait-ce pas un engagement solennel envers toutes les po|)ulations
de l'empire? En faisant capituler les Habsbourg, les Hongrois n'a-
vaient-ils pas remporté une victoire qui devait profiter aux Tchè-
(1) Herder, Idées sur la philosophie de l'histoire de Vhumanilé, livre XVI, cha-
pitre IV. — J'emprunte l'éloquente traduction de M. Edgar Quinet en la modifiant
légèrement pour serrer le texte de plus près.
522 REVUE DES DEUX MONDES.
ques, aux Polonais, aux Roumains? Les défenseurs du droit de la
Bohême, jugeant les choses au point de vue tchèque, n'en augurè-
rent pas de même, ils formulèrent même leurs protestations en
termes très vifs. Dès que ce mot de dualisme fut mis à l'ordre du
jour, dès que les hommes d'état autrichiens parurent accueillir la
pensée de M. Deâk une année avant Sadowa, une année avant l'ar-
rivée de M. le baron de Beust, M. Palaçky déclara au nom de son
pays que le dualisme austro-hongrois était le pire des systèmes, un
système inique et qui ruinerait la monarchie. Mieux valait la centra-
lisation, même la plus dure, la centralisation du prince de Schwar-
zenberg et d'à baron de Bach; oui, quelques maux qu'elle eût causés
à l'état, quelques ressentimens qu'elle eût soulevés, cette centrali-
sation désormais reconnue impossible valait encore mieux que le
dualisme. Qn'ètait-ce en effet qu-e ce partage de l'empire entre les
Allemands et les Hongrois? Une centralisation double, c'est-à-dire
une aggravation du despotisme et de l'iniquilé pour tout ce qui
n'était ni Hongrois ni Allemand. Au lieu d'une machine à compres-
sion, il y en aurait deux. Les Slaves du nord de l'Autriche seraient
écrasés par les Allemands, les Slaves du sud par les Hongrois. Les
peuples dont le dualisme ne s'inquiète pas, ajoutait-il, ceux dont
on ne daigne pas prononcer le nom, c'est la race qui a la majorité
de l'empire. Allemands et Hongrois, même en se réunissant, n'at-
teignent pas au nombre des Slaves. Il y a en Autriche 8 millions 1/2
d'Allemands, 5 millions 1/2 de Magyars; les Slaves sont 16 mil-
lions (1). Quel mépris pour ces 16 millions de Slaves dans l'idée d'or-
ganiser une Autriche où il ne sera pas question d'eux! car il ne
faut pas se leurrer de vaines espérances, ce ne serait pas un com-
mencement, ce ne serait pas une promesse, ce serait tout un sys-
tème. Résolus à étouffer le progrès des Slaves autrichiens, les Alle-
mands et les Magyars se partageraient cette œuvre de ténèbres.
Une seule chose soutient encore le défenseur des Tchèques, il lui
paraît impossible que cette œuvre s'accomplisse. Au moment d'y
mettre la main, on reculera. Déclarer aiiisi la guerre à la majorité
du pays, mettre l'interdit sur 16 millions d'hommes, repousser des
peuples qui veulent aller à vous, sacrifier à plaisir un des plus pré-
cieux élémens de la prospérité commune, est-ce possible? Non, ce
(1) Nous donnons des chiRres ronds afin de simplifier. Voici les chiffres e^"acts, qui
ne sauraient être suspects, car nous les empruntons au dernier recensement ofiiciei.
C'est par des bureaux allemands que ces tables ont été dressées. Il en résulte que l'Au-
triclie est habitée par 1G,005,'2C0 Slaves, 8,407,390 Allemands, 5,305,460 Magyars,
1,824,150 Roumains. Voyez Staiistisches I]andhuchléi:i dor OEsterreichisch-ungarischen
Monarchie fiir das Jahr 1867. Ho-ausgegeben von den K. K. slatutischen Central-
Commission. Vienne '18C9.
l'autriche et la bohème. 523
ne sont pas des amis de l'Autriche qui ont conçu ce dessein; la
mission de l'Autriche en est précisément le contre-pied. Les po-
pulations slaves, roumaines, magyares, qui se sont réunies volon-
tairement sous le sceptre des Habsbourg au commencement du
xvi« siècle, ont voulu se donner un chef pour se protéger contre les
Turcs; aujourd'hui c'est contre l'ambition moscovite que l'Autriche
a le devoir de protéger cette confédération naturelle, et l'Autriche
la détruirait elle-même, l'Autriche renierait sa destinée, l'Autriche
obligerait 10 millions de Slaves désespérés à invoquer le secours
des Piusses! Ce serait de la folie.
C'est ainsi que l'éloquent historien poursuivait de ses clameurs
l'œuvre du dualisme à l'heure où ce n'était encore qu'un projet.
Représentez-vous sa stupeur lorsqu'il apprend que ce projet, sé-
rieusement débattu entre Vienne et Pesth, a toutes les chances pos-
sibles de réussir. Alors s'échappent de son âme une protestation et
une menace. « En face de la situation qui se prépare, nous n'avons
plus qu'un mot à dire : si l'on se décide à établir ce qui est le con-
traire de la mission de l'Autriche, si cet empire composé d'un as-
semblage de peuples et unique dans son genre, refusant d'accorder
à tous les mêmes droits, organise la suprématie des uns sur les au-
tres, si les Slaves, considérés comme une race inférieure, ne doi-
vent plus être qu'une matière à gouvernement entre les mains des
deux peuples dominateurs, alors la nature reprendra ses droits, une
résistance inflexible changera l'esprit de paix en esprit de guerre,
l'espérance en désespoir, et l'on verra s'élever des conflits, éclater
des luttes dont nul ne saurait prévoir la direction, l'étendue et la
fin. Le jour où le dualisme sera proclamé, oui, ce même jour, par
une nécessité de nature irrésistible, enfantera le panslavisme sous
sa forme la moins acceptable. Ce qui arrivera ensuite, le lecteur
peut se le représenter à lui-même. Pour nous, Slaves, si nous en-
visageons l'avenir avec une juste douleur, nous l'attendons sans
crainte. Nous existions avant l'Autriche, nous existerons après elle...
Ma conscience ne me reprochera pas un jour de ne pas avoir, jus-
qu'à la dernière heure, signalé des dangers que tous mes conci-
toyens ne pouvaient prévoir avec la même précision, avec la même
certitude. Dans ces conditions, c'eut été de ma part une lâcheté de
ne pas prononcer l'avertissement suprême. »
L'avertissement suprême, c'est ce mot si expressif : « nous exis-
tions avant l'Autriche, nous existerons après elle. » Tout le système
de II. Palaçky est dans cette formule. C'est à l'histoire même de
l'Autriche que M. Palaçky emprunte son idéal de la mission de
l'Autriche. Après l'extinction de sa dynastie nationale, après la
mort de cette race des Prémysl qui avait produit saint Venceslas et
524 REVUE DES DEUX MONDES.
le grand Ottocar, la Bohême avait demandé des souverains aux mai-
sons princières des contrées voisines, tantôt aux rois de Pologne,
tantôt à des archiducs allemands. Une seule fois elle se choisit un
chef parmi ses plus glorieux enfans et lui donna la couronne; c'est
l'épisode extraordinaire du roi George de Podiebrad au xv* siècle.
Or en 1526 la Bohême appela librement au trône l'archiduc d'Au-
triche Ferdinand, frère cadet de Charles- Quint, celui qui trente
ans plus tard, après l'abdication du puissant monarque, devint em-
pereur d'Allemagne sous le nom de Ferdinand I". Le moment était
grave pour la Bohême. Le roi Louis (un Jagellon , petit-fils du roi
de Pologne Casimir lY) , qui régnait à la fois sur la Bohême et la
Hongrie, venait de périr dans cette terrible journée de Mohacz qui
avait mis les Magyars à la merci des Turcs. En face de l'invasion
ottomane toujours plus menaçante, la Bohême comprit la nécessité
d'une fédération énergique qui unirait ses forces contre l'ennemi
commun. Elle fit donc appel à l'archiduc d'Autriche Ferdinand, et
lui accorda la royauté de Bohême à titre héréditaire; elle eut grand
soin toutefois de réserver les droits de l'indépendance nationale. La
Bohême ne se confondait pas avec les autres états de l'archiduc; tout
cela était nettement stipulé dans les pactn convcnta dont Ferdi-
nand P'' jura l'exécution en recevant la couronne des Prémysl. La
détermination qu'avait prise la Bohême était si bien justifiée par les
circonstances, que l'année suivante, en 1527, la Hongrie suivit
exactement la même politique. Les Magyars, eux aussi, élurent
librement roi de Hongrie l'archiduc Ferdinand, déjà roi de Bohême,
en stipulant que les états de la couronne de Saint-Édenne ne se
confondraient jamais avec les autres états du souverain. C'était,
comme on le voit, une fédération où chaque peuple conservait son
autonomie. Voilà la véritable Autriche, voilà son origine et sa mis-
sion dans le monde. Elle s'est formée au xvi'' siècle pour défendre
contre les Turcs des nations que leur isolement exposait à de grands
périls; ces mêmes nations, menacées aujourd'hui d'un autre péril
par l'ambition moscovite, n'ont-elles pas tout intérêt à renouveler
les j^acia convenla du xvi*^ siècle, et, en les renouvelant dans les
conditions plus précises du droit moderne, ne rendraient-elles pas
à l'Europe libérale un immense service? Telle est la doctrine de
M. Palaçky. Si l'Autriche s'y refuse, elle se renie elle-même, elle
s'abandonne, elle court à sa ruine, car l'Autriche a encore plus be-
soin de la Bohême que la Bohême n'a besoin de l'Autriche. Si la
Bohème était poussée au désespoir, il se trouverait bien quelque
puissance intéressée à recueillir ses cris de détresse. H y a d'autres
Slaves dans le monde. Représentez-vous alors le déchirement de
l'empire des Habsbourg, les Allemands de l'archiduché gravitant
l' AUTRICHE ET LA BOHÈME. 525
vers l'unité germanique, les Tchèques, les Ruthènes, les Croates,
les Slovènes, gravitant vers la grande monarchie slave; que reste-
rait-il de l'Autriche? Un seul morceau, la Hongrie, puisque la Hon-
grie est seule de sa race au milieu des populations de l'Europe
orientale; mais cette Hongrie, si fière en ce moment, que devien-
drait-elle à son tour, écrasée entre le pangermanisme et le pansla-
visme? L'avertissement de M. Palaçky ne s'adresse donc pas seule-
ment aux Habsbourg, il est dirigé aussi contre les Magyars. Voilà
le sens de ces paroles que la nécessité lui arrache, qu'il prononce
à contre-cœur, et qui sont bien le dernier mot de la crise : « nous
existions avant l'Autriche, nous existerons après elle. »
II.
M. Palaçky écrivait ces paroles le 16 mai 1865; il semblait d'a-
bord que le gouvernement se décidât enfin à ouvrir les yeux. C'est
le 21 novembre de cette même année que le système centraliste fut
définitivement abandonné, et le ministre chargé d'inaugurer un
nouveau système, M. le comte Belcredi, passait pour favorable aux
idées de fédération. Certainement M. Belcredi était fort opposé à la
centralisation oppressive du prince de Schwarzenberg et du baron
de Bach; il désapprouvait même la centralisation plus modérée du
comte de Schmerling; enfin il connaissait trop bien l'opinion pu-
blique des pays slaves pour ne pas voir que le dualisme austro-
hongrois, établi d'une manière définitive, serait une funeste poli-
tique. Comment donc n'a-t-il pas réussi à faire triompher ses
vues? bien plus, comment a-t-il pu se résigner à être le premier
promoteur du dualisme? C'est que cette demi-victoire de l'opinion
slave fut presque immédiatement paralysée par les conséquences
de la bataille de Sadowa. La bataille de Sadowa, qui précipita le
triomphe des Magyars, ajourna les réclamations tout aussi légitimes
des Tchèques de Bohême.
Il faut rappeler et expliquer les faits en peu de mots. Lorsque
l'empereur d'Autriche, après la guerre d'Italie et la paix de Villa-
franca, comprit la nécessité de renouveler son empire en renon-
çant au pouvoir absolu , il publia un manifeste où « les droits
historiques de toutes les nations de la monarchie » étaient solen-
nellement reconnus. C'est le manifeste célèbre accompagné du di-
plôme ou règlement qui porte la date du 20 octobre 1860. L'em-
pereur promettait de respecter à l'avenir les demandes légitimes de
toutes ses nations; les questions de finances, de postes, de télé-
graphes, de service militaire, étant réservées au conseil de l'em-
526 REVUE DES DEUX MONDES.
pire, toutes les autres, disait l'article 2, « appartiennent aux diètes
de nos royaumes et pays dans le sens de leurs constitutions pro-
vinciales. )) En 1865, à la suite des grandes discussions que nous
venons de rappeler, le souverain prononçait des paroles semblables.
Amené par ses négociations avec la Hongrie à soumettre le diplôme
du 20 octobre 1860 aux suffrages de la diète de Pesth, François-
Joseph promettait que, dans le cas où les Magyars modifieraient la
loi de l'empire, ces modifications seraient soumises à leur tour aux
représentans des autres royaumes. C'était comme une annonce de
politique fédérative. Ces mots de « royaumes, » de « droit histo-
rique, » si souvent effacés dans les actes officiels de la période pré-
cédente, reparaissaient comme un engagement sous la signature de
François-Joseph, et les Tchèques, inquiets de leur avenir, avaient
bien le droit d'en prendre note. Où sont-elles aujourd'hui, ces pro-
messes? Qui parle encore des royaumes de la monarchie, des droits
historiques des peuples? Ébranlée par la catastrophe de 1866^ l'Au-
triche se hâta de concku'e avec les Hongrois l'accord qui se prépa-
rait depuis un an, et le gouvernement de François-Joseph oublia
de consulter les roj.aumes et pays de la monarcliie sur cette révo-
lution fondamentale.
Si M. le comte Belcredi eût été un homme d'action, il aurait pu
faire comprendre à l'empereur François-Joseph que le meilleur
moyen de relever l'Autriche après Sadovva était de procéder immé-
diatement à l'émancipation de ses peuples. Reconstituer le royaume
de Pologne, rien de mieux, si en mêm.e temps on reconstituait le
royaume de Bohême, si on rétablissait tous les groupes historiques,
si on ranimait d'un seul coup tant de forces indifférentes ou hos-
tiles. Malheureusement M. Belcredi , intelligence éclairée, caractère
bienveillant et timide, n'était pas l'homme de ce rôle. Il se trouva
au contraire qu'en ce moment-là même un esprit des plus résolus
entra subitement au pouvoir avec des idées toutes différentes.
Avons-nous besoin de nommer M. le baron de Beust? Yaincu dans
son duel avec M. de Bismarck, l'ancien ministre du roi de Saxe ve-
nait d'être appelé au secours de l'Autriche par l'empereur François-
Joseph. Quelles que fussent alors les intentions de M. de Beust,
qu'un désir bien naturel de revanche inspirât sa politique ou qu'il
voulût seulement travailler à la rénovation pacifique d'un état si
menacé, nul ne s'étonnera qu'en des circonstances si critiques le
hardi Saxon ait saisi les premières armes que le sort lui offrait. La
Hongrie était prête; M. de Beust conclut l'accord de la Hongrie et
de l'Autriche. La Hongrie voulait partager la domination avec les
Allemands de l'empire; M. de Beust organisa île dualisme austro-
hongrois.
l'autriciie et la BOiiÊMi:. 527
Ceux qui aujourd'hui condamnent le plus énergiquement le sys^
tème du dualisme austro-hongrois, s'ils sont désintéressés dans la
question, reconnaissent que M. le baron de Beust, en 1866, avait
toute sorte de bonnes raisons pour faire ce qu'il a fait. M. de Beust
était Allemand et préoccupé de l'Allemagne; n'était-ce pas déjà
beaucoup que de faire accepter aux Allemands de l'Autriche le par-
tage avec les Magyars? Ne fallait-il pas les accoutumer peu à peu à
une transformation qui froissait leur amour-propre? De loin et à pre-
mière vue, cette politique nous semblait excellente, parce que nous
la considérions surtout comme l'ébauche d'une monarchie nouvelle,
comme la promesse d'une restauration de l'état sur le fondement
de la justice et de la vérité. Après le récit que nous avons donné des
controverses de 1865, on ne s'étonnera pas que les Tchèques aient
jeté les hauts cris. Ce qui était pour eux l'iniquité prévue, ce qu'ils
avaient condamné d'avance avec tant de force venait d'être ac-
compli. « Qu'on nous rende, disaient-ils, le régime de l'unité; si
injuste qu'il fût, il était moins humiliant que le dualisme; nous
n'avions qu'un ennemi autrefois, désormais nous en avons deux.
Ce que vous appelez le dualisme austro-hongrois, c'est la coalition
des Allemands et des Magyars contre les Slaves. » Et les vieilles
antipathies, les ressentimens séculaires que- l'esprit de notre temps
a mission d'eflfacer reparaissaient de plus belle.
A ce point de vue, les Tchèques n'avaient qu'une ligne à suivre;
ils protestèrent. Une adresse votée le 25 février 1867 par la diète
du royaume de Bohême déclara que la Bohême serait toujours prête
à faire à l'unité et à la puissance de l'empire les sacrifices compa-
tibles avec sa propre existence, mais qu'elle protesterait contre tous
changemens du droit public auxquels elle n'aurait point coopéré.
Que la Hongrie traite avec l'empire pour les choses qui intéressent
la Hongrie, libre à elle; est-ce aux politiques magyars, est-ce à
M. Deâk de décider avec M. de Beust quels seront à l'avenir les
rapports du royaume de Bohême et de la dynastie des Habsbourg?
— Tel était le sens de cette adresse de la diète. Le baron de Beust
répondit, comme c'était son droit, en fai'sant appel au pays, La diète
de Bohême fut dissoute et de nouvelles élections eurent lieu, La loi
électorale, établie par une administration allemande, est combinée,
on le pense bien, de façon à favoriser l'élément germaniquie.- Dans
un pays où les deux tiers de la population appartiennent aux Slaves,
les AlTemand's, grâce à de savan g artifices, o-n-t à nom-mer presque la
moitié des représentans de la Bohême. Il y a en outre soixante-dix
sièges réservés aux grands propriétaires du pays. Or, comme M. de
Beust savait très bien' que lés députés tchèques, un peu plus nom-
breux que les députés allemands, condamneraient le système du
528 REVUE DES DEUX MOiNDES.
dualisme, c'était sur les représentans de la grande propriété que le
ministère comptait pour déplacer la majorité en sa faveur. Ces
grands propriétaires sont de deux sortes : les uns, parfaitement in-
dépendans, composent la vieille aristocratie de la contrée; les autres
doivent au gouvernement les titres qui ont anobli leurs domaines.
Ces derniers étaient comme désignés d'avance au rôle que leur
confia le ministère. On ne recula pas devant l'emploi des moyens les
plus fâcheux pour assurer la victoire; il était vraiment impossible
que l'élection des propriétaires domaniaux, si elle devenait l'objet
d'un débat sérieux, ne fût pas invalidée. Que fit le ministère par
l'organe de ceux qui le représentaient à la diète? Il fit voter sans
discussion. Les cinquante-quatre députés dont l'élection était en
cause eurent assez peu de scrupules pour prendre part au vote mal-
gré les protestations d'une partie de l'assemblée. C'est ainsi que les
Allemands anivèrent à dominer les Tchèques dans cette seconde
diète de 1867, c'est ainsi que la majorité des représentans alle-
mands d'un pays slave se crut en droit de consacrer la révolution
intérieure qui partageait l'Autriche entre les Allemands et les Ma-
gyars.
Que demanda- t-on en effet à cette diète ainsi composée? On lui
demanda d'envoyer des députés au conseil de l'empire [Reichsrath)
siégeant à Vienne « pour les pays et royaumes non hongrois. » L'en-
voi de ces députés, c'était la reconnaissance officielle de l'immense
changement qui venait d'être accompli dans la monarchie autri-
chienne malgré les protestations et les menaces de la Bohême. Ces
protestations furent renouvelées le 13 avril 1867 par une voix élo-
quente. Un homme qui doit à son patriotisme un rôle prépondérant
parmi les Tchèques et qui joint à ce titre une rare puissance de pa-
role, M. Ladislas Rieger, fit retentir le cri de la Bohême. Fidèle aux
doctrines développées par M. Palaçky en 1865, il défendit l'intérêt
de la monarchie autrichienne autant que l'intérêt de ses frères. Le
système du dualisme fut soumis par lui à une critique dont la mo-
dération augmentait la vigueur. Il avertissait les Allemands, il
avertissait les Hongrois de tous les dangers que cette division atti-
rerait sur eux infailliblement. Il demandait avec douleur pourquoi la
dynastie des Habsbourg témoignait hi peu de confiance aux Slaves;
il rappelait qu'eux aussi, en des jours de désastres, ils avaient,
comme les Hongrois de Marie-Thérèse, montré leur dévoûment à la
dynastie. « iNous savons très bien, disait M. Rieger en terminant,
que cette institution du dualisme n'est qu'une machine inventée
pour opprimer les Slaves. Nous espérons pourtant, nous ne nous
lassons pas d'espérer que sa majesté notre roi reconnaîtra le tort
qu'on nous fait et qu'il le réparera; nous ne nous lassons pas d'es-
l'autriciie et la bohème. 529
pérer qu'enfin viendra le jour où la voix des peuples slaves sera en-
tendue dans le conseil de la couronne, comme la voix des peuples
magyar et allemand. Je crois qu'une nation qui a la majorité dans
l'empire, une nation sur laquelle est fondée la force matérielle et
morale de l'empire, y a bien quelque droit. Si justice lui est re-
fusée, jusqu'où s'emportera sa colère? En vérité, je l'ignore. Nous,
Slaves de Bohême, nous ferons tous nos efforts pour sauver l'Au-
triche afin de nous sauver nous-mêmes; mais nous ne sommes pas
les maîtres de l'opinion publique, nous ne pouvons pas commander
aux sentimens outragés, nous ne pouvons pas non plus prévoir les
résolutions de nos frères. Que les intéressés veuillent bien y réflé-
chir! »
Les paroles de M. Rieger rappelaient celles de M. Palaçky;
c'étaient les avertissemens d'un sujet loyal, non les menaces d'un
factieux. Au reste comment ne pas répéter les mêmes argumens
dans une cause si simple et si claire? Sans s'être concertés, sans
s'être seulement communiqué leurs impressions, tous les juges im-
partiaux eussent prononcé un verdict absolument semblable sur le
dualisme austro-hongrois. En face de problèmes comme celui-là,
il suffit d'ouvrir les yeux. Il y a quatorze ans, bien avant qu'il fût
question du dualisme, ayant eu occasion d'étudier ici même la
grande Histoire de Bohême, dont M. Palaçky venait de publier
les premiers volumes, nous avions interrogé le caractère de l'his-
torien national, et, frappé de son rôle au milieu des Tchèques,
frappé des plaintes dont il était l'interprète si mesuré, nous écri-
vions ces paroles : « Chaque injustice exercée contre les Tchè-
ques est une arme redoutable donnée à la propagande de l'esprit
russe. Ce ne serait donc pas assez pour l'Autriche de s'allier plus
résolument avec les puissances occidentales,... il faut que sa poli-
tique intérieure obéisse aux mêmes inspirations. — Piemis en pos-
session de leur existence nationale et associés à la civilisation de
r Occident, les Tchèques de Bohême ne seraient plus tentés de se
confondre avec les fils de Rurik; au contraire le jour où tout espoir
leur serait enlevé, le jour où la Russie seule leur apparaîtrait comme
une puissance libératrice, ni l'autorité du gouvernement autrichien,
ni les exhortations de M. Palaçky, ne pourraient opposer une digue
au courant de l'opinion. » Dans cette séance de la diète de Prague
du 13 avril 1867, l'orateur de la Bohême nous a fait l'honneur de
citer ces paroles comme l'opinion d'un témoin désintéressé qui, exa-
minant sans parti-pris la situation de l'Autriche, en tirait les consé-
quences nécessaires. Il ajoutait pourtant, et ce détail est bon à no-
ter, que ces paroles n'étaient point les siennes, qu'il ne pouvait
admettre cette rupture du royaume de Bohême avec la dynastie des
TOME LXXXII. — 1869. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
Habsbourg, qu'il ne doutait pas du maintien de la monarchie, et
son dernier mot était un cri d'espérance en même temps qu'une ad-
monition. « Lorsque vous aurez compris que vos institutions fon-
dées sur le mépris des Slaves ne sauraient durer, hâtez-vous, si
vous voulez sauver l'Autriche, bâtez-vous de reconstruire la mo-
narchie sur cette base : justice aux Slaves ! justice à tous l »
Gomment donc se fait-il que, trois mois après cette séance de la
diète de Prague, au mois de juillet 4867, M. Palaçky, M. Rieger
et leurs amis se soient rendus sans hésiter au congrès slave de
Moscou? C'est que la protestation signée le 13 avril par tous les
députés tchèques contre le dualisme austro-hongrois et le refus
d'envoyer des représentans au Reiclisrath cisleitlianien avaient sou-
levé dans la presse austro-magyare des attaques qui dépassaient
toute mesure. Devant ces déclamations acerbes, les plus modérés
des Tchèques perdirent la tête. Us crurent le moment venu de faire
comprendre aux défenseurs du dualisme que les 16 millions de
Slaves autrichiens avaient derrière eux une grande nation, une
grande monarchie toute prête à profiter de leurs folies. Si j'explique
par les faits la résolution des Tchèques de Bohême, ne croyez pas
que je la veuille excuser. A des violences morales, les Tchèques
avaient répondu par une violence morale. Cette application de la
peine du talion était une faute politique des plus graves. Elle avait
pour premier efiet d'intervertir les j'ôles, et, au lieu de dénoncer à
l'Europe l'injustice révoltante infligée à la Bohème, elle semblait
prendre à tâche de la justifier. Dans tous les pays où l'inrasion du
panslavisme préoccupe les esprits cîairvoyans, la démarche des
Tchèques compromit immédiatement leur cause. C'est ainsi que la
Revue des Deux Mondesingea. tout d'abord ce fâcheux épisode. Nous
ne regrettons pas ce que nos collaborateurs ont écrit à ce sujet; ils
étaient dans la vérité du point de vue occidental, et à leur tour ils
donnaient un avertissement à ces hommes qui prétendaient avertir
l'Europe en effrayant l'Autriche. La force des Tchèques est dans leur
attache à l'esprit de l'Occident; c'est par leur culture occidentale
qu'ils se séparent des Slaves de l'est et du nord, c'est par leurs idées
philosophiques et religieuses, politiques et sociales, par leur com-
munauté de principes avec l'Europe libérale qu'ils échapperont tou-
jom'S, nous l'espérons, au gouffre du panslavisme; c'est donc vers
l'Occident, non vers les Russes, qu'ils doivent se tourner, c'est à
Paris et à Londres, non à Pétersbourg ou Moscou, qu'ils doivent
chercher leur point d'appui. Les députés de la Bohême au congrès
slave semblent avoir compris leur faute au moment même où ils
la commettaient; on dirait que, prévoyant tout à coup les repro-
ches de leurs amis de l'Occident, ils ont voulu réparer dans une
L'AUTRICHE ET LA BOHÊME. 531
certaine mesure un acte si gravement impolilâque. C'est ainsi que
M. Rieger, au banquet de l'université de Moscou, répondant à je
ne sais quelles paroles aventureuses sur l'unité des Slaves, pro-
testa contre les agglomérations qui ne seraient que la promiscuité
et le chaos. En dehors et au-dessus des questions de race, il y avait,
disait-il, des nations constituées, des nations historiques, avec leurs
souvenirs, leurs droits, leurs intérêts distincts; y renoncer serait
un suicide. Il est probable que ces paroles ne furent pas très ap-
plaudies des Moscovites; elles ont du moins sauvé l'honneur des
Tchèques auprès des publicistes de l'Occident, et je ne m'étonne
pas qu'un écrivain anglais, dans le Westminster Revi'eiv, ait signalé
le caractère libéral et humain des discours de M. Mieger (1).
Cet épisode après tout n'a peut-être pas été inutile aux chefs de
l'opinion publique en Bohême. Les esprits droits savent profiter de
leurs fauies. Dans les commenoemens de l'agitation tchèque, on
parlait des rïices beaucoup plus que des nationalités; on opposait
toujours l'élément slave à l'élément germanique, sans remarquer
combien de telles formules prêtaient à l'équivoque. Ne serait-ce
pas la réception même des Moscovites qui aurait ouvert les yeux
aux députés bohémiens? Une chose certaine, c'est que dans ces
deux dernières années l'argumentation des défenseurs de la Sohême
est devenue bien autrement précise. Ce n'est plus au nom de telle
ou telle race, c'est au nom des groupes véritablement historiques,
au nom des peuples ayant leur vie propre et leur destinée indivi-
duelle, que la fédération est revendiquée. Le droit ne vient pas du
sang, il vient de la tradition, c'est-à-dire du labeur des générations
précédentes. Il n'y a qu'un état déjà constitué par les siècles qui
puisse réclamer son autonomie. La nation bohème est un de ces
états, comme la nation hongroise, comme les Allemands de l'ar-
chiduché., comme les Roumains de la Transylvanie, comme les Po-
lonais de la Gallcie, comme les Serbes-Croates de l'Illyrie. Ce prin-
cipe simplKie bien des choses. Il reste encore assurément de graves
difficultés à régler dans ce mélange de peuples qui compose l'Au-
triche; du moins, en ce qui concerne la lutte des Tchèques et des
Allemands, un grand pas est fait vers la conciliation. S'il y a, par
exemple, des hommes de race slave parmi les Allemands de l'archi-
duché (et on sait que le nombre en est eonsidérable), l'histoire et
(1) We hâve pexused the speeches at the various banquets and social gatheriiigs, and
on the whole hâve been strnck with the enlightened, hamane and temperate tone wich
prevailed in those of the Czechs and other Slavons from Austria. C Rieger, in parti-
cular, spoke against over-centralization, asserting that only narrow or uneducated minds
were dazzled by mère fxternal grandeur... — Voyez l'article intitulé Dualism in Austria
dans la Rwue de WesPminsLer du mois d'octobre 1867.
532 REVUE DES DEUX MONDES.
le sens commun veulent qu'ils appartiennent au groupe allemand
de l'Autriche; pareillement les Allemands établis en Bohême appar-
tiennent à la nation bohème : c'est par le même principe que les
Slaves de Hongrie font partie de la nation hongroise, et que les
Ruthènes de Galicie font partie de la nation polonaise. En un mot,
le droit historique domine le droit du sang, et il n'appartient qu'à
des nations de réclamer leur place dans la fédération future. La
Bohême est-elle une nation? la Bohême n'a-t-elle pas été toujours
un royaume distinct? la Bohême, en se donnant aux Habsbourg,
n'a-t-elle pas toujours réservé ses droits? l'empereur d'Autriche
n'a-t-il pas toujours été roi de Bohême comme il était roi de Hon-
grie? Tous les prédécesseurs de François-Joseph, excepté l'impru-
dent niveleur Joseph II, n'ont-ils pas renouvelé leur serment en
recevant la couronne de saint Yenceslas comme en recevant la
couronne de saint Etienne? S'obstinera-t-on enfin à violer le droit
chez les Tchèques après qu'on l'a reconnu chez les Magyars? Toute
la question est là.
A cette question ainsi posée, trois réponses ont été faites, et
toutes les trois dans le même sens, la première par des Allemands
du royaume de Bohême, la seconde par des Allemands de Vienne,
la troisième par des Magyars. Ce sont là, comme on voit, les trois
catégories de personnes les plus directement intéressées dans le
grand procès soulevé par les Tchèques. La réponse des Allemands
de Bohême doit être citée avant les autres; c'est chez eux en effet
qu'il y a eu de tout temps les passions les plus vives contre les
Slaves, c'est sur eux que les centralistes de Vienne ont toujours
compté pour repousser le système fédératif. Si donc les Allemands
de Bohême font cause commune avec les Tchèques pour la reven-
dication de l'autonomie nationale, n'est-ce pas là un symptôme
des plus graves? Or voilà deux ans que les Tchèques, décidés à
s'abstenir de tout acte qui impliquerait une adhésion quelconque
au dualisme, refusent d'envoyer des représentans au Reichsrath
cisleithanien, voilà deux ans qu'ils ont organisé avec autant de
prudence que de fermeté une résistance passive véritablement for-
midable, et voilà deux ans aussi que, soit par la presse, soit en
d'immenses meetings, ils ne cessent d'expliquer à tous la significa-
tion de cette résistance. Sur les points les plus importans de la
Bohême, au pied des montagnes qui rappellent les grands souve-
nirs de la patrie, on a vu des rassemblemens qu'aucune salle n'au-
rait pu contenir. 11 y avait là des orateurs à la voix retentissante et
des auditoires de plusieurs milliers d'hommes. Les Allemands y
venaient comme les Tchèques, car il ne s'agissait plus d'exalter
une race aux dépens d'une autre race, il s'agissait de défendre les
l'AUTRICHE et la. BOHÊME. 533
droits d'une nation; c'est sur la patrie commune que l'on délibé-
rait. Or, de ces nombreux meetings, le plus significatif est celui qui
eut lieu le 22 juin 18(58 au pied de la montagne de Berdez. On y
adopta d'une voix unanime la résolution suivante, qui fut bientôt
couverte de signatures :
« Nous, fils d'une même patrie, enfans du royaume de Bohême,
hommes de nationalité bohème et allemande, rassemblés au pied du
majestueux Berdez, déclarons par cette manifestation solennelle que
nous sommes en bonne intelligence, en plein accord les uns avec les
autres, et que nous souhaitons la même chose à nos frères de toute
classe habitant le royaume de Bohême. — Nous savons que les deux na-
tionalités habitent depuis des siècles cette terre qui nous est commune,
nous savons qu'elles ont participé ensemble à la prospérité des jours
heureux comme aux angoisses des jours néfastes, et nous sommes prêts
à défendre ce glorieux royaume, notre patrie, toujours et contre tous. —
Nous désirons que le peuple du royaume, sans distinction de race,
puisse régler lui-même ses affaires avec le roi couronné selon notre an-
tique coutume et selon notre droit. — Nous voulons qu'on ne puisse ap-
pliquer en Bohême d'autres lois que celles qui sont élaborées par la
diète légale de Bohême et sanctionnées par le roi. — Nous voulons qu'on
ne puisse ni imposer des contributions, ni recruter des soldats, sans que
la diète et le roi l'aient ordonné. — Lorsque nos affaires seront réglées
par une légi.^lation indigène et une administration nationale, seules ca-
pables de connaître nos besoins et d'apprécier notre situation, lorsque
le droit constitutionnel de ce royaume aura été légalement réformé selon
le progrès des temps, mais toujours sur la base historique, d'après le
principe de l'autonomie, sans pouvoir jamais se fondre et disparaître
dans quelque unité politique que ce soit, alors, alors seulement sera
fondée la prospérité du peuple de Bohême, sans distinction de race.
Nous déclarons que nous ne cesserons pas de travailler à l'accomplisse-
ment des conditions ci-dessus, et cela en signe de l'union, en vue de la
concorde des deux nationalités ici présentes. Yive la concorde ! vive le
royaume de Bohême! »
Voilà certes un noble pacte! Nous savons bien que ce meelhig a
été dissous, nous savons bien que tous les meetings des semaines
suivantes ont été entravés par des chicanes ou dispersés par la
force, que la ville de Prague est restée quatre mois en état de
siège, qu'il y a eu dans ces quatre mois jusqu'à deux cents procès
de presse; qu'importe? On peut étouffer la voix d'un orateur, briser
la plume d'un écrivain, on n'étouffe pas la volonté d'un peuple. Si
les manifestations tumultueuses deviennent un péril pour l'ordre
534 REVUE DES DEUX MONDES.
public, les Tchèques se retranchent dans leur résistance passive,
et cette attitude, ce silence, produisent la plus vive impression sur
tous ceux que n'aveugle point le parti-pris. Nous ne disons rien de
trop; l'impression a été profonde et bien plus qu'on ne pouvait s'y
attendre. Si l'on veut s'en rendre compte, il suffit de mesurer le
progrès des idées fédéralistes, même parmi les Allemands de l'ar-
chiduché. Qu'une partie des Allemands de Bohême, malgré des an-
tipathies invétérées contre les Tchèques, ait fini par s'attacher très
sérieusement à l'autonomie du royaume, plusieurs causes ont con-
couru à ce résultat ; ce que les uns réclamaient au nom de l'indé-
pendance nationale, d'autres le désiraient au nom des vieilles tra-
ditions, et voilà comment la noblesse allemande de Bohême se
trouva d'accord avec la démocratie slave. Une chose plus éton-
nante à coup sûr, c'est que des voix favorables aux revendications
de la Bohême se soient élevées dans la presse viennoise. Qui donc
a mis en pratique un système de provocations incessantes contre
les Tchèques? La presse de Vienne. Qui donc leur jette l'injure à
pleines mains, afin de les humilier, s'ils gardent le silence, et de
les dénoncer, s'ils relèvent la tête? La presse de Yienne. On dirait
que la vieille capitale, déjà dépossédée de son titre pour une moitié
de l'empire, livre ici sa dernière bataille. Vaines clameurs après
tout! la population de Vienne est trop cosmopolite, partant trop
insouciante, pour s'intéresser à de tels débats. N'est- elle pas assu-
rée que sa bonne ville restera toujours la capitale du luxe et des
plaisirs? La presse viennoise fait plus de bruit que de besogne.
N'importe; ce bruit est très fort, on dirait qu'il représente quelque
chose, et il risque à la longue d'étourdir les meilleures têtes. C'est
donc un symptôme très heureux, si au milieu d'un pareil vacarme
des publicistes libéraux, préoccupés à la fois de l'honneur allemand
et du salut de l'Autriche, soutiennent la cause des Tchèques, c'est-
à-dire la cause du droit, contre le dualism-e.
Tel est le rôle que s'est donné M. Franz Schuselka, telle est la
tâche qu'il remplit avec talent dans un recueil hebdomadaire inti-
tulé la Réforme. M. Franz Schuselka est un démocrate, mais un
démocrate libéral, j'aurais dit autrefois un démocrate germanique,
tant la démocratie germanique, avant les tentations de la politique
prussienne, se séparait de la démocratie latine par son respect de
tous les droits. Le respect de tous les droits, voilà le sentiment qui
inspire l'esprit pratique de M. Franz Schuselka. Au lendemain des
concessions de 1861, quand l'empereur François-Joseph, après Sol-
ferino, comprit enfin la nécessité d'abandonner un système qui rui-
nait l'empire, M. Schuselka fut un des premiers à profiter des li-
bertés nouvelles. 11 fonda ce recueil la Réforme avec l'intention
L'AUTRICHli; ET LA BOHÈME. 535
d'étudier les causes de la décadence de l'Autriche et de signaler les
remèdes. Fils de l'Allemagne, il eût désiré sans doute que la cen-
tralisation de l'Autriche pût se faire par l'influence des idées alle-
mandes; l'entreprise ayant absolument échoué, il était puéril, toute
question de droit à part, de s'acharner à une œuvre impossible. La
première condition de la politique est, l'étude de la réalité. D'ail-
leurs, si toutes les tentatives de centralisation germanique depuis
IS/iS ont échoué misérablement, si les idées aristocratiques et hau-
taines du prince de Schwarzenberg, si la démocratie bureaucratique
et iiiveleuse du baron de Bach, si la politique plus douce, plus libé-
rale, mais toujours défiante, de M. le comte de Schmerling, n'ont
réussi qu'à exalter les Magyars et les Slaves, l'immense désarroi de
l'Autriche n'est-il pas un juste jugement de l'histoire? L'homme
d'état qui a gouverné l'empire des Habsbourg pendant la première
moitié du siècle a employé quarante ans de sa vie à éveiller les haines
de races; il est juste que ce système machiavélique reçoive sa ré-
compense. M. de Metternich n'avait songé qu'à diviser pour régner;
il est juste que l'Autriche ne puisse reconstituer son unité que par
une fédération. Allemand de cœur et d'âme, mais Allemand autri-
chien, M. Schuselka s'est vite converti à ces idées, parce qu'il y a vu
te salut de son pays. C'est ainsi que la Réforme a soutenu les Ma-
gyars tant qu'ils ont revendiqué leur autonomie dans l'intérêt com-
mun, c'est ainsi qu'elle soutient aujourd'hui les défenseurs du droit
de la Bohême. Depuis que les Magyars se sont unis aux centra-
listes de Vienne pour opprimer les Slaves, le ministère du comte
Andrassy n'a pas dans la presse un adversaire plus constant, plus
honnête, plus redoutable, que M. Franz Schuselka, l'ancien dé-
fenseur des Magyars. « Les Magyars, disait dernièrement la Ré-
forme, veulent fonder une nouvelle Autriche qui sera exclusive-
ment magyare, et les autres peuples de l'ancienne Autriche, sans
excepter les Allemands, devront être les serviteurs de cette Au-
triche magyare, lui payer des tributs, lui fournir des soldats. Les
Magyars ont imposé aux nationalités de leur territoire une tyrannie
insupportable, et ils veulent que le gouvernement de Vienne fasse
la même chose en Cisleithanie. Les Magyars ont établi un dualisme
qui est une double centralisation, par conséquent une double vio-
lence, une double injustice, une double impossibihté. Ce dualisme,
œuvre des Hongrois, amènera dans chaque moitié de l'empire une
guerre civile, une bataille de races, qui sera le signal de la disso-
lution de l'état. Et pour aucun des peuples de l'Autriche cette dis-
solution ne serait aussi fatale que pour les Magyars. Au jour de la
catastrophe, les autres peuples trouveraient les alliances que leur
indiquent la nature et l'histoire; les Magyars seraient seuls... » Voilà
536 REVUE DES DEUX MONDES.
ce que nous appelons la seconde réponse, la réponse autrichienne,
aux questions posées par les Tchèques.
La troisième est plus importante encore, c'est la réponse hon-
groise. Les réclamations des Tchèques ont trouvé des avocats illus-
tres même parmi ces Magyars si héroïques, si intéressans quand ils
combattent pour leur liberté, si arrogans et si oublieux de la jus-
tice à l'heure de la victoire. Le comte Széchenyi, qui connaissait
bien ses compatriotes, leur a dit plus d'une fois : « Défiez-vous de
vos dispositions altières, gardez-vous de méconnaître le droit des
Slaves. » C'est aussi ce que leur disait M. Edgar Quinet, si sympa-
thique pourtant à leurs libertés, lorsque dans son poème de Merlin,
décrivant le réveil des nations affranchies, il s'écriait en conseiller
austère : « Est-ce toi qui devances les autres, ô Hongrie, dont les
chevaux effarés respirent encore la mort? Prends pitié de ceux que
tu as foulés trop longtemps, et vois comme ils sont prêts encore à te
haïr. Ne les fais pas repentir d'avoir pleuré sur toi. » Ne semble-t-il
pas que ces conseils aient été entendus? Voilà des Hongrois, et non
pas les premiers venus, voilà des chefs de parti, des personnages
considérables, qui prennent fait et cause pour les Slaves de Bohême
contre leurs détracteurs. Au mois de mars dernier, dans une lettre
adressée à un journal de Pesth, l'ancien dictateur de la Hongrie,
M. Louis Kossuth, écrivait :
(c On me répète toujours que les tendances des Tchèques sont du pur
panslavisme et qu'il les faut étouffer à tout prix. Ce n'est pas mon opi-
nion. Les Tchèques veulent être une nation , et non un appendice de
l'Autriche réduite, une province cisleithanienne. La nation bohème, qui
fut jadis le premier champion de la liberté de conscience en Europe, qui
a souffert pour cette liberté plus qu'aucun autre peuple, une telle nation
a bien le droit d'être traitée en nation, de diriger elle-même ses affaires,
de décider de son sort; ce droit qu'elle réclame n'est pas d'un grain plus
petit que le droit de la nation magyare. Je dis beaucoup en parlant de
la sorte, mais je dis la vérité. Non, les tendances de ce peuple ne sont
pas panslavistes. Elles ne pourraient le devenir que dans le cas où les
organes du parti régnant en Autriche, au lieu de condamner le système
qui tend à l'annihilation des Tchèques, approuveraient les mesures par
lesquelles le gouvernement cisleithanien s'efforce d'étouffer les justes de-
mandes de la Bohême. »
Enfin, pendant que les journaux hongrois ne cessent de pousser le
ministère cisleithmien à réprimer l'opposition des Slaves, un publi-
ciste éminent, M. le comte Nicolas Bethlen, rédacteur en chef de la
l'Autriche et la bohème. 537
Revue diplomatique, publiée à Pesth, dénonce au contraire cette .po-
litique de compression comme une cause de ruine pour l'Autriche.
Au nom des intérêts magyars, il s'alarme des conséquences que pro-
duira ce système; il supplie le ministère hongrois d'avertir l'empe-
reur. — Et qu'on ne dise pas que ces choses ne regardent pas les
Hongrois. Est-il donc indifférent pour la Hongrie de savoir si elle est
alliée avec un état vigoureux ou avec un cadavre? Un ciat fédérât if
ou un cadavre, tel est le titre que M. le comte Nicolas Cethlen a
donné à ces pages généreuses. « Aujourd'hui, s'écrie-t-il, on bcâil-
lonne les adversaires du dualisme, on achète la presse, on ca-
lomnie les feuilles indépendantes. Quiconque n'entonne pas les
louanges de cette trinité glorieuse, MM. Giskra, Herbst et Has-
ner (1), est vendu à la Russie, vendu à la Prusse, vendu... à qui
encore? Dieu le sait. L'Autriche est libre, l'Autriche est heureuse...
Le ciel ait pitié de nous! Ne se trouvera-t-il pas dans les con-
seils de la couronne un seul homme qui ait le courage d'aborder le
souverain et de lui parler en ces termes : Sire, l'Autriche se dislo-
que. Une force extérieure la retient encore; à la première défail-
lance, tout s'écroulera. » Ce n'est pas la force, ce n'est pas la con-
trainte des docteurs de Vienne, comme dit M. le comte Bethlen,
qui empêchera l'empire de se disloquer; il faut s'appuyer sur des
peuples amis, il faut que la Gisleithanie allemande fasse alliance
avec les Bohèmes, comme la Hongrie avec les Croates. Et si les jour-
naux de Vienne, étonnés de ce langage, essaient d'inquiéter les
Hongrois en leur faisant peur des Slaves, le comte Bethlen répond
aussitôt avec une verve qui rappelle les éclats sarcastiques du comte
Széchenyi : « Nous prévenons l'honorable direction de la presse au
ministère cisleithanien que nous ne pouvons nous empêcher de rire
à gorge déployée en la voyant se servir de ces moyens tout à fait
passés de mode pour effrayer la Hongrie. On croit encore à Vienne
qu'il est possible d'exciter les nationalités les unes contre les au-
tres, de contenir les Slaves par les Hongrois, et plus tard les Hon-
grois par les Slaves. Si la direction de la presse n'a pas d'autre
moyen de sauver l'empire, elle fera bien de laisser la place à de
plus habiles. Les Hongrois paient volontiers leur part des fonds des-
tinés à ce service, pourvu que la direction de la presse se propose
une influence conciliatrice; mais payer un demi-million pour être
excité contre les Slaves, voilà une dépense qui pourrait bien causer
quelque surprise à la délégation hongroise (2). Ces temps-là sont
(1) Les trois ministres cisleitlianieas les plus opposés aux réclamations de la
Bohême.
(2) Pour comprendre ces paroles, il faut se rappeler que, dans le système actuel du
dualisme, lo ministère des finances fait partie de l'administration des affaires communes,
538 REVUE DES DEUX MONDES.
passés. Une Hongrie libre n'a rien à redouter d'un libre royaume
de Bohême, »
IIÏ.
On voit quel chemin les esprits ont fait dans le sens de la conci-
liation et du droit commun. Le changement que nous venons de
signaler chez l'éUte de la société allemande et magyare correspond
exactement à l'évolution accomplie par les Tchèques eux-mêmes.
De 1S65 à 1867, de 1867 à 1869, nous avons indiqué les phases de
cette évolution. En 1865, par la voix de M. Palaçky, les Tchèques
discutent l'idée hongroise du dualisme, et protestent d'avance
contre un partage de l'empire qui poussera tous les Slaves au
désespoir. Cette protestation étant repoussée avec dédain et le dua-
lisme étant établi comme la forme définitive de l'Autriche nouvelle,
les chefs des Slaves de Bohême, soit qu'ils aient cédé à un accès de
délire, soit qu'ils aient voulu avertir le gouvernement autrichien,
font leur triste pèlerinage de Moscou au mois de juin 1867. Tout
aussitôt cependant ils reconnaissent leur faute, ils affirment leur na-
tionalité distincte en face du panslavisme, et, rectifiant peu à peu
leurs formules, ils cessent d'invoquer le droit des races pour invo-
quer le droit des nations historiques, ce droit qui met le royaume
de Bohême au même rang que le royaume de Hongrie. C'est alors
que les Allemands de Bohême et les Magyars commencent à s'en-
tendre avec les Tchèques; les esprits vraiment poliiiques s'unissent
sur le terrain du droit. Une opinion nouvelle se forme dans les deux
années qui viennent de s'écouler; si les Tchèques ont encore des en-
nemis nombreux et acharnés, ils ont conquis pourtant des sympa-
thies ardentes dans les partis mêmes qui les combattaient naguère
avec;le plus de vigueur. Les articles de M. Schuselka, la lettre de
M. Kossuth, le manifeste du comte Bethlen, sont des témoignages
qui parlent assez haut.
Le devoir des Tchèques est de persister dans cette voie et de
donner à leur programme une forme de plus en plus précise. Si les
mots fcdération, fédéralisme^ prêtent à l'équivoque et peuvent
causer de justes alarmes, il faut, ou bien y renoncer, ou bien en mar-
quer le sens une fois pour toutes. U ne s'agit pas de diviser l'Au-
triche en cantons, il s'agit d'en faire un faisceau de royaumes :
royaume de Hongrie, royaume de Bohême, royaume de Pologne,
voilà la grande fédération que réalisera l'Autriche, si elle comprend
et que les deux fractions de l'empire, la Cisleitlianie et la Transleithanie, discutent ces
affaires communes par l'organe de deux assemblées nommées délégations.
l' AUTRICHE ET LA BOHÈME. 539
sa destinée; l'archidiiché des Habsbourg, sous le titre de royaume
austro-allemand, y occupera aussi la place qui lui appartient, car,
si la liberté est l'âme de cette Autriche régénérée, les Austro-Alle-
mands, attachés par tant de souvenirs à la dynastie des Habsbourg,
ne seront pas plus disposés à se perdre dans l'unité germanique
que les Tchèques dans l'unité slave. Alors l'empire de l'est sera
fondé, alors aussi pourront être conjurés quelques-uns des périls
qui menacent l'Europe au nord et à l'orient.
Est-ce seulement l'intérêt de l'Europe qui nous fait parler? A
coup sûr, notre sollicitude n'aurait pas besoin d'autre justification;
nous avons pourtant un intérêt plus direct encore dans la question
de Bohême. La France est préoccupée à juste titre des périls que
peut lui susciter la constitution de l'unité germanique. La Prusse
n'a pas toujours tenu la conduite la plus sage depuis le traité de
Nikolsbourg; elle a substitué ses propres ambitions aux devoirs que
lui hîiposait la victoire de Sadov^a, elle a été arrogante, impérieuse,
elle a paru plus disposée à dominer l'Allemagne qu'à la servir;
enfin ceux-là mêmes qui chez nous avaient loyalement reconnu les
titres de la monarchie prussienne à l'hégénïonie germanique, voyant
aujourd'hui grandir son égoïsrae, se demandent s'il sera possible
d'éviter une guerre entre la France et la confédération du nord.
Nous croyons, nous, que la guerre serait funeste, nous croyons
qu'elle précipiterait la conclusion de l'unité germanique par la
Prusse, alors même que la France, comme nous n'en doutons pas,
maintiendrait la supériorité de ses armes. Nous sommes persuadé
au contraire que la prolongation de la paix prolongerait une expé-
rience peu favorable à l'ancien prestige libéral du pays de Fiédé-
ric le Gi-and. Or, quel que soit le dénoûment de cette crise, que la
guerre éclate à l'improviste ou qu'elle soit prudemment ajournée,
nous avons le même intérêt à ce que la Bohême recouvre au plus
tôt sa libre autonomie. Si la paix se maintient, si l'esprit particulier
de l'Allemagne du sud s'affermit, si une confédération s'organise
entre les états situés en-deçà du Mein, l'Autriche, par ses provinces
allemandes, pourra jouer un rôle dans cette confédération; mais,
pour qu'elle puisse le jouer sans être suspecte à personne, il faut
qu'elle ait donné chez elle l'exemple d'une confédération libérale.
L'Autriche absolutiste a été renversée pour toujours à Sadowa; la
dynastie des Habsbourg ne recouvrera son influence sur l'Alle-
magne du midi qu'après avoir fait ses preuves comme puissance tu-
télaire d'une fédération libre. Si au contraire l'unité germanique
devait être accomplie quelque jour, il est bien plus encore de l'in-
térêt de la France que la Bohême, maîtresse de son autonomie, ne
puisse offrir aucune prise aux étreintes de la Prusse. Une Bohême
540 BEVUE DES DEUX MONDES.
considérée comme austro-allemande, une Bohême illégalement ger-
manisée, serait réclamée par l'unité germanique triomphante; la
Bohême véritable, remise comme la Hongrie en possession de ses
droits, échapperait comme la Hongrie à toutes les convoitises prus-
siennes. Préparer le rétablissement du royaume de Bohême, c'est
donc travailler à la fois contre la Russie et contre la Prusse. L'inté-
rêt de la France est ici parfaitement d'accord avec l'intérêt de l'Au-
triche.
Qu'on jette les yeux sur une carte d'Autriche, qu'on interroge
surtout l'une des cartes ethnographiques dressées dans ces derniers
temps par des géographes et des statisticiens justement renommés (1);
on verra que cette question est une des plus graves au point de vue
politique comme au point de vue militaire. Si jamais la Prusse et
ses confédérés franchissaient le Mein, on peut être assuré qu'ils
commenceraient par convoiter la Bohême. C'est là, au sommet des
Carpathes, qu'est la ligne du partage des eaiix. Il n'est pas en Al-
lemagne de position plus avantageuse aux mains d'une puissance
capable de s'en servir. On dirait un immense quadrilatère qui s'a-
vance du côté de l'ouest jusqu'au centre des pays germaniques. La
frontière occidentale de la Bohême est à quelques lieues de Nurem-
berg, entre Dresde au nord et Munich au sud. Sur un espace assez
considérable, ce prolongement slave sépare les deux Allemagnes.
Pourquoi l'équilibre européen, d'accord ici avec la géographie et
l'histoire, ne profiterait-il pas de ce bénéfice? Les Tchèques veulent
être Autrichiens en conservant leur autonomie ; ne permettons pas
à une fausse manœuvre politique de les exposer un jour à être
Prussiens malgré eux. Nous savons bien que ce jour-là les Bohèmes
appelleraient les Russes à leur aide plutôt que d'être noyés dans
l'unité allemande; mais le remède serait aussi funeste que le mal,
puisque les violences du pangermanisme fourniraient un prétexte
aux entreprises du panslavisme. C'est ce double mal que les esprits
clairvoyans s'efforcent de conjurer en signalant tous les dangers du
dualisme austro-hongrois. L'intérêt, le devoir de la France est de
joindre sa voix à celle des publicistes autrichiens et magyars dont
nous avons recueilli les suffrages.
On dit que ces idées fédératives, suivant le sens précis indiqué
par nous tout à l'heure, commencent à pénétrer dans les hautes
sphères de l'état. On dit que M. de Beust s'inquiète d'une situation
[\) La plus récente est celle de M. Kiepert : Vôlker-und Sprachen-Karte vo7i OEster-
reich und den Unter-Donau-Landern, zusammengestelU von H. Kiepert, Berlin 1SG9. —
La plus riche peut-être en renseignemens ethnographiques est celle qui a été publiée à
Vienne en 18G0 par M. le baron de Czoernig, chef de bureau de la statistique au minis-
tère de l'intérieur.
l'autriche et la bohème. 5A1
si périlleuse, et qu'il songe à réaliser sérieusement les promesses
un peu vagues des discours adressés par lui aux représentans des
Slaves. 11 est certain que deux opinions fort différentes se manifes-
tent de plus en plus au sein du ministère cisleithanien. M. Giskra,
ministre de l'intérieur, M. Herbst, ministre de la justice, M. Has-
ner, ministre de l'instruction publique, représentent la politique
allemande, celle qui ne renonce pas à jouer un rôle en Allemagne,
qui veut prendre sa revanche de Sadowa, et qui considère le main-
tien de la domination allemande sur les Slaves comme le meilleur
moyen de relever l'Autriche; les Tchèques n'ont pas de détracteurs
plus passionnés, les idées que nous défendons n'ont pas d'adver-
saires plus opiniâtres. Au contraire M. le comte Taaffe, ministre
de la sûreté publique, et M. Berger, ministre sans portefeuille,
chargé des rapports avec la presse, sont plutôt les organes de la
politique autrichienne, c'est-à-dire qu'avant de songer à l'Alle-
magne ils voudraient d'abord reconstituer l'Autriche; ceux-là se
préoccupent de l'esprit public, et ils n'ont aucun parti-pris contre
les réformes dont l'expérience démontrerait la nécessité. Or, selon
des renseignemens que nous avons lieu de croire très exacts, M. le
baron de Beust, chancelier de l'empire, serait en parfaite commu-
nauté de sentimens avec M. Berger et M. le comte TaalTe.
L'autorité de M. le baron de Beust est très grande en Autriche;
son opinion sur le point qui nous occupe est-elle assez assurée déjà,
assez nette et précise pour écarter les obstacles qu'il rencontrera
infailliblement? Là-dessus, nous ne pouvons que faire des vœux. 11
y a pourtant des symptômes qui encouragent nos espérances. Un
manifeste récent, attribué à un fonctionnaire supérieur, exprime
des idées conformes aux nôtres, et signale la nécessité d'une orga-
nisation nouvelle où les Slaves d'Autriche ne seront point sacrifiés.
L'écrit porte ce titre : Voix politiques de la Bohême. Celui qui a
recueilli ces plaintes de l'opinion est évidemment un Allemand
d'Autriche animé des intentions les plus droites. Voilà un nouveau
témoignage du progrès des idées fédératives parmi les esprits vi-
gilans. Si l'auteur, ainsi qu'on l'affirme, était sûr de ne déplaire
ni à M. Berger, ni au comte Taaffe, ni au chancelier de l'empire,
ces pages, qui ont fait grand bruit en Bohême, seraient presque une
promesse. On ajoute que M. de Beust aurait annoncé formellement
l'intention de donner un chancelier à la Bohême, ce qui serait un
commencement d'autonomie; on prétend même qu'il aurait dit:
« Les Viennois crieront, que nous importe? Mieux vaut faire crier
les Viennois que de soulever contre nous la moitié de la monar-
chie! » Il est vrai que les Viennois ne seront pas seuls à pousser
5/i*2 REVUE DES DEUX MONDES.
des eris; les organes du magyarisme à outrance, sans se soucier
de la lettre de M. Louis Kossutli-, reprochent tous les jours au mi-
nistère cisleithanien de ne pas être assez centraliste, d'avoir laissé
grandir les projets d'autonomie bohème, de ne pas avoir fait de la
Gisleithanie un tout compacte et homogène. Quelques-uns vont jus-
qu'à dire : (( Nous avons conclu un traité qui nous impose des obli-
gations réciproques. Nous nous sommes partagé l'empire pour en
constituer plus solidement la double unité. L'œuvre des Hongrois
est faite: quand ferez-vous la vôtre? » C'est la thèse que soutenait
récemment le Lloyd de Pesfh^ un autre journal, le Szazadunk,
organe du général Klapka, adressant les mêmes sommations au
gouvernement cisleithanien, demandait que le ministère fût con-
gédié comme impuissant à remplir sa tâche. L'avenir dira qui a
mieux compris l'intérêt hongrois, l'intérêt autrichien, l'intérêt eu-
ropéen, de M. Klapka invoquant la tyrannie au nom de l'orgueil
magyar, ou de M. Kossuth réclamant la liberté pour tous.
Puisse M. le baron de Beust avoir sérieusement conçu les résolu-
tions qu'on lui prête, puisse-t-il y persévérer! Si sa conscience po-
litique avait besoin d'être rassurée, qu'il se rappelle les traditions
du pays aux heures les plus décisives de l'histoire. Non, les idées
de fédération ne sont pas en Autriche une nouveauté téméraire.
C'est une fédération qui a été le principe de la monarchie autri-
chienne, et il y a soixante ans, lorsque l'empire d'Allemagne s'é-
croula, un des hommes d'état les plus dévoués à l'Autriche traça
précisément le programme qu'il s'agit de réaliser aujourd'hui. C'é-
tait au lendemain d'Austerlitz; l'empire d'Allemagne n'existait plus,
la confédération du Rhin s'organisait sous la protection de l'empe-
reur des Français, la Prusse se préparait à une lutte où elle allait
être écrasée en un jour; quel était le sort réservé à l'Autriche? M. de
Gentz, au mois de juin 1806, cherchant le moyen d'empêcher une
révohution épouvantable, écrivait ces étonnantes paroles : (c La mo-
narchie autrichienne doit cesser dès ce moment d'être considérée
comme puissance d'Allemagne. Il ne suffît pas que la dignité impé-
riale soit détruite de fond en comble; mais ce qui reste de provinces
à l'empereur n'a plus rien de commun avec l'Allemagne, ne tient à
aucun lien et se trouve totalement isolé. Si, après cette révolution
épouvantable, l'empereur veut continuer d'exister comme puissance,
il n'a plus qu'un parti à prendre : transférer sa résidence en Hon-
grie, y créer une véritable constitution, établir des rapports tout
nouveaux entre ce pays, la Bohême, la Galicie et les débris de ses
possessions germaniques, fonder en un mot une nouvelle monarchie
qui peut devenir puissante et respectable, mais qui ne ressemblera
l'Autriche et la bohème. 543
guère à celle qu'il a gouvernée jusqu'ici (1). » Ce programme en
1806 était une conception clairvoyante et hardie; après les événe-
mens de 1S6G, il est devenu comme l'ordre même de la destinée.
On n'y résisterait pas impunément.
On voit combien la question bohème est pressante et redoutable;
les plus inquiétans problèmes de l'avenir sont engagés dans ce dé-
bat. S'il ne s'agissait ici que du peuple tchèque, sans méconnaître
l'intérêt qu'il inspiré, nous ne croirions pas nécessaire d'élever
ainsi la voix. Que les Tchèques soient accablés d'outrages depuis
le jour où s'est réveillé leur esprit national, qu'on ait vu se déchaî-
ner contre eux l'orgueil allemand, l'orgueil magyar, parfois même
l'orgueil polonais, — car l'héroïsme des victimes a aussi son or-
gueil, — c'est sans doute un fait douloureux; mais les Tchèques
sont en mesure de se défendre. Les Allemands et les Hongrois leur
reprochent d'être Russes à force d'être Slaves; les polémiques dont
nous venons de parler prouvent aujourd'hui que rien n'est plus in-
juste. Les Polonais les accu-sent d'être à moitié Allemands; la vé-
rité est que, mêlés depuis des siècles à la société germanique , ils
lui ont pris quelques-unes de ses qualités, l'amour du travail, la
constance, la conscience. C'est ainsi que les Tchèques sont parve-
nus à former chez eux ce qui manque à presque tous les autres en-
fans de la famille slave, une bourgeoisie laborieuse, un tiers-état
avec lequel les gouvernemens sont obligés de compter. Ils n'ont
pas les héroïques élans, les sublimes imprudences de la Pologne ;
avec des vertus plus bourgeoises, ils contribueront peut-être à re-
lever un jour la race aristocratique dont ils ont loiigtemps subi les
injustes dédains. Dès à présent, on peut l'affirmer, ils occupent le
premier poste de la Slavie occidentale. Les Polonais de la Galicie,
hostiles d'abord cà leur politique, n'y sont-ils pas ralliés désormais?
Les Tchèques sont donc parfaitement en mesure de se défendre eux-
mêmes, s'il ne s'agit que d'eux-mêmes; pour nous, l'intérêt prin-
cipal en cette affaire, c'est l'intérêt de la France et de l'Europe. C'est
aussi pour cela que, soutenant une cause générale, nous ne crain-
drons pas, en parlant aux Tchèques, de mêler des remontrances à nos
encouragemens. Plus de fausses démarches, plus de paroles irréflé-
chies, plus de pèlerinages à Moscou. N'allez pas, même par une tac-
tique d'un jour, rétrograder vers l'Orient; votre salut est du côté de
la société occidentale. Souvenez-vous du martyre de vos frères de
(1) Ce mi^moire n'a été publié que l'année dernière. Voyez l'ouvrage intitulé Aus
dem Nachlasse Friedrichs von Gentz; 2 vol. in-S», Vienne 1808; voyez surtout dans
le tome second le Supplément au chapitre V, p. 96-97. Ce mémoire est rédigé en
français.
54Ù REVUE DES DEUX MONDES.
Pologne. Si vous avez prononcé des paroles qui aient pu les blesser,
reniez-les, eîTacez-les. Ne donnez pas à vos adversaires d'Autriche
les occasions de vous calomnier; n'affaiblissez pas chez vos amis de
l'Occident les sympathies qu'ils vous doivent.
On nous pardonnera la vivacité de nos paroles : nous combattons
des adversaires de tout bord, nous défendons des cliens qui n'ont
pas toujours été sans reproche, et nous nous adressons à un public
que ces choses lointaines ont trop souvent laissé indifférent. Parmi
tant de problèmes qui pèsent sur l'Europe, la question bohème,
presque inconnue chez nous, est peut-être la plus périlleuse. Dieu
veuille que ni la clairvoyance ni la décision ne fassent défaut aux
hommes chargés de prévenir les catastrophes de l'Orient! Lors-
que la guerre de 1866 changea d'une manière si grave les con-
ditions de l'Europe, cette révolution produisit l'effet d'un coup de
foudre, tant les esprits étaient mal préparés h, voir la Prusse victo-
rieuse de l'Autriche. Vainement depuis une vingtaine d'années un
petit nombre d'écrivains attentifs avait signalé la marche incessante
de l'esprit puijlic, de plus en plus représenté par l'Allem.agne du
nord. Nous montrions, pièces en main, que ce mouvement gravi-
tait vers la Prusse, que l'unité allemande, à tort ou à raison, se
plaçait sous son drapeau, que l'issue dernière de la lutte, toute
part faite aux chances des batailles, ne pouvait être douteuse, qu'en-
fin tôt ou tard infailliblement l'Autriche absolutiste serait rejetée
hors de l'Allemagne. On ne voulait pas nous croire. Aujourd'hui
nous racontons des faits qui se lient à des questions bien autre-
ment sérieuses, à des événemens bien autrement redoutables. Nous
croira-t-on cette fois? ou bien serons-nous condamnés, comme pour
les affaires allemandes, au triste avantage de rappeler un jour nos
paroles inutiles et nos avertissemens oubliés? Faisons du moins
notre tâche, signalons les marées qui montent, indiquons les nuées
qui recèlent les tempêtes. Du haut de la vigie, nous répétons ce cri
d'alarme que tant de voix nous apportent des rives de la Moldau
et du Danube : « l'Autriche sera une fédération, ou bien il n'y aura
plus d'Autriche. »
Saint-René Taillandier.
PIERRE QUI ROULE
QUATRIÈME PARTIE (1)
— Voici l'heure de votre dîner, me dit Laurence , ouvrant une
nouvelle parenthèse à son récit. Il ne faut pas que l'histoire de mes
vicissitudes vous le fasse oublier, et moi j'avoue que je ne peux
pas raconter mon séjour surl'écueil sans avoir faim, fût-ce au sor-
tir de table.
Nous rentrâmes à l'hôtel Ouchafol, où, à ma grande satisfaction,
il mangea comme quatre et but d'autant. Après quoi, ayant repris
des forces, il me conta la suite de ses aventures.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BEAU LAURENCE.
l'ÉCUEIL maudit. — LA TOUR AUX TÈTES.
— OÙ sommes-nous? voyons, imbécile! dit Bellamare en secouant
le superstitieux patron. — Le malheureux n'en savait rien et ré-
pétait sans cesse : Scoglio maledelto! pielra del Diavolol si bien
que nous étions libres de donner l'une ou l'autre de ces épithètes
désespérées en guise de nom à notre écueil. Gela ne nous avançait
à rien. L'important était de reconnaître la côte en vue de laquelle
nous devions nous trouver et que ne signalait aucun phare. Le pa-
tron interrogea ses hommes. L'un répondit Zara, l'autre Spalatro.
Le patron haussa le's épaules en disant Raguse. — Eh bien! nous
voilà fixés, dit en riant tristement Bellamare,
(1) Voyez la Revue du 1 5 juin, des 1" et 15 juillet.
TOME LXXXII. — 1869. 35
546 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est pas tout ça, dit à son tour Moranbois. Quand nous se-
rons à la côte, nous verrons bien. Ce n'est pas le diable de faire un
radeau avec les débris de la tartane !
Le patron secoua la tête, ses deux hommes en firent autant,
s'assirent sur les débris et se tinrent cois.
— Réveillons-les, battons-les, dit Moranbois en jurant. Il faudra
bien qu'ils parlent ou qu'ils obéissent.
A nos menaces, ils répondirent enfin qu'il ne fallait pas bouger,
ne pas se montrer, ne faire aucun bruit, parce que le vent com-
mençait à tomber, et que si nous étions du côté d'Almissa, dont
l'archipel était infesté de pirates, nous les attirerions et serions in-
failliblement pillés et massacrés. Il fallait attendre le jour, ces bri-
gands n'étaient bardis que la nuit.
— Comment! s'écria Léon indigné, nous sommes ici dix hommes
plus ou moins bien armés, et vous croyez que nous craignons les écu-
meurs de mer? Allons donc! cherchez vos outils, vite, et mettons-
nous à l'œuvre. Si vous refusez de nous aider, voici un des nôtres
qui nous dirigera, et on se passera de vous.
Il désignait Moranbois, qui avait assez longtemps vécu sur le port
de Toulon pour avoir des notions suffisantes, et qui se mit à l'œuvre
sans attendre l'assentiment du patron. Léon, Lambesc, Marco et
moi nous prîmes ses ordres et travaillâmes avec activité, tandis que
Bellamare s'occupait de rassembler et de charger les armes. 11 pen-
sait que les craintes du patron n'étaient pas tout à fait illusoires,
et que notre naufrage pourrait bien attirer les bandits de la côte,
si nous nous trouvions loin d'un port.
Le patron nous regarda faire. La perte de ses marchandises l'a-
vait complètement démoralisé. Craignant la mer beaucoup moins
que les hommes, il se lamentait de nous voir allumer la torche et
frapper à grand bruit sur les débris de V Alcyon.
— Il ne faut pas nous mettre le doigt dans l'œil, me dit Moranbois,
avec ce méchant bout de tablier et ces épaves détestables nous ne
ferons pas un radeau pour quinze personnes; si nous pouvons en
loger quatre, ce sera le bout du monde. Allons toujours, le radeau
ne logeât-il que moi, je vous réponds de m'en servir pour aller
chercher du secours.
Dans un moment de répit, je courus voir ce que devenaient les
femmes. Serrées comme des oiseaux dans le nid, elles grelottaient
de froid, tandis que nous étions en sueur. Je les engageai à mar-
cher, aucune ne s'en sentit le courage, et pour la première fois
je vis Impéria abattue. — Est-ce possible, vous? lui dis-je. Elle
me répondit : — Je pense à mon père; si nous ne réussissons pas à
sortir d'ici, qui le nourrira? — Moi, repris-je en déclamant une ré-
PIERRE QUI ROULE. 5/i7
plique tirée d'un drame moderne; il aura V amitié de Beppo, s'il
en récJiappe !
J'étais gai comme un pinson; mais le reste de la nuit dut paraître
mortellement long à ces pauvres naufragées. Pour nous, il passa
comme un instant, et le soleil nous surprit travaillant depuis quatre
heures sans nous douter du temps écoulé. Aucun pirate ne s'était
montré, le radeau était à flot; Moranbois en prit le commandement
et s'y installa avec le patron et un des matelots. Il n'y avait place
que pour trois, et Moranbois ne se fiait qu'à lui-même pour nous
amener de prompts secours. INous le vîmes avec émotion sauter sur
cette misérable épave sans vouloir dire adieu à personne et sans
montrer la moindre inquiétude. La mer était furieuse autour de
recueil; mais nous apercevions à quelques milles une longue bande
de rochers qui nous semblait être la côte de Dalmatie, et nous es-
périons que la traversée de notre ami serait rapide. Nous fûmes
donc surpris de voir que le radeau, au lieu de se diriger de ce
côté, gagnait le large, et bientôt il disparut derrière les lames
amoncelées qui nous faisaient un très court horizon. C'est que le
prétendu rivage n'était qu'un<î série d'écueils pires que celui où
nous nous trouvions; nous pûmes nous en convaincre quand la
brume du matin se dissipa. Nous étions dans une véritable impasse,
entourés d'îlots plus hauts que le nôtre et qui nous dérobaient en-
tièrement l'horizon du côté de la terre, sauf quelques pointes
d'un blanc rosé qui nous apparaissaient au loin ; c'était le sommet
des alpes de la Dalmatie que nous avions déjà aperçues de la côte
d'Italie, et dont il semblait que la traversée de l'Adriatique nous
eût à peine rapprochés. Le matelot qu'on nous avait laissé ne nous
renseigna en aucune façon; il ne parlait qu'un esclavon inintelli-
gible, et comme Marco l'avait un peu raillé en mer, il ne voulait
plus répondre à nos questions.
Du côté de la pleine mer, nous n'avions que d'étroites échap-
pées, V Alcyon s'étant buté de façon à cacher son désastre à tous
les points de l'horizon. Le splendide écroulement de montagnes sub-
mergées qui nous environnait présentait un décor magnifique d'hor-
reur et navrant de nudité : pas un brin d'herbe sur la roche, pas un
varech attaché à ses flancs, aucun espoir fondé de pêcher quoi que
ce soit dans ces eaux claires et profondes, aucune chance d'en
franchir les vagues toujours irritées, sans un secours du dehors.
Nous fîmes en vain dix fois le tour de notre prison. De nulle part
on n'apercevait un rivage hospitalier, et nous consultions en vain
nos guides et nos cartes. En vain nous nous disions que les côtes
oiientales de l'Adriatique sont semées d'îles habitées; il n'y avait
pas trace de vie autour de nous.
54S REVUE DES DEUX MONDES.
Nous ne fûmes pas encore trop effrayés de cette situation. On de-
vait circuler sur toutes les cotes, et nous ne tarderions pas à voir
apparaître de petites voiles autour de nous; dans tous les cas, le
radeau ne pouvait tarder à en aborder quelqu'une et à lui signaler
notre détiesse.
Avec le retour du soleil, le vent avait complètement changé. Il
soufflait de l'ouest avec violence, circonstance inquiétante sous tous
les rapports. Aucune barque de pêche ne pouvait se mettre en mer,
et aucune embarcation de voyage ne devait s'aventurer dans le voi-
sinage des écueils. Moranbois pourrait-il aborder quelque part sans
se briser? On avait lesté son radeau d'autant de vivres qu'il avait
pu en contenir. Ce qui nous restait n'était pas rassurant, et nous
jugeâmes prudent de retarder le plus possible le moment d'y re-
courir. La petite marée qui se fait sentir dans l'Adriatique gagnait
l'entrée du bassin, et nous espéiions, Marco et moi, qu'elle nous
apporterait des coquillages, dont nous étions résolus à nous conten-
ter pour ne pas toucher à la soute aux provisions.
Nous guettâmes le flot pour l'empêcher de remporter les richesses
qu'il devait nous livrer. Il n'apporta que des coquilles vides. Impé-
ria, qui avait repris son sang-froid, me pria de lui ramasser les
plus jolies. Elle les prit, les tria, et, assise sur une pointe du roc,
elle tira de sa poche la petite trousse à ouvrage d'aiguille qui ne la
quittait jamais, et se mit à enfiler en collier ces trisiesjoyaux comme
si elle eût dû s'en parer le soir pour aller au bal. Pâle et déjà amai-
grie par une nuit de souffrance et d'angoisse mortelle, battue du
vent, qui ï\ç, jouait pas avec sa chevelure, mais qui semblait vou-
loir la lui arracher, elle était sérieuse et douce comme je l'avais vue
dans le foyer de l'Odéon, sortant de maladie et déjà travaillant à sa
guipure, en attendant qu'on l'appelât pour travailler sur la scène.
— Tu la regardes, me dit Bellamare, qui la contemplait aussi;
cette fille est certainement à un échelon au-dessus de l'humanité;
elle est là comme un ange au milieu des damnés.
— Est-ce que vous souifrez? lui dis-je en le regardant avec sur-
prise.
Je le trouvais si changé que j'en fus effrayé. Il comprit et me dit
en souriant : — Ta n'es pas moins effrayant que moi; nous sommes
tous effrayans! Nous sommes surmenés de fatigue. Il faut manger,
autrement no.us serons tous fous dans dix minutes.
Il avait raison. Lambesc commençait à se prendre de querelle
avec Marco, et Purpurin, couché à moitié dans l'eau, récitait d'un
air hébété des vers qui n'avaient aucun sens.
On courut aux provisions; elles n'étaient point avariées, mais,
fournies par le patron de \ Alcyon, qui spéculait sur tout, elles
PIERRE QUI ROULE. 559
étaient de très mauvaise qualité, sauf le vin, qui était bon et en
quantité suffisante pour plusieurs jours. Les femmes furent servies
les premières. Une seule mangea de grand ap[)étit, ce fut Uégine,
qui but d'autant, et comme nous n'avions pas d'eau potable, la
caisse s'étant etïondrée dans le naufrage, elle fut bientôt complète-
ment ivre, et alla dormir dans un coin où la vague l'eut emportée,
si nous ne l'eussions conduite un peu plus haut sur la falaise.
Lambesc, déjà surexcité, s'enivra aussi, et le petit Marco, qui
pourtant était sobre, fut vite pris d'une gaîté fébrile. Les autres
s'observèrent, et je mis de côté une pariie de ma ration d'alimens
sans qu'on s'en aperçût. Je commençais à me dire que Moranbois,
s'il n'était pas englouti par la mer ou brisé à la côte, pouvait tarder
à revenir, et je voulais soutenir les forces d'impéria aux dépens des
miennes jusqu'à la dernière heure.
Aucune voile ne nous apparut durant cette journée, qui devint
brumeuse vers midi. Le vent tomba et le froid diminua. Nous nous
occupâmes de construire un abri pour les femmes en brisant le ro-
cher, qui tenait le milieu entre le marbre blanc et la craie, qui par
conséquent nous offrait peu de résistance, et en y creusant une es-
pèce de grotte dont on augmenta l'étendue avec un petit mur en
pierres sèches. On leur fit un lit commun avec des caisses et des
ballots, et on couvrit le tout d'une toile de décor qui, étrange dé-
rision de la destinée, représentait la mer vue à travers des rochers.
Une autre tode, retenue aux parois des rochers véritables par des
cordes, forma le cabinet de toilette et le vestiaire de ces dames.
On s'occupa ensuite d'établir une vigie qui pût dépasser les
écueils du côté de la mer. Nous guettâ-mes en vain les flots qui bat-
taient notre prison; ils n'apportèrent pas le moindre débris de la
mâture de V Alcyon. Les faibles rouleaux de nos toiles de théâtre
ne purent résister à la plus faible brise de mer; malgré l'art et le
soin que nous mîmes à les assujettir, ils furent emportés au bout de
peu d'instans, et il fallut renoncer à planter le signal de détresse.
La nuit nous surprit avant que nous eussions pu songer à nous
construire un abri quelconque. Le vent d'est revint, et souffla de
nouveau très froid et très rude. Trois ou quatre fois, nous dûmes
replacer et consolider la tente des femmes, qui reposaient quand
même, sauf Anna, qui rêvait et jetait de temps en temps un cri per-
çant; mais les autres étaient trop accablées pour s'en préoccuper.
11 nous restait bien quelques mauvais copeaux pour allumer
du feu; Bellamare nous engagea à ménager cette ressource pour
le moment extrême et dans le cas où l'un de nous se trouverait
malade sérieusement. Nous pouvions être délivrés d'un moment à
l'autre par l'approche d'une embarcation ; mais il était évident
550 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi que nous pouvions être prisonniers tant que le vent forcerait
les navires à se tenir en pleine mer, ou tant que le brouillard de la
journée nous empêcherait d'être signalés.
Le froid devint si vif vers le matin que nous sentions tous la
fièvre nous envahir. Nous avions encore quelques vivres, mais per-
sonne n'avait faim, et on essayait de se réchauffer avec le contenu
du tonneau de vin de Chypre, qui soulageait un instant et augmen-
tait bientôt l'irritation.
Nous n'étions pourtant qu'au début de nos souffrances. La jour-
née qui suivit nous apporta des torrens de pluie dont on se réjouit
'd'abord. Nous pûmes étancher notre soif et faire une petite provi-
sion d'eau douce dans le peu de vases qu'on avait; mais nous étions
glacés, et, la soif apaisée, la faim revint plus intense. Bellamare, se-
condé par l'assentiment de Léon, de Marco et de moi, décréta que
nous devions résister le plus longtemps possible avant d'attaquer
nos dernières ressources.
Cette seconde journée de vaine attente amena pour tous la pre-
mière notion d'un abandon possible sur cette roche stérile. Le sen-
timent de détresse morale augmenta le mal physique. Nous fûmes
plus consternés que nous ne l'avions été au moment du naufrage.
Lambesc devint insoutenable de plaintes inutiles et de vaines récri-
minations. Le matelot qui nous était resté, et qui était une véritable
brute, parlait déjà en pantomime de tirer au sort lequel de nous se-
rait mangé.
Le soir, la pluie ayant cessé, on brûla, pour ranimer Anna, qui
s'évanouissait à chaque instant, le peu de bois que l'on avait. Im-
péria, à qui je fis accepter les alimens que j'avais mis en réserve,
les lui fit prendre; ce qui restait en magasin disparut pendant la
nuit, dévoré par Lambesc ou par le matelot, peut-être par tous les
deux. Toute l'eau douce mise en réserve y passa ou fut gaspillée.
Cette troisième nuit fit succéder un froid si vif à la pluie qui
avait percé nos vêtemens, que nous ne pouvions plus parler, tant
nos dents claquaient. On éventra la caisse aux costumes et on revê-
tit au hasard tout ce qu'elle contenait de pourpoints, de robes, de
pelisses et de' manteaux. Les femmes aussi étaient mouillées, la
pluie avait pénétré et la toile qui leur servait de velariiim et la
voûte de roclies spongieuses que nous leur avions creusée. Cette
maudite roche ne gardait pas l'eau, que nous eussions pu mettre en
réserve dans des trous, et elle ne nous protégeait pas.
On voulait brûler la caisse qui avait contenu nos oripeaux : Bel-
lamare s'y opposa. Elle pouvait servir d'abri au dernier survivant.
Enfin le troisième jour ramena le soleil et avec la fin du brouil-
lard l'espérance d'être aperçus. On se réchauffa un peu, on se fît
PIERRE QUI ROULE. 551
des illusions , Anna reprit un peu de forces ; l'ivresse consola en-
core ceux qui voulurent y recourir. Je ne pus empêcher le petit
Marco de dépasser la dose nécessaire. Il détestait Lanibesc, dont
l'arrogance et l'égoïsme l'exaspéraient. Nous eûmes fort à faire
pour les empêcher de se battre sérieusement.
Un soudain espoir de salut fit diversion, on apercevait enfin une
voile à l'horizon! On fit les signaux qu'on put faire. Hélas! elle était
trop loin, et nous étions trop petits, trop masqués par les écueils !
Elle passa! Une seconde, une troisième, deux autres encore vers le
soir, nous jetèrent dans un enthousiasme délirant et dans un acca-
blement désespéré. Anna s'endormit sans qu'il fût possible de la
réveiller pour lui faire prendre quelques coquillages que nous
avions réussi à saisir. Lucinde mit sa tête dans son châle et resta
comme pétrifiée. Régine recommença ses dévotions, une pâleur li-
vide avait remplacé sur son visage la rougeur violacée de l'ivresse.
Nous dûmes attacher Purpurin pour l'empêcher de se jeter à la
mer, et calmer à grands coups de poing le matelot, qui se jetait sur
nous pour boire notre sang.
La soif était redevenue notre supplice; le vin de .Chypre ne fai-
sait plus que l'exaspérer, et il y eut des momens où, la bête prenant
le dessus, je dus prier Bellamare et Léon, encore maîtres d'eux-
mêmes, de m'empêcher de m'enivrer jusqu'à la mort.
Sans ce vin qui nous brûlait le sang et dévorait nos entrailles af-
famées, eussions-nous moins souffert? Peut-être; mais peut-être
aussi aurions-nous péri par le froid et l'humidité avant de recevoir
du secours.
La hutte que nous nous étions bâtie ne nous préservait guère,
La caisse aux costumes était assez grande pour contenir une per-
sonne accroupie. Lambesc s'en était emparé, et, blotti dans ce re-
fuge, il criait des injures -et des menaces à quiconque en approchait,
tant il craignait d'en être dépossédé. A force de tirer sur lui le cou-
vercle, au risque d'étouiïer, il le brisa et maugréa d'autant plus.
— C'est bien fait, lui dit Bellamare, rien ne profite aux égoïstes.
Vous ferez bien de nous survivre, car si c'est un autre qui est des-
tiné à ce triste avantage, il ne fera certainement pas votre éloge
funèbre.
Pour ne pas entendre l'aigre réponse de Lambesc, il m'emmena
un peu plus loin et me dit : — Mon cher enfant, ce que nous souffrons
ici n'est rien, si nous devons en sortir. Je ne veux pas en douter,
mais je mentirais si je disais que j'en suis assuré, et quand même le
fait serait évident, je ne pourrais secouer le profond chagrin que
me cause la mort plus que probable de Moranbois. C'est la première
fois de ma vie que la tristessa est plus forte que ma volonté. Tu es
jeune, tu as du cœur et de l'énergie, Léon est un stoïque muet,
55*2 REVUE DES DEUX MONDES.
Marco est un enfant excellent, mais trop jeune pour une telle
épreuve. C'est clone à toi de me donner du courage, si j'en manque.
Yeux-tu me promettre d'être V homme et le chef de notre pauvre
famille échouée, si Bellamare s'éteint soit dans la mort, soit dans le
délire ?
— Vous êtes ingénieux en tout, lui répondis-je, même dans l'ensei-
gnement. J'ai compris... Tout à l'heure je faiblissais, vous trouvez
le moyen de me ranimer en feignant de faiblir aussi. Merci, mon
ami, je tâcherai, jusqu'à la dernière heure, d'être digne de vous
seconder.
Il m'embrassa, et je sentis des larmes sur les joues de cet homme
que j'avais toujours vu rire. — Laisse-moi pleurer comme une
. bête, reprit-il avec son sourire accoutumé, qui était devenu navrant.
Moranbois n'aura pas d'autre adieu que ces larmes d'un ami, peut-
être bientôt disparu aussi. Ce rude compagnon de ma vie errante
était le dévoûment personnifié. Il sera mort comme il devait mourir,
celui-là! Tâchons aussi de bien mourir, mon enfant, si nous devons
rester sur cet écueil qui prolonge notre agonie. Il eût été facile de
périr en sombrant avec la barque. Succomber à la soif et au froid,
c'est plus long et plus grave. Soyons des hommes, allons! Abste-
nons-nous de ce vin qui nous exalte et nous aiïaiblit, j'en suis sûr.
J'ai lu bien des relations de naufrages et le récit de suicides par
inanition. Je sais que la faim cesse au bout de trois ou quatre jours;
nous sommes arrivés à ce terme; dans deux ou trois autres jours, la
soif aussi aura disparu, et ceux de nous qui sont bien constitués
pourront encore vivre quelques jours sans délirer et sans souffrir.
Arrangeons-nous pour soutenir par l'espoir et la patience les plus
faibles, les femmes surtout. Anna est la plus nerveuse, c'est elle
qui résistera le mieux. C'est la plus courageuse, c'est Impéria qui
m'inquiète le plus, parce qu'elle s'oublie pour les autres, et ne
songe plus à se préserver de rien. Sache que j'ai caché sur moi un
trésor et que je le lui réserve, une boîte de dattes, bien petite,
hélas! et une fiole d'eau douce. N'attendons pas son premier sym-
ptôme de faiblesse, car avec ces natures-là, qui ne tombent que
pour mourir, les secours tardifs sont superflus. Va la chercher de
ma part, et quand nous la tiendrons ici, nous la forcerons de boire
et de manger.
J'obéis en hâte sans dire à Impéria de quoi il s'agissait. Nous
l'emmenâmes à la pointe de l'îlot, et là, Bellamare lui dit : — Ma
fille, tu vas obéir, ou je te donne ma parole d'honneur que je me
jette à la mer. Je ne veux pas te voir mourir de faim.
— Je n'ai pas faim, répondit-elle, je ne souffre de rien; c'est
moi qui me jetterai à la mer, si vous ne mangez pas tous les deux
ce qui vous reste. — Elle refusait avec obstination, jurant qu'elle
PIERRE QUI ROULE. 553
était forte et pouvait attendre encore longtemps. En parlant ainsi
avec animation, elle s'évanouit tout à coup. Quelqies gouttes d'eau
la ranimèrent, et quand elle fut mieux, nous la forçâmes, avec une
autorité presque brutale, à manger quelques dattes. — N'en man-
gerez-vous pas aussi? nous dit-elle d'un ton suppliant. — Rap-
pelez-vous votre père, lui dis-je, il ne vous est pas permis de re-
noncer à la vie.
Le jour suivant, qui fut le quatrième, il faisait encore un temps
magnifique, nous nous réchauffions au soleil. La faiblesse commen-
çait à nous envahir tous; on était calme, il n'y avait plus de vin.
Lambesc et le matelot dormaient enfin profondément. Purpurin
avait perdu la mémoire et ne récitait plus de vers. Nous entrâmes,
Bellamare, Léon, Maico et moi, dans la petite enceinte réservée aux
femmes. Impéria avait réussi à les ranimer par son inaltérable pa-
tience. Elle soutenait ses compagnes comme Bellamare soutenait
ses compagnons. — Restez près de nous, nous dit-elle, nous ne
sommes plus ni malades, ni maussades, voyez! nous nous sommes
coiffées et habillées, nous avons rangé notre salon et nous recevons
nos amis. H nous semble impossible à présent que le secours n'ar-
rive pas aujourd'hui, il fait si beau! Régine, qui est devenue une
sainte par la peur de mourir, se figure qu'elle jeûne volontairement
pour se racheter de ses vieux péchés. Lucinde a retrouvé son mi-
roir égaré dans le déménagement et s'est convaincue que la pâleur
lui allait très bien. Elle a pris même la résolution de pâlir son fard
quand elle remontera sur les planches. Notre petite Anna est guérie,
et nous avons projeté de faire la conversation comme si nous étions
dans un en tr' acte, sans nous rappeler que nous ne sommes pas ici
pour notre plaisir.
— Mesdames, répondit Bellamare très gravement, nous accep-
tons votre gracieuse invitation, mais c'est à la condition que votre
programme sera sérieux. Je propose de faire donner un gage à celui
qui parlera de la mer, ou du vent, ou du rocher, ou de la faim et de
la soif, enfin de quoi que ce soit qui rappelle l'accident désagréable
qui nous retient ici.
— Adopté ! s'écria tout le monde, et on pria Léon de réciter des
vers de sa façon.
— Non, répondit-il, mes vers sont toujours tristes. J'ai toujours
considéré ma vie comme un naufrage, et il ne faut point parler de
cela ici. Ce serait du plus mauvais goût, la chose est décrétée.
— Eh bien! reprit Bellamare, nous allons faire un peu de mu-
sique. La caisse aux instrumens est chez vous, mesdames, elle vous
sert de lit, si je ne me trompe ; ouvrons-la, et que chacun fasse ce
qu'il pourra.
11 me donna le violon et prit la basse, Marco s'empara des cym-
554 REVUE DES DEUX MONDES.
baies, et Léon de la flûte; nous étions tous un peu musiciens : car,
dans les localités où l'on ne comprenait pas le français, nous chan-
tions tant bien que mal l'opéra-coinique, et quand les musiciens
manquaient à l'orchestre, l'un de nous dirigeait les amateurs et
faisait sa partie.
L'effet de notre concert fut de nous faire fondre tous en larmes.
Ce fut comme une détente générale. Purpurin, atiiré par la mu-
sique, vint embrasser les genoux de son maître en lui disant qu'il
irait avec lui au bout du monde. — Au bout du monde! répon-
dit mélancoliquement Bellamare, il me semble que nous y sommes
assez comme ça.
— Un gage! lui cria Impéria, on ne fait pas d'allusion ici. Pur-
purin a bien parlé, nous irons tous au bout du monde, et nous en
reviendrons.
Elle se mit alors à chanter et à danser en nous prenant par la
main, et nous suivîmes son exemple sans nous souvenir de rien et
sans nous apercevoir de la faiblesse de nos jambes; mais quelques
instans après nous étions tous couchés et endormis sur la grève.
Je m'éveillai le premier. Impéria était près de moi. Je la saisis
dans mes bras et l'embj-assai passionnément sans savoir ce que je
faisais. — Qu'est-ce donc? me dit-elle avec effroi, qu'est-ce qui
nous arrive encore?
— Piien, lui dis-je, sinon que je me sens mourir, et que je ne
veux pas. mourir sans vous avoir dit la vérité. Je vous adore, c'est
pour vous que je me suis fait comédien. Yous êtes tout pour moi, et
je n'aimerai jamais que vous dans l'éternité. — Je ne sais pas ce que
je lui dis encore, j'avais le délire. Ji me semble que je lui parlai
longtemps et d'une voix forte qui n'éveilla personne. Bellamare,
habillé en Grispin, était immobile et inerte à côté de nous; Léon,
en costume russe, avait la tète sur les genoux de Marco, enveloppé
d'une toge romaine. Je les regardai avec hébétement. — Voyez,
dis-je à Impéria, la pièce est finie! tous les personnages sont morts.
C'était un drame burlesque; nous allons mourir aus^i, nous deux,
c'est pour cela que je vous dis le secret, le grand secret de mon
rôle et de ma vie. Je vous aime, je vous aime éperdument, je vous
aime à en mourir, et j'en meurs. — Elle ne me répondit pas et
pleura. Je devins fou. — Il faut que cela finisse, lui dis-je en riant,
et je voulus la lancer dans la mer; mais je perdis connaissance, et
des deux jours qui suivirent je n'ai conservé qu'un vague souvenir.
Il n'y eut plus ni gaîté, ni colère, ni tristesse; nous étions tous
mornes et indifférens. La mer nous apporta quelques épaves char-
gées de misérables anatifes qui nous empêchèrent de mourir de
faim et que nous ramassions avec une indolence étonnante, tant
nous étions sûi's de périr quand même. Quelques gouttes de pluie
PIERRE QUI ROULE. 555
tombèrent et allégèrent à peine la soif: quelques-uns ne voulurent
même pas profiter de ces minces soulagemens, qui réveillaient le
désir assoupi de la vie. Je me souviens à peine de mes impressions,
et je ne retrouve que certains retours de l'idée fixe. Impéria était
continuellement dans mes rêves, car j'étais continuellement assoupi;
quand Bellamare, qui résistait encore à cet accablement, venait me
secouer un peu, je ne distinguais plus la fiction de la réalité, et,
croyant qu'il m'appelait pour la représentation, je lui demandais
ma réplique d'entrée, ou bien je me figurais être avec lui dans la
fameuse chambre bleue, et je lui parlais bas. Je crois que je révélai
encore mon amour à Impéria, et qu'elle ne me comprit plus. Elle
faisait de la guipure ou croyait en faire, car ses doigts raidis et
transparens de maigreur s'agitaient souvent dans le vide. Un matin,
je ne sais lequel, je sentis que quelqu'un de très fort me soulevait
et m'emportait comme un enfant. J'ouvris les yeux,, ma figure se
trouva près d'une figure basanée que j'embrassai sans savoir pour-
quoi, car je ne la reconnaissais pas; c'était celle de Moranbois.
Nous avions passé sept nuits et six jours sur l'écueil entre la vie
et la mort. Ce qui advint de ma personne, je ne vous le dirai pas
d'après mes impressions personnelles, je fus complètement abruti et
comme idiot pendant une semaine. La plupart de mes camarades
subirent la même conséquence de nos misères; mais je vous tien-
drai au courant d'après ce que je sus par Bellamare et Moranbois, à
mesure que je recouvrai la raison et la santé.
La dernière nuit de notre martyre sur Yécueil maudit, Bellamare
avait été réveillé en sursaut par le matelot, qui voulait l'étrangler
pour le manger. Il s'était défendu, et le résultat de la lutte avait
été un plongeon de l'ennemi dans la mer. II n'avait pas reparu,
et personne ne l'avait pleuré; seulement Lambesc avait exprimé
quelque regret de ce que, l'ayant occis en cas de légitinse défense,
Bellamare avait cédé aux poissons les restes de ce misérable. Lam-
besc ne reculait nullement devant l'éventualité de manger son sem-
blable, si peu appétissant qu'il fût, et, s'il s'en fût senti la force, je
ne sais à quelle tentative il se fût porté contre nous.
Mais c'est la campagne de Moranbois qui doit vous intéresser.
Voici ce qui lui arriva à partir du moment où il s'embarqua sur le
radeau.
A peine fut-il sorti du flot qui battait les écueils avec tant de
rage qu'il se sentit emporté au large par un cnirant extraordinaire
et tout à fait inexplicable. Le patron de V Alcyon n'y comprenait
rien, et disait que de mémoire d'homme on n'avait vu chose pareille
sur l'Adriatique. En gagnant la terre où, après vingt heures de
lutte désespérée, il arriva seul et roulé sur les rochers avec les dé-
bris du radeau et les cadavres de ses deux compagnons, notre ami
556 REVUE DES DEUX MONDES.
comprit ce qui s'était passé. Un tremblement de terre, dont nous
n'avions pas eu conscience au moment de notre naufrage, avait jeté
l'épouvante sur les côtes de la Dalmatie, et, changeant peut-être la
configuration sous-marine des récifs où nous avions échoué, avait
produit une sorte de ras de marée qui dura plusieurs jours.
Moranbois venait d'échouer, lui, sur un pauvre îlot habité par
quelques pêcheurs, dans les parages de Raguse. Il fut recueilli
par eux à demi mort. Ce ne fut qu'au bout de quelques heures qu'il
put s'expliquer par gestes, car ils ne comprenaient pas un mot de
français ni d'italien. Tout ce qu'il put obtenir d'eux, ce fut d'être
conduit dans une autre île, où il trouva les mêmes obstacles pour
se faire comprendre, les mêmes difficultés pour gagner le conti-
nent. Vous savez que ce pays a été autrefois ravagé par de furieux
tremblemens de terre, dont l'un a même détruit de fond en comble
la splendide cité de Raguse, la seconde Venise, comme on l'appe-
lait alors. Moranbois trouva les habitans du rivage beaucoup plus
effrayés pour eux-mêmes que pressés d'aller au secours des autres.
Il se traîna jusqu'à Gravosa, qui est le faubourg et le port de guerre
de Raguse, et là, succombant à la fatigue, au chagrin, à la colère,
il fut si mal qu'on le porta à l'hôpital, où il crut mourir sans pou-
voir nous sauver.
Quand il put se lever et s'aboucher avec les autorités locales, on
le prit pour un fou, tant il était exalté par la fièvre et le désespoir.
Son récit parut invraisemblable, et on parla de l'enfermer. Vous
devinez bien que son langage, habituellement peu parlementaire,
avait pris en de telles circonstances une énergie qui ne prévenait
pas en sa faveur. On le soupçonnait de vouloir emmener une em-
barcation pour une vaine recherche de naufragés imaginaires, afin
de livrer cette capture à des pirates. Il fut même question de le
constituer prisonnier, comme ayant assassiné le patron de V Alcyon.
Enfin, quand il fut parvenu à prouver sa sincérité et que le temps
fut devenu calme, il réussit à louer à tout prix une tartane dont
l'équipage se moquait de lui et le conduisait à l'aventure, sans se
presser et sans consentir à approcher des écueils où il voulait pré-
cisément la faire entrer. Il louvoya très longtemps avant de recon-
naître l'endroit où nous étions, et n'y put pénétrer qu'avec une
barque de sauvetage dont il s'était fait accompagner.
Tout ceci vous explique comment il ne put arriver à nous qu'au
moment où nous ne conservions plus ni espérance ni désir de lut-
ter. Je dois excepter Rellamare, dont les souvenirs nets nous prou-
vèrent qu'il n'avait pas cessé un instant de veiller sur nous et de se
rendre compte de notre situation.
La tartane nous transporta au port de Raguse, et c'est là seu-
lement qu'au bout de quelques jours je retrouvai la mémoire du
PIERRE QUI RODLE. 557
passé et la notion du présent. Nous avions tous été très malades,
mais avec mon grand corps jeune, robuste et par conséquent exi-
geant en fait d'alimentation, j'avais été plus éprouvé que les au-
tres. Moranbois s'était remis en deux jours, Anna était encore si
faible qu'il fallait la porter; Lambesc était mieux que nous tous au
physique, mais le moral était profondément troublé, et il conti-
nuait à se croire sur l'écueil et à se lamenter stupidement. Lucinde
jurait que jamais plus elle ne quitterait le plancher des vaches, et,
collée k son miroir, se tourmentait de la longueur de son nez, ren-
due plus apparente par l'allaissement de ses joues. Régine au con-
traire n'était point fâchée d'être maigrie et trouvait encore le mot
pour rire, le mot cynique surtout; elle avait fait des progrès sous ce
rapport. Léon avait gardé tout son jugement, mais il souffrait du
foie, et sans se plaindre paraissait plus misanthrope qu'auparavant.
Marco était en revanche plus sensible et plus affectueux, ne parlant
que des autres et s'oubliant lui-même. Purpurin était devenu
presque muet d'hébétement, et Moranbois lui souhaitait de rester
ainsi.
Quant à Impéria, qui m'intéressait plus que tous les autres, elle
était mystérieuse dans l'accablement comme en tout : elle avait
moins souffert physiquement que ses compagnes, grâce aux petits
secours que Bellamare et moi l'avions forcée d'accepter; mais son
esprit semblait avoir subi une commotion particulière. Elle avait
été moins malade, elle était plus affectée, et ne pouvait souffrir
qu'on reparlât des souffrances passées. — Elle a été sublime jus-
qu'au bout, me dit Bellamare, à qui je témoignais ma surprise; elle
n'a songé qu'à nous, nullement à elle. A présent il se fait une réac-
tion, elle paie l'excès de son dévoûment, elle nous a tous pris un
peu en grippe pour lui avoir causé trop de fatigue et de souci.
Autant je l'ai vue douce et patiente avec les agonisans que nous
étions, autant elle se sent exigeante et irritable avec les convales-
cens que nous sommes; elle ne s'en rend pas compte. Faisons
comme si nous ne nous en apercevions pas. Dans quelques jours,
l'équilibre sera rétabli. Dame nature est une implacable souve''aine;
le dévoûment la dompte , mais elle reprend ses droits quand ce
grand stimulant n'a plus besoin de fonctionner.
Impéria retrouva en effet son équilibre en peu de temps, excepté
avec moi. Elle me semblait méfiante, elle était même épilogueuse
et railleuse par momens. Elle se reprenait en me voyant surpris et
affligé, mais ce n'était plus l'abandon et l'amitié d'auparavant. Que
s'était-il donc passé durant mes jours de délire? Je ne pus me rap-
peler que ce que je vous ai dit. C'était bien assez pour la mettre en
garde contre moi; mais l'avait-elle compris? pouvait-elle s'en sou-
venir? ne devait- elle pas attribuer mon transport à la fièvre qui me
558 REVUE DES DEUX MONDES.
dévorait alors? Je n'osai pas l'interroger, dans la crainte précisé-
ment de lui remettre en mémoire un fait peut-être oublié. J'y mis
aussi de l'insouciance au commencement. J'étais trop affaibli pour
me sentir amoureux, et j'aimais à me persuader que je ne l'avais
jamais été. Il est certain que nous étions tous singulièrement dé-
péris et calmés. Quand nous nous trouvâmes réunis pour lu première
fois sur la terrasse d'une petite villa qu'on nous avait louée sur la
colline boisée qui domine le port, ce ne fut pas la maigreur et la
pâleur de nos visages qui me frappèrent, ils étaient déjà moins ef-
frayans qu'ils n'avaient été sur l'écueil; ce fut une expres.sion com-
mune à tous et qui établissait une sorte de ressemblance de famille
sur les traits le^ plus dissemblables. Nous avions les yeux agrandis
et arrondis, comme terrifiés, et, par un contraste douloureux à
voir, un sourire d'hébétement crispait nos lèvres tremblantes. Nous
avions tous une sorte de bégaiement et plus ou moins de surdité.
Quelques-uns s'en ressentirent même longtemps.
Bellamare, qui ne s'était pas reposé un instant, veillatit sur nous
tous, contrôlant les ordonnances des médecins du pays, qui ne lui
inspiraient pas de confiance, nous administrant lui-même les mé-
dicamens de sa pharmacie portative, commençait à ressentir la fa-
tigue au moment où la notre se dissipait. Nous étions depuis quinze
jours dans ce petit port, sur un coteau charmant, en vue des belles
montagnes d'un gris bleuâtre qui l'enserrent, et aucun de nous
n'était encore en état de travailler ni de voyager. Depuis Ancône,
c'est-à-dire depuis près d'un mois, nous n'avions rien gagné, et
nous avions beaucoup dépensé, Bellamare n'ayant rien voulu épar-
gner pour notre rétablissement. La situation financière s'aggravait
chaque jour, et chaque jour aussi se rembrunissait le front de Mo-
ranbois; mais il n'en voulait rien dire, craignant que, pour organi-
ser des représentations à Raguse, Bellamare ne se donnât trop vite
des soucis et des fatigues nouvelles. Y avait-il un théâtre à Raguse?
Nous n'en savions rien et ne nous en embarrassions guère. Nous
avions sauvé nos toiles de forid, et Léon se disposait à les repeindre,
tandis que Marco et moi nous occupions nos loisirs à les remet-
ronfler (J). Je ne m'inquiétais de rien, moi. J'avais encore ma pe-
tite fortune en papier dans ma ceinture, et je regardais cette valeur
comme le salut du directeur et de la troupe quand la caisse serait
tout à fait vide.
Mais le salut ne devait pas encore venir de moi. Un soir, comme
nous prenions le café dans le verger, sous les citronniers en fleur,
on nous annonça la visite du propriétaire de la villa, qui était aussi
(1) Maroufler le décor, c'est l'encoller en dessous et le garnir de papier pour empê-
cher la transparence des toiles.
PIERRE QUI ROULE. 559
le propriétaire de la tartane que Moranbois avait louée pour aller à
notre recherche. Rien n'était encore payé. — "Voici le quart d'heure
de Rabelais, nous dit Bellamare en regaidant Moranbois, qui jurait
entre ses dents. — Soyez tranquilles, leur dis-je, je suis encore en
fonds, recevons poliment le créancier.
Nous vîmes alors apparaître un jeune homme de haute taille,
serré à la ceinture comme une guêpe, ruisselant d'or et de pourpre,
beau de visage comme l'antique, et plein de grâce majestueuse
dans son riche costume de palikare. — Lequel de vods, messieurs,
dit-il en bon français et en saluant avec courtoisie, est le directeur
delà troupe?
— C'est moi, répondit Bellamare, et j'ai à vous remercier de la
confiance avec laquelle le gardien de cette villa m'a, en votre nom,
autorisé à m'y installer avec mes pauvres naufragés encore ma-
lades, sans me demander d'arrhes; mais nous sommes en mesure...
— Il ne s'agit pas de cela, reprit le brillant personnage; je ne
loue pas cette maison, je la prête. Je ne fais pas non plus payer à
des naufragés le secours que tout homme doit à ses semblables.
— Mais, monsieur...
— Ne parlez plus de cela, ce serait m'offenser. Je suis le prince
Klémenti, riche en mon pays, ce qui serait pauvreté dans le vôtre,
où l'on a d'autres besoins, d'autres habitudes, mais aussi d'autres
charges. Tout est relatif. J'ai été élevé en France, au collège
Henri IV. Je suis donc un peu civilisé et un peu Français; ma mère
était Parisienne. J'aime le théâtre, dont je suis privé depuis long-
temps, et je considère les artistes comme gens d'esprit et de sa-
voir qui seraient bien nécessaires à notre progrès. Ma vir^ite n'a
pas d'autre objet que celui de vous emmener passer le printemps
dans nos montagnes, où vous vous rétablii-ez tous promptement
dans un air salubre, au milieu de gens de cœur que vos talens
charmeront, et qui se regarderont, ainsi que moi, comme vos obli-
gés, quand vous voudrez bien leur en faire part.
Bellamare, séduit par cette gracieuse invitation, nous consulta
du regard, et, se voyant généralement approuvé, promit de se
rendre aux ordres du prince pour quelques jours seulement, aus-
sitôt que nous serions en état de jouer et de chanter.
— Non, notQ, reprit le beau Klémenti, je ne veux pas attendre.
Je veux vous emmener, vous donner du bien-être et du repos chez
moi tout le temps qu'il vous en faudra; vous n'y jouerez la comé-
die que quand il vous plaira, et pas du tout, si bon vous semble.
Je ne vous considère encore que comme des naufragés auxquels je
m'intéresse, et dont je veux faire mes amis en attendant qu'ils
soient mes artistes.
Léon, qui n'aimait pas les protecteurs, objecta que nous étions
560 REVUE DES DEUX MONDES.
attendus à Constantinople et que nous avions pris des engagemens.
— Avec qui? s'écria le prince, avec M. Zamorini?
— Précisément.
— Zamoiini est un coquin qui va vous exploiter et vous laisser
sans ressources sur le pavé de Constantinople. L'année dernière,
j'ai trouvé à Bucharest une Italienne qu'il avait emmenée comme
prima donna^ et qu'il avait abandonnée dans cette ville, où elle
était servante d'auberge pour gagner son pain ; sans moi, elle y
serait encore. Aujourd'hui elle chante à Trieste avec succès. C'est
une personne distinguée, qui a conservé de l'amitié pour moi, et à
qui j'ai rendu sa liberté après lui avoir demandé quelques leçons
de chant. Je ne vous demanderai, à vous, que de causer avec moi
de temps à autre pour me dérouiller et me perfectionner dans le
français, que je crains d'oublier. Quand vous serez tous bien por-
tans, vous reprendrez votre volée, si vous l'exigez, et si vous tenez
à aller chez nos ennemis les Turcs, je vous en faciliterai les moyens;
mais je serais bien étonné si Zamorini n'a pas fait faillite avant ce
moment-là. 11 avait une femme fort belle qui remontait son com-
merce quand il était à bas. Elle s'est lassée d'être exploitée par ce
misérable, et l'a quitté afin d'exploiter pour son propre compte un
Ru.sse de la Mer-Noire, qui l'a emmenée il y a trois mois.
Le beau prince continua de causer ainsi avec cette facilité d'élo-
cution qui est particulière aux Esclavons, car il n'était point Alba-
nais, comme nous l'avait fait croire la ressemblance de son costume
avec celui de cette nation. Il se disait Monténégrin, mais il était
plutôt de l'Herzégovine ou de la Bosnie par ses ancêtres. Chose
très plai.-ante, lesdits ancêtres, dont nous vîmes bientôt les por-
traits chez lui, avaient le type carré et osseux des Hongrois, et il
devait son beau type grec à sa mère qui , nous le sûmes plus tard,
était une marchande de modes de la rue Vivienne, pas plus Grecque
que vous et moi. Ce personnage expansif et parfaitement aimable
à la surface nous séduisit presque tous, et comme il assurait que sa
principauté n'était qu'à une journée de Raguse, nous cédâmes au
désir qu'il exprimait de nous emmener dès le lendemain.
Comme la rade de Gravosa est fort profonde dans les terres, nous
fûmes rembarques avec tout notre matériel dans la tartane qui nous
avait amenés, et dont le prince nous fit les honneurs avec beau-
coup de désinvolture. Il ne parut pas se douter que l'intérieur eût
pu être plus propre, et ce détail nous donnait à penser sur les ha-
bitudes du pays. Du reste, cette embarcation, dont le prince se ser-
vait rarement, et qui le reste du temps faisait le cabotage à son
profit, ne manquait pas de prétentions quand elle transportait son
altesse. On la couvrait alors d'une tente bariolée et on y adaptait
une sorte de roof découpé et décoré dans le goût des féeries^de
PIERRE QUI ROULE. 561
nos boulevards. 11 est vrai que cette ornementation semblait avoir
passé par les mains d'un décorateur de Carpentras.
On nous débarqua pour nous faire gagner en voiture Raguse, où
un copieux déjeuner nous attendait, et où il nous fut permis de
visiter le palais des doges avant de remonter dans les voitures de
louage. Enfin nous nous dirigeâmes vers les montagnes par une
belle route ombragée qui montait assez doucement, et qui à chaque
détour nous faisait enibrasser un pays admirable. Nous étions re-
devenus gais, insoucians, prêts à tout accepter. Le voyage en terre
ferme était notre élément, toutes nos peines s'effaçaient comme un
rêve.
Mais au bout d'un court trajet plus de route, un affreux sentier
à pic. Les voitures sont payées et renvoyées. Les caisses et les dé-
cors sont confiés à des gens ad hoc, qui les transporteront à bras
en deux jours. Des mules, conduites par des femmes aux haillons
pittoresques, nous attendaient sur le sommet de la montagne, qu'il
nous fallut gravir à pied. Je le fis avec plaisir pour mon compte,
en sentant que mes jambes, loin de refuser le service, s'affermis-
saient à chaque pas; mais je craignais pour Bellamare et pour Im-
péria la suite d'un voyage qui ne s'annonçait pas comme semé de
fleurs.
Il fut très pénible en effet. D'abord nos femmes curent peur en
se trouvant perchées sur des mules dans des sentiers vertigineux,
et confiées à d'autres femmes qui ne cessaient de jaser et de rire,
tenant à peine la bride des montures et leur laissant raser avec in-
souciance le bord des précipices. Peu à peu cependant nos ac-
trices se fièrent à ces robustes montagnardes, qui fout tous les
durs travaux, dont se dispense l'homme, adonné seulement à la
guerre; mais la fatigue fut grande, car il nous fallut faire ainsi
une dizaine de lieues, presque toujours courbés en avant ou en ar-
rière sur nos montures, et ne pouvant respirer qu'à de courts inter-
valles sur un terrain uni. Léon, Marco et moi, nous préférâmes
marcher, mais il fallut aller vite; le prince, monté sur un excellent
cheval, qu'il maniait avec une maestria éblouissante, tenait la tète
de file avec deux serviteurs à longues moustaches, courant à pied
derrière lui, la carabine sur l'épaule et la ceinture garnie de coute-
las et de pistolets. Les montagnardes, fières de leur force et de
leur courage, se faisaient un point d'honneur de les suivre à courte
distance. Nous marchions derrière, ennuyés et embarrassés de nos
mules et de nos chevaux, qui ne se faisaient pas remorquer par la
bride, — ils étaient pleins d'ardeur et d'émulation, — mais qui, vou-
lant toujours passer devant nous, faisaient rouler des avalanches de
pierres dans nos jambes. Lambesc se fâcha tout rouge avec son mu-
TOME LXXXII. — 1869. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
let, qui, en évitant ses coups, perdit la tête et se lança dans l'abîme.
Le prince et son escorte n'en prirent pas le moindre souci. Il fallait
sortir du défilé avant la nuit, nous mourions de soif, et le rocher
calcaire n'avait pas un filet d'eau à nous offrir.
Enfin, au crépuscule du soir, nous nous trouvâmes sur le gazon
d'une étroite vallée que surplombaient de tous côtés des cimes dé-
solées. Tue grande maison surmontée d'un dôme, et d'où partaient
des lumières, s'étendait sur une colline à peu de distance. Gela
avait l'air d'un vaste couvent. C'était un couvent en effet. Notfe
prince avait rang d'évêque, bien qu'il fût laïque, et cet antique
monastère, où ses oncles avaient régné en princes, était devenu la
résidence où il se prélassait en évêque.
Je ne vous expliquerai pas les étrangetés de cet état social d'un
pays chrétien qui est censé turc, et qui, toujours en guerre contre
ses oppresseurs, n'obéit et n'appartient en somme qu'à lui-même.
Nous étions à la limite de l'Herzégovine et du Monténégro. Je n'ai
presque rien compris à ce que j'ai vu là de bizarre et d'illogique
selon nos idées. J'y ai peut-être porté l'insouciance du Français et
la légèreté de l'artiste qui voyage pour promener son esprit à tra-
vers des choses nouvelles sans vouloir se pénétrer du pourquoi et
du comment. A des acteurs, tout est spectacle; à des acteurs ambu-
lans, tout mieux encore est surprise et divertissement. Si le comé-
dien se pénétrait en philosophe des idées d'autrui, les choses ne
l'impressionneraient plus comme il a besoin d'être impressionné.
Mes camarades étaient comme moi sous ce rapport. Rien ne nous
parut plus simple que d'avoir un couvent pour palais, et un guer-
rier monténégrin pour abbé.
Nous nous attendions pourtant à voir apparaître une longue file
de moines sous ces voûtes romanes. Il n'y avait qu'un seul reli-
gieux, qui gouvernait la pharmacie et la cuisine. Le reste de la com-
munauté grecque avait été transféré dans un autre couvent, que le
prince lui avait fait bâtir à peu de distance de l'ancien. Celui-ci
tombant en ruine, il l'avait fait réparer et fortifier. C'était donc
aussi une citadelle, et une douzaine de têtes de morts qui ornaient
le couronnement d'une tourelle d'entrée témoignaient de la justice
sommaire du souverain hobereau. Couper des têtes avec le chw
oriental tout en parlant de Déjazet, se battre comme un héros
d'Homère tout en imitant Grassot, ces contrastes vous résumeront
en deux mots l'existence inénarrable du prince Klémenti.
Il avait des vassaux comme un baron du moyen âge, et ces vas-
saux guerriers étaient plutôt ses maîtres que ses cliens. Il était
chrétien fervent, et il avait un harem de femmes voilées qu'on n'a-
percevait jamais. Comme avec le mélange de mœurs et coutumes
PIERRE QUI ROULE. 563
qui caractérise les provinces limitrophes il avait cette particularité
d'être Français par sa mère et par ses années de lycée, il ofïVait le
type le plus bizarre que j'aie jamais rencontré, et je dois vous dire
que, sans sa richesse relative et son patriotisme éprouvé, il n'eût
probablem.ent pas été accepté par ses voisins, plus sérieusement
dramatiques, les chefs éternellement insurgés du Monténégro et de
la Bosnie.
Ses sujets, au nombre d'environ douze cents, étaient de toutes
les origines, et se vantaient d'avoir des aïeux mirdites, guègues,
bosniaques, croates, vénitiens, serbes, russes; il y avait peut-être
aussi des auvergnats! Ils étaient de toutes les religions, juifs, ar-
méniens, coptes, russes, catholiques latins, catholiques grecs; il
y avait même parmi eux bon nombre de musulmans, et ceux-ci n'é-
taient pas les moins dévoués à la cause de l'indépendance natio-
nale. Le prince possédait aussi un village, c'est-à-dire un campe-
ment de tchinganes idolâtres qui sacrifiaient, dit-on, des rats et des
chouettes à un dieu inconnu.
Nous fûmes installés tous dans deux chambres, mais si vastes
que nous aurions pu nous y livrer à des exercices d'hippodrome.
Des tapis d'O lient un peu fanés, mais encore très riches, divisaient
en plusieurs compartimens la chambre des femmes, et leur per-
mettaient d'avoir chacune un chez-soi. Dans celle des hommes, une
énorme natte d'aloès divisait l'espace en deux parts égales, une
pour dormir, l'autre pour se promener. En fait de lits, des divans
et des coussins à profusion ; pas plus de draps et de couvertures
que dans la chambre bleue.
Le prince, après nous avoir souhaité le bonsoir, disparut, et le
moine cuisinier nous apporta du ca'é et des conserves de rose. Nous
pensâmes que c'était l'usage avant le repas, et nous attendîmes un
souper qui ne vint point. On se jeta sur les confitures, et, comme
nous étions très fatigués, on s'en contenta, espérant être dédom-
magé par le déjeuner du lendemain.
Dès la pointe du jour, me sentant trè'S dispos quand même, je
courus voir le pays avec Léon. C'était un décor admirable, une
oasis de verdure dans un cadre d'escarpemens grandioses couron-
nés par des cimes encore couvertes de neige. A ulo brèche de
forme particulière, je reconnus ou crus reconnaître la dentelure
d'alpes roses que nous avions eu le loisir d'admirer dans cette di-
rection durant notre captivité sur l'écueil.
La vallée que dominait le manoir n'avait pas deux kilomètres
d'étendue, c'était une longue prairie que nous franchîmes rapide-
ment pour voir au-delà. Ce bel herbage bordé d'amandiers en fleur
semblait fermé par une muraille calcaire à pic; mais nous avions
remarqué dans notre voyage, la veille, que les innombrables val-
564 REVUE DES DEUX MONDES.
Ions enfermés dans le réseau bizarre de ces alpes communiquaient
entre eux par des brèches étroites, et un peu d'escalade nous per-
mit de pénétrer dans une antre vallée plus vaste que la première
et bien cultivée, qui faisait la meilleure partie des domaines du
prince. Un ravissant petit lac y recevait les eaux sortant d'une
grotte et ne les rendait pas à la surface. Léon m'expliqua que c'était
imponor, c'est-à-dire un de ces nombreux ruisseaux et fleuves sou-
terrains qui montrent et cachent de place en place leur cours mys-
térieux dans ce pays peu accessible, dont la géographie n'existe
pas encore.
Cette eau faisait la richesse du prince Klémenti, car c'est la sé-
cheresse qui est le fléau de ces contrées en même temps que la ga-
rantie de leur indépendance. 11 y existe, m'a-t-on dit, des espaces
considérables, de véritables saharas, où, faute d'eau, les troupes
ennemies ne peuvent faire campagne.
En rentrant de notre promenade, nous trouvâmes nos actrices
faisant une razzia de soupières et de baquets dans les cuisines. On
n'avait pas soupçonné que des chrétiens eussent besoin de faire des
ablutions, et les cuvettes et autres vaisseaux de toilette de faïence
anglaise qui décoraient l'office servaient à contenir des pâtés de
gibier.
De son côté, Bellamare réclamait au moine cuisinier un déjeuner
plus solide que le souper de la veille. Celui-ci s'excu.*a avec une
politesse obséquieuse, disant que le repas serait pour midi, et qu'il
n'avait pas d'ordre pour le devancer. On prit encore patience et
beaucoup de café. Le frère Ischirion, ce cuisinier barbu, en robe
noire et en bonnet déjuge, avait bien autre chose à faire que d'é-
couter nos plaintes. C'était une sorte de maître Jacques qui, en ce
moment, fourbissait des armes et des mors de chevaux. Comme il
parlait italien, il nous apprit que le prince était parti de grand
matin pour organiser la revue de son armée, qui devait avoir lieu
sur la pelouse à dix heures. Il ajouta que probablement son altesse
avait à cœur d'olfrir ce divertissement à nos illustrissimes seigneu-
ries. Libre à nous de le croire, mais en réalité le prince avait de
plus sérieuses préoccupations.
Nos actrices, averties de la solennité qui se préparait, s'habil-
lèrent du mieux qu'elles purent. Leurs toilettes de ville avaient bien
éprouvé quelques avaries séi'ieuses sur le sroglio m<iledctto; mais
avec le goût et l'adresse des Françaises et des artistes elles répa-
rèrent lestement le dommage, et purent se montrer dans une tenue
qui nous faisait honneur. Elles nous rendirent le service de recoudre
bien des boutons absens à nos habits et de repasser plus d'un col
de chemise outrageusement déformé. Enfin à dix heures nous étions
assez présentables, et, après s'être fait annoncer, le prince nous
PIERRE QUI ROULE. 565
apparut dans tout l'éclat de son costume de guerre, les jambières
blanches rehaussées de galons rouge et or d'un travail merveilleux,
la fustanelle d'un blanc de neige sur des grègues de cachemire
écarlate, le dolman de drap rouge chamarré de boutons et de pas-
sementeries étincelantes avec des manches de soie brodées d'or et
d'argent, la toque d'astrakan et de velours surmontée d'une ai-
grette retenue par une agrafe de pierreries, la ceinture tout en or,
remplie d'un arsenal d'yatagans et de pistolets qui s'allongeaient en
têtes d'oiseaux et de serpens. 11 était si beau, si beau qu'il avait
l'air de sortir de la boîte enchantée de quelque génie des Mille et
une nuits. 11 nous conduisit sur la plate-forme de la tour d'entrée,
et c'est là que les têtes coupées, auxquelles nos femmes n'avaient
pas encore fait attention, les frappèrent d'horreur et de dégoût.
Impéria, à qui le prince avait offert son bras et qui s'avançait la
première, étouffa un cri, et, quittant son guide avec précipitation,
s'élança sur l'escalier en spirale en disant à ses compagnes, qui la
suivaient : — Pas là! n'allez pas là, c'est hideux!
La peur des femmes est toujours accompagnée d'une avide cu-
riosité. Bien que très elfrayées d'avance, Anna, Lucinde et Régine
voulurent voir, et revinrent à nous en criant comme des folles. Le
prince se mit à rire du bout des lèvres, un peu surpris, un peu
blessé; mais il ne put les décider à rester dans un lieu si empreint
de couleur locale. Il eut beau leur dire que des têtes de Turcs
n'étaient pas des têtes humaines et qu'elles étaient desséchées par
le vent, par conséquent fort propres; elles déclarèrent qu'elles re-
nonceraient au plaisir de voir la revue plutôt que de la voir en cette
compagnie. Rlémenti nous conduisit sur une autre tour, ce qui le
contrariait un peu et le forçait à modifier son programme de spec-
tacle, c'est-à-dire son plan de manœuvre; puis il nous quitta, et
nous le vîmes reparaître sur le pont-levis, piaffant et rutilant sur
un magnifique cheval de montagne qui jetait du feu par toutes ses
ouvertures, et qui semblait vouloir avaler tous les autres.
Le spectacle fut très beau. L'armée se composait de deux cent
cinquante hommes, mais quels hommes! Ils étaient tous grands et
maigres, élégans, bien costumés, armés jusqu'aux dents et cava-
liers admirables. Leurs petits chevaux, hérissés et nerveux comme
des chevaux cosaques, dévoraient le terrain. Ils exécutèrent plu-
sieurs figures très habilement rendues, imitant surtout des charges
de cavalerie, descendant et remontant du même galop la pente ra-
pide de la vallée, sautant des fossés énormes et se retrouvant en
bon ordre de manœuvre après un steeple-chase à faire frémir. Il y
eut ensuite une petite guerre d'embuscade dans les rochers qui
nous fciisaient face. Les cavaliers se serraient sur d'étroites plates-
566 REVUE DES DEUX MONDES.
formes avec leurs chevaux, qu'ils tenaient d'une main tandis que
de l'autre ils s'envoyaient des coups de fusil; ensuite ils s'exer-
cèrent à tirer à balle au galop sur des tètes de Turcs, cette fois pos-
tiches.
Le prince prit part à tous ces exercices et y déploya une adresse
accompagnée de giâce qui donna un nouveau lustre à sa presti-
gieuse beauté. Un festin homérique réunit ensuite tous les guer-
riers sur la pelouse. Vingt moutons y furent servis entiers. Officiers
et soldats as&is sur l'herbe, sans distinction de rang, mangèrent
avec leurs doigts fort gravement et fort proprement, sans faire une
tache à leurs beaux habits.
La fumée de ces viandes nous rappela que nous étions presque à
jeun depuis Raguse, et, bien que l'on ne parût point songer à nous,
nous nous invitâmes nous-mêmes et descendîmes de notre ob-
servatoire avec la résolution de gens qui n'avaient nulle envie de
recommencer le jeûne de l'écueil maudit.
Le prince, qui présidait le banquet, était en train de porter un
toast qui dégénérait en speech. Nous nous dirigeâmes droit sur le
frère Ischirion, qui officiait en plein vent, et Rellamare s'empara
d'une casserole qui bouillait sur la cantine et qui contenait la moi-
tié d'un mouton avec du riz. Le moine voulut s'y opposer.
— Yeux-tu que je te crève? lui dit Moranbois en fixant sur lui
son regard d'oiseau de proie.
Le malheureux comprit ce regard à défaut de la formule de me-
nace, soupira et laissa faire.
Réfugiés et cachés dans un massif de lentisques, nous fîmes
chère lie, chacun de nous se détachant à son tour pour aller s'em-
parer ouvertement, qui d'une pièce de gibier, qui d'un poisson du
lac de la vallée voisine. Le prince s'aperçut de notre manège, et,
se dérobant un moment aux soins de s m em ;ire, il se glissa parmi
nous, s'excusant de ne pas nous avoir invités à ce festin tout mili-
taire, parce que ce n'était pas l'usage d'y admettre des étrangers,
et qu'en tout temps d'ailleurs les femmes ne mangeaient pas avec
les hommes.
— Monseigneur, lui répondit Bellamare, nous sommes tous Au-
vergnats, nous autres, ni hommes ni femmes, c'est-à-dire tous
égaux. Libre à vos guerriers de Y Iliade de nous prendre pour des
tchinganes, mais nous avions faim et nous ne pouvons pas vivre de
confitures sèches. Faites que nous mangions de la viande, ou ren-
voyez nous : car, avec le régime trop recherché auquel votre mi-
nistre des alfaires culinaires paraît vouloir nous soumettre, jamais
nous ne serons capables de vous réciter trois vers.
Le prince daigna sourire et nous promettre que dès le lende-
PIERRE QUI ROULE. 567
main nous serions traités à l'européenne. — 11 faut, ajouta-t-il,
que vous me laissiez cette journée, consacrée à des allaires bien
sérieuses. Demain je serai tout à vous.
— Puisqu'il en est ainsi, dit Moranbois dès qu'il eut tourné les
talons, lestons nos poches pour le reste de la journée.
Et il ploAgea plusieurs perdiix rôties dans sa vaste sacoche de
voyage.
Nous allâmes passer le reste de la journée au bord du petit lac
que Léon et moi avions découvert le matin. C'était un endroit
vraiment délicieux. Au milieu, l'eau était limpide comme du cris-
tal; à l'entrée et à la sortie du torrent souterrain qui l'alimentait,
elle bouillonnait dans des rochers couverts de lauriers-roses et de
myrtes en fleur. Nous nous sentîmes tous guéris dans cette oasis,
et on se livra à des accès de gaîté folle que depuis bien longtemps
nous ne connaissions plus; même Moranbois et Léon se déridèrent,
et Purpurin essaya de faire de la poésie.
Nous eûmes un reste de spectacle en voyant défder sur le che-
min qui traversait la prairie les beaux cavaliers qui nous avaient
donné la fantasia et qui s'en allaient par groupes, s'enfonçant dans
divers angles de la montagne par des sentiers que nous ne pou-
vions deviner. De temps en temps, ces groupes reparaissaient sur
des hauteurs vertigineuses. L'or de leurs costumes et leurs belles
armes étincelaient au soleil couchant.
— Je n'ai jamais été à l'Opéra, dit judicieusement Purpurin,
mais je trouve que ceci est encore plus beau.
Nous nous serions oubliés là jusqu'à la nuit, quand un grand
vieillard à longues moustaches blanches, les bras nus jusqu'à l'é-
paule, et portant un fusil démesuré en guise de houlette, passa avec
un troupeau, s'arrêta en nous saluant d'un air affable et grave, et
nous tint un discours qu'aucun de nous ne comprit; mais, comme il
nous montrait avec insistance tantôt le soleil et tantôt le monastère,
nous devinâmes que, pour une raison ou pour une autre, nous de-
vions rentrer. Bien nous en prit, car on allait lever le pont quand
nous nous y présentâmes. La petite forteresse était rigidement close
aussitôt que le soleil plongeait derrière la plus basse des montagnes.
Nous ne fumes pas effrayés à l'idée d'être ainsi prisonniers toutes les
nuits : aucun de nous ne prévoyait que la chose pouvait devenir
très désagréable.
Frère Ischirion étant le seul serviteur avec qui l'on pût s'en-
tendre, nous essayâmes de le faire causer quand il nous apporta
l'excellent café à la turque et les éternelles confitures qui devaient,
selon lui, nous suffire après le repas de midi. Il nous apprit que le
prince avait gardé près de lui les principaux chefs de son armée,
et qu'il tenait conseil avec eux dans l'ancienne salle du chapitre.
568 REVUE DES DEUX MONDES.
Dieu sait, ajouta-t-il, d'un ton emphatique et pénétré, quel rayon
de soleil ou quel éclat de foudre sortira de cette conférence! la paix
ou la guerre !
— La guerre avec les Turcs? lui demanda Bellamare. Est-ce que
ces messieurs les attaquent quelquefois?
— Tous les ans, répondit le moine, et voici bientôt la saison
propice pour leur prendre quelque fort ou quelque passage. Dieu
veuille que ce ne soit pas avant deux mois, car alors notre lac sera
desséché! Les excellens poissons qu'il nourrit seront rentrés avec
lui dans les cavernes, et l'ennemi, ne trouvant ni à manger ni à boire
dans le pays, ne s'aventurera pas jusque chez nous, au cœur de la
montagne.
— De quoi donc vivez-vous durant l'été? lui demanda Régine.
— L'été, répondit le moine, notre gracieux maître, le prince Klé-
menti, va à Trieste ou à Venise. Nous autres, nous buvons du lait
aigre et nous mangeons du fromage frit dans le beurre, comme les
autres habitans de la praiiie.
— Ça n'engraisse pas, dit Régine, car on voit le jour à travers
vos côtes.
— Il paraît, nous dit Bellamare quand le moine fut sorti, que
notre amphitryon veut s'amuser jusqu'au moment d'entrer en cam-
pagne. C'est une singulière idée de nous avoir amenés chez lui au
milieu de pareilles préoccupations, à moins qu'il ne nous ait ra-
colés pour faire partie de son armée, qui est plus belle qu'elle n'est
grosse. Voyons, mes enfans, est-ce que cela ne vous amuserait pas
de faire le coup de fusil contre les infidèles?
— IN on certes! s'écria Lambesc. Il ne nous manquerait plus que
cela! Nous serions tombés dans un joli guêpier!
— Moi, dit iMoranbois, qui aimait comme tout le monde à contra-
rier Lambesc, je ne serais pas fâché de pointer le canon sur ces pe-
tits remparts et de casser la tète à quelques musulmans.
— Alors, réjouis-toi, dit Léon, continuant la plaisanterie; je sais
que l'intention du prince est de nous confier la garde de sa forte-
resse quand il entrera en campagne, et il y a dix à parier contre un
que nous aurons à soutenir quelque assaut.
— Je ne m'en sens pas de joie, s'écria Marco, j'ai toujours rêvé
de jouer le mélodrame au naturel.
La colère et la peur de Lambesc nous remirent en belle humeur,
et on se proposa de passer gaîment la soirée; mais avant tout nous
voulûmes savoir si nous étions bien chez nous, si nous pouvions
être bruyans sans molester notre hôte et sans troubler la solennité
de son conseil de guerre. Bellamare, Léon, Marco, Impéria, Lu-
cinde et moi, marchant en tête avec un flambeau, nous résolûmes
d'aller à la découverte dans ce romantique monastère que nous n'a-
PIERRE QUI ROULE. 569
vions pas encore eu le loisir d'explorer. Nos chambres avaient ac-
cès sur un bastion que dominait une autre construction crénelée sur
laquelle une sentinelle se promenait jour et nuit. Nous pouvions
contempler un bel elTet de lune plongeant à travers les lignes aiguës
des fortifications; mais la présence de cette sentinelle et son pas
régulier avaient quelque chose de gênant et d'irritant. Le décor
n'était point gai, et la soirée était froide. Nous voulûmes chercher
ailleurs un lieu propice à nos ébats ou aux douceurs d'un farniente
général, quelque chose qui nous rappelât le foyer d'un grand
théâtre. A travers de longs cloîtres à voûtes surbaissées et des esca-
liers mystérieux qui ne conduisaient parfois qu'à des portes murées
ou à des effrondremens, — car certaines parties intérieures du mo-
nastère étaient encore ruinées, — nous découvrîmes la bibliothèque,
qui était fort belle et complètement privée de ses livres vénérables,
transportés, ainsi que l'imprimerie, dans le nouveau couvent. Dans
une des armoires erraient seulement quelques volumes dépareillés
d'Eugène Sue et de Balzac avec les chansons de Déranger, plus un
livre donné en accessit, au collège Henri IV, à l'élève Klémenti. Une
guitare turque privée de ses cordes ou plutôt de sa corde, car la
guzla n'en a qu'une, quelques longs fusils hors de service, de vieux
divans placés au hasard, des escabeaux roulans pour monter aux
rayons vides, des tapis roulés, des tables boiteuses, enfin mille
choses à! en cas ou de rebut dans un désordre poudreux, témoi-
gnaient de l'entier abandon de cette salle, aussi vaste qu'une église
et largement éclairée par de hautes fenêtres cintrées; mais la lune
jetait sur le pavé des lueurs de sépulcre. Il eût fallu un luminaire
de théâtre pour égayer ce désert. Les femmes jurèrent qu'elles y
mourraient de peur, et qu'il fallait chercher autre chose. — Atten-
dez! dit Lucinde, voilà sur un rayon là-haut une quantité de cierges
qui nous procureraient une illumination. Essayez d'y grimper, mes-
sieurs!
Nous aidâmes Marco à rouler un des massifs escabeaux, et déjà
il atteignait la provision de cierges, lorsque nous entendîmes mar-
cher dans la galerie qui s'ouvrait au fond de la bibliothèque; c'é-
tait le claquement traînard des sandales du frère Ischirion, et chaque
pas le rapprochait de nous. Gomme des écoliers en maraude sur-
pris par le pion, nous éteignîmes notre lumière, nous nous cachâmes
tous, qui çà qui là, derrière les divans et les piles de coussins;
Marco, accroupi sur le haut de son escabeau, se tint prêt à souiller
la lampe du moine, s'il passait à sa portée. Nous étions décidés à
lui faire peur plutôt que de lui laisser constater notre délit de vaga-
bondage; mais ce fut lui qui nous glaça le sang par l'étrange scène
dont il nous rendit témoins.
Il portait un vaste panier qui paraissait fort lourd, et il marchait
570 REVDE DES DEUX MONDES.
lentement, élevant sa lampe pour se diriger à travers l'encombre-
ment des vieux meubles. Quand il fut tout près de nous, il s'arrêta
devant l'armoire qui contenait la mince bibliothèque et l'accessit
du prince. Là, tenant toujours sa lampe et posant son panier près
de lui, il en tira une à une les douze têtes desséchées que nous
avions vues sur la tour; puis de ses mains, qui préparaient les aii-
mens de son maître et de ses hôtes, il plaça et rangea avec soin, on
pourrait dire avec amour, ces hideux trophées sur le rayon le plus
apparent; après quoi il les regarda avec attention, les aligna de
nouveau comme il eût fait d'une rangée de mets sur une table, et
avec ses doigts noueux repeigna un peu les barbes qui pendaient
encore à quelques mentons.
Le pauvre diable ne faisait qu'obéir au prince, qui, pour com-
plaire à nos dames, lui avait ordonné de cacher' ces têtes, tout en
les conservant avec soin dans son musée; mais le sang- froid qu'il
portait dans cette lugubre occupation irrita Marco, qui, en imitant
le cri de la chouette, lui jeta une brassée de cierges sur le corps et
descendit précipitamment de l'escabeau avec l'intention de le battre.
Nous le retînmes ; le malheureux moine, prosterné sur le pavé,
invoquait d'une voix plaintive tous les saints et tous les dieux du
paradis slave, et s'efforçait d'exorciser les démons et les sorciers. Sa
lampe s'était échappée de ses mains et fumait dans les plis de sa
robe. Nous pûmes nous esquiver sans qu'il nous vit, mais en imi-
tant le cri de divers animaux, chacun selon son talent, afin de lui
laisser croire qu'il avait affaire aux esprits de la nuit.
Nous n'avions plus de lumière et nous nous égarâmes dans les
ténèbres. Je ne sais où et comment nous nous trouvâmes dans une
travée, près d'une voûte faiblement éclairée d'en bas. Nous vîmes
au-dessous de nous, dans la profondeur d'une sorte de chapelle, le
prince debout, dans une petite chaire, en face d'une douzaine de
jeunes et vieux seigneurs ou paysans , tous également nobles, offi-
ciers de son corps de partisans; c'était le conseil de guerre dans la
salle du chapitre. Klémenti les haranguait d'une voix claire et sur
un ton de résolution énergique. Comme nous ne comprenions pas un
mot d'esclavon, nous pûmes, comme d'une loge de quatrième rang,
assister sans indiscrétion à cette scène sérieuse qui ne manquait pas
de couleur. J'ignore si l'orateur était éloquent. Peut-être ne disait-
il que des lieux-communs, et sans doute il n'en fallait pas davan-
tage à des gens si convaincus de leurs droits et si bien disposés à
couper des têtes de mécreans; mais sa prononciation était harmo-
nieuse et ses inflexions assez bonnes. Quand il eut fini, nous fail-
lîmes l'applaudir. Bellamare nous contint et nous emmena vite, sans
qu'on se fût aperçu de notre présence.
Enfin nous retrouvâmes notre appartement, qui était assez loin et
PIERRE QUI ROULE. 571
assez isolé pour nous permettre de parler haut et sans contrainte.
Cette certitude étant le but principal de notre expédition, nous ré-
solûmes de nous en contenter. Nous trouvâmes le souper servi dans
notre grande chambre par Moranbois et Régine, qui avaient étalé
leurs provisions sur une table d'un pied de haut, entourée de cous-
sins en guise de sièges, selon la coutume orientale. Anna et Pur-
purin avaient maraudé de leur côté. Ils avaient pénétré dans l'office,
et, pendant que frère Ischirion rangeait ses têtes sur le dressoir de
la bibliothèque, ils avaient fait main basse sur les gâteaux et sur
quelques bouteilles de vin de Grèce. Le souper fut donc très pré-
sentable, et le café, les pipes turques, les quolibets, les chansons,
nous conduisirent gaîment jusqu'à trois heures du matin.
Je me sentais pourtant un peu troublé intérieurement, en dépit
des lazzis que l'habitude faisait pleuvoir de mes lèvres. La beauté
du prince et le prestige de sa fantastique existence avaient, en dépit
des têtes coupées, surexcité les imaginations féminines. La grande
Lucinde, la petite Anna, voire la grosse Régine, ne se cachaient pas
d'être follement éprises de lui. La discrète Impéria interrogée avait
répondu avec le mystérieux sourire qu'elle avait en certaines occa-
sions : — Je mentirais si je vous disais que je ne trouve pas ce
paladin admirable sur son cheval. Quand il en descend, et surtout
quand il parle français, il perd un peu. Un homme comme celui-là
ne devrait parler que la langue des tomps fabuleux; mais enfin ce
n'est pas sa faute s'il est notre contemporain. Hier j'étais trop fa-
tiguée pour le regarder; aujourd'hui je l'ai vu, et s'il continue à
être ce qu'il a l'air d'être, c'est-à-dire un Tancrède du Tasse dou-
blé d'un Ajax d'Homère, je dirai, comme ces dames, que c'est un
idéal; mais...
— Mais quoi? dit Bellamare.
— Mais la beauté qui parle aux yeux, reprit-elle, n'est que le
prestige d'un moment : l'œil du corps n'est pas toujours celui de
l'âme.
n me sembla qu'elle me regardait, et j'en pris du dépit : avec la
santé, l'amour se réveillait en moi, je ne pus dormir. Gomme Léon
ne dormait pas non plus, je lui demandai, pour faire diversion à
mon inquiétude personnelle, s'il avait remarqué l'enthousiasme
d'Anna pour notre hôte. Il me répondit sur un ton d'amertume qui
m'étonna. — Qu'as-tu contre moi? lui dis-je.
— Gontre toi, répondit-il, rien! J'en ai à la femme en général,
et à celle que tu viens de nommer en particulier. C'est la plus écer-
velée et la plus vaine de toutes.
— Que t'importe? 11 faut en rire. Tu ne l'aimes pas, tu ne l'as
jamais aimée.
— C'est ce qui te trompe, reprit-il en baissant la voix; je l'ai
572 REVUE DES DEUX MONDES.
aimée! Sa faiblesse me semblait une grâce; elle était pure alors, et
si elle eût eu la patience de rester ainsi quelque temps, j'aurais
fait l'immense sottise de l'épouser. Elle a eu celle de céder trop
vite à ses absurdes entraînemens.
— Ce qui est fort heureux pour toi; tu lui dois de la reconnais-
sance.
— xNon, elle m'a rendu défiant et misanthrope dès le début de
ma carrière. T'avouerai-je tout? c'est pour elle que je m'étais fait
comédien, comme toi pour...
— Pour personne! que dis-tu là?
— Ta prudence et ton silence ne me trompent pas, mon cama-
rade! iNous sommes blessés tous deux, toi par un amour dompté
faute d'espoir, moi par un amour enterré faute d'estime.
Ce fut la seule fois que Léon m'ouvrit son cœur. J'ai bien vu de-
puis que, s'il n'aimait plus Anna, il souffrait toujours de l'avoir
aimée.
Le jour suivant, frère Ischirion vint nous dire que le prince dé-
sirait savoir l'heure à laquelle il plairait à ces dames de dîner avec
lui. Avant de répondre, nous voulûmes connaître les habitudes de
son altesse. Des réponses du moine, il résulta pour nous que le
héros était à la fois sobre et glouton. Gomme les loups, il pouvait
jeûner indéfiniment et au besoin manger de la terre; mais, quand
il s'attablait, il mangeait comme quatre et buvait comme six. En
temps ordinaire, il ne faisait qu'un solide repas par jour, à trois
heures de l'après-midi. Le matin et le soir, il se contentait de quel-
ques friandises. Nous résolûmes de nous conformer au programme,
à la condition qu'aux friandises on ajouterait pour nous des œufs,
du fromage et beaucoup de jambon. Tout ceci décidé, on demanda
au bon frère pourquoi il était si pâle et paraissait si languissant. Il
mit sa fatigue sur le compte du repas monstre qu'il avait dû or-
donner la veille, et se garda bien de parler de son hallucination
dans la bibliothèque. Je me hasardai à lui demander d'un air ingénu
pourquoi les tètes n'étaient plus sur la tour. De pâle, il devint
livide, fit un signe cabalistique dans l'air et répondit d'un air égaré
en se sauvant : — Ce que fait le diable. Dieu seul le sait!
— Voilà, nous dit Bellamare, une belle occasion de continuer le
rôle du diable! allons chercher les têtes, faisons-les disparaître.
. — C'est fait, répondit Marco, je n'ai pas voulu m'endorinir sans
me procurer une satisfaction. J'ai pris une pincette de brasero, et
je me suis glissé dans la bibliothèque. Le moine, qui s'était enfui
sans demander son reste, avait laissé sa lampe éteinte et son grand
panier béant, j'y ai fourré les têtes et je les ai emportées.
— Et où diable les as-tu mises? s'écria Régine; pas ici, j'espère?
— Non ! je les ai cachées dans un trou de vieux mur que j'ai bou-
PIEBRE QUI ROULE. 573
ché avec des pierres. Je veux les y garder jusqu'à ce que je dé-
couvre où ce vieux animal perche. Alors j'en ornerai son lii; je veux
qu'il en crève de peur; c'est une leçon de propreté que je compte
lui donner.
— Tu ferais mieux, observa Moranbois, d'infliger cette leçon-là
au maître qu'au valet.
— J'y songerai, répliqua gravement le petit bouiïon.
A trois heures, le son retentissant d'une effroyable crécelle nous
annonça le dîner, et un valet en livrée, dont le costume européen
contrastait avec ses longues moustaches et sa martiale figure, vint
nous annoncer par gestes que le dîner était servi. Pour la première
fois. Purpurin, recouvrant la notion de la vie civilisée et appréciant
les choses à sa manière, déclara que ce cosaque du Monténégro avait
une fichue tournure dans son habit de cérémonie, et qu'il voulait lui
donner une leçon de belle tenue et de belles manières. Il courut
donc endosser une vieille livrée de théâtre à la mode Louis XV, mit
une perruque poudrée, un peu de ûird et des gants de coton blanc,
et, dès que nous fumes au réfectoire, il vint se planter, d'un air gra-
cieux et important, derrière la chaise destinée à Bellamare. L'accès
de fou rire qui s'empara de nous et qui se prolongea longtemps,
l'agréable surprise que nous fit éprouver la vue d'une table, d'une
vraie table servie à l'européenne avec tous les ustensiles qui per-
mettent de ne pas déchiqueter la viande avec les ongles, nous firent
oublier que nous avions gi-and' faim, que les mets refroidissaient et
que le prince se faisait attendre plus qu'il ne convenait à un homme
élevé en France. Enfin la porte du fond s'ouvrit, et nous vîmes appa-
raître d'abord un petit groom du type parisien le mieux accentué, en
costume anglais irréprochable, puis un grand jeune homme maigre,
vêtu à l'avant-dernière mode française, c'est-à-dire de quatre à
cinq ans en arrière du mouvement. Il était joli garçon, mais sans
grâce, et le bas de son visage avait comme un ravalement de sot-
tise ou de timidité. Nous pensâmes que c'était un secrétaire, peut-
être un parent du prince, sortant à son tour du collège Henri IV,
peut-être son frère, car il lui ressemblait. Il parla, s'excusant
d'avoir mis trop de temps à une toilette dont il avait un peu perdu
l'habitude... 0 déception! c'était le prince lui-même rajeuni et
amoindri par la chute de ses puissantes moustaches, rasé, coiffé,
pommadé, encravaté, les mouvemens emprisonnés dans un habit
noir, la poitrine rétrécie dans un gilet blanc à boutons de perles
fines accompagné de beaucoup trop de chaînes d'or; le prince
tombé du paladin de l'Arioste dans le dandy italien, ou plutôt dans
le Scldavone déguisé en monsieur, dont nous avions vu l'année pré-
cédente les types nombreux à Venise, où ils sont insupportables aux
57Ù REVUE DES DEUX MONDES.
gens tranquilles par leur caquet, leur étoujrderie et le tapage qu'ils
font dans les théâtres.
Notre Klémenti était plus intelligent et mieux élevé que ces petits
seigneurs dépaysés qui vont chercher la civilisation hors de chez
eux, et qui n'y rapportent pas toujours ce qu'elle a de meilleur. 11 y
avait en lui un côté chevaleresque et féodal qui l'empêchait d'être
ridicule; mais comme l'élément français transmis par sa mère s'é-
tait atrophié dans sa vie belliqueuse et dure, ce qu'il essayait d'en
faire reparaître n'était ni de la dernière fraîcheur ni de la première
qualité. Ce revers de la belle médaille faisait regretter le profil an-
tique de la veille. Le camée était redevenu pièce de cent sous.
Dépouillé de son costume pittoresque, il ne nous parut plus qu'un
personnage de troisième rôle. En toquet à aigrette et en fustanelle,
il nous avait semblé parler notre langue aussi bien que nous; vêtu
comme nous, les défauts d'élocution nous sautèrent aux oreilles. Il
avait un zézaiement désagréable et se servait d'expressions vul-
gaires ou prétentieuses. Ce fut bien pis quand il voulut se faire en-
joué à notre manière. Il avait mis en réserve depuis son adoles-
cence (et il avait bien trente-deux ans) un recueil de vieux lazzis qui
avaient trop traîné sur les petits théâtres pour nous sembler drôles.
Les lazzis qu'on transporte sur la scène sont déjà usés dans la cou-
lisse quand on les abandonne au public. Jugez s'ils paraissent neufs
quand ils ont passé par deux ou trois cents représentations! Le
prince tenait pourtant à nous les débiter pour nous faire voir qu'il
était au courant, et au lieu de nous parler de son romantique pays,
de ses combats et de ses aventures, choses qui nous eussent gran-
dement intéressés, il nous entretenait d'Odry dans les Saltim-
banques ou des aventures scandaleuses de certains rats d'Opéra
déjà hors d'âge et parfaitement oubliés.
Il essaya aussi d'être égrillard, bien qu'il fût chaste et froid
comme un homme qui a trois femmes, c'est-à-dire deux de trop. 11
crut plaire à nos actrices ; mais Régine seule lui tint tête, et il com-
prit qu'il faisait fausse route auprès des autres. S'il manquait sou-
vent de goût, il ne manquait pas de finesse.
Le dîner fut assez copieux pour nous permettre de manger ce qui
était mangeable. Le reste était un mélange insensé d'alimens scan-
dalisés de se trouver ensemble. L'ail, le miel, le piment, le lait
caillé, s'arrangeaient comme ils pouvaient avec les viandes et les
légumes; le prince dévorait tout sans discernement. Moranbois,
voulant faire allusion aux repas des anciens, remarqua tout bas que
notre hôte éisàt gueulard comme l'antique. Le groom parisien, qui
était un malin singe, l'entendit et se fendit la bouche jusqu'aux
oreilles dans un sourire d'approbation. Le drôle était fort réjoui de
PIERRE QUI ROULE. 575
la figure hétéroclite de Purpurin, et, tout en servant, il lui faisait
des niches qui compromettaient cruellement la dignité de notre
valet de comédie. Les autres valets, il y en avait une demi-dou-
zaine plantés autour de nous, graves et fiers dans leur costuj[iie na-
tional , étaient là pour la montre et ne bougeaient non plus que des
statues. Heureusement le groom, leste comme un lézard, courait de
l'un à l'autre, nous versant des Ilots d'un Champagne fabriqué à
Trieste, à Vienne ou ailleurs, qui nous eût porté vite à la tête, s'il
eût été assez bon pour nous faire perdre la prudence. Moranbois
n'était pas difficile, mais il pouvait boire impunément; Lambesc se
croyait encore trop malade pour se risquer, et Marco, placé près de
Léon, fut contraint par lui à s'observer.
Le prince seul s'alluma un peu, et, l'instinct batailleur se réveil-
lant, il nous dit quelques mots au dessert sur l'éternelle lutte du
pays contre les Turcs. Un bon grain d'ambition se mêlait à son pa-
triotisme, et il nous donna à entendre qu'il pourrait bien être nommé
chef de l'insurrection permanente qui avait pour idée fixe f unité
du pays et son indépendance.
Quelqu'un fit demander à lui parler, et il sortit en nous priant
de l'attendre à table. Alors le groom, qui était un rabougri de vingt- .
deux ans, ivre de joie de trouver à qui parler et ambitieux de par-
ler à des comédiens, se mêla sans hésiter à notre conversation.
— N'allez pas croire, nous dit-il, tout ce que vous débite mon
maître. C'est un homme terrible à la bataille, je ne dis pas non,
mais pas plus que les autres, allez! Ils sont comme ça une cinquan-
taine de princes qui s'entendent bien pour flanquer des tripotées
aux chiens de Turcs, mais qui voudraient tous commander en pre-
mier. Mon maître n'y arrivera pas, il est trop Français; sa mère
n'était pas plus noble que moi, et son père ne descendait pas tout
droit des fameux Klémenti de l'ancien temps. On ne voit pas de
bon œil les genres européens que se donne monsieur, et ces gardes
du corps que vous voyez là, plantés comme des chandelles, sans
entendre un mot de ce que nous disons, nous méprisent; ils vou-
draient me tordre le cou parce que je rase monsieur quand il veut
être propre pendant quelque temps.
— S'il veut être propre, c'est pour nous plaire apparemment,
dit Régine; mais dis- nous, petit! cette moustache coupée prouve
que d'ici à quelque temps ton maître ne compte pas sur la guerre,
car cette lèvre bleuâtre ne serait pas d'ordonnance?
, — Ça prouve peut-être, répondit le groom, que monseigneur
veut tenter un coup de main sansBtre reconnu; on ne sait pas. Ça
m'est égal, à moi : la paix, la guerre, ça se ressemble tant dans ce
pays de brigands, qu'on n'en voit pas la différence.
576 REVUE DES DEUX MONDES.
— Des brigands? s'écria Lucinde, j'ai toujours désiré d'en voir.
Il y a en a donc par ici?
— Il n'y a que de ça, mademoiselle, et vous en voyez là autour
de vous.
— Allons donc! Ces beaux hommes-là?
— Aussi vrai que je vous le dis! C'est comme les loups : ça ne
fait pas de mal quand ça n'a pas faim; mais quand ça manque de
tout, gare aux gens qui prennent fantaisie de voir leurs montagnes!
Ils sont très doux et même accueillans quand tout va bien chez
eux; mais quand ils sont trop molestés par les Turcs, il faut bien
qu'ils prennent aux étrangers de quoi acheter du pain et de la
poudre. Braves gens tout de même, seulement c'est sauvage et il
ne faudrait pas les agacer! Il y a aussi des ramassis de bandits
de tout pays qui parcourent la frontière, soi-disant comme pa-
triotes, mais dont il y a bien à se méfier. N'allez jamais vous pro-
mener plus loin que le petit lac, et ne vous risquez jamais dans la
montagne. Je vous le dis sans rire.
Ce garçon intelligent et effronté, qui s'appelait Colinet et que son
maître avait surnommé Meta, moitié d'homme, eût volontiers ba-
vardé toute la nuit; mais le prince rentra, et nous emmena prendre
le café dans son salon, qui était délicieusement arrangé dans un
goût bas- empire très intéressant. Il nous montra tout l'appartement,
— sa chambre à coucher, décorée à la française, avec un lit fran-
çais où il ne couchait pas, préférant s'étendre sur une peau d'ours
en hiver et sur une natte en été, — son boudoir et son cabinet de
travail. Ces pièces étaient riches, dorées sur toutes" les coutures,
mais sans caractère ni comfortable sérieux. Nous préférâmes rester
dans le salon oriental, où nous attendaient de superbes chibouks
et des cigares détestables; mais le café épais commençait à nous
paraître délicieux. On s'y fait, et le rude marasquin du pays ne nous
parut plus si terrible qu'au commencement.
Le prince s'en abreuva de manière à tomber dans une torpeur
qui ressemblait beaucoup au sommeil; Impéria prit sa guipure; Ré-
gine, avisant des cartes, défia Moranbois au besigue; Bellamare
défia Léon aux échecs; Lambesc prit un numéro du Siècle qui avait
trois semaines de date, et Marco s'endormit, ce qui lui arrivait tou-
jours quand il ne pouvait rire et gambader. La soirée menaçait
d'être trop paisible pour nous, lorsque le prince, se redressant sur
son divan, se mit à réciter des vers de Racine en feignant de les
avoir oubliés, pour nous engager à les déclamer devant lui. — C'est
nous faire payer notre écot un peu vite, me dit tout bas Bella-
mare; mais autant vaut payer comptant que de faire des dettes. Al-
lons-y gaîment. Le piince demandait une scène de Phèdre. C'était
PIERRE QUI ROULE, 577
l'emploi de Lucinde; mais elle avait pris sur l'écueil une extinction
de voix qui n'était pas entièrement dissipée, et elle était trop fière
de son bel organe pour consentir à le compromettre; elle engagea
Impéria à la remplacer. — Je n'ai jamais joué qu'Aricie, répondit
Impéria. Phèdre n'est ni dans mes moyens, ni dans mes études.
— Ça ne fait rien, dit Bellamare. Tu sais le rôle et d'ailleurs
Moranbois est là.
Moranbois avait une mémoire prodigieuse et savait par cœur tout
le répertoire classique. Il se dissimula derrière un écran, Impéria et
Régine se drapèrent dans de grands chcâles de cachemire que leur
offrit le prince , et, se plaçant à distance convenable, les lumières
bien disposées et le fauteuil royal mis en êîat, c'est-à-dire posé à
son plan, elles commencèrent la scène : Ah! que ne snis-je assise
à V ombre des forêts !
J'étais curieux de voir comment Impéria, dont la voix était cris-
talline plutôt que tragique, réciterait ces vers de contralto, et com-
ment son jeu si délicat et si mesuré se plierait à la sombre attitude
de la femme dévorée d'amour. Elle avait ri d'avance du fiaseo
qu'elle allait faire, et nous avait priés de l'applaudir quand même,
afin que le prince, qui ne devait guère s'y connaître, ne s'aperçût
pas de son insuffisance.
Quelle ne fut pas ma surprise, celle de Bellamare et de tous les
autres, quand nous vîmes tout d'un coup Impéria changer de
figure, et, comme inspirée par la pensée du rôle, trouver, sans l'a-
voir jamais cherchée, l'attitude brisée et absorbée de la grande vic-
time du destin ! Son œil se creusa et redevint fixe comme si elle
interrogeait encore sur l'écueil maudit les voiles décevantes qui
s'effaçaient à l'horizon. Tout ce que nous avions souffert nous rede-
vint présent, et un frisson passa dans nos veines. Elle le sentit vi-
brer autour d'elle, et sa figure prit une expression que nous ne lui
connaissions pas. Son irréprochable diction s'accentua par degrés,
sa froide poitrine palpita, et sa voix frêle, devenue stridente, trouva
des accens de détresse, de révolte et d'étouffement qui ne res-
semblaient à rien de connu. Avait- elle la fièvre? est-ce nous qui
avions le délire ? Elle nous fit verser de véritables larmes , et cette
émotion, nécessaire sans doute à des gens qui s'étaient efforcés de
rire jusque dans les affres de la mort, nous emporta jusqu'au dé-
lire. On applaudit, on cria, on se jeta dans les bras les uns des
autres, on baisa les mains d'Impéria en lui disant qu'elle était su-
blime. On fit plus de bruit qu'une salle tout entière. Le prince fut
oublié comme s'il n'eût jamais existé.
Quand je me souvins de lui, je vis qu'il nous regardait avec éton-
nement; sans doute il nous prenait pour des fous, mais c'était en-
TOME LXXXII. — 1869. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
core un spectacle. Il croyait étudier la vie intime des comédiens,
dont les gens du monde sont prodigieusement curieux, et qu'il ne
saisissait là que dans un moment tout exceptionnel.
Il prenait intérêt à la chose. Tout ce que nous lui devions, c'é-
tait de ne pas l'ennuyer. Tout était donc pour le mieux. Il n'eut
pas besoin de nous demander une autre scène, nous avions tous un
besoin enragé de jouer la tragédie et de nous sentir excités les uns
par les autres. L'hercule Moranbois alla chercher la caisse aux cos-
tumes. Le boudoir du prince servit de vestiaire aux hommes, son
cabinet de travail aux femmes. Il remarqua un peu bêtement la
décence de nos habitudes, et Moranbois, qui ne pouvait se con-
traindre longtemps, lui dit du ton le plus courtisan qu'il put
prendre : — Alors votre altesse s'était mis en tète que nous n'étions
que des pignoufs?
Le prince daigna rire aux éclats de cette sortie.
En un quart d'heure, nous avions passé nos maillots et endossé nos
draperies. Je faisais Hippolyte, Lambesc faisait Thésée, Anna Aricie,
Léon Théramène. Nous jouâmes toute la pièce je ne sais comment;
nous étions tous pris et enlevés au-dessus de terre par le talent
qui se révélait chez Impéria. Il semblait que le naufrage eût changé
son tempérament d'artiste; elle était nerveuse, enfiévrée, admi-
rable quelquefois, déchirante toujours. Elle se livrait au hasard de
l'inspiration, elle ne se rendait pas compte de ce qu'elle faisait.
Elle était prise par momens d'une envie de rire qui se résolvait en
sanglots. Ce besoin de rire commençait aussi à solliciter notre sys-
tème nerveux; c'était la réaction inévitable après nos larmes. Quand
Léon arriva au récit de Théramène, qu'il avait en horreur, il pré-
tendit qu'il ne s'en souvenait plus, et Marco, averti par lui, poussa
Purpurin, costumé de la plus désopilante façon, en face de Thésée.
Purpurin ne se fit pas prier. Enchanté de montrer son talent dra-
matique, il commença ainsi, mêlant ses deux tirades de prédilection :
A peine nous sortions des portes de Trézène,
C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit,
Ma mère Jézabel... Ses gardes affligés...
Il n'en put dire davantage. Le prince se renversa en riant sur les
coussins, et ce fut pour nous le signal d'une hilarité exubérante.
Pendant que nous quittions nos costumes, Bellamare eut aussi la
comédie, et ce fut le prince qui la lui donna.
— Monsieur l'imprésario, lui dit ce naïf potentat, vous m'avez
fait un mystère, je ne sais pourquoi;... mais enfin je le découvre,
et vous allez avouer la vérité. Cette jeune actrice que vous appelez
Impéria, c'est un nom de guerre?
PIERRE QUI ROULE. 579
— Nous avons tous des noms de guerre, répondit Bellamare, et
cela ne couvre aucun secret digne d'intéresser votre altesse.
— Pardonnez-moi. J'ai parfaitement reconnu M"'" Racliel.
— Qui? s'écria Bellamare effaré de surprise; laquelle?
— Impéria, vous dis-je. J'ai vu Rachel une fois, dans Phèdre
précisément. C'est sa taille, son âge, sa voix, son jeu... Allons, con-
venez-en, ne me mystifiez pas plus longtemps. C'est bien Rachel,
qui, pour me punir de ne l'avoir pas reconnue tout de suite, vous
a défendu de trahir son incognito.
Bellamare était trop honnête pour mentir, et en même temps
trop malin pour renoncer au divertissement que nous promettait
l'étrange erreur du prince. Il assura qu'Impéria n'était pas Rachel,
mais il l'assura d'un ton craintif et avec des airs embarrassés qui
persuadèrent à notre hôte qu'il ne s'était pas trompé.
Quand Impéria rentra au salon, Klémenti lui baisa respectueuse-
ment et tendrement les mains en la suppliant de garder le cache-
mire qu'elle lui rapportait. Elle le refusa, disant qu'elle n'avait
pas assez de talent et de réputation pour accepter un tel cadeau.
Lucinde, qui survint, la trouva bien sotte et regretta beaucoup de
n'avoir pas joué Phèdre. Régine lui dit tout bas: — Prends-le, tu me
le donneras, si tu n'en veux pas. — Le prince paraissait blessé du
refus. Bellamare prit le châle et dit au prince qu'il le ferait accep-
ter; mais il le replaça adroitement dans la chambre de son altesse,
jugeant avec raison qu'il ne fallait pas exploiterle nom de Rachel,
et que le présent ne serait acceptable que lorsqu'il serait offert à
Impéria appréciée pour elle-même.
Quand nous fûmes rentrés chez nous, il nous régala de l'anec-
dote, tout en ajoutant qu'Impéria avait révélé ce soir-là des qualités
qui rendaient la méprise de notre hôte excusable. — Taisez-vous,
mon ami, répondit Impéria tout à coup attristée. Ce que j'ai été
ce soir, je l'apprécie mieux que vous. Je me suis livrée à un essai,
j'ai joué d'inspiration, croyant être détestable, et en me promettant
de charger encore, si je vous faisais rire. Je vous ai fait pleurer
parce que vous aviez besoin de pleurer; mais vous rirez demain, si
je recommence.
— Non, dit Bellamare, je m'y connais; ce que tu as trouvé ce
soir était vraiment beau; je t'en donne ma parole d'honneur.
— Eh bien! si cela est vrai, reprit-elle, je ne le retrouverai pas
demain, puisque je l'ai fait sans intention.
— On verra! dit Lucinde, qui s'était laissé entraîner comme les
autres à applaudir sa compagne, mais qui en avait assez déjà, et ne
se souciait pas d'être mise hors de concours.
— Voyons tout de suite, reprit Bellamare avec la passion qu'il
portait dans son enseignement; si c'est une inspiration fugitive
580 REVUE DES DEUX MONDES.
comme tant d'artistes distingués en ont eu une dans leur vie pour
ne plus la ressaisir, je vais le voir, moi! Recommence-moi ça! —
Ah! que ne suîs-je assise...
— Je suis fatiguée, répondit Impéria, cela m'est impossible.
— Fatiguée? raison de plus, allons! essaie, je le veux, c'est
pour toi , ma fille ! tâche de graver ton inspiration sur le marbre
avant qu'elle soit refroidie. Si tu la retrouves, je vais la noter, et je
te l'incrusterai après, pour que tu ne la perdes plus.
Impéria s'assit, essaya de composer son attitude et sa physiono-
mie. Elle ne retrouva ni son aspect, ni son accent. — Yous voyez
bien, dit-elle, c'était le passage d'un soiiflle. Peut-être même n'y
avait-il rien en moi. Vous avez eu l'hallucination collective qui ap-
partient aux imaginations exaltées.
— Ce sera donc comme pour moi? lui dis-je. J'ai eu le feu sa-
cré un certain soir, et après...
— La chose arrive à tout le monde, répondit Bellamare. Je me
souviens d'avoir joué Arnolphe tout un soir sans parler du nez. J'a-
vais battu ma femme le matin, et j'étais radieux comme les astres.
De ce qu'on retombe dans sa nature après ces prodiges-là, il n'en
résulte pas qu'on ne puisse pas les reproduire et les fixer. Ne vous
découragez jamais, enfans; Apollon est grand et Bellamare est son
prophète !
Le lendemain, Bellamare fut mandé par le prince dans son cabi-
net.— Il faut, lui dit-il, que vous fassiez acte de courage, fussiez-
vous encore un peu fatigué. J'espérais vous laisser quelques jours
de repos; mais la situation me presse, et d'ailleurs la présence de
Rachel parmi vous... Ne dites pas non, mon groom a causé ce ma-
tin avec votre jeune comâque, qui lui a tout avoué; c'est bien Rachel
qui se cache sous le nom d'Impéria. Je n'aurais pas pu m'y trom-
per, moi! J'ai encore la voix de Rachel dans l'oreille et son fin pro-
fil devant les yeux. Si elle persiste à se dissimuler, ne la contrariez
pas, nous ferons semblant de garder son secret; mais le prestige de
son vrai nom et la séduction de son merveilleux talent vont être
d'une grande utilité à ma patrie. Entendez-moi bien, personne n'est
capable de commander une vaste insurrection. Tous ces petits sei-
gneurs, également braves et dévoués, manquent tous également du
nécessaire : l'argent et l'intelligence. Je suis riche, moi, et j'ai reçu
l'éducation qui tire un homme d'un sauvage. Le salut général est
donc dans mes mains, si l'on veut ouvrir les yeux. 11 y a des pré-
ventions contre moi précisément à cause de cette éducation dont on
ne comprend pas les avantages. On me traite de baladin parce que
j'aime les arts ! Aidez-moi à séduire et à charmer ces esprits in-
cultes. Dites-leur de beaux vers dont je leur donnerai la traduction
faite par moi, et dont l'harmonieuse solennité les frappera de res-
PIERRE QUI ROULE. 581
pect. Montrez-leur des costumes sérieux, cbantez-Ieur de beaux
airs guerriers, je sais que vous êtes tous musiciens... et enfin...
enfin, si ilachel voulait, si Racliel, revenant de très peu d'années
en arrière, consentait à leur chanter cette Marseillaise qui a,
dit-on, passionné le peuple français... Voyons! je sais qu'elle ne
veut plus la chanter; mais ici, sous un pseudonyme transparent...
Impérial impératrice, c'est si clair! Je sais bien que ce chant la
fatigue beaucoup, mais j'ai des pierreries pour l'indemniser, et de
plus beaux cachemires que celui qu'elle a refusé hier. Quant à vous,
monsieur Vinipi-esario, j'en passerai par tout ce que vous voudrez.
Vous ne m'avez pas fait de conditions; voici le moment, mettez-
vous à mon bureau. Écrivez, et je signerai.
A moins d'être un coquin, tout autre que Eellamare eût été em-
barrassé d'accepter; mais il savait être honnête homme et homme
d'esprit en même temps, il prit son parti sur l'heure, et il écrivit
ce qui suit :
« Le prince Kîémenti engage pour un mois la troupe du sieur
Bellamare à mille francs par chaque représentation qu'elle don-
nera dans le château de son altesse, avec le concours de M"" Im-
péria. 11 sera en outre alloué à ladite demoiselle Impéria une somme
de mille francs par représentation, si, à la fin dudit engagement, le
prince Kîémenti persiste à voir en elle l'égale de M"'^ Rachel dans
le chant de la Marseillaise et dans la tragédie , faute de quoi il
ne sera dû à ladite Impéria qu'un présent h la convenance dudit
prince. »
Le prince trouva la rédaction ingénieuse, signa et donna mille
francs d'avance. Bellamare, en se retirant, lui dit, pour l'acquit
de sa conscience : — Je vous jure, altesse, qu'Impéria n'est pas
Rachel.
— Parfait! parfait! s'écria le prince en riant. Appelez votre
monde et choisissez votre salle de spectacle. Moi, je vais envoyer
mes invitations pour dimanche. — Il sonna Meta, qui, à son service
depuis trois ans, avait appris la langue du pays, et il lui ordonna
de servir de truchement entre la troupe et les ouvriers qu'elle au-
rait à employer. De ce moment. Meta, qui nous aimait avec pas-
sion, ne nous quitta plus que pour habiller et raser le prince.
C'était un garçon intelligent, audacieux et corrom.pu, un vrai ga-
min de Paris, qui se vantait d'avoir joué son rôle sur mainte bar-
ricade. Il avait vu Rachel aux spectacles gratis , et, bien certain
qu'elle n'était point parmi nous, il avait abondé malicieusement
dans la fantaisie de son maître, sur lequel il avait l'ascendant qu'on
laisse prendre aux enfans gâtés. Il était donc le principal auteur
du roman dont nous allions aborder les aventures.
Léon blâma beaucoup le mezzo ierudne de Bellamare, et préten-
582 REVUE DES DEUX MONDES.
dit que nous faisions du nom de Rachel une exploitation jésuitique.
Impéria se sentit beaucoup de répugnance à être l'objet de cette
supercherie du prince vis-à-vis de ses invités; mais le prince y
mettait une bonne foi si obstinée ou si bien imitée, tous nos efforts
pour le détromper furent tellement vains, que les scrupules s'envo-
lèrent, et qu'on se prépara gaîment à jouer du Corneille et du Ra-
cine au couvent-évêché-palais-forteresse de Saint-Clément.
Nous ne pouvions trouver mieux que la monumentale bibliothèque.
Il y avait place pour un public de quatre cents personnes, maximum
indiqué par le prince, plus pour un joli petit théâtre, avec ses cou-
lisses, vestiaire et dégagemens. Les solides rayons qui avaient jadis
porté des in-folio manuscrits, des volumes imprimés dans toutes
les langues, furent démontés et rajustés de façon à former une très
belle estrade pour le public. Nous avions des ouvriers à discrétion,
très actifs et soumis. C'étaient des soldats de l'armée du prince. On
fit venir du nouveau couvent deux moines qui, pensant décorer une
chapelle, nous peignirent à la détrempe, dans le style gréco-byzantin,
une fort jolie devanture et les manteaux d'arlequin, c'est-à-dire les
premières coulisses à demeure qui servent de repoussoir aux autres.
Un immense tapis fit l'office de toile; c'était un peu lourd, il fallait
quatre bommes pour le manœuvrer, cela ne nous regardait pas.
Moranbois se chargea de composer le décor, qu'il entendait mieux
que personne. Léon le dessina, je le peignis avec l'aide de Bella-
mare et de Marco. La toile de fond du péristyle classique pour la
tragédie avait déjà été réparée à Gravosa. Lambesc répara de son
mieux les instrumens qui avaient souiTert. L'orchestre, c'est-à-dire
le quatuor qui nous en tenait lieu, fut caché dans la coulisse pour
que les acteurs en représentation pussent faire de temps en temps
leur partie sans être vus, jouant du violon ou de la basse en cos-
tume d'empereur ou de confident. CellaiPiare avait introduit une
innovation : un coryphée récitait en guise de chœur une pièce de
vers à la fin ou à l'entrée des actes. Ces vers, imités des anciens
textes, étaient fort beaux, ils étaient de Léon. L'orchestre les ac-
compagnait en sourdine sur un rhythme grave et monotone que
j'avais composé, c'est-à-dire pillé, mais qui faisait très bon effet.
Pendant que nous nous hâtions ainsi, Impéria étudiait la Mar-
seillaise, qu'elle n'avait chantée de sa vie et qu'elle n'avait jamais
entendu chanter par Rachel; elle savait seulement que, sans voix
et sans aucune méthode musicale, la grande tragédienne avait com-
posé une sorte de mélopée dramatique qui était plutôt mimée et
déclamée que chantée. Impéria musicienne ne pouvait pas faire si
bon marché du thème musical, et n'espérait point arriver à la
beauté sculpturale, à l'accent voilé et terrible de celle qu'on avait
appelée la muse de la liberté. Sa voix pure voulait chanter, mais
PIERRE QUI ROULE. 583
elle était trop douce pour armer des halaillom. Elle prit le parti de
s'exprimer selon sa nature, dont le fond était calme, résolu et te-
nace. Elle fit appel aux cordes de sa volonté stoïque et fière ; elle
fut toute simple, elle chanta toute droite, elle regarda son public
en face avec une fixité fascinatrice, elle marcha sur lui en étendant
les bras comme si elle eût marché à la mort au milieu des balles avec
une indifférence dédaigneuse. Cette interprétation fut un chef-
d'œuvre d'intelligence. La première fois qu'elle l'essaya devant
nous, la première strophe nous étonna, la seconde commença de
nous agiter, la troisième nous emporta. Ce n'était pas un appel à
l'enthousiasme, c'était comme un défi d'autant plus excitant qu'il
était froid et hautain.
— C'est cela! dit Moranbois, qui, vous vous en souvenez, était le
juge infaillible de l'effet, par conséquent du résultat. Ce n'est pas
la Marseillaise vociférée aux titis, ni drapée pour les artistes;
c'est la Marseillaise crachée au visage des capons.
Nous ne vîmes le prince qu'à dîner durant tous ces préparatifs.
Il avait fort à faire de son côté pour rassembler et attirer son pu-
blic, dont les principaux membres étaient séparés de lui par des
montagnes et des précipices. Tous ces chefs de clans n'étaient pas
bien difficiles à héberger. Une salle commune, des tapis et des
coussins, ils n'en demandaient pas davantage. Ils apportaient tout
leur bagage dans leur ceinture, armes, pipes et tabac. N'admettant
pas leurs femmes à se promener et à se divertir avec eux, ils sim-
plifiaient beaucoup les embarras de l'hospitalité. Ce public sans
femmes nous refroidit d'abord, mais il excita l'entrain d'Impéria
pour la Marseillaise.
Lucinde avait repris son rôle de Phèdre, et, sauf le prince et son
groom, tout l'auditoire la prit sérieusement pour la célèbre Rachel.
Impéria récitait admirablement les tirades du coryphée, mais on
n'y faisait pas grande attention. Quand elle parut à la fin en tunique
courte, manteau rouge et bonnet phrygien , avec un drapeau aux
couleurs de l'insurrection locale, on se ravisa, et la Marseillaise
fit le même effet qu'elle avait fait sur nous. On écouta en silence,
puis un murmure s'éleva comme un souffle d'orage, puis une sorte
de fureur éclata en cris, en trépignemens et en menaces. Un éclair
passa dans la salle, c'étaient tous les yatagans tirés de la ceinture
et brandis au-dessus des têtes. Toutes ces longues figures impo-
santes, qui depuis le commencement de la représentation nous con-
templaient avec une attention majestueuse et froidement bienveil-
lante, devinrent terribles : les moustaches se hérissèrent, les yeux
lancèrent des flammes, les poings menacèrent le ciel, Impéria eut
peur. Ce public de lions du désert, qui semblait vouloir s'élancer
sur elle en rugissant et en montrant les griffes, faillit la faire fuir
584 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la coulisse; mais Moranbois lui criait de sa voix raiique au
milieu du vacarme : — Tiens ton effet, tiens-le! toujours, tou-
jours! — Elle fit ce qu'elle croyait ne pouvoir faire de sa vie; elle
s'avança jusque sur la rampe, bravant le public et gardant son im-
passible audace, rendue plus émouvante par la délicatesse de sa
taille et de son type d'enfant. Alors ce fut un transport de sympa-
thie dans la salle; tous ces héros de V Iliade, comme les appelait
Bellamare, lui envoyèrent des baisers ingénus et lui jetèrent leurs
écharpes d'or et de soie, leurs chaînes d'or et d'argent, et jusqu'aux
riches agrafes de leurs toques : on en eut pour une heure à tout
ramasser.
Le prince avait disparu pendant ce tumulte. Où était-il? Très
naïf avec nous, mais très malin avec les gens de son pays, il s'était
ménagé son effet. Il avait reçu ses hôtes en costume français, pre-
nant plaisir à les agacer par cette affectation, et voulant les forcer
à l'accepter pour un métis qui valait tous leurs inir-sang. Dans
l'entr'acte que lui ménageait le long et bi'uyant triomphe d'împé-
ria, il avait été lestement revêtir son plus magnifique costume d'ap-
parat, et il avait replacé sa belle moustache de cérémonie, qui était
en tout temps postiche, la sienne étant pauvre naturellemicnt. Il fit
ainsi son entrée sur la scène, et présenta k la prétendue Rachel un
énorme bouquet d'anémone de montagnes et de fleurs de myrte dont
la tige était passée dans un bracelet de diamans.
Il accompagna cette offrande d'un speech en langue du pays,
qu'il débita en se tournant vers le public, et qui exprimait l'ardent
patriotisme et l'implacable vendetta nationale que le génie de l'ar-
tiste avait fait vibrer et tressaillir dans des âmes héroïques. Puis,
voyant que le public hésitait à accepter les faciles transformations
de sa personne, le prince ajouta quelques mots en touchant son
dolman et sa barbe et en frappant sur son cœur. Cela était facile à
comprendre. Il leur disait que la valeur d'un homme n'était pas
dans un costume qu'on pouvait se procurer avec de l'argent, ni
dans une moustache que le barbier pouvait aussi bien replanter
qu'abattre, mais qu'elle était dans un cœur vaillant que Dieu seul
pouvait vous mettre dans la poitrine. Il accentua si bien ce dernier
trait et son geste fut si énergique qu'il enleva son effet en maître
comédien brûleur de planches. Il avait certes étudié Lambesc, et
disait tout aussi bien que lui dans son idiome. Nous donnâmes le
signal des applaudissemens dans la coulisse, et le public entraîné
lui fit l'ovation qu'il avait couvée.
Impéria, rentrée au foyer, s'évanouit de fatigue et d'émotion. En
reprenant ses esprits, elle vit à ses pieds le monceau d'hommages
qui lui avaient été jetés. Elle les fit emporter par Moranbois, comme
appartenant à l'association, et, quoi qu'on pût lui dire, il fallut les
PIERRE QUI ROULE. 585
mettre à la caisse commune. Elle n'en garda que deux belles écharpes
dont elle fit cadeau à Lucinde et à Régine, lesquelles n'étaient que
pensionnaires. Bellauiare exigea pourtant qu'elle reprît le bracelet
de diamans pour le porter devant le prince, qui ne comprenait pas
les refus, et ne les attribuait qu'au dédain pour la valeur de l'objet
offert.
Nous jouâmes ainsi quatre fois la tragédie en un mois devant un
auditoire toujours plus nombreux, et toujours la Marseillaise ex-
cita les mêmes transports et fil pleuvoir une grêle de cadeaux. C'é-
tait comme <à Toulon, seulement c'était plus luxueux, et comme le
prince persistait à vouloir persuader aux autres et à lui-même que
personne autre que Rachel n'était capable de chanter la Marseil-
laise comme Impéria la chantait, nous nous vîmes à la tête d'une
belle somme et d'une valeur réalisable tant en bijoux anciens et en
tissus brodés qu'en couteaux, pipes et autres objets riches et cu-
rieux. Impéria se fâchait très sérieusement quand on essayait de
séparer ses intérêts des nôtres. Elle entendait que le traité d'asso-
ciation fût exécuté à la lettre. Elle ne profita de ses avantages que
pour faire donner une belle gratification aux pensionnaires. Lam-
besc n'en fut point exclu, malgré tous ses torts. Il avait fait ronfler
îes vers avec des vibrations cyclopéennes qui avaient produit plus
d'effet que le jeu correct et approfondi de Léon. Il avait donc con-
tribué à nos succès, on lui devait une récompense. Il ne s'y atten-
dait pas et se montra très reconnaissant.
Le succès, c'est la vie pour le comédien, c'est la sécurité du pré-
sent, c'est l'espérance illimitée, c'est la confiance dans la bonne
étoile. Nous étions unis comme frères et sœurs ; plus de jalousies,
plus de dépits, plus de bourrasques; une obligeance parfaite de
tous pour tous, une gaîté intarissable, une santé de fer. Nous avions
cette prodigieuse exubérance de vitalité et cette irhprévoyance en-
fantine qui caractérisent la profession quand elle va bien. Nous fai-
sions d'ardentes études, nous introduisions des perfectionnemens à
notre mise en scène. Bellamare, n'ayant pas les soucis du dehors,
était tout à nous et nous faisait faire des progrès réels. Léon n'était
plus triste. Le plaisir d'entendre bien dire ses vers par Im.péria le
remettait en veine d'inspiration. Nous menions une vie charmante
dans notre oasis. Le temps était superbe, et nous permettait de
temps en temps des promenades dans un pays entrecoupé d'hor-
reurs splendides et de merveilles cachées. Nous n'apercevions pas
l'ombre d'un brigand. Il est vrai que, quand nous devions nous
aventurer un peu dans la montagne, le prince nous faisait escorter;
nous allions alors chasser, et les femmes nous rejoignaient avec les
provisions pour déjeuner dans les sites les plus sauvages. Nous étions
affolés de découvertes, et personne ne se souciait plus du vertige.
586 REVUE DES DEUX MONDES.
Les liabitans de la vallée nous avaient pris en amitié et nous of-
fraient une hospitalité touchante. C'étaient les plus honnêtes, les
plus douces gens du monde. Le soir, quand nous rentrions dans la
forteresse, il nous semblait rentrer chez nous, et le grincement
du pont-levis derrière nous ne nous causait aucune mauvaise im-
pression. Nous prolongions les études, les dissertations littéraires,
les gais propos, les rires et les gambades jusque fort avant dans la
nuit. Nous n'étions jamais épuisés, jamais las.
Le prince s'absentait souvent et toujours inopinément. Se prépa-
rait-il à un coup de main, comme son groom le pensait, ou chauf-
fait-il son parti pour en prendre la direction suprême? Meta, qui ba-
vardait plus que nous ne le lui demandions, prétendait qu'il y avait
de grandes intrigues pour et contre son maître, qu'il avait un com-
pétiteur plus sérieux que lui, appelé Danilo Niégosh, lequel réu-
nissait plus de chances dans la province de la Montagne-Noire, où
Klémenti échouerait certainement malgré ses efforts, ses dépenses,
ses réceptions et son théâtre. — Il n'y a, disait-il, qu'une chose qui
pourrait le faire réussir : ce serait d'enlever aux Turcs, à lui tout
seul, une bonne place de guerre. C'est comme ça dans le pays. Ces
messieurs, quand ils vont tous ensemble, font autant les uns que
les autres; aussi les ambitieux voudraient bien faire un coup d'éclat
sans avertir personne, ou réussir avec leur petite bande dans une
entreprise que tous les autres auraient jugée impossible. C'est
comme ça qu'ils font quelquefois des choses étonnantes; mais c'est
comme ça aussi qu'il leur en cuit bien souvent pour s'être atta-
qués à plus fort qu'eux, et c'est toujours à recommencer.
Le groom avait peut-être raison; nous ne pouvions cependant
nous empêcher d'admirer ces beaux seigneurs, barbares de mœurs
et d'habitudes, mais fiers et indomptables, qui aimaient mieux vivre
en sauvages dans leurs inexpugnables montagnes que de les aban-
donner à l'ennemi pour aller vivre dans les pays civilisés. Nous sen-
tions plus d'estime et de sympathie pour eux que pour notre prince,
et il nous semblait que les autres chefs n'avaient point à lui envier
sa littérature et sa barbe d'emprunt. Nous nous trouvions ridicules
de leur vouloir infuser une civilisation dont ils n'avaient aucun be-
soin, et qui n'avait servi au prince qu'à le dépoétiser de moitié.
Peut-être trouverez-vous que nous avions tort et que nous rai-
sonnions trop en artistes, c'est possible. L'artiste s'éprend de la
couleur locale, et se soucie peu des obstacles qu'elle apporte au
progrès. Je vous l'ai dit, il ne va pas au fond des idées. Il s'y noie-
rait; il est fait d'imagination et de sentiment.
Nous ne discutions pas avec le prince. C'eût été fort inutile, et
il ne nous en donnait pas le temps. Quand il venait nous trouver à
nos répétitions, ou quand il nous emmenait dans son salon byzan-
PIERRE QUI ROULE. 587
tin, il nous pressait comme des citrons pour exprimer à son profit
notre esprit et notre gaité. Avait-il un réel besoin de s'amuser et
d'oublier avec nous sa petite fièvre d'ambition, ou s'exerçait-il
avec nous à jouer le rôle d'un homme frivole, pour endormir les
soupçons de certains rivaux?
Quelle que fût sa pensée, il était parfaitement aimable et bon
enfant, et nous ne pouvions pas lui refuser d'être aimables avec
lui. Il nous faisait bien payer notre écot à sa table et gagner l'ar-
gent de notre traité : car il nous demandait très souvent la comédie
gratis pour lui seul, et il riait à se tordre devant l'excellent co-
mique de Bellamare et la gentillesse burlesque de Marco; mais il
ne s'était montré ni défiant ni avare, et nous ne voulions pas être
en reste avec lui. S'il n'avait pas toujours un excellent ton, il avait
au moins l'esprit de combler nos actrices d'attentions et de préve-
nances sans faire la cour à aucune. Comme Anna continuait d'avoir
la tête fort montée pour lui, nous avions craint quelque tiraillement
dans nos rapports à ce sujet. Nous ne faisions pas les pédagogues
avec ces dames, mais nous détestions les gens qui viennent rou-
couler sous les yeux des acteurs, et qui les obligent ainsi à faire
des figures de jaloux ou de complaisans, encore qu'ils ne soient ni
l'un ni l'autre. En province et dans une petite troupe, la situation
est parfois insupportable, et nous n'étions pas plus disposés à la
subir dans un palais d'Orient que dans les coulisses de Quimper-
Corentin. Anna avait été bien avertie que si le prince lui jetait le
mouchoir, nous ne voulions être ni confidens ni témoins.
Le prince fut plus fin que de cacher ses amours, il s'abstint de
toute galanterie. Il nous voulait dispos et en possession de tous nos
moyens; il ne voulut pas mettre le trouble dans notre intérieur, et
nous lui en sûmes beaucoup de gré. Nous lui avons dû un mois de
bonheur sans nuage. J'ai besoin de me le rappeler pour vous par-
ler de lui avec justice. Combien nous étions loin de prévoir par
quelle horrible tragédie nous devions payer sa splendide hospitalité!
Il faut pourtant que j'arrive à ce déchirement, à cette scène
atroce dont le souvenir me fait toujours venir une sueur froide à la
racine des cheveux.
Nous avions rempli notre engagement. Nous avions joué Phèdre,
Athalic, Polyeucte et Cinna. Le prince tint ses promesses et nous
fit riches. En réglant avec nous, il nous montra une lettre de Con-
stantinople où on lui apprenait que Zamorini était parti pour la
Russie. Cet exploiteur nous faussait compagnie, nous étions dégagés
envers lui. Il laissait le voyage que nous avions fait à notre charge;
mais nous étions trop bien dédommagés pour nous plaindre, et Bel-
lamare hésitait à décider si nous irions à Constantinople pour notre
588 REVUE DES DEUX MONDES.
compte, ou si nous retournerions en France par l'Allemagne. Le
prince nous conseillait ce dernier parti; la Turquie ne nous donnerait
que déceptions, périls et misères. Il nous engageait à nous rendre
à Belgrade et à Pesth, nous prédisant de grands succès en Hongrie;
mais il nous pria de ne prendre aucun parti avant une courte ab-
sence qu'il était forcé de faire. Peut-être nous demanderait -il
encore une quinzaine aux mêmes conditions. Nous promîmes de
l'attendre trois jours, et il partit en nous répétant de considérer
sa maison comme la nôtre. Jamais il ne se montra plus aimable. Il
persistait si bien à prendre Impéria pour Racliel, qu'il lui dit en lui
faisant ses adieux : — J'espère que vous ne garderez pas un mau-
vais souvenir de mon sauvage pays, et que vous direz un peu de
bien de moi à vos généraux et à vos ministres.
Nous restâmes donc fort tranquilles sous la garde des douze
hommes de garnison qui veillaient au service de la maison et à celui
de la forteresse, tour à tour domestiques et soldats. Je vous ai dit
que c'étaient de beaux hommes graves qui n'entendaient pas un mot
de français. Une espèce de lieutenant, qui s'appelait iSikanor (je ne
l'oublierai jamais), et qui commandait en l'absence du prince, par-
lait très bien italien, mais il ne nous parlait jamais. Nous n'avions
point affaire à lui, ses fonctions étant toutes mihtaires. C'était un
grand vieillard dont le regard oblique et la lèvre mince ne nous
plaisaient pas. Nous nous" imaginions, non sans raison, qu'il avait
un profond mépris, peut-être une secrète aversion pour nous.
Notre service immédiat était fait par le frère Ischirion et par le
petit Meta, et autant que possible nous nous passions d'eux. Le
moine était malpropre, curieux, obséquieux et faux. Le groom était
bavard, familier, loustic, tuais canaille, disait Moranbois.
Ce ne fut donc pas sans déplaisir que nous vîmes notre petit
Marco se lier jusqu'au tutoiement réciproque avec ce garçon et
s'isoler de nous de plus en plus pour courir avec lui dans les cloî-
tres et dans les offices. Marco répondait à nos reproches qu'il était
le fils d'un ouvrier de Rouen, comme Meta était celui d'un ouvrier
de Paris, qu'ils avaient parlé le même argot dès l'enfance, que
Meta avait tout autant d'esprit que lui, enfin qu'ils n'étaient pas
plus l'un que l'autre. Il donnait pour prétexte à son éternelle
maraude avec ce Frontin le plaisir de faire enrager le moine, qui
était une vieille peste et les détestait tous les deux. Il était facile de
voir que le moine les avait effectivement en horreur, bien qu'il ne
se plaignît jamais de leurs malices, et parût les supporter avec une
angélique patience. L'histoire des têtes de Turcs lui était restée sur
le cœur. Il les avait retrouvées sur l'autel d'un petit oratoire où il
faisait ses dévotions et serrait ses confitures. 11 avait fort bien de-
PIEraîE QUI ROL'LE. 589
viné l'auteur de cette profanation. J'ignore s'il s'en était plaint au
prince. Le prince avait paru ignorer tout, et les têtes n'avaient ja-
mais reparu.
Connne notre table était désormais aussi bien servie que le per-
mettaient les ressources du pays et les notions culinaires d'Ischi-
rion, nous avions formellement défendu à Marco et à Meta de
dérober quoi que ce soit à l'office, et, s'ils continuaient ce pillage,
c'était pour leur compte et à notre insu.
Un jour, ils vinrent à la répétition avec des figures toutes boule-
versées, riant d'un rire étrange, plutôt convulsif que gai. i\ous
n'aimions pas que Meta se tînt dans nos jambes pendant l'étude. Il
nous dérangeait, touchait à tout et ne faisait que babiller. Bella-
mare, impatienté, le mit à la porte un peu durement, et gronda
Marco, qui s'était fait attendre et qui répétait tout de travers. Marco
se mit à pleurer. Gomme cela ne lui arrivait pas souvent et qu'il
était réellement en faute, on crut devoir laisser la leçon de Bella-
mare entrer un peu en lui, et on ne chercha pas à les réconcilier
tout de suite. Après la répétition, il disparut. Nous ne nous sommes
jamais pardonné cette sévérité, et Bellamare, si sobre de répri-
mandes et si paternel avec les jeunes artistes, se l'est reprochée
comme un crime.
Nous dînions toujours à trois heures dans le grand réfectoire. Ni
Marco ni Meta ne se montrèrent. On pensa qu'ils boudaient connue
des enfans qu'ils étaient. — Qu'ils sont bêtes ! dit Bellamare, j'avais
déjà oublié leurs méfaits.
Le soir vint, et la collation nous fut servie par Ischirion en per-
sonne. Nous lui demandâmes où étaient les jeunes gens. 11 nous
répondit qu'il les avait vus sortir avec des lignes pour pêcher dans
le lac, que sans doute ils étaient revenus trop tard et avaient trouvé
le pont levé, mais qu'il n'y avait pas lieu de s'en inquiéter. Par-
tout dans le village ils trouveraient des gens empressés à leur
donner l'hospitalité jusqu'au lendemain.
La chose était si vraisemblable, nous avions été si bien accueillis
toutes les fois que nous avions parcouru le village, que nous ne
conçûmes aucune inquiétude. Cependant nous fûmes frappés de ce
que Lambesc nous dit en rentrant dans notre chambre. Il nous de-
manda si nous savions que le prince avait un harem.
— ^ Non pas un harem précisément, lui répondit Léon; c'est, je
crois, ce qu'on appelle un odalik. Il n'est pas, comme les Turcs,
marié à l'une de ses femmes et possesseur des autres par droit
d'acquisition. Il a tout simplement plusieurs maîtresses qui sont
libres de le quitter, mais qui n'en ont nulle envie parce qu'elles
seraient vendues à des Turcs. Elles vivent en bonne intelligence,
probablement parce que cela est dans les habitudes des femmes de
590 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Orient, et on les tient cachées, parce que cela est la manière d'ai-
mer ou le point d'honneur des hommes.
— C'est possible, reprit Lambesc; mais savez-vous dans quel
coin de ce mystérieux manoir elles sont murées ?
— Mm'ées? dit Bellaraare.
— Oui, murées, bien murées. On a supprimé toutes les portes
qui communiquaient avec la partie du couvent qu'elles habitent;
c'est l'ancienne buanderie, où il y a une belle citerne. On a fait de
cette buanderie une salle de bains très luxueuse, on a planté un
petit jardin dans le préau, on a bâti un très joli kiosque, et ces
trois dames vivent là sans jamais sortir. Il y a une négresse pour
les servir et deux gardiens pour surveiller l'unique porte de leur
prison , oîi le prince se rend la nuit par un couloir pratiqué dans
l'épaisseur des murs. Ce cher prince a la lasciveté pudique des
Orientaux.
— Comment savez-vous ces détails ? lui dit Bellamare avec sur-
prise. Est-ce que vous auriez eu l'imprudence de rôder par là?
— Non ; ce serait de mauvais goût, répondit Lambesc, et Dieu
sait si ces dames sont des houris ou des guenons! Enfm je n'ai pas
été tenté; mais le petit efîi'onté de groom a trouvé dans l'apparte-
ment du prince la clé du passage mystérieux, et il s'en est servi
plusieurs fois pour voir, sans être aperçu, ces dames dans le bain.
— 11 vous l'a dit?
— Non; c'est Marco qui me l'a dit, et même...
— Et même quoi ?
— Je ne sais si je dois vous le dire... il me l'a confié un soir qu'il
était gris et qu'il se réconciliait avec moi plus qu'il n'était néces-
saire. Je me serais bien passé de sa confiance; mais j'avoue que
j'étais curieux de voir s'il se moquait de moi, et il m'a donné des
détails qui me prouvent... Enfm je crois qu'il est bon que vous le
sachiez, Meta l'a emmené avec lui voir la toilette des odalisques, et
il en a eu la tête tournée. Je gage qu'il était là hier quand nous
l'avons attendu à la répétition, et peut-être la chose n'est-elle pas
sans danger pour lui. Je ne sais pas comment les icoglans du prince
prendraient la plaisanterie, s'ils le pinçaient en flagrant délit de
curiosité.
— Bah ! nous ne sommes pas chez les Turcs, reprit Bellamare,
on ne l'empalerait pas pour ça; mais le prince serait fort mécon-
tent, je suppose, et je vais m'opposer sévèrement à ces escapades.
Marco est un bon et brave enfant; quand il comprendra que ces
petites folies-là peuvent porter atteinte à notre honneur, il y re-
noncera. Vous avez bien fait, Lambesc, de me dire la vérité, et je
regrette que vous ne l'ayez pas dite plus tôt.
On se coucha tranquillement, mais je ne sais quel vague pressen-
PIERRE QUI ROULE. 591
timent troubla mon sommeil et m'éveilla avant le jour. Je pensais
à Marco malgré moi, j'aurais voulu qu'il fût rentré.
Il avait tonné clans la nuit, et une lourde chaleur s'était concen-
trée dans les appartenions. Me sentant oppressé, je ne voulus pas
réveiller mes camarades ; je passai sans bruit sur la terrasse que
dominait un bastion voisin et d'où l'on voyait, un peu plus loin, la
tour d'entrée se dessinant sur un ciel chargé de nuages. La lueur
verdâtre du matin faisait ressortir les formes bizarres de ces nuées
immobiles. La forteresse, vue ainsi, présentait un amas de masses
noires solennellement tristes.
Il y avait, à ce qu'il me sembla, quelques personnes sur la tour,
mais elles ne bougeaient pas. Je pensai que c'était des groupes de
cigognes endormies sur les créneaux. Cependant le jour augmentait,
et bientôt il me fut impossible de ne pas reconnaître les têtes de
Turcs replacées triomphalement sur leurs tiges de fer. C'était sans
doute une infraction aux ordres du prince absent, car son intention
ne pouvait pas être de présenter ce défi à la susceptibilité nerveuse
de nos actrices; mais c'était un défi de ses gens, peut-être une
menace à notre adresse. J'allai doucement réveiller Bellamare pour
lui faire part de cette circonstance. Pendant qu'il s'habillait pour
venir avec moi s'en assurer, le jour s'était complètement dégagé de
la nuit, et nous vîmes distinctement entre deux créneaux qui nous
faisaient face Marco et Meta qui nous regardaient.
— On les a donc faits prisonniers? me dit Bellamare, et on les
a forcés de passer la nuit en compagnie de ces têtes coupées,
pour les punir... La parole expira sur ses lèvres, chaque seconde
augmentait l'intensité du rayon matinal. Les deux jeunes gens
étaient immobiles comme s'ils eussent été étroitement enchaînés, le
menton appuyé sur le rebord de la plate-forme. Leur pâleur était
livide, un rictus effrayant contractait leurs bouches entr' ouvertes,
ils nous regardaient d'un œil fixe. Nos gestes et notre appel ne leur
faisaient aucune impression... Quelques gouttes de sang suintaient
sur la pierre... — Ils sont morts! s'écria Bellamare en me serrant
dans ses mains crispées, on les a décapités... Il n'y a là que leurs
têtes !
Je faillis m'évanouir, et pendant quelques instans je ne sus où
j'étais. Bellamare aussi tournait sur lui-même et chancelait comme
un homme ivre. Enfin il raffermit sa volonté. — Il faut savoir, me
dit-il, il faut châtier... viens!
Nous réveillâmes nos camarades. — Écoutez, leur dit Bellamare, il
y a quelque chose d'atroce, un meurtre infâme... Marco et Meta!...
Taisez-vous! pas un mot, pas un cri... Songeons à nos pauvres
femmes qui ont déjà tant souffert!
Il alla fermer leur porte en dehors, et donna la clé à Léon en
592 RE\'UE DES DEUX MONDES.
lui disant : — Tu n'es pas fort, tu ne pourrais pas nous aider. Je te
coufie les femmes; si on venait les inquiéter, frappe sur notre tam-
tam, nous t'entendrons, nous ne sortons pas de la maison. Ne leur
dis rien, si elles ne s'éveillent pas avant l'heure accoutumée et si
elles n'essaient pas de sortir. De leur chambre, elles ne peuvent pas
voir cette chose horrible. Viens, Moranbois, viens, Laurence! pour
les muscles, vous valez dix hommes à vous deux; moi aussi je suis
fort quand il le faut. Et vous, Lambesc, écoutez! vous êtes très so-
lide aussi; mais vous n'aimiez pas Marco. Étes-vous assez généreux,
assez bon camarade, pour vouloir le venger, même au péril de
votre vie?
— Vous en doutez? répondit Lambesc avec un accent de bravoure
et de sincérité qu'il n'avait jamais eu sur la scène.
— C'est bien ! répondit Bellamare en lui serrant la main avec
énergie. Prenons des armes, des poignards surtout, nous n'en man-
quons pas ici.
Moranbois ouvrit la caisse, et en un clin d'œil nous fûmes armés;
puis nous nous rendîmes à la tour d'entrée. Elle n'était pas gardée,
personne ne paraissait levé dans cette partie de la forteresse; le
pont n'était pas encore baissé. Seule, la sentinelle qui veillait sur
le bastion voisin nous regarda d'un œil indifférent et n'interrompit
pas un instant ses volte-face monotones. Sa consigne n'avait point
prévu notre dessein.
Avant tout, nous voulions nous assurer de la vérité, quelque évi-
dente qu'elle fut. Nous montâmes l'escalier en vis de la tour, et nous
n'y trouvâmes que les têtes sanglantes des deux malheureux enfans.
Elles avaient été tranchées net par le damas dont les Orientaux se
servent si cruellement bien, leurs corps n'étaient point là.
— Laissons leurs têtes où elles sont, dit Bellamare à Moranbois,
dont les dents claquaient de douleur et de colère. Le prince revient
aujourd'hui, il faut qu'il les voie.
— Eh bien! il les verra, répondit Moranbois; mais je ne veux pas
que ces innocens restent en la compagnie de ces charognes de
Turcs. — Et comme il avait besoin d'exhaler sa rage, il arracha les
têtes desséchées de leurs supports et les jeta sur le pavé delà cour,
où leurs crânes se brisèrent avec un bruit sec.
— Ceci est inutile! lui disait Bellamare; mais il ne put l'empêcher,
et nous quittâmes la tour après avoir couvert de nos foulards ces
deux malheureuses figures que nous ne voulions pas laisser en spec-
tacle dérisoire à leurs bourreaux. Nous prîmes la clé de la tour, et
comme nous en sortions, nous vîmes que, malgré le soleil levé, le
pont était toujours dressé, contre l'usage ; on nous faisait prison-
niers. — Ça nous est bien égal, dit Moranbois, ce n'est pas dehors
que^nous avons affaire.
PIERRE QUI ROULE. 593
Il y avait deux gardes placés sous la herse. Bellamare les inter-
rogea. Leur consigne leur défendait de répondre, ils eurent l'air de
ne pas entendre. En ce moment, le frère Iscliirion parut de l'autre
côté du fossé. Il portait un panier rempli d'œufs qu'il avait été
chercher dans le village. Donc il avait été debout assez matin pour
savoir ce qui s'était passé la veille ou dans la nuit. Bellamare at-
tendit qu'on l'eût fait rentrer, et comme Moranbois le secouait ru-
dement pour le faire parler plus vite, nous dûmes prendre sa
défense; il était désormais le seul qui pût nous comprendre et nous
répondre.
— Qui a assassiné notre camarade et le groom du prince? dit
Bellamare au moine éperdu. Yous le savez, voyons, ne jouez pas la
surprise !
— Au nom du grand saint George, répondit le moine, ne cassez
pas mes œufs, excellence! ils sont tout frais, c'est pour votre dé-
jeuner...
— Je vais t'écraser comme une vipère, lui dit Moranbois, si tu
fais la sourde oreille. Est-ce toi qui as assassiné ces enfans?JNon,
tu n'aurais pas eu ce courage; mais c'est toi qui les as espionnés,
dénoncés, livrés, j'en suis sûr, et je te réponds que tu ne porteras
pas ta sale tête en paradis.
Le moine tomba sur ses genoux, jurant par tous les saints du ca-
lendrier grec qu'il ne savait rien, et qu'il était innocent de toute
mauvaise intention. Il mentait évidemment; mais les deux gardes,
qui regardaient tranquillement la scène, commençaient à s'émou-
voir un peu, et Bellamare ne voulait pas qu'ils intervinssent avant
d'avoir obtenu une réponse du moine. Il lui fit déclarer que la
seule autorité qui pût être responsable d'une exécution dans la
forteresse était le commandant Nikanor.
— Et quel autre aurait droit sur les personnes? répondit le
moine. En l'absence du prince, il faut bien un maître ici : le com-
mandant a droit de vie et de mort sur tous les habitans de la forte-
resse et du village.
— Sur vous, chiens d'esclaves, c'est possible, lui dit Moranbois;
mais sur nous, c'est ce que nous allons voir! Où est-elle terrée, ta
bête fauve de commandant? conduis-nous à son chenil, vite, et ne
raisonne pas !
Le moine obéit en se lamentant sur ses œufs cassés par les mou-
vemens brusques de Moranbois , et en souriant sous cape de notre
indignation. Il nous menait à l'antre du tigre; il espérait sans doute
que nous n'en sortirions pas.
George Sand.
{La cinquième partie au prochain n".^
TOME Lxxxii. — 1869. 38
L^EGLISE ROMAINE
LE PREMIER EMPIRE
— 1800 — 1814 —
XXIIl.
LE PAPE A FONTAINEBLEAU. — SIGNATURE DU CONCORDAT.
I. Mémoires du cardinal Consalvi. — II. Œuvres complètes du cardinal Pacca. — III. Cor-
respondance du cardinal Caprara. — IV. Correspondance de Napoléon I". — V. Dépêches
diplomatiques et documens inédits français et étrangers, etc.
I.
Arrivé à Fontainebleau le 19 juin 1812 au matin, Pie VII, ainsi
que nous l'avons raconté dans notre précédente étude, n'avait pas
d'abord trouvé où reposer sa tête (1). Aucun ordre n'était parvenu
au concierge du château, le sieur Ribbes. Il en coûtait à ce digne
homme d'interdire l'entrée de la résidence impériale au vieillard
épuisé de fatigue qu'il avait sous les yeux. D'un autre côté, com-
ment recevoir sans instructions un tel hôte, ou plutôt comment se
constituer à ses risques et périls le gardien sans mandat d'un pa-
reil prisonnier? L'humble concierge déclara qu'il ne pouvait rien
prendre sur lui, et qu'il allait en référer à ses supérieurs. Afin de
concilier toutefois avec l'accomplissement de son devoir la compas-
(1) Voyez la Revue du 15 avril.
l'église romaine et le premier empire. 595
sion dont il ne pouvait se défendre, M. Ribbes offrit au saint-père de
l'installer provisoirement dans une maison qu'il possédait non loin
du palais. Ce fut dans ce modeste logis que durant la même soirée
Pie VII reçut la visite du duc de Cadore apportant l'ordre tardif de
mettre immédiatement en état les appartemens destinés au sou-
verain pontife.
Le lendemain, M. Bigot de Préameneu accourait à Fontainebleau,
où la plupart de ses collègues ne tardèrent pas non plus à se rendre.
Leur but n'était pas en ce premier moment d'être admis auprès de
la personne du pape, car Pie VII gisait encore sur son lit de douleur
dans un état de santé qui, pendant trois semaines environ, renou-
vela toutes les inquiétudes que l'on venait d'éprouver pour sa vie (1).
Par cette démarche ostensible, les ministres de l'empereur avaient
hâte de témoigner de leur déférence pour le chef de la foi catho-
lique. Ils avaient surtout à cœur de faire comprendre au clergé et
à la société parisienne qu'ils n'étaient pour rien dans les incidens
qui avaient si étrangement marqué le passage du saint-père au
Mont-Genis et son arrivée cà Fontainebleau. Quels reproches pou-
vait-on leur adresser? Était-ce leur faute si le gouverneur du Pié-
mont, le beau- frère de l'empereur, n'avait pas voulu accorder
quelques instans de repos à l'auguste malade? Quant aux instruc-
tions remises au colonel Lagorse, l'empereur les avait dictées lui-
même. Était-il juste de les blâmer parce qu'un militaire, esclave
de sa consigne, avait compromis la santé du prisonnier en n'osant
prendre sur lui de le faire voyager à petites journées? Comment
pouvaient-ils prévoir que le concierge d'un palais impérial serait
si malavisé que d'en fermer les grilles au souverain pontife? Pré-
parer d'avance les appartemens du saint-père, c'eût été donner
l'éveil aux habitans de la ville, et l'on aurait alors risqué de les
voir, comme jadis, se porter tous au-devant de la voiture pontificale.
Pour l'empereur, quel déboire, et pour eux quelle responsabilité,
s'ils avaient imprudemment fourni à Pie VIT l'occasion d'un sem-
blable accueil ! Ces explications, données à voix basse par M. Bigot
de Préameneu et par le duc de Rovigo, n'étalent pas dénuées de fon-
dement. Autant en pouvaient dire pour leur propre décharge le prince
Borghèse, le colonel Lagorse et jusqu'à ce pauvre portier, sur lequel
on eût volontiers, si cela n'avait été trop ridicule, fait exclusivement
retomber le poids de tout ce qui venait de se passer. Cette fois en-
core, comme en 1809 lors de l'enlèvement du pape du Vatican et
de son transfert à Savone, aucun des personnages impliqués dans
ce drame étrange n'avait, à vrai dire, mérité d'être particulièrement
(1) OEuvres ccmplèles du cardinal Pacca, t. F"", p. 3U.
596 REVUE DES DEUX MONDES.
désigné à l'indignatioiî publique. Du sommet le plus élevé au degré
le plus bas de la hiérarchie, les fonctionnaires du premier empire
n'avaient tous fait qu'obéir. Ne point se compromettre, telle avait
été leur unique pensée. Le plus hardi d'entre eux aurait craint en
cédant, fût-ce un instant, à quelque généreuse impulsi m d'attirer
sur lui la colère d'un maître redouté; par frayeur, ils s'étaient passé
de main en main l'accablant fardeau du pontife moribond. Un peu
de pitié s'attache, quoi qu'on en ait, à tant de faiblesse. Il est difficile
de blâmer sans les plaindre ces malheureux agens de la volonté
impériale ; mais que penser et que dire du souverain tout-puissant
qui deux fois pendant son règne a mis à de si cruelles épreuves la
conscience de ses plus dévoués serviteurs?
Maintenant que Pie VII était rendu à Fontainebleau, toute incer-
titude avait cessé sur la façon dont il convenait de le traiter. Les
instructions laissées par l'empereur avaient tout prévu. Il avait or-
donné qu'on fît garnir de meubles magnifiques les chambres occu-
pées par sa sainteté au moment du sacre, et dont les fenêtres don-
naient en partie sur la cour de la fontaine, en partie sur le jardin
réservé du château. L'archevêque d'Édesse, le docteur Porta et les
gens de la maison pontificale devaient être logés dans les pièces
voisines. D'autres appartemens placés dans le même corps de bâti-
ment étaient destinés à recevoir les cardinaux et les évêques qui
viendraient présenter leurs hommages au saint-père. Convaincu en
effet que l'influence de l'entourage au milieu duquel il vivrait
ne pouvait manquer d'agir à la longue sur l'esprit de Pie Yll, Na-
poléon n'avait rien tant recommandé à M. Bigot de Préameneu que
d'envoyer les dignitaires les mieux pensans du clergé s'établir sou-
vent près de lai à Fontainebleau. Il importait d'y avoir autant que
possible à demeure les membres des anciennes commissions ecclé-
siastiques, surtout les cardinaux et les prélats envoyés récemment
en mission à Savone. Il fallait que les plus habiles d'entre eux ne
perdissent pas une occasion de mettre incessamment sous les yeux
du souverain pontife le tableau des maux présens de l'église de
France, afin d'ouvrir la voie à de nouvelles négociations, et de le
préparer aux grands sacrifices qui seraient bientôt exigés de lui.
Ces fréquentes entrevues du chef delà catholicité avec des membres
sûrs et bien choisis de l'ancien concile national auraient d'ailleurs
plus d'un avantage. Elles tranquilliseraient les curés de campagne
et la masse entière des fidèles sur l'état des relations entre le saint-
siége et Napoléon. Le spectacle du souverain pontife devenu l'hôte
du fils aîné de l'église et habitant, en compagnie d'une foule de
cardinaux et d'évêques, l'une des plus somptueuses résidences im-
périales ne pouvait qu'être d'un excellent effet. Si l'on amenait
l'église romaine et le premier empire. 597
doucement Pie YII à s'occuper par lui-même du détail des affaires
intérieures des divers diocèses de France , un grand point serait
gagné. Si l'on pouvait à le décider à se fixer dans la capitale de
l'empire, ce serait un pas immense vers la seule solution possible
des difficultés pendantes. Napoléon ne désespérait pas en effet d'at-
tirer le pape à Paris. Avis était déjà donné ai? cardinal Maury
d'avoir à livrer son palais épiscopal aux architectes, afin qu'ils
le missent en état de recevoir bientôt sa sainteté en bâtissant des
écuries, en agrandissant les jardins, en doublant les appartemens
de réception (1). Les curieux de la capitale avaient assisté avec
surprise à ces travaux précipités, dont le secret leur fut révélé par
l'apparition d'un petit livre imprimé avec permission de la police,
le Guide des voyageurs à Paris, et qui donnait officiellement à l'ar-
chevêché restauré de Notre-Dame le titre de « palais papal, jus-
qu'ici archiépiscopal. »
Tous les plans gigantesques agités vaguement par l'empereur
sur les bords du Niémen, qu'il s'apprêtait à franchir, il n'était
point fâché d'en laisser percer quelque chose aux yeux, non-seule-
ment du public français, mais de l'Europe entière; ils furent
prompteraent déjoués par Pie VII. A peine rétabli de ses souf-
frances, le pape avait jeté un regard de souveraine indifférence
sur les splendeurs de sa nouvelle demeure. Il déclara qu'il enten-
dait y mener une vie aussi retirée qu'à Savone. Il y avait été con-
duit contre son gré, et s'y considérait comme prisonnier. Les voi-
tures et les chevaux qu'on lui offrait pouvaient être ramenés aux
écuries impériales; il ne s'en servirait pas. Son intention n'était
point d'officier publiquement dans la chapelle du château. Il de-
manda et obtint que l'on transformât en simple oratoire, pour y
dire chaque jour sa messe, le salon le plus voisin de sa chambre à
coucher. Au grand désappointement des habitans de Fontainebleau,
il s'interdit même d'aller prendre l'air dans les jardins attenans au
palais. Il ne se refusa d'ailleurs à aucune visite, et reçut avec une
froide bonne grâce le ministre des cultes, ainsi que tous les grands
fonctionnaires de l'empire, qui se rendirent par ordre auprès de
lui; mais il ne s'ouvrit de rien avec eux. L'accueil qu'il fit aux car-
dinaux mandés de Paris, à l'archevêque de Tours, aux évèques de
Nantes, de Trêves et d'Évreux, quoique moins réservé, ne fat pas
beaucoup plus encourageant. Eu vain les uns et les autres multi-
plièrent leurs visites; en vain ils s'efforcèrent de mettre à plusieurs
reprises l'entretien sur les contestations pendantes et sur les moyens
(!) Mémoires historiques sur les affaires ecclésiastiques de France, par M. Jauffret,
t. II, p. 492.
598 REVUE DES DEUX MONDES.
de les résoudre dans l'avenir. Pie YII les écouta toujours avec pa-
tience, sans répondre autrement qu'en renouvelant les déclarations
déjà faites à Savone. Parmi tant d'interlocuteurs qui s'étaient donné
la mission de le convertir aux idées de l'empereur, un seul avait le
don d'émouvoir péniblement le cœur du pieux et doux pontife,
c'était l'impétueux Maury. Pie YII se défendit autant qu'il put de
discuter avec lui. Plusieurs fois il s'excusa de ne le point recevoir;
on assure qu'il finit même par demander comme une grâce de
n'être plus obsédé par les importunités de ce membre du sacré-col-
lége, qu'il considérait comme un déserteur de la cause de l'église,
comme un ingrat et l'agent de son ennemi (1).
Il était évident qu'on ne gagnerait rien par voie de conférences
sur la résolution bien arrêtée du saint-père de se renfermer, à
Fontainebleau comme à Savone, dans un rôle purement passif.
Cette résignation, nous le savons déjà, lui coûtait assez peu; quant
à cette profonde retraite dans laquelle il s'ensevelissait comme
à plaisir, elle éiait conforme à ses goûts et aux habitudes de sa
jeunesse, écoulée dans la solitude du cloître. Ce n'était point
une privation pour lui de consacrer ses journées au jeûne et à la
prière, ayant pour unique distraction les entretiens de l'archevêque
d'Édesse, M. Bertalozzi, et parfois, à ses momens perdus, le soin
de réparer lui-même, comme un simple moine, les petits dom-
mages que l'usure et le temps avaient apportés à ses vêtemens
pontificaux. Un tel calme, tant de simplicité, causaient plus de
surprise que d'admiration à ceux dont Pie VII dérangeait ainsi
tous les calculs. On trouve la trace de cette mauvaise humeur dans
les mémoires laissés par le duc de Rovigo, qui n'y perd pas une
occasion de mal parler du saint-père. « Il y avait, dit- il, à Fontai-
nebleau, une bibliothèque superbe; mais Pie VU n'y toucha jamais.
Il n'ouvrait pas un livre de toute la journée ('2). » En cela, le mi-
nistre de la police impériale était mal informé, et, chose plus sin-
gulière, le cardinal Pacca est tombé dans la même erreur lorsque,
pour laver Pie VII des reproches du duc de Piovigo, il s'écrie à son
tour : « Gomment cet homme ne savait-il pas qu'une personne
pieuse n'est jamais oisive en présence d'un crucifix et d'une image
de la Vierge (3)? » La vérité est que la bibliothèque d'un palais
tout rempli des souvenirs de François P'", de Henri II et de Diane
de Poitiers, de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées, ne contenait pro-
bablement pas le genre d'ouvrages dont le saint-père avait alors
(1) Mémoires pour servir à VMstoire ecclésiastique, t. III, p. 586.
(2) Mémoires du duc de Rovigo, t. VI, p. 72, 73, etc.
(3) OEuvres complètes du cardinal Pacca, 1. 1", p. 350.
l'église roumaine et le premier empire. 599
besoin. Il est assez naturel qu'il ne se soit pas adressé aux corres-
pondans du ministre de la police pour se procurer les traités reli-
gieux et les ouvrages spéciaux qui pouvaient lui être utiles pour
se défendre contre les prétentions toujours croissantes du gouver-
nement français. La congrégation de Saint-Sulpice était, on s'en
souvient, dissoute à cette époque, et son pieux directeur était mort.
Ce fut à l'ami et à l'héritier de l'abbé Émery que Pie YII fit secrè-
tement appel pour se procurer un certain nombre de livres prove-
nant de la bibliothèque du savant théologien qui, tout en restant
fidèle aux doctrines gallicanes, avait si courageusement défendu
jusqu'aux derniers jours de sa vie les droits du saint-siége. L'abbé
Garnier, devenu à son tour supérieur de Saint-Sulpice, a plus
d'une fois raconté à des personnes encore vivantes qu'il avait ainsi
envoyé au saint-père, par un intermédiaire sûr, les œuvres de saint
Cyprien, le Cours de droit canon de van Espen, et plusieurs au-
tres volumes dont il avait oublié les titres. « Le pape avait reçu
ces livres, répétait encore en 1836 le successeur de l'abbé Émery;
il s'en était servi et les avait même emportés probablement à Rome,
car ils ne furent jamais rendus (i). » Quittons pour un instant ce
palais de Fontainebleau, théâtre prochain de la chute de l'empereur
et de la délivrance du pape, et tandis que dans une solitude pres-
que absolue Pie VII s'y apprête par le recueillement, par l'étude,
par la prière surtout, à la dernière lutte qu'il eut à soutenir contre
son redoutable adversaire, essayons, revenant un peu sur nos pas,
de rendre compte de la situation faite à l'église de France depuis
le jour de la brusque dissolution du concile jusqu'à la fin de la dé-
sastreuse expédition de Russie.
IL
Aussitôt que Napoléon eut reconnu qu'il aurait peine à mener à
bonne fin la négociation entamée à Savone avec Pie VII, il n'a-
vait rien eu de plus pressé que de renvoyer dans leurs diocèses les
évêques encore assemblés à Paris. La plupart avaient devancé ses
ordres; mais quelques-uns témoignèrent la plus grande répugnance
à se rendre au milieu de leur nouveau troupeau : c'étaient ceux que
l'empereur avait récemment nommés. Le saint-père avait fini, de
guerre lasse, par leur accorder l'institution canonique; mais ils ne
pouvaient en définitive être sacrés depuis que Napoléon, par les
(1) Des recherches faites à la bibliothèque du château de Fontainebleau, il résulte
qu'on y possède un gros volume iu-folio des œuvres de saint Cyprien; rien n'indique
toutefois que ce soit l'exemplaire prêté à Pie VIT par l'abbé Garnier.
600 REVUE DES DEUX MONDES.
»
raisons que nous avons exposées, avait pris tout à coup le singulier
parti de ne faire usage ni du bref du pape ni de ses bulles. La po-
sition de plusieurs de ces évêques était très embarrassante; telle
était, par exemple, celle de M. d'Osmond, ancien évêque de Nancy,
récemment nommé à Florence. Ses adversaires faisaient clandes-
tinement courir dans son diocèse italien de nombreuses copies du
bref réprobatif jadis adressé à son sujet par le saint-père à l'archi-
diacre Corboli, et d'un autre côté l'emipereur ne voulait point l'auto-
riser à produire les bulles pontificales d'une date plus récente qui
l'auraient mis régulièrement en possession de son nouveau siège.
M. Jauifret, ancien évêque de Metz, nommé naguère à l'archevê-
ché d'Aix, n'avait été pour son compte l'objet d'aucune admoni-
tion du saint-père; mais, chef incontesté d'un diocèse où il était
justement considéré, il lui répugnait extrêmement d'aller prendre
la direction d'un troupeau qui peut-être hésiterait à reconnaître la
légitimité de ses pouvoirs. Il n'était parti pour Aix qu'après avoir
reçu la promesse qu'on lui expédierait ses bulles en route; elles ne
lui parvinrent jamais (1). Quelques-uns des nouveaux prélats étaient
de simples prêtres élevés par l'empereur à la dignité épiscopale.
Munis d'un titre officiel parfaitement valable aux yeux de l'admi-
nistration civile, ils ne pouvaient avant leur consécration ni porter
les insignes ni exercer les fonctions canoniques de leur charge.
Qu'on juge de la confusion où de pareilles anomalies devaient jeter
une notable partie des diocèses de France! Pour parer à tant d'em^-
barras, l'empereur avait, il est vrai, employé un biais déjà mis en
pratique pendant les derniers temps du roi Henri III, durant une
partie du règne de Henri IV, et plus récemment par Louis XIV,
lors de ses démêlés avec la cour de Rome. M. Bigot de Préameneu
s'était entendu avec la plupart des chapitres, afin qu'ils eussent à
choisir pour administrateur capitulaire du siège vacant l'évêque
désigné par l'empereur. Semblable mesure avait passé autrefois
presque inaperçue, « et l'on ne voit pas, dit M. Picot, que sous
Louis XIV surtout elle eût troublé l'église, ni inquiété les con-
sciences; mais les circonstances étaient bien différentes. Les vues
de Napoléon contre l'église n'étaient pas équivoques, et il était clair
qu'il n'avait pris ce moyen que pour se passer, au moins pendant
quelque temps, des bulles pontificales (2). » Les anciennes tradi-
tions de l'église gallicane, dont l'empereur avait toujours le nom
à la bouche, autorisaient- elles en effet le procédé auquel il venait
(1) Mémoires historiques sur les affaires ecclésiastiques de France, t. II, p. 394 et
485, par M. Jauffret, frère de l'archevêque d'Aix.
(2j Mémoires pour servir à l'histoii-e ecclésiastique, de M. Picot, t. III, p. DiO.
l'église romaine et le premier empire. 601
d'avoir recours? Nous ne saurions le dire, nous reconnaissant tout
à fait incompétent en semblable matière, et n'osant prendre sur
nous d'avoir un avis sur une question délicate qui a divisé de graves
et e.xcellens esprits. Dans plus d'un diocèse, nombre d'ecclésias-
tiques s'étonnèrent d'entendre le ministre des cultes de cette
époque invoquer les fameuses libertés gallicanes et parler de faire
rentrer les évêques dans leurs droits primitifs au moment où il les
voulait au contraire courber sous le joug le plus dur. u Ils trouvaient
singulier d'entendre les préfets de l'empire s'élever contre le des-
potisme de la cour de Rome alors que cette cour était abattue, et
qu'un despotisme un peu plus réel pesait sur toutes les têtes (1). »
D'ailleurs les chapitres ne furent pas toujours unanimes à choisir
l'évêque nommé par le chef de l'état. Au giand mécontentement de
M. Bigot, les chanoines le plus en crédit pour leur science et leur
piété relusèrent parfois d'admettre la régularité de la mesure prise
par leurs collègues, et quelques-uns s'obstinèrent même à mécon-
naître absolument la juridiction canonique de l'administrateur ainsi
désigné par le chapitre. Les opposans n'étaient pas sans recruter des
adhérens parmi les simples curés de campagne. A ce groupe venait
se joindre dans quelques départemens celui des anti-concordatistes
et des membres de la petite église. Ces dissidences créaient mille
obstacles à l'administration des archevêques et des évêques non
consacrés. L'opposition qu'on se hasardait à leur faire n'avait
encore rien de bruyant. Au sein du clergé comme parmi les au-
tres classes de la société, qui donc à cette époque aurait osé con-
trecarrer publiquement la volonté du maître? L'agitation était lo-
cale, sourde et cachée. Dans un petit nombre de cas, elle franchit
pourtant la limite des diocèses; mais la faute en revint tout entière
à l'empereur, car ce fut la suite inévitable des violences qu'il
venait d'exercer contre les évoques de Troyes, de Tournai et de
Gand.
Ces trois prélats, arrêtés à trois heures du matin dans leur lit le
12 juillet 1811, avaient été, on s'en souvient, conduits comme des
criminels d'état à Yincennes ("2). Tous leurs papiers avaient été sai-
(i) Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique, t. III, p. 550.
(2) Nous nous souvenons d'avoir entendu raconter à M. Pasquier que cette arresta-
tion, à laquelle il fut totalement étranger, et qui eut même lieu à son insu, avait été
opérée par un inspecteur-général de police, M. Veyrat. Malgré la rudesse de ses formes
et en dépit des habitudes du métier, cet agent n'avait pu se défendre d'une certaine
émotion lorsqu'il s'était vu charger de mettre la main sur d'aussi vénérables person-
nages; cette émotion durait encore lorsqu'il vint le lendemain matin rendre naïve-
ment compte au préfet de police étonné de l'emploi de sa nuit. Deux des prélats, les
évêques de Gand et de Tournai, l'avaient frappé par la dignité de leur contenance et
602 REVUE DES DEUX MONDES.
sis à domicile. Ils avaient clù subir un long et minutieux interro-
gatoire devant M. Desmaret, chef de division au ministère de la
police. Ce lieutenant du duc de Rovigo, après leur avoir enlevé les
livres de piété qu'ils avaient emportés avec eux et jusqu'à leur
bréviaire, après s'être assuré qu'ils n'avaient ni plumes ni crayons,
les avait fait enfermer dans le donjon du château, où ils furent soi-
gneusement séparés les uns des autres et privés de toute commu-
nication avec le reste des prisonniers. Leur mise au secret était si
rigoureuse que, placés au même étage que les cardinaux Gabrielli et
di Pietro, ils furent longtemps à l'ignorer. On se figure aisément
l'effet produit sur les captifs par le traitement auquel les soumet-
tait le souverain qui, après leur avoir demandé leur avis comme
évêques, les punissait du courage qu'ils avaient mis à lui répondre
suivant leur conscience. L'évêque de Tournai, doué d'une consti-
tution robuste et d'un caractère plein d'égalité, ne parut pas trop
souffrir de cette épreuve; l'évêque de Gand, plus faible de santé
et d'une sensibilité toute nerveuse, supportait moins facilement
une si pénible séquestration. La promenade solitaire qu'on lui per-
mettait de faire chaque jour sur la plate-forme du donjon trom-
pait imparfaitement son ennui. Dans cette même prison d'état où
le grand Condé, gardé moins étroitement, avait jadis, pour occuper
ses loisirs, cultivé des œillets et composé des épigrarames contre
Mazarin et le comte d'IIarcourt, l'inûffensif prélat trouva moyen
de se distraire un peu en écrivant avec du plomb arraché à la
toiture de la terrasse , et sur les morceaux de papier qui avaient
servi à envelopper ses alimens, quelques ingénieux commentaires
sur les fables de La Fontaine. L'évêque de Troyes avait non sans
peine obtenu une plume et de l'encre. Il s'en servit pour écrire, le
5 novembre, à M. Desmaret, et pour réclamer avec émotion contre
le traitement qu'on lui faisait subir. Sa plainte fut écoutée, et le duc
de Rovigo donna des ordres au gouverneur du donjon pour qu'on
fît descendre au premier étage les cardinaux di Pietro et Gabrielli.
On mit à leur place M. Duvivier, secrétaire de l'évêque de Tour-
nai, et M. van de Welde, théologien de l'évêque de Gand, qui avaient
été tous deux arrêtés en même temps que leurs pasteurs. Les trois
prélats reçurent en môme temps la permission de se visiter dans
par le calme de leur résignation. Il n'en avait pas été de même pour l'évêque de Troyes.
M. Veyrat ne pouvait dissimuler son étonnement d'avoir vu M. de Boulogne descendre
jusqu'à la prière, et le conjurer de vouloir bien lui donner le temps de faire entendre
ses réclamations, comme si pareille condescendance était possible de sa part. « Les
hommes doués d'une imagination vive jusqu'à l'emportement, ajoutait M. Pasquier, et
tel était Tévêque de Troyes, sont presque toujours ceux qui se laissent le plus aisé-
ment abattre. »
l'église romaine et le premier empire. 603
leurs chambres et de se promener autant qu'ils le voudraient dans
une sorte de vestibule commun. C'était l'empereur qui avait per-
sonnellement voulu accorder aux trois prisonniers cette faveur, à
laquelle il savait qu'ils seraient fort sensibles; mais il avait en cela
un but particulier. Lorsque les trois évêques eurent goûté pendant
quelques jours la satisfaction inattendue de se retrouver ensemble,
le duc de Rovigo, car c'était lui qui semblait avoir désormais la
haute main dans les affaires religieuses, fit savoir à M. Bigot de
Préameneu qu'il était chargé par le chef de l'état de s'entendre
avec lui pour obtenir la démission des prélats. Supposant que le
secrétaire-général du département des cultes serait probablement
chargé de cette mission, il envoyait au commandant du château la
permission de le laisser communiquer avec les prisonniers. Pour
éviter sans doute que M. Bigot, son secrétaire-général et surtout
les évêques se fissent la moindre illusion sur les conséquences pro-
bables d'un refus, le duc de Piovigo avait soin de terminer sa lettre
en priant son collègue de « vouloir bien l'informer immédiatement
du résultat de ]a démarche, afin qu'il pût faire exécuter la suite des
ordres de sa majesté (1). »
La menace était suffisamment transparente, et les trois évêques
ne s'y trompèrent point. Le secrétaire -général du ministère des
cultes, arrivé le même jour à Yincennes, vit séparément chacun de
ces messieurs, et prit soin d'empêcher qu'ils ne pussent se concer-
ter avant de lui répondre. Leur hésitation, à ce qu'il paraît, fut
d'abord assez grande. Chacun d'eux se débattit et délibéra plus ou
moins longtemps en lui-même. Cependant l'évêque de Tournai
céda le premier, et sa lettre, que nous avons sous les yeux, ne
donne point à penser qu'il ait fallu lui livrer un très rude combat.
« M'abandonnant entièrement à la clémence et à la grâce de sa ma-
jesté l'empereur et roi, à qui je resterai éternellement soumis et
très affectueusement attaché, y disait-il, je me fais un devoir, d'a-
près le contenu de la lettre qui m'a été présentée, de donner ma
démission de l'évêché de Tournai. » La défense de l'évêque de
Troyes, celle surtout de l'évêque de Gand, furent beaucoup plus
longues. « Ils refusèrent quelque temps, écrit le chanoine de Smet,
de se prêter à cet acte; mais, pensant ensuite qu'ils devaient en
tout état de cause se regarder comme perdus pour leurs diocèses,
et que d'ailleurs une démission souscrite sous les verrous ne pou-
vait avoir aucune valeur, ils se déterminèrent à céder (2). » La dé-
(1) Lettre de M. le duc de Rovigo au ministre des cultes, 22 novembre 1811.
(2) Coup d'œil sur VJdstoire ecclésiastique dans les premières années du dix-neuvième
siècle, par le chanoine de Smet, Gand 1849.
604 REVUE DES DEUX MONDES.
mission de M. de Boulogne et de M. de Broglie était pure et simple,
sans aucune espèce de commentaire. Huit jours après, le comman-
dant du donjon vint dire aux trois évêques que l'empereur leur
permettait de choisir une ville en France pour leur résidence; mais
il fallait que la ville indiquée par eux fût à quarante lieues de
Paris, et ne fût pas le siège d'un évêché : leur détention allait être
commuée en exil. Pendant qu'ils hésitaient encore sur le lieu qu'ils
désigneraient, survint un autre messager du duc de Piovigo, qui as-
signa à chacun sa résidence : Beaune à l'évèque de Gand, Gien à l'é-
vêque de Tournai, Falaise à l'évèque de Troyes. Défense leur était
faite de s'en éloigner de plus de deux lieues. Peu de jours après, le
il décembre, arrivait un troisième émissaire chargé de signifier aux
prélats que leur démission ne suffisait plus. Il était indispensable
qu'avant d'être mis en liberté ils signassent la promesse formelle
de n'entretenir aucune correspondance avec leurs diocèses, et de ne
se mêler désormais d'aucune affaire ecclésiastique. C'était M. Des-
maret qui avait personnellement mission de mener à bien cette né-
gociation, et ce fut par des lettres directement adressées au ministre
de la police que les trois évêques durent prendre sur l'honneur un
pareil engagement (1).
Yoici quel avait été le motif de ce redoublement de précautions :
à peine avait-il obtenu la démission des prélats captifs, M. Bigot
de Préameneu s'était, par ordre de l'empereur, empressé d'écrire
aux chanoines des trois chapitres de Troyes, de Tournai et de
Gand pour leur annoncer que , le siège épiscopal étant désormais
vacant, ils eussent à pourvoir immédiatement à l'administration du
diocèse. « Les pouvoirs des vicaires-généraux nommés par l'évèque
démissionnaire ayant cessé par le fait même de cette démission, je
ne puis plus, disait le ministre, correspondre avec eux. » Le devoir
des chanoines était donc d'en nommer d'autres sur-le-champ. « Je
dois vous prévenir, ajoutait M. Bigot, que les vicaires capitulaires-
généraux doivent être autres que les vicaires-généraux actuels, dont
la nomination ne serait pas admise ('2). )> Dans la dépêche qu'il avait
expédiée le même jour aux préfets des trois départemens, le mi-
nistre des cultes avait été plus explicite encore, a Prenez lecture,
disait-il au préfet de l'Aube, et gardez copie de ma lettre au cha-
pitre de la cathédrale de Troyes. Vous verrez que son objet est aussi
pressé qu'important. Faites venir les vicaires-généraux, vous les pré-
viendrez qu'ils ne peuvent pas être continués. C'est une mesure qui
(1) Lettres des évêques de Gand, de Tournai et de Troyes au ministre de la police,
ii décembre 1811.
(2) Lettres du ministre des cultes à MM. les chanoines des chapitres de Gand, de
Troyes et de Tournai, 23 novembre 1811.
l'église romaine et le premier empire. 605
ne leur est pas personnelle; mais il ne convient pas que les vicaires
du chapitre, pendant une vacance par démission, soient les mômes
que ceux de l'évoque démis. Sa majesté s'est formellement expliquée
à cet égard... Faites également venir ceux des chanoines en qui
vous reconnaissez le plus de sagesse et de bons principes.-. Vous
emploierez toute votre influence pour que le choix ne porte pas sur
un sujet qui serait dans le cas d'être rejeté... Vous ferez en même
temps sentir à ces chanoines que, si le chapitre ne remplissait pas
sur-le-ciiamp le devoir indispensable de nommer pendant la va-
cance qui leur est officiellement notifiée, ils se rendraient coupables,
et s'exposeraient, surtout dans les circonstances actuelles, à une
juste animadversion. Si contre toute apparence le chapitre, dont
j'ignore les dispositions, disait qu'il ne connaît pas de sujet capable
ou qui veuille accepter, ce serait un subterfuge qui indisposerait
encore plus sa majesté (1). »
Ces recommandations mêlées de menaces peu dissimulées avaient
été strictement suivies quant à la lettre, mais complètement élu-
dées, quant à l'esprit, par les chapitres de Troyes et de Tournai.
Avant de quitter son siège épiscopal pour se rendre au concile de
Paris, M. Hirn, prévoyant les persécutions auxquelles il pourrait
être en butte, avait donné des lettres de grands-vicaires à tous les
membres de son chapitre, afin qu'ils fussent, dans n'importe quelle
conjoncture, en état de pourvoir aux besoins du diocèse. Il en fut
de même ou à peu près à Troyes, car les chanoines trouvèrent
moyen de choisir des administrateurs qui avaient préalablement
reçu des pleins pouvoirs secrets de M. de Boulogne. A Gand, le cha-
pitre avait été plus hardi. 11 avait osé répondre à M. Bigot de Préa-
meneu que, « d'après la doctrine des canonistes, ce n'était pas la
démission d'un évoque, c'était l'acceptation de cette démission par
le souverain pontife qui rendait un siège vacant... Si les chanoines
osaient s'arroger des pouvoirs qui ne leur étaient pas encore régu-
lièrement dévolus, cela jetterait, ajoutaient-ils, le plus grand trouble
dans les consciences des fidèles. Le clergé du pays, très attaché
aux principes et aux usages de l'église, ne déférerait pas aux me-
sures prises par les vicaires-généraux nommés en de pareilles cir-
constances. La désobéissance détruirait l'autorité de la nouvelle
administration, et la division se mettrait indubitablement entre les
pasteurs et les ouailles (2). »
Napoléon avait aisément deviné que des chapitres aussi attachés
(1) Lettre de M. le ministre des cultes au préfet de l'Aube, 23 novembre 1811.
(2) Lettie de MM. les membres du chapitre cathédral de Gand au ministre des cuites,
27 novembre 1811.
606 REVUE DES DEUX MONDES.
à leurs anciens pasteurs seraient d'un gouvernement difficile, et re-
cevraient plus volontiers le mot d'ordre des captifs que celui de son
ministre des cultes; c'est pourquoi il avait songé à obtenir des trois
prélats l'engagement de ne plus se mêler d'aucune affaire ecclé-
siastique. Pour son compte, M. Bigot aurait beaucoup souhaité qu'on
n'allât pas plus loin, car les violences lui répugnaient fort; mais il
avait désormais pour auxiliaire dans se-s rapports avec les membres
du clergé un redoutable acolyte qui possédait plus que lui la con-
fiance du maître. Averti par sa police qu'un négociant de la ville de
Gand était venu, de la part du chapitre, s'aboucher à Beaune avec
M. de Broglie, le duc de Rovigo n'avait rien eu de plus pressé que
d'en prévenir l'empereur, déjà si fort irrité contre les chanoines de
ce diocèse. Aux yeux de ce zélé serviteur de ]Napoléon, c'était le
clergé qui faisait courir à l'état les plus grands dangers. Au mo-
ment où son chef se préparait à quitter pour longtemps la France,
il lui semblait donc tout à fait imprudent de laisser derrière lui, en
Bourgogne, l'évêque qui passait à tort ou à raison dans le public
pour avoir été le principal meneur de l'opposition au sein du con-
cile national. Ces profondes considérations politiques persuadèrent,
à ce qu'il paraît, Napoléon. Or, dans les temps dont nous nous
occupons, on ne faisait point les choses à demi quand il s'agissait
d'assurer la tranquillité du pouvoir. C'est pourquoi, oubliant dans
la maison de santé de la barrière du Trône le général républicain
Mallet, qui allait bientôt leur causer une si chaude alerte, le tout-
puissant souverain et son précautionneux ministre s'occupèrent
d'envoyer M. de Broglie aux îles Sainte-Marguerite. Trop de sûre-
tés ne pouvaient être prises contre un si dangereux conspirateur.
On lui assigna donc pour prison, sur le sommet des rochers les
plus escarpés, la cellule aux murs épais, aux barreaux inébranla-
bles, qu'avait jadis habitée l'homme au masque de fer. Que faisait
cependant à l'heure même où l'on décidait de son sort le prélat
valétudinaire qui allait subir durant cinq ou six mois un si cruel
traitement? Le 11 décembre 1811, s'adressant de Beaune à M. Bi-
got pour l'entretenir avec une entière ouverture de cœur de ses af-
faires personnelles, ce prétendu ennemi de l'empereur terminait
ainsi sa lettre :
«... Ma ruine pécuniaire m'est bien moins sensible que le chagrin de
ne pouvoir plus servir la religion et l'empereur avec le zèle qui l'année
dernière a mérité l'éloge de ce grand prince quand il vint en Belgique.
Mon attachement à la personne de l'empereur sera toujours le même que
quand il m'honorait de ses bontés. Il faut que la calomnie ait bien pré-
valu sur mes fidèles services. J'espère que la vérité et mon innocence
l'église romaine et le premier empire. 607
seront reconnues. A quarante-cinq ans, s'éteindre dans l'inaction est un
état pénible. Je ferai, comme j'ai toujours fait, les vœux les plus ardens
pour le bonheur de sa majesté l'empereur, de son auguste famille, pour
la prospérité de la patrie, et je conserverai également un souvenir re-
connaissant des témoignages d'affection que j'ai reçus de vous (1). »
Le 6 février 1812, M. de Boulogne envoyait de Falaise au même
ministre une supplique beaucoup plus humble.
« Est-ce donc là, s'écriait l'évêque de Troyes, que devaient se terminer
quatre ans de succès flatteurs et de -travaux utiles? Serait-il vrai que
toutes les rigueurs ne sont point encore épuisées, et que je sois encore
condamné à voir la fin de mon honorable carrière attristée par le besoin ?
Je ne puis le croire. Non, jamais je ne croirai que sa majesté veuille
mettre le comble à mes malheurs en m'enlevant mes moyens actuels de
subsistance sans m' assurer un sort pour l'avenir. L'empereur est sans
doute le maître de me retirer ses bonnes grâces, puisque j'ai eu le mal-
heur de lui déplaire; mais j'ose dire, avec tout le respect qui lui est dû
et toute la confiance que m'inspire la magnanimité de son caractère,
qu'il ne l'est pas de me dépouiller de tout sans me donner quelque dé-
dommagement. Ce serait, je ne crains pas de l'avancer, une injustice
qui n'est pas dans son cœur et qui ne serait pas moins opposée à la gé-
nérosité de ses sentimens qu'à son amour pour la véritable gloire (2). »
Quoi qu'en dise ici M. de Boulogne, la générosité envers ceux
qu'il considérait comme des adversaires n'avait jamais fait partie
des qualités de Napoléon. Le bon sens, une juste appréciation des
obstacles que pouvait lui opposer la nature des questions engagées
ou le caractère des hommes qui s'y trouvaient mêlés , l'avaient à
ses débuts presque toujours guidé dans le maniement difficile des
affaires religieuses; mais ce temps heureux était passé. La raison
ne le gouvernait plus; c'était la passion qui l'emportait. Au dedans
comme au dehors, il ne voulait plus dorénavant compter avec rien
ni avec personne. Quoi de surprenant si, dans une pareille dispo-
sition d'esprit, alors qu'il n'hésitait point à se jeter dans la plus
aventureuse expédition, et semblait courir tête baissée au-devant
de la catastrophe qui allait détruire sa puissance militaire , il ne
regardait pas davantage à prendre coup sur coup, avant de quit-
ter la France, des mesures inutilement violentes, propres surtout à
(1) LeUre de Maurice de Broglie, ancien évoque de Gand, au ministre des cultes
Beaune, 11 décembre 1811.
(2) Extrait d'une lettre de l'ancien évêque de Troyes au ministre des cultes, Falaise,
C février 1812.
608 REVUE DES DEUX MONDES.
ruiner son autorité morale? La bonne politique, telle qu'il l'avait
d'abord pratiquée, aurait voulu qu'il fermât les yeux sur le biais
imaginé par les chapitres de Troyes et de Tournai; ce compromis
devait maintenir la tranquillité dans ces deux diocèses; il avait
tout à gagner à s'y prêter. La sagesse lui conseillait également
de prendre en quelque patience le refus dilatoire opposé par les
chanoines de Gand. La simple équité, sinon le sentiment des ser-
vices rendus, aurait dû le porter à ne pas sévir à outrance contre
d'anciens partisans restés aussi dévoués à sa personne que l'é-
taient encore à cette époque M. de Broglie et M. de Boulogne. Au-
cune de ces considérations ne lé retint. Ne jamais reculer ni fléchir,
tout pousser à l'extrême, telle était la règle de conduite mainte-
nant adoptée dans le gouvernement des affaires de l'église, comme
partout ailleurs, par l'ancien négociateur du concordat. Le moindre
retard apporté à l'immédiate exécution de ses absolues volontés le
transportait de colère. Qu'étaient les ecclésiastiques de son empire
pour oser se mesurer avec lui? U saurait bien les mettre à la raison. . .
« Les prêtres, étant sujets comme les autres, écrit-il à M. Bigot, le
16 juin, de Kœnigsberg, c'est-à-dire quelquesjours seulement avant
d'entrer en campagne contre la Russie, sont soumis au même ser-
ment. Il faut toutefois distinguer. Il y a le serment ecclésiastique
qui a été prescrit par le concordat : la seule peine que j'impose au
prêtre qui ne veut pas le prêter, c'est la perte de son bénéfice; mais
le serment d'obéissance aux constitutions de l'empire et de fidélité
à l'empereur est dû par tous les citoyens. Ceux qui ne veulent pas
le prêter encourent la peine portée par mon décret. Écrivez donc à
l'évêque, et faites comprendre à ces malheureux combien ce refus
serait contraire à leurs devoirs. Quand ils auront prêté ce dernier
serment, ils sortiront seulement de leur exil (I)... '>
Pour édicter des peines aussi sévères contre des chanoines trop
consciencieux, pour envoyer un prélat inolTensif languir aux îles
Sainte-iMarguerite, pour maintenir un pape captif à Fontainebleau,
il y avait une condition à remplir : il fallait être partout et tou-
jours vainqueur de tous ses ennemis. Le succès, un succès pro-
digieux comme celui qui avait jusqu'alors couronné les campagnes
les plus audacieuses de Napoléon, eût été nécessaire, nous ne di-
rons pas pour absoudre, mais pour rendre supportables à l'opinion
publique d'aussi injustes violences. Il lui aurait fallu battre aujour-
d'hui les Russes aussi complètement qu'il avait jadis battu les
Autrichiens et les Prussiens. Quelque triomphant bulletin daté du
(1) Lettre de l'empereur au ministre des cultes, Kœnigsberg, 10 juin 1812. — Cor-
respondance de Napoléon /'•'■, t. XXIII, p. 501).
l'église romaine et le premier empire. 609
champ de bataille d'un nouvel Austerlitz ou d'un autre léna au-
rait seul pu faire rentrer au fond des cœurs les griefs accumulés
par l'exercice du pouvoir qui pesait si lourdement depuis douze
années sur toutes les classes de la nation. C'est le sort des despotes
de voir la fortune les trahir quand ils auraient le plus besoin de ses
faveurs, et c'est aussi la leçon des peuples qui ont trop facilement
accepté leur joug d'être un jour atteints, meurtris et comme bles-
sés à mort par les rudes coups de la main à laquelle ils ont laissé
le soin d'opérer leur délivrance. L'heure fatale avait sonné où Na-
poléon et la France allaient recueillir les fruits amers de cette
triste expérience, si souvent et si inutilement renouvelée, hélas!
pendant le cours des siècles. Le 25* bulletin de la grande année,
inséré au Moniteur, avait brusquement appris à tout Paris dans les
premiers jours de novembre que l'empereur s'était décidé à quitter
Moscou incendié, et venait d'ordonner la retraite. D'autres bulletins
avaient suivi, relatant plusieurs combats livrés aux Russes par nos
soldats, combats glorieux, mais sans résultats appréciables. Le
28« bulletin, daté de Smolensk et publié le 29 novembre au Moni-
teur, avait le premier dcnné cours aux plus sinistres pressentimens;
après quoi le silence s'était fait, un silence de dix-huit jours, pen-
dant lequel de vagues rumeurs et des bruits de plus en plus effrayans
n'avaient cessé de circuler tout le long de nos frontières de l'est.
Enfin le 29® bulletin était venu éclater comme un coup de foudre le
17 décembre 1812. Celui-là ne dissimulait rien. Jamais plus grande
calamité n'avait été annoncée en termes plus clairs, peut-être fau-
drait-il dire plus naïfs; on ne pouvait le lire sans frissonner. Cepen-
dant le public n'était pas au bout de ses étonnemens : vingt-quatre
heures après, une étourdissante nouvelle retentissait aux oreilles
avidement tendues des Parisiens et de toute la population française
effarée. L'empereur venait d'arriver seul, presque en fugitif, dans
sa capitale, laissant au loin derrière lui, dans les plaines glacées
de la Pologne, les débris mutilés de cette grande armée qui faisait
naguère sa force et son orgueil.
IIL
Il est plus facile d'imaginer que de dépeindre l'effet produit à
Paris et dans les provinces de l'empire par l'issue de l'expédition de
Russie. La surprise domina d'abord. Quoi ! Napoléon n'était pas in-
vincible! Etait-ce vraiment croyable? Quelles résolutions ce terrible
vaincu allait-il prendre après sa défaite? A coup sûr, il s'apprêtait à
demander plus d'hommes, plus d'argent que par le passé, et ce
n'était point le sénat qui les lui refuserait. Cependant, si le sort des
TOME LXXXII. — 18G9. 39
610 JREVUE DES DEUX MONDES.
armes lui demeurait contraire, si les Prussiens et les Autrichiens
j)renaient à leur tour parti avec les Russes, qu'adviendrait-il?
Épuisée par des guerres incessamment renouvelées, la France se-
rait-elle en état de lutter seule contre tant d'ennemis? Cette hy-
pothèse de la chute du régime impérial, tristement entrevue au
temps des prospérités par le dévoué Gambacérès, sourdement agitée
dans de secrets conciliabules par le clairvoyant pj'ince de Talleyrand
depuis qu'il était tombé en disgrâce, s'offrait maintenant d'elle-
même à tous les espiits : car c'est la conséquence des grandes ca-
tastrophes de poser tout à coup pour le vulgaire les questions abor-
dées longtemps d'avance par les profonds politiques. Comment la
masse entière des sujets de l'empereur envisageait- elle une pareille
éventualité? A cet égard, quelques distinctions sont à faire. Nul doute
que la majorité des habitans de l'ancienne France ne repoussât avec
horreur la perspective du triomphe des étrangers. Ce serait toute-
fois se tromper beaucoup que de prétendre qu'il en fût ainsi dans
tous les départemens annexés par Napoléon à la suite de ses ré-
centes conquêtes. Les populations du littoral génois, lésées dans
leur commerce maritime, les Allemands de la rive gauche du Rhin,
froissés dans leur nationalité, les Hollandais et les Flamands, bles-
sés à la fois dans leurs sentimens patriotiques et dans leurs intérêts
mercantiles, ne laissaient pas de trouver souverainement injuste
l'obligation d'envoyer un si grand nombre déjeunes conscrits périr
au loin afin d'assurer la domination d'un pays qui n'était point le
leur. Pour ces Français de fraîche date, l'invasion, c'était plutôt la
délivrance. Malheureusement ils n'étaient pas seuls à penser ainsi.
Qu'on veuille bien songer quelle était à cette époque la condition du
clergé dans toute l'étendue de l'empire, et particulièrement dans les
provinces situées de l'autre côté des Alpes. Treize cardinaux dé-
pouillés de la pourpre et retenus en prison sous la surveillance de la
haute police, quantité de prélats réputés démissionnaires et trans-
portés hors de leurs diocèses, des centaines de prêtres exilés en
Corse, tous les couvens vides et dépouillés de leurs biens, le saint-
père captif, Rome, le siège antique de la souveraineté pontificale,
devenu le simple chef-lieu d'un département français, — voilà quel
était le bilan du royaume d'Italie. Un grand nombre de sièges épis-
copaux vacans et livrés à l'anarchie par le fait de la volonté impé-
riale, trois membres du concile arrêtés, puis contraints à donner
leur démission, un grand nombre de prêtres détenus au fort de
Fenestrelle ou dans les prisons départementales, — telle était la
part relativement restreinte des sévices exercés contre les ecclésias-
tiques de ce côté des monts. Et qu'importait après tout la natio-
nalité primitive des contrées qui avaient été le théâtre de tant de
l'église romaine et le premier empire. 611
violences accumulées? La séquestration prolongée du saint-père
n'était-elle pas un de ces coups qui frappait indifféremment, quelle
que lût leur patrie d'origine, tous les membres épars de l'église
catholique ?
Il y a quelque légèreté et même un peu d'injustice à ne pas vou-
loir comprendre l'intensité des sentimens qu'on ne partage pas. Les
adhérens à la foi romaine ne se servent pas d'un mot vain dans
leur bouche quand ils appellent le pape leur souverain et leur père
spirituel. Ils avaient sur toute la surface du globe éprouvé comme
une sainte horreur quand ils avaient appris qu'à deux reprises dif-
férentes des soldats avaient mis la main sur le vicaire du Christ,
et l'avaient, au péril de sa vie, transporté de Rome à Savone et
de Savone à Fontainebleau, ainsi qu'ils l'auraient fait d'un simple
prisonnie d'état. A leurs yeux, c'était plus qu'une atteinte por-
tée au droit commun des têtes couronnées : Napoléon avait com-
mis un véritable sacrilège, et sa présente défaite n'en était, sui-
vant eux, que le châtiment. Gomment donc s'étonner si les dé-
sastres de la retraite de Russie sont avant tout représentés dans
les mémoires du cardinal Pacca comme l'inévitable expiation des
méfaits de l'empereur? En les expliquant de la sorte, cet ancien
secrétaire d'état de sa sainteté restait fidèle aux doctrines de toute
sa vie. Il avait été du nombre des cardinaux qui avaient médio-
crement approuvé le concordat; il avait déconseillé plus qu'aucun
d'eux le voyage du pape à Paris au moment du sacre. La bulle
d'excommunication était son œuvre. Aussi se plaît -il à signaler
dans l'anathème lancé du haut de la chaire pontificale la cause
des revers qui ont accablé un ancien adversaire. « La conduite bar-
bare de Napoléon fut ce dernier péché, dit-il, qui lassa enfin,
comme nous l'apprend l'Écriture, la longanimité du Seigneur, et
arma son bras des verges de la vengeance... Les temps ne sont
pas éloignés où ce grand victorieux s'écriait : Que me veut le pape,
et se fîgure-t-il que ses excommunications feront tomber les armes
des mains de mes soldats?... Dieu a permis cependant que ce fait
se réalisât. » — « Les armes des soldats parurent à leurs bras en-
gourdis un poids insupportable. Dans les fréquentes chutes qu'ils
faisaient, elles s'échappaient de leurs mains, se brisaient ou se
perdaient. S'ils se relevaient, c'était sans elles. Ils ne les jetèrent
pas; mais la faim et la solfies leur arrachèrent (1). » — « Le soldat
ne put tenir ses armes ; elles s'échappèrent des mains les plus
braves,... elles tombaient des bras glacés qui les portaient (2). » —
(1) Histoire de la grande armée en iS12, par le comte de Ségur.
(2) Mémoires de M. de Salgues.
612 REVUE DES DEUX MONDES.
« La neige, la glace et les tempêtes, à qui obéissaient-elles, re-
prend fièrement le cardinal, sinon, comme dit encore l'Écriture, à
la voix du Seigneur (1)? » Si nous avons relaté ce passage des mé-
moires du cardinal Pacca, c'est qu'il constate la véritaijle disposi-
tion d'esprit où se trouvait alors un membre du sacré-collége qui
va jouer derechef un rôle des plus actifs dans les scènes qui nous
restent à raconter; c'est aussi parce qu'il jette un certain jour sur les
dispositions du clergé en général. Entre les sentimens du cardinal
italien et ceux des ecclésiastiques français, il y avait toutefois une
profonde différence. Au lieu de le proclamer avec joie, ces derniers
n'acceptaient qu'avec tristesse ce jugement de Dieu qui les prenait
à l'imprévuo Après avoir considéré comme autant de marques de
la faveur céleste les prospérités inouies de l'empire, ils étaient con-
duits par la même habitude d'esprit à reconnaître les signes de la
réprobation divine dans l'éclatant échec qui venait d'interrompre
tout à coup une si longue suite de victoires; mais ce tardif ensei-
gnement qu'à regret ils tiraient pour eux-mêmes des faits en voie
de s'accomplir, il eût été malaisé et surtout imprudent aux ora-
teurs sacrés d'en faire part à la masse des fidèles. Aucun d'eux ne
l'essaya. Les chaires de nos églises, qui naguère avaient tant de
fois retenti des épanchemens d'une admiration enthousiaste, n'en-
tendirent point les mêmes prédicateurs hasarder sur les malheurs
du moment un dangereux commentaire. Si plusieurs épanchèrent
leurs tristes pressentimens, ce fut à huis clos, au fond des sacristies
et dans l'ombre des oratoires privés, plus capables de garder de si
compromettans secrets. Comme il arrive d'habitude, les manifesta-
tions de dévoûment en faveur du pouvoir heureux avaient été pu-
bliques, solennelles et bruyantes; les signes de détachement en-
vers ce même pouvoir désormais menacé furent réservés, timides
et silencieux. Rien n'en transpira au dehors. Justement parce qu'à
l'époque où elle se produisit la transformation des sentimens du
clergé à l'égard de Napoléon fut si peu apparente, et qu'elle ne s'est
clairement manifestée qu'après sa chute, il importait de la rappor-
ter à sa vraie date, c'est-à-dire à l'heure même des premiers re-
vers. Ajoutons que, toujours habile à discerner la vérité quand il
avait intérêt à la connaître, l'empereur ne se fit à cet égard au-
cune illusion. Il considéra désormais les membres de son clergé
comme passés, depuis que la fortune l'avait trahi, dans le camp
de ses plus dangereux adversaires.
Tandis que le chef de l'empire se rendait un compte si exact des
changemens survenus dans les sentimens des autres, quelles dis-
(1) OEuvres complètes du cardinal Pacca, t. I", p. 225-226.
l'église romaine et le premier empire. 613
positions nouvelles la sévère leçon reçue en Russie avait-elle fait
naître dans son esprit? Telle était l'intéressante question que ses dé-
voués serviteurs agitaient secrètement avec une véritable anxiété.
Les dernières nouvelles reçues avant sa soudaine arrivée témoi-
gnaient de l'irritation qu'avait causée au maître la folle entreprise
de Mallet. Quoiqu'il eût appris en même temps le crime et le sup-
plice du conspirateur, il n'avait pu retenir des exclamations d'é-
tonnement, d'humiliation et de courroux. 11 s'était montré surtout
ulcéré de l'attitude de quelques-uns des fonctionnaires de la capi-
tale, particulièrement du préfet de la Seine, qui avait si complète-
ment perdu la tête au seul bruit de sa mort. On ne doutait guère
qu'embarrassé à la fois et mécontent, il ne prît plaisir, pour détour-
ner l'attention et pour se faire une contenance, à exagérer les
expressions, d'ordinaire fort peu mesurées, de sa colère. Parmi les
personnages considérables que leurs charges officielles mettaient
en rapport direct avec Napoléon, il n'en était pas un qui ne s'at-
tendît à être violemment pris à partie et rendu responsable de ce
qui s'était passé. Plus que d'autres, le ministre et le préfet de po-
lice redoutaient de sa part quelque fâcheux éclat. Leurs prévisions
furent trompées. Arrivé aux Tuileries le 18 décembre 1812 au mi-
lieu de la nuit, l'empereur y avait fait venir Cambacérès dès le
lendemain matin. A peine avait-il fini de lui faire le récit des fu-
nestes événemens qui avaient précipité son retour, que sans tran-
sition il s'était mis à presser l'archichancelier de questions sur les
moindres détails de la conspiration de Mallet. Avec sa sagesse et
son habileté ordinaires, Cambacérès avait trouvé moyen de ré-
pondre à son redoutable interlocuteur sans compromettre personne,
et Napoléon était sorti évidemment soulagé de ce long entretien.
Quelques instans après, — à l'audience qui suivit immédiatement
la messe, — apercevant son préfet de police, M. Pasquier, il l'avait
abordé d'un air affable, et, baissant la Toix afin de n'être entendu
que de lui : « Eh bien! monsieur le préfet, lui avait-il dit d'un ton
presque familier, vous avez eu aussi votre mauvaise journée; il n'en
manque pas de cette espèce dans la vie! »
D'aussi philosophiques paroles n'étaient point de mauvais au-
gure. Elles témoignaient d'une modération assez inaccoutumée chez
l'empereur; cette modération fut d'ailleurs entretenue pendant quel-
que temps encore par la tristesse croissante des nouvelles qui con-
tinuaient d'arriver du théâtre de la guerre. A partir du jour où
Napoléon avait quitté l'armée, les pertes d'hommes avaient été en
augmentant sans cesse. De Wilno aux bords de la Yistule, la re-
traite était devenue infiniment plus désastreuse que de Smolensk à
Wilno. La défection du général York et des troupes prussiennes
614 REVUE DES DEUX MONDES.
faisant partie du corps du maréchal Macdonald avait jeté dans la
marche de tous nos détachemens la plus inextricable confusion.
Au découragement des soldats s'était ajoutée la mésintelligence sur-
venue entre les chefs depuis que Murât, chargé par l'empereur du
commandement suprême, avait jugé à propos de quitter brusque-
ment ses compagnons d'armes afin de regagner à la hâte son
royaume de Naples. Il devenait évident que, malgré les efforts du
prince Eugène, les Russes allaient à leur tour passer la Yistule,
et qu'ils inonderaient bientôt toute l'Allemagne du nord. Dans une
situation aussi critique, le maintien de l'alliance avec l'Autriche
était presque notre seule ancre de salut. Quel danger n'y avait-il
pas à lui donner en pareille occasion le moindre sujet de méconten-
tement! Obligé pour la première fois de compter avec son beau-père,
Napoléon se rappela les insinuations que celui-ci avait naguère ha-
sardées à Dresde au sujet du pape, insinuations timides et repous-
sées alors avec tant de hauteur. A coup sûr, le plus pressé était de
mettre sur pied les cinq cent mille hommes qui devaient au prin-
temps prochain servir à réparer ses échecs; mais, puisque la cam-
pagne décisive devait s'ouvrir au sein de l'Allemagne contre les
Russes et les Prussiens, il n'était pas indifférent, en traitant avec
Pie YII, de donner satisfaction à l'empereur d'Autriche, au roi de
Bavière et à leurs sujets catholiques. Ce fut ainsi qu'au plus fort de
ses préparatifs militaires, et tandis qu'on aurait pu le croire absorbé
par la vive impulsion qu'il s'agissait de donner à tous les rouages
de l'immense administration impériale, le vigoureux esprit de l'em-
pereur était ramené par des raisons purement politiques à s'occu-
per derechef des affaires religieuses. Il savait bien qu'à lui seul in-
combait la responsabilité de la dernière rupture avec le pape, et
que, s'il voulait renouer, c'était à lui de faire les premiers pas.
Peut-être nos lecteurs n'ont-ils pas oublié en quels termes dé-
daigneux Napoléon avait refusé de répondre, il n'y avait pas encore
un an, aux deux lettres que le saint-père lui avait écrites de sa
propre main. Ils ont probablement gardé souvenir du reproche ou-
trageant qu'il n'avait pas craint de lui adresser d'avoir manqué à
tous ses devoirs, reproche bientôt suivi de la sommation signifiée
par l'entremise de M. de Chabrol d'avoir à se démettre, comme in-
capable, de ses fonctions de souverain pontife. Reprendre lui-même
des rapports ainsi interrompus dut coûter beaucoup à l'orgueil de
l'empereur; mais il n'était pas en position d'y regarder de si près,
et les contrastes ne le gênaient guère quand sa politique était en
jeu. Le renouvellement de l'année fut le prétexte saisi par Napo-
léon. Il adressa le 29 décembre à Pie Yll la lettre suivante :
l'église romaine et le premier empire. 615
(( Très saint-père, je m'empresse d'envoyer un officier de ma maison
près de votre sainteté pour lui exprimer la satisfaction que j'ai éprouvée
de ce que m'a dit l'évêque de Nantes sur le bon état de sa santé, car
j'ai été un moment très alarmé, cet été, lorsque j'ai appris qu'elle était
fortement indisposée. Le nouveau séjour de votre sainteté nous mettra
à même de nous voir, et j'ai fort à cœur de lui dire que, malgré tous
les événemens qui ont eu lieu, j'ai toujours conservé la même ami-
tié pour sa personne. Peut-être parviendrons-nous au but tant désiré
de finir tous les différends qui divisent l'état et l'église. De mon côté,
j'y suis fort disposé, et cela dépendra entièrement de votre sainteté.
Toutefois je la prie de croire que les sentimens de parfaite estime
et de haute considération que je lui porte sont indépendans de tout
événement et de toute circonstance. Je prie Dieu, très saint-père, qu'il
vous conserve longues années, pour que vous ayez la gloire de rasseoir
le gouvernement de l'église, et que vous puissiez longtemps jouir et pro-
fiter de votre ouvrage (1). »
Nul ressentiment n'était, comme on va le voir, resté au fond du
cœur de Pie VII. On dirait que la méfiance lui devenait impossible
dès qu'il entrait en relations directes avec le grand homme qui
l'avait jadis tant charmé et pour lequel il éprouva toute sa vie une
inaltérable prédilection. Il y avait d'ailleurs dans la lettre de l'em-
pereur plus d'un passage qui était de nature à relever chez le can-
dide pontife l'espérance, jamais entièrement abandonnée, d'être un
jour appelé à mettre lui-même un terme aux maux de l'église. Pour
reconnaître l'acte de courtoisie de Napoléon, Pie Vif envoya le car-
dinal Joseph Doria le complimenter à Paris. Le cardinal Doria, an-
cien nonce en France, était un personnage fort âgé, sans grande
capacité politique, non moins dévoué au saint-père qu'agréable à
l'empereur, et fort propre à servir entre eux de premier intermé-
diaire. Quand l'idée d'une sérieuse négociation fut après quelques
pourparlers définitivement adoptée de pai't et d'autre, l'empereur
désigna pour traiter en son nom l'évêque de Nantes, M. Davoisin.
Il ne pouvait faire un choix plus habile. M. Duvoisin avait, au
dire même de ses ennemis, autant, d'expérience que d'adresse dans
le maniement des affaires, et la fréquentation habituelle de la cour
lui avait en outre donné, ajoute le cardinal Pacca, ces manières in-
sinuantes et ces formes diplomatiques qui assurent ordinairement le
succès des négociations. En arrivant à Fontainebleau, l'évêque de
Nantes y rencontra déjà établis les quatre cardinaux Doria, Du-
gnami, Ruffo (Fabrice), de Bayanne et M. Bertalozzi, qui logeaient
(1) L'empereur au pape Pie VII, 29 décembre 1812. — Correspondance de Napo-
léon br, t. XXIV, p. 354.
616 REVUE DES DEUX MONDES.
tous dans le palais même, ainsi que le docteur Porta. Bientôt il y
fut rejoint par l'archevêque de Tours, l'évêque de Trêves et celui
d'Évreux. Ainsi donc, si l'on oublie M. de Chabrol, qui venait, à la
grande surprise du monde parisien, d'être nommé préfet de la
Seine, mais qui ne prit d'ailleurs nulle part, au moins apparente,
aux nouvelles négociations, le hasard voulut, si toutefois ce fut le
hasard, que le pape se trouvât en ce moment entouré des mêmes
personnages qui l'avaient naguère si longtemps assiégé à Savone
de leurs continuelles et vaines instances.
Il faut convenir que les instructions remises à M. Duvoisin n'é-
taient point de nature à faciliter beaucoup sa besogne. Chose
étrange et vraiment digne de remarque, si depuis son retour à Paris
l'empereur, dans ses conversations journalières avec ses familiers,
n'avait encore fait entendre que des paroles sensées où perçait le
juste sentiment de sa véritable situation, il s'en fallait de beaucoup
que son attitude extérieure, ses actes et son langage officiels eus-
sent paru empreints de la même sagesse. C'était parti-pris chez lui
d'afficher devant le public français la plus superbe confiance, et de
faire montre au dehors de nos frontières d'une inflexible persistance
dans toutes les visées déjà connues de sa politique. Il se serait cru
diminué aux yeux de ses sujets et de l'Europe entière, peut-être
l'aurait-il été en effet, s'il avait laissé seulement soupçonner qu'on
avait chance de le trouver moins impérieux et plus traitable à
Pheure de la mauvaise fortune qu'aux jours de la prospérité. Rési-
gné par nécessité aux concessions indispensables, il jugeait son
honneur intéressé, tant qu'il n'aurait pas repris quelque éclatante
revanche, à se renfermer dans une obstination d'apparat. Sans doute
il faudrait céder quelque chose; mais avant de céder il lui fallait
commencer par battre d'abord tous ses insolens ennemis : alors il
serait temps d'être modéré. Malheureusement pour Napoléon, il se
méconnaissait lui-même quand il se proposait un pareil plan de
conduite. Les éphémères succès qu'à force d'art et d'énergie il était
encore destiné à surprendre à la fortune devaient avoir pour pre-
mier résultat d'ébranler immédiatement d'aussi raisonnables pro-
jets, et en exaltant son incorrigible ambition de mettre aussitôt fin
à sa modération passagère. Les conférences entamées avec le saint-
père aux premiers jours de l'année 1813 ont ouvert la série des
transactions par lesquelles l'empereur a essayé, mais en vain, d'ar-
rêter à diverses reprises la marche triomphante de ses ennemis.
Peut-être le succès inattendu de la tentative de Fontainebleau et
Pinconcevable ascendant repris avec tant de facilité sur Pie VII ont-
ils contribué à rendre Napoléon trop confiant au moment du congrès
de Prague et des pourparlers de Châtillon. A ce titre seul, il est
l'église romaine et le premier empire. 617
curieux d'insister sur les phases, d'ailleurs assez courtes, de ce com-
promis éphémère.
Le croirait-on? M. Duvoisin était chargé par l'empereur de pro-
duire à Fontainebleau des exigences plus grandes encore que toutes
celles dont il eût jamais fait parler au saint-père. Le projet de traité
remis à l'évêque de Nantes contenait précisément ces mêmes clauses
qu'à Dresde, dans la prévision de son futur triomphe, Napoléon
avait annoncé l'intention d'imposer à Pie VII, quand il reviendrait
à Paris vainqueur de l'empereur Alexandre. Trahi par le sort des
armes, vaincu non certes par la valeur et l'habileté supérieure de
son ennemi, mais par les rigueurs d'un climat meurtrier, il n'avait
pas aujourd'hui la pensée de modifier en quoi que ce soit un pro-
gramme devenu presque insensé à force de contraster avec les cir-
constances présentes.
« Le pape et ses successeurs, lisait-on entre autres articles dans le pro-
jet de traité emporté à Fontainebleau par M. Duvoisin, jureront avant
leur couronnement de ne rien faire et de ne rien ordonner de contraire
aux quatre propositions du clergé gallican. — Le pape et ses successeurs
n'auront droit à l'avenir qu'à la nomination d'un tiers des membres du
sacré-coUége, et celle des deux autres tiers sera dévolue aux souverains
catholiques, — Le pape désapprouvera et condamnera par un bref solennel
la conduite des cardinaux qui n'ont pas assisté à la cérémonie religieuse
du mariage de l'empereur, qui d'ailleurs leur rendra ses bonnes grâces,
pourvu toutefois qu'ils consentent à signer ce même bref. — Les cardi-
naux di Pietro et Pacca seront exclus de cette amnistie, et jamais il ne
leur sera permis de revenir auprès du saint-père (1). »
Le reste du projet était rédigé à l'avenant. Il y était stipulé que
Pie VII devait résider à Paris. Il pourrait y recevoir les ministres et
les chargés d'aiïaires des puissances étrangères, qui jouiraient près
de lui des immunités et privilèges accordés aux membres du corps
diplomatique. Afin qu'il ne subsistât d'ailleurs aucun doute sur la
situation dépendante dans laquelle l'empereur entendait maintenir
le souverain pontife, un article spécial portait qu'il jouirait d'un
revenu net de 2 millions qui serait prélevé sur ses domaines alié-
nés. A propos de la nomination des évêques des états romains, l'em-
pereur ne cédait absolument rien. Il entendait les nommer lui-même.
Pour ce qui regardait ces prélats, ceux du reste de l'Italie et ceux
de la France, il exigeait toujours qu'après un délai de six mois les
sujets nommés fussent de plein droit institués par le pape, et à
(1) OEuvres complètes du cardinal Pacca, 1. 1", p. 268.
618 REVUE DES DEUX MONDES.
défaut cîu consentement du pape par le métropolitain ou par le pré-
lat le plus ancien du diocèse.
Quel ne fut pas le trouble de Pie YII en écoutant de pareilles
propositions ! Nos lecteurs peuvent aisément s'en rendre compte,
s'ils ont présente à la mémoire l'anxiété où l'avaient jeté les offres
beaucoup plus acceptables qui lui avaient été naguère apportées à
Savone. Nous trouvons d'ailleurs dans la correspondance de l'évêque
de Nantes avec le ministre des cultes le témoignage authentique de
l'état de cruelle perplexité où des ouvertures si inattendues jetèrent
de nouveau le saint -père, mis en demeure de se prononcer à bref
délai et sans conseil suffisant sur d'aussi formidables questions.
(c Le samedi soir, jour de mon arrivée, écrit M. Duvoisin à M. Bigot,
je n'ai fait qu'annoncer au pape l'objet de ma mission et lui demander
une audience pour le lendemain. Après un préambule sur les intentions
pacifiques et bienfaisantes de sa majesté, et sur ce que demandaient
dans les circonstances présentes les intérêts de la religion et du saint-
père, je lui ai communiqué les propositions rédigées par votre excel-
lence. Plusieurs m'ont para lui faire beaucoup de peine, particulière-
ment la résidence à Paris, la suppression des évêchés suburbicaires,
qu'il croit nécessaires à la dignité du saint-siége à raison de leur anti-
quité, de leurs privilèges et des fonctions qui leur sont affectées, enfin
la répartition et la nomination des cardinaux, qui ne lui laissent pas assez
d'influence dans la composition du sacré-colIége, conseil-né du pape.
Par-dessus tout, il demande pour délibérer le conseil qu'on ne lui pro-
met qu'après qu'il aura pris des engagemens irrévocables. C'est ce qu'il
ne cessait de nous dire à Savone, et ce qui néanmoins ne l'a pas empê-
ché de nous donner le bref du 20 septembre. Du reste il a fini par me
dire qu'il ferait ses réflexions, et qu'il chargerait l'archevêque d'Édesse
de conférer avec moi. — J'ai su dans la soirée que le pape avait fait part
aux cardinaux Dugnami et RufTo d'une partie des articles que je lui avais
proposés. Je n'en suis pas fâché. Je voudrais qu'il prît confiance dans le
cardinal Ruffo, homme d'esprit qui ne partage point les préjugés de la
théologie ultramontaine, qui envisage cette affaire sous son véritable
point de vue, et à qui il me serait bien plus facile de faire entendre rai-
son qu'à l'archevêque d'Édesse (1). »
M. Duvoisin n'avait pas tort de considérer le cardinal Ruffo (Fa-
brice) comme un de ses plus utiles auxiliaires; mais ce cardinal n'é-
tait pas seul à s'efforcer d'agir sur les déterminations du pape en lui
conseillant de faire taire ses scrupules, de tout concéder au plus
(1) Lettre de M. Duvoisin, évêque de Nantes, à M. le ministre des cultes, 11 jan-
vier 1813,
l'église romaine et le premier empire. 619
vite à l'empereur. Ainsi faisaient ses trois collègues du sacré-col-
lège, les cardinaux Spina, Dugnatni et de Bayanne, et l'archevêque
d'Édesse, le faible M. Bertalozzi, à qui l'évoque de Nantes prête à
tort des velléités de résistance dont il fut toujours incapable. Ainsi
faisaient du meilleur de leur cœur l'archevêque de Tours, les évo-
ques de Trêves et d'Évreux, ces zélés serviteurs de Napoléon, et
probablement aussi, pour que personne ne manquât au concert,
le docteur Porta, à qui Napoléon continuait à payer pension, afin
de reconnaître les soins attentifs qu'il donnait à la santé du saint-
père (Ij. Pour le scrupuleux et timoré Pie VII, quel supplice de
toutes les minutes que cette entente établie entre les personnes
de son entourage, uniquement appliquées à le blâmer de son in-
tempestive opposition aux volontés de l'empereur, ardentes à lui
représenter sous les couleurs les plus noires les maux affreux de
l'église, et n'hésitant pas à en rejeter sur lui l'entière responsabilité!
Déjà pareil assaut avait été livré au saint-père à Savone, et ses
forces physiques y avaient succombé. Les mêmes causes ne devaient
pas tarder à produire les mêmes résultats. « Je n'ai pas encore écrit
à votre excellence, lisons- nous dans une lettre adressée de Fontai-
nebleau par M. Duvoisin à M. Bigot, parce que je n'avais rien à lui
mander. Le pape est extrêmement agité. Il ne dort pas. Sa santé est
altérée. En ce moment, je ne le crois pas en état de soutenir une
discussion. Il n'a que très peu de confiance dans les personnes qui
l'entourent. Il persiste à dire qu'il a le plus grand désir de satis-
faire l'empereur, mais que sa conscience ne lui permet pas de se
prononcer seul, prisonnier et sans conseil. Cependant il me faut
une réponse. J'épie le moment où je pourrai la lui demander sans
lui causer trop d'émotion. »
La lettre que nous venons de rapporter, et qui rend un si sincère
et si triste compte de l'état du saint-père, était datée de Fontaine-
bleau le 13 janvier 1813. Remise le 14 à M. Bigot de Préameneu,
elle était probablement le 16 ou le 17 entre les mains de l'empe-
reur. Le 18, une chasse à courre était commandée dans des bois
qui n'étaient pas éloignés de Alelun. Tout à coup, vers le milieu de
la journée, laissant là chiens etpiqueurs, ^Napoléon se fit amener une
chaise de poste, et, comme si l'idée lui en avait été soudainement
inspirée par le seul voisinage, il donna ordre de le conduire à Fon-
tainebleau, où d'avance l'impératrice avait été invitée à se rendre
de son côté.
Est-ce beaucoup s'aventurer que de supposer Napoléon moins
pressé en cette circonstance de savoir des nouvelles du pape que
(1) Lettre déjà citée de l'empereur au ministre des cultes.
620 REVUE DES DEUX MONDES.
de venir en aide par sa présence à son négociateur embarrassé?
Est-ce le noircir injustement que de lai prêter l'intention arrêtée
d'arracher lui-même, s'il était nécessaire, cette réponse qu'il désirait
si fort, mais que l'évêque de Nantes n'osait exiger immédiatement
du saint-père, de peur de lui causer une trop vive émotion? Il nous
répugnerait d'aller plus loin encore et de nous figurer l'empereur
pressé d'entrer en lutte avec le souverain pontife, parce que M. Du-
voisin le lui représentait comme agité, souffrant et devenu inca-
pable de soutenir une discussion. Certes l'empereur était le dernier
homme qui eût besoin de prendre contre qui que ce fût un si misé-
rable avantage. Quoi qu'il en soit des motifs qui amenèrent à Fon-
tainebleau ce visiteur inattendu. Pie VII l'accueillit avec une évi-
dente satisfaction. La nuit était tombée. Le pape, ainsi qu'il en
avait l'habitude, causait après son repas du soir avec les cardi-
naux et les évêques logés au palais, quand la porte du salon, s'ou-
vrant inopinément, livra passage à Napoléon. Chacun eut hâte de se
retirer, n Alors Napoléon, courant vers le pape, le serra dans ses
bras, lui donna un baiser, dit le cardinal Pacca, et le combla de
marques d'amitié (1). » Les conférences furent remises au lende-
main; elles eurent toujours lieu entre le pape et l'empereur en-
fermés tête à tête et durèrent plusieurs jours. Personne n'y fut
admis, et M. Fain, secrétaire du cabinet de l'empereur, ne fut ap-
pelé, pour mettre par écrit les clauses convenues, qu'au moment
où toute contestation avait cessé entre les deux augustes négocia-
teurs. « Il est évident, écrit M. de Pradt, que l'empereur voulait en
finir par un coup rapide et imprévu, et qu'il se fiait sur l'effet que
sa présence, une discussion directe et son habileté personnelle pro-
duiraient sur le pape. Le prestige était encore dans toute sa force,
et personne ne soupçonnait l'île d'Elbe, encore moins Sainte-Hé-
lène ('2). » Que se passa-t-il durant ces intimes entretiens? On ne l'a
jamais su au juste. La plupart des détails publiés à ce sujet pen-
dant les premières années de la restauration sont dénués de tout
fondement. Malgré ce qu'en a écrit l'auteur de la brochure inti-
tulée Bonaparte et les Bourbons^ il est faux que, dans un mouve-
ment de colère, l'empereur ait osé frapper le pape et le traîner par
les cheveux. Ce sont là d'indignes inventions trop habituelles à
l'esprit de parti. Faut-il d'un autre côté s'en rapporter tout à fait
à l'archevêque nommé de Malines, qui, tout en convenant que la
discussion fat souvent animée, tient à nous persuader que « les
formes les plus augustes et les plus amicales furent de part et
(1) OEuvres complètes du cardinal Pacca, t. I'"", p. 310.
(2) Les Quatre Concordats, par l'abbé de Pradt, t. III, p. 2.
l'église romaine et le premier empire. 621
d'autre continuellement observées (1)? » Pie VII, que ses plus in-
times serviteurs hésitaient à interroger, et qui n'aima jamais à
s'expliquer sur les incidens de cette entrevue de Fontainebleau, a
toujours nié les voies de fait. Il a donné seulement à entendre que
l'empereur lui avait parlé avec « hauteur et mépris, jusqu'à le
traiter d'ignorant en matières ecclésiastiques (2). » De son côté. Na-
poléon, dans les notes dictées à Sainte-Hélène, ne dit absolument
rien au sujet des entretiens de Fontainebleau. 11 se borne à affir-
mer qu'il fit preuve en cette circonstance « de plus de patience
que ne comportaient sa situation et son caractère (3). » Pour notre
compte, nous n'avons rien trouvé, malgré tous nos efforts, dans les
nombreux documens passés sous nos yeux qui nous autorisât à
confirmer ou à démentir les témoignages malheureusement con-
tradictoires soit de Napoléon, soit de Pie VII; mais si l'on connaît
mal le détail des conférences personnelles entre Pie VII et Napo-
léon à Fontainebleau, le résultat en est au contraire authentique.
A parcourir seulement le texte du nouveau concordat, on s'aperçoit
d'abord que l'empereur n'hésita point à rabattre beaucoup de ses
prétentions primitives. Toutes les clauses qui, d'après l'évêque de
Nantes, avaient à première vue si fort effarouché le saint-père en
ont totalement disparu. Il n'est plus question ni des quatre propo-
sitions de l'église gallicane, ni de l'intervention des puissances ca-
tholiques dans la composition du sacré-collége. La résidence à Paris
n'est pas textuellement imposée au saint-père; il est seulement
indiqué en termes un peu vagues qu'il se fixera en France ou
dans le royaume d'Italie. Avignon paraît avoir été la ville préfé-
rée par Pie VII. L'empereur a cessé d'exiger que les cardinaux
noirs fussent blâmés, et n'impose plus au souverain pontife l'obli-
gation de bannir à tout jamais de sa présence les cardinaux di
Pietro et Pacca. Il y a plus, s'il maintient le terme fatal de six
mois pour l'institution canonique des évêques, il octroie en retour
certaines concessions qui tenaient fort au cœur du pape, et qu'à
Savone il lui avait impitoyablement refusées. Les six évêchés sub-
urbicaires de Rome étaient rétablis et rendus à la nomination du
saint-père. 11 avait en outre le droit de nommer directement, soit
en France, soit en Italie, à dix évêchés qui devraient être ultérieu-
rement désignés. A l'égard des évêques des états romains absens de
leurs diocèses par suite des événemens, le pape pouvait les nommer
à des évêchés in partibus en attendant qu'ils fussent replacés aux
sièges vacans soit de l'empire, soit du royaume d'Italie. L'empereur
(1) Les Quatre Concordats, par l'abbé de Pradt, t. III, p. G.
(2) Mémoires de Napoléon, t. IV, p. 212.
(3) OEuvres complètes du cardinal Pacca, t. !«•■, p. 317.
622 REVUE DES DEUX MONDES.
s'engageait enfin à rendre sa faveur aux cardinaux, évêques, prêtres
et laïques qui avaient encouru sa disgrâce dans les circonstances.
Ces dernières clauses, les unes plus avantageuses à l'église que
celles qui lui avaient été présentées à Savone, les autres parti-
culièrement favorables aux personnes qui avaient le plus chau-
dement embrassé sa cause, déterminèrent sans doute l'assentiment
de Pie Yll. On sait qu'il avait beaucoup tenu à faire constater dans
le préambule du concordat que les articles dont il était composé
« devaient servir de base à un arrangement définitif. » Il avait
également insisté avec force pour établir dans un dernier article
(( qu'il s'était prêté aux dispositions ci-dessus par la considération
de l'état actuel de l'église, et dans la confiance que lui avait inspi-
rée sa majesté qu'elle accorderait sa puissante protection aux be-
soins si nombreux de la religion (1). »
L'élaboration du concordat avait duré cinq jours. Ce fut dans la
soirée du 25 janvier 1813 que tout fut consommé. En dépit des
adoucissemens qu'à force d'instances il avait fait subir au texte
primitif, Pie VII était encore horriblement troublé à l'idée de mettre
son nom au bas d'un document qui changeait d'une façon si étrange
la condition séculaire de l'église catholique. Les cardinaux logés au
palais assistaient à cette dernière conférence. On dit que, pressé par
l'empereur d'en finir, Pie YII jeta un regard éploré sur les quatre
membres du sacré-collége qui formaient alors son unique conseil.
Ce regard invoquait un peu d'aide, quelque appui, une parole
propre à l'encourager dans sa consciencieuse résistance. S'ils avaient
prononcé un mot, fait un signe, peut-être n'eût-il point passé
outre. Aucun d'eux ne bougea. Devant les douloureuses perplexités
"de leur chef spirituel, ils demeurèrent tous silencieux. Directement
consulté par un dernier coup d'œil où se peignait l'angoisse su-
prême du souverain pontife, le cardinal le plus rapproché de lui
baissa la tête, faisant ainsi comprendre qu'il fallait se soumettre.
Alors Pie YII signa (2).
Le but de l'empereur était maintenant atteint. Il semble qu'il
aurait pu dès lors témoigner quelque satisfaction. Ce fut une sorte
de mauvaise humeur qui l'emporta d'abord. Les ordres à donner
pour l'élargissement des cardinaux di Pietro et Pacca parurent lui
coûter beaucoup. « Pacca est mon ennemi, » ne cessait-il de répé-
ter au pape, qui dut, suivant ses propres expressions, livrer une-
vraie bataille afin d'obtenir que ce membre du sacré-collége sortît
immédiatement de la prison de Fenestrelle. L'empereur avait les
(1) Voyez les articles du concordat. — Correspondance de Napoléon 1'^, t. XXiVj
p. 450.
(2) OEuvres complètes du cardinal Pacca, t. F'"", p. 317.
l'église romaine et le premier empire. 623
mêmes répugnances à mettre en liberté le cardinal di Pietro, ren-
fermé dans le donjon de Yincennes. « Quand le cardinal di Pietro
sera arrivé, dit-il au pape d'un ton ironique, vous irez vous con-
fesser à lui (1). )) Le soir même de la signature du concordat, il
dicta à l'évêque de Nantes une lettre si étrange qu'il est assez diffi-
cile de deviner si elle était inspirée par une intention gracieuse,
ou si elle contenait un sarcasme amer. « Votre sainteté ayant paru
craindre, au moment de la signature des articles du concordat qui
mettent un terme aux divisions qui affligent l'église, que cela ne
comportât une renonciation à la souveraineté de Rome, je me fais
un plaisir de l'assurer par la présente que, n'ayant jamais cru de-
voir la demander, je ne puis donc entendre qu'elle ait renoncé di-
rectement ou indirectement par lesdits articles à la souveraineté des
états romains, et je n'ai entendu traiter avec vous qu'en votre qua-
lité de chef de l'église dans les choses spirituelles (2). »
Cette disposition mécontente dura peu toutefois. Napoléon com-
prit vite qu'il commet! rait une imprudence en se montrant peu sa-
tisfait, et surtout en remettant hors de propos en question le sens
d'un compromis qui n'était pas définitif, et dont il était à craindre
pour lui que le saint-père ne fût le premier à se repentir. Dans la
matinée du 25 janvier 1S13, avant que Pie YIl n'y eût apposé sa
signature, il avait déjcà dicté à son ministre des cultes les instruc-
tions les plus détaillées pour l'exécution immédiate du concordat (3).
Il n'en révoqua aucune. Il y ajouta au contraire l'ordre d'expédier
une estafette au général Miollis, afin de lui faire connaître l'arran-
gement qui venait d'être contracté avec le pape, et lui en fit en-
voyer l'analyse. Le gouverneur de Rome ne devait pas l'impri-
mer; il devait seulement s'en servir dans ses conversations. Même
communication était adressée à Milan à M. Melzi, grand-chancelier
du royaume d'Italie (û). Le lendemain, afin de donner un témoi-
gnage ostensible du changement qui venait de s'opérer dans les
(1) OEuvres complètes du cardinal Pacca, t. I'"", p. 317.
(2) L'empereur à sa sainteté le pape Pie VII^ Fontainebleau, 25 janvier 1813. —
Cette lettre n'est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon I^f. La version que
nous en donnons, différente de celle produite par le cardinal Pacca, a été copiée d'après
la minute écrite sous la dictée de l'empereur par l'évêque de Nantes.
(3) Ces instructions, dictées le 25 janvier 1813 au matin, ne sont pas insérées dans
la Correspondance de Napoléon /^ .
(4) L'empereur à !\L Melzi, duc de Lodi, grand-chancelier du royaume d'Italie. -^
Correspondance de Napoléon /«'■, t. XXIV, p. 4i8. — La lettre écrite à M. Melzi
se terminait ainsi : « Si, lorsque la nouvelle de ces arrangemens se saura en Italie,
quelques articles de journal étaient nécessaires pour diriger l'opinion, vous les, rédige-
riez vous-même, et dans ce cas vous feriez connaître la vérité sans vous servir des
mêmes mots et de manière qu'il n'y eût rien d'officiel. Ces articles pourraient être
624 REVUE DES DEUX MONDES.
relations entre le saint-siége et l'empire, Napoléon donna publi-
quement aux cardinaux Doria et Ruflo (Fabrice) la décoration de la
Légion d'honneur. Il nomma en même temps le cardinal de Bayanne
et l'évêque d'Évreux sénateurs, et les évêques de Nantes et de
Trêves conseillers d'état. Les membres italiens du sacré-collége et
M. Bertalozzi, qui avaient été indirectement mêlés à la négociation,
reçurent chacun en présent une riche tabatière ornée d'un portrait
impérial et entourée de gros brillans.
Ces actes de gracieuse courtoisie avaient pour but de révéler à
tout l'entourage officiel, sans d'ailleurs en divulguer la teneur,
l'importance de l'acte qui venait de s'accomplir à Fontainebleau.
Ainsi que nous l'avons indiqué, l'empereur, en traitant avec le
pape, s'était proposé un double but. Il avait voulu rendre sa situa-
tion extérieure un peu meilleure par un acte qui ne pouvait man-
quer d'être agréable à son beau -père l'empereur d'Autriche. Il
avait souhaité faire cesser au dedans les embarras et les dangers
que pouvait lui susciter la désallection croissante du clergé et de
ses sujets catholiques. Ce n'était donc point sans motif qu'au cœur
même de l'hiver il avait fait venir Maiie-Louise à Fontainebleau
afin de la rendre témoin de la façon dont il traitait avec le pape.
Elle avait assisté de sa personne à la dernière conférence, mais cela
ne suffisait point. A peine le nouveau concordat avait-il été signé,
que Napoléon s'était empressé d'écrire lui-même à l'empereur
François pour lui en transmettre une copie, avec prière toutefois
de ne pas rendre cette pièce publique. Il s'agissait maintenant d'a-
vertir, sans les mettre trop au courant, les dignitaires de l'église
de France, et de faire savoir dans les moindres paroisses de village,
mais sans rien préciser, que les fidèles sujets de sa majesté avaient
une nouvelle raison d'être plus que jamais attachés à la personne
de leur empereur. C'est à quoi avait pourvu ce passage laconique
des instructions adressées à M. Bigot : « Monsieur le ministre,
écrivez aux évêques pour leur annoncer Y événement et les autoriser
à chanter un Te Deum en actions de grâces (1). »
d'Haussonville.
nécessaires pour Ancône et Bologne. Vous seul devez garder cette copie du concordat,
et, sous quelque prétexte que ce soit, vous n'en devez donner connaissance à per-
sonne. »
(1) Instructions dictées au ministre des cultes, 24 janvier 1813. Ces instructions ne
sont pas insérées dans la Correspondance de Napoléon M.
LA
SCIENCE ET LA CONSCIENCE
III.
LE FATALISME MÉTAPHYSIQUE.
I. Chimie organique fondée sur la synthèse, par M. Berthelot. — II. Études sur les Beaux-Arts,
par M. Taine. — III. Rapport sur la Philosophie en France, par M. Ravaisson. — IV. Frag-
mens inédits de Maine de Biran. — V. Science de la Morale, par M. Renouvier. — VI. La
Morale indépendante, par M. C. Coignet.
S'il est une science qui soit de nature à contredire les enseigne-
mens de la consci.ence, c'est cette spéculation supérieure qu'Aris-
tote appelait philosophie première, qui a reçu depuis le nom de
métaphysique, et qui sous un titre quelconque restera dans le do-
maine de la pensée humaine, tant que celle-ci aura le souci des
vues générales et des conceptions synthétiques. La physiologie et
l'histoire sont des sciences spéciales qui entrent en commerce in-
time et direct avec la réalité, soit physique, soit morale, pour con-
stater les faits, les décrire, les classer. Toute l'explication qu'elles
s'en permettent se réduit à les ramener à des lois, c'est-à-dire à
des rapports généralisés et par là démontrés nécessaires. La philo-
sophie, spéculant sur les résultats de l'expérience et de la science
positive, et en formant telle ou telle de ces synthèses qu'on nomme
des systèmes, a besoin de voir les choses de très haut pour pouvoir
en saisir les rapports généraux, et s'élever ainsi, selon le sujet de
ses recherches, à l'unité de loi, de type, de cause ou de substance.
Or, dans cette contemplation suprême, il est presque inévitable,
TOME LXXXII. — 1869. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
OU bien que les caractères propres de la réalité échappent au phi-
losophe placé à un tel point de vue d'observation, ou bien qu'ils
s'effacent et tendent à disparaître dans le vaste horizon ouvert sous
ses pieds à ses yeux éblouis. Devant le monde infini, qu'est-ce que
rhomme? qu'est-ce que l'humanité? qu'est-ce que la planète elle-
même, cet atome imperceptible de l'immense cosmos révélé par
l'astronomie? Devant le Dieu parfait, que sont les qualités et les
vertus de ces pauvres êtres dont il est l'inimitable idéal? Qui n'a
conscience de son néant devant cette infmitude de l'être universel,
qui n'a conscience de sa misère devant cette absolue perfection de la
divinité? Dans cet empire de la nécessité qui régit le monde, qui
enveloppe et enserre toutes les créatures de ses liens indissolubles,
quelle part peut être faite à la prétendue liberté des actes humains?
Que devient l'autonomie de nos mouvemens dans la série continue
des causes? que devient notre volonté sous l'action d'un Dieu qui
fait sentir partout sa puissance? que devient notre personnalité
elle-même dans le sein de ce même Dieu, qui remplit tout de sa
présence? Quand la pensée s'est élevée à ces hauteurs, le monde
change d'aspect, le monde moral surtout. Le philosophe qui em-
brasse la nature entière d'un regard oublie l'infinie diversité des
détails pour ne voir que l'unité de plan révélée par les grandes lois
qui la régissent. Le théologien, qui, selon l'expression de Ma-
lebranche, voit tout en Dieu, ne retrouve plus que l'action et la
présence de ce Dieu soit dans la vie individuelle, soit dans la vie
collective de l'humanité. C'est alors que le philosophe, spéculatif
ou mystique, néglige les enseignemens de la science historique ou
les intimes révélations de la conscience, et se livre tout entier à ses
pensées et à ses formules de haute synthèse métaphysique, ou à
ses rêves de vie intime et commune avec Dieu. Avec ce dédain qui
lui est propre des choses de l'expérience extérieure ou intérieure,
il parle de tout ce qu'elles attestent dans un langage auquel ni
la conscience ni le sens commun n'entendent rien, mais qu'il donne
pour l'expression de l'absolue vérité. « Toute la métaphysique, a
dit M. Renouvier, n'a été qu'une conjuration contre la liberté et
contre l'existence même. » Montrer d'abord, par une esquisse som-
maire des principales conceptions métaphysiques, qu'entre toute
spéculation de ce genre et les enseignem^ens de la psychologie il y
a contradiction, puis essayer d'établir que cette contradiction ne
saurait, si l'on ne peut la résoudre, infirmer le témoignage de la
conscience, faire voir enfin le parti que toute spéculation philoso-
phique peut tirer des lumières de cette conscience pour l'ordre de
problèmes qu'elle poursuit, — tel est le triple objet de noire re-
cherche dans cette troisième et dernière étude.
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 627
I.
De tout temps, la science a visé à l'unité. Si aujourd'hui elle ne
fait plus de métaphysique dans la vieille acception du mot, elle fait
toujours de la philosophie, c'est-à-dire qu'elle poursuit la formule
la plus simple et la plus compréhensive tout à la fois où elle puisse
enfermer la riche diversité des phénomènes et des êtres de la na-
ture. Ni l'école critique ni l'école positiviste, qui se réunissent dans
une commune réprobation de la métaphysique, ne songent à arrê-
ter l'essor de spéculations du genre de celles de Baifon, de Laplace,
de Lamarck, de Geoffroy Saint-Ililaire, de Darwin, sur les lois qui
président à l'organisation des êtres animés ou à la formation des
mondes. Quand l'esprit de système semble s'éteindre ou du moins
languir sur un ordre d'études, on le voit se ranimer et redoubler
d'ardeur sur un ordre différent. Pendant que la spéculation méta-
physique satisfaite ou fatiguée s'en tient aux vieilles théories du
passé, la spéculation scientifique cherche les siennes dans la voie
ouverte par les sciences de la nature. On la voit débuter en phy-
sique par un grand effort vers l'unité. Rame-ner la chaleur, l'élec-
tricité, le magnétisme, le son, la lumière, au mouvement, principe
générateur unique de ces forces, faire rentrer par conséquent
toutes les branches de la physique sous les lois de la mécanique,
tel est le problème en ce moment le plus à l'ordre du jour; mais
ceci n'est qu'un premier pas dans la voie de l'unité. 11 existe d'au-
tres forces, telles que les affinités chimiques, que jusqu'ici la science
avait paru considérer comme étant sui generis, irréductibles soit
aux lois de la physique, soit à plus forte raison aux lois de la mé-
canique. Or la philosophie chimique cherche à démontrer que ces
prétendues forces originales ne sont que les résultantes de la com-
position toute mécanique des atomes élémentaires, en sorte que
les mouvemens intérieurs des corps rentreraient sous les lois de la
mécanique aussi bien que les mouvemens extérieurs : nouveau pas
fait dans la voie de l'unité. Et les actions organiques elles-mêmes,
que toutes les écoles de biologie avaient attribuées à des forces
propres, les forces vitales, pourquoi ne seraient- elles pas égale-
ment de simples résultantes de la composition chimique des or-
ganes? Autre pas plus décisif dans la voie de l'unité. Pour arriver
à l'unité absolue de mouvemens, il ne reste plus qu'un degré à
franchir; c'est de confondre avec les actions cérébrales les actes
psychiques proprement dits, regardés jusqu'ici comme absolument
différons des mouvemens organiques. Voilà donc toute activité ré-
duite au mouvement dans la vie universelle, tout être ramené à la
628 REVUE DES DEUX MONDES.
force élémentaire soumise aux pures lois de la mécanique. Entre
tous ces mouvemens, il n'y a qu'une cliiïérence de degré, laquelle a
son principe dans une plus ou moins grande composition ou con-
centration de la force simple primitive. 11 n'y a dans la nature en-
tière que des mouvemens et des forces à telle ou telle puissance de
composition ou de concentration. La chaîne entière des êtres n'est
que l'échelle des degrés que parcourt la force élémentaire du mi-
néral à l'être pensant. La psychologie ne serait ainsi que le cou-
ronnement d'un édifice scientifique aux parties homogènes dont la
base est la mécanique : à celle-ci, l'étude du mouvement absolu-
ment simple; aux sciences intermédiaires, telles que la physique,
la chimie et la biologie, l'étude du mouvement plus ou moins com-
posé; à la psychologie enfin l'étude du mouvement à son maxi7num
de composition.
Cette philosophie de la nature a un double mérite que ses plus
vifs adversaires ne sauraient lui contester. D'abord elle réunit les
caractères essentiels d'un véritable système, la loi d'unité et la loi
de continuité. Elle est tout entière comprise dans une seule for-
mule, l'unité absolue de l'être par la réduction au mouvement de
tous les phénomènes de la vie universelle. Elle n'arrive à cette for-
mule définitive que par une gradation continue des termes dont se
compose la série cosmique tout entière. D'autre part, une pareille
spéculation n'a rien qui ressemble à ce qu'on appelle métaphysique;
elle ne contient aucune idée a priori, aucun mot ontologique. Il n'y
est point question de l'essence ni de la substance des choses; la con-
ception d'un substrat matériel, tel que nous le représente l'imagi-
nation, est mise de côté, ainsi que l'hypothèse invérifiable des
atomes; le mot de force n'y figure que comme expression d'un
fait, le mouvement sous toutes ses formes. L'observation et l'expé-
rience pour méthode, pour base les lois des phénomènes observés
ou expérimentés, pour formule d'explication le principe tout mé-
canique de la résultante des forces composantes, pour synthèse enfin
l'unité d'être et d'action, sans exception ni solution de continuité,
— voilà le système. Peut-on rien imaginer de plus simple, de
plus clair, de plus expérimental qu'une telle philosophie dans ses
conclusions spéculatives les plus étendues? N'est-ce pas le progrès
même des sciences positives qui paraît devoir aboutir à ce résul-
tat? 11 n'est donc pas étonnant que des savans de premier ordre,
comme M. Berthelot, que des penseurs intrépides, comme M. Taine,
inclinent vers une explication des choses qui satisfait à ce point leur
besoin de synthèse et leur goût pour les formules simples et pré-
cises? Ne semble-t-il point que la méthode chimique du premier et
la méthode philosophique du second y préparent naturellement la
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 629
pensée? L'unité de l'être dans le mouvement mécanique, ne serait-ce
point là, par parenthèse, cette maîtresse formule invoquée par
M. Taine, mère féconde de toutes les autre?, dont l'enchaînement
constituerait le système entier de l'univers?
Dans ce déterminisme absolu, que deviennent la liberté et la
personnalité de l'être humain? que devient l'activité spontanée des
êtres de la nature? Ame, vie, nature, force spontanée, tout cela
peut-il être autre chose que des mots vides de sens dans une pa-
reille philosophie? Rendons justice au matérialisme contemporain;
il ne se refuse à reconnaître aucun des faits qu'atteste l'expérience,
soit externe, soit interne; il admet toutes les propriétés caractéris-
tiques qui distinguent les divers règnes de la nature; il ne nie aucun
des phénomènes de conscience proprement dits, c'est-à-dire aucun
des sentimens qui répondent chez l'homme aux mots d'individua-
lité, de personne, de moi, comme le sentiment de l'unité, le senti-
ment de l'identité, le sentiment de la liberté, le sentiment de la res-
ponsabilité. Seulement tout cela n'est pas pour ce matérialisme la
vérité vraie, absolue, définitive. Derrière cette scène extérieure et
apparente des phénomènes se cache l'action intime, profonde des
véritables causes. L'homme s'apparaît comme un être un dans son
essence, identique dans sa conscience, libre dans son activité, une
cause enfin. Pure illusion! Il n'est qu'un effet, puisqu'il ne peut
être que la résultante des forces composant son organisme. La na-
ture paraît peuplée de forces spontanées qui commandent aux lois
de la matière inorganique : encore une illusion. Toutes ces forces
prétendues ne sont elles-mêmes que des résultantes de forces d'un
ordre inférieur. Si l'âme, la vie, la liberté, sont au premier plan de
la scène, c'est la nécessité, la pure force mécanique, qui est au fond
et qui en fait tout le jeu. En un mot, l'âme, la vie, la liberté, ne
sont que des apparences; le mouvement simple est la réalité. La
mécanique est le dernier mot de toutes choses; c'est là qu'il faut
chercher l'explication définitive des mystères de la psychologie, de
la biologie, de la chimie et de la physique. Ici éclate la contradic-
tion entre la spéculation et la conscience.
Que nulle autre philosophie ne soit à ce point destructive des vé-
rités de l'ordre moral, rien de plus manifeste. Le matérialisme, sous
quelque forme qu'il se soit produit, a toujours eu le privilège de la
négation la plus nette et la plus radicale des principes de la con-
science. Gela est tout simple, puisqu'il n'emprunte aucune de ses
données à une autre source que l'expérience sensible. Au contraire,
entre la philosophie spiritualiste et la conscience, l'entente est na-
turelle, par cela seul que le spiritualisme trouve dans la conscience
elle-même sa donnée première; mais, avec un esprit tout différent et
630 REVUE DES DEUX MONDES.
une méthode absolument inverse, cette philosophie obéit au même
besoin d'unité que la précédente. Tandis que le matérialisme part
d'en bas pour expliquer par le mouvement mécanique toute la sé-
rie des êtres de l'univers, le spiritualisme part d'en haut pour ex-
pliquer cette même série par l'acte qui en est le type le plus élevé,
l'acte de la pensée et de la volonté. A la formule que la pensée
n'est que le mouvement à son maximum, il oppose cette autre
formule, que le mouvement lui-même est encore la pensée à son
minimum. Tout mouvement, même de l'ordre purement physique,
est déjà un effort; toute force, si simple qu'elle soit, tend à une fin
en vertu d'une activité spontanée. L'expérience scientifique est ici
d'accord avec l'expérience intime elle-même. La force d'attraction
universelle qui ment toute la matière et fait sortir des nébuleuses
les mondes organisés obéit à la loi du bien, proclamée par Aristote
et Leibniz. Or toute force qui tend à une fin déterminée, toute cause
qui obéit à une raison, à la raison du bien, n'a-t-elle point en elle
quelque chose de la cause qui pense et qui veut? Si l'instinct est une
sorte de volonté inconsciente en ce qu'il tend spontanément à une
fin, toute espèce de mouvement ne peut-elle pas être dite volontaire
au même titre? A ce point de vue, le monde apparaît comme vivant
et libre, c'est-à-dire tout peuplé de forces de divers degrés, méca-
niques, physiques, chimiques, organiques, psychiques, dont le ca-
ractère essentiel est de tendre à une fin commune, l'ordre, le bien.
Toutes les dilTérences qui les distinguent ne sont que les degrés
divers d'une même activité spontanée.
C'est donc en haut et non en bas qu'il faut regarder, en haut,
c'est-à-dire au plus profond de la conscience humaine, et non à
la surface même de la nature inorganique, pour y trouver l'es-
sence de l'être, de l'être infime qu'on nomme la pierre comme de
l'être supérieur qui est le roi du monde connu. La substance des
choses, tant de fois et si vainement cherchée par la métaphysique
matérialiste dans ce substralum de l'imagination qui s'appelle l'é-
tendue, est ailleurs* On croit y saisir la réalité la plus palpable,
la plus sensible de l'être ; on n'atteint qu'une abstraction géomé-
trique, l'espace. Cette substance, cet être des choses, est dans la
force, ainsi que l'a dit Leibniz, non dans cette force sans sponta-
néité qui n'est elle-même qu'une abstraction de la mécanique, mais
dans cette autre force, la seule réelle et naturelle, qui tend d'elle-
même à une fin déterminée, comme l'instinct, comme la volonté.
C'est ainsi qu'à l'encontre du matérialisme, qui affirmait que tout
être est mouvemeRt, tout ordre la loi de la nécessité mécanique,
le spiritualisme de nos jours affirme que tout être est pensée et
volonté, que tout ordre, physique ou moral, rentre dans la loi
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 631
de cette nécessité supérieure qui n'est autre que l'irrésistible at-
trait du bien. A cette hauteur, toutes les différences que l'expé-
rience avait attestées comme essentielles entre les êtres ne sont
plus que les degrés d'un seul et même type; toute diversité se con-
fond dans l'identité. Nature, âme et esprit, mouvement, instinct,
volonté et pensée, fatalité et providence, ne sont plus que des ex-
pressions diverses d'une même essence et d'une même loi : là en-
core unité parfaite dans le principe, nulle solution de continuité
dans la série des formes qui le manifestent. Mécanique, physique,
chimie, biologie, toutes les sciences de la nature viennent chercher
leur explication dans une intuition supérieure qui n'est autre que
l'expérience intime. Tel est le spiritualisme de Leibniz, de Scho-
penhauer, de Maine de Biran, de M. Ravaisson.
La nécessité est encore le dernier mot de cette philosophie, né-
cessité bien difî"érente, il est vrai, de celle qu'invoque le matéria-
lisme. Pour celui-ci, toute nécessité est fatalité, par cela même
qu'elle n'a pour cause qu'une loi sans raison finale; pour le spiri-
tualisme au contraire, toute nécessité est providence, par cela
même qu'elle a pour cause une lin. C'est cette nécessité du bien
que le spiritualisme appelle la liberté absolue. Nous voici bien loin
des enseignemens de la conscience. La liberté ainsi entendue n'est
plus que la spontanéité des actes ; elle a perdu son caractère psy-
chologique pour en prendre un tout métaphysi |ue, supérieur, si
l'on veut, quant au résultat, mais qui n'a plus rien de commun
avec le libre arbitre. Spontanéité de la sim.ple tendance chez les
êtres inorganiques, spontanéité de l'inslinct chez les animaux,
spontanéité de la volonté chez l'homme, spontanéité de l'amour en
Dieu, voilà la liberté à tous ses degrés. Elle a pour mesure non la
puissance de l'effort, mais la force d'attraction qui emporte vers
le bien. Par conséquent faire le bien par amour, sous l'irrésistible
aiguillon de la grâce intérieure, comme dirait un théologien, est
un acte plus libre que de le faire avec choix et réflexion. N'est-ce
pas confondre ce que la psychologie met tant de soin à distinguer,
à savoir, l'ordre des phénomènes affectifs et l'ordre des phéno-
mènes volontaires? n'est-ce pas supprimer les caractères et les
conditions propres de la moralité? n'est-ce pas oublier l'acte pour
l'effet, le devoir pour le bien? Que l'amour soit supérieur à la vo-
lonté proprement dite par la puissance de ses mouvemens, on peut
l'admettre, au moins en beaucoup de cas ; mais il en est de même
de l'instinct. Or, si l'instinct proprement dit peut être considéré
comme un auxiliaire de la volonté dans l'accomplissement de la loi
morale, il n'a jamais compté pour un véritable principe moral.
L'amour, né du sentiment, est un phénomène d'un ordre bien su-
632 REVUE DES DEUX MONDES.
périeur; pourtant, s'il réalise le bien, il ne fait pas l'acte de vertu.
\oilà ce que montre l'analyse des moralistes. La conscience a tou-
jours regardé comme le signe suprême de la perfection l'état de
réflexion de l'âme humaine dans l'accomplissement de ses actes.
Tout en convenant que l'effet du progrès moral est de diminuer
l'effort, et que le comble de la perfection serait de le supprimer
entièrement, faut-il admettre avec la métaphysique spiiitualiste
que la volonté et l'intelligence se confondent avec l'amour dans le
type de la suprême perfection, changeant ainsi d'essence et se
transformant en un principe que la conscience nous montre si pro-
fondément différent des deux autres? Qui a raison ici de la psycho-
logie ou de la métaphysique? Encore une antinomie de la spécula-
tion et de la conscience.
11 est enfin une autre philosophie de la nature qui s'entend
encore moins que les deux autres avec la conscience : c'est cette
haute spéculation qu'on appelle la philosophie de l'unité, et dont
Spinoza, Goethe, Schelling, Hegel, ont été les plus éminens or-
ganes dans les temps modernes. Si les deux autres systèmes, le
matérialisme et le spiritualisme, méconnaissent la liberté, ils re-
connaissent au moins l'individualité des êtres, en tant qu'êtres.
La philosophie de l'unité ne reconnaît ni l'une ni l'autre. Pour
elle, il n'y a qu'un être véritable, dont les prétendus êtres indi-
viduels ne sont que les modes ou les manifestations. Spinoza dira
les modes de la substance étendue, supprimant ainsi non-seule-
ment toute spontanéité, mais encore toute vie dans la nature. Schel-
ling et Hegel restitueront à la nature la force et la vie, mais en
l'attribuant à l'être absolu, le seul être dans la vraie acception du
mot, en sorte que le dynamisme de la nouvelle philosophie n'est
guère plus favorable à la liberté et à l'individualité que le mé-
canisme de Spinoza. Des trois écoles philosophiques qui se par-
tagent les esprits voués à la spéculation, c'est de beaucoup la
moins nombreuse et la moins populaire : car c'est celle qui choque
le plus le sens intime, celle surtout à laquelle l'imagination s'est
toujours montrée le plus rebelle. S'il y a dans le domaine du sens
commun une croyance qui semble inébranlable, c'est celle qui at-
tribue l'existence à l'individu. Aussi la spéculation idéaliste n'a-
t-elle jamais réussi à ébranler ce qu'elle appelle une illusion de la
conscience et de l'imagination que chez un très petit nombre d'es-
prits supérieurs. Quoi qu'il en soit, voilà encore une antinomie de
la conscience et de la spéculation à résoudre.
Hâtons-nous de le reconnaître : la philosophie religieuse n'a rien
de commun avec la philosophie naturelle quant au sentiment des
vérités de l'ordre moral. Tandis que celle-ci se préoccupe de l'ordre
LA SCIENCE ET LA. CONSCIENCE. 633
universel au point d'y oublier plus ou moins l'homme et l'huma-
nité, celle-là s'attache avant tout à l'ordre moral, restant indiffé-
rente ou étrangère aux questions de haute cosmologie qui intéres-
sent la philosophie naturelle. Dieu par-dessus tout, et l'homme en
rapport avec Dieu, voilà le double objet de toute philosophie reli-
gieuse. Son grand souci est la destinée humaine. Seulement l'en-
tend-elle de manière à respecter toujours les vérités de la con-
science? C'est ce qu'il faut examiner. Toute théologie ne répond
au sentiment religieux qu'autant que son Dieu possède la nature et
les attributs qui permettent de «le connaître, de l'aimer, de le ser-
vir, » pour emprunter les mots du catéchisme. Un Dieu à la façon de
Plotin, de Spinoza, de Schelling, de Hegel, n'a rien de commun
avec l'objet du sentiment religieux. La théologie ne s'en tient pas
là; elle va jusqu'à l'union, la vie commune avec Dieu. Ce n'est pas
seulement la théologie mystique d'un saint Jean, d'un Gerson,
d'une sainte Thérèse, d'un Fénelon qui le dit, c'est la haute et sé-
vère théologie d'un Bossuet, d'un Malebranche, d'un Leibniz, d'un
Maine de Biran. S'unir à Dieu, vivre en Dieu, tout en conservant sa
personnalité et sa liberté, voilà le dernier mot de toute théologie
sensée. Commencer par la prière, l'amour, l'adoration, et finir par
l'union, telle est la gradation nécessaire et légitime que suit l'âme
religieuse; mais de l'amour à l'abandon de soi-même, de l'union à
l'absorption, si courte est la distance, si glissante est la pente, qu'il
est bien difficile de ne pas faire le saut périlleux.
Le mysticisme chrétien, même si on le prend chez des esprits su-
périeurs, chez un Fénelon par exemple, en arrive toujours à l'ab-
dication de la personne humaine. « 11 vient un temps, dit le grand
archevêque, où Dieu, après nous avoir bien dépouillés, bien morti-
fiés par le dehors sur les créatures auxquelles nous tenions, nous
attaque par le dedans pour nous arracher à nous-mêmes. Ce n'est
plus les objets étrangers qu'il nous ôte alors ; il nous arrache le
moi qui était le centre de notre amour... Plus les sens sont amortis
par le courage de l'âme, plus l'âme voit sa vertu et se soutient par
son travail; mais dans la suite Dieu se réserve à lui-même d'atta-
quer le fond de cette âme et de lui arracher jusqu'au dernier soupir
de toute vie propre... Alors elle tombe en défaillance; elle est,
comme Jésus-Christ, triste jusqu'à la mort. Tout ce qui lui reste,
c'est la volonté de ne tenir à rien et de laisser faire Dieu sans ré-
serve (1). » On dira peut-être que ce sacrifice de la personnalité est
propre aux âmes tendres, comme celle d'un Fénelon, ou aux âmes
ardentes, comme celle d'une sainte Thérèse; mais la philosophie
(1) Fénelon, OEnvres spirituelles, t. IV, p. 16.
634 REVUE DES DEUX MONDES.
religieuse la plus sévère se laisse entraîner aux mêmes conclusions.
On sait comment Maine de Biran est parti de la philosophie de la
sensation pour arriver au spiritualisme le plus décidé, et pour
aboutir enfin à un mysticisme qui ne nous a été révélé que par ks
dernières publications. « L'homme est intermédiaire entre Dieu et
la nature. 11 tient à Dieu par son esprit, et à la nature par ses sens.
Il peut s'identifier avec celle-ci en y laissant absorber son moi,
sa personnalité, sa liberté, et en s' abandonnant à tous les appétits,
à toutes les impulsions de la chair. Il peut aussi jusqu'à un cer-
tain point s'identifier avec Dieu en absorbant son moi par l'exer-
cice d'une faculté supérieure. Il résulte de là que le dernier degré
d'abaissement comme le plus haut point d'élévation peuvent égale-
ment se lier à deux états de l'âme où elle perd également sa per-
sonnalité; mais dans l'un c'est pour se perdre en Dieu : dans
l'autre, c'est pour s'anéantir dans la créature (1). » Cette troisième
vie, dernier effort de l'âme humaine, le philosophe l'appelle la « vie
de l'esprit. » Voilà où en vient à ses derniers jours, sous l'inspira-
tion évidente de la théologie chrétienne, un esprit qui a consumé
sa vie à retrouver et à dégager la personnalité et la liberté hu-
maine dont une psychologie superficielle avait presque fait perdr-e
le sentiment au siècle qui l'a précédé.
Il est une école de théologiens qui résiste, il est vrai, à ces
entraînemens mystiques. La théologie orthodoxe d'un saint Augus-
tin, d'un saint Anselme, d'un saint Thomas d'Aquin, d'un Bossuet,
d'un Leibniz, ne connaît point de tels excès, parce que chez ces
esprits la raison domine le sentiment. Encore faut-il remarquer que,
si aucun de ces docteurs ne va jusqu'à l'abandon absolu de la per-
sonnalité dans l'union de l'âme avec Dieu, les exigences du dogme
les conduisent à réduire singulièrement cette personnalité dans les
œuvres morales de la vie humaine. L'action de la grâce y domine
au point de ne plus guère laisser d'efficacité à la volonté que pour
le mal et le péché. C'est qu'en effet, dans la doctrine théologique
la moins mystique, il y a toujours une confusion, sinon de l'homme
et de Dieu, tout au moins de l'action humaine et de l'action divine.
Quelle est la part de Dieu, quelle est la part de l'homme dans la
vie religieuse et dans la vie morale elle-même? Voilà ce qu'aucune
théologie ne définit et ne peut définir. On ne sait jamais, dans les
analyses et les descriptions de la psychologie théologique, où finit
l'œuvre de l'homme, où commence l'œuvre de Dieu, quelle part
de mérite et de d*émérite reste en définitive à la nature humaine
(1) Fragmens inédits publiés par M. L. ^a.\\\\e. — Bibliothèque universelle de Genève,
1845 à 1846.
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 635
ainsi tiraillée entre la grâce et la tentation. Si l'homme ne disparaît
pas entre les deux puissances qui se disputent l'empire sur sa vo-
lonté, du moins son initiative personnelle, son autonomie propre,
semblent s'effacer tantôt sous la pression de la force diabolique,
tantôt sous l'irrésistible impulsion de la grâce divine.
C'est ce qui lait que nulle théologie ne s'entend bien à la justice,
cette chose morale qui a pour mesure propre le degré de mérite
proportionnel à l'effort de volonté. La morale théologique, il faut le
reconnaître, a une vertu singulière que n'a point la morale de la
conscience. Derrière celle-ci et au plus profond de l'âme humaine,
elle fait apparaître Dieu lui-même, le Dieu vivant et personnel qui,
à un certain moment et pour certaines œuvres, prend la place de
la personne humaine. Quelle foi et quelle force ne donne pas une
pareille doctrine à l'agent de la puissance divine! Ce n'est plus
alors la conscience et la raison qui parlent, c'est Dieu même, et
non-seulement Dieu parle, mais c'est lui qui agit réellement en
nous et par nous. Alors que deviennent la liberté, la responsabilité?
Et quand on oppose la justice à la grâce et qu'on se permet de pré-
férer la morale de la conscience à celle de la théologie, nos théo-
logiens ne devraient-ils pas d'abord comprendre l'objection qui leur
est faite avant de la réfuter par des textes connus de tous? Ce n'est
pas seulement la justice, dans certaines de ses applications sociales,
qui manque à la morale théologique, c'est le principe même de la
justice, la personnalité humaine, qu'on n'y retrouve plus, ou qu'on
y retrouve tellement confondue avec la personnalité divine, qu'il
devient impossible à la conscience de l'homme religieux de fixer le
degré de mérite de ses actes. Encore une contradiction entre la
théologie et la psychologie.
II.
Voilà des spéculations bien diverses, qui toutes se ressemblent
en ceci, qu'elles contredisent les enseignemens de la conscience.
Toutes ne le font pas au même degré ni de la même manière. La
spéculation matérialiste supprime complètement et absolument les
vérités de la conscience en réduisant toutes les forces dites vitales
et morales au jeu des forces physiques et mécaniques. La spécula-
tion spiritualiste altère et dénature ces vérités en ramenant à un
seul type tous les phénomènes de l'activité universelle. La spécula-
tion panthéiste atteint les phénomènes de conscience non-seulement
dans leurs caractères essentiels, mais encore dans leur racine elle-
même, en absorbant partout l'être individuel dans l'être universel.
La spéculation mystique les transforme en les confondant et même
636 REVUE DES DEUX MONDES.
en les identifiant avec les actes de la nature divine. Ce qui est con-
stant, c'est que le divorce reparaît entre la conscience et la spécu-
lation sous toutes ses formes, de même qu'il avait déjà éclaté entre
la conscience et toute espèce de science positive.
Pour qui se prononcera la critique? Sera-ce pour la conscience,
sera-ce pour la spéculation? Ici il n'y a pas de milieu à garder. On
ne peut, selon le conseil de Bossuet à propos de la prescience di-
vine et de la liberté, tenir fortement les deux bouts de la chaîne
sans s'inquiéter du moyen de les réunir. La contradiction est plus
ou moins forte, mais absolue, entre les conclusions de la pensée
spéculative et les enseignemens de la conscience; il faut donc choi-
sir. Heureusement que le choix n'est pas difficile, et ne peut être un
instant douteux. Que sont ces spéculations qui viennent se heurter
à un sentiment intime et invincible? Des hypothèses. Qu'est-ce que
le matérialisme malgré la simplicité et la clarté de ses explications?
Une hypothèse, et encore une hypothèse contredite par l'expérience
physiologique elle-même. Qu'est-ce que le spiritualisme malgré
la solidité et la profondeur de son principe psychologique? Une
autre hypothèse, plus d'accord sans doute avec l'expérience intime,
mais dont les conclusions extrêmes ne reposent sur aucune science
positive. Que toute force élémentaire, physique, chimique, même mé-
canique, soit une tendance, c'est ce qui nous est révélé par les œu-
vres mêmes de cette force obéissant à l'irrésistible attraction du bien;
mais quelle expérience nous permet d'aller plus loin, de trans-
former une simple tendance en instinct, un instinct en volonté?
Qu'est-ce que le panthéisme? Une imposante conception fort propre
à séduire les esprits qui préfèrent à tout la grandeur et la force.
Certes l'unité de la vie universelle est une vérité depuis longtemps
pressentie, et que les révélations de la science moderne confirment
chaque jour; mais lorsque cette conception de l'unité va jusqu'à la
négation de tout être individuel, ce qui est le propre du panthéisme,
elle n'est plus qu'une explication hypothétique : elle échoue contre
le témoignage de l'expérience, attestant la personnalité libre de
certains êtres, l'individualité de tous les autres au sein de la vie
universelle. Qu'est-ce que le mysticisme? Encore une hypothèse.
C'est par une induction psychologique que la cause créatrice et
conservatrice du monde est conçue comme un être pensant, vou-
lant, aimant, comme une véritable personne agissant sur l'âme
humaine par la grâce, et l'élevant par la force de son amour jus-
qu'à une sorte de vie commune où l'âme ne garde presque plus
rien de sa personnalité. Or quelle peut être l'autorité d'une pareille
méthode quand il s'agit de modifier, sinon de supprimer, le témoi-
gnage de la conscience touchant la liberté des actes et le mérite
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 637
des œuvres? Toutes ces hypothèses, qui visent à l'explication la
plus complète et la plus haute des choses, n'ont plus de valeur du
moment qu'elles contredisent le sentiment de la réalité interne ou
externe. Si l'on peut toujours dire qu'une hypothèse en vaut une
autre, on ne peut ni faire prévaloir ni même soutenir une hypothèse
spéculative contre un fait d'expérience.
Ici l'école critique intervient. Que parle-t-on de réalité à propos
du libre arbitre et des prétendues vérités de conscience? 11 faut
distinguer entre le sentiment et la réalité. Nous croyons tous être
libres dans l'exercice de notre volonté. Nous le croyons alors même
que la science ou la philosophie essaie de nous démontrer le con-
traire. Rien ne peut arracher cette foi de notre âme. Quand il
semble que notre raison nous a délivrés d'une croyance qu'elle
traite de préjugé, ce préjugé rentre obstinément dans la pratique
et y reprend tout son empire. Tout cela est incontestable; mais
qu'est-ce que cela prouve? Que le sentiment de la liberté est invin-
cible et indestructible, rien de plus. Que l'homme soit libre en réa-
lité, comme il le croit, ceci est une autre question qu'aucune analyse
psychologique ne peut résoudre, et comment le pourrait-elle? Tant
qu'il ne s'agit que du sentiment, on reste dans la sphère intérieure
du moi, où ne se pose jamais le problème de la réalité objective
de nos sentimens et de nos idées. Dès qu'on en sort, ce terrible
problème se dresse devant nous comme le sphinx de la fable. Com-
ment le résoudre, comment démontrer que l'homme est réelle-
ment libre? Pour cela, ne faudrait-il pas avoir le secret de l'ordre
universel? ne faudrait-il pas pouvoir embrasser l'enchaînement des
causes, voir au fond même de l'être qui reçoit ou subit tant d'im-
pressions du dehors? Au sein de cette nature qui l'enveloppe et le
pénètre de ses influences, comment l'homme peut-il être assuré de
son autonomie? Ne faut-il pas dire avec Feuerbach : « Le sentiment
intérieur de notre liberté peut être une illusion, nous avons seule-
ment ce sentiment parce que nous ne découvrons pas les fils qui
unissent les causes aux effets. »
C'est Kant qui a eu le redoutable honneur d'introduire dans la
philosophie moderne ce scepticisme critique fondé sur la distinc-
tion du subjectif et de Y objectif. L'expérience interne ou externe
est l'unique source de nos connaissances. Or l'expérience n'atteint
que des phéno77îênes. Les noumùnes, autrement dit les choses en
soi, lui échappent, et par conséquent échappent à la science hu-
maine. Cela posé, de quoi s'agit-il dans la question qui nous oc-
cupe? Est-ce d'une simple vérité subjective, comme la sensation, la
pensée, la volonté et tout acte de la vie morale? Si cela était, il n'y
aurait pas de question, et les philosophes n'en seraient pas encore
aujourd'hui à disputer sur le libre arbitre. C'est donc bien d'une
638 KEVUE DES DEUX MONDES.
vérité objective qu'il s'agit, par conséquent d'un problème mé-
taphysique et non purement psychologique. Ici, que saisit la con-
science? Un pur phénomène, c'est-à-dire le sentiment de notre li-
berté. Quant à la réalité elle-même, pour qu'elle la saisît également,
il faudrait qu'elle pénétrât jusqu'à l'être lui-même, sujet et cause
des actes qu'elle perçoit. Or la conscience tout empirique que nous
avons des phénomènes ne nous révèle rien à cet égard. Voilà pour-
quoi certains attributs de l'être humain, comme la liberté, comme
la spiritualité, sont des questions toujours discutées et jamais ré-
solues. Si ces attributs tombaient directement sous l'œil de la con-
science, tout le monde les verrait, et le doute serait impossible.
Entre le sentiment et la réalité, il y a toute la distance da j) hé no-
mène au noumène.
Kant ne se borne point à cet argument a prio?'i tiré de l'incom-
pétence de la conscience; il soumet la question de la liberté à la
décisive épreuve de la méthode antinomique, ainsi qu'il le fait pour
toutes les questions de l'ordre métaphysique. Il pose donc en re-
gard l'une de l'autre la thèse de la liberté et l'antithèse de la né-
cessité, appuyant celle-ci sur la loi de causalité qui régit toute la
nature, celle-là sur une loi de la raison. Tandis que l'expérience
montre partout l'enchaînement sans fin des phénomènes sous la
loi de causalité, la raison pure affirme une cause première et in-
dépendante de cette succession soit chez l'homme, soit dans le
monde. Entre la raison et l'expérience, il y a donc ici encore con-
tradiction absolue, d"où il résulte que la liberté n'est qu'un nou-
mène, c'est-à-dire un objet de conception, iion de connaissance,
comme toutes les autres thèses de l'ordre métaphysique. On peut
la concevoir, on la conçoit même nécessairement dans un ordre de
choses où la raison déterminerait la volonté ; mais ce monde pure-
ment intelligible échappe à la démonstration.
Est-ce à dire que Kant soit sceptique sur la question de la li-
berté? Nullement. Non-seulement il y croit, comme le veut la con-
science humaine, mais il la prouve, ou du moins croit la prouver
en s'adressant à la raison praiique. En sa qualité d'être raison-
nable, l'homme comprend une loi morale, c'est-à-dire une règle
obligatoire pour ses actions. Cette loi suppose la liberté de l'agent :
il n'y a ni droit ni devoir, à proprement parler, pour un être qui
n'agirait pas librement; en un mot, il faut que l'homme soit une
véritable personne pour exécuter la loi conçue par sa raison pra-
tique. Kant démontre de même l'existence de Dieu, la spiritualité
et l'immortalité de l'âme. Si la loi du devoir suppose la liberté, la
loi du mérite et du démérite, qui en est la conséquence, implique
la nécessité d'une sanction. Où se réalisera cette sanction, qui sera
le juge? On sait ce que vaut et ce que peut la justice humaine.
LA SCIENCE ET LA. CONSCIENCE. 639
Quelque optimisme qu'on professe, on sait si notre monde est le
lieu qui convient à cette sanction. Donc nécessité d'un Dieu qui
juge et d'une autre vie où justice entière soit faite à tous les agens
libres selon leurs mérites. Voilà comment Kant retrouve par la rai-
son pratique les vérités métaphysiques que la Critique de la raison
pure avait fait évanouir.
En lisant la Critique de la raison pratique, on voit avec quelle
sécurité Kant se repose sur sa démonstration de la liberté. Nous
n'avons jamais pu partager cette confiance du grand moraliste. La
logique la plus simple ne dit-elle pas qu'une déduction rigoureuse
ne vaut véritablement qu'autant que le principe d'où l'on tire la
conséquence est absolument vrai? Or d'où Kant dérive-t-il l'exis-
tence même de la liberté? De la loi morale, qu'il semble poser
comme une vérité a priori indépendante de toute autre. Nous en
sommes encore à comprendre comment Kant n'a pas vu que la
conception d'une loi morale, toute nécessaire qu'elle soit, suppose
deux faits de conscience parfaitement indépendans l'un de l'autre,
une raison qui ne comprend pas seulement l'utile et comprend
aussi le bien, une volonté libre pour le réaliser. L'homme pourrait
concevoir le bien sans avoir la liberté de le faire. Il pourrait avoir
la liberté de le faire sans le concevoir. C'est la réunion de ces deux
choses, raison et volonté libre, qui constitue la loi morale, c'est-
à-dire l'obligation absolue, sans conditions et sans restrictions, de
faire le bien. Que si par hasard l'une de ces conditions vient à
manquer, soit la raison, soit la volonté libre, toute notion de loi
morale disparaît. Quand donc notre profond moraliste fait de l'exis-
tence de la liberté un simple postulat de la loi morale , il ne voit
pas que cette loi elle-même n'est qu'une hypothèse subordonnée à
deux faits dont l'un est précisément l'objet du postulat en question.
Oui sans doute, le concept de la loi morale, pour emprunter le
langage de Kant, implique l'existence réelle de la liberté; mais ce
concept lui-même repose sur le sentiment de cette liberté. Suppo-
sez que ce sentiment puisse être une illusion, voici la loi morale
ruinée dans sa base. Si le sentiment ne prouve rien, si la conscience
est impuissante à saisir la réalité elle-même, l'homme perd ou voit
s'affaiblir sa notion d'être moral. C'est ce que l'expérience démontre
par des faits constans. Qu' arrive- t-il chez les âmes qui doutent de
leur libre arbitre? Que le sentiment moral reçoit le contre-coup de
cette disposition de leur esprit. Du moment qu'on ne croit plus à la
liberté, on ne croit plus au devoir. Il ne faut donc pas dire que la
notion du devoir imphque l'existence de la liberté. La vérité est que
le fait simple ici, le fait principe, c'est le sentiment invincible de
la liberté. Si l'on en conteste la réalité objective, on ruine le concept
de la loi morale, qui n'en est que la conséquence; c'est-à-dire que
0^0 REVUE DES DEUX MONDES.
la grande démonstration de Kant tourne dans un cercle vicieux.
11 faut donc en revenir au témoignage de la conscience comme
au seul moyen possible de prouver la liberté. Toute la question se
réduit à savoir si vraiment ce témoignage peut être infirmé par la
critique de Kant et de son école. Cette critique se résume dans les
deux argumens suivans : la conscience n'atteint que les phéno-
mènes, et ne peut rien nous apprendre sur la cause; — le problème
du libre arbitre est sujet à la contradiction antinomique comme tous
les problèmes métaphysiques. Que valent ces deux argumens?
En ce qui concerne le témoignage de la conscience, nous trou-
vons que la critique de l'école de Kant a son principe dans une
fausse idée de ce témoignage. De quoi le moi a-t-il conscience?
Est-ce seulement des actes ou encore de la cause de ceux-ci? Yoilà
toute la question. Il nous semble qu'elle est tranchée par la défi-
nition même du mot conscience. Avoir conscience de ses sensations,
de ses pensées, de ses volitions, est-ce simplement savoir qu'on
sent, qu'on pense, qu'on veut? Alors il faudrait dire que l'animal a la
conscience aussi bien que l'homme, car il est évident qu'il ne sent,
ne perçoit, n'agit pas sans savoir qu'il sent, perçoit et agit. Pour-
tant on s'accorde à reconnaître que la conscience est l'attribut es-
sentiel et caractéristique de l'être humain. C'est que l'homme a
conscience, non-seulement de ses actes, mais de l'être qui les pro-
duit, du moi, sujet ou cause de ces phénomènes. A vrai dire même,
il n'a conscience que du moi et des attributs qui constituent sa
personnalité. Il se sait libre, comme il se sait un, identique, comme
il se sait en possession de tout ce qui constitue l'innéité et la spon-
tanéité de son être. On comprend que l'être fictif ir^aginé par Con-
dillac, Vhomine statue, n'ait conscience que de sa sensation, et qu'il
s'identifie avec elle, au moins tout d'abord, de manière à dire : Je
suis telle saveur, telle odeur, tel son, telle couleur. Cela peut en-
core se concevoir à la rigueur pour l'animal, auquel il est permis
de refuser la conscience, tout en lui attribuant, outre la sensibilité
et la mémoire, une certaine intelligence et le sentiment confus de
son individualité; mais, si l'animal ne se distingue pas de sa sen-
sation et ne s'affirme pas comme moi, il est certain que cette dis-
tinction et cette affirmation sont le fait propre de la personnalité
humaine. L'homme réel est une cause, une force active, douée de
facultés et de puissances diverses qui n'attendent que le contact
d'un objet pour entrer en exercice. Dès que cette force subit l'im-
pression de la cause extérieure, elle réagit en vertu de l'énergie
qui lui est propre, quelle que soit la violence de l'impression; par
le sentiment de cette réaction, elle se distingue de la sensation et
de la cause de la sensation, et s'affirme elle-même. De là la con-
science, phénomène inexplicable dans l'hypothèse de l'homme sta-
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 641
tue, mais qui devient simple et nécessaire dans la vraie notion du
moi.
Qu'est-ce donc qu'avoir conscience de soi? C'est se sentir un,
identique, actif, libre dans l'exercice de son activité. Il est vrai
que l'homme ne sent tous ces attributs de son être que dans les
actes qui les manifestent, que la conscience est le sentiment du
moi en action; mais ce serait abuser d'une abstraction métaphy-
sique que de faire la distinction de l'être en soi et de l'être en acte,
et de prétendre que, si la conscience saisit l'un, l'autre lui échappe.
Kant est évidemment dupe d'une sorte d'illusion ontologique de ce
genre, lorsqu'il applique au témoignage du sens intime cette dis-
tinction du subjectif et de l'objectif, du phénomène et du noumène,
dont la philosophie critique s'est fait une arme si redoutable contre
toute espèce de dogmatisme philosophique. Le moi a conscience de
la cause dans l'acte, et, comme pour une force agir, c'est être, il
s'ensuit que la conscience de son activité implique celle de son
être. Yoilà donc le terrible noumène évanoui. Maine de Biran a rai-
son contre l'école de Kant, parce qu'il a raison contre l'école de
Bacon. Kant avait admis sur la foi d'une méthode en vogue que la
conscience n'atteint directement que les actes, et que l'induction est
nécessaire pour pénétrer au-delà, jusqu'aux facultés de l'être, jus-
qu'à l'être lui-même. De là ce noumène de l'être en soi qu'il garde
en réserve, caché dans les profondeurs de la substance, derrière
la réalité toute phénoménale dont la conscience est le miroir. De-
puis que Maine de Biran et l'école psychologique ont comme soufllé
sur le spectre ontologique et restitué à la conscience toute la portée
de son intuition, le mystère de la personnalité humaine a disparu,
et l'on peut parler en toute certitude de V(hue, de Vesprit, de la
liberté, sans avoir besoin d'invoquer les lumières de la métaphy-
sique. Gomme le dit le poète,
Apparet domus intus, et atria longa patescinit.
Quant à l'argument tiré de la contradiction antinomique, il n'est
pas, à notre sens, d'antinomie moins fondée que celle qui oppose
ici la loi de la nature à la loi de la raison. Il est très vrai que la loi
de causalité régit toute la série des phénomènes dont se compose
l'ordre de la nature; mais il ne l'est pas moins que la loi de finalité
y fait sentir aussi son action, sans qu'il y ait la moindre contra-
diction entre les deux vérités. Cette loi de finalité qui gouverne la
nature comme la volonté, le monde physique comme le monde mo-
ral, n'est point, ainsi que Kant le pense, une simple conception de
la raison pure, sans application possible au monde de la réalité
naturelle; c'est aussi bien une loi de l'expérience que la loi de
TOME LXXXII. — 1869. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
causalité. La science positive ne conteste pas plus l'une que l'autre;
elle se borne à renfermer dans ses justes limites l'application d'un
principe dont il a été fait un si grand abus. Le spectacle de la na-
ture, connue et expliquée par la science la plus sévère, nous fait
voir sans cesse les deux lois concourant à l'ordre universel. Partout
la loi de finalité domine et dirige les forces de toute espèce sou-
mises à la loi de causalité. Et si, au lieu de contempler l'univers,
on se contente d'observer ce qui se passe dans le petit monde de
la réalité humaine, on voit fort' bien comment elles agissent de
concert. Qui donne le branle à la série de mouvemens qui consti-
tuent la vie organique? La volonté, sollicitée elle-même par la raison.
On voit donc ici les deux lois en action à la fois, et comment l'une
se soumet à l'autre dans le rapport du moyen à la fin. Il en est de
même dans l'ordre de la vie universelle. Kant a raison d'affirmer
qu'il n'y a point de cause première dans l'ordre des causes physiques,
la série de ces causes étant absolument indéfinie; c'est une thèse
que confirment l'expérience et la science positive; mais il a tort de
voir là un argument contre l'existence d'une cause première, soit
dans la série des phénomènes de la nature, soit dans la série des
phénomènes de la vie humaine. Cette cause première existe dans
un ordre supérieur, aussi réel, aussi accessible à l'expérience que
l'autre, dans l'ordre de la finalité ; c'est la cause finale, le bien,
cause à laquelle tout obéit, la nature fatalement par l'impulsion
mécanique ou l'instinct, l'humanité librement par la volonté rai-
sonnable.
liL
Que nulle spéculation ne puisse ébranler la solidité des ensei-
gnemens de la conscience, c'est un point qui nous paraît acquis à
la discussion. Nous voudrions faire voir en outre comment la con-
science n'est pas seulement une autorité infaillible dans son do-
maine, comment elle éclaire toutes les autres sciences de la lum.ière
supérieure qui lui est propre, comment elle les élève, les dirige et
les corrige dans leurs spéculations philosophiques.
Pourquoi les sciences de la nature tournent-elles au matérialisme
aussitôt qu'elles veulent s'élever aux principes et aux causes? C'est
que, si elles trouvent en elles-mêmes les élémens de cette philoso-
phie, elles n'y trouvent pas l'idée maîtresse qui doit présider à
leur synthèse. Le savant n'a que deux méthodes à son service,
l'observation spécifique ou générale et l'expérimentation, si néces-
saire à l'induction. Avec cela se fait la science proprement dite,
laquelle se borne à constater les faits, à les classer et à les ramener
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 643
à des lois. Si le savant veut en outre expliquer ces phénomènes, en
chercher, comme on dit, la cause, il n'y a pour lui qu'une cause
intelligible : la succession de deux ou plusieurs phénomènes étant
donnée, c'est le phénomène antécédent qui sert de condition aux
autres. Confondre la condition avec la cause des phénomènes, telle
est la méthode spéculative du savant qui se hasarde à philosopher
sur les choses de la nature. C'est ainsi que le physiologiste explique
toute la vie morale par l'organisme. C'est ainsi que le chimiste ex-
plique toute la vie organique par la composition moléculaire. C'est
ainsi que le physicien explique toute combinaison des molécules
dites intégrantes par l'action des forces mécaniques. Enfin c'est
ainsi que le philosophe de la nature explique la vie universelle par
la seule loi de gravitation régissant les atomes comme les mondes.
Telle est la nécessité logique des méthodes et des idées que la
science moderne, avec ses incessans et admirables progrès, ne
conclut pas sur ces points de haute philosophie autrement que la
science ancienne, si imparfaite et si incomplète. Les atomistes de
nos jours n'ont pas une autre philosophie de la nature que les ato-
mistes anciens. C'est toujours l'hypothèse du mécanisme universel,
avec toute la différence que la science moderne a mise entre le
de Natura rerum de Lucrèce et le Sy&thne du monde de Laplace.
Les physiologistes contemporains n'ont pas une autre psychologie
au fond que les anciens physiologistes; seulement, si leur explica-
tion est la même, leur science des rapports du physique et du mo-
ral ne souffre aucune comparaison avec celle de l'antiquité. Com-
ment en serait- il différemment dans un ordre de méthodes et
d'idées qui ne dépasse pas l'expérience sensible?
Qu'on ouvre au savant le monde des vérités de la conscience,
voici qu'une lumière nouvelle se répand tout à coup sur le champ
de ses recherches. Avec le sentiment des choses du dedans, il ac-
quiert les véritables notions de force, de cause, de fin. Alors seule-
ment le fond des choses lui est révélé. Il reconnaît qu'en s' arrêtant
aux lois et aux conditions des phénomènes il n'en n'avait vu que la
surface; alors il fait la distinction capitale des conditions et des
causes, des forces aveugles et des raisons, du comment et du pour-
quoi des choses. Le physiologiste comprend enfin la raison des faits
qui lui avaient été déjà révélés par sa propre science, mais qui
étaient restés pour lui à l'état de mystère; l'organisation des êtres
vivans devient non une simple composition, mais une véritable
création, la création d'une cause finale, qui est l'être vivant lui-
même. Le chimiste et le physicien comprennent que ces atomes eux-
mêmes qui se combinent sous l'action de lois chimiques et méca-
niques pour former les corps ne se meuvent ainsi qu'en vertu d'une
6/i/l REVDE DES DEUX MONDES.
activité spontanée. Voilà ce que la conscience apprend à la philoso-
phie naturelle. Si Aristote et Leibniz ont chacun renouvelé cette
dernière, s'ils ont rendu la vie et l'être véritable à cette nature si
mal comprise des physiciens atomistes et des physiciens géomètres
de leur époque, c'est qu'ils en avaient retrouvé le principe de spon-
tanéité dans une autre expérience que celle des sens.
Pourquoi la spéculation métaphysique aboutit -elle au pan-
théisme? C'est encore parce qu'elle ne trouve pas en elle-même le
principe qui pourrait l'arrêter dans ses déductions logiques. Quand
la pensée s'est élevée jusqu'à la conception de l'être universel, il
lui devient difficile de ne point se laisser aller à toutes les consé-
quences plus ou moins rigoureuses de cette conception. Ni l'expé-
rience sensible ni l'imagination ne résistent à l'absorption des êtres
dans l'être absolu, par la raison que l'expérience sensible et l'ima-
gination ne pénètrent pas dans l'individualité même des êtres, et
ne nous en laissent qu'une représentation tout extérieure. Il en ré-
sulte que le principe de l'unité domine les apparences, et fait ren-
trer dans le sein de l'être universel tous ces prétendus êtres dont
on ne voit que les formes éphémères. Seul le sens intime résiste
à une pareille métamorphose, seul il affirme la liberté, la person-
nalité de l'homme d'abord, puis l'autonomie, la spontanéité des
êtres de la nature. C'est parce que l'homme sent son être sous les
phénomènes qui le manifestent extérieurement qu'il comprend,
sans le sentir, l'être des choses qui l'entourent. C'est parce qu'il
se reconnaît une force, une cause, qu'il retrouve un monde peuplé
de forces et de causes réelles. Alors il lui est impossible d'accepter
ce panthéisme qui fait des êtres individuels de purs modes de l'être
universel. La conscience maintient la philosophie de l'unité dans la
seule doctrine qui puisse satisfaire à la fois la raison et l'expé-
rience, à savoir la coexistence des individus au sein de l'être
universel. C'est cette vérité si bien exprimée par une formule théo-
logique que la métaphysique pourrait s'approprier, avec la substitu-
tion d'un seul mot, in luio rivimus, movcmur et siumcs. Tel est le
service que Schelling croyait avoir rendu à la philosophie trop abs-
traite de Spinoza en lui infusant le sentiment des forces vives de
la nature. Ce n'est pas en effet par sa conception de l'unité que
pèche cette grande philosophie dont Lessing, Schelling, Hegel,
Goethe et beaucoup d'autres esprits élevés ont repris la tradition;
c'est par le mépris de l'expérience intime et même de toute expé-
rience; c'est par l'abus d'une méthode toute géométrique qui a
faussé et stérilisé le principe même du système. La mauvaise phy-
sique et la mauvaise psychologie de l'école cartésienne ont conduit
la philosophie de l'unité à cette malheureuse doctrine de la néces-
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 645
site universelle qui a fait une renommée si équivoque au plus puis-
sant esprit des temps modernes.
Pourquoi toute philosophie religieuse incline-t-elle au mysti-
cisme? C'est encore parce que la théologie ne trouve point dans
ses propres enseignemens la limite et l'obstacle à ces entraînemens
mystiques. Toute âme religieuse aspire à l'union avec Dieu et tend
à l'absorption de sa personnalité dans la nature divine. On a vu
le sévère Maine de Biran lui-même, le psychologue par excel-
lence, professer cette métamorphose de notre humanité. Il faut
donc que la pente soit irrésistible, puisque la méthode psycholo-
gique elle-même n'a pu arrêter le philosophe chrétien. Seulement
il faut ici prendre garde de se laisser abuser par les mots. Il y a
plusieurs variétés de mysticisraes. Il est bien vrai sans doute qu'ils
ont tous ceci de commun de conclure à l'absorption en Dieu; mais
quel Dieu? Toute la question entre le bon et le mauvais mysticisme,
entre la bonne et la mauvaise théologie, est là. Ce point est d'une
importance capitale dans l'histoire critique des écoles mystiques. Au
premier abord et à ne voir que le langage, il semble que le mysti-
cisme soit par essence le tombeau de la liberté, et par conséquent
de la moralité humaine. Tandis que les moralistes ne voient dans
le phénomène mystique qu'un état de servitude et d'irresponsabi-
lité, les théologiens croient y reconnaître au contraire la plus haute
perfection, même la plus grande liberté possible dans la véritable
acception du mot, sununa Deo scrvitus, smmna Ubertas. Qui a
tort, qui a raison? Le fait est que la question n'est pas aussi simple
que le pensent les moralistes profanes, et il faut y regarder de
très près pour voir où est l'.exacte vérité dans ce débat entre la
morale philosophique et la morale théologique.
Ici une analyse psychologique est nécessaire. En général, quand
on met deux êtres en présence et en rapport, les termes par les-
quels on exprime la nature de ce rapport ne donnent lieu à aucune
équivoque. Chacun sait ce que c'est que l'influence, l'inspiration
d'un homme vis-à-vis d'un autre; chacun sait également ce que
c'est que l'influence, l'impression de la nature sur un être humain;
mais pour le théologien,' surtout pour le théologien mystique, Dieu
n'est pas un autre vis-à-vis de l'homme; il lui est essentiellement
intime, et il le devient d'autant plus que l'homme croît en perfec-
tion et en sainteté. Sans doute, dans l'état mystique, la nature hu-
maine se confond avec la nature divine, la loi de la conscience
s'efface devant la loi de Dieu; mais de quel Dieu s'agit-ii encore
une fois? Si c'est le Dieu de l'imagination, le mysticisme fait des^
cendre l'âoie aux pratiquesde la théurgie. Si c'est le Dieu de l'abs-
traction métaphysique, le mysticisme l'abîme dans le néant de
rinfmi et de l'indéterminé. Que si au contraire c'est le Dieu révélé
646 REVUE DES DEUX MONDES.
par le sens intime, le mysticisme prend alors un tout autre carac-
tère, et, au lieu d'annuler les facultés propres de l'âme humaine,
il ne fait que les porter à leur plus haute puissance. A part l'illu-
sion d'optique psychologique qui fait croire au mystique que c'est
une autre volonté que la sienne qui opère en lui, c'est bien la vie
de l'esprit, la même vie pour le sage que pour le saint. L'âme hu-
maine peut s'abandonner en toute sûreté à toutes les abnégations
de sa personnalité , à toutes les tendresses de son amour, à toutes
les effusions de la grâce qui fait irruption en elle, car en tout cela
elle ne sort pas des limites de la conscience ; elle y entre, elle s'y
enfonce de plus en plus. Le Dieu auquel elle se donne ne diffère
d'elle-même que par le degré de perfection; la volonté divine à
laquelle elle se soumet n'est que l'idéal de sa propre volonté.
Voilà le signe infaillible auquel on distingue le bon du mauvais
mysticisme. Pendant que celui-ci, à la suite des illuminés de tous
les temps, fait sortir l'âme humaine des limites de la conscience
pour la précipiter dans les folies de l'imagination visionnaire ou
dans les anéantissemens de l'extase alexandrine, celui-là la main-
tient dans le sanctuaire même du for intérieur, au plus profond,
au plus pur, au plus vraim.ent divin de la nature humaine. C'est le
mysticisme de l'école d'une sainte Thérèse et d'un Fénelon. Quand
sainte Thérèse s'écrie : « Mon Dieu, l'enfer, s'il le faut, pourvu que
je puisse encore vous aimer! » n'est-ce pas là le langage des vrais
amans, n'est-ce pas là un cri sorti du cœur de la plus aimante des
femmes? Fénelon explique fort bien le caractère de ce mysticisme.
« Ce n'est qu'après l'extirpation de la vie maligne et corrompue du
vieil homme, dit-il, que nous passons dans la vie de l'homme nou-
veau. Il faut que tout meure, douceurs, consolation, repos, ten-
dresse, amitié, honneur, réputation : tout nous sera rendu au cen-
tuple; mais il faut que tout meure, que tout soit sacrifié. Quand
nous aurons tout perdu en vous, ô mon Dieu, nous retrouverons
tout en vous. Ce que nous avions en nous avec l'impureté du vieil
homme nous sera rendu avec la pureté de l'homme renouvelé,
comme les métaux mis au feu ne perdent point de leur pure sub-
stance, mais sont purifiés de ce qu'ils ont de grossier. Alors, mon
Dieu, le même esprit qui gémit et qui prie en nous aimera en
nous plus parfaitement. Combien nos cœurs seront-ils plus grands,
plus tendres et plus généreux ! Nous n'aimerons plus en faibles
créatures et d'un cœur resserré dans d'étroites bornes : l'amour
infini aimera en nous, notre amour portera le caractère de Dieu
même (1) . » Le philosophe religieux Maine de Biran n'a point une
autre manière d'entendre l'union mystique de l'âme avec Dieu, sauf
(1) Manuel de piété, p. 154.
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. Qh7
les exagérations de langage qu'il laisse aux théologiens. Dans cette
troisième vie toute de sainteté qu'il regarde comme le suprême ef-
fort de la vertu humaine, l'âme, en passant à Dieu, ne fait que ren-
trer de plus en plus dans l'essence même de son être propre, la-
quelle est l'idéal de toute perfection. C'est ce qui lui fait dire que
le christianisme seul a connu notre nature tout entière, l'erreur des
quiétistes étant de supprimer la liberté avec l'action, tandis que
l'erreur des stoïciens est de s'en tenir à cette vie de lutte et d'effort
qui ne comporte pas la paix de l'âme, vainement cherchée par leurs
sages.
Un pareil mysticisme n'est jamais dangereux pour la morale,
parce qu'il n'est jamais contraire à la conscience. Le Dieu dont
l'âme religieuse écoute la voix, suit la volonté, prend en quelque
sorte la nature, est un Dieu sorti lui-même des entrailles de l'hu-
manité. Comme il en est surtout l'idéal, elle ne peut, en ses plus
ardentes extases, s'égarer dans le monde des abstractions ou des
chimères. On peut, avec sainte Thérèse, avec Fénelon, avec Maine
de Biran, parler d'anéantir sa personnalité en Dieu sans compro-
mettre aucun des attributs supérieurs et vraiment humains de cette
personnalité. Un tel Dieu n'est pas un océan où puisse se perdre
tout ce qui s'y absorbe; c'est un foyer où se concentre l'âme hu-
maine pour y ranimer, y purifier, y transfigurer sa propre nature,
y devenir plus intelligente, plus aimante, plus libre que jamais de
la liberté des enfans de Dieu. Que la grâce ne soit qu'une sorte de
2Jrojection de la conscience humaine, ainsi que le pense la philoso-
phie; que la conscience au contraire ne soit qu'un reflet de la grâce,
ainsi que le prétend la théologie, qu'importe, si ces deux choses
n'en font qu'une au fond? C'est là la vraie religion, entièrement
conforme à la morale excepté en ceci, que ce qui n'est pour l'une
qu'un idéal de la pensée est pour l'autre la réalité suprême. Or,
qu'on fasse ou non de cet idéal une réalité, la loi n'en reste pas
moins la même dans ses caractères essentiels, loi de pure conscience
pour la morale, loi de volonté divine pour la religion. Et non-seu-
lement la loi reste la même ; mais au fond les deux voix qui la pro-
clament se confondent en une seule. Ce n'est pas entre la conscience
humaine et la volonté divine que peut éclater la contradiction; c'est
entre la conscience et la nature seulement, entre la conscience avec
ses hautes et pures inspirations, et la nature avec ses grossières
et impures suggestions. Quand le Christ dit dans sa passion : « Mon
Père, que votre volonté soit faite et non la mienne, » ce n'est pas la
volonté de l'âme qu'il oppose à celle de Dieu, c'est la volonté ou
plutôt l'invincible instinct de la nature qui gémit et réclame. L'âme
du Christ contenait en elle un Dieu nouveau, supérieur au Dieu de
Moïse, un Dieu de bonté et d'amour, tandis que l'autre n'est qu'un
6iS REVUE DES DEUX MONDES.
Dieu puissant et jaloux, terrible dans ses justices, cruel dans ses
vengeances. C'est donc avec une parfaite vérité que le plus mys-
tique des Évangiles a pu dire : « Je suis un avec mon Père. » Le
Dieu qu'invoque et que prie Jésus n'est plus le Dieu de la loi; c'est
le Dieu de sa conscience.
Et cœliun et virtus ^ ce mot du poète stoïcien n'est pas moins
■vrai de la religion que de la morale. Le vrai sentiment religieux n'a
rien de métaphysique; il ne s'adresse ni à l'être infini, ni à l'être
absolu, ni à l'être universel, tous êtres abstraits qui n'ont rien de
commun avec la conscience. Il a pour objet un Dieu qui, à part les
attributs que lui reconnaît la raison, est l'idéal de notre nature.
C'est dans la conscience que l'âme a cherché et trouvé ce Dieu;
c'est dans la conscience qu'elle le contemple et l'adore. La nature
n'a jamais donné qu'un être d'imagination, de même que la pen-
sée métaphysique n'a jamais donné qu'un être de raison. Partout
et toujours la vraie divinité, nous disons celle qui répond au senti-
ment religieux, est sortie du sanctuaire de la conscience humaine,
plus ou moins pure, noble, adorable,, selon les progrès de cette
conscience. Aussi peut-on dire que le sentiment religieux a con-
stamment été en raison du sentiment moral, et quand la foi du
croyant a eu besoin d'un commentaire de la parole sainte, où l'a-
t-elle cherché? Dans le livre toujours nouveau de la conscience.
C'est ce qu'a fait et fera le chrétien protestant, pour lequel les
Ecritures ne sont qu'un texte toujours ouvert aux interprétations
de la science et de la morale, c'est ce que fait encore, quoiqu'avec
moins de liberté, le chrétien catholique soumis à l'autorité de l'é-
glise; mais que la théologie se réforme ou non sous l'inspiration de
la conscience, il n'en reste pas moins certain qu'autant elle doit se
défier de l'imagination et de l'abstraction métaphysique, autant elle
doit se confier à la conscience lorsqu'il s'agit de la bonne et saine
direction de l'âme religieuse.
Enfin pourquoi les sciences morales elles-mêmes semblent-elles
se perdre aujourd'hui dans un déterminisme aussi dangereux que le
matérialisme? pourquoi l'histoire incline-t-elle au fatalisme? pour-
quoi la politique tourne-t-elle à l'empirisme? pourquoi l'économie
politique risque-t-elle de se perdre dans les détails de la statis-
tique? pourquoi la morale se laisse-t-elle ramener, elle aussi, à une
simple théorie mécanique des passions où il n'est plus question de
liberté, de droit et de devoir? C'est toujours parce que ces sciences
oublient les enseignemens de l'expérience intime. Elles oublient
que la conscience n'est pas seulement la lumière, qu'elle est le
principe, l'âme, la substance même dont elles vivent, et que, si elles
négligent ses révélations, elles restent aveugles en dépit de toutes
les méthodes qu'elles peuvent emprunter aux sciences physiques.
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE. 6^9
Elles n'auraient plus qu'à se traîner misérablement à la suite de
ces dernières, qui leur lesteront toujours fort supérieures en ri-
gueur et en précision. On a vu ce que serait l'histoire privée des
révélations de conscience, le règne de la fatalité, l'école du succès
partout et toujours glorifié. Il serait facile de montrer comment la
politique, réduite à ses données propres, n'est plus que l'art de
Machiavel plus ou moins accommodé aux nécessités des temps et
des lieux. Il ne serait pas plus difficile de faire voir comment l'éco-
nomie politique, si cette lumière lui manque, perd de vue l'homme
et sa haute destinée, c'est-à-dire le but final où tend tout ce mou-
vement de la production et de la distribution de la richesse. Quant
à la morale proprement dite, principes et développemens, elle est
contenue tout entière dans la conscience. Elle n'attend rien des
belles spéculations de la métaphysique sur l'ordre et l'unité de la
vie universelle. Elle n'a aucune lumière à demander à la théolosie,
qui lui emprunte au contraire ce qu'elle a de meilleur et de plus
pur; en un mot, elle commence et finit à la conscience.
Il est temps qu'une réaction s'opère en faveur des vérités de
conscience. La méthode scientifique appliquée aux études morales
est excellente. La méthode historique dont notre siècle est fier a
fait merveille, et ses travaux sont dans toutes les mains; mais à ce
double esprit il faut un contre-poids, et ce contre-poids ne peut se
rencontrer que dans le sens psychologique, trop rare aujourd'hui
et trop peu fécond en œuvres. Qu'on ne s'y trompe pas, notre
siècle positif a encore moins de goût pour les analyses psycholo-
giques que pour les spéculations métaphysiques. Son esprit est
essentiellement distrait, il regarde tout, le ciel, la nature, l'his-
toire, avant de se regarder soi-même. Pourtant où trouver ailleurs
que dans les enseignemens intimes la lumière qui peut nous éclai-
rer au milieu des négations dont la science actuelle nous donne le
spectacle? « Il y a une lumière intérieure, dit Maine de Biran, un
esprit de vérité qui luit dans les profondeurs de l'âme et dirige
l'homnie méditatif appelé à visiter .ces galeries souterraines. Cette
lumière n'est pas faite pour le monde, car elle n'est appropriée ni
au sens externe ni à l'imagination; elle s'éclipse ou s'éteint môme
tout à fait devant cette autre espèce de clarté des sensations et des
images, clarté vive et souvent trompeuse qui s'évanouit à son tour
en présence de V esprit de vérité (1)! »
Un grand effort se fait depuis quelque temps pour transformer les
études de l'ordre moral et en faire de véritables sciences en leur assi-
gnant le même objet qu'aux sciences physiques et naturelles, à sa-
voir la recherche des lois qui régissent les faits. Ce but est excellent,
(1) Préface du livre des Rapports du physique et du moraU
650 REVUE DES DEUX MONDES.
et l'on ne saurait trop applaudir aux essais tentés pour y atteindre.
Seulement il ne faut point oublier que les sciences de l'esprit ont leurs
conditions et leurs méthodes propres, de même que les sciences de
la nature. Que le monde moral ait ses lois aussi bien que le monde
physique , rien n'est plus vrai, que les sciences morales doivent
tendre de plus en plus à la découverte, à la détermination de ces
lois, rien n'est plus philosophique; mais là s'arrête l'analogie entre
les deux ordres de sciences. Nous ne croyons pas qu'il soit bon de
l'étendre jusqu'aux méthodes et au langage. Ainsi nous nous dé-
fions de l'emploi, non-seulement des méthodes mathématiques,
évidemment impropres aux sciences purement descriptives, mais
encore des méthodes dites naturelles, qui se réduisent à l'observa-
tion comparée et à l'induction. Nous trouvons que la psychologie
par exemple, exactement traitée par la méthode des sciences natu-
relles, court risque d'en rester à la surface des choses, et de ne
point pénétrer dans l'intimité de la nature humaine, ouverte seule-
ment à l'œil de la conscience. Enfin nous n'aimons pas le mot
dont se sert la science contemporaine pour exprimer le résultat de
cette révolution qu'elle tente d'opérer dans le domaine entier des
connaissances humaines. Bêtenninisme est une expression qui sent
trop le fatalisme; c'est la formule usuelle de cette nécessité absolue
qui est la suprême loi de la nature. Ce mot ne convient point aux
phénomènes de l'esprit, soit qu'il s'agisse de la conscience, soit
qu'il s'agisse de l'histoire. Si l'on persiste à s'en servir pour mieux
marquer le progrès scientifique des recherches morales, il importe
de distinguer la nécessité morale de la nécessité physique, afin de
maintenir la ligne profonde de démarcation qui séparera toujours
le monde moral du monde physique.
Bien que la tend^ance au déterminisme soit générale, et qu'on la
retrouve chez toutes les écoles de philosophie naturelle et même
de philosophie morale, il se rencontre des esprits et des âmes qui
protestent énergiquement contre une telle conclusion des méthodes
contemporaines. Un penseur bien connu, et qui ne l'est pas encore
autant qu'il mérite de l'être, M. Charles Renouvier, vient de por-
ter, à propos des écoles de Saint-Simon, de Fourier et d'Auguste
Comte, un jugement aussi juste que sévère sur ce prétendu esprit
historique qui tend à fausser les sciences morales et à énerver les
âmes humaines. « C'est dans de telles circonstances qu'on voit Fhis-
toire remplacer la philosophie et la morale dans les préoccupations
publiques, et l'esprit désabusé de la recherche des vérités ration-
nelles, doutant même s'il en existe en ce genre, affaibli dans tous
ses ressorts d'action par la perte de f espérance et de la foi, se
rejeter de la poursuite ardente de ce qui devrait être dans la consi-
dération froide de ce qui a été et de ce qui a dû être. Le pouvoir
LA SCIENCE ET LA CONSCIENCE, 651
individuel de faire le bien a paru si borné, si misérable, au milieu
des tempêtes et des naufrages des masses, qu'on ne veut plus re-
garder qu'aux mouvemens généraux et aux évolutions lentes du
genre humain. Dès lors la liberté, la responsabilité, la moralité,
deviennent des infiniment petits dont l'homme intelligent ne croit
avoir que médiocrement à se préoccuper (1). » Un autre esprit gé-
néreux, voué aux œuvres d'enseignement populaire en même temps
que de critique philosophique, s'est fait également l'organe des vé-
rités de conscience contre la doctrine du déterminisme universel.
{( Ce n'est point le droit et le devoir que nous trouvons dans la
nature, c'est la loi de la force et l'initiative de l'instinct. Quelque
chose de dur, d'indifférent et de froid plane sur ses plus rians ta-
bleaux; c'est le règne de la nécessité qui en assombrirait toute la
poésie, si l'homme n'était doué de la puissance de transporter en
dehors de lui la vie idéale qui est en lui-môme. Seul dans la nature,
l'homme est libre, et seul il a conscience de sa liberté. Or la liberté
consciente d'elle-même, telle est la source initiale d'une série de
phénomènes qui prendront le nom de moraux et qui constitueront
pour l'homme une sphère d'activité inconnue au reste de la na-
ture (2). »
Nous avons cité de préférence deux écrivains appartenant à l'é-
cole critique, parce qu'ils ne sont pas suspects de spiritualisme
chimérique dans leur énergique revendication des vérités de con-
science. Bien d'autres voix protestent chaque jour en faveur des
mêmes vérités dans le monde de la hbre pensée. C'est encore notre
f)ays qui marche en tête de la croisade contre les fausses et dange-
reuses conclusions de certaines écoles arborant le drapeau de la
science. Quoi qu'il arrive, un tel pays n'oubliera point qu'il a fait
la révolution de 89 et proclamé les droits de lliomme du haut de
la plus grande tribune qui ait jamais été ouverte à la conscience
humaine. Un moment étourdie, humiliée sous les orgueilleux en-
seignemens de la force et d'une science qui s'en est faite la com-
plice, cette conscience se redressera, se redresse déjà contre de
pareilles doctrines. La société moderne, qui veut toutes les liber-
tés, ne peut laisser se perdre dans les âmes le sentiment de celle
qui les porte toutes dans son sein, le sentiment de la hberté mo-
rale, principe du devoir et du droit.
É. Vacherot.
(1) Les Années philosophiques 1867 et 1868, par M. F. Pillon, Introduction par M. Ke-
Houvier.
(2) La Morale indépendante, par M. C. Coignet, p. 27.
UNE
IL
l'op.dbe teutonique et le royaume de jagello.
I.
Yers le milieu du xiv^ siècle, du temps d'Olgerd et de Keystut (1),
vivait à Rome dans la retraite et dans toutes les rigueurs de la pé-
nitence une fille royale de Suède qui fut depuis sainte Brigitte.
Pâle fleur du nord tout imprégnée d'une charité mystique, — rosa
rorans houîtatcm, comme s'exprime son pieux biographe, — la prin-
cesse de iNéricie avait des visions : le Christ lui-même lui apparais-
sait, lui parlait, dévoilant devant ses regards l'avenir des royaumes,
et ces Rérclalions dévotement recueillies, sanctionnées même plus
tard par le concile de Bâle, passaient aux yeux des contemporains
pour des prophéties vénérables. La reine Hedvige les fit traduire
en polonais. Un passage curieux de l'apocalypse féminine annon-
çait aussi, — bien des générations avant la grande journée de
Grunwald, — le prochain « jugement de Dieu » contre l'ordre teu-
tonique, le châtiment mérité des chevaliers de Marienbourg, que
la visionnaire Scandinave avait contemplés à l'œuvre de bonne
heure et de bien près, des bords mêmes de la Baltique. « En vé-
rité, y disait le Seigneur, ils devaient être des abeilles d'utilité, ces
(1) Voyez la Ikvue du 1" juillet.
UNE ANNEXION d'ADTREFOIS. 653
chevaliers que j'avais institués pour la défense des états chrétiens,
pour la garde de leurs frontières ; mais ils se sont révoltés contre
moi. Ils n'ont aucun souci de l'âme du peuple prussien, aucune
pitié de son corps. Ils l'oppriment de travaux de servitude, ils lui
ravissent ses libertés, ils ne lui enseignent point les commande-
mens de la foi, ils lui retiennent les saints sacremens, et le poussent
vers un enfer pire que l'ancienne idolâtrie. S'ils font la guerre, ce
n'est que pour augmenter leur superbe et pour étendre leur cupi-
dité (1)... »
Que malgré la parole enflammée et vengeresse de sainte Brigitte
l'Europe chrétienne ait encore cru longtemps aux « croisades »
contre les a Sarrasins du nord, » qu'au lendemain même de la
mission apostolique de Jagello en Lithuanie et de la fondation d'une
cathédrale catholique à Wilno les preux les plus renommés de l'An-
gleterre, de l'Ecosse et de la France, un Lancaster (2), un Percy,
un Douglas, un Boucicaut, fussent accourus à l'appel du grand-
maître de l'ordre pour combattre des a infidèles » et pour porter
par deux fois (1390 et 1391) le siège devant Wilno, — cela n'a
guère de quoi étonner. La veille de Sadowa, combien d'âmes naïves
parmi nous ne s'obstinaient-elles pas à saluer un champion de la
grande cause des nationalités dans la personne de M. de Bismarck,
qui déjà cependant avait donné sa mesure lors de « l'exécution fé-
dérale )) sur l'Eider! Au temps de Jagello, les fils nobles de l'An-
gleterre, de l'Ecosse et de la France avaient, depuis tantôt deux
siècles, appris à considérer les soldats de Marienbourg comme les
héritiers légimes de Godefroy et de Tancrède, à vénérer en eux les
défenseurs de la foi, les paladins de la chrétienté; par ces temps de
publicité plus qu'insuffisante, on était assurément très excusable de
ne pas voir bien clair dans les expéditions lointaines au-delà du
Niémen et de la Wilia. « Comment pouvez-vous défendre des païens,
des fils du diable? » demandaient naïvement aux Polonais pendant
le siège de Wilno les chevaliers français, et les autres de répondre
que la Pologne et la Lithuanie étaient bien chrétiennes, bien bapti-
sées, de proposer même de prouver leur dire par une ordalie, —
un combat singulier entre quatre Français et quatre Sarmates. Mieux
avisés, les Polonais auraient pu retourner la plaisante question aux
joyeux compagnons du sire de Boucicaut, et, montrant du doigt la
Samogitie voisine, ils auraient pu demander si ce n'était pas dans
cette terre demeurée sous la tutelle des « manteaux blancs » que se
dressaient encore les seules images de Perkunos, que fumaient tou-
(1) Revelallones sanctœ Brigitœ, lib. II, cap. xix.
(2) Depuis roi d'Angleten-e sous le nom d'Henri IV.
654 REVUE DES DEUX MONDES.
jours les autels de Znicz l'inaccessible. Cette province lithuanienne
en elTet, située au bord de la mer et que Jagello avait dû aban-
donner aux seigneurs de Marienbourg lors de sa lutte avec Keystut,
était devenue depuis quatre ans, depuis la conversion du royaume
de Gédimin, le dernier refuge de la religion des krhvés. Les an-
ciennes divinités et les sacrifices humains étaient en honneur à Ro-
sienie, et, pour mieux encore s'assurer le concours de ces étranges
auxiliaires dans « la guerre sainte » contre Jagello, le grand-maître
de l'ordre avait eu soin de faire venir cette année même à Kœnigs-
berg des « députés de la Samogitie, » et de signer avec eux un
traité formel (29 mai 1390) qui garantissait aux habitans de ce pays
le libre exercice de leur culte idolâtre. Certes le sort a rarement
poussé aussi loin l'ironie que dans cette bizarre campagne de Wilno,
où les croisés de Marienbourg se faisaient les protecteurs officiels
du paganisme, tandis que les enfans de saint Âdalbert et de saint
Stanislas demandaient à prouver aux Français par un combat sin-
gulier qu'ils n'avaient point affaire à des mécréans... Ce double
siège de Wilno fut du reste marqué par des actes de barbarie épou-
vantables. Un jour les assiégés virent se dresser devant eux, du mi-
lieu du camp îeutonique, une longue perche au bout de laquelle
pendait livide une tête bien comme, la tête du prince Casimir, le
propre frère du roi Jagello... On était loin déjà des combats courtois
du temps de Keystut !
C'est que de part et d'autre on sentait maintenant qu'on tou-
chait à une crise suprême. La situation commençait à se déga-
ger des brouillards longtemps accumulés avec une industrie supé-
rieure; la prodigieuse fiction qui avait charmé et leurré les esprits
pendant près de deux siècles s'évanouissait peu à peu devant une
réalité tout autrement respectable et saisissante. Les braves com-
pagnons de Boucicaut pouvaient bien encore se persuader que c'é-
tait la « guerre sainte » qu'ils faisaient sur les bords de la Wilia;
les clairvoyans seigneurs de Marienbourg n'avaient plus cette douce
illusion, si tant est qu'ils l'eussent jamais partagée. L'événement
fatal que les chevaliers teutoniques n'avaient cessé de redouter dès
l'époque de Mindowé s'était enfin accompli; ce que Zollner de Ro-
tenstein avait un jour naïvement appelé « une calamité immense
pour le monde chrétien et pour l'ordre, » la conversion des « en-
fans de Baal » entrait désormais dans le domaine des faits acquis,
indéniables. Déjà le successeur de Zollner, le grand-maître Conrad
de Wallenrod, n'osait point, dans les négociations qui suivirent la
campagne infructueuse de Wilno, contester la validité du « bap-
tême de Cracovie; » le fils d'Olgerd n'était plus le « mécréant Ja-
gel, )) le « chien enragé » d'il y a cinq ans : c'était le roi LadislasII,
UNE ANNEXION d' AUTREFOIS. 655
un prince chrétien et légitime comme les autres, un monarque au-
quel le pape Urbain YI donnait même « la première place parmi
tous les rois de la terre dans les affections de l'église. » Or, l'équi-
voque grandiose et séculaire des « croisades » contre les « Sarrasins
du nord » une fois disparue, la condition vitale de l'ordre teuto-
nique se trouvait détruite d'un coup. L'ordre avait été institué et
doté pour combattre les païens, pour les convertir par le glaive;
c'était là la tâche qui avait fait sa position en Europe, la « mis-
sion » qui lui avait valu l'enthousiasme des preux, la bienveillance
inépuisable et prodigue des chefs spirituels et temporels du monde
chrétien. Si maintenant il n'y avait plus de païens, s'il ne pouvait
désormais être question des « ennemis du Christ « au-delà du Nié-
men, si, pour propager l'Evangile dans un « pays sans soleil, »
point n'était besoin de l'épée des Zollner et des Wallenrod, l'ordre
perdait toute raison d'être : dans la meilleure même des combinai-
sons possibles, il descendait forcément des hauteurs mystiques et
augustes qu'il avait occupées jusque-là au simple rang d'une
« marche » allemande, d'un fief du saint-empire. Et en effet ce
n'était plus au nom de l'église et de la conversion des gentils, c'é-
tait au nom de l'empire et d'une donation ancienne de Frédéric
Barberousse que l'ordre réclamait désormais la Lithuanie, les pro-
vinces de la Baltique, les terres de Dobrzyn et de Culm; il récla-
mait jusqu'à Pskov et Novgorod! Par deux fois môme à cette épo-
que (en 1388 et en 1392), une négociation curieuse et secrète fut
entamée entre l'empereur et le grand-maître Wallenrod touchant le
partage complet des états de Jagello. Le projet dut pour le moment
être abandonné comme trop « chimérique, » au jugement du grand-
maître; chimérique également pouvait paraître alors l'essai même
beaucoup plus modeste de constituer les terres conquises par les
« manteaux blancs » en simple puissance territoriale. Sans parler
de sa situation géographique très précaire, une telle puissance au-
rait manqué de ce solide point d'appui que donnait aux autres états
le principe héréditaire, — car enfin ces grands vassaux de Ma-
rienbourg, ils n'étaient que des moines; ce chef de l'état, ce grand-
maître de l'ordre, il devait faire vœu de chasteté et ne pouvait fonder
une dynastie... Ah ! si Luther était apparu dès 1390 ! Le monde au-
rait, selon toute probabilité, vu dès cette époque, en Prusse, l'arti-
fice incomparable de « sécularisation » qui plus tard, au xvi* siècle,
fit la fortune prodigieuse du grand-maître Albert de Brandebourg.
En 1390, Conrad de Wallenrod aurait hasardé, lui aussi, bien sû-
rement le « saut périlleux » vers un trône héréditaire, lui qui déjà
aimait si peu la cour de Rome et avait surtout en horreur les prê-
tres. « S'il dépendait de moi, disait ce singulier moine, je ne lais-
656 REVUE DES DEUX MONDES.
serais dans chaque pays qu'un seul prêtre; encore aurais-je soin
de l'enfermer dans une haute tour, pour qu'il ne me gâtât pas les
gens (1)... » La ressource de la réforme manqua malheureusement
à l'ordre teutonique pendant cette « immense calamité » de la con-
version de Jagello. 11 y avait bien quelque part, à Prague, un
pauvre bachelier en théologie qui déjà méditait alors dans une
sombre cellule les écrits de Wicleff, et qui bientôt devait donner
le branle au monde religieux; mais son action véritable ne com-
mença guère qu'après la catastrophe de Grunwald. D'ailleurs le
mouvement de Prague était pour le moins aussi slave et anti-ger-
main qu'hérétique et utraquisle, il protestait bien plus fortement en-
core contre le joug de l'empire que contre la corruption de l'église;
c'est à un Jagello, à un Witold, que les patriotes de la Bohème de-
vaient plus tard offrir la couronne des Premislavv : la grande idée
allemande n'avait aucun « profit à tirer » en se faisant hussite.
Retour étrange et dramatique des choses d'ici -bas, la « mission
chrétienne » qui échappait ainsi pour toujours aux grands-maîtres
de Marienbourg, elle allait échoir par contre très légitimement et
pour ainsi dire tout naturellement au « baptisé de Gracovie, » à la
dynastie de Gédimin. Placé entre deux paganismes aussi sérieux
que redoutables, entre la horde d'or du Kaptchak et les Osmanlis
du iialkan, le nouveau royaume de Jagello était désormais appelé
à une « guerre sainte » bien différente assurément des « parties
de chasse » et des « tables d'honneur » des chevaliers teutoniques
dans les forêts de la Lithuanie, — à une croisade véritable qui devait
durer trois siècles, qui devait commencer par l'héroïque désastre de
Warna {Ihhh) et finir par la glorieuse délivrance de Vienne. En vé-
rité, ce petit fait du « baptême de Gracovie » vers la fin du xiv^ siè-
cle a eu dans l'histoire des conséquences nombreuses, presque
incalculables. Vers la fin de ce siècle, un grand royaume chrétien,
le royaume serbe, tombait aux pieds du sultan Amurat, et la vic-
toire de Kossovo sonnait déjà le glas funèbre de l'empire des Paléo-
logues; or c'est précisément dans ces années fatidiques que le fils
d'Olgerd plantait le signe du Sauveur sur les ruines du temple de
Znicz à Wilno, et constituait une forte puissance militaire à l'ex-
trême Occident par la réunion de la Pologne et de la Lithuanie. La
Providence semblait ainsi vouloir réparer au nord de l'Europe la
perte immense que l'Évangile allait faire au sud; elle élevait au mo-
ment opportun une digue salutaire contre les débordemens futurs
de l'islamisme. Et c'est ici qu'il faut se donner le spectacle de la
grandeur morale de ce royaume des Jagellons, qui, sorti d'abord
(1) Voigt, Geschichle Preussen's, t. V, p. 063-064.
UNE ANNEXION D AUTREFOIS. 657
d'un mouvement légitime de réaction slave contre l'esprit envahis-
seur de l'Allemagne, ne devait pas cependant tarder à défendre les
Slaves et l'Allemagne elle-même contre les envahissemens de la
barbarie orientale. Ce que l'on doit admirer encore davantage peut-
être, c'est que ce rôle magnanime et élevé ait été tracé au royaume-
uni dès le début et par un barbare , par un païen converti d'hier,
un « sauvage » sorti des forêts vierges, et qui jusqu'à la fin de ses
jours ne put apprendre à mouler les lettres.
Pden de plus saisissant en effet que le travail continu de Jagello
pour marquer son gouvernement d'un cachet occidental, pour faire
de son état une puissance éminemment européenne au service de la
civilisation et du catholicisme. Ce fut là la pensée immuable du roi
Ladislas II, qui sut maintenir sa politique jusqu'au bout dans ce
qu'un historien allemand a très heureusement appelé « un juste-
milieu idéal (i), » dans une sérénité de vue qui, tout en affirmant les
droits du monde slave à un développement original et indépendant,
ne leur sacrifiait cependant jamais les droits plus généraux du
monde chrétien. Witold n'aurait pas demandé mieux que de pas-
ser outre. Esprit ardent, ambitieux et libre de tout scrupule, le fds
héroïque de Keystut et de Biruta tenait à suivre la voie tracée depuis
longtemps par ses ancêtres, les grands-ducs de la Lithuanie, et vou-
lait pousser le nouvel état de Jagello à la conquête des régions im-
menses de l'est. Le royaume des Piasts n'était à ses yeux qu'un ar-
senal bien muni d'armes modernes et de capitaines intelligens dont
il fallait profiter pour accomplir les vastes desseins d'Olgerd sur les
contrées du Dnieper et du Don, pour aller briser, à son exemple,
la lance lithuanienne aux portes de Moscou. Peu lui importait que
l'empire ainsi agrandi de peuples façonnés au rite oriental eût né-
cessairement subi l'influence délétère de Péglise byzantine. Il ne
reculait pas non plus devant l'idée d'un arrangement avec la horde
d'or du Kaptchak pour le partage des pays situés entre PEuxin, la
mer Caspienne et les monts d'Ural. u Dieu nous a préparé la do-
mination sur toutes les terres, » aimait-il à dire à l'instar de ces
îieutenans de Tamerlan avec lesquels il cherchait toujours à en-
tretenir des relations amicales malgré des guerres souvent re-
nouvelées. Contrairement au fils de Keystut, la reine Hedvige, la
fille de Louis d'Anjou, avait ses regards tournés du côté opposé,
vers l'ouest, vers ce royaume d'Arpad, l'apanage de sa sœur aînée
Marie, dont Sigismond de Luxembourg, a fiancé » plus heureux que
le duc Guillaume d'Autriche, était parvenu à s'emparer au milieu
des déchiremens intérieurs de la nation magyare. Après la mort
(1) Caro, Geschichte Polen's, t. III, p. 1G4.
TOME LXXXII. — 18G9. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
de sa sœur, Hedvige devint même l'héritière légitime de la cou-
ronne de saint Etienne, elle prit résolument le titre de reine de Hon-
grie, et aurait bien voulu faire appuyer ce titre par les armes polo-
naises au-delà des Carpathes. Ainsi placé entre son cousin et son
épouse, sollicité par deux systèmes opposés, mais dont chacun par-
lait fortement à la passion et à la raison d'état ordinaire, Jagello
sut pourtant s'élever au-dessus de tous les deux vers un ordre
d'idées plus général et d'un intérêt permanent. Il n'encouragea les
entreprises de Witold qu'autant qu'elles pouvaient fortifier la posi-
tion catholique du royaume-uni en Europe, et il refusa de s'en-
gager dans les affaires de Hongrie, si riantes que pussent y sem-
bler les perspectives, si fondés que fussent les droits d'Hedvige. A
cet égard, il donna des assurances positives et sincères à Sigismond
de Luxembourg, le futur empereur, alors que celui-ci vint lui faire
une visite « amicale » à Cracovie, en 1396, après avoir, quatre ans
auparavant, négocié avec l'ordre teutonique le projet d'un partage
de la Pologne. A aucun prix, Ladislas II ne voulut assumer la res-
ponsabilité d'une rupture avec l'Occident. Il n'eut qu'une seule am-
bition, aussi généreuse que bien entendue, l'ambition de conserver
au royaume des Piasts le caractère d'une puissance paisible et bien-
faisante au milieu de la république chrétienne. Il n'eut qu'une seule
convoitise, assurément légitime; il aspirait à remplacer les sei-
gneurs de Marienbourg dans leur rôle usurpé de défenseurs de la
foi et de la civilisation contre la barbarie et le paganisme. Ce duel
même avec l'ordre teutonique, duel fatal, inévitable, le fils d'Olgerd
l'évita autant qu'il put; il ne le provoqua point, il ne l'accepta qu'à
la dernière extrémité, après vingt ans d'une longanimité très pe-
sante, et poussé à bout par un ennemi hautain et perfide, dont le
sentiment d'une ruine prochaine n'avait fait pendant tout ce temps
qu'augmenter l'aveuglement et l'insolence.
Dans les précieuses archives de l'ordre teutonique qui sont en-
core conservées à Kœnigsberg, on trouve parfois parmi la correspon-
dance diplomatique de ces temps, caché dans le pli d'une missive
officielle, un petit billet écrit par la reine Hedvige à F insu de son
<( époux bien-aimé (1); » la fille de Louis d'Anjou y entretient le
grand-maître du fâcheux effet que telle mesure ou tel procédé des
chevaliers a produit sur le roi Ladislas II, et supplie les seigneurs
de Marienbourg de ne pas rendre plus difficiles les relations déjà si
tendues entre les deux gouvernemens. Dans d'autres pièces con-
fidentielles de la chancellerie de Marienbourg, dans les rapports
adressés aux « manteaux blancs » par les nombreux agens secrets
(1) Voyez entre autres la pièce n° 97 dans le Codex diplom. Pniss., t. IV, p. 138.
UNE ANNEXION d'aUTREFOIS. 659
qu'ils entretenaient à l'étranger, il est aussi souvent parlé de la
<( disgrâce » encourue par la jeune reine auprès de la cour de Cra-
covie à la suite de ses continuels efforts pour empêcher tout conflit
sanglant avec la Prusse. Les chroniqueurs de l'ordre sont unanimes
à lui attribuer presque exclusivement le mérite de la longue paix
conservée depuis la campagne désastreuse de Wilno, à lui en garder
un souvenir reconnaissant, et il n'est pas douteux en effet que sans
son intervention incessante, vigilante, infatigable, ce grand drame
ne se fût dénoué bien des années avant IZilO. Dans les momens cri-
tiques, on voit Hedvige prendre en main les négociations épineuses,
traiter directenient avec le grand-maître et les comlhurs influens
dans des entrevues tout intimes, et revenir toujours avec un arran-
gement quelconque, peu satisfaisant à coup sûr, mais propre à con-
jurer la collision déjà imminente. Certes cette fille des Piasts, qui à
l'âge de quatorze ans s'était saisie d'une hache dans la célèbre
<( scène du guichet, » ne manqua pas non plus de courage et de
résolution alprs qu'elle fut devenue la femme de Jagello, et qu'elle
eut à veiller aux intérêts d'un vaste empire. L'année même qui sui-
vit son mariage, et au moment où le « baptisé de Cracovie » était
engagé dans sa mission apostolique à Wilno, Hedvige étonnait le
monde par une expédition intrépide qui conserva à la Pologne une
de ses plus belles provinces. Sans tarder, sans même prendre l'a-
vis de son royal époux, elle réunit, au commencement de 1387, les
barons dévoués et quelques troupes d'élite, et se mit en marche
pour la Galicie, sur laquelle Sigismond de Luxembourg, ce « fiancé »
de la Hongrie, élevait alors des prétentions au nom de la monar-
chie de saint Etienne. On aime à se représenter, d'après les chro-
niques du temps, cette jeune reine de seize ans, « coiffée et gantée
de zibeline et montée sur un cheval magnifique, » traversant ainsi
bravement à la tête d'une petite armée et au beau milieu de l'hiver
un pays occupé par des garnisons hongroises, gagnant <à sa cause ou
chassant devant elle les capitaines étrangers et recevant le serment
d'hommage et de fidélité de ses bons bourgeois de Jaroslaw et de
Léopol. Non moins ferme et décidée se montra-t-elle dans la suite
à l'occasion de graves démêlés avec les grands vassaux de la cou-
ronne, le présomptueux duc de Mazovie, l'intrigant et perfide prince
d'Oppeln, et il a été déjà parlé plus haut de la politique vigou-
reuse, téméraire même, qu'elle voulut suivre dans les affaires de
Hongrie après le décès de sa sœur. Seules les affaires de l'ordre
trouvaient cette reine toujours désarmée, indulgente à l'excès et
inébranlablement pacifique. C'est que là se dressait devant la fille
de Louis d'Anjou le souvenir d'un père qui fut l'ami des « manteaux
blancs, » qui s'était fait jadis armer chevalier durant une de leurs
660 REVUE DES DEUX MONDES.
« croisades, » et dont l'étendard était précieusement conservé dans
la fameuse salle des drapeaux du château de Marienbourg. Les ru-
sés moines teutoniques avaient soin de rappeler ces faits dans leur
correspondance avec l'épouse de Jagello, d'évoquer souvent « l'âge
d'or » de leurs relations si intimes avec le bon, l'illustre, l'incom-
parable Angevin. — « Oh! si le roi Loys était encore parmi les
vivans! écrivaient-ils avec componction; nous serions sûrs alors de
ne point éprouver de dommage, car c'était un prince juste et amou-
reux de l'équité, notre bienveillant seigneur en toute occasion,
notre défenseur toutes les fois que nous avions besoin d'une pro-
tection. Aussi prions-nous jour et nuit pour son âme... » De tels
appels ne furent jamais faits en vain au cœur généreux et aimant
d'Hedvige; elle puisa dans ce sentiment de piété filiale une force
de résistance et une énergie de volonté vraiment extraordinaires
pour calmer des disputes sans cesse renaissantes, pour éteindre des
flammes qui s'élevaient à chaque instant sous ses pas, et maintenir
pendant de longues années une paix qu'elle savait elle-même n'être
qu'une trêve, a Tant que je vis, — devait-elle s'écrier un jour dou-
loureusement dans une entrevue célèbre avec le grand-maître Con-
rad de Jungingen, le successeur de Wallenrod, — aussi longtemps
que je vivrai, la couronne saura bien supporter vos iniquités; mais
après ma mort le châtiment du ciel ne manquera pas de vous at-
teindre, et une guerre alors inévitable consommera votre ruine!... »
Quel que soit le jugement de l'historien réfléchi sur cette politique,
toute de cœur et d'expédiens magnanimes, il n'en restera pas moins
ému à la vue d'une femme belle, courageuse, dévouée à la mémoire
de son père, qui, en souvenir de ce père, ne cessait de séparer
des fers toujours prêts à se croiser, et, blanche colombe de l'arche,
ainsi que s'exprime un écrivain contemporain, portait toujours le
tremblant rameau d'olivier au-dessus des flots montans de passion et
de haine.
Hedvige mourut en 1399 (1), et sa douce ombre protégea encore
(1) Ce n'est pas ici le lieu de relever toutes les grâces, toutes les vertus qui ont fait
d'Hedvige la reine la plus accomplie, la femme la plus vénérée du monde slave. Elle
fut admirable de piété, de charité, d'amour pour les sciences. Elle fonda des écoles
sans nombre dans le pays, encouragea sans cesse le développement intellectuel de son
peuple; la littérature moderne de la Pologne date de son règne et de son impulsion. Dans
son testament, d'une simplicité et d'une grandeur incomparables, et qui nous a été
conservé, elle fait deux parts de sa fortune privée, l'une aux pauvres et l'autre à l'uni-
versité de Cracovie. Citons enfin un mot vraiment sublime de cette sainte femme, mot
que rapportent les chroniqueurs contemporains et que le peuple a gardé dans ses chants.
C'était en 1387; le couple royal, nouvellement marié, arrivait à Gnesen, et, selon l'ha-
bitude alors générale dans toute l'Europe, les gens du cortège s'abattirent dans la cam-
pagne et enlevèrent le bétail des paysans sous le prétexte de fournir aux besoins de la
UNE ANNEXION d'aUTUEFOIS. 664
longtemps les chevaliers-moines dans les conseils du roi LadislasII.
Soit déférence pour les vœux de sa défunte épouse, soit lassitude
et effet naturel d'un âge qui s'avançait déjà rapidement vers la
vieillesse, Jagello semblait de plus en plus renoncer à tout appel
aux armes dans ses litiges nombreux avec l'ordre, et de son côté
le grand-maître Conrad de Jungingen était fermement résolu à
maintenir le débat dans le champ clos des chancelleries. Esprit te-
nace et cauteleux, mais assez clairvoyant pour redouter un choc, le
successeur de Wallenrod pratiquait à l'égard de la Pologne un mé-
lange ingénieux d'intrigues perfides et de démarches conciliantes,
de convoitises impudentes et de protestations amicales : système ir-
ritant, énervant, et dont le dernier mot, dans la pensée du grand-
maître, ne devait jamais être la guerre. Que peuvent cependant les
desseins des hommes contre cette logique inexorable des choses et
des situations à laquelle nous donnons si souvent et très impropre-
ment le nom de fatalité? Il n'est pas jusqu'aux digues élevées pour
arrêter le torrent des événemens qui ne servent parfois à le faire dé-
border avec plus d'impétuosité et de violence. Conrad de Jungin-
gen voulait évidemment préparer à la Prusse des destinées toutes
nouvelles, poser sur les bords de la Baltique les fondemens d'un
édifice sérieux et solide. Il faisait des eflbrts très louables pour re-
lever en Prusse les conditions de prospérité et de bien-être; il en-
tourait l'agriculture, le commerce et l'industrie d'une sollicitude
inconnue à ses prédécesseurs : les travaux de la paix étaient pour
la première fois en honneur dans un état qui jusque-là n'avait eu
d'estime que pour les parades militaires. Phénomène curieux et au
plus haut point instructif, de pareilles vertus gouvernementales,
très précieuses assurément chez tout autre souverain et d'un au-
gure heureux pour le pays, n'en devenaient pas moins des symp-
tômes alarmans alors qu'elles apparaissaient chez un grand-maître
teutonique : elles sonnaient le glas funèbre de l'œuvre séculaire
des « manteaux blancs. » La prétention de jouir en toute sécurité
et avec quiétude des biens acquis était si peu en accord avec
l'idée et l'essence même d'une « milice du Christ, » qu'il n'était
guère permis de se tromper sur cet aveu déguisé de déchéance et
de licenciement; une politique tellement bourgeoise d'un ordre
tellement chevaleresque impliquait une contradiction étrange, ac-
cablante, et dont les chevaliers eux-mêmes ne furent point les der-
cour. Les malheureux campagnards vinrent se plaindre de la spoliation; ils pleuraient,
ils sanglotaient, ils demandaient la restitution de leur unique avoir. Frappé de la pro-
fonde consternation d'Hedvige, le roi alla lui-même aux informations et fit prompte
justice. « Soyez consolée, dit-il à Hedvige en revenant, j'ai fait rendre leur bien à ces
pauvTcs gens. — Oui, répondit la reine, maie qui leur rendra leurs larmes?...»
662 REVUE DES DEUX MONDES.
niers à s'apercevoir et à être profondément choqués. Ces cadets des
grandes familles accourus des bords du Rhin et du Danube pour
continuer sur une terre de « Sarrasins » la glorieuse tradition des
Godefroy et des Tancrède, ces fils nobles couverts de pesantes ar-
mures, montés sur des coursiers piaffans, tenant toujours d'une
main le fusil et de l'autre le chapelet, ils frémissaient à la pensée
d'être transformés en « scribes et marchands. » Ce n'était pas la
peine en vérité de prononcer des vœux de chasteté et de jeûner
quatre fois par semaine, si l'on devait seulement se morfondre
toute la vie dans les bureaux ou faire sur la côte le vilain métier
de douanier! La politique du grand-maître finit par soulever contre
elle tous les cojuîhurs, tous les preux de Marienbourg; le propre
frère de Conrad, Ulric de Jungingen, était à la tête des mécontens. Il
n'y eut pas de sarcasmes assez amers contre le chef si dégénéré d'un
ordre qu'avaient illustré les Winric de Kniprode et les Zollner de
Rotenstein ; « on le peignait sur les murs, » racontent les chroni-
ques, on le trouvait « digne tout au plus d'être le prieur de moines
ventrus, » on l'appelait « une nonne pudibonde, » et le lendemain
de sa mort on eut hâte de protester par une manifestation éclatante
contre un règne bourgeois et astucieux qui n'avait que trop long-
temps duré. C'est en vain que, sentant sa fin approcher, Conrad
avait réuni autour de son lit tous les membres du chapitre pour
leur recommander le maintien de la paix, pour les supplier surtout
de ne pas lui donner pour successeur son frère Ulric ; le nom de
Ulric de Jungingen fut acclamé d'enthousiasme dans la grande réu-
nion électorale de l'ordre (1/107). Ce nom signifiait la guerre.
Pourquoi ne point le reconnaître? Dans ce défi jeté au sort, il y
€ut de la part des « manteaux blancs » un réveil de dignité, un ef-
fort honorable pour arracher l'ordre au bourbier d'infamies et d'im-
pudences au milieu duquel il se débattait depuis bientôt quinze ans.
Il faut lire les documens de ce temps, les pièces volumineuses éma-
nées de la chancellerie de Marienbourg depuis la mort de Wallen-
rod (1), pour apprécier à sa juste valeur la diplomatie effrontée et
tortueuse de son « pacifique » successeur. On y voit le grand-maître
traiter sans cesse du partage de la Pologne avec Sigisraond de
Luxembourg, empereur désigné et roi de Hongrie, en même temps
que dans les lettres les plus tendres à l'adresse d'Hedvige il insinue
à la fille de Louis d'Anjou, — régime Poloniœ et herecli Ungariœ, —
de revendiquer la succession de son père sur les bords de la Theiss :
Conrad de Jungingen offrait la Hongrie à Hedvige avec le même gé-
(1) Voyez Codex diplom. Pruss., passiro, et les trois volumes de Liles et res geslœ
ordinis Cruciferorum, edd. Titus cornes Dzialynski.
UNE ANNEXION D* AUTREFOIS. 663
lîéreux abandon que put montrer M. de Bismarck, au sujet de la
Belgique à un certain jour bien néfaste de notre histoire contempo-
raine. A l'instar de M. de Bismarck également, qui en 186/i. pré-
tendait rester en paix avec le roi Christian IX tout en procédant
à « l'exécution fétlérale » contre les duchés, le grand-maître, au
commencement du xr* siècle, affirme, lui aussi, n'attaquer en rien
la couronne de Pologne par ses incursions incessantes en Lithuanie,
par ces fameuses « croisades » que l'ordre continuait d'organiser de
temps en temps en l'honneur de la Vierge et pour le plaisir des
hôtes venus de l'étranger. Le litige est porté devant le chef de tous
les fidèles; le pape flétrit en termes indignés ces scandaleuses
« croisades » contre de bons catholiques, il défend aux chevaliers,
sous peine d'excommunication, leurs équipées lithuaniennes, — et
le grand -maître de protester avec violence contre la bulle de Rome,
« bulle surprise par captation fl) ; » ce pieux moine qui avait juré
obéissance filiale au saint-siége, il appelle tout à coup du pape à
l'empereur! Il n'est pas non plus de créance véreuse et de cession
frauduleuse que le chef prussien ne s'empresse d'acquérir contre
Jagello afin d'en faire aussitôt un sujet de revendication; il reven-
dique tantôt telle province en Pologne, tantôt telle autre en Lithua-
nie, tout en priant le roi Ladislas II de vouloir bien l'éclairer avec
« la sagesse qui lui est innée, » si par hasard ou par mégarde il ar-
rivait à l'ordre de- ne pas se conformer très scrupuleusement aux
stipulations convenues. Les historiens récens de l'époque qui nous
occupe, un Szajnocha, un Caro, ne dissimulent pas leur satisfaction
lorsque, au sortir du récit de la diplomatie cauteleuse et suffocante
de Conrad de Jungingen, ils se trouvent enfin en face de son frère,
le grand-maître Llric; ils respirent avec volupté un air purifié par
le canon après s'être si longtemps attardés dans une atmosphère
surchargée de « miasmes. » Combien plus fort et plus épanoui de-
vait être à cet égard le sentiment des « manteaux blancs, » des ac-
teurs mêmes du drame! Le règne des « scribes » a vécu; c'était
maintenant à la vaillante et noble chevalerie de reprendre son rôle,
de relever l'ordre de son abaissement profond, et de faire sentir au
«baptisé de Cracovie » tout le poids de l'épée teutonique.
« On ne saurait nier, — dit à cet endroit l'historien allemand
souvent invoqué dans le cours de cette étude (2), — on ne saurait
nier que Jagello n'ait gardé jusqu'au bout des dispositions conci-
liantes; il est également juste de reconnaître que les bases de l'ar-
rangement proposé au moment suprême de la crise par le roi de
(1) Codex diplom. Pruss., t. V, p. 186, n' 137.
(2) Caro, Geschichte Polen's, t. III, p. 308.
664 REVUE DES DEUX MONDES.
Pologne étaient au plus haut degré conformes aux exigences d'une
saine politique; mais le chevalier l'emporta sur le chef de l'état dans
l'esprit du grand-maître : le chevalier Ulric de Jungingen n'eut de
pensée que pour la guerre... » D'ailleurs tout semblait favoriser les
« manteaux blancs » dans leurs desseins et présager à la lutte une
issue heureuse et sj)lendide. Les négociations avec Sigismond de
Luxembourg, tant de fois reprises et abandonnées, venaient enfin
d'aboutir à un traité secret qui promettait des résultats magnifiques.
Dans l'action qu'on allait engager, le roi de Hongrie et vicaire de
l'empire était appelé à jouer jusqu'à la dernière heure le rôle d'un
médiateur bienveillant; à la dernière heure pourtant, il devait je-
ter le masque, dénoncer la paix à Jagello et procéder avec la Prusse
au démembrement de la Pologne. Un subside de 370,000 florins hon-
grois était assuré à l'honnête allié; A0,000 furent payés sur-le-champ.
« J'ai compté moi-même les pièces une à une, nous informe le bon
Eberhard Windeck , le secrétaire de Sigismond, dans ses précieux
mémoires; c'étaient de belles pièces, toutes marquées au grand lis
(le lis d'Anjou)... » Chose curieuse, alors comme en 1866, la Prusse
étonna le monde par l'abondance de son trésor et la perfection de ses
armes. « J'ai toute une tour remplie d'or, aimait à dire Ulric, et plus
qu'il n'en faut pour conquérir dix royaumes,.. » « Les fonderies de
Marienbourg, remarque de son côté un écrivain de l'ordre, fabri-
quèrent à ce moment un canon d'une grandeur et d'une puissance
extraordinaires, et tel que ne le connurent point les autres pays; »
— c'était le fusil à aiguille de ce temps !... On ne négligea pas non
plus les moyens qui pouvaient diviser l'ennemi et introduire la dis-
corde dans son camp. On connaissait de longue date l'esprit ambi-
tieux et délié de Witold, et l'on essaya de le détacher de la fortune
de Jagello. Il était le lieutenant du roi à Wilno avec le titre de
grand-duc ; on lui fit entrevoir un trône indépendant et une cou-
ronne héréflitaire en Lithuanie, « son apanage légitime. » Piebuîé
parle fils de Keystat, on se tourna du côté de Jagello; on voulut
(pensée absurde et ridicule!) lui persuader de rester « neutre » dans
un conflit possible entre l'ordre et le grand-duc AVitold! « Une
guerre avec la Lithuanie est une guerre avec la Pologne, » répondit
l'ambassadeur du roi Ladislas II, l'archevêque de Gnesen. « Merci
de votre franchise, répliqua le grand-maître; c'est donc du côté
de la Pologne que j'ouvrirai les hostilités; au fait, mieux vaut at-
taquer l'ennemi à la tête qu'aux pieds (1) ... » Il attaqua aussitôt
(1) « Il faut frapper l'Autriche non pas à ses extrémités, mais au cœur, » devait dire
également de nos jours la Prusse dans la fameuse dépêche Usedom au général La Mar-
mora du 17 juin 18GG.
UNE ANNEXION d' AUTREFOIS. 665
Dobrzyn (caoût l/j09), et donna par là le signal de la guerre, de la
({ grande guerre, » — bcllum magnum, bellum slupcudmii, bellmn
jnmùum, ainsi que l'appellent les chroniqueurs du xv' siècle. Ce
n'est toutefois que dans l'été de l'année suivante qu'eut lieu la cam-
pagne décisive. Elle ne dura qu'un mois et ne compta qu'une seule
bataille rangée; mais cette bataille fut l'immense désastre de Grun-
wald.
Lorsque, dans la matinée du 15 juillet lùlO, le soleil, en se le-
vant sur la grande route de Marienbourg, commençait à éclairer
de ses ardens rayons le vaste amphithéâtre qui, des hauteurs de
Tannenberg, s'étend en pentes douces jusqu'aux buissons de Grun-
wald, deux armées, on dirait deux mondes, s'y trouvaient déjà en
présence. D'un côté, dans les broussailles de Grunwald, c'était
Jagello avec ses Polonais, ses Lithuaniens, des mercenaires tchè-
ques et valaques et jusqu'à un corps auxiliaire de Tatares que
Witold, « l'ami des khans, » n'avait pas hésité à amener avec lui
sur le champ de bataille. En face, sur le plateau de Tannenberg,
les chevaliers teutoniques, couverts du fameux manteau blanc à la
croix noire, parcouraient les rangs de leurs troupes bien disciplinées
et des mercenaires nouvellement engagés; ils saluaient aussi avec
joie les anciens frères d'armes, les « frères allemands, » les preux
et vaillans fils nobles de toute l'Europe, qui, cette fois comme tou-
jours, s'étaient empressés de venir à la rescousse du glorieux ordre
dans sa lutte suprême avec les « païens. » Jamais la chrétienté n'a-
vait encore vu un pareil déploiement de forces, car le grand-maître
commandait dans cette journée à plus de quatre-vingt mille hommes,
et le roi Ladislas II à plus de cent raille. Ulric de Jungingen n'était
nullement préoccupé de la supériorité numérique de l'adversaire,
a Cette vile tourbe a plus de cuillers que d'épées, » avait-il dit à
ses comtlmrs bardés de fer, lorsqu'il fut question un jour de l'ar-
mée que saurait réunir Jagello. Et que pouvaient en effet les gros-
siers arcs et les ridicules catapultes des pauvres Lithuaniens contre
les fusils, alors déjà très perfectionnés, de l'ordre, et contre les ca-
nons « extraordinaires » des célèbres fonderies de Marienbourg?
D'ailleurs, dans le camp des chevaliers, tout le monde savait déjà
la grave nouvelle que Jagello cachait soigneusement depuis trois
jours à ses troupes , la nouvelle que Sigismond de Luxembourg
venait enfin de dévoiler son jeu. Les ambassadeurs de Sigismond
avaient jusque-là constamment accompagné Ladislas II dans sa
marche vers la Prusse; ils étaient des médiateurs, ils allaient d'une
armée à l'autre avec des propositions de paix, lorsque soudain, le
12 juillet, trois jours avant la bataille, ils remirent au roi une
lettre du vicaire de l'empire qu'ils portaient sur eux depuis long-
666 REVUE DES DEUX MONDES.
temps, — et cette lettre était tout simplement une déclaration de
guerre !
Les heures s'écoulaient, le soleil s'approchait déjà du zénith,
et les Polonais ne faisaient pas encore mine de quitter le bois de
Grunwald. Le roi Ladislas, qui le matin avait assisté à deux messes
et qui avait communié la veille avec toute son armée, était toujours
en prière dans une petite chapelle située au bord d'un étang.
Très gênés dans leurs pesantes armures et plus exposés que l'en-
nemi aux chaleurs d'un jour d'été par la position qu'ils occupaient
sur le plateau, les chevaliers teutoniques devenaient impatiens du
combat, et les cointhurs s'assemblèrent pour aviser au moyen d'a-
mener Jagello en champ clos. Les plus âgés dans le conseil rappe-
lèrent alors un antique usage de la chevalerie, qui autorisait l'en-
voi à une armée trop lente dans ses mouvemens de deux glaives nus
en signe d'une provocation solennelle, à laquelle l'adversaire était
tenu de répondre immédiatement, sous peine de forfaire à l'hon-
neur. On acclama l'avis, et on eut soin que, des deux hérauts
d'armes qu'on chargea de cette mission, l'un fût « l'homme » de
Sigismond, et portât l'écusson de l'empire, un aigle noir sur un
champ d'or. Ce langage symbolique des deux glaives nus, peu usité
et mal compris dans le camp même des chevaliers, fut fort impro-
prement interprété par les Polonais : ils y virent une raillerie amère
sur le piteux état de leur armement, et pour ainsi dire \ illustration
du propos déjà bien connu d'Ulric sur « les cuillers et les épées (1). »
Il paraîtrait que Jagello, lui aussi, n'en jugea pas autrement, car
des larmes brillèrent dans ses yeux pendant l'étrange scène où les
hérauts, s'acquittant de leur mandat, lui tinrent le langage qui suit :
« A toi, roi, et à toi, prince Witold, nous apportons, au nom du
grand-maître, du grand-maréchal et de tous les frères de l'ordre,
ces deux glaives nus afin qu'ils vous servent de secours et d'encou-
ragement dans le combat que vous allez accepter aujourd'hui. Et
de même ces seigneurs de l'ordre vous permettent de choisir le lieu
de la rencontre dans tel endroit qui pourra vous convenir. C'est
pourquoi ne perdez pas de temps, ne vous cachez pas dans le cré-
puscule du bois, ne vous dérobez pas dans votre pusillanimité, et
n'éludez pas un combat que vous ne saurez éviter!... » Le roi ré-
(1) Eberhard Windeck, le secrétaire de Sigismond de Luxembourg, se méprend éga-
lement dans ses mémoires sur la signification de ces deux glaives, qu'il dit de plus
avoir été trempés dans du sang. Il est hors de doute pourtant que c'était là un usage de
la chevalerie; mais il était déjà bien tombé en désuétude à cette époque et presque
complètement oublié. Voyez VHistoire et chronique du petit Jehan de Saintré : « Com-
ment Saintré envoya par deux hérauts d'armes deux haches à messire Enguerrant. »
(P. 153, éd. 1830.)
UNE ANNEXION d' AUTREFOIS. 667
pondit avec une humilité toute chrétienne : « Nous ne cherchons
d'autre encouragement qu'en Dieu; c'est en son nom que nous ac-
ceptons vos glaives et que nous allons aussitôt donner le signal de
la lutte. Nous ne saurions vous indiquer le lieu de la rencontre, car
Dieu seul connaît et désigne le champ des combats. Il l'a déjà choisi
pour vous comme pour nous... »
11 disposa ensuite son armée : il en confia les deux ailes, les deux
« cornes, » au prince Witold et au porte-glaive de la couronne, Zyn-
dram de Maszkowice; lui-même il prit place au centre et donna
pour mot d'ordre : « Cracovie et Wilno. » Les Polonais commencè-
rent à déboucher du bois de Grunwald en entonnant l'hymne an-
tique de leur premier apôtre saint Adalbert, le fameux chant de
Boga-JRodziça, leur « péan militaire » depuis des siècles (1). Pour
ne pas rester trop longtemps exposés à l'action meurtrière de l'ar-
tillerie prussienne, ils eurent hâte d'en venir aux mains avec les
« manteaux blancs; » l'intervalle qui les séparait des collines de Tan-
nenberg, ils le traversèrent impétueusement, « portés sur les ailes
de la mort, » couvi'ant littéralement la route de cadavres. Bientôt
la mêlée devint générale. La bataille eut trois phases successives
dont les deux premières semblèrent donner le dessus aux seigneurs
de Marienbourg. La « corne » gauche, celle que commandait Witold,
fut surtout fortement entamée; le corps auxiliaire de Tatares s'était
dispersé au premier choc, semant au loin l'alarme. Il y eut un mo-
ment où le roi lui-même ne dut son salut qu'à l'intervention d'un
jeune secrétaire de sa chancellerie, de celui qui plus tard fat le
grand cardinal Zbigniew de Olesniça. Vers la fin cependant, Wi-
told réussit à rétablir ses lignes ébranlées, et dans un dernier effort,
après des heures de carnage, les Polonais remportèrent la victoire,
— une victoire comme en ont enregistré rarement les annales en-
(1) Le lecteur étranger lira peut-être avec intérêt les premières strophes de cet
hymne dans l'élégante traduction latine qu'en a donnée le célèbre Sarbievius au
xvi^ siècle {Carmina, lib. IV, ode '24 : « Ad D. Virginera matrem, psean militare Polo-
norum quem divus Adalbertus apostolus et martyr conscripsit, regnoque Poloniarum
testamento legavit.)
Diva per latas celebrata terras
Caelibi numen genuisse partu,
Mater et virgo, gcnialis olim
Libéra noxœ:
Dulce ridentem populis puellum
Prome formosis, bona mater, ulnis,
Expiaturum populos manu de-
mitte puellum.
Integram nobis sine labe vitam,
Prosperam nobis sine clade mortem,
Christe, stellatasque Maria divûm
Annue sedes.
068 KEVUE DES DEUX MONDES.
sanglanlées de ces rudes âges. L'armée ennemie fut complètement
anéantie; elle perdit tous ses drapeaux, au nombre de cinquante
et un; /iO,000 de ses hommes lurent faits prisonniers, 1«,000
avaient péri dans le combat, et parmi ces derniers étaient le grand-
maître Ulric, le grand-maréchal, le grand-intendant, le grand-
trésorier et presque tous les cornthurs de l'ordre. Placé sur une col-
line, Jagello put contempler vers le soir le spectacle sublime et
horrible d'une « vallée de Josaphat » que couvraient des milliers de
cadavres, des chevaux mutilés, des monceaux d'armures brisées et
ces canons « extraordinaires » tant redoutés, dont la gueule main-
tenant refroidie avait vomi pendant des heures la mort et la dévas-
tation dans les colonnes qui débouchèrent des broussailles de Grun-
wald. Les larges manteaux blancs dispersés sur le champ sem-
blaient former l'immense linceul d'une tombe « vaste comme le
monde, » et, le soleil couchant venant encore embraser le tableau
de ses lueurs rougeâtres, le ciel et la terre ne parurent un moment
qu'une seule et grande mare de sang. Le vieux roi se mit à genoux
en versant des larmes; il remercia Dieu et prili pour les morts. Il
ordonna ensuite de rechercher le corps du grand-maître et de le
renvoyer avec tous les honneurs à Marienbourg; puis il alla em-
brasser Witold, le héros de la journée, et l'octogénaire Janusz,
duc de Varsovie et de Czersk, le descendant de ce duc Conrad de
Mazovie qui, le premier, deux siècles plus tôt, avait installé et doté
le perfide ordre teutonique sur la terre polonaise pour la défense
du royaume de Piast et la sauvegarde de ses frontières.
Le « jugement de Dieu » annoncé de longue date par la grande
visionnaire Scandinave avait enfin commencé, (t Le jour viendra,
avait dit sainte Brigitte (1), où les chevaliers teutoniques auront la
mâchoire brisée, le bras droit et la jambe droite arrachés : ils vi-
vront encore, mais seulement pour témoigner de leur propre ini-
quité, )> — et la prophétie allait maintenant se réaliser à la lettre.
Certes les conditions imposées par Jagello aux vaincus de Grun-
wald (paix de Thorn, 1/ilî) ne furent point onéreuses : il ne leur
prit que la terre de Dobrzyn et la province de Samogitie; mais les
graves symptômes révélés pendant la « grande guerre » n'en lais-
sèrent pas moins prévoir dès lors la ruine complète et prochaine
de l'ordre teutonique. « Bien lamentable, — ainsi s'exprime un
chroniqueur contemporain, — et calamiteux au-delà de toute ex-
pression fut le sort du saint ordre après cette bataille de Tannen-
berg. Les nobles, les vilains et tous les bourgeois de la Prusse s'a-
battirent sur les castels de nos chevaliers et les livrèrent au roi de
(1) Révélations sanclœ Drigitœ, lib. II, cap. xix.
UNE ANNEXION d' AUTREFOIS. 669
Pologne en lui jurant fidélité et obéissance. A l'exemple des nobles,
des bourgeois et des gens du peuple, les évêques, eux aussi, les
prêtres, les hommes de toute condition, passèrent au vainqueur, et
il y eut une si grande trahison parmi les habitans, un si eiïroyable
changement des cœurs dans toute la Prusse, qu'on en chercherait
vainement un autre exemple en pays chrétien... » Cette défection
générale de toutes les classes de la nation n'embarrasse pas lé-
gèrement les historiens allemands qui s'obstinent à parler de la
civilisation et de la prospérité que (( les manteaux blancs » avaient
implantées sur les bords de la Baltique. La vérité est que les « sei-
gneurs croisés » ont de tout temps opprimé et pressuré le peuple
prussien, qui, par un jeu de mots significatif et douloureux, n'ap-
pelait jamais ces maîtres farouches autrement que « les seigneurs
crucifians('J). » La vérité est que, dès HihO, une révolte toute sem-
blable à celle qui eut lieu pendant la « grande guerre, » une ré-
volte spontanée des nobles, des bourgeois et des paysans de la
Prusse devait encore une fois éclater contre cet ordre teutonique,
de plus en plus dégénéré et abaissé, et cette fois le soulèvement
finit par proclamer la souveraineté dans ces pays du roi de Pologne,
Casimir IV. Alors la (( ligue de Marienvverder » acheva l'œuvre inau-
gurée dans la journée de Grunwald, et fit du grand-maître Louis
de Erlichshausen l'homme lige et le vassal du petit-fils du « baptisé
de Cracovie. »
IL
Au commencement du mois d'octobre l/i13, trois ans après le
«jugement de Dieu » dans la plaine de Tannenberg, une petite
ville située aux bords du Bug, sur les confins des « terres de Piast
et de Gédimin, » recevait dans ses murs des hôtes nombreux et
illustres dont les traits, fidèlement reproduits, au lieu même de
la réunion, dans une fresque contemporaine, devaient charmer
pendant des siècles les regards de tout visiteur du château royal
de Ilorodlo (2). On y voyait d'un côté le vieux roi Ladislas 11 à
la tête des prélats, barons et nobles de la Pologne; de l'autre, on
distinguait le grand-duc Witold avec les évêques, princes et boyars
de la Lithuanie; la peinture représentait les premières grandes as-
sises du royaume-uni, le premier « parlement» que tinrent en-
semble en cette année iliiù le peuple d'Hedvige et le peuple de
Jagello.
(1) Kreuzigcr au lieu de Kreuzritter. Voyez le chroniqueur de l'ordre, Lindenblatt,
Jahrbiicher, 287.
(2J Saruiçki, Annales Poloniœ, VII, IIGO.
670 REVUE DES DEUX MONDES.
Associée déjà depuis vingt-sept ans aux destinées de la Pologne,
sous le sceptre du fils d'Olgerd, la Lithuanie avait été, pendant toute
cette période, lentement, graduellement, initiée à la société chré-
tienne et à la civilisation occidentale. En 1387, on s'en souvient (1),
au lendemain même de la destruction du temple de Znicz à Wilno,
le grand-duché recevait des mains de son prince la première charte
politique, ce saluhre monumenliim jnriuin ac libcriaiimi, qui assu-
rait aux anciens adorateurs de Perkunos la jouissance de leurs
biens, la libre disposition de leurs propriétés, la faculté de se marier,
de tester et d'obtenir justice dans leurs litiges sans l'intervention
du kniaz. Treize ans plus tard, alors qu'avec la mort d'Hedvige
semblait disparaître le symbole vivant et gracieux des «promesses,»
des « fiançailles, » contractées tacitement entre les deux peuples
dans la personne de leurs deux souverains, un acte écrit et solennel
vint définir une situation et préciser un droit jusque-là demeurés
dans le vague. Witold était nommé grand-duc à vie dans le pays
au-delà du Niémen, et dans des assemblées distinctes, tenues l'une
à Wilno et l'autre à Radom (18 janvier et 11 mars IZiOl), la na-
tion de Piast et la nation de Gédimin prenaient l'engagement de se
prêter assistance mutuelle contre tout ennemi du dehors et de ré-
gler aussi d'un commun accord la question de succession, à la mort
de Jagello ou de Witold. Tel était le caractère légal des relations
entre Gracovie et Wilno jusqu'à la journée de Grunwald, et cette au-
tonomie complète laissée au grand-duché fut un des prétextes spé-
cieux que mettaient toujours en avant les seigneurs de Marienbourg
pour en déduire leur droit d'être à la fois en paix avec Gracovie et
en guerre avec Wilno, pour prétendre ne porter aucune atteinte aux
droits de la « couronne » par leurs incursions dans les terres des
« Sarrasins. » Enfin la « grande guerre » vint ajouter une nouvelle
pierre angulaire à l'édifice ébauché lors du baptême de Ladislas II.
Sarmates et « Sarrasins » avaient mêlé leur sang dans la « vallée
des morts, » au pied du Tannenberg; ils avaient combattu ensemble
et écrasé un ennemi séculaire, redoutable; pleins encore des ar-
deurs de la lutte et de l'enthousiasme du triomphe, ils se rencon-
traient maintenant (octobre l/il3) pour la première fois dans une
assemblée législative commune, — vonvcntio gc?ierûlis, ijarlamen-
tuiiiy ainsi que s'expriment les documens officiels, — et ils déci-
daient de plus « de tenir de pareilles conventions ou parlemens
pour le bien et le profit de l'empire toutes les fois que besoin serait,
de les tenir soit à Lublin, soit à Parczow ou dans tel autre lieu avec
le consentement et l'autorisation du roi... »
(1) Voyez la première partie de cette étude dans la Uevue du l*^"" juillet.
UNE ANNEXION d'aUTREFOIS. 671
Ainsi ]a Pologne, dans l'espace d'un quart de siècle, venait d'in-
troduire le pays « sans soleil » dans la grande famille chrétienne
et de le doter de tous les droits de la vie civile; elle lui assurait en-
suite une autonomie pleine et entière, et finissait par l'appeler à la,
vie politique, au régime de discussion, au noble exercice des liber-
tés parlementaires; elle faisait un souverain de ce boyar lithuanien
qui naguère encore ne connaissait que « l'esclavage organisé, » et
ne pouvait disposer de sa fortune ni marier sa fille sans la permis-
sion d'un chef autocrate. Rien de plus original du reste que la ma-
nière dont il fut procédé, dans la diète de Horodlo, à cette dernière
et suprême initiation. Les temp^ féodaux ne connurent d'homme
pleinement libre que le gentilhomme, le noble; lui seul aussi eut
droit de suif rage dans les rares pays qui jouissaient d'un régime
représentatif; seul il fut électeur et éligible, « citoyen actif, » s'il
est permis d'employer une expression toute moderne, mais parfai-
tement adaptée à la circonstance. La Pologne partageait à cet égard
une croyance alors universelle, et il serait ridicule de vouloir lui
en faire un reproche; une recherche impartiale lui reconnaît au
contraire le mérite d'avoir pratiqué le principe nobiliaire avec une
libéralité et une largeur d'esprit étonnantes (1). Dans les états de
l'Occident, c'était le souverain qui conférait les privilèges politi-
ques à celai qui n'en jouissait point par droit de naissance; il le fai-
sait noble, le créait chevalier et lui « donnait des armes. » Autre
fut l'application de cette idée en Pologne. Là, par suite d'un mé-
lange curieux de l'ancienne constitution slave, basée sur la com-
mune, sur le clan {grniny, rody), et de l'institution féodale de la
chevalerie, les « armes » n'étaient point individuelles et n'étaient
pas créées par le souverain. Les blasons [herby] étaient en quelque'
sorte fixes et d'un nombre limité; chacun de ces blasons avait son
appellation propre (Jelita, Pilav\a, Nalencz, Poray, etc.), et appar-
tenait à une « fraternité, » à une « maison [braçiwo, dom)^ »
c'est-à-dire à tout un groupe de familles originairement unies
entre elles par l'étroite parenté du clan (2). En devenant noble, on
(1) Les « iiobilitations » étaient très fréquentes en Pologne pour des actions d'éclat
et des services rendus à la chose publique. Sous le roi Sigismond-Auguste, des villes
entières furent anoblies, et les électeurs, au xvi' siècle, étaient au nombre de 200,000,
chiffre supérieur de beaucoup (eu égard à la population) à celui du corps électoral de
la France avant 1848. En France, avant 1848, la classe gouvernante disait : « Enrichis-
sez-vous! » à ceux qui aspiraient au droit de suffrage. Dans la Pologne du xvi" siècle,
la classe gouvernante disait : « Ennoblissez-vous! » Franchement, sous ce rapport, il
n'y a pas encore de quoi crier anathème à la république des Sarmates.
(2) On écrit par exemple Adam Poray Miçkiewicz, Jean Janina Sobieski, Joseph
Ciolek Poniatowski (les noms en italique sont les blasons), -comme on écrit Maj-cus
TuUius Cicero, Caius Julius Csesar. En effet, les « fraternités » polonaises répondent
672 REVUE DES DEUX MONDES.
« entrait dans un blason » déjà existant, on était reçu dans une
« maison, » adopté par une « fraternité » de familles. C'est ainsi
qu'après la victoire célèbre de Wielko-Luki le grand-connétable
Zamoyski fit entrer un bon nombre des soldats dans « sa mai-
son de Jelita, » et ce système fut également pratiqué sur une
vaste échelle à l'égard de la Lithuanie lors de l'assemblée de IIo-
rodlo. Les a maisons, » les « fraternités » polonaises de Leliwa, de
Zadora, de Topor, etc., reçurent alors dans leurs « blasons » les
familles boyares des Monwid, des Javvnis, des Butrym. Le lecteur
moderne est parfois enclin à sourire en trouvant dans les annales
des siècles passés, et jusque dans des pièces officielles, l'union des
deux pays de la Yistule et de la Wilia désignée si souvent du nom
de « fiançailles, » ou du nom encore plus insolite « de l'anneau nup-
tial d'Hedvige; » ce fut cependant la foi de ces temps, l'idée fon-
damentale du royaume des Jagellons. En 1386, au moment où le fils
d'Olgerd jurait devant l'autel du Christ amour et fidélité à la fille de
Louis d'Anjou, plusieurs parmi les princes et les seigneurs lithua-
niens épousèrent des demoiselles « léchites » en signe du mariage
entre les deux nations. De même c'est une espèce de mariage mys-
tique, une « union d'amour » que la noblesse polonaise déclarait
contracter avec la noblesse de la Lithuanie par ce document de
Horodlo, que nous transcrivons ici dans son originalité naïve et
touchante (1).
« Au nom de Dieu, amen. En mémoire éternelle. Celui-là ne connaîtra
jamais la grâce du salut, qui ne se sera point appuyé sur l'amour. L'a-
mour seul ne travaille pas en vain; éclatant par lui-même, il éteint les
haines, adoucit les ressentimens, procure à tous la paix, réunit ce qui
a été dispersé, relève ce qui est tombé, aplanit les aspérités, redresse les
choses courbées, assiste chacun, n'offense personne, et quiconque se ré-
fugiera sous son aile trouvera la sécurité et ne craindra les menaces
d'aucun. C'est l'amour qui crée les lois, gouverne les royaumes, orga-
nise les cités, conduit les états de la république vers les meilleures fins,
perfectionne les vertus des vertueux, et quiconque le méprise perd tous
les biens. C'est pourquoi nous, prélats, barons et nobles de la couronne
de Pologne, voulant reposer sous le bouclier de l'amour et inspirés d'un
sentiment pieux, nous avons uni et lié, et par le présent document dé-
clarons en effet unir et lier nos maisons, nos générations, nos familles,
nos blasons et nos armoiries, avec tous les barons et boyars des terres
aux gentes d es Romains, aux cppaxpîai ou çuXai des cités grecques, aux clans des Écos-
sais. Le /ier& est en même temps le blason et le nom du clan primitif.
(1) On en trouvera le texte latin dans Rzyszczewski, Codex dipl. polon., I, 286,
n' 162.
UNE ANNEXION DAUTREFOIS. 673
lithuaniennes, afin que dorénavant et pour tous les temps ils puissent
se servir des blasons, armoiries et devises que nous avons hérités de
nos pères et aïeux, et en jouir, en signe de vrai amour, comme s'ils les
avaient reçus de leurs propres aïeux en légitime héritage. Qu'ils s'unis-
SL'nt donc à nous en amour et fraternité, et qu'ils deviennent nos égaux
par la communauté du blason comme ils sont déjà nos égaux par la
communauté de la foi, des droits et des privilèges. Et nous leur promet-
tons, sous la foi de l'honneur et du serment, de ne les abandonner en
aucune contrariété ni danger, mais au contraire de les assister en toute
occasion, leur donner des conseils contre toute entreprise ennemie, et
intercéder avec zèle et ardeur auprès de nos doux maîtres, notre au-
guste seigneur Ladisla*, par la grâce de Dieu roi de Pologne, et notre
illustrissime prince Witold, grand-duc de la Lithuanie, afin qu'ils ou-
vrent toujours plus largement pour nos frères de la Lithuanie la main
de la libéralité, les gratifient de libertés toujours plus généreuses, et ne
cessent jamais d'augmenter envers eux les grâces et bienfaits; ce que de
leur côté lesdits sires des terres lithuaniennes ont promis également de
faire à notre égard sous la foi de la parole et du serment... »
« Le parlement de Horodlo mit le sceau à une union des peuples
comme on n'en rencontre guère de pareille dans toute l'histoire
européenne, » dit M. Garo (1), et ce jugement mérite d'être re-
cueilli; il vient d'un fils dévoué de la Germanie, d'un érudit esti-
mable, mais qui à chaque pas trahit sa répugnance pour la grande
conception de Jagello, son regret patriotique que l'Allemagne ait
échoué dans sa « mission providentielle » sur les bords du Niémen
et de la Wilia. Sans exemple en effet est une telle association entre
deux états longtemps ennemis, acharnés dans leurs luttes sécu-
laires, diiïérens de race, de langue, de religion et de culture, et
finissant pourtant par se joindre, par se fusionner au nom de l'É-
vangile, au nom de la liberté et « de cet amour qui seul fonde les
empires. » Pour la première fois au monde, un grand empire était
fondé sans qu'il en eût coûté un seule goutte de sang. Et qu'elle
est imposante aussi la diète de Horodlo par le respect religieux
qu'elle porta au droit historique, à la nationalité et à l'indépen-
dance du pays de Gédimin ! En échange de tant de bienfaits accor-
dés, elle n'imposa même pas à ce pays le sacrifice d'une autonomie
assurément gênante, et ne lui demanda pas de renoncer à son
« particularisme » en vue d'un parlement centralisateur, de cette
conventio gencralis qu'on se promettait seulement de réunir toutes
les fois que le bien et le profit de l'empire le réclameraient. Supé-
(1) Geschùhte Polen's, t. III, p. 404.
TOME LXXXII. — 1800. 43
67ll REVUE DES DEUX MONDES.
rieur au peuple de Jagello par sa civilisation, par sa puissance,
par sa richesse, par ses armes, le peuple d'Hedvige ne s'arrogea
pourtant à son égard aucun droit d'aînesse et ne prétendit même
pas le « diriger » dans la vie politique à laquelle il venait de l'ap-
peler. Un article formel de la « constitution » de Horodlo réservait
expressément aux a indigènes seuls » toutes les hautes positions
des palatins, des castellans et des starostes, ainsi que tous les em-
plois inférieurs dans le pays au-delà du Niémen. Après comme
avant Horodlo, la Lithuanie était un grand-duché distinct, associé
seulement à la Pologne par l'union personnelle d'une dynastie com-
mune, et elle demei.ra telle encore pendant près de deux siècles,
jusqu'au moment où l'extinction douloureusement prévue de cette
dynastie commune vint apporter de toute force une modification
notable au contrat international de IZilS. Ce fut l'œuvre de la cé-
lèbre diète de Lublin (15(59).
A un siècle et demi de d'stance, cette diète de Lublin est à la fois
un complément et un contraste de la réunion de Horodlo. Contem-
plons un moment la situation du royaume -uni vers la seconde
moitié du xvi"^ siècle, alors que touche au terme de son règne le
dernier des Jagellons, ce roi Sigismond-Auguste qui présente un
pendant si ingénieux, si affiné, à la rude figure du premier fon-
dateur de la glorieuse dynastie. Certes le grand fils d'Olger'd fut
loin d'être un a ours tout velu, » un « chien enragé, » ainsi qu'ai-
maient à le pi"oclamer les chevaliers teutoniques. Le jeune prince
qui, dès son avènement au trône de Gédimin, conçut la pensée de
génie de convertir son peuple et de le réunir à la Pologne, le pro-
fond politique qui a su toujours se maintenir dans un a juste-milieu
idéal » entre les aspirations légitimes du monde slave et les intérêts
encore plus légitimes de la civilisation occidentale, le kniaz auto-
crate enfin qui comprit si vite et si bien les devoirs et les fonctions
d'un monarque constitutionnel, — un tel homme, quoi qu'on ait dit,
ne manqua point d'une intelligence vraiment supérieure. De nom-
breux témoignages prouvent du reste que le fier (( Sarrasin » a baissé
sa tête et élevé son cœur lors du baptême de Cracovie, que sa nature
a changé sous l'influence pénétrante d'Hedvige, au contact du chris-
tianisme et de la société civilisée de Pologne. Combien différent en
effet du perfide et ingrat vainqueur de Keystutnous apparaît le hé-
ros de Grunwald, qui accepte avec humilité l'insolente provocation
des deux glaives nus et donne une leçon de résignation et de foi aux
orgueilleux chevaliers^ les « serviteurs attitrés du Christ! » Combien
touchant en général est le spectacle de la longanimité du roi envers
les seigneurs de Marienbourg, longanimité due à l'ascendant gra-
cieux de cette fille d'Anjou dont l'esprit pacifique inspire après elle
UNE ANNEXION d'aUTREFOIS. 675
les conseils de Cracovie jusqu'à la a grande guerre! » — il inspire
même les conditions peu rigoureuses de la paix de Thorn. Qu'il est
attendrissant aussi, ce barbare illettré dans sa sollicitude constante
pour la propagation des écoles, pour la diffusion des lumières, pour
la splendeur de l'université de Cracovie! En rapportant sa mort, les
chroniqueurs l'attribuent à la « mauvaise habitude » qu'avait le roi
de passer les longues heures du soir dans le bois, « pour écouter le
chant des rossignols, » — et c'est là encore un trait qu'on est étonné
de trouver chez l'ancien conspiiateur de Krewa. Avec tout cela ce-
pendant, Ladislas II n'en gcU'da pas moins plus d'une empreinte de
son origine « sylvestre » et d'une jeunesse passée au milieu des
habitans de la iiwua. Ses goûts n'étaient point des plus délicats : il
aimait surtout les plaisirs de la chasse et de la table. « Il faut brûler
un cierge à Dieu et une petite chandelle au diable, » lui échappa-
t-il un jour de dire dans une circonstance solennelle, et ce mot
peint d'une manière saisissante le « baptisé de Cracovie, » qui ne
laissa point par momens d'avoir recours au génie des maléfices.
Peu porté à l'épanchement, il rappelait souvent à ses interlocuteurs
(( que la parole sortait de la bouche petite comme l'oiseau et .reve-
nait grande comme le chameau. » Il péchait surtout par cette mé-
fiance excessive qui accompagne presque toujours l'homme trans-
planté d'une société naïve ou d'un rang obscur dans une sphère plus
cultivée et polie : on eut par exemple toutes les peines du monde à
lui persuader que la chancellerie de Marienbourg n'avait pas voulu
se moquer de lui alors que dans une de ses missives elle parla un
jour de la « sagesse innée » du roi. Il n'est pas jusqu'à ses rapports
avec Hedvige que le fils d'Olgerd n'ait ainsi parfois assombris de
cette disposition soupçonneuse, et l'histoire le lui a reproché très
amèrement et très justement à coup sûr. On aurait tort cependant
d'y voir l'indice d'un cœur bas et méch-ant : chez Jagello, comme
chez cet autre « Sarrasin » qu'a su créer le génie immortel de Sbak-
speare, c'est plutôt le défaut d'une âme humble et ingénue, per-
suadée de son peu de mérite et à la fois ravie et étonnée d'un bon-
heur « surhumain, d
Tout l'opposé d'une nature « sylvestre, » au plus haut point
cultivée au contraire, élégante et « corteggianesque, » — pour em-
ployer une expression de son temps, — nous apparaît la figure du
dernier des Jageîlons, de Sigismond-Auguste, un vrai prince de
l'époque de la renaissance. L'histoire et la poésie ont célébré à
l'envi son amour tragique pour la malheureuse princesse Radziwill,
bien que le souvenir de cette grande passion de jeunesse ne l'ait
point toujours préservé des séductions des femmes, ses « faucons, »
comme il disait avec un triste sourire. Le premier des rois polo-
676 REVUE DES DEUX MONDES.
nais, il parlait les langues étrangères, — la langue du Tasse, de
Galderon et de Luther, — et portait le costume espagnol, a Huma-
niste, » quelque peu libre penseur et surtout fin connaisseur en
matière d'art, il aimait passionnément la musique, faisait collec-
tion de camées antiques et de ciselures délicates de Benvenuto,
recherchait avidement la société des lettrés, des sectaires, des
« novateurs. » Dans quelques excellens portraits de ce roi qui
nous ont été conservés, on découvre sans peine, à côté de la bonté,
de la générosité proverbiale de la race jagellonienne, la distinction
et la grâce exquises des figures privilégiées de 'la renaissance, aussi
bien que i'alanguissement mélancolique d'un esprit pénétrant qui
voyait loin dans l'avenir. Politique éveillé, Sigismond-Auguste avait
en effet le sentiment profond des dangers qui déjà se levaient à
l'horizon contre la Pologne, encore bien insouciante alors, et on a
entre autres de lui une curieuse dépêche qu'il n'est pas inutile de
rappeler dans un temps où l'on a vu l'Europe occidentale, aussitôt
après la prise de Sébastopol, s'empresser de fournir à la Russie des
capitaux et des moyens pour l'exécution de ses grandes lignes fer-
rées, de ces lignes stratégiques qui supprimeront l'espace, — le
seul obstacle que la nature ait opposé jusqu'ici à la a mission »
des tsars. Dès le xvi" siècle, l'Angleterre eut la diligence d'envoyer
des mécaniciens, des artilleurs et des ouvriers de toute espèce au
grand-duc de Moscou, qui n'était autre qu'Ivan le Terrible, — et
c'est à cette occasion que le dernier des Jagellons écrivait à la reine
Elisabeth : « Nous répétons à votre majesté que le tsar de Moscou,
ennemi de toute liberté, augmente de jour en jour ses forces par les
avantages de commerce et par ses relations avec les nations civili-
sées. Votre majesté n'ignore pas sa cruauté et sa tyrannie. Notre
unique espérance repose sur notre supériorité dans les arts et les
sciences; mais bientôt, grâce à l'imprudence des princes voisins, il
en saura autant que nous... »
Non moins changé est l'aspect des diètes vers le milieu de ce
siècle. Ce ne sont plus ces conventlones du temps de Ladislas II, sans
périodicité, d'un caractère mal défini, d'une autorité problématique,
et délibérant a du bien et du profit de l'empire » avec le consente-
ment du prince. Au xvi'' siècle, le roi est tenu de convoquer, par les
universaux (lettres patentes), à des époques fixes, les a nonces» du
pays; la représentation nationale est réglée, les pouvoirs de la
chambre sont inscrits dans la loi. Le premier jour de la réunion du
parlement, on célèbre la messe du Saint-Esprit; le lendemain, après
avoir fait le choix de leur a maréchal, » les nonces entrent dans la
salle du sénat, où les attend déjà le roi, assis sur le trône, entouré
de ses ministres, des palatins, des castellans et des évoques, mem-
UNE ANNEXION d'aUTREFOIS. 677
bres de la chambre haute. Tous baisent la main du monarque; le
chancelier donne à l'assemblée l'exposé des questions à l'ordre du
jour et lui soumet les propositions du gouvernement, après quoi
les nonces demandent au roi la permission de se retirer dans la
salle de leurs séances particulières. Alors commencent les délibéra-
tions animées; les débats retentissent de sentences et de maximes
de liberté, de contrôle et de sclf-gorcrnmcut comme on n'en entend
guère dans aucun autre pays de l'Europe, car les communes de l'An-
gleterre elle-même sont muettes à cette époque sous la main des-
potique des Tudors. C'est dans une de ces diètes que le grand-con-
nétable Zamoyski dira tout à l'heure au souverain le fameux rege^
sed non impera, qui est bien la traduction anticipée de l'adage, « le
roi règne, mais ne gouverne pas, » dont se targue comme d'une ex-
trême nouveauté la science politique de nos jours. Et de même dans
la question toujours pendante de la presse c'est Zamoyski encore
qui, dès le xvi« siècle, résumera à peu près tous les argumens à
venir par ces remarquables paroles adressées au sénat : « Vous vou-
lez supprimer les écrits déplaisans? Vous ne ferez qu'aiguiser en
leur faveur la curiosité et en hâter la diffusion. César n'a point
songé à supprimer le livre déplaisant de Caton : il lui a répondu
par un autre livre; faites comme César! Comment! vous tenez à vos
franchises et à vos libertés, et vous voudriez enchaîner la pensée
humaine! Ce n'est pas pour cela que vous êtes ici. Laissez cette
triste besogne aux oppresseurs lâches et bornés qui aiment les
ténèbres : les hommes libres doivent demander la lumière partout
et en tout!... (1). »
Libre, prospère et puissant vers le milieu de ce xti'' siècle, le
royaume-uni n'en sent pas moins planer sur lui un malheur immense,
irréparable. Sigismond-Auguste n'a point de postérité, la dynastie
des Jagellons va s'éteindre avec ce roi, et la Pologne deviendra dès
lors une monarchie complètement élective (2). Rien de plus curieux,
de plus poignant aussi que de voir dans les écrits du temps l'angoisse
fascinante, s'il est permis d'employer une telle expression, qu'exerce
sur les esprits à ce moment la perspective d'une royauté élective,
d'une couronne mise périodiquement aux enchères des pacta con-
voita toujours nouveaux et des « franchises » sans cesse étendues.
L'inconnu, béant comme un goulïre, et qui devait en effet engloutir
la nation, épouvante et attire à la fois. On prévoit des dangers ter-
ribles, on les redoute ; mais on ne fait rien pour les détourner, et,
(1) Wiszniewski, Hist. Ut., VII, 450.
(2) En principe, la Pologne était une monarchie élective déjà sous les Jagellons; au
décès d'un roi, elle était censée élire son successeur, qui en fait était toujours le grand-
duc héréditaire de la Lithuanie.
678 REVUE DES DEUX MONDES.
comme telle grande nation de nos jours, on se laisse entraîner par
le cri : aleajacta est!... On sent bien mieux l'urgence de régler à
temps les rapports avec la Lithuanie et de dénouer une situation
assez compliquée au point de vue du droit. Le grand-duché en effet
constituait l'héritage propre de la maison jagellonienne; ce n'est
toujours que par l'union personnelle qu'il était jusque-là demeuré
associé à la « couronne : » avec l'extinction de la dynastie commune
disparaissait tout lien légal entre les deux peuples. Sigismond-Au-
guste tint à honneur de préserver l'avenir au moins de ce côté et
de « ne pas se laisser briser l'anneau nuptial d'Hedvige. » Il com-
mença d'abord par céder « à la république et à l'illustre couronne
de Pologne » ses droits héréditaires sur la Lithuanie (156/i), et tâcha
ensuite d'amener les représentations nationales des deux pays à
proclamer leur unité parlementaire : travail délicat, épineux même,
et dont la grande diète de Lublin était appelée en 1569 à lever le?
dernières difficultés.
La diète fut ouverte le 10 janvier 1569 avec une solennité ex-
traordinaire. Le pape, l'empereur d'Allemagne, le roi de Suède, le
grand-duc de Moscou et jusqu'au sultan et au grand-khan de la
Tatarie y avaient envoyé leurs représentans , et dans la longue
liste des sénateurs et des nonces on rencontre presque tous les
noms célèbres de l'histoire polonaise. Le vice-chancelier du roi,
qui avait préparé les travaux de l'assemblée et eut à soutenir
presque tout le poids de la discussion au nom du gouvernement,
fut un Krasinski, un ancêtre du poète anonyme, l'auteur contem-
porain de Ylridion et des Psaumes (1). Les débats furent longs.
orageux et plus d'une fois prorogés par de véritables sécessions de
la part des Lithuaniens. Ce n'est pas que ces derniers aient jamais
pensé à rompre l'union : elle était indissoluble. Elle était même
alors plus que jamais commandée au pays de Gédimin par le voi-
sinage menaçant de ce tsar de Moscou qui s'appelait Ivan le Ter-
rible; mais les Radziwill, les Paç, les Chodkiewicz, les Wollowicz,
les opulens magnats lithuaniens en un mot (à l'exception toutefois
des princes Gzartoryski et des princes d'Ostrog), tenaient à un
« particularisme » qui leur assurait une influence prépondérante
sur les affaires du grand -duché et une situation exceptionnelle
dans le royaume -uni. Moins intéressée que ces « potentats d'au-
delà du Niémen » et fanatiquement attachée « aux libertés polo-
naises, )) la petite noblesse lithuanienne redoutait cependant, elle
aussi, cette unité parlementaire qui cachait des périls pour une au-
(1) Voyez la Revue du 1«"^ janvier 1862 {la Poésie polonaise au dix-neuvième siècle
et le 2)oèle anonyme).
UNE ANNEXION d' AUTREFOIS. 679
tonomie bien chère h son cœur; ces « enfans de la forêt » répu-
gnaient aux engagemens parafés et scellés, aux traités et aux parche-
mins; ils préféraient s'en rapporter à la « bonne foi, » au « bon sens, »
à la tradition, jusque-là si efficace. « Il n'y avait pas de parchemins
entre nous, disait l'un de leurs orateurs, à l'époque de Grunwald,
et cela n'a pas empêché les Polonais et les Lithuaniens de mêler
leur sang dans une défense commune et fraternelle. La fraternité
n'a point besoin de parchemins pour exister!... » Pourquoi ne pas
continuer de vivre comme on a déjà vécu si heureusement pendant
deux siècles? Pourquoi ne pas s'en tenir à l'union personnelle et à
deux représentations nationales distinctes dans les deux pays, sauf
à se réunir en commun dans les momens critiques, notamment
pour les élections des rois?... Sigismond- Auguste tint bon contre les
assauts faits à son cœur, au nom de ses ancêtres, des souvenirs pa-
triotiques du pays d'Olgerd et de Keystut : l'union personnelle, qui
s'était montrée suffisante sous une dynastie héréditaire, devenait
un expédient bien précaire et même un danger immense sous le
régime d'une monarchie élective. Il y eut des déchiremens, des
protestations, parfois des scènes émouvantes. Un jour, Chodkiewicz,
le père du grand héros de Kircholm, tombait à genoux devant le
chef de l'état en plein parlement : il suppliait le dernier des Jagel-
lons de laisser au moins à la Lithuanie son sceau antique, le signe
de sa souveraineté, (t On ne se met à genoux que devant Dieu, »
lui répondit Sigismond, et cette parole, sortant de la, bouche d'un
souverain, est bien curieuse à une époque où partout ailleurs le
culte de la royauté touchait à l'idolâtrie. La royauté de Sigismond-
Auguste, qui se passait de génuflexions, eut cependant assez de
prestige pour vaincre toutes les résistances et subjuguer les volon-
tés les plus récalcitrantes : pas un des sénateurs et des nonces ne
refusa sa signature à l'acte final de la diète. Cet acte proclamait
l'unité parlementaire des deux nations; Varsovie devait être désor-
mais le siège de leurs assemblées législatives. De ce moment (11 août
1569) date l'annexion complète de la Lithuanie.
Annexion légitime et honnête s'il en fut jamais! Elle a été pronon-
cée sous les auspices de la liberté après une épreuve loyale qui a
duré près de deux siècles, qui a démontré la compatibilité des tem-
péramens, la communauté permanente des intérêts entre les deux
associés, les profits immenses enfin que la chrétienté et la civilisa-
tion retiraient d'une combinaison politique inaugurée par le bap-
tême de tout un peuple... Même alors pourtant, et l'annexion une
fois consommée, la Pologne fut loin de vouloir détruire l'individua-
lité historique du pays de Gédimin ; elle ne fit jamais la moindre
tentative de le soumettre à cette centralisation absorbante qui est
680 REVUE DES DEUX MONDES,
bien toute la pauvre science de notre pompeux « droit nouveau. »
La Litlîuanie conserva son autonomie en entier : elle eut un minis-
tère propre, une armée distincte, un statut spécial adapté à ses
besoins et à ses mœurs, et elle garda cette indépendance adminis-
trative pendant deux autres siècles, jusqu'à la fin de la république,
jusqu'à la constitution du 3 mai 1791. Ce n'est qu'à ce moment,
— le moment suprême de l'existence nationale, — que le pays
d'au-delà du Niémen perdit ses connétables, ses chanceliers et tout
l'appareil d'une autonomie religieusement respectée par le royaume
de Piast pendant tant de générations. La constitution du 3 mai fut
le testament de la Pologne expirante, et la Lithuanie elle-même
à ce moment demanda d'effacer jusqu'à la dernière trace de son
« particularisme. » Le royaume-uni descendit dans la tombe avec
« l'anneau nuptial d'Hedvige; » le « lien d'amour » noué à Horodlo
ne fut que plus étroitement resserré, et c'est bien alors que l'amour
apparut « plus fort que la mort. » Depuis ce temps, les potences de
Wilno ont toujours répondu aux gibets de Varsovie...
Certes les habitans des vallées du Niémen et de la Wilia n'ont
pas été ingrats envers ce peuple de Piast qui, au xiv^ siècle, leur
avait apporté l'Évangile, la civilisation et la liberté. Sans parler des
holocaustes sanglans, des tourmens indicibles par lesquels ils ne ces-
sent de témoigner jusqu'à l'heure présente de leur attachement à
la « foi léchite, » il est juste de rappeler qu'ils ont donné à la pa-
trie commune plus d'un nom illustre, plus d'une gloire nationale :
ils lui ont donné des capitaines comme Chodkiewicz, des hommes
d'état comme les Czartoryski , des martyrs du droit comme Reytan,
des héros légendaires comme Kosciuszko , des poètes comme Miç-
kiewicz. C'est aussi la dynastie lithuanienne, ce sont les Jagellons
qui ont surtout imprimé au royaume-uni sa politique de tout temps
loyale, honnête et généreuse, — son plus beau titre à l'estime de
la postérité. La Pologne à coup sûr n'est point sans reproches de-
vant le jugement sévère de l'histoire : elle a montré une inertie
immense, une insouciance frivole, un laisser-aller honteux dans la
conduite de ses affaires intérieures. Elle n'expie que trop cruelle-
ment, hélas ! ces fautes indéniables ; mais dans ses relations inter-
nationales, dans ses rapports avec les autres états, elle a toujours
fait preuve d'un désintéressement, d'une magnanimité presque
sans exemple dans les annales de l'Europe. Elle demeura étran-
gère à la convoitise, pure de tout agrandissement injuste au mi-
lieu des rapacités universelles, et alors que ni les occasions ni les
moyens ne lui manquèrent pour rectifier ses frontières ou s'inven-
ter des missions providentielles. « Pourquoi chercher à dominer
plusieurs peuples quand il est déjà si difficile de faire le bonheur
UNE ANNEXION d'aUTREFOIS. 681
d'un seul? » dit Sigismond le Vieux, le père de Sigismond-Au-
guste, au moment où on vint lui oHrir les deux couronnes de Hon-
grie et de Bohême, qu'il refusa. Un successeur des grands-maî-
tres teutoniques, un ancêtre de Frédéric II, celui que les Prussiens
nomment le grand-électeur, écrivait en 1655 à l'empereur Ferdi-
nand III : « La Pologne a toujours préservé l'Allemagne des irrup-
tions des barbares en se jetant au-devant d'eux; elle s'est montrée
une voisine commode à tous les états qui l'environnent, n'attaquant
et n'opprimant aucun d'eux, contente de ses frontières et laissant à
chacun son bien (1)... » Pendant toute son existence en effet, on
voit ce peuple défendre constamment le christianisme, la civilisa-
tion occidentale contre leurs plus dangereux ennemis, ne deman-
dant rien à l'Europe en échange des services rendus, ne prétendant
à aucun salaire, ne s'étonnant même pas de l'ingratitude, éton-
nant plutôt les politiques, les habiles, par des élans chevaleresques
parfaitement en désaccord avec l'intérêt bien entendu. Louis XIV
ne comprit rien à l'expédition de Sobieski, à l'empressement que
mit la Pologne dans la défense d'un état chrétien qui, la veille
encore (sous Jean-Casimir), avait médité son partage. C'est que
la Pologne a toujours appris à mettre la cause de la chrétienté au-
dessus même de sa cause nationale, et à garder dans la lutte
aveugle des races et des influences ce « juste-milieu idéal » que
l'historien allemand a si bien reconnu chez le fds d'Olgerd. Ce
juste- milieu idéal, la Pologne ne le garde-t-elle pas encore à
l'heure présente, toute terrassée et lacérée qu'elle est? Les dénis
de droit à Posen et à Léopol ne lui font pas entreprendre de pèle-
rinages à Moscou; de ses mains défaillantes et meurtries, elle
s'efforce de tenir la balance toujours égale entre les aspirations
légitimes du monde slave et les intérêts encore plus sacrés de la
civilisation véritable. Aujourd'hui comme pendant les siècles pas-
sés, elle continue de défendre les Slaves et l'Allemagne contre la
barbarie orientale : elle lutte par ses convulsions, par son agonie,
et ne fût-ce que par l'exemple effrayant de ses tortures. Les con-
seils ne manquent pas à ce Job des nations de « maudire ses dieux
et de vivre; » il ne prononce pas le blasphème, il reste sur le gra-
bat, fidèle à la religion du devoir. Le triomphe croissant de l'ini-
quité n'ébranle pas son culte pour le droit, et en présence des
annexions qui se font de nos jours il rappelle avec une fierté lé-
gitime le baptême de Cracovie; il pense aussi avec le naïf parle-
ment de Horodlo que « l'amour seul fait des unions durables. »
JuLiAN Klaczko.
(1) Pufendorf, De reb. Frid. Wilh., Berol., 1659, p. 266.
FRANÇOIS BONIVARD
ET
GENEVE AU XVF SIECLE
I. OEuvres de Bonivard, la plupart inédites , publiées par M. Gustave Revilliod , 6 volumes,
Genève, 1856-1867. — II. J.-J. Chaponnière, François Bmnvard, 1846. — III. Edmond Che-
vrier, Frai\çois Bonivard, sa vie et ses écrits, 1868. — IV. L. Vulliemin, Chillon, étude
historique, 1851. — V. J.-B.-G. GaUffe, Genève historique et archéologique, 1869. — VI. A
Cramer, Notes extraites des registres du consistoire, 1853. — VII. Herminjard, Correspon-
dance des réformateurs, 2 vol., 1865-1867.
Dans son pèlerinage de 1816 au bord du « clair et placide Lé-
man, » Byron partit un jour en bateau de Glarens avec son ami
Hobhouse pour l'îlot rocheux qui porte depuis mille ans le château
de Chillon. Tous les voyageurs ont remarqué combien l'aspect de
ces vieilles murailles contraste avec celui de la côte. Elles oppo-
sent à la gaîté des premiers plans, à la mollesse de l'eau bleue,
à la liberté des hautes cimes, un donjon farouche aux murs créne-
lés que flanquent encore aujourd'hui trois tours rondes et une tour
maîtresse carrée et massive, bien que cette puissante armure de
pierre n'ait plus depuis trois siècles ni seigneur à défendre, ni en-
nemis à repousser. Byron parcourut les trois cours et les deux
étages du château, la salle des chevaliers, la chapelle, la salle de
justice; il vit les chasses peintes sur les murs, les fleurs de lis et
les croix de Savoie qui brillaient encore au ciel noir et aux poutres
rouges du plafond, les hautes cheminées qu'abrite une couverture
légèrement surbaissée, les Alpes de Savoie encadrées par les croi-
FRANÇOIS BONIVARD. 683
sées des grandes salles; il descendit enfin « au profond de Ghillon, »
comme disaient les gens du pays. Ces cryptes accablantes, ces co-
lonnes trapues, ces étranges lueurs bleues le matin, vertes le soir
et parfois, au coucher du soleil, rouges de feu et de sang, qui
tombent des meurtrières en laissant dans l'ombre le fond sinistre
du caveau, tout cela frappa vivement le poète. On lui montra un
pilier et on lui dit : « Ici fut enchaîné Bonivard. » Byron entendit à
peine; il avait oublié la courte note de Jean-Jacques aux dernières
pages de la Nouvelle Héloïse : « François Bonivard, prieur de Saint-
Victor, homme d'an rare mérite,... aimant la liberté, quoique Sa-
voyard, et tolérant, quoique prêtre. » Dans ce souterrain, l'auteur
de Childc Harold se sentit comme emprisonné lui-même; il n'écouta
point le caporal ivre, sourd et « fort comme Blucher, » qui lui ra-
contait la légende du lieu d'une voix tonnante. Assailli d'images
lugubres, de souvenirs dantesques, il se crut dans la tour d'Ugo-
lin. Tout en rêvant un poème, il gravait machinalement sur le pi-
lier ce nom qu'on y lit encore : Byron. Bonivard, qu'il ne connais-
sait pas, se dressa devant lui comme un personnage tragique. En
sortant de cette tombe, le poète s'épanouit comme s'il revenait de
l'enfer. Hors de lui, ivre de joie, il répétait à tous les enfans qui se
trouvaient sur son chemin en leur jetant des demi-guinées : «Voilà,
mes jolis garçons suisses, voilà pour votre grâce et pour votre
beauté. » Son cœur se dégonflait, c Je me sens, disait- il à Hobhouse,
sous le charme du génie de la contrée;... mon âme se repeuple de
nature,... des sites pareils sont faits pour je ne sais qui... » Quel-
ques jours après, à Ouchy, retenu par la pluie un jour entier dans
une auberge, il écrivit le Prisonnier de Chillon. Dès lors ce pri-
sonnier est monté au rang des demi-dieux dans la mythologie libé-
rale. Cette apothéose a ébloui tout le monde, même les esprits les
plus graves, et M. Vulliemin, le savant historien de Chillon, a parié
de Bonivard en poète ému.
Ainsi s'est formée la légende de ce martyr « plus célèbre que
connu, » comme le dit fort bien l'un de ses biographes; mais de-
puis une vingtaine d'années la science, qui ne s'attendrit guère, a
repris ses droits. Un archéologue genevois, le D*^ J.-J. Ghaponnière,
a consacré une grande partie de sa vie à rechercher et à recueillir
les manuscrits de Bonivard, que vient de publier M. Gustave Re-
villiod. Nous avons pu entrer dans la familiarité du prisonnier de
Ghillon. A la figure idéale, indécise, imaginée par Byron, s'est sub-
stituée une physionomie très accentuée, très vivante, et gagnant en
expression ce qu'elle a pu perdre en pureté. Bonivard fut un re-
marquable écrivain, un érudit d'humeur pensive et rieuse, qui s'in-
quiétait à ses heures , en artiste et en curieux , de philosophie , de
684 REVUE DES DEUX MONDES.
philologie, d'histoire et d'historiettes. 11 fut, pour tout dire en un
mot, un des prédécesseurs de Montaigne. L'œuvre bigarrée de cet
illustre inconnu jette une lumière vive et gaie sur les révolutions
de Genève avant la réforme. Quand on l'étudié de près, si le héros
diminue, l'éciivain grandit, et c'est tant mieux pour notre siècle,
qui a plus besoin d'anciens écrivains que d'anciens héros.
I.
Genève, au commencement du xvi" siècle, était une ville de com-
bats, d'affaires et de plaisirs. Debout sur les deux rives du Rhône,
moins peuplée qu'aujourd'hui, mais plus vaste peut-être, elle of-
frait l'aspect d'une place forte entourée d'ennemis. Du côté du lac,
elle avait enfoncé dans l'eau des rangées de pieux entre lesquelles
chaque soir on tendait des chaînes; du côté de terre, elle s'était
flanquée de fortes tours rondes et carrées que reliaient des murs
d'enceinte. Dans ces murs, ici crénelés, là couverts de toits abritant
les galeries suspendues où veillait le guet, s'enchâssaient de loin en
loin des maisons où s'ouvraient des fenêtres grillées. Au-dessus des
remparts verdoyaient des bouquets d'arbres, des jardins potagers,
des plants de vignes parmi lesquels des granges et des poulaillers
prenaient un air campagnard, tandis que plus haut un fouillis de pi-
gnons, de tourelles, de clochetons, de clochers, accusaient une vraie
ville. On franchissait sur des ponts -levis défendus par des herses
des fossés étroits, mais profonds, avant d'atteindre les portes, que
protégeaient de grosses tours armées de mâchicoulis; tout cela sen-
tait la poudre. L'intérieur de la ville était rassurant et l'on s'enga-
geait volontiers dans les pittoresques ruelles habitées par des gens
de bien. Les maisons, se développant sur des cours et des jardins
intérieurs, ne présentaient à la rue qu'une porte, deux étages de
croisées, le pignon par-dessus, de côté la tourelle où tournait le viro-
let, l'escalier avis; mais la porte souvent ogivale était surmontée
d'un écusson, les fenêtres aux meneaux de plomb offraient parfois
des verrières blasonnées, le salon, qu'on appelait « le poêle, » était
plafonné en caissons, peint à fresque ou tendu de tapisseries, meu-
blé de bois sculpté, soutenu par des poutraisons à moulure, décoré
de trophées d'armes qui ne restaient pas longtemps au croc : ces
chambres de bourgeois ressemblaient à nos ateliers d'artistes. Les
halles, vastes portiques couverts, étaient de grands bazars; des bou-
tiques s'éparpillaient dans tous les quartiers : autour de la cathédrale,
les débitans de bimbeloterie dévote; dans les rues nobles, les apothi-
caires, hommes d'importance et de capacité; ils parlaient latin à leurs
apprentis, siégeaient dans les conseils, où ils reçurent plus tard,
FRANÇOIS CONIVARO. 685
l'épée à la main, la tête couverte, l'iiommage que leur rendaient,
à genoux et désarmés, les gentilshommes du territoire, puis retour-
naient sans déroger vendre des drogues. Au-dessus des boutiques,
nombre d'hôtelleries arboraient sur leurs enseignes des croix, des
aigles, des lions, des faucons de toutes couleurs et des titres singu-
liers. Un homme et son cheval, le premier « dînant de bœuf, de
mouton et de poule, » étaient nourris et logés pour dix sous par jour.
Les voyageurs affluaient, alléchés par ce tarif et sans doute aussi
par les plaisirs de la ville, les jeux de paume, les tavernes toujours
peuplées, les spectacles en plein vent auxquels assistaient les pre-
miers magistrats, leur bâton syndical à la main, ou encore par les
masques et les parades du carnaval, par les étuves, vrais thermes an-
tiques où l'on était massé, frictionné, parfumé, saigné même à peu
de frais, peut-être aussi par « les belles filles, » parquées alors dans
une rue qui porte encore leur nom; elles n'en pouvaient sortir que
marquées d'un parement rouge à l'épaule droite, et elles étaient
soumises à l'autorité d'une supérieure assermentée qu'on appelait la
reine du sérail. Rien de plus vivant alors que la petite ville et son
grand fleuve, habité lui-même : des maisons, des fabriques bor-
daient « le pont bâti, » sous le tablier duquel étaient suspendues des
caves ; d'autres maisons et même des tours construites sur pilotis
avaient pris possession du Rhône, et s'y avançaient sur un espace de
cent dix-huit pieds; le pont seul supportait huit cents habitans. Les
rues étaient à tout le monde ; les notaires verbalisaient en plein vent;
les femmes richement attifées se mêlaient aux foules, se battaient
au besoin dans les émeutes, défendues par le stylet qui retenait
leurs cheveux, et les riches ménagères qu'on voyait le matin, de-
bout sur le rebord des fenêtres, nettoyer les vitres au risque de se
rompre le cou, s'asseyaient le soir en robe de velours sur des bancs
de pierre devant leurs maisons pour recevoir les hommages des
promeneurs. Des groupes se formaient ainsi; passaient les musiciens,
et les couples tumultueux entraient en danse.
Telle était Genève avant la réforme. Catholique et joyeuse, elle
ne ressemblait guère à la cité de Calvin que nous aurons plus tard
à parcourir. Cependant elle se sentait déjà menacée et se tenait sur
ses gardes; de là ces remparts, ces palissades, ces chaînes qui se
tendaient dans les rues, ces escouades de bourgeois qui, au pre-
mier signal, sautaient sur leurs armes et s'assemblaient dans leurs
quartiers; c'était une ville de guerre dont tous les citoyens, même
les prêtres, étaient sans cesse prêts à se battre ; telle abbaye s'était
transformée en corps militaire dont le capitaine, gardant le titre
d'abbé, menait au feu ses « moines, » ou commandait, au bruit des
tambours et des fifres, de martiales processions. Pourquoi donc
686 REVUE DES DEUX MONDES.
tant de précautions et de défiances? contre quelles menaces? Contre
celles du dehors et celles du dedans. Genève, cité impériale et épi-
scopale, avait plusieurs maîtres, par conséquent plusieurs ennemis.
L'empereur placé trop haut, trop loin surtout, ne la gênait guère;
il avait reconnu son indépendance sous la souveraineté d'un évêque
électif; mais le pape, cherchant toujours à développer son em-
pire, s'attribuait la faculté de nommer seul cet évêque souverain.
Ce dernier, non content de ses prérogatives éplcopales, tâchait, au
moyen des foudres qu'il avait en main, d'empiéter sur le tem-
porel. Le plus dangereux ennemi, c'était le duc de Savoie; s'étant
arrogé certains droits de justice, ayant installé un vidonuw à Ge-
nève, il avait un pied dans la ville, et aurait voulu l'annexer à son
territoire, dont elle était enveloppée de tous côtés. En ce temps-là,
les cloches de la cathédrale étaient entendues de plus de Savoyards
que de Genevois ; mais dans ce petit état il y avait un peuple qui
voulait rester libre. Ce peuple, depuis plusieurs siècles, avait su
garder ses franchises, la liberté delà commune et de l'individu,
l'inviolabilité de la terre et de la maison, l'élection des magistrats,
la juridiction criminelle; il était le maître de la cité. Il avait su ré-
sister à toutes les usurpations du pouvoir spirituel et du pouvoir
séculier; bien plus, il avait tenu bon contre l'envahissement et l'é-
blouissement de cette chevalerie qui, dans beaucoup d'autres en-
droits, en Savoie et en Piémont, par le prestige des armes et des
aventures, par l'appât des titres nobiliaires, avait abattu l'énergique
indépendance des associations communales.
Ainsi Genève au début du xvi* siècle était une sorte d'état con-
stitutionnel dominé par un évêque, gouverné par le peuple et con-
voité par un souverain étranger. Le duc de Savoie était alors
Charles III, que ses sujets surnommaient le Bon, parce qu'il avait
montré à son avènement des qualités aimables et des goûts paci-
fiques. Il guerroya pourtant malgré lui; deux terribles voisins qu'il
n'avait pas la force de séparer, la France et l'empire, se heurtant
l'un contre l'autre, risquèrent plus d'une fois de l'écraser; cepen-
dant toute sa vie il parut songer à Genève autant qu'à son trône. Il
voulait les Genevois pour sujets, et il s'obstina dans cette ambition
avec une opiniâtreté de violence et de perfidie qui a soulevé l'indi-
gnation de l'histoire. Contre ces attentats, le protecteur naturel des
Genevois- aurait dû être leur évêque, souverain reconnu, incontesté
et menacé lui-même par les prétentions de la maison de Savoie ;
mais Charles III était parvenu à faire nommer au siège épiscopal de
Genève un de ses parens appelé Jean, fils d'un prélat et d'une
courtisane ; le bâtard devint aussitôt l'âme damnée du duc. Il y eut
entre ces deux princes une épouvantable émulation de tyrannie.
FRANÇOIS BONIVARD. 6&7
L'évêque fit décapiter illégalement les meilleurs patriotes; le duc
(entre autres crimes) fit enlever sur ses terres deux pauvres sires,
qu'il confessa par la torture; puis, de peur qu'ils n'eussent le cou-
rage de rétracter leur confession, on les égorgea sans miséricorde;
leurs corps, coupés en morceaux, furent expédiés à Genève et à
Turin dans des barils scellés des armes du duc, et leurs têtes plan-
tées sur des noyers devant le pont d'Arve.
Contre ces deux ennemis coalisés, le duc et l'évêque, que firent
les patriotes genevois? Ils se tournèrent vers les cantons suisses, qui
comptaient dans le monde depuis leur furieuse victoire de Morat;
Genève tendit les bras du côté de Fribourg et de Berne. Un parti
national se forma dans la future cité de Calvin, parti de jeunes gens
un peu vifs, tapageurs, indisciplinés, mais intrépides et ne craignant
ni les coups ni la mort. Ces bandes joyeuses combattaient de toute
façon, souvent par de folles équipées : elles dépendaient les pendus,
coupaient les jarrets des mules aristocratiques, aimaient le vacarme,
battaient le rappel, s'ameutaient pour rien, attaquaient les mai-
sons, cassaient les vitres, arrêtaient le vidomne, et s'inquiétaient
peu des lois; mais elles sauvèrent Genève. C'est à la tête de ces hé-
roïques lurons que nous trouvons les Lévrier, les Berthelier, les
Pécdlat et le plus admirable de ces chefs, Bezanson Hugues, un
caractère antique, homme d'autorité, de sang-froid, de résolution,
qui vient d'être remis en lumière par M. Galiffe après trois siècles
d'oubli. Quittant sa femme, ses enfans, qu'il confiait à la répu-
blique, Bezanson était sans cesse en marche; passant les montagnes
en toute saison, traqué par des gentilshommes, blessé, malade, il
allait toujours; à Benie, à Fribourg, il gagnait des adhérens, per-
suadait les cœurs, écartait 'les objections comme il avait écarté les
hallebardes. Épuisé par cette vie de périls et de fatigues, il dut
s'arrêter à mi-chemin dès sa quarantième année; il avait dépensé
tout son bien pour Genève et conquis le nom de père et sauveur de
la patrie, titre mérité qui vient de lui être rendu.
C'est aussi dans ce même camp que nous allons trouver le fa-
meux prisonnier de Ghillon. François Bonivard était né en 1 493 à
Seyssel, où vivaient son père et sa mère; les habitans du Bugey le
réclament comme Bugiste. Ses parens étaient nobles, de petite no-
blesse, ne signant point de Bonivard; ils occupaient cependant un
certain rang à la cour du duc de Savoie, et possédaient plusieurs
seigneuries et quelques bénéfices ecclésiastiques. Ces bénéfices, il
est vrai, n'appartenaient point à la famille, qui se les transmettait
pourtant d'oncle à neveu, grâce au bon vouloir du pape. François
Bonivard, fils cadet et destiné à prendre les ordres, mena d'abord
longtemps la vie d'écolier. En 1510, son oncle Jean Amé lui donna
688 REVUE DES DEUX MONDES.
le prieuré de Saint- Victor; c'était un cloître de bénédictins fondé
en l'an 1000 aux portes de Genève par l'impératrice Adélaïde et
englobé depuis lors dans la congrégation de Cluny. Chaque an-
née, le prieuré genevois fournissait à cette abbaye un tribut de
truites qui arrivaient souvent gâtées ou n'arrivaient pas du tout;
cela fit un jour une grosse affaire, et dès lors le prieuré paya son
tribut en espèces. En Iblli, à la mort de son oncle, François Boni-
vard prit possession du couvent, mais ne se fit pas ordonner prêtre;
il se contenta de toucher les minces revenus du bénéfice et de gou-
verner ses neuf moines, qui menaient joyeuse vie; il ne songea
nullement à les réformer. Seulement il décida qu'à l'avenir tout
nouveau frère admis dans le cloître achèterait un bonnet à chacun
des anciens et offrirait à ses frais un banquet de réception. En
même temps il s'attacha au pays qu'il habitait, et il en devint un
des plus chauds patriotes. Ce dévoûment de sa part a lieu de nous
étonner.
Il était prieur, et aurait dû se déclarer pour l'église; il apparte-
nait de naissance à la maison de Savoie, qui avait fait du bien à
plusieurs de ses aïeux; tous ses intérêts le poussaient à se mettre
au service des plus forts. Bonivard malgré tout cela prit parti pour
Genève. Le fit-il en haine du duc Charles 111, qui lui avait enlevé
certains bénéfices, et de l'évêque Jean, qui s'était approprié l'ab-
baye de Pignerol? On l'a soutenu, mais sans preuves; nous aimons
mieux croire qu'il fut sincèrement pour la justice et la liberté. Dès
qu'il avait commencé à lire les histoires, c'est lui qui le dit, il avait
toujours « mieux aimé l'état d'une chose publique que d'un mo-
narque oa seul prince, singulièrement de ceux qui régnent par suc-
cession. )) Il se croyait des devoirs envers Genève, et tenait pour le
pays de « son domicile, comme aussi le porte tout droit divin et
humain. » Il avait d'ailleurs des rapports d'humeur et des rela-
tions de plaisir avec ces vaillans compagnons qu'on appelait « les
enfans de ville. » Leur chef Bertbelier, qui l'avait pris pour par-
rain d'un de ses fils, lui dit un jour : « Monsieur mon compère,
touchez là; pour l'amour de Genève, vous perdrez votre prieuré, et
moi la vie. » La prédiction devait s'accomplir de point en point.
Bonivard se montra bon Genevois dès sa dix-septième année. Son
oncle Jean-Âmé avait acquis trois coulevrines pour la défense d'un
de ses châteaux; mais en mourant ce digne prêtre eut des scru-
pules, et ordonna qu'on refondît ces canons en cloches pour le
couvent de Saint- Victor. Cependant, le lendemain de la mort de
Jean-Amé, le conseil de Genève, ayant peu d'artillerie, demanda
les trois coulevrines, offrant en échange des cloches du même
poids. Berthelier, négociateur de l'affaire, fit observer à Bonivard
FRANÇOIS BONIVARD. (3S9
que par cet arrangement la volonté du défunt serait respectée,
car l'église aurait les cloches, et Genève, qui était ville de l'église,
aurait les canons. Le nouveau prieur ne trouvait pas cette casuis-
tique irréprochable. Les syndics s'adressèrent alors aux exécuteurs
du testament, qui remirent l'artillerie sans trop se faire prier, « de
quoi ne fus pas fort marri, » dit Bonivard. Un maître de théologie
interrogé déclara que les pièces pouvaient être livrées sans péché ni
délit. A dater de cet incident, Bonivard eut pour lui tous les enfans
de ville et fut pour eux un de ces alliés qu'on ne néglige pas, car il
comptait pour quelque chose. Prieur de Saint- Victor, il avait le pas
sur les autres ecclésiastiques et marchait immédiatement après l'é-
vêque; chanoine de Saint-Pierre, il aurait eu voix au chapitre, s'il
avait voulu se faire prêtre, ou, comme il disait, entrer iii sacris;
nombre de villages sur les deux rives du Bhône lui appartenaient;
parmi ses « serviteurs » figuraient non-seulement des moines, des
curés, mais des gentilshommes. Son couvent, quoiqu'en ruine, était
un poste important aux portes de la ville; Bonivard aurait pu faire
beaucoup de mal en tournant à l'ennemi. Il avait dans son prieuré
(( autant de juridiction que M. de Savoie à Chambéry; » il y était
juge et maître, y tenait prison, y recevait les ambassadeurs du duc,
et il exigeait d'eux des lettres de créance. Si les malheureux n'eu
avaient pas, il les menaçait de les traiter comme espions, puis,
quand il leur avait fait peur, les emmenait souper, car il était bon
diable. D'autre part, grâce à ses relations avec les enfans de ville,
il était toujours « bien accompagné, » précaution nécessaire alors.
Un jour le bruit se répandit qu'on l'assassinait dans la maison du
sceau (la chancellerie épiscopale); une émeute éclata aussitôt pour
le délivrer. Bonivard était jeune, prudent au fond, mais hardi par
boutades, « prompt et léger à exécuter quelque œuvre de fait pour
rendre service à ses amis. » Lorsqu'un de ses oncles, gentilhomme
au service de la Savoie, vint lui oITrir une bonne récompense, s'il
faisait tomber Lévrier dans un guet-apens, Bonivard allégua que ce
n'était plus son métier de manier l'épée. « Pour une autre affaire,
s'écria l'oncle furieux, vous mettriez la main à l'épée, quelle crainte
en puissiez-vous avoir! » Et il jura que cette nuit même il irait
prendre Lévrier dans son lit. « Avez- vous entrepris cela, mon oncle?
Touchez là, dit Bonivard, je vais mettre à part 30 florins de mon-
naie pour faire demain matin prier Dieu pour votre âme. » Là-dessus
il le quitta, et avertit le fils de Lévrier, son compagnon d'études.
Cela fit encore une émeute; Berthelier et ses hommes allèrent battre
leurs tambours devant la maison du gentilhomme épouvanté, qui fit
aussitôt seller et brider son cheval. De grand matin, par une porte
dérobée, ce piteux agent du duc quitta la ville.
TOME LXXXII. — 18G9. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
Une autre fois Bonivard tira le patriote Pécolat des griffes de Jean
le Bâtard. Le brave prieur entra résolument dans le parti des cid-
gnois. On nommaitain«i ces partisans des Suisses [Eidgenossen, con-
fédérés) qui, pour lutter contre le duc etl'évêque, se faisaient rece-
voir bourgeois de Fribourg. Ils avaient fondé ou plutôt restauré la
confrérie de Saint-George pour résister aux mammelus ou monsei-
gneuristesy qui tenaient pour les Savoyards. Réunis à table et ban-
quetant chaque dimanche, sous prétexte qu'ils avaient été de Longs
jours en mélancolie et que le bon temps revenait, ils conspiraient
après boire, portaient à leurs chapeaux des plumes de chapon,
s'assemblaient « à belles torches, » allumaient des brandons, tapa-
geaient à cœur-joie. Vivent les eidgnots! criaient les enfans. Tout
en folâtrant ainsi, la plus grande partie de la ville entra dans la
confrérie de Saint-George, et petit à petit quantité de Genevois
devinrent bourgeois de Fribourg. Les princes furieux firent ce qu'ils
purent pour empêcher cette émigration morale : ils voulaient que
Bonivard agît sur Berthelier, le chef du peuple, l'âme des coups de
tête et des coups de main. Bonivard répondit nettement que Ber-
thelier était Suisse et resterait Suisse. Nous le voyons dans la
même journée témoigner en plein chapitre ses sympathies pour les
bourgeois, et le soir s'interposer entre les chanoines, trop dé-
voués au duc, et le peuple ameuté. Il était influent dans les deux
camps, dans l'un par son rang et sa fortune, dans l'autre par ses
opinions et ses amitiés. Le duc et l'évêque guettaient ce remuant
personnage. A Turin, en 1517, il avait couru des dangers sérieux.
Sans les écoliers de cette ville, ses anciens compagnons d'études,
qui l'escortèrent pendant six jours, il n'aurait point échappé à la
justice de M. de Savoie. Aussi prit-il peur à Genève quand le duc
y vint en .personne au mois d'avril 1519. Ce fut une terrible visite :
les mammelus relevèrent le front, et l'évêque Jean le Bâtard devint
féroce. « L'on emprisonnait, battait, torturait, faisait décapiter et
pendre, en sorte que c'était une pitié. » La tête de Berthelier roula
sur l'échafaud aux pieds de l'évêque. Bonivard, toujours prudent,
avait gagné le large en se fiant à deux de ses amis, un gentilhomme
du pays de Vaud et un certain abbé de Montheron, Brisset, qui se
faisait appeler de Laconnay, du nom de son village. Ces deux
bons amis lui promirent de le conduire à Montheron en habit de
moine, et de là jusqu'à Echallens, qui appartenait à Berne et Fri-
bourg; mais à Montheron ils le retinrent prisonnier sous bonne
garde, lui défendant d'aller plus loin et le menaçant de le faire
mourir, s'il ne renonçait pas à son bénéfice en faveur de l'abbé,
qui donna 200 florins de pension au gentilhomme. Cette renon-
ciation obtenue, Bonivard fut livré au duc et enfermé d'abord à
FRANÇOIS BONIVARD. 691
Gex, puis à Grolée; son affaire alla au pape, qui la remit aux
oflîciaux de quatre évêcliés ; ceux-ci la transmirent à l'évêque de
Belley, qui appela chez lui le prisonnier, et le retint huit mois
encore. Après trois années de détention, Bonivard fut relâché,
mais ne regagna point son bénéfice. Le pape, après la mort de
Tabbé de Montheron, avait donné Saint-Victor et le reste à un Ita-
lien nommé Tornabuoni. La double prédiction de Berthelier était
réalisée.
Que fit le pauvre prieur sans prieuré quand il fut libre? On
l'ignore; jusqu'en 1527, on ne sait rien de lui, sinon qu'il avait
fait l'année précédente un séjour à Berne et des dettes. Pendant
cette disparition de Bonivard, l'évêque Jean le Bâtard était mort,
laissant la place à Pierre de La Baume, un prélat point mauvais,
mais faible. Après quelques nouvelles violences du duc, l'ignoble
exécution de Lévrier par exemple, le parti savoyard avait fléchi,
les eidgnols étaient entrés aux conseils, le traité de combour-
geoisie était signé avec Fribourg et Berne. Enfin arriva la prise
de Rome par le connétable de Bourbon, et ce fut ce dernier évé-
nement qui servit le mieux les intérêts de Bonivard. Le pape, on
le savait à Genève, était prisonnier, et le bruit se répandait par-
tout qu'il ne restait plus un homme vivant dans la ville éternelle.
Beaucoup de gens avaient intérêt à le croire, et allaient demander
à l'évêque de Genève les bénéfices rendus vacans par cette pré-
tendue Saint-Barthélémy d'abbés. L'évêque octroyait tout, et pour
donner l'exemple avait commencé par s'adjuger à lui-même le
prieuré de Saint -Jean, près Genève, qui était à un cardinal. On
conseillait à Bonivard d'en faire autant. Tornabuoni, qui habitait
Rome, devait avoir été massacré comme les autres. Bonivard n'en
croyait rien, il voulut cependant profiter de l'occasion pour ren-
trer dans son bénéfice, et « y avoir si ferme le pied', » que Torna-
buoni ne l'en pût déloger sans peine. « Je ne faisais pas grande
conscience, disait-il, de désobéir au pape. » L' ex-prieur se fit
donc réintégrer juridiquement par l'évêque, son parent, et par
les membres du conseil, ses amis, « au possessoire de son béné-
fice. » Il rentra dans Saint- Victor le jour même où l'évêque entra
dans le prieuré de Saint-Jean; il y eut des soupers à ce sujet, des
réjouissances et même des batailles; on ne s'égayait jamais dans
le pays sans se colleter un peu. Ce n'était pas tout pour Bonivard
d'avoir reconquis son titre de prieur; il fallait vivre, et à cet effet
toucher les revenus de ses terres; or ces terres étaient en grande
partie chez M. de Savoie. Il écrivit humblement au duc de le laisser
jouir de son bien; mais le duc répondit qu'il ne le pouvait faire de
peur d'être excommunié, vu que Tornabuoni était encore en vie.
692 REVUE DES DEUX MONDES.
Que fit alors Bonivard? Ici commence une épopée burlesque qui
peint le pays et le temps.
A deux lieues de Genève, devant le village de Gartigny, Boni-
vard possédait un château sur une hauteur au pied de laquelle
rampe le Rhône, grand serpent bleu tacheté de vert, replié plu-
sieurs fois sur lui-même et frottant son dos contre le coteau sa-
blonneux. Limé en dessous, ce coteau s'effondre en poussière dans
le fleuve, si bien qu'à la place où fut le château de Bonivard on ne
voit plus maintenant qu'un ravin tourmenté, des terrains qui s'é-
boulent, des falaises qui s'émiettent, criblées de trous où les hiron-
delles font leurs nids, puis des roches fantasques formant comme
un glacier de sable durci, hérissé d'arêtes et d'aiguilles. De l'autre
côté du Rhône, au-delà d'un plateau peuplé de villages et de touffes
d'arbres, le long mur noir du Jura s'amollit à l'aube, rougit dans
les brumes, et fuit au loin pour donner de l'espace à la plaine, qui
se déroule en larges ondulations jusqu'aux premières houles des
Alpes à l'extrême horizon. Bonivard voyait tout cela de sa propriété,
qu'il tenait à garder, bien que ce fût « un château de plaisance et
non de forteresse. » Il y mit donc un Fribourgeois, nommé Guil-
laume Castes, auquel il avait affermé ses terres, et s'assura ainsi la
protection de Fribourg. En même temps il fit valoir devant le con-
seil général de Genève l'importance du prieuré de Saint-Yictor, le
danger d'abandonner cette position à quelque partisan du duc; il
obtint enfin que la ville prît pour lui fait et cause, à main armée,
s'il le fallait. Tornabuoni était à Ghambéry, soutenu par le duc, et
commença même à retirer les dîmes. Bonivard fit crier dans ses
terres que nul n'osât y exécuter les ordres du pape et du duc, sous
peine d'être pendu et étranglé, et recouvra tout ce qu'il put « à la
barbe du duc et du pape. »
Gartigny pourtant ne devait pas appartenir longtemps à Boni-
vard. Un jour, le capitaine fribourgeois qu'il y avait placé, Guil-
laume Gastes, envoya çà et là ses compagnons et partit à cheval du
château, n'y laissant qu'une femme. Sa conduite en tout cela n'est
pas très claire; ce qui est certain, c'est que, dès qu'il eut le dos
tourné, les gens du duc s'emparèrent de la résidence. Bonivard
alors afferma Gartigny à un homme sur lequel il croyait pouvoir
compter. Get homme se nommait Bischelbach, était boucher, et
avait été magistrat à Berne; mais il s'était exilé de son pays par
dévoûmentau catholicisme. Berne en effet (février 1528) venait d'em-
brasser la réforme, qui forçait les hommes mariés de quitter leurs
concubines; cette tyrannie déplut à Bischelbach, qui s'en vint à
Genève avec une douzaine de compagnons, offrant à la ville en cas
de péril trois ou quatre mille Bernois pour la défendre, u En vérité,
FRANÇOIS BONIVARD. 693
pensait Bonivard, ce n'étaient que rais qui venaient à Genève pour y
décroître le grenier et la cave, mais quoi? En les refusant, d'amis ils
fussent devenus ennemis et eussent pu porter beaucoup plus de dom-
mages comme ennemis que de profit comme amis; on leur fit donc
bon accueil, et on leur livra maison, blé, chair, vin, bois, bref tout
ce qui était nécessaire. » Bonivard lui-même arrenta son bénéfice cà
Bischelbach et à un chanoine nommé Vuilliaumin (Guillimann), qui
fuyait Berne également pour cause de religion. Au mois de mai, —
c'était le moment où l'on percevait les dîmes, — Bischelbach voulut
se rendre à Cartigny, mais n'y voulut pas aller sans Bonivard, qui
débuta par refuser net, confessant qu'il avait peur. Il fallut, pour
le décider, de vives instances et de bonnes raisons. On pouvait em-
mener de Genève quelques compagnons armés de haquebutes; il y
avait près du village un bois dans lequel on pourrait se retirer en
cas de charge trop forte, et la retraite serait facile, le pays étant tout
plat. Bonivard prit donc courage et sortit un matin (le dimanche
2à mai) de la ville avec un prêtre et le chanoine bernois, qui était
vaillamment monté sur une mule ; tous trois portaient des armes
vsous leurs robes. Hors des portes, à Plainpalais, Bischelbach les
attendait avec quatre ou cinq chevaux. « Et vos gens de pied? de-
manda le prieur. — JNous en trouverons assez, répondit en riant le
boucher de Berne. — Je ne partirai pas, si je ne suis mieux escorté.
— Je vais les envoyer querre ( quérir) pendant que vous entendrez
la messe. » Bonivard entra dans l'église, et se recommanda chaude-
ment à Dieu, c'est lui qui le déclare, car il avait de « terribles
doutes » malgré l'assurance de ses gens qu'ils vivraient et mour-
raient avec lui.
La messe entendue, la petite troupe se mit en marche, les gens
de pied allant devant et derrière, un peu éloignés les uns des au-
tres, afin de n'être pas remarqués. Ils arrivèrent ainsi à deux portées
d'arbalète du château. Chemin faisant, l'un d'entre eux s'était em-
paré d'un cheval qu'on menait boire. Ils se trouvèrent devant l'é-
glise du village au moment où les habitans sortaient de la messe;
parmi ceux-ci se trouvait un des gentilhommes du parti de Savoie,
Jean de Grenant. Après un entretien entre Bischelbach et ce gen-
tilhomme, il fut convenu qu'on enverrait au château l'un des Ber-
nois, nommé Thibaut (Diebolt), sur quoi la troupe alla dîner, car
Bischelbach, en homme de précaution, avait songé aux vivres; l'hô-
telier était du reste à Bonivard. Aux premiers coups de dent, les
convives entendirent deux coups de feu; ils sautèrent sur leurs
armes. On venait de tirer du château sur le Bernois Thibaut, qu'ils
y avaient envoyé. Bischelbach partit à cheval comme un trait et
disparut; ce fut Bonivard qui rallia la troupe et qui commanda la
694 REVUE DES DEUX MONDES.
marche; il ne s'en tira pas trop mal, et mit même l'épée à la main
contre Jean de Grenant, qui dut se rendre; puis il fit enlever par
des paysans, sur lesquels on n'osait tirer du château, le corps du
pauvre Thibaut, qui était encore en vie; on le hissa comme on put
sur une monture, et l'on s'en revint sans autre fait d'armes, le pri-
sonnier attaché d'errière le prêtre, les gens de pied marchant le long
du bois, les gens de cheval trottant sur le grand chemin. Dans le
bourg de Bernex, le blessé voulut boire, il fallut le descendre à toute
force, et, comme la foule commençait à s'amasser, on laissa là « le
navré presque mort, » car ces guerriers n'entendaient pas se mettre
en danger pour un cadavre. On n'était pas plus tôt rentré à Genève
et Bonivard était à peine installé à table (il n'oubliait jamais ce
détail), que MM. du conseil le firent prévenir de s'armer de nouveau.
Les Genevois « enrageaient de sortir » pour courir au secours de
Thibaut. Malheureusement on apprit que les ennemis avaient pris
et achevé le moribond. Bischelbach déclara qu'il était inutile de le
venger, et Bonivard alla probablement se remettre à table.
L'histoire n'est pas finie. La même année (1528), Gartigny revint
au pouvoir de Bonivard, mais fut repris par Pontverre, le chef des
« gentilshommes de la Cuiller. » Qu'était-ce donc que ces gentils-
hommes? De hardis partisans de M. de Savoie auxquels on servit
un jour à table un plat de riz bien cuit et bien épais, qu'on ap-
pelle pa'pct dans le pays, et de grandes cuillers. Ils dirent alors
après boire : « Nous mangerons Genève à la cuiller, » et chacun d'eux,
suspendant cette arme à son cou, la prit pour marque, d'où le nom
de la confrérie. Ils gagnèrent des adhérens, firent bande à part, eu-
rent des lois, des statuts, et s'assemblèrent à Gaillard, un bourg
aujourd'hui français, à une lieue de Genève, pour couper les vivres
aux Genevois. Hardis routiers, ils allaient sur tous les grands che-
mins fourrageant et pillant, effrayant surtout les bourgeois, qu'ils
empêchaient de sortir, ils tentaient les expéditions les plus folles;
ils eurent l'idée de prendre le couvent de Saint-Yictor. Un des
moines était pour eux; c'était un garçon de bonne maison qui man-
geait son blé en herbe, et, quand il n'avait plus rien, allait battre
monnaie ou, comme dit Bonivard, « puiser son eau bénite » auprès
de sa famille, qui habitait Gaillard. Là il voyait naturellement les
gentilshommes de la Cuiller. On le sut à Genève, où le bruit se ré-
pandit que Saint-Yictor était menacé, même envahi par ces malan-
drins, que plusieurs d'entre eux étaient déjà cachés dans le couvent,
d'où ils entreraient comme chez eux dans la ville. Un soir donc,
Bonivard, qui ne se doutait de rien, venait de souper, quand le syn-
dic Bezanson et le procureur fiscal, entrant tout à coup, lui dirent
de prendre sa robe et de les suivre à la maison de ville, où il trouva
FRANÇOIS BONIVARD. 695
« plus de quatre cents personnes en armes qui commencèrent tous
à crier que mes moines menaient des trahisons et qu'en fisse jus-
tice, autrement ils la feraient . eux-mêmes. » Le peuple et Bonivard
se rendirent à Saint -Victor pour prendre les moines. On enve-
loppa le couvent de tous côtés, tandis que le prieur y montait avec
une douzaine de compagnons « par une porte dérochée (écrou-
lée). » Il surprit ses moines dans une chambre où les uns jouaient,
les autres regardaient jouer. Ces joyeux frères ne furent point ef-
frayés de le voir tomber ainsi « extra-heure » au milieu d'eux.; ils
continuèrent tranquillement leur partie. Quand Bonivard ordonna
qu'on les fît prisonniers, l'un des joueurs en se levant dit à un
autre : « Souvenez-vous que vous me devez sept deniers. » La pri-
son du couvent n'étant pas sûre, on enferma les détenus à l'hôtel
de ville, puis à l'évêché; mais Bonivard fit déclarer que c'était par
nécessité, et que sa juridiction n'en serait pas amoindrie. Il demanda
en outre que les moines fussent bien traités. Ils le furent si bien
que peu après, quand on les relâcha tous, les trouvant innocens et
inoffensifs, l'un d'eux maugréa contre ceux qui lui ouvraient la
porte. « Je faisais bonne chère céans, dit-il, et maintenant je mour-
rai de faim. »
Cependant les gentilshommes de la Cuiller continuaient leur pe-
tite guerre. Leur chef, Pontverre, un Fra-Diavolo de haut bord, se
multipliait pour inquiéter les Genevois. Bonivard possédait un pré
au-delà du pont d'Arve; au temps de la récolte, n'ayant pas assez
de chariots pour ramener ses foins, il en laissa une partie sur place;
Pontverre avec ses hommes vint s'en emparer le soir, et, du pont,
insultait et défiait les gens du prieur. Les deux partis tirèrent les
uns sur les autres a à belles haquebutes, » et le cheval de Pontverre
fut, dit-on, tué sous lui. Bonivard, informé de l'escarmouche, sortit
de la ville au secours de ses gens. Pontverre fit semblant d'avoir
peur et recula d'un trait d'arbalète pour engager le prieur à passer
le pont; mais celui-ci se garda d'en rien faire. Des incidens pareils
se répétaient tous les jours. Ce Pontverre finit mal. Voulant tra-
verser Genève à la brune, « à l'heure du souper, » dit Bonivard, qui
estimait cette heure-là, il fit baisser la chaîne et ouvrir la porte;
reconnu sur le pont, enveloppé, poursuivi jusque dans une maison,
où il se débattit comme un lion, il finit par succomber criblé de
blessures. Ce fut grand dommage, « car c'était un vertueux cheva-
lier, excepté qu'il était si querelleux. » Sa mort n'arrêta point les
équipées de la confrérie.
Enfin une trêve fut conclue entre les Savoisiens et les Genevois,
et à la suite de cette trêve Bonivard reçut l'ordre de ne plus courir,
pour toucher ses revenus, sur. les terres du duc. Gomme il ne pou-
696 REVUE DES DEUX MONDES.
vait vivre qu'au moyen de ces incursions, la ville lui fit une pen-
sion bien maigre, si maigre même qu'elle suffisait à peine à le
nourrir, lui et son page, « ce de quoi me contentais, dit-il, voyant
que la ville ne pouvait faire mieux. » Il se plaignait toutefois à des
gens du conseil qui avaient pitié de lui et qui auraient bien voulu
qu'il fît sa paix avec le duc, pourvu que ce ne fût pas au désavan-
tage de Genève. Bonivard avait annexé son bénéfice à l'hôpital de
cette ville; d'autre part Tornabuoni l'avait annexé à la chapelle du
Saint-Suaire de Ghambéry. Il fallait une bonne fois arranger cette
affaire. A cet effet, Bonivard fit une sottise : il demanda au duc un
sauf-conduit pour aller voir sa mère, « qui était ancienne et ma-
lade à Seyssel. » Le sauf-conduit obtenu (1530), Bonivard se mit en
route malgré le conseil de ses amis; il n'avait pas vu sa mère depuis
cinq ans, et « l'affection le transportait. » Il partit en secret et tout
seul, craignant les mauvaises rencontres; ce départ ressemblait mal-
heureusement à une désertion. Un homme qui convoitait le bénéfice
de Bonivard souleva contre lui MM. de Genève, l'accusant d'être
allé vendre leurs secrets au duc. On voit la situation du malheureux
prieur « entre deux selles, » n'osant plus retourner à Genève et osant
encore moins rester à Seyssel, où sa famille l'avait reçu avec plus
de frayeur que de plaisir. Il obtint pourtant la prolongation de son
sauf-conduit, et rôda quelque -temps de ville en ville en Savoie et
dans le pays de Yaud; il essaya de négocier avec l'évêque de Lau-
sanne la cession de son bénéfice pour une pension de hOO livres, non
sans avoir obtenu l'assentiment de ses amis de Genève. Un jour en-
fin, comme il se rendait sans défiance à Lausanne, il tomba dans
une embuscade. Le capitaine du château de Chillon, sortant d'un
bois à l'improviste avec une quinzaine de compagnons, se rendit
maître de sa personne. « Je chevauchais lors une mule, dit Boni-
vard, et mon guide un puissant cortaut (courtaud); je lui dis : Pique,
pique! Mon guide, au lieu de piquer avant, tourne son cheval et me
saute sus, et, avec un coutel qu'il avait tout prêt, me coupa la cein-
ture de mon épée, et sur ce, ces honnêtes gens arrivèrent sur moi
et me firent prisonnier de la part de monseigneur (le duc). Et
quelque sauf-conduit que leur montrisse, me menèrent lié et guer-
roie à Chillon, où je demeurai non plus longuement que six ans,
jusque Dieu, par les mains de MM. de Berne accompagnés de ceux
de Genève, me délivra des mains de ces honnêtes gens. Et voilà ma
seconde passion. »
Tâchons maintenant de résumer tous ces traits. La confusion de
droits, d'intérêts, de juridictions, de puissances qui se heurtaient
à Genève, le conflit entre le duc et l'évêque, entre le sacerdoce et
l'empire, leur alliance contre la commune et le peuple, l'impuis-
FRANÇOIS BONIVARD. 697
sance du pouvoir civil, la nécessité poui chacun de penser à soi,
de se faire justice, les associations se formant dans l'état, hors
de lui, souvent contre lui, les partis soulevés et armés jusqu'aux
dents, la ville à la merci des chefs de faction, les campagnes enva-
hies et occupées par des malfaiteurs de bonnes familles, les bé-
néfices octroyés par l'église, à laquelle ils n'appartenaient pas, et
possédés par deux prieurs qui se les disputaient à coups d'arque-
buse; puis les trahisons, les guet-apens, les violences sans nom, la
torture en permanence, l'échafaud relevé à chaque instant; enfin
l'anarchie partout et déjà dans les consciences, la corruption presque
universelle du clergé, de Rome à Genève et de Genève à Saint-Vic-
tor, appelant à grands cris la réforme, non comme une épuration
de croyances (c'est le petit côté de ce grand mouvement), mais
comme une révolution morale : — voilà le tableau que nous a [irô-
senté jusqu'ici l'histoire de Genève étudiée dans la vie et dans les
livres de Bonivard. iN'y a-t-il pas là, sur un théâtre restreint, toutes
les tempêtes du xvi^ siècle?
II.
Un des récens historiens de la réformation, M. Merle d'Aubi-
gné, a rendu cet arrêt un peu sévère : « la dernière partie de la vie
de Bonivard fut aussi triste que la première avait été brillante; il
eût mieux valu pour son nom qu'il eût été mis à mort dans les sou-
terrains de Ghillon. » Qu'il nous soit permis de révoquer une pa-
reille sentence. Si le capitaine du château s'était montré aussi mé-
chant que le voudrait M. Merle, nous aurions perdu la meilleure ou
du moins la plus durable partie de Bonivard, l'écrivain. Ce fut en
effet à dater de sa « seconde passion » que le prieur prit la plume.
Les deux premières années de sa captivité furent assez douces; le
capitaine de Beaufort traita son captif honnêtement, le mit dans
une chambre et lui tint compagnie : ces deux joyeux sires se ra-
contaient des histoires et s'amusaient ensemble pour tuer le temps.
Par malheur, M. de Savoie vint à Ghillon, et « ne sais, dit Bonivard,
si pour le commandement du duc ou de son propre mouvement,
Beaufort me fourra en iiues croctes desquelles le fond était plus bas
que le lac sur lequel Ghillon était situé, et avais si bon loisir de me
promener, que je empreignis un chemin en la roche qui était le
pavement de céans, comme si on l'eût fait avec un martel. » En
se promenant ainsi, Bonivard composait « tant en latin qu'en fran-
çais beaucoup de menues pensées et ballades. » Voilà tout ce
qu'on sait de la captivité du prieur. L'épisode de ses deux frères
qui moururent auprès de lui dans le cachot est sorti de l'imagina-
698 REVUE DES DEUX MONDES.
tion de Byron. Les autres incidens du poème anglais sont de pures
inventions, moins que des légendes.
Nous avons suivi Bonivard jusqu'à son second emprisonnement,
c'est-à-dire jusqu'à la fin de sa vie active. Désormais il ne sera plus
rien, pas même prieur. Délivré en 1536, lors de la prise de Gliillon,
il fut ramené à Genève en triomphe ; ce triomphe devait être court.
Pendant sa captivité, — intervalle qui coupe en deux non-seulement
la vie de Bonivard, mais aussi l'histoire de Genève au xvi'^ siècle, —
une grande révolution s'était accomplie : la ville Jépiscopale était
devenue la cité de Calvin. Elle s'était affranchie, puis réformée : plus
de duc ni d'évêque, mais plus de bénéfices ni de couvens ! Saint-
Yictor était détruit depuis le jour où les Genevois, pour se dé-
fendre, avaient eu le courage cruel de renverser leurs faubourgs. Les
moines et, dit-on, leurs concubines avaient aidé à la démolition.
Les martyrs sont exigeans; Bonivard espérait beaucoup de Genève,
pour laquelle il avait souffert; il n'obtint de la ville appauvrie que
la bourgeoisie, un siège au conseil des deux cents, un logis « pour
sa vie et pour celle de ses enfans mâles légitimes, » enfin deux
cents écus de pension, à la condition pourtant qu'il vécût à Genève,
car il aimait à « lever le pied; » on exigeait de plus qu'il vécût
honnêtement, et on ne lui permit pas d'avoir dans sa maison une
servante trop jeunev Ces choses-là regardaient les magistrats du
pays. Bonivard, mécontent, réclama auprès de MM. de Berne, qui ne
demandaient pas mieux que d'intervenir; MM. de Genève, irrités de
cette démarche, décidèrent de punir l'ancien prieur; celui-ci de son
côté envoya sa démission de bourgeois, déclarant qu'il se réservait
tous les droits qu'il pouvait avoir dans Genève ou sur son terri-
toire. Cette déclaration fut assez mal reçue; on écrivit sur l'enve-
loppe le mot de sùdùis, et l'on appelait Bonivard monsieur mns
Saint-Yictor. L' ex-prieur, tenant bon, intima l'ordre à ses anciens
sujets de ne donner d'argent qu'à lui seul; enfin, grâce à Berne, il
finit par obtenir, outre sa maison et sa pension, portée à 140 écus
d'or, 800 écus pour payer ses dettes, car il s'était habitué à bien
vivre, et la prison ne l'avait pas corrigé; la prison ne corrige per-
sonne.
A dater de cet arrangement, il vécut en paix avec Genève, bien
traité par « la seigneurie, » qui lui avançait de l'argent, le soignait
malade, le logeait dans de belles maisons, l'aidait dans ses acqui-
sitions, rachetait les livres qu'il avait mis en gage, lui donna même
une chambre chauffée, ce qui était un grand luxe en ce temps-là.
11 vieillit ainsi entre deux anciens serviteurs, et mourut en 1570,
âgé de soixante-dix-sept ans, ne laissant guère que des dettes et
des livres qui, léguésvà la ville, commencèrent la bibliothèque pu-
FRANÇOIS BONIVARD. 699
blique de Genève. Il n'eut pas d'enfans, bien qu'il eût épousé
quatre femmes dans les trente dernières années de sa vie; la pre-
mière, Catherine Baumgartner, était de Berne; la deuxième, Jeanne
Darmeis, veuve d'un syndic, quitta plusieurs fois Bonivard pour
courir les champs; il dut souvent déposer contre elle au consis-
toire, tribunal moral qui faisait la police de la vie privée. Les
registres de cette compagnie nous ont été conservés; on y voit
comparaître h chaque instant les deux conjoints, la femme se plai-
gnant d'être battue, le mari, « avec paroles prolixes, » d'être dé-
laissé; cela dura huit ans. Débarrassé de cette veuve, Bonivard en
épousa une autre qui avait un fils et qui ne vécut guère. Enfin,
le 27 août 1562, il fut encore cité devant le consistoire pour rendre
compte de ses relations avec une nonnain, Catherine de Gourtavone
ou de Courtarvel. 11 l'avait, disait-on, recueillie chez lui; or nul
n'avait le droit de cohabiter avec une femme. Le galant prieur,
qui marchait alors sur ses soixante-dix ans, avait, à ce qu'il pa-
raît, adressé à cette Catherine des vers, et lui avait demandé sa
main. Il ne voulait plus maintenant donner suite à ces pourpar-
lers, désirant d'abord consulter ses parens. Le consistoire décida
que les vers constituaient une promesse de mariage, mais que Bo-
nivard avait bien pu se réserver le droit de consulter ses parens.
Il renvoya donc les parties devant îles magistrats, qui devaient dé-
férer le serment à l'ex-prieur. S'il jurait ne s'être engagé qu'a-
vec des réserves, il serait libéré de ses promesses, et puni seule-
ment de sa légèreté, non par la prison à cause de son âge, mais en
assistant d'autorité de justice aux prêches des dimanches et des
mercredis. Si au contraire Bonivard a contracté un engagement
formel, « il devra être puni d'autant plus étroitement qu'il n'^est
capable à contracter mariage, car même il l'a confessé, disant que
sa chair est morte en lui, et ne désirait prendre cette femme sinon
comme sœur, attendu son esprit. » Catherine de Courtavone, que
Bonivard épousa le 21 septembre 1562, devait avoir en effet un
esprit cultivé, puisque son vieux mari lui dédia son traité de
YAmartigénée^ sur l'origine du péché, et reçut d'elle en retour
les philippiques de Démosthène en grec (1). Ce roman tardif de-
vait mal finir; l'ex- religieuse, accusée de relations trop tendres
avec un moine défroqué que Bonivard avait pris à son service, fut
mise à la torture avec son amant; tous deux confessèrent leur crime,
et durent l'expier comme l'exigeait la férocité des nouvelles lois :
le moine eut la tête tranchée, et la quatrième femme de Bonivard,
cousue en un sac, fut jetée dans le Rhône.
(î) Ce livre vient d'être retrouvé par M. Philippe Plan à la bibliothèque de Genève.
700 • r.EVUE DES DEUX MONDES.
Où est la ville si gaie que nous décrivions au commencement de
cette étude? Genève est maintenant austère, ennuyée, enfermée
dans ses murailles, dépouillée de ses faubourgs. Plus d'images ni de
sculptures dans les temples, tout cela est effacé, renversé; lesorne-
mens des maisons, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, sont défendus,
les peintres ont été chassés de la ville, les statues mêmes des mau-
solées sont grillées ou détruites, car elles pourraient être adorées
comme des images de saints; des tombes de pierre on fait mainte-
nant des lavoirs, les bois d'un autel ont été utilisés pour la construc-
tion d'un échafaud. Les h belles filles » sont proscrites, les tavernes
fermées et remplacées par des « abbayes, » cabarets officiels où les
bourgeois ne peuvent s'attabler qu'à heure fixe sous l'inspection
des magistrats. Les hôtelleries ont été interdites aux gens de la
ville, les hôteliers astreints à surveiller le voyageur, à le dépouiller
de son épée, à l'empêcher de sortir après souper, à faire la prière
avant le repas, à ne servir aux paysans que le vin rouge du pays, à
savoir enfin (on se croirait à Naples sous Ferdinand II) u ce que les
étrangers vont faisant, » et à le rapporter à la police.
Défense de danser et même de voir danser, de chanter « chansons
lugubres et vaines, » de jouer de la vielle aux noces; on n'entend
plus pour toute musique que les lentes psalmodies du temple alter-
nant avec le fredon du trompette qui, du haut du clocher, guette
l'ennemi. Défense de manger plus de deux mets à dîner, de porter
des dentelles ou des bijoux, des cheveux pendans, des culottes bouf-
fantes. Défense de prier en latin , de dire Ave Maria ou même :
animœ fidelîum requicscant in pace : c'est « chose horrible et détes-
table. » Défense de représenter des pièces de théâtre et de lire Rabe-
lais. Que des femmes s'avisent de patiner, qu'un homme à la fin du
prêche réclame à son voisin de l'argent prêté, et que le voisin mal-
gré la majesté du lieu paie la somme, qu'une dévote contemple le
prédicateur avec des regards trop doux, qu'un garçon, voyant pas-
ser une femme, parie que c'est la plus belle de Genève, qu'un étran-
ger (fût-ce Clément Marot) joue une partie de trictrac, qu'un hôte-
lier prenne pour enseigne a à l'Ange », — tous ces délinquans sont
cités devant le consistoire, qui les admoneste et souvent les prive
delà cène. S'ils refusent de comparaître, ils iront en prison. Le con-
sistoire entre partout, voit tout, sait tout, il connaît ceux qui ne
vont point à l'église et les y mène de force, il n'ignore aucun secret
d'alcôve, et réglemente les devoirs conjugaux. Il note les dates des
mariages; que le premier enfant naisse trop tôt, le père et la mère
convaincus de tendresses impatientes sont excommuniés, quand
ils ne sont qu'excommuniés. Un homme est reconnu « inhabile et
incapable d'être marié; » son mariage est rompu, même sans plainte
FRANÇOIS J30N1VARD. 701
de la femri?e. Des filles s'ébattent innocemment à riieiire du caté-
chisme, elles seront fouettées. Un paysan possède une vache nom-
mée Rebecca, il est appelé devant les juges, et il a beau protester
que ses enfans la nomment ainsi parce qu'elle a les cornes rabou-
chées (repliées), il reçoit une admonition sévère, il a offensé Dieu.
Nous trouvons tous ces traits dans les Registres du Consistoire , et
nous choisissons les moins rudes. Un homme seul, Calvin, s'était
emparé de ce peuple joyeux, raisonneur, indiscipliné; il le tenait
dans sa main et le forçait d'obéir. Sans être magistrat ni même ci-
toyen (il ne le devint qu'aux dernières années de sa vie), sans man-
dat officiel ni titre reconnu, sans autre autorité que celle de son nom
et d'une volonté inflexible, il commandait aux consciences, il gou-
vernait les maisons, il s'imposait, avec une foule de réfugiés accou-
rus de toutes parts, à un peuple qui n'a jamais aimé les étrangers
ni les maîtres; il heurtait enfin de parti-pris les coutumes, les tra-
ditions, les susceptibilités, les résistances nationales, et il les bri-
sait. Il avait contre lui a les libertins, » c'est-à-dire l'ancien parti
de Berthelier et de Bezanson Hugues, les compagnons ou les succes-
seurs de ces patriotes qui avaient affranchi Genève et commencé la
réforme, les chefs aimés du peuple, les anciennes familles du pays,
Genève en un mot, car tout cela c'était Genève, révoltée à la fois de
cette invasion de « Français » et de cette tyrannie morale. Calvin
n'en tint compte; il détruisit Genève pour la refaire à son image, et
cette reconstruction improvisée tient encore; il existe une « cité de
Calvin. »
Dans cette guerre à outrance, de quel côté trouverons-nous Boni-
vard? Il était l'ami des patriotes, le parrain d'un de leurs chefs; il
avait combattu avec eux, il aimait le plaisir, et n'était réformé
qu'en haine des papes; il n'admettait point les dogmes un peu
cruels de la nouvelle religion. Bien plus la police du consistoire le
gênait ; il était cité à chaque instant devant ce tribunal pour ses
fredaines, ses querelles de ménage et ses façons de parler; on lui
reprochait de ne point aller au prêche ni à la cène, et quand il
tâchait de s'excuser sur son grand âge, on lui disait : « Vous vous
êtes bien fait transporter sous le portique de l'hôtel de ville pour
regarder des images. » On le grondait même à cause du bouquet
qu'il portait sur l'oreille, « ce qui lui sied mal, disent les registres,
à lui qui est vieil. » Excédé par ces tracasseries, il écrivit un jour
ou signa du moins une chanson sur Calvin. On l'excommuniait à
chaque instant, et il ne s'en affligeait guère. Calvin ne l'aimait pas,
ou du moins le dédaignait un peu, le négligeait; il ne l'a nommé
qu'une fois dans la volumineuse correspondance que publie avec
tant de soin M. Herminjard; encore cette mention est-elle une
702
REVUE DES DEUX àlONDES.
raillerie. Eh bien! Bonivard se déclara contre les libertins, qu'il
attaqua rudement dans ses pamphlets. Comment expliquer cette
invraisemblance? Fut-il payé, comme on l'a dit, pour calomnier
les vaincus? m.ais les vainqueurs empêchèrent la publication et
même la divulgation des écrits de Bonivard, qui ont été tenus sous
le boisseau jusqu'à nos jours; ces écrits ne plaisaient donc point
aux calvinistes. Ne vaut-il pas mieux croire que l'ex-piieur, homme
de tact et de sens, voyait juste et pressentait auquel des deux
partis appartiendrait l'avenir? Dans sa jeunesse, il avait combattu
malgré ses intérêts contre la Genève des ducs et des évêques; dans
son âge mûr, malgré ses sympathies, il combattit contre la Genève
des libertins, qui ne pouvait durer. Si ces anciens partis eussent
triomphé, leur république aurait-elle tenu devant les armes de ses
voisins, les séductions de François de Sales? Fortement retrempée
au contraire par la discipline calviniste, cette, république est de-
venue la cité d'une idée, le foyer d'une lumière qui a brillé trois
siècles, et qui pâlit aujourd'hui, mais ne s'éteint pas. Rappelons-
nous ce témoignage éclatant et mérité de M. Michelet : « Genève,
cet étonnant asile entre trois nations, dura par sa force morale.
Point de territoire, point d'armée; rien pour l'espace, le temps ni
la matière, la cité de l'esprit, bâtie de stoïcisme sur le roc de la
prédestination... A tout peuple en péril, Sparte pour armée en-
voyait un Spartiate; il en fut ainsi de Genève. A l'Angleterre elle
donna Pierre Martyr, Knox à l'Ecosse, Marnix aux Pays-Bas : trois
hommes et trois révolutions... S'il faut quelque part en Europe du
sang et des suppUces, un homme pour brûler ou rouer, cet homme
est à Genève, prêt et dispos, qui part en remerciant Dieu et lui
chantant ses psaumes. »
Bonivard fut donc le chroniqueur officiel de la réforme triom-
phante; ses études et sa réputation le désignaient pour un pareil
travail. Il avait appris le latin à Pignerol, l'allemand et le droit à
Fribourg en Brisgau sous le professeur Ulric Zasius. Plus tard, à
Strasbourg et à Turin, il s'était encore assis sur les bancs de l'é-
cole. Dès sa vingtième année, il s'était attribué le grade « de poète
lauréat. » A quel titre? On l'ignore, car il faisait les vers assez mal,
comme la plupart des prosateurs de son temps, il était gêné par la
mesure et la rime. Enfin en 1518 un voyage à Rome lui avait sin-
gulièrement émancipé l'esprit. Roma vcduta, fede pei-dnfa, disait
un ancien proverbe que M. de Chateaubriand lui-même a trouvé
vrai de nos jours; que devait-ce donc être au xvi^ siècle? Aussi
Bonivard ne se contenta point d'embrasser la réforme, il la défen-
dit avec sa plume, ou plutôt il prit l'offensive et attaqua résolument,
à Rome et partout, les ennemis du soulèvement religieux. Ce fut
FRANÇOIS BONIVARD. 703
l'œuvre de la seconde moitié de sa vie. Il débuta par des tra-
vaux historiques. Les conseils le désignèrent en 15/i2 pour conti-
nuer la chronique de Genève, commencée par Porral. Afin de se pré-
parer à ce travail, il traduisit d'abord en 15/i3 le traité de Postel
sur les magistrats d'Athènes et les chroniques suisses de Stumpfî; il
se fit acheter beaucoup de livres et obtint pour secrétaire Antoine
Fromment, écrivain lui-même très naïf et très violent, qui tombait à
bras raccourcis avec un bon gros rire bien bruyant sur ses ennemis
les papistes. Le manuscrit des Chroniques de Genève de François
Bonivard, copié de la main de Fromment, fut remis au conseil en
1551 (1); mais Calvin n'en permit pas l'impression. 11 y trouva des
passages qui auraient pu offenser MM. de Fribourg et de Berne, et
il censura le style, qu'il déclara grossier. Bonivard dut baisser la
tête, mais ne brisa point sa plume ; cinq ans après, il écrivit son
fameux pamphlet sur les libertins, YAdvis et Devis de Vancieww et
nouvelle police. Cette diatribe lui fut si peu commandée qu'il de-
manda au contraire de l'écrire, et sollicita la communication de quel-
ques notes. Certes ce libelle est d'une injustice maladroite, et nous
intéresse aux gens qu'il voudrait foudroyer. Bonivard ne passera ja-
mais pour un chroniqueur véridique : il était homme de parti et
homme d'église, trop passionné et trop convaincu pour voir les âmes
telles qu'elles étaient, les choses telles qu'elles se passaient. Les
écrivains de ce genre, pensant posséder la vérité, ne la cherchent
point, ne s'inquiètent pas des faits, croient ceux qui leur vont, re-
jettent les autres ou les changent. On aurait tort de les appeler
menteurs, car il n'est pas besoin de mauvaise foi pour dire le faux,
le parti-pris suffit. D'ailleurs Bonivard se distingue des autres par
beaucoup de sens et de réflexion ; il cherche le trait et la couleur
justes; il les trouve parfois malgré ses emportemens. Il a de la
critique ou du moins il ose douter; il n'aime pas le merveilleux,
le légendaire, il est homme de jugement; il a de plus des quali-
tés de peintre. Ses personnages ne posent point, il les rend possi-
bles; ce ne sont pas des anges ni des diables, ce sont des hommes,
un peu grimaçans quelquefois, mais en chair et en os : il fait des
(1) Voici la liste des ouvrages de Bonivard qui nous sont parvenus : la traduction des
Chroniques des Ligues de Stumpff, écrite en 1549, Une partie de cette traduction, VHis-
tolre des quatre Jacopins de Berne a été publiée en 1867; — les Chroniques de Genève,
achevées en lool, publiées pour la première fois en 1831, rééditées en 1867; — Advis
et Devis de l'ancienne et nouvelle police, écrit en 1556, publié pour la première fois
en 1847, réédité en 1>^65; — De N^oblesse et de sss offices et degrés, achevé après 1560,
publié en 1865; — Advis et Devis de la Source de l'Idolâtrie, etc., achevé en 1562,
publié en 1850; — VAmartigénée, achevé en 1502, publié en 1805; — VAdvis et Devis
des Langues, achevé en 1563, publié pour la première fois en 1849 dans la Bibliothèque
de l'École des Chartes, réédité en 1865.
70â REVUE DES DEUX MONDES.
caricatures, il ne fait pas d'académies; les portraits sont outrés,
mais ressemblans. Voyez son Léon X, par exemple, « savant en
lettres grecques et latines, et davantage bon musicien, en laquelle
art il se délectait démesurément. A la reste, bel personnage de
corps, mais de visage fort laid et difforme, car il l'avait gros plutôt
en enflure que par chair ni graisse, et d'un œil ne voyait goutte, de
l'autre bien peu, sinon par le bénéfice d'une lunette de béril, ap-
pelée en italien un ochial; mais avec iceluy, il y voyait plus loin que
homme de sa cour... » Le portrait peint par Raphaël idéalise un
peu ce croquis; il ne le dément pas.
Dans son Advis et Devis de la Source de l'idolâtrie, Bonivard
raconte l'histoire des onze papes (d'Alexandre VI à Piel V) qui oc-
cupèrent le saint-siége de son vivant. Tous sont plus ou moins ru-
dement traités par l'acerbe hérétique, qui ne fut cependant pas
beaucoup plus doux avec les chefs de sa religion. Il écrivit sur les
« difformes réformateurs » un traité qui ne dut pas enchanter les
calvinistes. Ce traité débute ainsi : « Nous avons dit par ci-devant
beaucoup de maux des papes et des leurs; mais quel bien pour-
rons-nous dire des nôtres?... Ce monde est fait à dos d'âne; si un
fardeau penche d'un côté et vous le voulez redresser et le mettre
au milieu, il n'y demeurera guères, mais penchera de l'autre. Aussi
Gicéron en la guerre citoyenne entre Pompée et César, requis d'un
chacun côté disait : Qiiem fugiam scio, ad qnein nescio. » Par-
tant de là, il se lance le fouet à la main sur tous les princes alle-
mands, sur l'Anglais Henri VIII et sur beaucoup d'autres. « Nous
crions contre les papistes, dit-il, et faisons pis qu'eux : princes et
peuples sont débordés. » En 1536, l'année même où il sortit de
Chillon, il fut appelé avec Farel, le fougueux apôtre de la réfor-
mation, à une sorte de conférence avec les prêtres et les campa-
gnards encore attachés à l'ancien culte. 11 fut signifié à ceux-ci qu'ils
eussent à prouver par la Bible que la messe et autres institutions du
pape étaient approuvées de Dieu, faute de quoi ces institutions
seraient à jamais prohibées. Le doyen des catholiques demanda un
peu de temps pour s'éclairer sur cette grave aflaire de conscience,
et Bonivard trouvait que le doyen des catholiques avait raison,
« car, dit-il, s'ils se montraient si légers à passer d'une religion à
l'autre, ils pourraient bien par la même occasion retourner aussi
facilement à la première. » Farel au contraire, et son avis prévalut,
voulait qu'on forçât les paysans à se convertir sans délai. Bonivard
avait donc plus d'esprit que Farel; on peut même dire qu'en théo-
logie il avait des idées moins crues que certaines théories de Cal-
vin; il osa attaquer la prédestination, ce qui était dangereux à cette
époque. Il conseillait aussi la tolérance et ne voulait pas qu'on
FRANÇOIS BONIVARD. 705
attirât les âmes à Dieu par violence et par contrainte. Dans son
opinion, Jésus-Christ n'avait pas ordonné d'outrager, de frapper et
de tuer en son nom : ce n'était pas l'avis de Calvin.
Bonivard avait beaucoup lu, beaucoup étudié; son traité De no-
blesse dut apprendre bien des choses à ses contemporains sur l'his-
toire des hautes castes et sur le droit féodal. Le malin prieur se
moquait agréablement de ces petits princes, encore nombreux de
son temps, qui, « n'ayant pas ZtOO florins de revenu, ne reconnais-
sent aucun souverain,... exerçant tous actes royaux, excepté de
battre monnaie, non pas pource qu'ils ne le doivent, mais pource
qu'ils n'ont pas de quoi. » Ce n'est pas qu'il veuille mépriser l'état
de noblesse, « car, dit-il, je me mépriserais moi-même, qui en suis,
et non pas le premier de ma race, Dieu veuille que n'en sois le der-
nier ! » mais il est sans pitié pour les parvenus, les bourgeois-gen-
tilshommes, les grenouilles qui veulent se faire aussi grosses que
le bœuf.
Bonivard n'étudie pas seulement les titres de noblesse, il étudie
aussi les formes de gouvernement, 11 examine de près les trois états,
monarchique, aristocratique et démocratique, et en signale avec
beaucoup de sens les avantages et les inconvéniens. C'est surtout à
la monarchie qu'il en veut, car il n'aime pas les rois; il déteste entre
autres Henri VIII, et prétend qu'on pourrait graver sur une seule cor-
naline toutes les armes des bons princes. 11 affirme que derrière la
monarchie marche la tyrannie, il est donc contre le gouvernement
personnel. I! est aussi contre le gouvernement militaire, et ne par-
donne point à Auguste, d'avoir pris le titre à'impcralor. Cependant
Bonivard ne paraît pas estimer beaucoup plus l'aristocratie, c'est-
à-dire la prépotence de quelques-uns; serait-il donc démocrate?
Nullement, car l'état populaire, selon lui, traîne à sa queue l'anar-
chie: autant de têtes, autant de tyrans. 11 a fait là-dessus « des
carmes en latin et en gaulois. »
Bellua, quara plures nam minus una nocet.
Vu que plus dommageable est bête
De plusieurs que de seule tête.
Ainsi ni monarchie, ni aristocratie, ni démocratie ; que veut donc
Bonivard? Tout simplement un gouvernement électif. « Suffit à un
peuple que Dieu lui donne la grâce de pouvoir élire un prince ou
plusieurs; » sur quoi il a fait le quatrain suivant :
Quand seront heureuses provinces,
Royaumes, villes et villages?
TOME LXXXII, — 1869. ^^
706 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand l'on fera sages les princes
Ou (qu'est plus court) princes les sages...
Telle est la politique de Bonivard.
Dans tous ces traités ou « Ad vis ou Devis, » le négligent prieur se
promène en long et en large, un peu au hasard, sachant où il va,
mais prenant le plus long, nous échappant par des digressions conti-
nuelles. Il cause à bâtons rompus, car il est assailli de souvenirs et
d'idées, et tient à dire tout ce qu'il sait. Ainsi dans son Anuwtigénée
il parle de tout, cite dès les premières pages Salomon, Prudence,
Pétrarque, saint Augustin, l'oracle de Delphes, Josèphe, Ovide et
Clément Marot, évoque à propos de la création toute la philosophie
ancienne et moderne, introduit dans sa dissertation des anecdotes
sur Diogène, sur les sauvages, sur les vipères et les tarentules, sur
Alexandre le Grand et le roi Pyrrhus, sur Épicure comparé à Luther,
entremêlant cela de quatrains moraux et d'épigrammes contre toute
sorte de gens, — notamment contre les communistes. 11 prétend que
même les cannibales des terres neuves ne vivent pas en commun,
puisque, « non contens des vivres de leurs voisins, ils mangent les
uns les autres. » Il se moque des anabaptistes et des déchaux a qui
ne diront pas mon manitel, mon bissac, etc., mais notre mantel,
notre bissac et semblable, et descendront jusques à cela qu'ils diront
bien notre bourse en nombre plurier; mais quand viendra à parler
de ce qui est dedans, ils retourneront au singulier, et ne diront pas
notre argent, mais mon argent. » C'est ainsi que flânait gaîment et
nonchalamment ce causeur savoyard plein de réflexions et de lec-
tures; on voit l'homme habitué à vivre en compagnie d'êtres intel-
ligens qui l'écoutaient; nous avons noté que sa dernière femme sa-
vait du grec. 11 en savait aussi quelque peu, faisait des vers latins,
entendait l'allemand, l'italien et l'espagnol. Son Advis et Devis des
langues contient un vocabulaire des mots latins d'origine germani-
que; il avait donc beaucoup lu pour lui-même, la plume à la main.
Quant au gaulois (il ne voulait pas dire le français, parce que Ge-
nève n'appartenait pas à la France), on a vu assez comment il le
parlait. C'est cette liberté, cette variété, cette fantaisie, ce luxe
de consonnes inutiles qui distinguent tous les écrivains du temps.
Ni ponctuation, ni apostrophes. En revanche, on trouve chez Bo-
nivard un accent de terroir qu'on chercherait en vain chez les
autres écrivains réformés, Calvin, Farel, Bèze, Français d'origine,
et introduisant à Genève un idiome étranger. Le prieur de Saint-
Yictor est bien de son pays, et M. Edmond Chevrier a raison de le
proclamer Bugiste en reconnaissant dans ses livres quantité de lo-
cutions qui avaient cours au xvi" siècle dans le Bugey, la Bresse, la
FRANÇOIS BONIVARD.
707
vallée du Rhône, le bassin du Léman. Du patois savoyard qui se
parlait à Genève, Bonivard garda non-seulement beaucoup de mots,
mais aussi le ton, certaines particularités de la prononciation lo-
cale qui, fixées sur le papier, attirent l'œil (1). Quant au style, ce
n'est certes pas celui de Montaigne, mais c'est encore moins celui
de Calvin. « Je confesse, dit-il quelque part, que le beau parler est
chose fort douce et amiable et allirliani ailleurs, mais en philoso-
phie il n'est ni bel ni agréable. A un bateleur est bien séant tourner
les yeux çà et là, bien danser, sauter, gambader, bien jouer de
souplesse; mais si un homme de conseil ou un philosophe s'essaie
de ce faire, il n'y aura personne qui ne se donne honte de son honte.
Si nous avons une petite fille jolie, mignonne et de bonne grâce
que die des mots infantiles, il n'y aura personne que n'y prenne
plaisir et ne la loue; mais si une femme de réputation s'essayait de
ce faire, qui ne s'en moquerait? »
Tout cela est fort bien pensé, mais l'excellent conseiller n'a qu'à
moitié suivi son précepte. Certes il était plus rond, plus franc du
collier que la plupart de ses contemporains; il avait ce parler qu'ai-
mait Montaigne, « simple et naïf, tel sur le papier qu'à la bouche,
un parler succulent, point délicat ni peigné, éloigné d'affectation,
délicat, décousu et hardi. » 11 n'était pas de ceux « qui se détour-
nent de leur voie un quart de lieue pour suivre un bon mot. » II
ignorait cette course aux concetti qui nous fatigue chez ses contem-
porains et ses successeurs; mais il n'avait pas non plus la sobriété,
la rigueur qu'il réclame du philosophe. 11 s'amuse et veut plaire;
aussi ne craint-il pas, même en parlant des origines du péché, le
mot pour rire, l'anecdote graveleuse. Il a beau défendre l'Ecriture,
l'esprit grivois du vieil homme d'église perce toujours. Malgré ses
lectures, il ne veut point paraître pédant, et, au moment où l'on
s'y attend le moins, il jette par-dessus les moulins sa toque et sa
robe. Il n'a aucune idée de ce qui s'appellera plus tard le style
soutenu, la dignité d'un sujet, la gravité de l'histoire. Il est enjoué,
gaillard et de bonne grâce, oubliant à chaque insiant la tenue qu'il
voudrait s'imposer. Il « frétille et extravague » même dans les choses
les plus graves. Il s'insurge contre les langues savantes, bien qu'il
les parle. Dans les tours de phrase, les inversions, les suppressions
de pronoms et d'articles, à certaines façons d'attaquer la période,
de la développer ou de la clore souvent par le verbe ou par le mot
essentiel, on sent chez lui le latiniste; mais il ne veut pas l'être.
(1) Il écrit par exemple commençai- ent, damier pour derrière; il a des imparfaits
du subjonctif étonnans : qu'ils marchissent, qu'ils mangeussent. Il commet d'autres
fautes qu'il a rapportées d'Italie; il dit une art et un erreur, il confond les qui et les
que sans y voir aucun mal.
708 REVUE DES DEUX MONDES.
11 s'écrierait volontiers comme Montaigne : « Puissé-je ne me servir
que des mots qui servent dans les halles de Paris! » Cet amour de
la langue vulgaire est un des signes particuliers de la réforme.
La réforme en effet, fille de la renaissance, renia bientôt sa
mère ou plutôt lui fit la leçon, prit sa place et marcha devant,
comme font les fils devenus majeurs. Rien de plus beau que le mo-
ment où l'une et l'autre, nées du même besoin d'affranchissement
et d'épanouissement, cheminèrent ensemble, où Mélanchthon, met-
tant entre les mains de ses élèves Homère et saint Paul, voulait
qu'on entendit le poète divin pour comprendre l'apôtre. Rien de
plus intéressant que le développement des études classiques ordonné
à Genève par Calvin et avant lui par Farel. Cette entente cordiale
ne pouvait durer; la renaissance voulut rester fidèle aux anciens
dieux, qu'elle avait ressuscites et rajeunis, la réforme disait : Je suis
chrétienne ! M. Sayous nous apprend que Yiret n'admettait l'antiquité
que comme « chambrière et servante; » Budé trouvait les pâtu-
rages de la philologie agréables, il est vrai, mais pauvies et stériles,
et conseillait la philosophie sacrée comme la nourriture des bons
esprits; Hotman tenait à proclamer que les Gaulois ne descendaient
pas des Romains; l'helléniste Estienne affirmait que le français va-
lait bien le grec; Mornay ne craignait pas d'injurier Cicéron en com-
parant les Latins aux Juifs; enfin Calvin, l'un des meilleurs latinistes
de son temps, renonça de plus en plus, en avançant dans la vie,
aux archaïsmes classiques, pour adopter, pour inventer peut-être
cette discipline de la grammaire s'imposant à tous les membres de
la phrase et forçant chacun d'eux de venir à son tour et à son rang;
c'est lui qui le premier a fait du français la langue de la ligne
droite. N'oublions pas que la réforme régna non-seulement dans
la science, — « c'est par là, disait François de Sales, que notre misé-
rable Genève nous a surpris, » — mais dans les lettres durant le
demi-siècle qui sépare Gargantua des premiers Essais. Pendant ce
temps, c'est ce grand mouvement religieux qui s'empare de la langue
vulgaire, la substitue aux langues savantes, la saisit comme une
arme ou comme un instrument pour répandre ses idées dans le
peuple, la façonne et la refait à son gré pour les besoins de la
science, de la logique et de la discussion. Par la liberté de son es-
prit, par la direction de ses idées, Bonivard appartient à ce schisme
ou, pour mieux dire, à cette réforme littéraire; il fut de ces fou-
gueux ferrailleurs qui servaient sous Calvin, et qui tous, même le
maître, quittant de loin en loin le style solennel et retroussant leur
robe, s'escrimèrent avec une gaîté violente contre les hommes et
les idées d'outre-mont. Toutefois, on le sent, le joyeux prieur n'en-
tra jamais qu'en volontaire dans cette compagnie de plaisans lugu-
FRANÇOIS BONIVARD. 709
bres qui bouffonnaient de force et ne riaient que pour montrer les
dents.
Homme de plaisir, il se tint à l'écart, ne fut point ministre et ne
prêcha jamais, bien que sa dernière femme, celle qui fut noyée pour
crime d'adultère, l'y poussât, dit-on, de tout son pouvoir. Peut-
être détestait-il l'ancienne église plus qu'il n'aimait la nouvelle; en
tout cas, il n'avait pas cette idée fixe, unique, qui fit la force des
réformateurs. Il s'intéressait à beaucoup de choses, à la philoso-
phie, à l'histoire, aux langues, à la politique, aux mœurs des diffé-
rens peuples, voire aux vignobles des différens pays. 11 dissertait
sur les crus et aimait la bonne chère; c'était un Rabelais dépaysé»
forcément contenu, tranquille. Il voulait pourtant garder ses cou-
dées franches; cette indépendance d'esprit et d'allures se montre dans
ses écrits. Il eût pu passer pour le père de Montaigne, s'il avait eu
la fermeté, l'aisance et l'audace du moraliste souverain. 11 lui man-
que surtout le grand charme de Montaigne, ces retours sur le moi,
qui n'est jamais haïssable dans les Essais. Bonivard ne parle guère
de lui que dans les Chroniques de Genève en racontant les événe-
mens où il figure comme acteur; sachons-lui gré pourtant de ne
s'être jamais posé en foudre de guerre. Il eut peur plus d'une fois;
mais il a le courage de l'avouer. Quand il se met en scène, il s'ex-
cuse toujours et tâche de justifier son entrée; dans tous ses Aclvis
et Devis, il n'intervient jamai.s que comme témoin. Sur sa captivité
de Ghillon, il n'a écrit qu'une courte note. Il aurait pu chanter ses
fers et ses barreaux « en carmes latins ou gaulois, » il n'en a rien
fait : remarquable réserve qui rachète bien des faiblesses du prieur,
bien des injustices du pamphlétaire. François Bonivard, partisan
très actif, puis écrivain mordant, plein de saveur et de verve, fut
en somme un sage qui, dans sa jeunesse à coups d'épée , dans sa
vieillesse à coups de plume, se battit pour les deux causes qui de-
vaient triompher. Il eut l'honneur de souffrir pour l'une d'elles et
le bon goût de n'en pas tirer gloire.
Marc-Monnier.
LA
POESIE ET LES POÈTES
DE LA NOUVELLE GENERATION
Ce qu'on appelle poétiquement le concert des oiseaux dans les
matinées du printemps est un gazouillement désordonné où il est
malaisé de distinguer le cri mutin de .la mésange, la voix éclatante
du loriot, l'accent varié de la fauvette. Un lecteur sans préjugé ni
préparation particulière doit trouver quelque chose d'analogue dans
l'ensemble confus de chants que nos poètes offrent à un auditoire
distrait. Un premier coup d'œil en effet jeté sur la poésie de ces
trois ou quatre dernières années ne permet d'apercevoir tout d'abord
que des ressemblances : c'est comme la marque du temps. Tout ap-
partient à peu près au genre lyrique moyen, tout est détaché et en
fragmens; l'esprit d'entreprise, l'ambition, manquent. La forme ne
change pas sensiblement d'un écrivain à l'autre : un peu plus, un
peu moins d'habileté dans l'innovation; la coupe des vers et le
rajeunissement de la langue sont partout l'objet d'une étude sé-
rieuse. En y regardant de plus près, cette uniformité disparaît : sous
la ressemblance des procédés, il y a des tentatives diverses ; on se
sert des mêmes moyens pour attirer les yeux, l'esprit n'est pas le
même. La strophe, qui s'applique à toute espèce d'objets, le son-
net, qui ne rend pas les armes, le tercet dantesque, dont on fait
grand usage, sont employés aux desseins les plus opposés. Les
poètes paraissent s'entendre sur l'art qu'ils pratiquent, ils ne s'ac-
cordent pas sur le but de cet art même.
Plusieurs le regardent comme une parure de la société ; au-delà
LA POÉSIE ET LES POÈTES. 711
du plaisir qu'il procure, ceux-ci ne voient plus rien qu'on puisse
exiger de lui. Un des traits les plus caractéristiques de la période
littéraire correspondant au second empire, c'est que jamais l'école
de l'art pour lui-même n'a été plus en vue. Voilà peut-être d'où
vient l'optimisme d'un rapport officiel adressé l'année dernière au
ministre de l'instruction publique sur le progrès de cette partie de
la littérature. Une autorité trop confiante et une complaisance trop
empressée en ont dicté les conclusions. Ce document restera du moins
comme un monument curieux du progrès accompli de nos jours, non
par la poésie en général, mais par celle qui n'est qu'une jouissance
de l'esprit et des oreilles. Descriptive et musicale, cette école se re-
garde comme l'héritière la plus directe des maîtres qui ont renou-
velé chez nous le rhythme et la couleur. En même temps, comme
elle est l'adversaire de la poésie intime et profonde dont Alfred de
Musset a été la plus puissante expression, elle s'efforce d'ôter à tous
les sentimens, même à l'amour, ce qu'ils ont de personnel; elle
affecte un calme inaltérable qui la fait ressembler à ces dieux de
marbre dont elle aime à recommencer perpétuellement l'ébauchCo
Au reste elle a tort de se croire seule en possession de la tradition
et des procédés des maîties : plus d'un poète de nos jours sait ma-
nier le rhythme et la couleur, plus d'un sait décrire et peindre la
nature sans oublier qu'il a un cœur, sans affecter la froideur olym-
pienne.
La royauté presque absolue du genre descriptif a provoqué une
réaction; c'est là le symptôme le plus sensible d'une nouvelle ten-
dance. 11 y a de jeunes écrivains pour qui leur art est quelque
chose qui ennoblit le poète et ceux qui l'entendent, une vigueur
sacrée qui se communique aux pensées et aux actions. Ils compren-
nent ainsi ce magnétisme poétique dont parle Platon, cette chaîne
aimantée qui va de la muse à celui qui répète les beaux vers. L'un
d'eux l'a parfaitement exprimé,
Le beau reste dans l'art ce qu'il est dans la vie,
A défaut des vieillards, les jeunes le diront.
La poésie contemporaine a donc commencé par des essais plus
ou moins brillans qui en faisaient quelque chose d'extérieur et d'im-
personnel, elle aboutit à des tentatives en sens contraire. En nous
proposant ces dernières comme objet principal de notre étude, nous
trouverons des souvenirs du point de départ et des traces du che-
min parcouru. Beaucoup de descriptions et de peintures qui ne sont
pas toutes froides et systématiques, des efforts louables pour faire
parler la philosophie en vers, un caractère plus humain, plus cor-
dial dans quelques-uns de nos jeunes écrivains : tels sont les résul-
712 REVUE DES DEUX MONDES.
tats que nous avons pu dégager des nombreux recueils qui ont paru
depuis trois ans.
1.
Gomment le genre descriptif, si décrié vers la fin de la restaura-
tion, a-t-il repris faveur parmi nous, à tel point que la poésie du
second empire rappelle en plus d'un point celle du premier? Com-
ment les curiosités, les minuties d'une école épuisée sont-elles re-
venues à la suite d'une rénovation qui était précisément destinée à
les chasser? Jadis méthodique et froidement ingénieuse avec De-
lille, Esménard, Michaud, la description, sans changer de fond, a
pris aujourd'hui la forme et les allures de l'ode. Au lieu de mois-
sonner son champ avec la régularité classique, elle fait sa gerbe
suivant le mode romantique, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Les
descriptifs d'autrefois disaient que tout était bon pour les vers, et
mettaient en rimes spirituelles ce qui n'était fait que pour la prose;
les descriptifs de notre temps ont dit que la poésie est partout, et
qu'il suffit de savoir la dégager. Combien de fois n'a-t-on pas ré-
pété qu'elle est dans l'étoile qui brille, dans le flot qui gémit,
dans la fleur qui se penche, dans la goutte de rosée et dans le brin
d'herbe ! Combien aussi ne devons-nous pas de lieux-communs à
ces exagérations sans portée ! Parce que les descriptions étaient
couvertes du vêtement lyrique, elles ont souvent passé pour de la
poésie, et le procédé même du renouvellement a servi à cacher les
redites. Non, le plus beau, le plus divin de tous les arts, n'est
pas dans l'étoile ni dans le brin d'herbe. C'est le prendre en un
sens grossier que de l'entendre ainsi. Décrire est bien quelquefois,
peindre est mieux; mais ce dont il s'agit surtout, c'est d'interpréter
la nature, non de la rendre matériellement, ni de l'inventer d'après
des livres. Encore faut-il que le poète ne s'attache pas toujours à la
nature extérieure, qu'il sache regarder en lui-même, admirer les
horizons de l'âme,
Écouter dans son cœur l'écho de son génie.
Inventer, copier ou interpréter la nature, voilà trois manières
de décrire qui peuvent servir à marquer le caractère d'un bon
nombre de poètes contemporains. On nous permettra d'adopter pour
eux cette division, quand ce ne serait qu'en vue d'introduire un peu
d'ordre dans une mêlée de talens qui par leur tempérament divers et
par leur penchant à s'imiter entre eux échappent aux classifications
rigoureuses. Si nous leur faisons une place suivant qu'ils aperçoi-
LA POÉSIE ET LES POÈTES. 713
vent les objets extérieurs sous tel ou tel aspect, nous ne prétendons
pas qu'ils se mettent toujours au même point de vue; si même nous
les rangeons parmi les écrivains descriptifs, nous n'entendons pas
soutenir que les vues philosophiques ou les peintures morales leur
soient à tous également étrangères.
Quelques pièces qui ont paru dans un recueil trop mêlé, le Par-
nasse contemporain, nous permettent seules de faire ici mention de
MM. Leconte de Lisle et Louis Ménard. La mythologie, à laquelle
ils demeurent fidèles, les met toujours à la tête de ceux qui inven-
tent la nature qu'ils décrivent. Quand ils ne la prennent pas dans
leur imagination, c'est aux livres grecs ou sanscrits qu'ils la de-
mandent. Il convient de faire une réserve en faveur du premier,
qui par momens se souvient de l'île natale et du soleil d'Orient.
« L'amour du pays est plus puissant que tous les systèmes (1), »
ainsi pourrait-on traduire un vers célèbre d'Ovide, dont M. Leconte
de Lisle a trop lu peut-être les Métamorphoses et pas assez les Élé-
gies. Cette fois encore la nature vraie, prise sur le fait, l'a bien
servi. Son Rêve du Jaguar est un digne pendant des Jungles de ses
Poèmes et poésies. 11 est du reste un descriptif érudit aussi bien
que M. Louis Ménard; mais, si nous insistons sur lui, c'est qu'il reste
le versificateur le plus habile de notre temps, et qu'il a exercé sur
les jeunes poètes une influence incontestable. En l'absence d'un
écrivain qui sache la saisir au cœur, la jeunesse se laisse gagner
par les oreilles, le détail la captive. A la mort d'Alfred de Musset,
M. Leconte de Lisle s'est trouvé là bien à propos pour recueillir
une part de sa succession. Un vers largement dessiné, une phrase
tout ensemble musicale et neuve, c'est beaucoup pour séduire des
imaginations qui ne se livrent jamais à demi. Si l'on ajoute que
l'art de manier les couleurs et d'ajuster les sons, c'est-à-dire le
secret du procédé, est précisément ce qui se communique le plus
aisément du maître à l'élève, on ne s'étonnera pas que M. Leconte
de Lisle, sans être populaire, ait une école, et que parmi les poètes
de notre temps il puisse se flatter à bon droit de compter, non le
plus d'admirateurs, mais le plus de disciples.
L'originalité de sa manière a fait son légitime succès; il n'avait
ni les fausses élégances et les hémistiches vieillots de la tradition
dite classique, ni les incorrections cherchées et les effets puérils de
la tradition dite romantique. En revanche, plus que tout autre il
avait une manière, et c'est là le principal défaut qu'il a communi-
qué à ses imitateurs. Il est bon de bien faire les vers, d'y mettre
l'éclat, la largeur, la grande harmonie; mais se piquer outre me-
(1) Crescit atnor patriae ratione valentior omni.
714 REVUE DES DEUX MONDES.
sure de ces qualités, croire que tout est fait parce qu'on est par-
venu à exceller dans ces détails, c'est manquer le but de la poésie;
c'est aussi être un écrivain maniéré au premier chef. Ne donnons
pas une si grande importance à de purs détails. Que m'importe
que vous posiez pour les yeux ou pour la chevelure, si après tout la
nature ne vous a pas fait beau? Nous n'avons pas même le mérite
de cette observation; il y a longtemps qu'elle a été faite par Horace.
Que dit-on d'un homme qui fait la belle jambe? Qu'il est faux et
prétentieux; pourquoi ne marche-t-il pas tout simplement? C'est
de marcher qu'il s'agit, non de montrer sa jambe. De même, quand
on écrit, il s'agit d'exprimer quelque chose, non de montrer ses
beaux hémistiches. Que les poètes de l'école dont nous parlons ici
songent davantage aux idées et aux sentimens qu'ils doivent rendre
et un peu moins à la façon dont ils les rendront, s'ils ne veulent
pas s'exposer à la critique si justement dirigée par Diderot contre
tout personnage qui semble vous dire : a Voyez comme je pleure
bien, comme je me fâche bien, comme je supplie bien (1)! »
Quand on reproduit trop fidèlement les allures d'un maître, on
imite jusqu'à son tour d'esprit. Nous devons à l'exemple brillant
de M. Leconte de Lisle non -seulement un grand nombre de vers
dont la monotonie est beaucoup moins douteuse que la richesse,
mais une notable dose de mythologie et de fatalisme répandue dans
les recueils de vers nouveaux. Sans doute les nombreux démentis
donnés en notre temps par les hommes ou par le sort à la justice
et à la liberté n'ont que trop répandu l'énervante philosophie du
fatalisme. Cependant M. Leconte de Lisle prête à cette sorte de
sentimens une expression personnelle qu'il n'est pas judicieux de
lui emprunter. Les poètes créoles, malgré qu'ils en aient, sont élé-
giaques : notre île Bourbon semble s'être chargée de le prouver par
une suite non interrompue de poètes aussi tristes qu'harmonieux.
Quelque surprise que puissent causer nos paroles au stoïcisme de
l'auteur des Poèmes antiques, il ne fait pas exception à cette espèce
de loi de son climat. 11 semble que la nature des tropiques soit trop
puissante pour l'homme, et qu'en lui donnant d'une main prodigue
l'harmonie et l'éclat elle lui laisse le sentiment profond de sa fai-
blesse. Les uns, plus plaintifs, répandent dans leurs vers les trésors
d'une mélancolie qui, du moins chez eux, date d'une époque anté-
rieure à celle où la mélancolie était une mode, et paraît devoir
survivre aux tristesses factices d'une littérature tombée dans le
discrédit; les autres, plus concentrés, sans réagir contre la tyran-
nie des influences extérieures, se raidissent dans une sorte de
(1) Diderot, Salon de 1767.
LA POESIE ET LES POÈTES. 715
quiétisme du désespoir : nés sous le même climat que les vieux
gymnosophisles de l'Inde, on dirait qu'ils se réfugient dans les
sombres rêveries du même panthéisme. Tel est du moins le ca-
ractère de M. Leconte de Lisle dans les vers où sa fierté s'en prend
à Dieu de tout ce que la mélancolie des autres rejette sur les
hommes. Nous demandons avec quel à-propos des jeunes gens qui
peut-être n'ont à se plaindre que de la négligence qu'on témoigne
pour leurs ouvrages se feraient les échos d'une philosophie exces-
sive, exotique, dont le charme passager est pour eux ce qu'est, pour
les personnes nerveuses, une musique en ton mineur.
Ils ont de même trop imité la mythologie de celui qu'ils appel-
lent leur maître. Ce n'est pas qu'elle lui appartienne à titre de pre-
mier occupant : sans compter les imitations d'André Chénier, qui
n'étaient pas rares, des tentatives avaient été faites pour rajeunir
les dieux païens par les symboles ; mais il fallait laisser à M. Le-
conte de Lisle le paganisme purement descriptif : la beauté sculp-
turale de son vers pouvait seule le soutenir. D'ailleurs sa mytho-
logie paraît une réaction contre l'époque où il écrit, réaction contre
l'esprit et les croyances modernes, réaction contre la poésie très
personnelle des écrivains de notre siècle. Il remonte au siècle de
Périclès, même au cycle des poèmes indiens, pour fuir à une dis-
tance infinie des hommes et des choses de notre temps; il consacre
ses vers à Jupiter et à Junon, je me trompe, à Zeus et à Héré, pour
se mettre à l'abri du fanatisme ou de la superstition religieuse; il
vit parmi les marbres, afin que rien ne vienne éveiller son cœur ou
remuer son âme. C'est déjà trop pour un poète d'un remarquable
talent de demeurer quinze ans sur ce fonds , qui paraît épuisé, et
dans ce monde, qui est bien mort; que sera-ce d'un groupe nom-
breux de jeunes écrivains qui n'ont ni les mêmes raisons ni les
mêmes moyens pour vivre au milieu de la poussière des nécro-
poles?
La description plastique semble avoir dit son dernier mot; les
sonnets attardés sur une statue nouvelle ne conservent la chance
d'être lus que durant l'exposition de l'année courante. M. Théodore
de Banville en ce moment représente seul ce genre avec ses E. viles.
Yoilà peut-être tout ce qui reste aujourd'hui de l'école de M. Gau-
tier, la plus favorisée de la jeunesse il y a quinze ans, la plus connue
alors, grâce au public des ateliers. C'est par une suite de petites
pièces dont les Princesses forment le titre commun que M. de Ban-
ville rappelle surtout le maître auquel il a réservé son culte le plus
jQdèle. Ces princesses sont des déesses de la fable; en leur compa-
gnie, l'auteur a placé Hérodiade, la belle ennemie de saint Jean-
Baptiste, et la reine de Saba. Chacune est logée dans un sonnet
716 REVUE DES DEUX MONDES.
comme une peinture dans son cadre; vous connaissez cette poésie
de musée. M. de Banville, dans ses recueils précédens, décrivait
surtout des statues; M. Gautier a toujours préféré les peintures aux
statues et les modèles aux peintures. Il appelle cette sorte de des-
cription le poème de la femme, thème favori qu'il a reproduit en
vers et en prose sous toutes les formes. Ses héroïnes ressemblent
toujours à ces beautés dont la personne au prochain Salon n'aura
rien de secret pour le public. M. de Banville, moins réaliste, ai-
mant même assez à parler d'idéal, est plus à l'aise avec des sculp-
tures. Quand on lit une de ses poésies plastiques, on se le repré-
sente volontiers comme Pygmalion devant sa Galatée, avec cette
différence, je le crains, que le marbre ne s'anime pas et que l'ar-
tiste, dans son extase, prend racine; ce n'est pas Galatée qui de-
vient femme, c'est plutôt Pygmalion qui devient statue.
M. de Banville ne s'interdit pas une excursion sur le domaine
de la mythologie érudite. Dans la pièce à' Hésiode, il y a plus que
de la science, il y a la terreur sacrée et la contrition parfaite d'un
vrai croyant. Dans l'Exil des dieux, il se range visiblement parmi
les sectateurs de M. Leconte de Lisle.
Voici Zeus, Apollon,
Aphrodite marchant pieds nus (et son talon
A la blancheur d'un astre et l'éclat d'une rose!),
Athéné dont jadis, dans l'éther grandiose,
Le clair regard, luttant de douceur et de feu.
Était l'intensité sereine du ciel bleu.
Héré, Dionysos, Héphaistos triste et grave,
Et tous les autres dieux foulant la terre esclave,
S'avancent. Tous ces rois marchent, marchent sans bruit.
Ils marchent vers l'exil, vers l'oubJi, vers la nuit...
M. Leconte de Lisle n'est peut-être pas le seul poète contempo-
rain dont il se soit inspiré dans les Exilés. Avec La Fontaine il peut
dire :
Mon imitation n'est point un esclavage ;
mais, trop confiant dans les ressources intarissables de sa versifica-
tion, il a toujours aimé à se risquer sur le terrain d'autrui, et ja-
mais la crainte d'une dangereuse comparaison ne l'a fait reculer.
Ronsard, dont il recommence si souvent l'éloge et même l'apo-
théose, aurait bien dû l'avertir des inconvéniens de l'imitation. C'est
par là que le maître du xvi^ siècle a mérité le jugement sévère de
la postérité, et l'appréciation de Boileau n'est injuste que parce qu'il
n'a pas fait la balance du bon et du mauvais. Ronsard a imité sans
mesure et avec maladresse. Comme Ronsard pindarisait, M. Théo-
LA POÉSIE ET LES POÈTES. 717
dore de Banville a fait du Victor Hugo, du Musset, du Gautier, du
Leconte de Lisle. Seulement le chef de la pléiade prenait chez les
Grecs et donnait aux siens une denrée dont il n'existait pas encore
de marchands. L'exemple de Ronsard pouvait encore d'une autre
manière le mettre dans la bonne voie. Ce n'est pas ici le lieu de
chercher si le brave auteur de la Franciode a mérité si complète-
ment d'être loué en ses poétiques ambitions, ou si les audaces qu'il
s'est permises, manquant le but, n'ont pas laissé à la poésie fran-
çaise beaucoup de timidité et un long souvenir de ses faux pas;
mais le véritable et le seul habile entre les apologistes de Ronsard,
M. Sainte-Beuve, a mis hors de doute le vrai titre du vieux poète,
ses excellentes pièces dans les genres secondaires, ses sonnets
amoureux, ses odes sans prétentions, ses chansons anacréontiques,
ses discours en vers. M. de Banville a aussi son domaine, où il est
chez lui, et dont les produits ne manquent ni de grâce ni de sa-
veur. Son recueil des Stalactites en donne la plus juste idée : il ex-
celle dans les pièces finement ciselées, dont les strophes taillées à
facettes ressemblent aux cristaux sortis de la main d'un artiste. Une
veine de sensibilité légère y jaillit quelquefois; il oublie alors la my-
thologie, les musées, la description plastique; il est poète. Telle était
sa première pièce à la Font-George, à laquelle il donna une sœur,
mais beaucoup moins jolie. Les Exilés visent trop au grand style,
qu'ils atteignent rarement, tout au plus dans quelques pages, un
peu confuses pourtant, de ï Ame de Célio. Sans hésiter, nous don-
nons la préférence au Pantin de la petite Jeanne malgré la puéri-
lité de quelques vers du commencement, et surtout malgré les bri-
sures des premiers vers, qui , se pliant en tout sens, à droite, à
gauche, en avant, en arrière, sont à ressort comme le pantin dont
il s'agit.
Si le grand style est un peu rebelle à son talent, ce n'est pas
une raison pour qu'il abaisse outre mesure le ton de ses poésies.
Ses premières Odes funambulesques avaient fait rire, étant jeunes
aussi bien que lui. Malheureusement les louanges qu'elles ont atti-
rées à l'auteur dans le rapport trop élogieux sur les progrès de la
poésie ont mal conseillé M. de Banville, et il vient de donner de
Nouvelles Odes funambulesques. Une espièglerie ne se recommence
pas, surtout après vingt ans. Pour terminer sur M. de Banville, je
dirai avec le poète : « ni si haut, ni si bas. » Ses deux ballades
de la comédie de Gringoire valent mieux à elles seules que son
livre des Exilés et que son recueil funambulesque. Je ne trouve
dans ces deux volumes aucune de ces pièces ingénieuses et his-
toriées qui font de lui le Voiture et quelquefois le Scarron ûii
romantisme. Là est sa véritable originalité. Ces agréables poésies
718 REVUE DES DEUX MONDESo
auxquelles il ne revient pas assez nous rappellent heureusement
les jolies maisons quadrillées en rouge et en noir de son cher pays
de Moulins. De ces briques fines et bien choisies, il aurait tort
de ctnistruire des baraques pour la foire; il ne faut pas non plus
vouloir en bâtir des palais et des temples grecs, comme si c'étaient
des marbres de Paros.
Certaines affinités de manière et surtout une rare facilité de ver-
sification rapprochent de M. de Banville M. Amédée Pommier, l'au-
teur de Paris humoristique. Ce poème est un tour de force. Quatre
cent quarante et une strophes de douze vers de huit pieds sur Paris
dans toutes les saisons et à toutes les heures, sans cesser d'amuser
le lecteur le moins ami des vers, sans que la verve de l'écrivain
langui^^se, c'est l'entreprise d'un athlète rompu aux joutes poéti-
ques. M. Amédée Pommier a porté l'art de rimer au-delà des limites
connues même de M. de Banville. Celui-ci dompte la rime rebelle,
celui-là, plus semblable à un charmeur, la force de voler à lui comme
le moineau gourmand, et de becqueter ses lèvres; mais, si l'on
ajoute que la strophe choisie par M. Amédée Pommier est précisé-
ment la forme lyrique la plus fiançai^e, la strophe de Malherbe
perfectionnée par M. Victor Hugo dans les Orientales, on est tout
à la fois surpris de tant d'habileté et tenté de lui en vouloir pour
avoir plié à une sorte d'opéra-boiiiïe une des plus belles et des plus
musicales combinaisons de vers de notre poésie lyrique.
En appréciant comme nous l'avons fait la description érudite,
plastique et même énumérative dans les poètes contemporains,
nous n'ignorons pas combien nous sommes loin des conclusions
du rapport sur les progrès de la poésie. De gaîté de cœur, nous
nous exposons à nous voii appliquer le mot un peu hautain, ne
sutor ultra crepidam, qui s'y trouve : « que le cordonnier ne
s'élève pas au-dessus de la chaussure! » Eh bien ! que le prosateur
soit le sutor, pourvu qu'il prenne la mesure des candidats à l'im-
mortalité. Adage pour adage; il peut répondre : Ex pede Ilercu-
lem, « par le pied on juge Hercule. » Les prosateurs que vous dé-
daignez vous mesurent. Et puis ne serait-il point par trop commode
de récuser les prosateurs comme indignes et les poètes comme ri-
vaux? En simple critique n'auiait pas peut-être accepté la situation
fausse de.\poser des progiès littéraires douteux; mais, s'il l'eût
tenté, il eût évité sans doute de consacrer presque toute la place
aux talens conformes à sa façon de sentir, à ceux par exemple dont
la manière est indiquée dans les pages précédentes au détriment de
ceux dont il nous reste à entretenir le lecteur.
Entre ces derniers, nous comptons plus d'un poète descriptif,
interprétant la nature au lieu de la rendre matériellement, ou de
LA POÉSIE ET LES POÈTES. 719
la deviner d'après des livres. M. Victor de Laprade, dans la pe-
tite épopée de Permette, décrit encore assez pour figurer dans cette
partie de notre étude; M. André Tlieuriet et M. André Lemoyne,
dans le Chetnùi des bois et les Charmeuses, se montrent tout autant
animés de l'émotion personnelle que du sentiment des objets exté-
rieurs.
iNous aimons à rencontrer dans M. André Lemoyne les deux
strophes suivantes qui nous aident à expliquer notre pensée.
Le rossignol n'est pas un froid et vain artiste
Qui s'écoute chanter d'une oreille égoïste,
Émerveillé du timbre et de l'ampleur des sons :
Virtuose d'amour pour charmer sa couveuse,
Sur le nid restant seule, immobile et rêveuse,
Il jette à plein gosier la fleur de ses chansons.
Ainsi fait le poète inspiré. Dieu l'envoie
Pour qu'aux humbles de cœur il verse un peu de joie.
C'est un consolateur ému. De temps en temps,
La pauvre humanité, patiente et robuste.
Dans son rude labeur, aime qu'une voix juste
Lui chante la chanson divine du printemps.
Ce n'est donc pas un écho passif des sons extérieurs, ce n'est pas
non plus le contour exact et les splendides couleurs des objets, qu'il
suffît de rendre avec fidélité. 11 ne s'agit pas uniquement de je ne sais
quels secrets d'art et d'harmonie savante. Éviter les élégances ba-
nales, les hémistiches communs, et, si nous devons descendre au
jargon des ateliers, avoir horreur des vers poncifs, c'est la pre-
mière condition sans doute pour mériter d'être lu. La règle n'est pas
nouvelle. Le vieux Boileau l'exprimait lui-même. « Quand je fais des
vers, écrivait-il à Maucroix, je songe toujours à dire ce qui ne
s'est point encore dit en notre langue; » mais celui qui possède ce
commencement de l'art, cette initiation du style, ne doit pas être
salué du titre de poète. Il faut des sentimens et des pensées. In-
terrogez votre âme, vous y trouverez les dieux , et la poésie est
chose divine. Une pièce de M. André Theuriet, les Fleurs d'au-
tomne, fera comprendre la différence qui sépare le talent de peindre
la nature en l'interprétant de celui de la rendre par un procédé
plastique. L'exemple est d'autant plus favorable que le point de
départ est le même : l'auteur prend son sujet, comme le ferait
M. de Banville, dans un musée; il décrit le tableau des Fleurs
d'automne de Philippe Rousseau au Salon de 1866. Tandis qu'il
considère la toile triste, mais sympathique, du peintre, une autre
peinture se trace dans son âme, et il la reproduit dans les gracieux
vers qui suivent :
720 REVUE DES DEUX MONDES,
Comme ce pêcheur légendaire
Par le chant des flots fasciné,
Qui plonge, et sous l'eau bleue et claire
Trouve un palais abandonné,
Dans les souvenances fuyantes,
Mon esprit s'enfonce, et je vois
Les vieilles demeures absentes
Et les vieux amis d'autrefois;
Ma calme ville de province,
Les vignes aux pampres rougis,
La colline où l'église mince *
S'élance entre les hauts logis...
J'y crois être encor! La mésange
Gazouille dans les prunelliers,
Une molle odeur de vendange
Sort de la voûte des celliers;
La nuit vient, une vitre brille.
Et sur ce cadre radieux
Un fin profil de jeune fille
Se dessine mystérieux ;
Un chant monte, plein de tendresse,
Sous les rameaux jaunis des bois;
On dirait au loin la jeunesse
Et l'amour unissant leurs voix...
Soirs d'automne, jeunes années.
Pour vous réveiller de l'oubli.
Un oiseau, quelques fleurs fanées.
Sur un coin de toile ont suffi.
Nous formons notre gerbe d'après la diversité des couleurs, et
les pièces choisies par nous montrent la nature des talens surprise
comme dans un aveu involontaire, sinon l'échantillon le mieux
réussi de leur habileté. S'il n'en était pas ainsi, plus d'une pièce de
M. André Theuriet, le Vannier, la Veillée, auraient sollicité notre
préférence. Une plume d'une rare distinction s'est chargée ici même
de faire l'éloge complet de la Pernette de M. de Laprade, et ne
nous a laissé que le soin de la mettre à son rang dans le mouve-
ment poétique contemporain. L'auteur s'est transporté avec armes
et bagages dans le domaine d'un genre nouveau. Sa manière n'est
ni moins lyrique ni moins descriptive que par le passé. Poète ly-
rique, je ne m'étonne pas qu'il ait multiplié les discours, surtout
dans son deuxième chant, dont les accens patriotiques ont réveillé
les échos des lectures publiques. Entre le mouvement spontané de
l'ode et le jet de la parole oratoire, il y a des ressemblances, sur-
tout l'habitude de montrer la personne de l'orateur et du poète.
C'est toujours M. de Laprade qui parle quand il met en scène ses
LA POÉSIE ET LES POÈTES. 721
éloquens villageois. Poète descriptif, il est en tiers avec Pierre et
Pernette sur la cime des montagnes dans le quatrième chant, que
les lecteurs ont préféré, et il leur souflle leurs poétiques effusions.
Il ne semble pas qu'on entende une jeune et robuste fermière qui
toutes les semaines pétrit le pain et fait le ménage tous les jours :
on entend réellement la Psyché primitive de l'auteur, Psyché vivant
aux champs. M. de Laprade interprète ce qu'il décrit; mais cette
louange devient une critique de son épopée. L'auteur de Pcrnclle
ne s'oublie point assez lui-même. Après avoir lu son poème, nous
savons, à n'en pas douterai ses opinions religieuses, politiques, la
nature de ses goûts, ses sympathies, ses répugnances. Sans parler
des grandes épopées classiques, si nous ne connaissions Goethe que
par Hermann etDorotJu'r, que pourrions-nous dire de lui? Qu'il est
humain, qu'il se plaît aux peintures du bonheur et de la vertu, qu'il
fait aimer les beautés de la vie jusque dans les humbles conditions;
mais quel est son symbole philosophique ou religieux, quel est son
parti? est-il pour le mouvement ou pour la résistance, pour les
idées françaises ou pour l'ancien régime? Son récit nous apprend
seulement qu'Hermann aime Dorothée, que des infortunes particu-
lières perdues au milieu d'un grand désastre peuvent être pathéti-
ques, et qu'il n'est pas nécessaire de chercher bien haut ni bien loin
pour nous intéresser à une destinée humaine. Combien les amours
de Pierre et Pernette sont loin de ce désintéressement ! Les idées et
les passions qui remplissent leurs cœurs ne sont ni assez près de la
nature pour éveiller notre curiosité, ni assez loin de nous pour avoir
la fraîcheur de la pastorale. Pernette a réussi précisément par ce
qui l'empêche d'être une fable rustique.
IL
La plupart des poètes que nous venons d'apprécier et de ceux
qui leur ressemblent sont étrangers à la science, ou, s'ils se don-
nent pour des penseurs, s'ils prononcent les grands mots d'idée ou
d'idéal, ce sont le plus souvent des paroles sans conséquence, des
thèmes capricieux sur lesquels ils promènent leur fantaisie. Par
cette absence de doctrine précise, ils se montrent fidèles à l'école
poétique dont le rhythme et la couleur étaient la grande préoccu-
pation; ils sont les derniers desservans de la grande église roman-
tique. Amoureux de la forme comme leurs maîtres, ils ont comme
eux dédaigné ou méconnu le grand mouvement qui a renouvelé au-
tour d'eux la philosophie et l'histoire. Tel n'est pas le caractère de
quelques jeunes écrivains sur lesquels il est juste d'appeler l'at-
tention.
lOME Lxxxii. — 1869. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
Ceux-ci se distinguent des autres suivans de la muse par un ac-
cent très marqué d'indépendance. Ils ne se recommand epas d'une
école et ne veulent pas être des disciples. L'un d'entre eux, M. An-
dré Lefèvre, déclare qu'il languirait à l'ombre des grandes renom-
mées « comme un taillis sous une futaie. » Ce n'est pas lui qui
voudrait, à la façon de certains imitateurs, « s'enrouler comme un
lierre autour d'un grand arbre, suspendre à ses rameaux la bro-
derie des rhythmes bizarres ou l'éclat des fleurs malsaines, ni
dresser dans la pénombre d'un maître des pastiches de statues
grecques ou de monstres indiens (1). » Il a raison, bien qu'il n'ait
pas choisi la manière la plus simple pour le dire; vouloir rester soi-
même est en poésie un premier gage de cet avenir qu'il demande
au suffrage de la jeunesse. Un autre poète non moins indépendant,
M. SuUy-Prudhomme, avec une réminiscence peut-être involon-
taire du grand Corneille, écrit la strophe suivante :
Je me croyais poète et j'ai pu me méprendre,
D'autres ont fait la lyi'e et je subis leur loi ;
Mais si mon âme est juste, impétueuse et tendre,
Qui le sait mieux que moi (2)?
Il avoue son ambition,
Je hais l'obscurité, je veux qu'on me renomme;
Quiconque a son pareil, celui-là n'est pas homme.
Malgré le correctif du dernier vers de cette pièce, cela s'appelle
faire d'avance son exegi monumentum. L'aveu de cette passion de
gloire peut inspirer quelque crainte sur la perfectibilité du poète,
et ce serait dommage, car nous voyons dans ses vers toutes les pro-
messes d'un beau talent; mais nous admettons qu'il y ait de nobles
orgueils, et Alfred de Musset, peu sympathique à l'écrivain dont il
est question, est peut-être le seul de notre temps qui ait su prati-
quer l'humilité et même, chose nouvelle, la rendre poétique.
Luther a trouvé cette comparaison piquante pour rendre les exa-
gérations successives de l'esprit humain; les hommes, suivant lui,
ressemblent au paysan qui, après s'être grisé, revient à cheval vers
son logis : il penche toujours de quelque côté; si vous l'empêchez
de choir à droite, il va tout à l'heure tomber à gauche. Il est à dé-
sirer que les jeunes poètes qui tiennent à honneur de penser avant
d'écrire n'oublient pas que dans les meilleures choses l'excès est
(1) Épopée terrestre de M. André Lefèvre, préface.
(2) Le pris que nous valons, qui le sait mieux que nous?
{Excuse à Ariste.)
LA POÉSIE ET LES POETES. 723
un défaut, et que, pour s'être grisés de philosophie, ils n'en seront
pas de meilleurs écrivains. Ce sincère avertissement est surtout à
l'adresse de M. André Lefèvre, auteur de \ Epopée terrestre. Nous
regrettons que ce volume nouveau ne justifie pas assez les espé-
rances de ceux qui attendaient de lui, après la mythologie savante
et le panthéisme sculptural de la Flûte de Pan, plus de poésie vé-
ritable et humaine. Que peuvent avoir à faire avec l'art des vers la-
philosophie, la science des religions, l'histoire plus ou moins fa-
Luleuse des origines de l'homme? Nous souhaitons, comme il le
dit, que son livre concoure avec la science « à fonder l'idéal ter-
restre; » mais nous ne le croyons guère. En songeant aux nom-
breuses âmes qui de nos jours ne connaissent pas d'autre pain spi-
rituel qu'une parole sincère et quelquefois inspirée, nous doutons
qu'elles puissent trouver leur aliment dans une conférence sur les
races, dans une leçon sur Lucrèce ou un manifeste du positivisme,
le tout versifié de propos délibéré, à tour de bras, aurait dit Alfred
de Musset. Autant que personne, nous serions curieux de voir ce que
la poésie peut tirer du système d'Auguste Comte, et nous croyons
que toute doctrine qui passionne les hommes a son éloquence.
Voyez comme celte âme fière et sensible de Lucrèce communique
la flamme qui réside encore après deux mille ans dans ses âpres
hexamètres ! Toutefois le zèle n'est pas de l'inspiration, et l'esprit de
prosélytisme prend seul l'ardeur du sectaire pour de la verve. Il ne
sulïit pas de plaisanter Rousseau ni de confondre déistes et chré-
tiens clans un égal mépris pour avoir fait d'excellens vers. Ce n'est
pas tout, la philosophie de M. André Lefèvre se complique de beau-
coup d'érudition. Tant de science étoulTe l'étincelle sacrée. Certes
les pièces qui portent les titres de Poème du blé^ Disritc justi-
iiam, o temporal confirment çà et là les espérances que donnait
son premier volume, encore n'y a-t-il pas une page que l'on puisse
en extraire avec confiance; mais est-ce bien en vers qu'il faut
commenter l'Enéide? Pourquoi des rimes , pourquoi des alexan-
drins, quand il s'agit de rendre raison des mystères d'Eleusis? Et
que dire d'une satire rétrospective sur les mots créés d'abord, puis
adorés par l'homme à titre de divinités, ce que l'auteur appelle les
spectres du langage? Si c'est là de la poésie, qu'on nous ramène à
la satire sur l'Equivoque, cette production sénile de Bojleau, qui, à
défaut de talent, ne manque pas de malice. Que l'auteur de l'Epo-
pée terrestre y prenne garde : s'il ne revient pas à la nature, il lais-
sera se consumer sans fruit, au moins pour la poésie, cette curio-
sité d'intelligence, cette ardeur d'imagination qui le distinguent,
surtout ce noble amour de la liberté auquel il doit ses meilleurs
élans.
724 REVUE DES DEUX MONDES.
Le nouveau recueil de M. Sully-Prudhomme, les Solitudes, nous
ramène à son premier, Stances et Poèmes, auquel son nom de-
meure pour longtemps attaché. Cet écrivain n'est pas rempli de sa
philosophie au point d'en être enivré; mais, comme plus d'un es-
prit de ce temps, il flotte entre les systèmes. On ne peut le dire ni
stoïcien, ni épicurien, ni spiritualiste, ni matérialiste; il faut se
contenter de lui donner le titre de philosophe. Être philosophe
parmi nos jeunes poètes, voilà, ce me semble, son ambition. Sa phi-
losophie semble faire partie de sa distinction, et il en a beaucoup.
J'imagine qu'il eût été mélancolique sans Lamartine, que sans
M. Leconte de Lisle il eût fait de la mythologie, que sans Alfred
de Musset il eût chanté l'amour, ou du moins il aurait tâché, car il
ne suffit pas de l'imagination et du talent pour chanter l'amour, et
Musset l'a dit, le vrai poète en lui, ce n'était pas lui, c'était son
cœur. M. Sully-Prudhomme est un poète de réflexion, il choisit son
inspiration comme ses sujets, comme ses paroles.
Nous n'osons plus parlei* des roses,
Quand nous les chantons, on en rit,
Car des plus adorables choses
Le culte est si vieux qu'il périt;
Les premiers amans de la terre
Ont célébré mai sans retour,
Et les derniers doivent se taire,
Ils sont plus jeunes que l'amour.
Rien de cette saison fragile
Ne sera sauvé dans nos vers,
Et les cytises de Virgile
Ont embaumé tout l'univers.
Ah ! frustrés par les anciens hommes,
Nous sentons le regret jaloux
Qu'ils aient été ce que nous sommes,
Qu'ils aient eu nos cœurs avant nous !
Ici l'on croirait d'abord retrouver l'inquiétude des jeunes hommes
de nos jours, le chagrin des derniers venus. Prenez-y garde, c'est
un des traits les plus vifs des mœurs actuelles, même en politique,
une sorte d'impatience, on n'ose pas dire de jalousie, des nouveaux
à l'égard des devanciers, sans acception de couleurs ni de drapeaux.
Ce vilain sentiment est étranger à M. Sully-Prudhomme, et s'il se
plaint, c'est que tous les sujets sont pris. 11 semble répéter après
La Bruyère : « Tout est dit, et nous venons trop tard... » L'auteur des
Caractères s'efforça de rajeunir sa matière par le tour de la pensée;
l'auteur des Stances et Poèmes a demandé à la philosophie de ra-
jeunir la sienne. C'est ainsi que nous expliquons le mélange quel-
LA POÉSIE ET LES POÈTES. 725
quefois confus des doctrines dans ce premier recueil et dans celui
des Épreuves, qui l'a suivi. M. SuUy-Prudliomme passe de Lucrèce
à Platon; chacun de ces grands esprits lui fournit une somme égale
de bons vers. Son éclectisme est celui d'un artiste; il ne prend
pas le soin d'accorder entre eux ces systèmes opposés de l'histoire
de la philosophie. N'insistez pas, ne lui dites pas que Lucrèce et
Platon se réfutent l'un l'autre; il vous répliquerait avec Hegel, qui
lui prête une belle image pour expliquer l'idéal. Si vous n'êtes pas
content, il tournerait le dos à Lucrèce, à Platon, à Hegel et à
vous, pour faire quelque élégant sonnet sur le doute et pour dire à
Kant :
Je veux de songe en songe avec toi fuir sans trÈve
Le sol avare et froid de la réalité;
Le rêve offre toujours une hospitalité
Sereine et merveilleuse à l'âme qu'il soulève.
On ne s'étonnera pas que M. Sully-Prudhomme ait levé contre
Alfred de Musset le drapeau d'un groupe de jeunes écrivains à qui,
pour conquérir l'avenir, la bonne envie, en attendant le succès, ne
manque pas. Alfred de Musset n'a pas cette foi aux philosophes : il
ne s'estime pas heureux sur l'autorité de Lucrèce; il prête l'oreille
aux rêveries de Platon, applaudit et poursuit son chemin; il n'a pas
connu Hegel, mais la manière dont il parle de Kant, « le rhéteur
allemand, et de ses brouillards, » ne laisse aucun doute sur le juge-
ment qu'il en eût porté. Il ne connaissait pas les doctrines philo-
sophiques aussi bien que M. Sully-Prudhomme; c'est qu'il allait au
fond et ne s'amusait pas au détail de l'architecture des systèmes.
Ame sérieuse, plus sérieuse qu'elle ne voulait l'avouer, ingénieuse
à se faire souffrir, véritablement ennemie d'elle-même, le doute la
désolait. Il ne chantait pas l'infini bleu, comme on fait aujourd'hui;
mais quand il disait : « L'infini me tourmente, » il était sincère. On
nous permettra de le remarquer en passant : c'est un singulier
spectacle que cette renommée qui ne manque pas d'adversaires
posthumes, sinon d'ennemis, et qui demeure intacte et toujours
riante de sa première fraîcheur. Ceux-ci lui reprochent l'absence
complète d'orgueil et les élégies qui toujours recommencent. Ceux-
là, voyant dans chaque poète un candidat à la dictature, croient être
nouveaux en le déclarant incapable de conduire le siècle. D'autres
ne lui pardonnent pas d'avoir horreur de la politique, oubliant les
patriotiques démentis qu'en plusieurs occasions son indifférence
s'est donnés. Parce qu'il a mis dans un sonnet que ce siècle est un
mauvais moment, qu'il soit anathème! Il a dit que Ninon et Ninette
faisaient toute sa politique : pour cette boutade, qu'il soit excom-
munié !
726 REVUE DES DEUX MONDES.
Toutes ces accusations ont leur écho dans la remarquable pièce
de M. Sully- Prudhomme à Alfred de Musset. Au moment de l'é-
crire, je doute qu'il ait relu la Lettre à Lamartine et l'Espoir en
Dieu; je ne sais même pas s'il avait conservé des Nuits une impres-
sion bien nette. Ce ne sont pas là des variations sur un thènie poé-
tique; le cœur humain s'y reconnaît avec ses faiblesses, mais aussi
avec tous ses nobles instincts. Jamais la poésie n'a tracé une plus
éloquente démonstration de l'âme immortelle. Accusez Musset de
mollesse, de sensibilité maladive; ne le traitez pas de corrupteur.
Il écrivait ses vers avec le sang de son cœur : ne parlez donc pas
de son rire sceptique. J'imagine pourtant qu'il eût ri de bon cœur,
s'il avait pu voir qu'un poète de talent et d'esprit lui oppose Spar-
tacus, Ilarmodius et Léonidas. Et quel n'eût pas été son étonne-
ment, quand l'auteur lui demande s'il a oublié les bas-reliefs an-
tiques sur le progrès des arts, cette histoire de la civilisation figurée
dans le marbre, qui parait à M. Sully- Prudhomme un remède efficace
contre le désespoir !
L'incertitude de M. Sully-Prudhomme entre les doctrines s'est
peut-être communiquée cà son talent, et ce n'est pas sans quelque
surprise que nous le voyons passer des Stances et Poèmes au recueil
des Épreuves, et de celui-ci à son premier chant de Lucrèce. 11
façonne et taille de main de maître un sonnet comme un flacon
précieux pour y enfermer une pensée philosophique; mais de son
premier volume à celui des Epreuves, qui est un recueil de sonnets,
l'auteur a descendu d'un étage; ce sont encore des vers lyriques,
avec cette réserve pourtant que la poésie y est plus petitement lo-
gée. Est-ce le succès de certaines compositions courtes, telles que
le Vase brisé, un vrai chef-d'œuvre, qui le faisait ainsi aspirer à
descendre? Traduire, c'est-à-dire travailler sur la pensée d'autrui,
c'est plus encore que le sonnet une œuvre de versificateur. Soit que
la lutte avec les robustes vers du poète latin ne fût pour lui qu'un
exercice littéraire, soit qu'il tienne en assez grande estime un la-
beur de ce genre, nous ne pouvons nous empêcher de voir dans le
Lucrèce de l'auteur un fâcheux symptôme. La traduction en vers
est tout au plus l'entre-sol de la poésie. Si elle n'est pas encore de
la prose, elle en est bien près, surtout dans notre langue fran-
çaise, qui n'a pas un domaine en réserve exprès pour les ver», et c'est
peut-être pour cela que nous avons un grand nombre de bonnes
imitations, et de traductions vraiment poétiques, pas une.
Avec ses Solitudes, quoique le volume des Stances et Poèmes
mérite encore la préférence, M. Sully-Prudhomme a pris une re-
vanche. Quatre ou cinq des pièces de ce recueil sont au nombre
des meilleures qu'il ait jamais données. Une sensibilité discrète qui
LA. POÉSIE ET LES POÈTES. 727
aime à se répandre sur les objets que l'on dédaigne et sur les dou-
leurs que l'on néglige respire dans les strophes de la Première
Solitude, celle du collège, du pauvre petit qui est laissé pour la
première fois dans ce désert d'enfans. Le supplice de l'artiste que la
jalousie de la fortune et les nécessités de la vie tiennent éloigné
de l'art et de ses nobles ambitions lui a inspiré une page doulou-
reuse. Le Peuple s'amuse, tel est le titre d'un des plus remar-
quables morceaux. La tristesse a sa poésie : nul ne le sent mieux
que M. Sully-Prud'homme, quoiqu'il ait dit « que la mélancolie est
un cercueil usé. » Son angoisse, celle des jeunes hommes de ce
temps-ci est composée d'inquiétude, et vient peut-être de ce qu'ils
se sentent inutiles. A notre avis, voilà ce que le poète aurait dû dire
avec plus de clarté. La tristesse a aussi sa morale; elle condamne
le rire grossier et les joies vulgaires. Ainsi la satire tient sa place
dans ce volume de solitaiies méditations, c'est de la philosophie
d'Heraclite.
L'indécision que nous avons remarquée dans M. Sully-Prud-
homme se trahit en plus d'une pièce de ses Solitudes. Le Cygne^
par exemple, est un très remarquable échantillon du genre des-
criptif que nous avons caractérisé plus haut, et nous ne connais-
sons pas de poésie mythologique plus riche et plus brillante que
les Ecuries d'Augias. Aucune condition ne manque à ce dernier
morceau, pas même le défaut habituel de cette sorte d'étude, l'ab-
sence d'une certaine unité qui présente une pensée au début et la
ramène dans la conclusion finale. Avant de quitter nos poètes phi-
losophes et M. Sully-Prudhomme, ne faut-il pas les avertir de la
froideur que leur genre entraîne et dont le tempérament de cet écri-
vain ne s'accommoderait peut-être que trop? La distinction amène
souvent avec elle la contrainte. Comme un homme habitué à vivre
dans un monde choisi, et fuyant tout ce qui pourrait ressembler
à de la vulgarité, aime mieux pécher par réserve que par excès,
ce poète ne se livre jamais : il évite le développement au point de
manquer de franchise et d'ampleur. Qu'il ait aujourd'hui moins de
hardiesse et de laisser-aller que dans ses débuts, il est impossible
d'en douter. Il y avait déjà de la maturité, trop peut-être, dans
les Stances et Poèmes^ ce qui manque le plus à ses Solitudes,
c'est de la jeunesse. Nous lui conseillerions, pour son intérêt, de
gêner un peu moins sa pensée, et pour celui du public qui lit les
vers, d'avoir plus d'abandon. Qu'il ne songe pas sans cesse à l'hé-
mistiche de Virgile, pauca meo Gallo, pour imiter la sobriété que
ces mots semblent recommander aux poètes; qu'il songe quelquefois
aux mains gracieuses pour lesquelles sa gerbe est aussi faite, qu'il
prenne conseil du second hémistiche du maître latin. Virgile n'a-
joute-t-il pas que Lycoris puisse le lire, et quœ légat ipsa Lycoris?
728 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
Après la description, après la philosophie, la vie humaine a son
tour, et l'avenir nous semble être de ce côté. Trop peu de vers de
notre temps laissent une impression durable dans l'esprit, dans
l'âme un amour pur et vivifiant. Parmi les écrivains que nous ve-
nons de parcourir, quelques-uns laissent parfois cette émotion pré-
cieuse : en cherchant les beautés de la nature ou de la pensée, ils
ont rencontré celles de la vie humaine. Ceux dont il nous reste à
parler n'ont pas atteint plus que les précédons la perfection, ils sont
peut-être au-dessous de plusieurs d'entre eux; mais la vie, l'hu-
manité, la réalité historique ou morale, les intéressent davantage. A
ce titre, nous faisons une place à part aux trois petits recueils de
M. François Goppée, aux Amours et Haines de M. Edouard Paille-
ron et aux Rayons perdus de M"^ Louisa Siefert. Nous pourrions
ajouter à ces trois noms ceux de M. Edouard Grenier, dont le vo-
lume justifie son titre à'Ainicis par les douces affections dont il est
le monument discret, et de M. Charles Coran, l'auteur amusant
parfois, parfois aussi trop épicurien, des Dernières élégances.
La petite comédie du Passant a créé la réputation de xM. François
Coppée. Un acte, moins que cela, une scène, a fait de lui le héros
de la jeunesse lettrée. Jusque-là, parmi les poètes de vingt à vingt-
cinq ans, il avait plusieurs rivaux. Le bonheur d'une soirée l'a mis
hors de pair; la ville et la cour ont accueilli avec empressement son
nom, que leur apprenaient les échos du théâtre. Les vers de M. Cop-
pée étaient restés dans un cercle étroit, on a beaucoup lu les vers
de l'auteur du Passant. Telle est la puissance d'un succès drama-
tique. Il est vrai que cette comédie en miniature méritait de réussir
par sa fraîcheur et par l'unité de ton qu'une action aussi simple
ne pouvait manquer d'avoir. Nous croyons assister au chant de ces
maggiolate que les jeunes Florentins, à l'origine de la poésie ita-
lienne, récitaient dans la saison du renouveau. En même temps ils
décoraient avec des feuillages verts du mois de mai la porte de
celle qu'ils appelaient leur madonna, et ne se lassaient pas de lui
répéter, pas plus qu'elle-même sans doute d'entendre, comment
les vers et les pensers d'amour repoussent avec les premiers
bourgeons. La poésie et l'amour sont un renouveau éternel, et
nous ne sommes pas étonnés que le public de l'Odéon ait prêté à
ce langage, exprimé en vers gracieux, une oreille aussi complai-
sante que les belles Florentines. M. Coppée nous paraît lui-même
un Zanetto qui, bien reçu par Sylvia une première fois, ne l'a pas
quittée sans esprit de retour. Il a goûté des joies du théâtre, il y
reviendra sans doute; pour nous, il est toujours le jeune poète du
LA POÉSIE ET LES POÈTES. 729
Reliquaire^ des Intimités et des Poèmes modernes^ qui, la veille de
son succès à la scène, pouvait dire comme son héros :
Dès demain, je saurai si Florence
Aime toujours le luth et les chansons d'amour.
Gomme lui, il était incertain sur la voie à suivre. Le Reliqucm^e,
excepté les deux pièces de la Sainte et des Aïeules, manque, à
notre avis, d'originalité. En le dédiant à « son cher maître, » l'au-
teur fait lui-même l'aveu de la direction à laquelle il obéit. Le dé-
dain qu'il marque dès sa première page pour l'élégie est d'em-
prunt : la nature lui avait donné un talent sensible et tendre, l'école
n'a pu faire de lui un impassible olympien. Certaines pièces trahis-
sent une imitation directe. Le Justicier est une réminiscence visible
des Poésies barbares, qu'il a dû beaucoup étudier. Malgré quelque
mélange d'élémens diiïérens, ce volume annonçait un poète des-
criptif moins l'érudition hellénique ou orientale, un Leconte de Lisle
en petit et qui n'avait pas dépassé les limites de la banlieue. Une
' page des Litimités avoue des préférences marquées pour M. Sainte-
Beuve, pour Musset et pour Baudelaire, que le poète met ensemble,
chose singulière, et qu'il appelle les a doux et les souffrans. » De
la poésie rêveuse, psychologique, de M. Sainte-Beuve, nous ne
trouvons ici aucune trace; mais il y a la marque de la lecture de
Baudelaire dans une petite pièce qui se termine par ce vers :
Quelque chose comme une odeur qui serait blonde,
et que nous ne transcrivons pas, puisque c'est là une de ces mé-
prises dont l'auteur nous semble s'être corrigé. Il ne restera en lui,
nous l'espérons, de cette influence de Baudelaire, qu'un exemple
curieux de ce qu'a pu faire pour gâter les jeunes esprits une re-
nommée équivoque née dans une brasserie, et qui pourtant s'est
répandue un instant dans des milieux plus sains. Si les Intimités
laissent apercevoir çà et là une sorte de Baudelaire jeune et can-
dide, la trace d'Alfred de Musset y est plus visible encore, mais
c'est une imitation toute de surface. Gomment en serait-il autre-
ment? Qui peut désormais, après les Nuits et la Lettre à Lamar-
tine, espérer, en sondant ses blessures, de faire tressaillir les âmes?
M. Goppée se trouvait entre deux écueils, celui d'exagérer quelque
légère souffrance morale que les années font oublier et celui de
paraître affecter une douloureuse expérience à laquelle on ne croi-
rait pas. Il a eu le bon goût d'éviter presque toujours le second, il
n'a pas échappé au premier, si l'on doit s'en rapporter à certains
vers tels que ceux-ci :
Passé, passé fatal par qui ma vie est prise !
Poison amer et doux dont ou meurt, mais qui grise!...
730 REVUE DES DEUX MONDES.
Pauvre poète! est-on tenté de s'écrier, être si jeune et avoir déjà
un passé fatal! Combien nous en avons vu des Mussets qui étaient
amoureux et malheureux par mode, et qui faisaient par anticipation
des (c confessions d'un enfant du siècle! » Pour M. Coppée, ces fan-
taisies d'imitation n'étaient que les incertitudes d'un talent qui se
cherchait, et il dit lui-même dans les Inlimilés :
Au fond je suis resté naïf, et mon passé,
Bien que sombre, n'a pas tout à fait effacé
De mon cœur la première et candide chimère...
... J'en ai quelquefois pour des heures
A me bercer alors d'espérances meilleures,
A rêver d'un doux nid, d'un amour de mon choix,
Et d'un bonheur très long, très calme et très bourgeois.
Voilà, je gage, M. Coppée peint par lui-même et tel qu'il est...
Pourquoi n'en pas convenir, dùt-il par cet aveu rompre avec Bau-
delaire et M. Leconte de Lisle?
A ses deux recueils antérieurs, nous préférons ses Poèmes mo-
dernes et à ceux-ci son petit acte du Passant. Sur les sept pièces
qui forment le volume des Poèmes modernes, il y en a cinq en vers
alexandrins coupés souvent d'une manière heureuse et neuve, sou-
vent aussi désarticulés, suivant l'exemple donné de loin en loin
par M. Leçon te de Lisle dans ses Poésies barbares et naturellement
exagéré par les disciples. De ces cinq morceaux, trois forment de
petites scènes dont la plus intéressante est le Banc, idylle surprise
aux Tuileries dans la conversation entre un soldat et une bonne
d'enfant; les autres sont deux petits drames dont le meilleur est
la Bénédiction. Un vieux sergent raconte qu'à Saragosse des gre-
nadiers français, outrés de l'obstination des prêtres espagnols, tirent
sur un moine qui les bénit avec le saint sacrement. La situation est
dramatique; point de description, tout est mouvement; le vers est
naturel, populaire sans vulgarité. Le dernier seulement nous blesse
comme une fausse note :
Amen! dit un tambour en éclatant de rire.
Ce vers et cet éclat de rire sont du pur Gavroche; l'auteur a oublié
qu'il n'y a en présence que la fureur du soldat et l'exaltation du
martyr. Ce n'est pas seulement la délicatesse constante des senti-
mens qui fait la supériorité du Passant, c'est la logique du cœur
satisfaite jusqu'au bout et surtout à la fin. Un dernier mot peut gâ-
ter tout un drame.
M. François Coppée est un jeune talent que le théâtre a emprunté
à la poésie. Il s'est en quelque sorte laissé faire, se rendant à l'in-
vitation qui lui était adressée, sans effort pour se déguiser, sans
LA POÉSIE ET LES POÈTES. 731
changer de costume, apportant avec lui ce qu'il avait, des vers
charmans et une sensibilité qui n'est pas étudiée. M. Edouard
Pailleron est un écrivain autrement complexe. Qu'il soit un véri-
table poète dramatique, c'est ce que des œuvres toujours en pro-
grès et en dernier lieu les Faux Ménages ont mis au-dessus de
toute discussion; mais, lors même qu'il n'eût pas donné, s,\ec Amours
et Haines, un nouveau gage aux amis de la poésie proprement dite,
ils trouveraient dans une foule de beaux vers de sa dernière comé-
die un accent auquel ils ne peuvent se tromper. Il y a dans M. Pail-
leron deux natures de talent. L'une, active et impert-onnelle, pleine
de jeunesse et de saillies, unit la vigueur à la finesse, deux qualités
qui se combattent parfois en lui. Appliquée à l'observation des
hommes, à la peinture des mœurs et à la connaissance du théâtre,
elle a produit l'écrivain applaudi à la scène. L'autre, personnelle
et méditative , se plaît dans les émotions délicates et dans l'ex-
pression des sentimens affectueux, au point de faire douter parfois
que cette sensibilité puisse se rencontrer avec cette vigueur. C'est
comme la source principale de sa veine lyrique; mais ici même son
tempérament ne perd pas ses droits, et le lyrisme sous sa plume
prend des allures satiriques. Dès le principe, et avant qu'il se fût
essayé dans cette œuvre du démon qu'on appelle la comédie, il
montrait cette double tendance de sa nature littéraire. Son premier
volume se divisait matériellement en deux parties, celle de l'ode
et celle de la satire. Le titre du second, Amours et Haines, indique
la même division, au moins dans la pensée. Tennyson trace le por-
trait idéal d'un poète « ayant la haine de la haine, le mépris du
mépris, l'amour de l'amour. »
Dowered with the hâte of hâte, the scora of scorn,
The love of love.
11 ne faut pas trop se fier à ces poètes angéliques : un beau jour,
les cordes moelleuses de leur lyre se brisent, et ils les remplacent
par des cordes d'airain. Les haines de M. Pailleron ne sont pas
tellement cruelles qn'elles l'empêchent de trouver le mot plaisant.
Malgré l'air menaçant de son titre, je ne crois pas qu'il y ait dans
tout son volume la dose nécessaire de fiel pour écrire une seule sa-
tire à la Juvénal. La vraie satire, celle qui ne rit pas, qui désigne
ses victimes et qui les déchire, est presque impossible aujourd'hui.
En tout cas, ce n'est pas M. Pailleron qui l'écrirait; il a trop la
vocation du poète comique, et rien ne diffère plus à notre sens de
la comédie que la satire véritable. Aussi regardons-nous ses Drôles,
son Eudore et son Pangloss comme des études théâtrales pleines de
promesses, comme des cartons d'après lesquels l'auteur peindra
quelque jour des fresques durables. Au contraire, la Hêlrée, Ode
732 REVUE DES DEUX MONDES.
an rire, les Roses, l'Aveu, les Brumes et surtout la Tombe ont
pour nous le charme particulier de confidences que nous fait l'au-
teur, et d'entretiens qui ne se produiront pas devant la rampe.
Heureux les poètes, puisqu'ils ont le privilège de fixer des souve-
nirs tels que celui qui est contenu dans V Aveu, heureux encore les
poètes, puisqu'ils savent consacrer leurs douleurs et leurs larmes
comme dans ces vers de la Tombe :
Le premier que je vis mourir
(J'étais trop jeune pour souffrir,
On souffre à l'âge où l'on espère),
Je le pleurai, c'était mon père.
Le deuxième (je le revois)
C'était mon frère cette fois;
Je l'embrassai calme et farouche,
Doute au cœur, blasphème à la bouche.
Mais le jour où Dieu me la prit
(La troisième fois c'était elle,
Elle, ma mère !) j'ai souri
Et j'ai dit : l'âme est immortelle!
Depuis elle, depuis ce temps.
Je n'ai plus ni pleurs, ni colère.
Et je ne souffre plus, j'espère.
Et je ne doute plus, j'attends.
Pourquoi aimons-nous à surprendre des larmes dans les poètes
qui ont le don du rire? On peut, hélas! douter de la sincérité du
rire, ainsi que de tout le reste dans la vie humaine : comment dou-
ter de la douleur et de la mort? La destinée se charge à chaque in-
stant d'en prouver la cruelle réalité. Molière, dans ses pages les
plus étincelantes, peut attrister quelquefois; nous ne connaissons
que deux ou trois lignes de lui où il ait sérieusement parlé de la
mort, et elles suffisent pour nous assurer que ce qu'il savait le
mieux faire, c'était de pleurer (1).
Dans le courant des idées que nous avons exposées et des pages
qu'on vient de lire, on a pu suivre une progression constante de
l'œuvre d'art à l'œuvre humaine ou personnelle. Par une rencontre
curieuse, nous sommes amené à clore cette évolution de la poésie
contemporaine par l'ouvrage le plus personnel, à notre avis, le plus
remarquable peut-être et certainement le plus contraire aux ha-
bitudes du public, l'ouvrage d'une jeune fille, les Rayons pe?^dus,
de M"^ Louisa Siefert. A certaines pages de ce livre, on croirait que
l'auteur nous dit sa propre histoire. Dans les deux sonnets placés
en tête du volume, elle se compare à la biche craintive qui, sur le
(1) Lettre d'envoi du sonnet à La Mothe-Levayer sur la mort de son fils.
LA. POÉSIE ET LES POÈTES. 733
bord d'un chemin, s'arrête hésitante avant de le traverser. C'est toute
sa préface, et nous l'en félicitons. Elle use du privilège du poète
qui peut se raconter lui-même ou inventer sans nous en avertir.
Nous userons du privilège de la critique en lisant ces poésies comme
un roman d'amour, un des plus simples et des plus vrais que nous
ayons jamais connus.
Dans une de ces familles protestantes qui autrefois conservaient
leur histoire particulière et intime avec d'autant plus de religion
que le pays leur refusait l'état civil et les droits du citoyen, une
jeune fille s'est rencontrée qui résume en elle l'énergie de la race,
la puissance de souffrir, le courage de la conviction , le mépris de
l'opinion commune. Elle interroge la mémoire de ses ancêtres pour
nourrir son âme de leurs pensées et surtout de leurs épreuves. Ce-
lui-ci est mort à vingt-deux ans, n'ayant chéri que sa mère et sa
sœur; à peine connut-il le désir du premier amour. Cet autre, qui
sous la république s'était battu pour la liberté, ne fut pas plus heu-
reux; les chagrins de la vie l'eurent bientôt écrasé. Une troisième
figure se présente à elle, plus conforme à la sienne, au moins à ce
qu'elle sera dans l'avenir; c'est la vieille fille en cheveux blancs qui
demeura jusqu'au bout fidèle à celui qu'elle avait aimé. Il y a un
peu de tout dans cette chronique de famille : ici un abbé qui se
rendit à Rome, mais un abbé selon le cœur de Voltaire, et qui re-
vint de Rome philosophe et libre penseur; là un soldat de Guillaume
de Hollande qui rentra en France parce qu'on y mourait pour sa
foi, et fut roué vif sur la place publique de Nîmes. Tous ont souf-
fert pour avoir aimé. La jeune fille évoque ces chères ombres : comme
le soldat de la répubhque, elle a le culte de la liberté, elle a la fidé-
lité sainte, la sublime opiniâtreté de la vieille fille; elle ne sera pas
condamnée au supplice comme le martyr, mais nos préjugés sont une
autre intolérance dont elle peut être la victime. Sera-t-elle jamais
tentée comme l'abbé de chercher contre ces préjugés un refuge
dans la philosophie et la libre pensée? Nous ne le croyons pas.
Elle est poète, elle aime, et cette double flamme a pris naissance
au même jour. A dix-huit ans, elle aime sans espoir; celui qu'elle
a vu dans l'intimité longtemps, sous l'œil de sa mère, s'est retiré.
Après quatre ans, il s'est aperçu qu'ils n'étaient pas faits l'un pour
l'autre. Qu'il y a de pauvres jeunes filles qui se reconnaîtront dans
cette position douloureuse qu'elles n'ont pas avouée! Qu'il y en a
qui ont adressé à leur ouvrage féminin abandonné pour de bien au-
tres soins, repris avec bien de la tristesse, des confidences comme
celles-ci ;
Laine blanche, crochet, roulés entre mes doigts,
Combien vous ai-je dit de secrets autrefois !
73/i REVUE DES DEUX MONDES.
Combien avez-vous vu de doux rêves éclore !
Vous en souvenez-vous?... Hélas! j'en tremble encore.
Ces petits drames, pour être étouffés dans le silence du cœur,
n'en ont pas moins leurs angoisses. Les joies ordinaires de la jeune
fille deviennent ses supplices. Il faut reprendre ses parures, et ce
n'est plus pour lui, se faire belle, et il ne vous verra pas rire, chan-
ter, jouer la comédie, avoir du naturel et de la verve, et lui seul
sous la fausse gaîté devinera la douleur, lui qui en est la cause. Il
faut toujours sourire, quand on aurait envie de pleurer, et causer à
l'infini de choses indifférentes et même odieuses pour mieux se taire
sur ce qui occupe sans cesse la pensée. Quoi donc? Est-ce de l'a-
mour ou de l'aveu qu'il faut rougir? la faute est-elle de croire à la
loyauté des promesses? où est en ceci l'égalité naturelle entre les
deux sexes? Chez les nations protestantes et surtout celles de race
saxonne, il y a un plus juste équilibre entre le jeune homme et la
jeune fille. Les protestans, pour favoriser le mariage, limitent la
puissance paternelle; la race saxonne fait aussi à ses filles une plus
large part de ce principe d'indépendance qu'elle appelle le self-
government. Chez nous, l'état des choses n'est pas le même : la ré-
volution a émancipé nos fils et a laissé nos filles dans la même sou-
mission. Un mariage était autrefois le contrat de deux familles; une
famille signant un pacte avec un jeune homme, telle est réellement
la position actuelle. L'équilibre ancien est rompu : c'est aux lois
de le rétablir progressivement et de rendre aux mœurs ce qu'elles
leur ont ôté.
La fille du martyr des Cévennes et du soldat de la république
ne cachera pas timidement sa blessure. Toute petite, elle s'annon-
çait hardie, entreprenante. « Ma petite lionne! » lui disait tout bas
sa mère, et ce mot faisait déjà déborder son jeune orgueil. Plus tard
la lecture, les fictions et la vérité, Homère et la Bible, l'Évangile et
la philosophie, ont achevé ce qu'avaient commencé en elle la nature
et l'air de la liberté. Les lâches silences n'étaient pas faits pour
celle qui avait salué l'amour avec cette sincérité d'enthousiasme :
Écoutez, écoutez : j'aime, je suis aimée,
Je puis vaincre la mort et braver l'inconnu ;
Mon ciel était obscur, mon âme était fermée ;
Voici : le jour s'est fait et l'amour est venu!
Le bonheur dura peu, juste le temps du malentendu de l'amour.
Il se composait de sourires, de regards, du hasard de deux mains
qui se rencontrent. Quoi de plus naturel quand on se croit d'accord
sur le but, quand la tendresse maternelle encourage des deux côtés
des espoirs légitimes, quand la présence de l'un et de l'autre sou-
LA POÉSIE ET LES POÈTES. 735
levait partout des murmures qui disaient tous la môme chose? Un
mot fit cesser la méprise, au moins d'un côté.
Il paraissait licureux de ma profonde joie,
Si franchement heureux que, dans un clan fou,
Je lui jetai, semblable à la tige qui ploie,
Mes bras autour du cou.
Une larme germa d'abord à sa paupière,
On l'eût dit attendri de ce geste d'enfant.
Car il lui révélait mon âme tout entière,
Ce baiser confiant !
Puis soudain tressaillant à mon étreinte ardente,
Si pleine de candeur et d'ingénuité.
Il me repoussa presque en disant : imprudente!
Avec sévérité.
Oh ! de ce moment-là je me sentis perdue...
Il oublia cette scène et fut plus que jamais attentif, assidu. Ce-
pendant la fille et la mère firent bientôt une visite à son logis
d'automne : la jeune enfant y fut reçue par sa mère à lui, à bras
ouverts. 11 parut; jamais il n'avait été si beau, si jeune. Il souriait;
tout souhaitait la bienvenue à la pauvre fille, jusqu'à la chienne
qui suivait son maître, et qui, en apercevant cette dernière, fit en-
tendre un cri joyeux. Il parla beaucoup et son entretien fut char-
mant; « il parle si bien, lui ! » On cueillit des roses, les plus rares,
les plus précieuses de l'année, des roses d'octobre; on fit des bou-
quets de verveine, de jasmin, de fleurs de grenadier; le jardin fut
dévasté. Il y avait moins de gaîté entre eux qu'autrefois; mais la fé-
licité profonde est sérieuse. A. la fin, elle était tremblante, lui pres-
que timide. Qui sait? Peut-être l' aimait-il, peut-être allait-il le
dire. La furtive larme qu'elle avait aperçue l'autre fois dans ses cils
n'était-elle pas un signe d'espoir? Quand elle partit, il souriait
sans émotion; pourtant il lui dit avec une douceur infinie : « A ce
soir! » Elle ne le revit que pour apprendre son malheur : l'aveu
qu'elle avait espéré était pour une autre. Pour que rien ne manque
aux péripéties de ce drame intime et aux succès de celui qui en est le
héros, trois cœurs de femme dépendent de ce dernier. La sérénité
calme de la première lui vaut sans doute d'être choisie; la tombe
est déjà refermée sur la seconde, qui n'a pu supporter sa peine;
la troisième est restée pour chanter un hymne vengeur de la souf-
france. Elle est trop fière pour mourir et trop blessée pour se taire.
Connaissez-vous beaucoup de vers plus francs que ceux où cette
fierté s'exprime?
Non, non, je ne suis pas de ces femmes qui meurent
Et rendent ce dernier service à leurs bourreaux,
Pour qu'ils vivent en paix et sans soucis demeurent.
736 REVUE DES DEUX MONDES,
Vois-tu, ces dévoùmens sont niais, s'ils sont très beaux.
Les liommes, je le sais, se complaisent trop vite,
Le pied sur ces cercueils, à poser en héros,
Et j'ai dégoût d'ouïr la manière hypocrite
Dont ils disent toujours de ces doux êtres morts :
« Un ange prie au ciel pour moi. Pauvre petite! »
Tu m'as trop bien appris que l'empire est aux forts.
Mourir, c'est oublier. J'aime mieux ma misère.
Tu ne me verras pas succomber sans efforts.
Elle s'exile enfin de sa présence, non sans des menaces encore; mais
la colère fait place à l'énergie. La courageuse jeune fille prête
l'oreille à la voix qui lui dit de vivre par la foi, par la liberté, par
le devoir. Elle fait le sacrifice suprême, et brûle son cher trésor de
lettres et de fleurs séchées. C'était la première et c'est la dernière
page de son roman. Allez et dispersez- vous au vent, cendres légères;
allez aussi, strophes touchantes, pleines de noblesse et de sensibi-
lité! Qu'importe maintenant si par hasard les douleurs que vous
chantez ont été de vraies larmes? Transfigurées par la poésie, elles
deviendront le souvenir de ceux qui veulent entendre dans les vers
l'accent d'une âme.
Et maintenant que nous avons, en partie du moins, vidé le coffret
qui renferme les chères reliques d'un amour déjeune fille, laissons
l'héroïne, quelle qu'elle soit, et disons les espérances que nous a fait
concevoir le talent de l'auteur, comme aussi les réserves que la sin-
cérité de nos éloges nous oblige d'exprimer. Il est remarquable
que la femme poète de notre temps qui a le plus osé être elle-
même, M"^ Desbordes- Valmore, soit aussi celle qui se montre le
moins préoccupée de la question d'art. Ses bons vers ont toujours
coulé de source. A côté de ceux que les meilleurs écrivains n'au-
raient pas hésité à signer, on en trouve chez elle qui sont d'une
marque un peu effacée ou vieillie. M'''' Siefert, plus personnelle en-
core, a beaucoup aussi de ces traits qui partent d'eux-mêmes et qui
semblent le jet naturel du talent féminin; mais les secrets de l'art
ne lui sont ni indifférens ni étrangers. L'abus des épithètes est par
momens l'une de ses imperfections; elle ne rime pas toujours riche-
ment : dans une jeune (ille de dix-huit ans, ces faiblesses, dont le
petit nombre étonne, sont une grâce de plus. Elle connaît les poètes
modernes, elle a étudié les rhythmes nouveaux ; on peut dire même
qu'elle en invente. Je ne saurais donc m'étonner que M. Victor
Hugo ait exercé sur elle une influence assez profonde, tandis que
sa devancière a trouvé dans Lamartine, sinon un modèle, du moins
les sons aimé-s qui ont réveillé la musique intérieure. Il fallait la
note ardente de la Tristesse d'Ohjmpio pour évoquer cette créa-
tion d'un type inattendu, d'une vierge passionnée autant que pure.
LA POÉSIE ET LES POÈTES. 737
Pour dire toute notre pensée sur le talent de M"'' Louisa Siefert,
il y a quelques réserves à faire sur sa tendance à l'imitation. Que
l'on choisisse dans les Rayons perdus les morceaux qui rappellent
des modèles connus, on peut être sûr d'avance que le choix tom-
bera sur ce que le volume contient de moins heureux. L'Année ré-
imhlicaine est pleine de souvenirs : jamais M"'' Siefert n'a été moins
elle-même. Peut-être s'est-elle trop hâtée de retourner à la source
pure des beaux vers, et ne lui a-t-elle pas laissé le temps de se
remplir. Peut-être aussi avait- elle la première fois trop complète-
ment répandu son cœur.
Voir, penser, sentir, ces trois rnots renferment la poésie de tous
les temps. Nous avons rencontré dans cet aperçu rapide des hommes
heureusement doués pour saisir les contours des choses et trans-
porter dans les paroles les vives couleurs qui sont dans les olijets.
Ils peignent quelquefois avec force, et décrivent toujours avec in-
dustrie. Ils sont les héritiers directs des novateurs qui ont rendu à
l'art des vers le son et le coloris, et pourtant ils reviennent sans le
vouloir aux petitesses de l'art que leurs devanciers avaient détrôné.
Quelques-uns cependant, tenus pour idéalistes ou traités d'artistes
timides, voient quelque chose au-dehà de ce que perçoivent les yeux;
leur art ne se borne pas à être un modelé savant. Après ceux-ci
et pour la première fois peut-être, nous avons dégagé de la foule
les poètes qui veulent avec quelque justice être comptés pour des
penseurs; nés du temps présent, comme le besoin de sincérité naît
des situations factices, ils manquent les uns de mesure, les autres
de décision; ils comprennent mieux qu'on ne l'avait fait jusque-là
l'utilité de la science pour la poésie, mais ils tendent à confondre
l'une avec l'autre, ils se défient trop du sentiment. Les derniers
sont de ceux qui, ne pouvant se passer de vivre parmi les hommes,
trouvent des vers qui viennent du cœur et qui y retournent. Un
ancien disait que les bois sacrés étaient l'habitation préférée des
amis de la Muse ; il parlait sans doute des écrivains que nous ran-
gerions parmi les descriptifs ou les pnilosopbes. Charles Lamb,
un enfant de Londres, pensait au contraire qu'il fallait aux poètes
l'habitation des grandes villes; il songeait à ceux que nous avons
appelés humains. Grands ou petits, il y en a toujours. Tout passe
et tout s'épuise, excepté le cœur de l'homme; mais le défaut du
cœur est de se trop aimer, il le communique à la poésie humaine
et la fait tomber dans l'excès de la personnalité. Peut-être la per-
fection réside-t-elle dans un juste tempérament des diverses facultés
de voir, de penser et de sentir.
Louis Etienne.
TOME LXXXII. — 18G9. 47
ETUDES
1^
LE PORTUGAL.
Les études d'économie rurale prennent faveur en Europe. Les écrits sur
ce sujet étaient déjà nombreux en Angleterre et en Allemagne. En Italie,
il siifTit de citer les ouvrages de M. Jacini, qui est devenu ministre des
travaux publics, et en Belgique les remarquables études de M. Emile de
Laveleye, publiées pour la plupart dans la Revue. Voici maintenant un
petit pays qui vient d'entrer dans la même voie avec une louable ému-
lation. Il n'y a pas de peuple qui ait depuis trente ans fait de plus
grandes tentatives pour se régénérer que le Portugal, et à tout ce qu'il
a déjà tenté il vient d'ajouter un effort marqué vers l'étude de l'écono-
mie rurale. Au mois d'avril de l'année dernière, une commission a été
nommée par le roi pour réunir les élémens d'une statistique agricole.
Cette commission, présidée par un pair du royaume, M. Rebello da
Silva, a pris ses devoirs fort au sérieux. Deux volumes ont déjà paru
par ses soins à l'imprimerie nationale de Lisbonne. Le premier est une
histoire de la population et de l'agriculture en Portugal depuis la fon-
dation de la monarchie jusqu'en I6/4O, année de la grande insurrection
nationale contre l'Espagne; cette publication doit être continuée plus tard
jusqu'à nos jours. Le second volume est un simple Abrégé d'économie ru-
rale à Vusage des écoles populaires. Tous deux ont pour auteur le prési-
dent de la commission, un des meilleurs écrivains du Portugal,
ÉTUDES d'Économie rurale. 739
Déjà connu par d'excellens travaux historiques (1), M. Rebello da Silva
pouvait mieux qu'un autre écrire l'histoire de l'agriculture de son pays.
Grâce à lui, le Portugal aura ce qui manque encore à beaucoup d'états
européens. Les notes placées au bas des pages montrent qu'il a pu con-
sulter un nombre extraordinaire de documens. Suivant lui, les révolu-
tions économiques du Portugal n'ont pas été tout à fait aussi grandes
qu'on l'avait cru jusqu'ici. Quelques historiens ont dit que l'agriculture
portugaise était au moyen âge presque aussi avancée que de nos jours;
telle n'est pas son opinion. Tout en reconnaissant le bon gouvernement
du roi Denis, surnommé le Laboureur (lavrador), il regarde comme des
illusions les merveilles attribuées à l'administration de ce prince, qui
vivait à la fin du xm*^ siècle. On avait porté à h millions le nombre des
habitans du royaume sous le règne heureux de dom Manuel; il le réduit
de plus de moitié. Peu favorable à l'ordre social de ces temps, il ne peut
admettre que la féodalité militaire et religieuse ait pu se concilier avec
un pareil développement de la population et de la culture.
Le caractère général de l'histoire du Portugal n'en est pas d'ailleurs
changé. Il demeure toujours certain que ce royaume, s'il n'était pas tout
à fait aussi peuplé qu'aujourd'hui, jouissait d'une grande prospérité re-
lative dans les xiv*' et xv® siècles, et qu'une décadence marquée a com-
mencé pour lui avec le siècle suivant. La population en 16/|0 n'excédait
pas, d'après M. Rebello da Silva, 1,200,000 âmes; elle avait diminué
d'un tiers depuis dom Manuel. La monarchie a eu son premier siège au
nord, dans le pays situé entre le Minho et le Douro; de là elle s'est
étendue progressivement vers le midi, portant avec elle la colonisa-
tion. Quand la capitale eut été placée à l'embouchure du Tage, l'activité
nationale se tourna vers l'Océan et négligea l'intérieur. La période des
découvertes et des expéditions d'outre-mer a eu un éclat incomparable.
Des richesses immenses affluaient à Lisbonne; mais sous ces magnifiques
apparences se cachait un vice profond. Pendant que la capitale grandis-
sait par le commerce maritime, l'émigration ruinait les provinces. La
corruption des mœurs, fruit empoisonné des conquêtes asiatiques, atta-
quait la population dans sa source. Quand cette grande expansion colo-
niale vint à baisser par suite de la concurrence des autres peuples, la
nation s'affaissa sur elle-même. Elle tomba sous la domination espa-
gnole, qui acheva de l'épuiser.
Le Portugal a prouvé d'une manière frappante la vérité de ces paroles
d'Adam Smith : « le capital acquis à un pays par le commerce n'est
pour lui qu'une possession précaire et incertaine, tant qu'il n'en a pas
réalisé une partie dans la culture de ses terres; les révolutions de la
(1) Voyez, dans la Revue du 1" janvier 18C6, Philippe II et le roi dom Antonio de
Portugal, par M. Charles de Mazade.
7/iO REVUE DES DEUX MONDES.
guerre et du gouvernement tarissent les sources de la richesse qui vient
du commerce, celle qui procède des progrès solides de l'agriculture est
d'une nature beaucoup plus durable. » Le livre de M. Rebello da Silva
donne un éloquent commentaire de cet axiome e'conomique. « Nous
avons cru, dit-il, que nous avions dans l'Inde un majorât inépuisable,
et nous avons délaissé notre propre héritage. » A cette cause générale de
décadence vinrent s'en joindre d'autres. Le fanatisme monastique et la
tyrannie féodale prirent possession du Portugal. L'expulsion des Maures
et des Juifs est de l/î99, l'établissement de l'inquisition de 153G. Pres-
que toutes les terres appartenaient à la couronne, au clergé et à la no-
blesse. Les cultivateurs désertaient les campagnes, on essayait en vain
de les remplacer par des esclaves venus d'Afrique. Les céréales montè-
rent à des prix excessifs; on fut forcé d'avoir recours à d'énormes im-
portations pour nourrir une population en déclin. Depuis 1640, l'agri-
culture portugaise a du faire des progrès sensibles, puisque la population
a triplé; l'histoire de ces progrès fera le sujet du second volume.
L'Abrégé d économie rurale à l'usage des écoles joopulaires présente un
intérêt plus actuel. L'auteur y a réuni des notions justes sur le rôle des
capitaux dans la formation de la richesse, sur la comparaison de la
grande et de la petite propriété, de la grande et de la petite culture, sur
l'action de la législation civile, sur la répartition de l'impôt, sur l'impor-
tance des moyens de communication, sur le débat entre la protection et
la liberté commerciale. Présentées sous cette forme élémentaire, ces
idées peuvent se répandre utilement. On aime à voir un homme que ses
succès littéraires et politiques ont placé haut dans l'état consacrer de
généreux efforts à l'enseignement populaire; mais ce n'est pas seulement
aux écoles primaires que s'adresse ce modeste volume. On y trouve le
résumé le plus complet qui ait paru jusqu'ici de l'état de l'économie ru-
rale en Portugal. Sous ce rapport, il mérite une attention spéciale. L'au-
teur a soin de nous prévenir que les travaux de la commission de sta-
tistique ne sont pas assez avancés pour donner à ses évaluations une
certitude suffisante; ce n'est qu'un essai, un premier aperçu.
Le Portugal a été à la fois très bien et très mal traité par la nature.
On y trouve des plaines et des vallées d'une admirable fertilité, et les
parties cultivées ont l'aspect d'un véritable jardin; mais un tiers environ
du territoire se compose de montagnes escarpées, et sur d'autres points
s'étendent des plateaux arides que la culture n'a pas encore abordés.
On jouit sur les côtes du climat le plus heureux, le voisinage de l'Océan
rend les hivers extrêmement doux et tempère l'ardeur des étés; mais
dans les parties les plus favorisées des marais répandent autour d'eux
l'insalubrité. Les vents d'ouest y déposent des pluies abondantes, et le
sol est arrosé par de nombreuses rivières; mais ces cours d'eau ont des
lits encombrés par les sables qui mettent obstacle à la navigation et à
ÉTUDES d'Économie rurale. 7 Ai
l'irrigation. Cette terre présente tous les contrastes, depuis les cimes
neigeuses de la Sierra d'Estrella jusqu'aux rivages méridionaux, qui
semblent détachés de la côte d'Afrique. La constitution générale est vol-
canique, et les tremblemens de terre ont été fréquens et terribles.
Le royaume a une superficie de 9 millions d'hectares, sans compter les
îles, ou le sixième de la France. On le divisait autrefois en six provinces.
Aujourd'hui on l'a partagé, à l'instar de la France, en dix-sept districts
ou départemens. Au point de vue agricole, M. Rebello da Silva y distingue
quatre régions d'une étendue inégale, le nord, le centre, le sud et les
montagnes. 11 me paraîtrait plus simple de n'en admettre que trois ayant
chacune 3 millions d'hectares. La première, qu'on peut appeler la région
maritime ou occidentale, s'étend le long de l'Océan; elle comprend l'an-
cienne province de Minho, un des pays les plus riches et les mieux cul-
tivés de l'Europe, la moitié de la province de Beïra et une grande partie
de l'Estrémadure; c'est de beaucoup la plus féconde et la plus prospère.
La seconde, qu'on peut appeler la région montagneuse ou orientale, se
compose de l'ancienne province de Tras-os-Montes et du reste de la Beïra
et de l'Estrémadure; elle est toute hérissée de montagnes. La troisième,
la région du sud, comprend l'Alemtejo (pays au-delà du Tage) et la petite
province de l'Algarve; c'est la plus inculte. A ces trois divisions répon-
dent trois climats : sur le littoral humide et chaud, dans les montagnes
variable et tempéré, dans le sud extrêmement chaud et sec.
D'après cet essai de statistique rurale, il n'y aurait en tout que 2 mil-
lions d'hectares cultivés; 7 millions d'hectares sur 9, plus des trois
quarts du sol, seraient incultes. Un examen plus approfondi révélera pro-
bablement une plus grande étendue de terres ouvertes. On aura sans
doute confondu une partie des jachères avec les terres incultes. Il y a des
champs qui ne sont cultivés que tous les dix ans; dans quelle catégorie
faut-il les placer? De même on n'attribue aux bois qu'une étendue de
100,000 hectares, ou un peu plus du centième du sol. Si déboisé que
puisse être le Portugal, j'ai peine à croire qu'il le soit à ce point. On
n'aura tenu aucun compte des terrains à demi boisés, comme il doit s'en
trouver beaucoup. Un rapport adressé au ministre des travaux publics en
18Û8 par l'Institut géographique de Lisbonne porte l'étendue des ter-
rains réellement incultes à la moitié environ de la superficie totale, ou
A, 500, 000 hectares. Là doit être la vérité. La différence sans doute est
remplie par les terrains à demi cultivés et à demi boisés. Il va sans dire
que la plus grande partie des terres cultivées se trouve dans la zone du
littoral; les deux autres ne présentent que de rares oasis autour des
villes, séparées par des montagnes ou par des landes {cliarnecas).
V Abrégé d'économie rurale évalue à 562 millions le produit brut des
terres. Je serais porté à croire qu'il y a quelque exagération dans ce
chiffre. On y fait figurer le travail des bœufs pour 21 millions; mais le
7â2 REVUE DES DEUX MONDES.
travail des bœufs n'est pas un produit, c'est un moyen de production.
Ensuite on porte à 43 fr, la valeur moyenne de l'hectolitre de vin : il se
peut que les vins du haut Douro destinés à l'exportation aient en effet
cette valeur; les vins communs du pays peuvent difficilement monter
à ce prix. En France, la valeur moyenne de l'hectolitre de vin nouveau
était portée autrefois à 12 fr. 50 c; elle peut s'élever aujourd'hui, après
les ravages de l'oïdium, à 18 ou 20 francs. Enfin le chiffre de 19 millions
indiqué pour les produits des bois paraît inconciliable avec l'étendue
attribuée à la superficie boisée; ce ne serait rien moins qu'un produit
moyen de 190 fr. par hectare. Si nous ajoutons qu'on n'a pas retranché
les semences des céréales, nous trouverons qu'il faut probablement sous-
traire de l'estimation une centaine de millions. La production agricole
du Portugal serait alors de 450 millions (1), ou 50 francs par hectare de
la superficie totale, la moitié environ de ce qu'elle est en France. Divisée
par les 2 millions d'hectares que V Abrégé d'économie rurale donne à la
surface cultivée, ce serait encore une moyenne de 225 francs par hectare,
c'est-à-dire beaucoup plus qu'en Angleterre, en Belgique, dans les pays
les mieux cultivés. En comptant 4 millions d'hectares plus ou moins tra-
vaillés, on arriverait à un résultat plus vraisemblable. Je soumets ces
conjectures à la commission portugaise de statistique agricole.
Quoi qu'il en soit, ce qui frappe le plus dans cette statistique, c'est la
faible proportion des produits animaux. Le Portugal possède très peu de
bétail ; M. Piebello da Silva estime à 5 millions de têtes le nombre total
des animaux domestiques. La race bovine y figure pour 520,000; la
race ovine pour 2,400,000; 1 million de chèvres, 850,000 cochons et
230,000 chevaux, mulets ou ânes complètent les 5 millions. En comp-
tant 10 moutons et 4 porcs pour une tête de gros bétail, on arrive à
une moyenne de 14 têtes par 100 hectares, tandis que l'Angleterre en
possède 99, la Belgique 58, la Hollande 52, l'Allemagne 44, la France 38.
Avec les ressources que présente le pays, la production du bétail peut
certainement s'accroître; mais il ne faut pas se dissimuler que la na-
ture du climat dans le sud oppose de sérieux obstacles h un large déve-
loppement des races animales. Tous les pays méridionaux en sont là.
Le gros bétail se concentre dans le nord, c'est en effet dans cette ré-
gion qu'on trouve la plus grande partie des prairies naturelles et presque
toutes les prairies artificielles; c'est là aussi que commence à se répandre
la culture des racines pour la nourriture des bestiaux. De belles races s'y
sont formées de longue main, et entre autres la race appelée harroza,
qui fournit à la fois de bonnes vaches laitières et d'excellens sujets pour
(1) Le Portugal a adopté le système métrique : on y compte par hectolitres, par hec-
tares et par kilogrammes, ce qui facilite les comparaisons; mais il a conservé son sys-
tème monétaire. Nous avons estimé dans nos calculs le milréis h G francs.
ÉTUDES d'Économie rurale. 7 A3
l'engraissement. Depuis quelques années, l'exportation de ces bestiaux
gras pour l'Angleterre devient assez active. Dans le reste du littoral et
des montagnes, des assainissemens de marais ou des travaux d'irriga-
tion peuvent fournir les moyens de créer de nouvelles prairies, A mesure
qu'on avance vers le sud, les prairies naturelles disparaissent. Le Por-
tugal possède une plante fourragère qui lui est propre, la serradelle; on
y cultive aussi la luzerne avec succès, mais sur de faibles étendues. Il
faudrait décupler au moins les prairies artificielles pour que l'augmen-
tation des fourrages fût sensible, et ce n'est pas une petite affaire.
Quoique le sud ait bien peu d'animaux, une meilleure culture devrait
commencer par en diminuer le nombre. Il faudrait d'abord supprimer
autant que possible l'animal vagabond et destructeur par excellence, la
chèvre; cette révolution rencontrera longtemps de grands obstacles dans
les habitudes de la population. La dépaissance des moutons eux-mêmes
fait beaucoup de mal pour peu de profit. Ces moutons donnent peu de
viande et de laine, leur fumier se perd dans les pâturages. Les cochons
sont excellens; mais le nombre en est limité par la nature de leur régime :
ils se nourrissent de glands qu'ils ramassent eux-mêmes. La production
des chevaux est en décadence. On les remplace par des mulets et sur-
tout par des ânes. Dans les trois quarts du territoire, les abris même
manquent aux animaux, et, pour les faire passer de la vie sauvage à la
vie domestique, il faut tout changer.
Le froment est la céréale qui occupe le moins de place; il est dépassé
par le maïs et surtout par le seigle, qui domine dans la région monta-
gneuse. Le froment ne donne en moyenne que 8 hectolitres à l'hectare,
le seigle produit moins encore, 6 hectolitres seulement. Dans tous les
pays qui ressemblent au Portugal, on obtient rarement un rendement
supérieur. L'abondante production des céréales est liée par un enchaîne-
ment étroit à la multiplication du bétail ; pour que les étendues ense-
mencées s'accroissent, pour que les rendemens s'élèvent, il faut que les
prairies artificielles et les racines s'étendent parallèlement. Presque tout
le froment récolté vient dans l'Alemtejo, qui pourrait être et qui sera un
jour le grenier du Portugal ; mais que de temps et de capitaux pour dé-
fricher ces landes immenses ! On n'évalue la récolte d'orge qu'à
700,000 hectolitres; l'avoine réussit encore moins. Le maïs est le grain
le plus avantageux, il donne 18 hectolitres par hectare. C'est la zone
maritime qui le produit. On a cherché un supplément de céréales dans
la culture du riz ; Texpérience a prouvé que cette culture est une cause
redoutable d'insalubrité. Les rizières se trouvent pour la plupart dans les
environs de Lisbonne^ on demande avec raison qu'elles soient abandon-
nées. Les légumes secs offrent une ressource dont on ne tire peut-être pas
assez grand parti : c'est un produit qui réussit parfaitement et qui joue
un grand rôle dans l'alimentation populaire.
7A4 REVUE DES DEUX MONDES.
L'avenir du pays paraît être surtout dans l'arboriculture. Au premier
rang viennent l'olivier, le mûrier, les arbres à fruits. L'olivier ne couvre
encore que /i2,000 hectares,^ et il ne donne qu'un produit misératlle.
Avec plus de soins, on pourrait étendre l'exportation de l'huile d'olive;
la France à elle seule en achète tous les ans pour 25 millions. Le mûrier
était autrefois encore plus négligé; depuis quelques années, l'élévation
du prix de la soie a tourné l'attention vers cette culture. En 1868, la ré-
colte des cocons s'est élevée à 2 millions de kilogrammes, valant en-
semble 8,400,000 francs, qui ont été payés par la France et par l'Angle-
terre. Le Portugal a eu le bonheur d'échapper à la maladie, il exporte
de la graine de vers à soie.
Le vin est depuis longtemps la plus grande richesse agricole. Les vins
recherchés par les Anglais sous le nom de vins de Porto se récoltent
sur les rives du Douro. On en protégeait autrefois la production par des
monopoles qui ont aujourd'hui à peu près disparu. Ce vignoble célèbre
n'a pas une grande étendue; on ne lui donne pas plus de 30,000 hectares.
La culture en est très soignée, elle exige beaucoup de bras. La vigne
y est plantée en terrasses artistement construites et soutenue par de
petits échalas. Une partie du produit est transformée en eau-de-vie et
sert à ajouter un supplément d'alcool aux vins exportés. Le vignoble ^
du Douro ne produit guère que le dixième de la récolte totale du vin.
Dans la province de Minho, on cultive généralement la vigne en hau-
tains, comme en Italie, c'est-à-dire en l'enlaçant à de grands arbres
qui la laissent retomber en gracieux festons. L'aspect de ces treilles est
chaiiuiant; mais les raisins qu'elles produisent mûrissent difficilement
et ne donnent qu'un vin acide et vert. Les vins qu'on appelle mûrs s'ob-
tiennent par une meilleure culture et présentent de nombreuses varié-
tés. On a peine à comprendre comment la vigne ne couvre encore que
189,000 hectares dans un pays qui lui convient si bien. La production est
sans doute contenue par le débouché; l'exporiation n'en écoule qu'une
faible quantité (200,000 hectolitres par an), et la consommation inté-
rieure ne peut guère excéder un hectolitre par tête. L'oïdium a encore
moins épargné les vignobles portugais que les nôtres. En 1851, la récolte
totale du vin avait dépassé 3 millions d'hectolitres; dix ans après, en
18G2, elle n'était plus que de 860,000; elle avait baissé des trois quarts.
îl faut que la production se soit beaucoup relevée, puisqu'on l'évalue
aujourd'hui à 5 millions d'hectolitres, soit une moyenne de 27 hecto-
litres à l'hectare. On cherche partout de nouveaux débouchés, notam-
ment au Brésil et aux États-Unis; si on les trouve, la culture de la vigne
fera probablement des progrès.
La production des fruits peut être en quelque sorte illimitée; les
oranges, les citrons, les figues, les amandes, les caroubes, les pêches, les
abricots frais ou secs, alimentent une exportation annuelle de 5 ou
ÉTUDES d'Économie rurale. 7A5
6 millions de francs, et fournissent à l'intérieur à une consommation im-
mense. On voit que le Portugal doit surtout compter sur l'exportation
pour l'écoulement de ses principaux produits; c'est le sort commun do
ces petits états qui n'ont pas en eux-mêmes de débouchés suffîsans.
Le déboisement est le plus grand fléau du pays. Même en triplant, en
quadruplant l'étendue donnée aux bois par Y Abrège cVèconomic rurale,
on arrive à un total insignifiant. Cette destruction de la sr.rface boisée a
des inconvéniens de toute sorte. Outre qu'on y perd un revenu considé-
rable, elle rend capricieux et irrégulier le régime des eaux, détermine
des inégalités dans le climat et contribue à l'insalubrité de quelques par-
ties du territoire. On ne peut pas estimer à moins de 2 millions d'hec-
tares l'étendue qu'il serait utile de mettre en bois. C'est l'entreprise qui
appelle le plus les efforts du gouvernement. Le roi Denis, le colonisateur
par excellence, a donné un grand exemple il y a six cents ans : il a planté
près de Leïria une forêt de pins qui est encore aujourd'hui magnifique,
et qui, bien que dévastée par un incendie, s'étend sur une superficie de
10,000 hectares. Le roi dom Fernand, père du roi actuel, a voulu imiter
ce brillant modèle; il a formé dans le parc de son château de Cintra une
superbe collection de toutes les variétés d'arbres verts.
Un membre de la commission de statistique agricole, M. Venancio
Deslandes, chargé, il y a quelques années, d'une mission spéciale dans
les pays étrangers, a publié à son retour un excellent rapport sur l'en-
seignement forestier. Il proposait rétablissement d'une école forestière
dans l'ancien couvent de Bussaco, près Coïmbre, célèbre par la beauté
de son bois de cèdres et de cyprès; ce projet n'a pas encore reçu d'exé-
cution. Par la diversité de ses climats, le Portugal peut cultiver toutes
les espèces d'arbres, celles des pays les plus froids comme celles des
pays les plus chauds. Le chêne-liége surtout peut y être l'objet d'une
exploitation fructueuse. Cet arbre précieux donne un double produit; il
nourrit avec ses glands des légions de porcs et fournit par son écorce un
élément d'exportation; le liège du Portugal arrive maintenant en France
et dans le reste de l'Europe. Joignez-y le châtaignier, si répandu en
Corse et en Sicile, le noyer, qui donne des fruits en abondance, et toutes
les essences forestières des deux mondes, résineuses ou non. Quand l'état
ne boiserait que cinq ou six mille hectares par an, il serait probable-
ment suivi par les grands propriétaires et par les communes.
Les voyageurs sont unanimes pour dire que les arbres de toute espèce
viennent m.erveilleusement en Portugal. Ce qui manque le plus au pays
est ce que le sol produit le mieux. On admire surtout la splendide vé-
gétation de Cintra, vantée par lord Byron, encore plus éclatante aujour-
d'hui que du temps de Childe Harold. Le bananier y pousse auprès de
l'épicéa, le palmier à côté du chêne; les conifères y prennent rapidement
des proportions gigantesques. ()\iq cette belle exception se généralise, et
7llQ REVUE DES DEUX MONDES.
le Portugal aura fait un grand pas, le plus grand peut-être qu'il puisse
faire. La culture des arbres n'exige ni beaucoup de capitaux ni beaucoup
de bras, et c'est une des plus riches , soit par elle-même, soit par les
conséquences qu'elle entraîne , surtout dans les régions méridionales.
Les autres cultures réussissent diflicilement sur un sol déboisé; le boise-
ment au contraire apporte avec lui la fécondité non moins que la beauté.
Tout s'anime et se vivifie sous l'influence des forêts; les sources naissent,
la verdure s'étend, le sol se reforme, l'air s'épure, les animaux se multi-
plient, l'homme peut vivre et prospérer. Les anciens le savaient comme
nous. Que demande avant tout Virgile dans ses rêves de poésie cham-
pêtre? L'ombre immense des grands bois; il invoque les dieux forestiers
et les nymphes leurs compagnes,
Panaque, Sylvaiiumque senem, nyniphasque sorores.
La population actuelle du Portugal s'élève à k raillions d'âmes
(3,987,000), ce qui donne une moyenne de kh habitans par 100 hec-
tares. La France en ayant 69, la population spécifique du Portugal égale
les deux tiers de la nôtre. La répartition entre les districts présente
les contrastes les plus tranchés. Le district de Porto a une densité de
population qui rivalise avec celle de la Belgique (164 habitans par
100 hectares). La province d'Alemtejo tout entière est au contraire un
des pays les plus déserts de l'Europe (15 habitans par 100 hectares).
Tout est mouvement et activité dans le nord, tout est silence et solitude
à l'autre extrémité du territoire,
La population rurale forme les trois quarts environ du total. S'il était
vrai que la culture s'étendît seulement sur 2 millions d'hectares, cette
population serait, relativement au sol cultivé, de 150 habitans par
100 hectares, proportion extraordinaire qui ne se retrouve pas dans les
pays les plus peuplés. En France, la population rurale est de 50 têtes
par 100 hectares de la superficie correspondante. Quelle que soit l'éten-
due réelle du sol cultivé, la population rurale du Portugal est évidem-
ment excessive pour cette étendue; elle gagnerait à se répandre plus
uniformément sur l'ensemble du royaume. Comment décider les labo-
rieux habitans du Minho, au lieu de s'entasser les uns sur les autres,
à coloniser de proche en proche les solitudes de l'intérieur? Jusqu'à pré-
sent, ils aiment mieux émigrer au Brésil que dans les provinces reculées
de la mère-patrie ; la vieille tradition du Portugal n'a pas perdu sa puis-
sance. C'est aux propriétaires des sols délaissés qu'il appartient d'attirer
par des conditions meilleures de nouveaux cultivateurs.
Les populations rurales du Portugal, dit M. Rebello da Silva, sont en
général peu robustes, indolentes et apathiques. Le manque d'alimenta-
tion et les miasmes paludéens atténuent leur vigueur; leur nourriture
ÉTUDES d'Économie rurale. 11x1
est toute végétale. D'après la production comparée des deux pays, la ra-
tion moyenne d'un Portugais serait le quart de celle d'un Français en
viande et en froment, on n'y supplée qu'imparfaitement par un supplé-
ment de maïs, de seigle, de légumes et de fruits. Le vin ne manque
pas, mais le laitage fait défaut. Malgré la sobriété proverbiale des peu-
ples méridionaux, ce régime ne suffirait pas, s'il ne venait s'y joindre une
assez grande quantité de poisson. La population nationale s'accroît len-
tement; elle était de 3,200,000 âmes en 1807, elle en a gagné 800,000 en
soixante ans; c'est la même progression qu'en France. La moitié environ
de la population rurale se compose de propriétaires cultivant eux-mêmes.
La plupart se trouvent dans le Minho. La propriété est divisée à l'excès
dans cette province, tandis que les trois quarts de la Beïra et de l'Alem-
tejo appartiennent à de très grands propriétaires.
L'industrie agricole s'exerce d'après quatre systèmes difïérens, le
faire-valoir direct, le fermage, le métayage, le bail emphytéotique, qui
paraît assez usité. Le nouveau code civil, promulgué en 1867, établit
avec clarté les règles applicables aux différentes espèces de baux, et
simplifie les usages confus qui régnaient dans les provinces. M. Rebelle
da Silva insiste sur la nécessité d'organiser de bonnes entreprises agri-
coles en créant une classe de fermiers instruits et riches. Malheureuse-
ment la plupart des propriétaires ignorent encore qu'il n'y a pas de cul-
ture prospère avec des fermiers pauvres. C'est la petite culture qui
domine. La grande n'est pourtant pas inconnue. Un voyageur français
qui parcourait le Portugal en 1861, M. Lesage, en donne un exemple
frappant. « Un seul fermier, dit-il, car ce sont des fermiers qui prennent
souvent à bail plusieurs propriétés, emploie à ses travaux 100 charrues.
Il récolte 6,500 hectolitres de froment, autant de mais, de 1,000 à
1,500 hectolitres d'orge, de fèves, de haricots, de 500 à 1,200 hectolitres
d'huile, 4,100 de vin. 11 compte dans ses troupeaux 1,000 bêtes à cornes
presque sauvages, 200 autres tenues en domesticité, de 3 à 4,000 bêtes
à laine, de 500 à 800 porcs, 300 animaux de la race chevaline. Ses do-
mestiques sont au nombre de 200. » Cet exemple donne une idée du degré
que peut atteindre l'industrie agricole en Portugal. M. Rafaël José da
Cunha, dont il est ici question, a été plus loin que d'autres dans la car-
rière; mais il avait des précédens. Les machines agricoles commencent à
s'introduire. Dans les terres louées à la compagnie des Lezirias (allu-
vions du Tage), qui forment un domaine de plus de 3,000 hectares divi-
sés en trois fermes, on emploie, dit-on, avec fruit les plus coûteux engins
de la culture anglaise. La petite culture reste fidèle, comme partout, aux
instrumens les plus élémentaires.
M. Rebelle da Silva reproche à la grande propriété son peu de goût
pour la vie rurale. Il déplore que la riante vallée du Tage, les bords déli-
cieux du Mondego, chantés par Gamoëns, les sites pittoresques de la ré-
748 REVUE DES DEUX MONDES.
gion alpestre, les déserts sauvages de l'Alemtejo, n'attirent pas davan-
tage les principaux possesseurs. « L'ahscnlèisme, s'écrie-t-il, s'il nous est
permis de nous servir de ce mot étranger, est devenu la règle de nos
grands propriétaires. La plupart sont nés et sont morts sans avoir une
seule fois jeté un coup d'œil sur un de leurs vastes et incultes domaines,
Nos grands seigneurs, remplissant les ambassades, les armées, les tri-
bunaux, peuplant les antichambres du palais, se seraient crus tombés
dans la disgrâce du souverain, s'ils avaient passé un seul jour loin de
l'astre qui leur donnait la lumière et la vie. Comment s'étonner que nos
champs soient restés incultes, que les eaux abandonnées à elles-mêmes
aient inondé nos fertiles alluvions, que des étendues immenses se soient
couvertes de bruyères et de ronces, et que l'agriculture paralysée soit
tombée dans le marasme dont elle commence à peine de sortir? » Ce
triste tableau n'est vrai que pour une partie de la monarchie. La petite
et la moyenne propriété ont rempli sur beaucoup de points le vide laissé
par la grande.
11 appartient maintenant à la grande propriété de regagner le temps
perdu, elle n'a plus les mêmes raisons pour rester inactive. Le Portugal
n'est plus la monarchie despotique et nobiliaire d'autrefois; c'est un
des pays les plus libres de l'Europe, un de ceux qu'anime le plus l'es-
prit nouveau. Si la noblesse s'endort dans son ancienne indolence, elle
perdra son influence et sa richesse. L'aristocratie anglaise ne s'est main-
tenue qu'en s'appuyant fortement sur le sol; il n'y a d'avenir pour la
noblesse portugaise qu'à la même condition. L'ancienne législation du
pays favorisait à l'excès la concentration de la propriété; aujourd'hui on
y tombe presque dans l'excès contraire. Depuis trente-cinq ans, il s'est
passé bien peu de jours oi!i l'ancienne féodalité politique et religieuse
n'ait reçu quelque atteinte. On a commencé par supprimer les dîmes
ecclésiastiques, on a prononcé ensuite l'abolition des ordres monastiques
et la vente de leurs biens. Les droits féodaux ont disparu à leur tour, et
en 1863 on a supprimé les majorats. Rien ne gêne donc plus la liberté du
sol. On aurait tort maintenant de pousser plus loin la guerre à la grande
propriété. La petite ne peut prospérer que dans les conditions qui lui
conviennent. La grande lui est supérieure quand il s'agit de mettre en
valeur un sol dépeuplé.
Des étendues de terre appartenant à l'état ou aux communes^consti-
tuent encore ce qu'on appelle des balcUos (communaux). Dans l'entraîne-
ment de la réaction, une loi de 1867 avait ordonné de les vendre ou de
les louer; on a dû la rapporter devant la résistance des communes. Cer-
tainement les halcUos doivent tôt ou tard disparaître. Beaucoup de ter-
rains condamnés ainsi à la stérilité pourraient être avantageusement ex-
ploités, s'ils entraient dans le domaine de la propriété privée. Le préjugé
qui défend les pâturages communs sous le nom de patrimoine des pau-
ÉTUDES D'ÉCOiVOMIE RURALE. 7/i9
vros est une erreur économique; mais en toutes choses il faut procéder
avec mesure. La vente précipitée des biens des couvons a peu profité à
l'agriculture, parce que les capitaux ont manqué pour exploiter tant de
terres à la fois. La vente des biens communaux n'aurait pas pour le mo-
ment de meilleurs effets. Il se peut d'ailleurs qu'une partie notable de
ces biens ne puisse être utilisée par la division; tels sont les terrains de
montagnes, qui ne sont bons qu'à porter du bois. L'état, en les aliénant,
se priverait des moyens de rétablir les forêts.
Le système protecteur a régné longtemps en Portugal pour les pro-
duits du sol comme pour tous les autres. L'importation des céréales et
des autres denrées alimentaires était interdite. Sous l'empire de cette lé-
gislation, les prix subissaient des oscillations énormes. Une loi récente a
mis un terme à ce régime en autorisant l'admission des céréales en tout
temps avec un droit fixe. On a compris que, pour protéger l'agriculture,
il fallait avant tout lui fournir des moyens de transport économiques et
lui faciliter l'accès des capitaux. L'établissement d'un ministère des Ira-
vaux publics en 1852 a donné le signal. 700 kilomètres de chemins de
fer sont aujourd'hui en exploitation, 300 se construisent; 2,500 kilo-
mètres de routes ont été ouverts. Des travaux sont commencés pour amé-
liorer la navigation des rivières et l'entrée des ports. Le Portugal en
avait bien besoin, car c'était peut-être le pays de l'Europe qui manquait
le plus de voies de communication.
En même temps le gouvernement a fait de louables efforts pour étendre
le crédit de la propriété et de la culture. Un système hypothécaire fondé
sur la publicité complète de tous les droits et sur l'abolition des hypo-
thèques tacites est en vigueur depuis cinq ans. Une société de crédit
foncier s'est instituée, et a déjà prêté plus de 16 millions à la propriété.
On cherche à organiser tout un ensemble de banques rurales en s'ap-
puyant sur les institutions de bienfaisance, qui disposent de fonds assez
considérables. L'enseignement agricole n'est pas négligé ; il se donne
dans un institut supérieur, fondé en 1852, et dans quatre fermes régio-
nales. Des expositions agricoles ont eu lieu avec succès à Porto et à Lis-
bonne. Ces efforts, il est vrai, n'ont pas encore obtenu de très grands
résultats; c'est que, si rien n'est plus durable que le progrès agricole,
rien n'est plus lent. On n'efface pas en un jour les conséquences accu-
mulées de plusieurs siècles.
Le commerce extérieur du Portugal, autrefois si florissant, a reçu deux
coups terribles, par les progrès des Hollandais dans l'Inde au xvii'' siècle,
et, beaucoup plus près de nous, par la séparation définitive du Brésil en
1823. Après cette dernière crise, le mouvement commercial est resté
plusieurs années à peu près nul à cause d'un système douanier presque
prohibitif. Depuis que les tarifs ont été remaniés dans un sens plus li-
béral, il a repris une marche ascendante. Avec la France seule, il a dé-
750 REVUE DES DEUX MONDES.
cuplé depuis quarante ans. L'industrie était autrefois tout à fait délais-
sée. Aujourd'hui toutes les formes du travail industriel prennent peu à
peu de l'importance, et on cherche avec passion les moyens de les dé-
velopper. Au point de vue politique, le pays a échappé aux révolutions
subversives. Il a conquis sa liberté sans trop de luttes. Il est loin d'être
exempt des agitations qui accompagnent partout les institutions libres;
mais ces secousses n'ont rien de grave et de profond. Il a le bonheur
d'avoir une dynastie nationale, libérale et populaire. Le patriotisme qui
anime toutes les classes et l'extrême douceur des mœurs le préservent
des dissensions violentes.
Les difficultés actuelles sont toutes financières. Le produit des im-
pôts généraux peut être évalué à 90 millions. Cette somme doit s'ac-
croître des contributions spéciales et locales, qui paraissent s'élever à
une vingtaine de millions; on trouve alors pour le total des revenus pu-
blics 110 millions de francs, ou 27 francs 50 c. par tête. En France, la
même division donne 54 fr. par tête, d'où il suit qu'un Portugais paie
la moitié de ce que paie un Français. La richesse moyenne devant être
moitié moindre, le rapport paraît le même. L'équilibre entre les dépenses
et les recettes est rompu depuis longtemps. Dans ces dernières années, le
déficit annuel dépassait 30 millions de francs; on le comblait par des em-
prunts. Le Portugal se débat aujourd'hui dans cetîe situation. 11 faut de
toute nécessité ou augmenter les recettes ou diminuer les dépenses, et
probablement faire l'un et l'autre à la fois.
Je ne suivrai pas M. Rebello da Silva dans les calculs qu'il présente
pour démontrer que l'impôt foncier est relativement léger en Portugal.
De pareilles questions ne peuvent pas être traitées par un étranger en
pleine connaissance de cause. Des charges beaucoup plus lourdes pe-
saient autrefois sur la propriété foncière, quand elle était soumise aux
dîmes et à d'autres redevances. Il paraît juste de reprendre au profit
de l'état une partie de ces anciens droits; mais cette entreprise a échoué
jusqu'ici devant la résistance des contribuables. A proprement parler, il
n'y a que deux impôts indirects, au moins en ce qui concerne l'état, la
douane et le tabac. Le Portugal est à peu près affranchi de taxes de con-
sommation, et on comprend qu'il se montre peu disposé à s'y soumettre.
Les impôts existans s'accroissent d'ailleurs d'eux-mêmes par le progrès
de la richesse publique ; la douane à elle seule a passé en trente ans de
18 à 36 millions de recettes.
Restent les économies dans les dépenses. On ne peut en obtenir de sé-
rieuses que sur les budgets de la guerre et des travaux publics. Le Por-
tugal a une armée normale de 36,000 hommes, qui se réduit environ de
moitié par les congés. C'est encore trop; 8 ou 10,000 hommes suffiraient
pour maintenir la tranquillité publique. Quant à la sécurité extérieure,
elle n'a pas besoin d'être défendue. Le Portugal s'est donné le luxe de la
ÉTUDES d'Économie rurale. 751
conscription; elle n'est pas là plus populaire qu'en Espagne. On évalue
à 200 millions l'ensemble des travaux exécutés depuis quinze ans. Ces
sacrifices peuvent aujourd'hui se réduire sans inconvénient. Le Portugal
s'est laissé gagner par un sentiment bien naturel qu'on peut appeler
l'impatience du progrès. Considérés en eux-mêmes, les travaux accom-
plis n'ont rien d'excessif; il en faudrait dix fois plus pour mettre ce
royaume au niveau des nations les plus avancées. Exécutés en si peu
de temps, ils ont dépassé la mesure de l'utilité immédiate. Ces chemins
de fer manquent de trafic, ces routes sont peu fréquentées. Les habitudes
n'ont pas pu changer par enchantement. Les travaux publics eux-mêmes,
si utiles qu'ils doivent être un jour, ont pour premier effet, quand ils
sont poussés trop vite, de détourner les capitaux et les bras d'autres em-
plois plus productifs.
Ces dépenses manquent surtout le but quand il faut avoir recours à
des emprunts onéreux. Malgré la suppression de l'amortissement et une
série de banqueroutes partielles, l'intérêt de la dette publique absorbe
annuellement un tiers du budget. Il serait insensé d'accroître encore une
charge si lourde. En fait de progrès, le plus grand de tous serait de
renoncer à l'emprunt; l'état qui donnera cet exemple à l'Europe se fera le
plus grand honneur. Il y a d'ailleurs dans tout ce qui s'est fait en Por-
tugal depuis vingt ans un vice que M. Rebello da Silva paraît sentir:
c'est l'excès de centralisation. Rien n'est à la longue plus nuisible aux
intérêts généraux. Les œuvres du pouvoir central ont un caractère de
grandeur très apparent. Celles des administrations locales, plus mo-
destes et moins visibles, répondent mieux aux besoins. On semble le
comprendre, car on parle de se confier davantage aux conseils de dis-
trict et de municipalité. L'augmentation qu'on désire obtenir dans les
impôts directs rencontrerait probablement moins de difficultés, si elle
prenait la forme de contributions locales.
Au bout du compte, le Portugal est proportionnellement plus riche et
plus peuplé que l'Espagne, la Corse, la Sardaigne, la Grèce, tous les
pays analogues. L'Espagne n'a que 32 habitans par 100 hectares, la
Corse 29, la Sardaigne 25, la Grèce 26. Il n'y a dans le pourtour de la
Méditerranée que l'Italie qui lui soit supérieure, et cette différence date de
loin. Les pays méridionaux, les plus riches de tous quand l'homme y
domine la nature, sont ceux qui tombent, quand ils sont négligés, dans
la stérilité la plus complète. Il faut ensuite, pour réparer le mal, beaucoup
de temps et d'efforts. Même en France, le Portugal peut presque soutenir
la comparaison avec les seize départemens qui forment la région proven-
çale. Ces départemens ont ensemble 9 millions d'hectares, exactement
l'étendue du Portugal. Ils contiennent à peu près une égale proportion de
montagnes, si l'on remonte jusqu'à l'Âveyron, au Cantal et à la Haute-
Loire, pour redescendre le long des Alpes, de l'autre côté du Rhône.
752 REVUE DES DEUX MONDES.
On y trouve la même longueur de côtes environ, depuis Port-Vendres
jusqu'à Mice. Le climat n'est pas très différent, et les productions sont
les mêmes. On n'y compte en tout que 4,650,000 habitans, ou 650,000
seulement de plus. La production du vin y a pris un développement plus
que double, la culture de l'olivier y est à la fois plus étendue et plus
productive, et avant la crise de la soie le mûrier y donnait des revenus
magnifiques; mais pour les autres produits la différence n'est pas énorme.
Le tiers au moins de cette région est inculte, le bétail y est fort rare aussi,
excepté dans les montagnes, et elle ne produit pas assez de céréales pour
se nourrir. Ce qui rend cette partie de la France supérieure au Portugal,
c'est l'activité commerciale; Marseille égale Lisbonne en population et la
dépasse en commerce. Cet avantage est dû aux débouchés que la vallée
du Rhône trouve dans Tintérieur. 11 ne serait pas difficile de nommer en
France non-seulement seize départemens, mais trente qui ne sont pas
plus riches et plus peuplés que l'ensemble du Portugal. Notre région du
centre, par exemple, n'a que 50 habitans par 100 hectares, et ne paie
que 25 francs de contributions par tête.
Le Portugal aurait donc tort de s'exagérer son infériorité. Son terri-
toire pourrait sans doute nourrir et mieux nourrir deux ou trois fois
plus d'habitans : que de parties de l'Europe en sont là! Sa petitesse le
met à l'abri des grandes ambitions qui dissipent tant de capitaux. Les
occasions de guerre et de révolution lui manquent. Il offre peu de res-
sources au luxe. Il jouit sans danger d'une grande liberté. Toutes les ré-
formes civiles et politiques qu'exigent les sociétés modernes, il les a lar-
gement accomplies. Il n'a plus qu'un problème à résoudre, l'équilibre
du budget. Ce dernier pas fait, il n'a qu'à attendre. Les élémens d'un
grand développement intérieur sont préparés. Toute agitation fiévreuse
pour précipiter le mouvement aurait probablement l'effet opposé.
LÉONCE DE LAVERGNE.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 juillet 1869.
11 y a un mois à peine que le corps législatif, récemment élu , se réu-
nissait; il n'a fait que passer. L'émotion qui a suivi la prorogation est
un peu calmée, on est un peu revenu de l'ébahissement causé par cette
brusque chute de rideau, et maintenant, au lendemain de cette session
interrompue, on se trouve en face d'une situation toute nouvelle qui se
résume dans ces quelques faits aussi simples que significatifs : le mes-
sage impérial accordant une réforme constitutionnelle, la convocation du
sénat, qui va se réunir dans deux jours pour enregistrer la réforme, un
changement de ministère marquant la fm d'une période.
Depuis vingt ans, on n'avait vu pareille chose. Pour la première fois,
nous venons d'avoir une vraie crise , une crise politique et ministérielle
déterminée par une évolution d'opinion. Cette crise, nous l'avons vue
de nos yeux désaccoutumés de ce spectacle, nous l'avons en quelque
sorte touchée de nos mains. Pendant quelques jours, les listes de mi-
nistres ont couru le monde parlementaire comme au temps des grandes
luttes où l'on marchait à la conquête du pouvoir. Était-ce une illusion?
était-ce une demi-réalité? On aurait dit que désormais le nom, l'in-
fluence, les opinions, allaient peser de quelque poids. De quel côté allait-
on pencher? quels hommes seraient appelés à la direction des affaires,
et quelle nuance représenteraient-ils? 11 y avait déjà une certaine nou-
veauté dans une telle question, qui n'aurait point eu de sens il y a quel-
ques années. Le tiers-parti, subitement grossi et porté en quelque façon
par son interpellation, semblait tout près d'arriver au ministère. On en-
trevoyait des négociations se promenant de Paris à Saint-Gloud, on grou-
pait des noms. Le tiers-parti, à ce qu'il paraît, n'a jamais eu de grandes
chances, au moins pour le moment; il s'est montré difficile en sa qualité
de victorieux; il voulait entrer à rangs pressés dans la place, s'établir en
TOME Lxx\n. — 18G9. 48
7b!l REVUE DES DEUX MONDES.
force dans la citadelle ministérielle, et il est resté à la porte. En définitive,
il est sorti de là, non sans un enfantement assez laborieux encore, un mi-
nistère qui a perdu M. Rouher, M. Baroche, M. Duruy, M. de La Valette,
qui a gagné M. de Chasseloup-Laubat, le prince de La Tour-d'Auvergne,
M. Alfred Leroux, M. Bourbeau, M. Duvergier. M. de Chasseloup-Laubat
est le réfractaire des décrets du 22 janvier 1852, le ministre de la ma-
rine réconcilié quelques années après et le président du conseil d'état
d'aujourd'hui, M. Alfred Leroux est un homme éclairé, conciliant comme
vice-président du corps législatif, entendu comme financier, gardant de
sa jeunesse les réminiscences et le goût du lettré; on en a fait un mi-
nistre de l'agriculture et du comm.erce, M. Bourbeau est un doyen de la
faculté de droit de Poitiers, avocat habile, député de 1848 revenu à la
vie en 1869, La fortune est allée le chercher ainsi lorsqu'il était à Poi-
tiers sans songer à mal pour l'amener au ministère de l'instruction pu-
blique. M. de Forcade La Roquette reste avec un air de ministre diri-
geant, à moins que ce ne soit M, Magne qui dirige, à moins que ce ne
soit ni l'un ni l'autre. Que signifie en réalité ce ministère et dans quelle
mesure répond-il à la situation nouvelle? On pourrait l'appeler le mi-
nistère du sénatus-consulte, puisque c'est lui qui est chargé de mettre à
flot cet acte additionnel du second empire. On pourrait aussi l'appeler
tout simplement un ministère de transition, et ce que nous en disons, ce
n'est nullement pour diminuer ou décourager les hommes honorables qui
ont accepté d'être ministres dans les conditions actuelles. Tout n'est-il pas
transition aujourd'hui? Nous avons une constitution dont les infirmités
ont été constatées par le médecin le plus entendu de l'empire, et ce n'est
que dans quelques jours que cette constitution anémique, mise pour le
moment dans une maison de santé, retrouvera le souffle et la vie. D'ici
là que sommes-nous? quel est notre régime? Tout est naturellement pro-
visoire, le ministère comme la situation. Nous vivons dans l'imprévu, un
peu à la grâce de Dieu; nous passons par une période d'ambiguïté dont
tout se ressent, où les choses et les hommes se combinent d'une façon
assez inégale, et qui, à vrai dire, est un des phénomènes les plus curieux
de ce temps-ci par ce caractère particulier de confusion et de dispropor-
tion qui éclate un peu partout.
Il faut s'élever plus haut. Ce qui se passe depuis quelque temps en
France est étrange en effet, et prouve bien qu'il y a des momens où
le monde marche tout seul. Ce ne sont pas dans tous les cas les
hommes qui le gouvernent par la fermeté supérieure de leur impulsion,
par l'éclat de leur initiative. Les hommes sont médiocres et faibles, la
force des choses est irrésistible, les situations ont une logique impertur-
bable qui plie les volontés, déconcerte les calculs, ramène dans son cou-
rant les timidités et les impatiences, ceux qui ne veulent pas marcher
et ceux qui veulent marcher trop vite. La force des choses aujourd'hui,
REVUE. — CHRONIQUE. 755
c'est ce mouvement qui s'est emparé de la France, qui a déjoué toutes
les combinaisons et qui est allé en grandissant jusqu'au jour où il s'est
imposé aux esprits les plus modérés, au gouvernement lui-même. D'où
est né ce mouvement? On l'interprétera comme on voudra. On peut le
considérer comme une réaction contre les fautes accumulées de toute
une politique, on peut y voir le réveil naturel et viril d'un esprit public
longtemps assoupi; si l'on veut être plus simple et tout aussi juste, on
fera la part de ce phénomène invariable de l'avènement d'une généra-
tion secouant un passé auquel elle est étrangère pour se faire une place
dans l'avenir. Toujours est-il que le mouvement existe, qu'il s'est pro-
pagé avec la rapidité et l'intensité d'une contagion, qu'il a été reconnu
et accepté comme le point de départ inévitable d'un ordre nouveau, et
ce qui n'est pas moins certain aujourd'hui, c'est que toutes les politi-
ques se sont visiblement trouvées prises au dépourvu en face de cette
évolution qui a quelque ressemblance avec cette opération, toujours déli-
cate, que les tacticiens de chemin de fer appellent un changement de
voie. Les hommes, les partis, ont quelque peu battu la campagne; ils
sont tombés dans un vrai désarroi qui serait presque amusant, si on ne
jouait pas avec le feu, et ils en sont encore à ne plus se reconnaître. La
vérité est que tout le monde a hésité là où il ne devait y avoir qu'une
idée simple et nette, et que d'aucun côté n'est venue une initiative pro-
portionnée à une situation nouvelle.
Le gouvernement est persuadé sans doute qu'il a fait tout ce qu'il fal-
lait, et en réalité il a été le premier à se montrer incertain ; il a eu l'air
d'un pouvoir surpris et déconcerté, cherchant le mot de ce qui se passe
autour de lui, prêt à faire ce qu'on lui demande, mais le faisant à moitié
et pas toujours avec à-propos, ayant de la peine à secouer ses habitudes
et préoccupé de sauver les apparences. Il pouvait se réserver l'avan-
tage de donner le signal de la marche en avant, et il a préféré attendre,
au risque de paraître se laisser arracher des concessions qu'il n'avait
pas le dessein de refuser. 11 n'a pas eu l'idée de marchander au corps
législatif des attributions nouvelles qui lui rendent la puissance parle-
mentaire, et d'un autre côté, en pleine vérification des pouvoirs, il l'a
prorogé jusqu'à des jours meilleurs par un acte inquiet, improvisé,
échappé en quelque sorte à ses irrésolutions. Il a transigé en fait avec
le tiers-parti, il a pris aux H6 les points essentiels de leur programme,
et en prenant ce programme il a écarté doucement les promoteurs qui
avaient fait, à ce qu'il paraît, trop de bruit, qui malgré leur modestie
ressemblaient beaucoup à des conquérans, de telle sorte que du même
coup il faussait compagnie tout à la fois à la majorité, qui ne deman-
dait pas le message, et au tiers-parti, qui aurait demandé un peu plus. II
a sacrifié M. Rouher, puisqu'il le fallait, puisque M. Rouher était devenu
le point de mire de toutes les hostilités, et cette force de talent que lui
756 REVUE DES DEUX MONDES.
assurait l'ancien ministre d'état, il ne l'a pas remplacée par cette force
collective qu'aurait pu lui donner une combinaison retrempée aux sources
parlementaires. Que le ministère actuel se considère comme bien con-
stitué et comme définitif, soit; la confiance sied aux nouveau-venus,
l'avenir appartient à tout le monde. M. de Forcade est certainement
homme à défendre ses actes et à grandir sans doute dans un débat sur
la politique intérieure ; mais, à dire vrai, on ne se rend pas bien compte de
ce que pourra être ce cabinet dans une discussion sur les affaires étran-
gères où il aura en face de lui M. Thiei-s, M. Jules Favre. Le prince de La
Tour-d'Auvergne est un ministre fort bien placé; il lira un discours cor-
rect et mesuré; malheureusement cela ne suffit plus. Au premier choc,
tout s'écroulera, et on sera obligé de faire dans quelques mois ce qu'on
aurait pu faire aujourd'hui, si on était entré sans ambiguïté d'esprit dans
la situation nouvelle, avec la ferme volonté de faire sortir de la crise ac-
tuelle un ordre sincèrement libéral.
Il n'y a qu'un bonheur pour le gouvernement à l'heure où nous sommes,
c'est que l'opposition en vérité ne semble pas mieux assurée que lui dans
ses idées et dans ses résolutions. Le gouvernement a fait le message par
entraînement, la prorogation sans trop s'en douter. L'opposition, quant
à elle, a tout Fair de ne plus savoir ce qu'elle doit penser et ce qu'elle
doit faire, si elle peut accepter le message du 12 juillet en se réservant
d'en revendiquer toutes les conséquences, ou si elle est absolument
tenue de repousser le « présent d'Artaxercès. » Au moment voulu , cela
est bien clair, il lui a manqué une de ces inspirations qui rallient les
esprits en traçant un plan de conduite. Le tiers-parti s'est retiré en en-
voyant un dernier salut à la politique résumée dans le projet d'interpel-
lation des 116, et en se promettant de se retrouver à la prochaine ses-
sion. De son côté, la gauche s'est réunie, elle a délibéré, elle n'a pas
réussi à s'entendre sur les termes d'un manifeste collectif, ce qui était
bien facile à prévoir, et depuis ce jour ce ne sont que manifestes indivi-
duels qui se succèdent. On rend ses comptes aux électeurs, on proteste,
on fait des programmes à perte de vue. Dans tout cela, ce qui manque
en général, c'est une idée pratique et un peu de cohérence. On reprendra
son aplomb d'ici à quelque temps sans nul doute, on se ralliera sous le
feu quand le jour des nouvelles batailles sera venu ; pour le moment, le
désarroi est assez complet et tout à fait propre à tranquilliser le gouver-
nement.
Il ne manquait plus qu'un dernier coup pour achever la déroute de
l'opposition; c'est M. Gambetta qui s'est chargé de l'assener par son
manifeste, à lui, qu'il envoie du fond de l'Allemagne. M. Gambetta n'y
va pas de main légère, et on voit bien qu'il est tranquillement à Ems, re-
faisant sa santé, fort peu préoccupé d'ailleurs des détails secondaires de
la politique; il parle en dictateur, le jeune député de Marseille, Pour lui,
REVUE. — CHRONIQUE. 757
la gauche a manqué à tous ses devoirs, elle a « donné sa démission de-
vant la crise; » on ne devait pas se contenter des paroles enflammées
prononcées par M. Jules Favre dans la dernière séance du corps législa-
tif; il fallait un acte vigoureux, éclatant. Quel acte? Voilà ce que M. Gam-
betta ne dit pas ; mais par exemple il assure qu'il n'y a rien à faire de
toutes les réformes « pseudo-libérales. » Pour lui, la responsabilité mi-
nistérielle elle-même n'est rien, les garanties parlementaires sont des
<( osselets. » 11 faut faire rentrer le peuple dans la possession plénière,
directe et immédiate de tous ses droits. Il faut qu'on lui donne sans plus
tarder le moyen facile et praticable de se débarrasser de ses maîtres ,
d'infliger une sérieuse responsabilité aux fonctionnaires qui le gouver-
nent, au chef du pouvoir exécutif, au « premier officier du peuple. » Tout
cela est d'une fort belle logique radicale. Pourquoi M. Gambetta, qui parle
si haut et tance si vertement les autres, n'est-il pas accouru d'Allemagne
pour faire tout ce qu'il dit? Si ce n'est qu'une parole retentissante pour
réveiller et entretenir des fanatismes de secte, ce n'est pas d'un homme
public. Il n'y a qu'une chose vraie. Oui, évidemment l'opposition s'est
laissé surprendre et a joué un médiocre rôle. Elle devait avoir une opi-
nion, elle ne l'a pas eue. Elle n'a osé ni accepter franchement le message
comme point de départ, de peur de s'aliéner les esprits extrêmes, ni
lui déclarer ouvertement la guerre, de peur de froisser le pays tou-
jours prêt en somme à recevoir les améliorations véritables. C'est dans
ce sens qu'elle a donné sa démission, ou plutôt elle a manqué de coup
d'œil et d'esprit pratique. Elle a laissé échapper l'occasion d'agir en
parti politique sérieux qui met la réalité au-dessus des mots, qui fait
passer l'intérêt universel avant ses préjugés et ses passions, et elle en a
été immédiatement punie par l'impuissance, par le désarroi où elle est
tombée, — qui eût été plus grand encore pourtant, si M. Gambetta se
fût trouvé là pour la conseiller.
Ce que nous voulons en conclure, c'est qu'à ne considérer ces der-
niers événemens de notre vie intérieure qu'au point de vue des hommes
et de leurs combinaisons, tout a été assez pauvre et assez décousu. Par-
tis et gouvernement sont restés quelque peu au-dessous des circon-
stances. Les hommes n'ont presque rien fait, la situation s'est dévelop-
pée toute seule, péniblement, laborieusement, mais d'une façon invincible
et toute pacifique. Quand on y regarde de près, c'est là un côté rassurant
de cette réformation libérale de la France qui s'accomplit en quelque
sorte par la force des choses, sans rien devoir à l'habileté des chefs de
parti ou à quelque coup de foudre inattendu. Que le mouvement actuel
se ressente dans sa marche de l'incohérence des idées et des conduites,
c'est assez naturel pour qu'il n'y ait point à s'en effrayer; c'est au contraire
une garantie de plus de la consistance de ce travail qui ramène la France
sous un régime de sérieuse liberté. Jusqu'ici, et c'est là notre malheur,
758 REVUE DES DEUX MONDES.
presque toutes les victoires d'opinion parmi nous ont été des révolutions.
Les progrès qu'on poursuivait se sont accomplis par des catastrophes, par
des explosions qui ont eu assez souvent pour conséquence de dangereuses
et inévitables réactions, justement parce que ces progrès éclataient
presque à l'improviste, parce qu'ils n'étaient pas l'œuvre d'un long et
patient travail. Pour la première fois aujourd'hui, nous assistons à un
spectacle tout différent. Une révolution véritable s'accomplit régulière-
ment, pacifiquement. Le pouvoir ne se raidit pas contre le mouvement
des choses; il cède, sans enthousiasme peut-être, mais par un instinct de
conservation qui garantit sa sincérité, sous la pression de l'opinion. La
constitution n'est pas emportée d'im coup de vent, elle plie, elle se prête
aux réformes qui en modifient l'essence, et en supposant même que le
sénat durant sa prochaine session ne fasse pas tout ce qu'on lui deman-
derait, il y a désormais dans le pays un sentiment assez vif de ses droits
et de ses intérêts, une force d'opinion assez sûre d'elle-même, pour que
les mœurs publiques suppléent à ce que les lois nouvelles pourraient
avoir d'insuffisant et d'incomplet. C'est maintenant une œuvre pratique
de bon sens, de fermeté et de prudence. Il peut y avoir sans doute
«ncore des oscillations, des résistances, des momens de halte; on peut
disputer sur ces frontières où se rencontrent toutes les prérogatives; la
route n'est pas moins ouverte. Nous avons franchi une étape difficile
et obscure au bout de laquelle nous retrouvons la lumière avec la pos-
sibilité de reconquérir par degrés toutes les conditions d'un régime sin-
cèrement représentatif, et quand on cherche un terrain où puissent
se rallier, pour agir d'un commun accord, tous les esprits libéraux,
ce terrain, le voilà; il est assez large pour contenir tous ceux qui n'ont
pas la passion des nuances subtiles; il a été créé, défini et précisé
par le sentiment pubUc lui-même, qui semble fort peu sympathique, il
est vrai, à toute révolution nouvelle, mais qui d'un autre côté ne veut
pas qu'on s'arrête dans cette voie de progressive réparation où nous
entrons aujourd'hui. L'essentiel est de ne pas tromper ce sentiment.
C'est une garantie de sécurité pour le pouvoir et pour les partis libéraux
eux-mêmes, c'est la garantie de leur influence et de leur popularité. Main-
tenant il faut marcher. Le gouvernement, nous n'en doutons pas, n'a
nullement l'intention d'éluder la portée des engagemens qu'il a contractés
par le message du 12 juillet; il ne peut pas avoir la dangereuse pensée
d'énerver la réforme qu'il s'est appropriée dans les détails d'un sénatus-
consulte équivoque ou restrictif, et le sénat à son tour ne peut songer à
accepter la responsabilité d'une résistance à un vœu public. Il est assu-
rément vraisemblable que, si beaucoup de sénateurs avaient été consul-
tés avant le message du 12 juillet, ils n'auraient pas précisément con-
seillé cet acte de restitution libérale; ils n'étaient pas faits pour cela, et
quelques-uns ont eu besoin d'un peu de temps pour s'accoutumer au rôle
REVUE. CHRONIQUE. 759
de réformateurs. Aujourd'hui il n'y a plus à y revenir, et le meilleur
moyen d'en finir avec cet état d'indécision qui se prolonge depuis quel-
ques semaines, c'est de procéder hardiment, rapidement, de faire de
cet acte additionnel du second empire le préservatif efficace des révolu-
tions par une liberté sérieuse, par la possibilité de tous les progrès.
En fait de crises, il y en a de toute sorte, à tous les instans et un peu
partout, hors de la France aussi bien qu'en France. Les affaires du monde
ne sont qu'une succession de crises politiques, nationales, religieuses, éco-
nomiques, qui passent ou se reproduisent, et courent sans cesse à la sur-
face de l'Europe. Elles naissent, ces crises, tantôt d'un événement tout
moral, comme la réunion d'un concile dont les préliminaires commen-
cent à être discutés même par la diplomatie, tantôt d'une laborieuse
réorganisation mêlée de vivaces antagonismes, comme en Allemagne,
tantôt d'une révolution qui a de la peine à se débrouiller et à se fixer,
comme en Espagne. L'Angleterre, la libre Angleterre, est bien toujours
le modèle des pays où les crises se nouent et se dénouent sans rien
ébranler, où l'on s'arrête juste à la limite qui sépare les viriles agitations
des conflits stérilement violons. L'Angleterre n'a certes pas peur des
grosses questions; elle les aborde au contraire résolument, avec la con-
fiance d'une nation qui sait qu'elle garde assez de puissance sur elle-
même pour ne pas se laisser emporter aux coups de tête et aux aven-
tures. Tant que la lutte est ouverte, on ne s'épargne pas; on se sert de
toutes les armes pour conquérir l'opinion, les associations se forment et
entrent en campagne, les meetings se succèdent, les pouvoirs publics
eux-mêmes usent jusqu'au bout de tous leurs droits. On fait la guerre
passionnément, si passionnément qu'il y a des heures où l'on a l'air de
ne plus pouvoir s'entendre, de toucher à quelque choc meurtrier. Pas du
tout; au dernier moment, une pensée de transaction surgit toujours
entre les combattans. De part et d'autre, on fait des concessions; ceux
qui voulaient avoir tout n'ont qu'une partie de ce qu'ils deman-
daient; ceux qui ne voulaient rien céder sont obligés de plier devant la
puissance de l'opinion. On s'arrange, on rejette dans l'oubli les paroles
irritées qui ont été échangées, la paix est signée, et un progrès de plus
est accompli sans qu'il en coûte rien à l'intégrité des institutions ou à la
tranquillité publique. C'est ce qui vient d'arriver encore une fois à l'oc-
casion du bill sur l'église d'Irlande, qui a triomphé de toutes les difficul-
tés et a pu recevoir la sanction royale au moment où l'on croyait pres-
que à un conflit entre les deux chambres, à la nécessité de quelque acte
d'autorité nationale pour vaincre définitivement la résistance des lords.
Certes, si depuis deux ans il est une réforme portée en quelque sorte
par un irrésistible courant d'opinion en Angleterre, c'est cette abolition
de l'église officielle d'Irlande, et d'un autre côté l'heureux, le victorieux
représentant de ce mouvement d'opinion, M. Gladstone, a mis assuré-
760 REVUE DES DEUX .MOXDES.
ment tout ce qu'il a de ressources d'esprit, d'équité conciliante, de pru-
dente hardiesse, dans la réalisation d'une telle réforme. M. Gladstone a
voulu trancher une grande question sans blesser trop vivement des in-
térêts puissans, sans soulever toutes les susceptibilités religieuses. Le
bill qu'il a présenté à la chambre des communes dès l'ouverture de la
session était un modèle d'acte révolutionnaire accompli sans violence,
avec un sentiment pratique des choses. Ce n'était pas moins une révolu-
tion véritable, qui devait rencontrer une résistance énergique au foyer
même de tous les instincts conservateurs, de toutes les forces tradition-
nelles, dans la chambre des lords. Si les lords avaient suivi leur inspi-
ration, ils auraient indubitablement repoussé du premier coup cet acte
audacieux, scandale de l'anglicanisme pur. L'opinion s'était prononcée
d'une façon si tranchante, si impérieuse, qu'ils n'ont pas voulu accepter
l'apparence d'une lutte directe contre le pays. Ils ont ouvert la porte à
ce bill qui leur venait tout triomphant de la cham.bre des communes, ils
ont craint de réconduire brutalement par un vote sommaire comme ils
en auraient eu l'envie; mais ils l'ont amendé, ils lui ont fait subir toute
sorte de transformations, ils ont effacé le préambule, qui résumait l'es-
prit de la mesure, ils ont changé la date de la mise à exécution, ils ont
modifié toutes les conditions économiques, et, pour ne pas livrer l'église
anglicane d'Irlande, ils auraient consenti plutôt à faire une part des
avantages temporels aux autres cultes, à l'église catholique elle-même.
C'était, à vrai dire, altérer complètement l'essence de la réforme.
Qu'est-il arrivé de ce bill ainsi amendé et remanié au point de n'être
plus qu'une œuvre informe désavouée d'avance par l'opinion libérale?
Au premier instant, on a laissé passer tranquillement la mauvaise hu-
meur et l'éloquence des lords spirituels ou temporels, on a laissé la
vieille chambre user de toutes ses armes constitutionnelles; puis, lorsque
la loi est revenue à la chambre des communes, il est arrivé ce qui était
bien facile à prévoir : les principaux amendemens votés par la chambre
des pairs ont été écartés, le bill a été à peu près rétabli dans son inté-
grité primitive. Ici la question s'aggravait naturellement. Si les com-
munes maintenaient leur vote, et si à leur tour les lords persistaient
encore une fois dans les amendemens qu'ils avaient adoptés, c'était un
vrai conflit entre les deux chambres. Le gouvernement, appuyé par les
communes, avait sans doute l'opinion pour lui, les lords n'étaient pas
moins dans leur droit. Il fallait ou ajourner le bill à une autre session,
ou changer la majorité dans la chambre haute par quelque coup d'auto-
rité, ou en appeler au pays par des élections nouvelles. De toute façon,
la situation devenait critique. M. Bright ne ménageait plus déjà les gros
mots, et M. Gladstone lui-même, dans un mouvement d'ironie, s'était
laissé aller à comparer les lords à des aéronautes qui faisaient des
voyages éthérés sans daigner s'occuper de ce qui se passait sur la terre.
REVUE. — CHRONIQUE. 761
Les pairs do leur côte ne manquaient pas d'accuser le premier ministre
d'arrogance, et semblaient tout disposés à confirmer leurs premiers votes.
Encore un pas, et tous les pouvoirs étaient aux prises. On a trouvé qu'il
serait dangereux d'aller plus loin, qu'on avait assez combattu pour l'hon-
neur du drapeau. Une conférence entre lord Granville, au nom du minis-
tère, et lord Cairns, au nom de l'opposition de la chambre des pairs, a
tout arrangé. On a cédé un peu des deux côtés, et, selon l'habitude an-
glaise, la lutte a fini par un compromis adopté par les deux chambres,
définitivement sanctionné par la reine. Le ciel s'est rasséréné tout d'un
coup, et on a même échangé des complimens. Il y a sans doute des es-
prits absolus qui trouvent déjà que M. Gladstone a eu tort de faire des
concessions, qu'il a dénaturé, presque déshonoré son bill en sacrifiant
quelques mots. M. Gladstone a procédé en véritable ministre anglais,
comme ont procédé avant lui tous ceux qui ont mis la main aux œuvres
les plus libérales. Qu'il ait cédé sur quelques points afin d'éviter un con-
flit qui pouvait être une périlleuse épreuve pour les institutions natio-
nales, la réforme n'existe pas moins, le caractère officiel de l'église d'Ir-
lande n'est pas moins aboli, et on est arrivé à un bill devant lequel
l'opposition, représentée par lord Cairns dans la chambre des pairs, par
M. Disraeli, par sir Roundell Palmer dans la chambre des communes, a
fini par abaisser ses armes. Le combat terminé, il ne reste plus chez les
adversaires de la veille qu'un sentiment égal de la puissance de la loi.
Ces compromis, survenant toujours à propos, sont évidemment une vic-
toire de l'esprit politique anglais; mais ils montrent aussi que dans ces
luttes, même lorsqu'elles finissent par une transaction, les vieux lords
ne peuvent plus rien empêcher : ils suspendent à peine un instant la
marche des idées libérales en achevant d'user dans des résistances dé-
sormais impossibles ce que l'aristocratie britannique garde encore d'au-
torité et de prestige.
Ainsi passent les crises anglaises; mais les crises allemandes, quand
et comment finiront-elles? L'Allemagne n'a pas, comme l'insulaire Angle-
terre, l'avantage d'être « un fragment détaché du volume du monde, »
selon le mot de la jeune Imogène dans Shakspeare; elle fait partie du
monde continental, u elle en est et elle y est. » Ses crises sont complexes
comme sa situation. Les questions qui l'agitent, qui la passionnent, sont
toujours à demi intérieures, à demi extérieures; quand on les croit assou-
pies, on s'aperçoit bien vite, à quelque signe inattendu, que les événe-
mens de 1866 n'ont rien fini, que la paix n'est qu'une trêve, cjue la
Prusse et l'Autriche, si occupées qu'elles soient de leurs affaires respec-
tives, trouvent toujours le temps de se surveiller mutuellement, de se
dire des choses désagréables, comme de bonnes amies qui se connaissent
trop. La paix allemande, elle se résume vraiment dans cet état perpé-
tuel d'escarmouches oii vivent le chancelier de l'empire d'Autriche et le
762 REVUE DES DEUX MONDES.
chancelier de la confédération du nord, M. de Beust et M. de Bismarck.
Ce n'est pas que d'aucun côté on veuille pousser ces querelles bien loin,*
on ne cesse de protester au contraire des intentions les plus pacifiques;
mais enfin on reste dans cet état d'expectative oii l'on semble toujours
plus disposé à se piquer et à s'aigrir qu'à se rapprocher. Les publica-
tions du livre rouge autrichien sont l'occasion habituelle de ces petites
explosions de mauvaise humeur, et le dernier recueil de documens di-
plomatiques qui vient d'être mis au jour à Vienne n'a pas manqué de pro-
duire son effet invariable. M. de Beust a une diplomatie froide et fine qui
a visiblement le don de remuer la bile de M. de Bismarck. Tantôt il insinue
que le chancelier de la confédération du nord se serait plaint à l'envoyé
autrichien de la propagande anti-prussienne du prince de Metternich à
Paris; tantôt, par une dépêche adressée à Dresde, il va au-devant des pré-
ventions qu'on aurait pu inspirer au cabinet saxon contre son interven-
tion dans le différend franco-belge. On a beau répondre de Dresde qu'il
n'y a eu aucune suggestion venue de la Prusse au sujet de l'affaire belge,
on a beau répéter à Berlin que M. de Bismarck n'a pu se plaindre à l'en-
voyé d'Autriche, puisqu'il ne s'est pas entretenu avec lui depuis plus de
huit mois : le coup n'est pas moins porté; le trait est lancé, et M. de Beust
n'a guère arrangé les choses en déclarant récemment devant les déléga-
tions réunies à Vienne que l'Autriche ne demandait pas mieux que de
témoigner ses dispositions amicales à la Prusse, mais qu'elle ne trouvait
pas une parfaite réciprocité à Berlin. C'est toujours cette guerre impal-
pable et transparente qui a eu pour épisode la publication de la lettre de
M. d'Usedom, la divulgation de la dépêche prussienne surprise et mise
au jour par l'état-major autrichien. M. de Beust pousse imperturbable-
ment sa pointe; à Berlin, on se moque de la Httérature diplomatique du
chanceher impérial, qu'on résume ainsi : « déprécier la Prusse, s'allier
avec la France et se mettre soi-même en scène. » Le fait est que ce sont
là des relations singulières, qui ressemblent passablement à un duel à
peine dissimulé et toujours prêt à recommencer.
Ce serait sans doute une naïve illusion de croire qu'après la guerre
de 1866 et dans la situation équivoque créée par cette guerre une ami-
tié bien sincère et bien franche puisse renaître si tôt entre la Prusse
et l'Autriche. Évidemment tout n'est pas fini, M. de Beust et M. de
Bismarck ne sont que les représentans naturels d'antagonismes inévi-
tables; mais qui rompra la trêve? qui commencera, ou mieux encore
qui a le pouvoir de commencer? Ce n'est pas l'Autriche; l'Autriche a
trop à faire chez elle, elle vit au milieu de tous ces périlleux problèmes
que lui impose la diversité des races rassemblées sous son drapeau. Elle
a son équilibre intérieur et son rôle européen à retrouver; elle ne le
peut que par une politique patiente, intelligente et libérale. Ce n'est pas
môme une question d'aujourd'hui seulement, c'est l'éternelle histoire de
REVUE. CHRONIQUE. 763
l'Autriche qui continue dans d'autres conditions, et M. Saint-René Tail-
landier ne fait qu'en raviver les enseignemens dans les intéressantes et
sympathiques études qu'il réunit sous le titre de BoJmne cl Hongrie,
zvo sicclc-xix" sicde. De tout temps en effet, là, au centre du continent, il
y a eu un problème qui n'est pas encore résolu. 11 s'agit de rassembler
en faisceau ces races qui ne veulent pas renoncer à leur indépendance
morale, qui s'affaiblissent par leurs divisions, et qui, mieux dirigées,
appelées à une vie nouvelle, peuvent jouer un rôle préservateur pour
l'Europe au milieu de ces grandes et menaçantes agglomérations qui se
préparent. M. Saint-René Taillandiei^ le montre avec talent; ce n'est pas
une rêverie de l'histoire, c'est toute une politique au succès de laquelle
la nation allemande elle-même est intéressée, si elle met le sentiment de
sa vraie grandeur au-dessus d'une ambition sans règle, faite pour pro-
voquer nécessairement des représailles.
Il y a une bien autre question qui se mêle aujourd'hui à la politique
en Allemagne, qui commence à remuer les esprits, à faire diversion aux
rivalités de l'Autriche et de la Prusse : c'est la question du concile qui va
se réunir à Rome dans quelques mois. Que sera ce concile? que sortira-
t-il de ce conclave d'évêques rassemblé au Vatican sous l'autorité du
souverain pontife? C'est certainement une des affaires contemporaines
les plus complexes, purement religieuse en apparence, très politique en
réalité, touchant à tout, aux conditions les plus, essentielles de la civili-
sation moderne aussi bien qu'aux rapports de l'église et des pouvoirs
publics, et on dirait que le saint-siége s'est plu à lui donner un carac-
tère particulier de gravité en affectant dès l'abord une allure absolument
indépendante, en s'abstenant de toute entente préalable avec les gouver-
nemens. L'Italie a été naturellement la première à s'émouvoir, puis-
qu'elle serait la première à souffrir des agitations religieuses dont le si-
gnal pourrait partir de Rome. On a publié, il y a quelques mois, au-delà
des Alpes, une brochure sur le Concile œcuménique et les droits de Vètal qui
était une revendication nette et positive des prérogatives de la société
civile, et tout récemment encore il y avait auprès de Florence, aux eaux
de Montecatini, une réunion de diplomates qu'on a fort soupçonnés de
s'être occupés du concile, d'autant plus que, parmi ces diplomates à la
recherche de la santé, se trouvait par hasard, comme toujours, le chef du
cabinet de l'empereur des Français, M. Conti; mais ce n'est plus seule-
ment en Italie désormais que la question s'agite, elle se débat évidem-
ment et peut-être même avec plus de gravité en France à travers nos
diversions intérieures, et depuis quelque temps elle est devenue un sujet
de vive préoccupation en Allemagne. On en parle presque autant que
de l'éternelle querelle de M. de Reust et de M. de Rismarck. On interroge
par la pensée ce futur congrès ecclésiastique d'où on craint de voir
sortir bien autre chose que des bénédictions pour la société moderne.
764 REVUE DES DEUX MONDES.
Les catholiques de Bonn, de Coblentz, adressent des pétitions à leur
évêqiie pour le tenir en garde contre les velléités théocratiques, contre
la témérité de dogmes nouveaux, et d'un autre côté il va y avoir, dit-
on, au mois de septembre, à Fiilda, une réunion des évêques allemands.
Moralement donc il y a en Allemagne une assez sérieuse agitation qui
tendrait à revendiquer une certaine indépendance pour les églises na-
tionales. Politiquement, il y a déjà quelques mois, le premier ministre
de Bavière, le prince de Hoiienlohe, a pris l'initiative d'une démarche
directe auprès des cabinets pour appeler leur attention sur la nécessité
de concerter leur attitude. Cette démarche ne paraît pas sans doute avoir
produit jusqu'ici des résultats bien sensibles, et il n'est point impossible
que sur ce terrain même on n'ait vu percer en Allemagne l'antagonisme
qui s'y manifeste un peu partout. M. de Bismarck a été peut-être porté à
faire aux ouvertures du prince de Hohenlohe un accueil d'autant plus
gracieux que M. de Beust les recevait d'une façon assez évasive. Quant à
la France, quoique naturellement sympathique à tout ce qui peut sauve-
garder les droits de la société civile, elle ne semble pas être sortie d'une
certaine réserve. Au total, il n'y a jusqu'à ce moment, si nous ne nous
trompons, aucune combinaison diplomatique précise. L'initiative du
prince de Hohenlohe n'est pas moins un point de départ; elle répondait
à une nécessité qu'on commence à sentir plus vivement qu'on ne la sen-
tait il y a quelques mois, et on ne peut douter que ce ne soit désormais
une des préoccupations sérieuses des cabinets européens.
Les gouvernemens seront-ils représentés au concile, comme ils l'ont
été autrefois? Voilà la question politique immédiate, qui, à vrai dire,
n'est pas la plus grave. Ce concile, moitié entraîné, moitié convaincu,
se laissera-t-il aller à prendre pour symbole le Syllabus de 186/i, à pro-
mulguer des dogmes tels que rinfaillibilité du pape, à sanctionner un
code religieux en opposition directe avec toutes les tendances des so-
ciétés modernes? Voilà la question morale. La situation du saint-siége
est assurément délicate et critique. A ne considérer que les indnences
qui dominent à Rome, il est fort à craindre qu'on ne veuille aller jus-
qu'au bout, que le pape ne tienne à couronner son long pontificat par un
de ces actes extraordinaires qui marquent un règne, qui peuvent aussi le
perdre, et ce concile, qui est le dernier rêve de Pie IX, est peut-être des-
tiné à faire plus que tout le reste pour décider la séparation définitive
de l'église et de l'état, pour pousser les esprits vers la grande solution.
Seulement il y a ici avant tout une difficulté pour la France; cette diffi-
culté, nous le redirons encore, c'est la présence de nos soldats. Que fe-
raient-ils autour d'un concile? Quel serait le rôle de notre drapeau cou-
vrant de ses plis une assemblée d'où sortirait la condamnation de tous
les principes qui sont l'essence de notre civilisation française?
S'il faut une armée de la foi, en voici une qui se présente pour con-
REVUE. — CHRONIQUE. 765
quérir FEspagne. Quand nous disons qu'elle se présente, c'est une simple
manière de parler, car on ne voit pas bien où elle est jusqu'ici. Seulement
il est bien clair qu'il y a eu un signal donné. Le prétendant, l'infant don
Carlos, paraît s'être rapproché des frontières. Quelques bandes se sont
levées. C'était facile à prévoir, il y a six mois que l'insurrection carliste se
fait annoncer de jour en jour. Qu'a-t-on fait en Espagne pour neutrali-
ser d'avance cette levée de boucliers? On s'est mis à la recherche d'un
roi pour échapper à la république, et on s'est arrêté dans une régence.
Que le général Serrano se promène aujourd'hui sous les ombrages
royaux de la Granja, que le général Prim soit un quasi-dictateur à Ma-
drid, ce n'est point évidemment assez. Sans doute il y a une grande
présomption dans cette tentative carliste, qui ne semble pas avoir pour
le moment des chances bien sérieuses. La révolution espagnole n'en est
pas arrivée à ce point d'abdiquer devant un drapeau vaincu il y a trente
ans. Malheureusement il y a aujourd'hui en Espagne une chose au moins
aussi dangereuse que don Carlos , et qui peut d'ailleurs aider à son suc-
cès : c'est l'immense anarchie qui commence à gagner les provinces. Les
républicains d'un côté, les absolutistes de l'autre, et au milieu les bandes
de brigands envahissant les chemins, s'abattant, comme on l'a vu l'autre
jour, sur un établissement d'eaux thermales de la Manche pour tuer et
piller, voilà qui peut conduire plus vite qu'on ne pense à une réaction
dont on ne pourra plus calculer la mesure. Le parti carliste, le général
Prim ne le vaincra pas seulement sur un champ de bataille, s'il l'y ren-
contre; il le vaincra surtout en raffermissant l'Espagne, en lui rendant la
sécurité et la paix à l'abri d'un régime sérieusement libéral et définitif,
s'il peut y avoir aujourd'hui quelque chose de définitif en Espagne.
CH. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES.
I. Recherches sur le spectre solaire, par A.-J. Angstrom; Upsal, W. Sliultz. — II. Speclrum
analysis, six lectures delivered by Henry E. Roscoe; London, Macmillan.
Dix ans se sont écoulés depuis le jour oi!i Kirchhoff et Bunsen firent
paraître leur premier mémoire sur l'analyse spectrale. L'enfant était
venu au monde armé de toutes pièces : à peine inventée, la nouvelle
méthode avait fait ses preuves sur la terre et dans le ciel. Elle nous
avait donné deux nouveaux métaux, découverts sur les faibles indices
fournis par une flamme de gaz dont le spectre s'enrichissait de quelques
766 REVUE DES DEUX MONDES.
raies bleues et rouges; elle avait permis à Kirchhoff d'expliquer la con-
stitution du soleil par la comparaison des raies noires du spectre solaire
avec les raies lumineuses des métaux terrestres. Grâce à ce brillant dé-
but, le nouveau procédé d'analyse chimique est devenu rapidement po-
pulaire; il n'est pas de laboratoire, si pauvre quïl soit, qui n'ait son
spectroscope et sa lampe de Bunsen, Les découvertes se sont succédé
sans interruption. La liste des corps simples s'accroît sans cesse, et les
noms des nouveau-venus conservent la mémoire de leur origine : on
voit là figurer le csssium, le rubidium, le thaUium, Vindium, appelés
ainsi à cause des raies qui en caractérisent les spectres. La moindre
parcelle d'une substance suffit pour en révéler la présence lorsqu'on a
recours à la nouvelle méLhode; rien n'est délicat, rien n'est sensible
comme ce merveilleux réactif que les deux professeurs d'Heidelberg ont
mis entre les mains des chimistes.
Ce qui frappe le plus l'imagination dans les découvertes qui sont dues
à l'analyse spectrale, c'est la portée qu'elles ont pour l'astronomie phy-
sique. Sur ce terrain, la moisson a été riche dans les deux dernières
années. Les expéditions qui étaient parties pour l'Inde et la Cochinchine
l'été dernier, afin d'y observer une éclipse totale de soleil, ne sont pas re-
venues sans avoir éclairci le mystère des protubérances roses qui s'aper-
çoivent toujours sur le bord de l'astre éclipsé pendant la durée de l'obs-
curité totale. Le 18 août 1868, on a vu le spectre des protubérances
se résoudre en un petit nombre de raies brillantes, comme on en voit
dans le spectre de l'hydrogène incandescent. M. Janssen, l'envoyé du
bureau des longitudes, conçut alors une méthode d'observation qui a
donné les plus beaux résultats dès le lendemain de l'éclipsé. En rédui-
sant convenablement la fente du spectroscope et en promenant la lunette
sur le bord extrême du disque solaire, il a réussi à voir les lignes bril-
lantes des protubérances en plein jour, en dehors des éclipses. Dès lors,
plus de doute : le soleil est enveloppé d'une atmosphère d'hydrogène
incandescent. Cette atmosphère est basse, à niveau fort inégal et tour-
menté; les protubérances en sont simplement des portions soulevées,
projetées, souvent détachées en nuages isolés. Quand l'annonce de cette
découverte capitale parvint à l'Académie des Sciences, vers la fin du
mois d'octobre dernier, un compétiteur anglais avait déjà enlevé à
M. Janssen le succès de surprise qu'il eût obtenu sans cela ; M. Loc-
kyer avait réussi de son côté à voir le spectre des protubérances tous
les jours. Il est juste d'ajouter que M. Lockyer cherchait depuis deux
ans, qu'il avait même publié en 1866 une note sur le procédé dont il se
servait pour examiner les bords du soleil en vue de la découverte des
protubérances ; mais les premières observations de ce genre sont dues à
M. Janssen, et datent du 19 août 1868.
Grâce à MM. Lockyer, Janssen, Rayet et Secchi, nous connaissons au-
REVUE. CHRONIQUE. 767
jourd'hiii une douzaine de raies brillantes qui sont visibles dans le
spectre des bords du soleil ; mais , chose curieuse et fort inattendue,
ces raies lumineuses ne correspondent pas toutes à des raies noires du
spectre ordinaire, ni à des raies brillantes des spectres métalliques con-
nus. Quatre seulement coïncident par leur position avec des raies ap-
partenant à l'hydrogène et qu'on retrouve parmi les lignes de Fraunho-
fer dans le spectre solaire ordinaire; une autre pourrait bien être l'une
des lignes du magnésium; le reste semblerait indiquer l'existence de
corps simples qui nous sont encore inconnus. 11 y a parmi ces lignes de
l'atmosphère solaire une raie jaune qu'on avait d'abord prise pour cette
raie du sodium qui se glisse partout, qui s'introduit dans le champ du
spectroscope malgré l'observateur, parce que toutes les poussières ter-
restres renferment des parcelles de soude; vérification faite, il s'est trouvé
que la raie jaune du soleil est certainement d'origine différente. Ce qui
est très remarquable, c'est que la lumière de quelques étoiles semble
renfermer les mêmes rayons jaunes.
Tout récemment, M. Huggins est d'ailleurs parvenu à voir non-seule-
ment le spectre des protubérances roses, mais la forme même de ces
proéminences en les regardant au travers d'un verre rubis foncé; on
peut donc prévoir le moment où les astronomes produiront dans leurs
lunettes des éclipses artificielles qu'ils pourront étudier à loisir sans
avoir besoin pour cela d'aller chercher des fièvres en Gochinchine. Dès
aujourd'hui, on peut dire que les recherches spectrales nous ont plus ap-
pris en dix ans sur la constitution physique du soleil et des corps cé-
lestes en général que ne nous en a révélé l'emploi des plus forts téles-
copes pendant trois siècles. Elles ouvrent les plus vastes horizons sur
l'origine et la formation des mondes, elles font découvrir des corrélations
imprévues, des analogies surprenantes, elles étendent, si cela est pos-
sible, les bornes de l'imagination.
Le livre que vient de publier M. Henry Enfield Roscoe résume d'une
manière fort attachante l'histoire et les dernières conquêtes de l'analyse
spectrale. Il se compose essentiellement d'une série de conférences que
l'auteur a faites devant la Société pharmaceutique de Londres. 11 y a
joint la reproduction d'un grand nombre de documens originaux em-
pruntés aux publications les plus importantes sur la matière. Ce qui
distingue l'ouvrage de M. Roscoe et ce qui le rend très recommandable,
c'est l'abondance des planches et des tableaux numériques. On y trouve
le catalogue des raies solaires de Kirchhoff, avec des planches tirées en
quatre couleurs, les tables spectrales d'iiuggins et d'Angstrôm, la des-
cription détaillée des appareils usités, enfin tout ce qui peut être utile
aux travailleurs.
Le grand atlas du spectre solaire de M. Angstrôm n'est achevé que de-
puis l'année dernière; il résume un travail immense, exécuté à l'aide des
"68 REVUE DES DEUX MONDES,
méthodes les plus perfectionnées et des instrumens les plus délicats dont
la science dispose aujourd'hui. Le célèbre physicien d'Upsal doit d'ail-
leurs être compté au nombre de ceux qui ont le plus contribué à nous
faire connaître les raies spectrales; il les a étudiées dans les circon-
stances les plus diverses, il en a déterminé les positions d'une manière
rigoureuse, et les planches qu'il a dessinées en reproduisent les moindres
détails, des détails à peine saisissables pour l'œil. M. Angstrôm a eu
l'heureuse idée d'inscrire toutes les raies d'après l'échelle des longueurs
d'onde absolues, qu'il a substituée aux échelles arbitraires basées sur la
réfrangibilité des divers rayons. C'est ce qui justifie le titre de s^Jectre
normal placé en tête de ces planches d'une exécution vraiment remar-
quable, p.. P.ADAU.
Les deux Procès de condamnation de Jeanne Dure, mis pour la première fois en français
par M. E. O'ReilIy; Paris, 18G8.
11 est en histoire des figures qui semblent destinées à faire le charme
de notre imagination et le tourment de notre esprit. Celle de Jeanne
Darc est de ce nombre. Qu'était-ce que cette fille ignorante, sortie de sa
chaumière pour commander des armées, qui accomplit des actes de cou-
rage extraordinaires, qui entendait des voix surnaturelles lui dicter sa
mission, qui déconcerta ses juges par sa fermeté tranquille? Les catho-
liques ne sont pas éloignés aujourd'hui d'en faire une sainte; le tribunal
anglais vit en elle une sorcière, la France l'a toujours admirée comme
l'héroïne à qui elle a dû le salut de sa nationalité. Quant à la critique
historique, elle n'a pas encore dit son dernier mot.
Voilà ce qui fait l'intérêt de la publication de M. O'ReilIy. Pour la pre-
mière fois, il a traduit en français et mis à la portée de tous les lecteurs
les docuniens relatifs à l'instruction poursuivie contre Jeanne par l'in-
quisition. Le texte latin de cette volumineuse procédure avait déjà été
publié en 18/j9 par M. Quicherat. Les détails où entra l'accusée dans
les nombreux interrogatoires sur sa vie antérieure et sa mission im-
priment à la physionomie de l'héroïne un relief singulier, les circon-
stances de son supplice lui donnent un attrait touchant dont on éprouve
l'influence malgré tout l'appareil juridique sous lequel se dissimule le
récit. Juriste lui-même, M. O'ReilIy a su conserver à ces pièces, vieilles
de quatre siècles, une couleur locale d'une grande fidélité. C'est en com-
binant ces dossiers authentiques avec les traditions plus ou moins lé-
gendaires que les historiens dégageront la vraie Jeanne Darc. Quoi qu'il
advienne, elle restera toujours pour les Français une des plus sublimes
manifestations du patriotisme. J. le berquier.
C. BULOZ.
PIERRE QUI ROULE
CINQUIÈME PARTIE (1).
SUITE DE L'HISTOIRE DU BEAU LAURENCE.
Â. l'extrémité de la seconde cour, dans une salle basse et sombre,
nous trouvâmes le commandant couché sur une ratte et fumant sa
longue chibouque avec une majesté paisible. Il n'était nullement
gardé. Nous considérant comme de vils saltimbanques, il ne lui
était pas venu à l'esprit que nous pussions lui demander des
comptes.
— Est-ce vous qui avez assassiné notre camarade? lui dit Bella-
mare en italien.
— Je n'ai jamais assassiné personne, répondit le vieillard avec
une douceur imposante qui nous ébranla un instant, et, sans quit-
ter sa nonchalante attitude, il tira une bouffée de tabac de sa pipe
et regarda d'un autre côté.
— Ne jouons pas sur les mots, reprit Bellamare. C'est par votre
ordre qu'on a égorgé les deux jeunes gens?
— Oui, répliqua Nikanor avec le même sang-froid, c'est par
mon ordre. Si vous n'êtes pas contens, adressez-vous au prince, et,
s'il me blâme, c'est que je l'aurai mérité; mais je n'ai de comptes
à rendre qu'à lui. Soyez prudens et laissez-moi tranquille.
— Nous ne sommes pas venus pour respecter votre repos, re-
prit Bellamare. Nous vous interrogeons, il faut répondre, que la
(1) Voyez la Revue du 15 juin, des \" et 13 juillet, et du l" août.
TOME LXXXII. — 15 AOL'T 1869. 4Î>
770 EEVDE DES DEUX MONDES.
chose vous plaise ou non. Pourquoi avez-vous condamné ces mal-
heureux?
Nikanor hésita un instant, puis, accentuant la lenteur prétentieuse
avec laquelle il parlait italien, il répondit : — C'est pour une offense
personnelle au prince.
— Quelle offense?
— Le prince seul le saura.
— Nous voulons le savoir et nous le saurons ! s'écria Moranbois
de sa voix enrouée, qui devint terrible, et, en un clin d'œil, saisis-
sant Nikanor par la barbe, il lui retourna la face sur le pavé et
lui mit son genou sur la nuque.
Le vieillard crut que son heure était venue, il n'avait pas daigné
songer à se défendre; il se dit sans doute qu'il était trop tard, et
qu'il allait subir la peine du talion; il garda le silence et ne donna
aucun signe d'espoir ou de frayeur.
— Je te défends de le tuer, dit Bellamare à Moranbois, qui était
véritablement hors de lui. Je veux qu'il se confesse.
11 nous fit signe, nous fermâmes les portes derrière nous, en
poussant la lourde gâchette d'une serrure très primitive. Le moine
nous avait suivis par curiosité ou pour appeler au secours, s'il était
nécessaire. Lambesc, avisant des cordes et des bâillons ([ui étaient
là en perm.anence, le garrotta et le bâillonna lestement. Nous avions
dépouillé le commandant de ses armes, et, comme il y avait à une
sorte de râtelier une demi-douzaine des longs fusils de la garuison,
nous étions en état de soutenir un siège.
— A présent, dit Bellamare, qui avait relevé Nikanor et qui lui
tenait un pistolet sur la gorge, vous parlerez.
— Jamais, répondit le montagnard inflexible sans quitter son
accent prétentieux et glacé.
— Je vais te tuer! lui dit Moranbois.
— Tuez, reprit-il; je suis prêt.
Que faire? Nous étions désarmés par ce stoïque mépris de la vie.
La vengeance était d'ailleurs trop facile. — Tu nous diras au moins,
reprit Moranbois, le nom du bourreau?
— 11 n'y a pas de bourreau, répondit le commandant. J'ai tué
moi-même les coupables avec ce sabre que vous tenez. Si vous vous
en servez contre moi, vous ferez un crime. Moi, j'ai fait mon devoir.
— Je ne te tuerai pas, reprit Moranbois; mais je veux te battre
comme un chien, et je te battrai. Mets-toi en défense, tu es l'horarae
le plus fort du pays, je t'ai vu à l'œuvre dans les exercices. Allons,
défends-toi. Je veux te renverser et te cracher au visage. Seule-
ment pas un cri, pas un signal à tes gens, ou je te fais sauter la
cervelle comme à un lâche.
PIERRE QUI ROULE. 771
Nikanor accepta le défi avec un sourire dédaigneux. Moranbois
le saisit à la ceinture, et tous deux restèrent embrassés un instant
et comme pétrifiés dans la tension de leurs muscles; mais au bout
de cet instant rapide Nikanor était encore une fois sous les pieds
de l'hercule qui lui crachait au visage, et lui coupait les mousta-
ches avec le damas qui avait tranché la tête de Marco.
Nous assistions immobiles à ce châtiment, le sang de notre ca-
marade était entre nous et tout sentiment de pitié; mais nous ne
pouvions pas tuer un ennemi désarmé et nous nous tenions prêts à
empêcher Moranbois de s'enivrer trop de sa propre colère. Tout à
coup nous fûmes enveloppés d'un nuage de fumée, et les balles
f)arties de la fenêtre du rez-de-chaussée crépitèrent autour de nous.
Par je ne sais quel miracle, elles ne frappèrent que le malheureux
moine , qui eut un bras cassé. Avant que les soldats qui venaient
au secours de leur chef pussent recommencer l'attaque, nous avions
poussé devant la fenêtre étroite et longue le long et étroit divan du
capitaine. Nous étions assiégés, et nous étions ravis d'avoir quelque
chose à faire. On battait la porte, mais elle tenait bon. Le comman-
dant évanoui ne bougeait plus, le moine se tordait en vain. Vous
pensez bien qu'aucun de nous ne songeait à lui. Nous nous ména-
geâmes une fente entre le divan et la fenêtre, et nous fîmes une
décharge qui éloigna l'ennemi; mais il revint, il fallut se renfermer
de nouveau et recommencer. Je crois qu'il y eut un homme blessé.
On jugea que nous étions inexpugnables de ce côté-là, on réunit
tous les efforts contre la porte, qui céda, mais que Moranbois sou-
tint de manière à ne laisser passage que pour un homme à la fois.
Bellamare saisit le premier qui se présenta, il l'étreignit au cou et
le jeta sous ses pieds; les autres en se précipitant l'étouffèrent pres-
que en lui marchant sur le corps. Je m'emparai du second. Il nous
était facile de saisir le canon de leurs fusils aussitôt qu'ils se pré-
sentaient, de détourner le coup et d'attirer l'homme à nous. Cette
lutte corps à corps n'était nullement prévue par eux. Ils ne nous
croyaient pas capables de résister ainsi. Ils ne se faisaient pas la
moindre idée de cette force d'élan spontané qui rend le Français
invincible à un moment donné; ils étaient neuf contre nous quatre,
mais nous avions l'avantage de la position. Ils vinrent dix, ils vin-
rent douze, ils étaient tous là; mais trois ou quatre étaient hors de
combat, et ils reculèrent... Ils nous prenaient pour des démons.
Ils revinrent, ils croyaient que nous avions tué leur comman-
dant, et ils voulaient le venger, dussent-ils périr un à un. Vrai-
ment ils étaient braves, et en les terrassant nous ne pouvions nous
résoudre à les égorger. Nous l'aurions pu. A peine élaient-i!s dans
nos mains que leurs figures exprimaient non la crainte, mais la stu-
772 REVLE DES DEUX MONDES.
peur, je ne sais quelle iioireur superstitieuse, et tout aussitôt la
résignation du fatalisme devant une mort qu'ils croyaient inévi-
table. Nous les laissions étendus par terre, et ils ne bougeaient
plus, craignant d'avoir l'air de demander grâce.
Je ne sais combien dura cette lutte insensée. Aucun de nous n'en
eut conscience. Autant que je pus saisir par quelques mots que
j'avais appris de leur langue, ils dirent que nous étions sorciers et
parlèrent d'aller chercher de la paille pour nous enfumer, mais ils
n'en eurent pas le temps : une exclamation du dehors et le son
d'une voix bien connue arrêta le combat et termina le siège. Le
prince arrivait. Il imposa silence, fit mettre bas les armes et se pré-
senta en criant : — C'est moi! qu'y a-t-il? expliquez-vous!
Nous étions trop essoufflés pour répondre. Ruisselans de sueur,
noirs de poudre, les yeux hors de la tête, nous étions tous bègues.
Bellamare, qui s'était battu comme un lion, fut le plus vite re-
mis, et, imposant silence à Moranbois, qui voulait parler, il condui-
sit le prince auprès du commandant, qui avait repris connaissance,
comme si l'apparition inespérée de son maître l'eût rappelé à la vie
et à la consigne. — Monseigneur, dit Bellamare , cet homme a
coupé de sa propre main la tête à notre camarade Marco et à votre
domestique Meta, deux Français, deux eufans, pour une faute,
peut-être une espièglerie qu'il n'a pas voulu nous dire, et qu'il a
juré de ne dire qu'à vous. Nous étions fous, nous étions ivres, nous
étions enragés, et pourtant un seul de nous l'a défié, renversé par
terre et lui a coupé la moustache... en lui crachant au visage, je
dois et je veux tout dire : s'il n'est pas content, nous sommes prêts
à nous battre en duel avec lui, tous, les uns après les autres. Voilà
toute la vengeance que nous avons tirée de lui, et, si vous ne la
trouvez pas douce, vous en demandez trop à des Français qui ont
horreur de la lâcheté féroce et qui regardent comme un infâme le
meurtrier de sang-froid. Vos soldats sont venus au secours de leur
chef; je ne dis pas qu'ils "aient eu tort; ils ont tiré sur nous sans
sommation, ce n'est peut-être pas la coutume chez vous, nous nous
sommes défendus. Ils ont blessé votre cuisinier en voulant nous
tuer. Nous n'y sommes pour rien, il vous le dira lui-même. Nous
aurions pu tuer nos prisonniers, nous ne les avons pas même frap-
pés de nos armes, mais nous avons joué des poings et des bras. S'il
leur en cuit, c'est tant pis pour eux ! Vous ne nous trouvez pas dis-
posés au repentir, et nous périrons tous ici avant de dire que vos
usages sont humains et que les actes de rigueur commis en votre
nom sont justes. Voilà, j'ai dit.
— Et nous t'approuvons, ajouta Moranbois en enfonçant sa cas-
quette de loutre sur son crâne.
PIERRE QUI ROULE. 773
Le prince avait écouté sans manifester la moindre surprise, la
moindre émotion. Il était devant son escorte, devant Nikanor, qui
écoutait impassible et muet aussi. Il jouait son rôle d'homme supé-
rieur; mais il était pâle, et son œil fixe semblait chercher une solu-
tion qm satisfît l'orgueil de ses barbares et les exigences de notre
civilisation.
Il se renferma encore un instant dans cette méditation silen-
cieuse avant de répondre, puis il donna rapidement quelques or-
dres en langue slavone. On emporta aussitôt le moine, on versa
un verre d'eau-de-vie à Nikanor, qui avait peine à se tenir debout,
et à qui le prince ne voulait pas permettre de s'asseoir devant lui;
puis fout le monde sortit, et le prince, s'adressant au commandant,
lui dit en italien, d'un ton sec et glacé : — Avez-vous tué Meta et
Marco? Répondez dans la langue dont je me sers pour vous inter-
roger.
— Je les ai tués, répondit Nikanor.
— Pourquoi avez-vous fait cela?
Nikanor répondit en esclavon.
— Je vous ai ordonné, reprit le prince, de répondre en italien.
— Diral-je cette chose devant des étrangers? répondit le monta-
gnard ému, embarrassé et rougissant presque.
— Vous la direz, je le veux.
— Eh bien ! maître, le valet et le comédien ont vu tes femmes
dans le bain.
— Est-ce tout? dit le prince froidement.
— C'est tout.
— Et tu les as tués par colère, en les prenant sur le fait?
— Non, j'étais averti que cela durait depuis quelques jours. Je
les ai guettés et saisis dans le couloir de ton appartement, hier, à
deux heures après midi. Je les ai menés sans bruit au cachot, et
cette nuit, en présence de tes femmes, j'ai fait tomber leurs têtes,
qui sont maintenant sur la tour. Nul autre homme que le moine n'a
su la cause de leur mort. Ton honneur n'a pas été souillé; j'ai fait
ce que tu avais ordonné, ce que tout homme doit faire, ou comman-
der à son serviteur, ou attendre de son ami.
Le prince devint pâle. li ne pouvait plus nous cacher la simili-
tude de ses mœurs chrétiennes avec les mœurs turques, et il en
était profondément humilié. Il essaya pourtant de les justifier à
nos yeux. — Monsieur Bellamare, dit-il en français, si vous étiez
marié, et qu'un débauché cynique vînt regarder votre femme nue
à travers une porte, lui pardonneriez-vous cet outrage?
— Non, dit Bellamare. Dans mon premier mouvement, je le jet-
terais probablement par la fenêtre, ou je le précipiterais la tête en
774 REVUE DES DEUX MONDES.
avant dans les escaliers; mais je ferais cela moi-même, et si j'avais
affaire à deux enfans, je me contenterais de les chasser à coups de
pied au derrière. Dans tous les cas, fussé-je encore plus outragé,
eût-on déshonoré ma femme ou ma maîtresse, je ne chargerais au-
cun de mes amis de couper froidement la tête à mon rival et de
la planter en triomphe sur le toit de ma maison.
Le prince se mordit la lèvre, et se tournant vers Mikanor : —
Vous n'avez jamais compris votre consigne, lui dit-il, et, com.me
une brute que vous êtes, vous avez interprété à la mode turque les
lois et usages de notre nation. 11 y a peine de mort contre ceux qui
pénètrent dans notre gynécée et qui établissent des rapports cou-
pables avec nos femmes; mais ici le cas était différent, vous n'avez
surpris personne dans mon gynécée, et vous avez puni du dernier
supplice deux étrangers affranchis de notre autorité et coupables
seulement envers leur propre honneur. Allez vous mettre aux ar-
rêts, monsieur, en attendant que votre punition soit décrétée. — Il
ajouta d'un ton ferme : — Justice sera faite! — mais je crus saisir
un regard d'intelligence qui disait au commandant : Sois tranquille,
tu en seras quitte pour quelques jours de prison.
Quoi qu'il en soit, nous ne pouvions exiger davantage, et aucune
satisfaction à notre dignité ne pouvait rendre la vie à notre pauvre
petit camarade. Nous demandâmes seulement au prince, et sur un
ton assez raide, que ses restes nous fussent rendus et ensevelis avec
décence. — C'est trop juste, répondit-il, évidemment contrarié et
troublé de cette demande; mais je ne puis permettre que l'inhuma-
tion ait lieu ostensiblement ; attendez la nuit.
— Et pourquoi donc? dit Moranbois indigné. Une infamie a été
commise chez vous, et vous ne voulez pas que la réparation soit
franche? Ça nous est égal, nous n'avons besoin de personne pour
enterrer nos morts; mais nous voulons le corps de notre pauvre
enfant, nous le voulons tout de suite, et si on nous le cache, nous
le chercherons partout, et si on veut nous empêcher de le soustraire
aux outrages... eh bien! nous voilà reposés, nous recommencerons
à houspiller vos janissaires.
Le prince fit semblant de n'avoir pas entendu cette harangue,
dont le dernier mot, qui le comparait à un sultan, dut le blesser
beaucoup. 11 se promenait dans la salle du corps de garde d'un air
préoccupé. — Pardon, dit-il, comme s'il sortait d'une profonde
rêverie, et en s'adressant à Bellamare : — Que me demandez-
vous?
— Le cadavre de notre camarade, répondit Bellamare. Votre al-
tesse disposera de celui de son malheureux domestique comme elle
l'entendra.
PIERRE QUI ROULE. ''^
— Pauvre enfant ! dit le prince avec un profond soupir vrai ou
simulé.
Et il sortit en nous disant d'attendre un instant. Il ne revint pas;
mais, au bout de dix minutes, deux hommes de son escorte nous
apportèrent roulé dans une natte le corps mutilé de l'infortuné
Marco. Moranbois le prit dans ses bras, et, tandis qu'il l'emportait,
Lambesc et moi nous allâmes cbercher la pauvre tête livide sur la
tour. INous portcâmes ces tristes restes sur notre théâtre, on les en-
veloppa dans la robe blanche que le jeune artiste avait portée quel-
ques jours auparavant lorsqu'il avait joué le rôle du lévite Zacha-
rie dans Alhalic. Nous lui mîmes une couronne de feuillage sur la
tête, et brûlâmes des parfums autour de lui. Moranbois sortit pour
lui faire creuser une fosse dans le cimetière du village, et Bellamare
se rendit auprès de nos actrices pour les informer de ce qu'elles ne
devaient plus ignorer. Il était encore de bonne heure; nous en
étions surpris, nous avions vécu dix ans depuis le lever du soleil.
Léon avait été en proie à une vive inquiétude jusqu'au moment
oîi il avait vu rentrer le prince. Il avait entendu des coups de fu-
sil; mais on faisait si souvent l'exercice à feu dans les cours du ma-
noir, qu'il n'avait pas vu là un indice certain de notre danger, et,
comme il avait donné sa parole de ne pas quitter les femmes, il
était resté à son poste.
Il vint nous rejoindre avec elles sur ce théâtre de tragédie à façade
byzantine, dont nous avions fait une chapelle funéraire. Si vous
voulez vous représenter une scène dramatique rendue comme on
ne la joue jamais pour le public, figurez-vous le tableau que com-
posaient à leur insu mes camarades des deux sexes. Épuisé de fa-
tigue morale et physique, je m'étais laissé tomber dans un coin sur
l'estrade, et je les regardais; les femmes avaient toutes pris le
deuil. Impéria, debout, déposait un pieux baiser sur le front de
marbre du pauvre enfant. Les autres femmes, agenouillées, priaient
autour de lui. Bellamare, assis sur le bord du théâtre, était morne
et immobile. Je ne l'avais vu ainsi qu'une seule fois sur l'écueil.
Léon sanglotait, appuyé sur un fût de colonne du décor. Lambesc,
véritablement affecté, entretenait les parfums sur un beau tré-
pied que le prince nous avait prêté pour figurer dans la tragédie,
puis il allait de l'un à l'autre comme pour leur parler, et il ne di-
sait rien. Il se reprochait sa longue inimitié contre Marco, et sem-
blait éprouver le besoin de s'en accuser tout haut; mais tout le
monde la lui pardonnait intérieurement. Il s'était vraiment bien
conduit dans notre campagne de la matinée, et nous n'avions plus
aucune amertume contre un homme qui voulait se réhabiliter.
Moranbois revint nous annoncer que la fosse était prête. Nous
776 REVLE DES DEUX MONDES.
trouvions que c'était nous séparer trop vite de notre pauvre cama-
rade, comme si nous étions pressés de nous débarrasser d'un spec-
tacle douloureux. Nous voulions passer la nuit à le veiller. Moran-
bois partageait nos idées; mais il nous avertit que nous n'avions
pas de temps à perdre pour plier bagage. Le secret du harem n'a-
vait pas transpiré au dehors; mais, bien que Nikanor ne l'eût pas
révélé , les gardiens du dedans l'avaient deviné, et commençaient à
le faire pressentir aux habitans de la vallée. Le meurtre des deux
enfans ne pouvait manquer d'être regardé comme une chose très
juste, et leur faute comme exécrable. Plus d'une famille professait
à la fois le christianisme et l'islamisme. Dans cet étrange pays, la
guerre patriotique fait qu'on oublie les dissidences religieuses. On
commençait à savoir aussi que les ambitions du prince étaient dé-
çues, que les chefs des montagnes avaient repoussé l'idée de se
donner un maître, et que ses soldats, après s'être flattés d'être les
premiers dans la confédération, étaient humiliés de son échec. Ils
l'attribuaient à ses idées françaises et commençaient à prendre ses
histrions en horreur. Voilà ce que le prince avait fait entendre clai-
rement à Moranbois, à qui il venait de parler. 11 lai avait donné le
conseil d'ensevelir Marco dans un petit bois de cyprès qui faisait
partie de son domaine particulier, et non dans le cimetière, où il
y avait un coin de rebut pour les siq^pliciés et pour les ennemis de
la religion. Laquelle?
Moranbois n'avait pas cru devoir résister. Sachant fort bien que,
si nous blessions les croyances du pays, les restes de notre cama-
rade seraient outragés dès que nous aurions le dos tourné, il avait
accepté l'offre du prince et creusé lui-même la fosse au lieu que ce-
lui-ci lui avait indiqué.
C'était un massif très touffu où l'on pénétrait par la porte de der-
rière de la chapelle, en suivant une sinueuse allée de lauriers et de
marasques. Nous pûmes donc, en plein jour, et sans être vus du
dehors, transporter notre pauvre mort sous cet impénétrable om-
brage. Le prince avait à dessein éloigné tous ses gens de ce point
de ses dépendances, et de la partie du manoir qu'il nous fallait tra-
verser. Nous pûmes déposer quelques instans le corps dans la cha-
pelle grecque; nous voulûmes même qu'il en fût ainsi, non qu'au-
cun de nous, sauf Régine et Anna, fût très bon chrétien; mais nous
voulions rendre à la victime d'une coutume barbare tous les hon-
neurs dont la barbarie peut disposer.
Quand nous eûmes couché le mort dans son dernier lit, nivelé la
terre avec soin, et recouvert la place avec de la mousse et des feuilles
sèches, Léon, pâle et la tête découverte, prit la parole :
« Adieu, Marco, dit-il, adieu, toi, la jeunesse, l'espoir, le rire,
PIERRE QLI ROULE. 777
la flamme de notre famille errante, le doux et filial compagnon de
nos travaux et de nos misères successives, de nos joies impré-
voyantes et de nos amers désastres ! Yoici le plus cruel de nos re-
vers, et nous allons te laisser ici, seul, sur une terre ennemie, où il
nous faut cacher tes restes comme ceux d'un être maudit, sans
qu'il nous soit permis de laisser une pierre, un nom, une pauvre
fleur sur la place où tu reposes.
« Pauvre cher enfant, ton père, un brave ouvrier, ne pouvant
s'opposer à ta brûlante espérance, t'avait confié à nous comme à
d'honnêtes gens, et parmi nous tu as trouvé des pères, des oncles,
des frères et des sœurs, car nous t'avions tous adopté, et nous de-
vions te protéger et te guider longtemps dans la carrière et dans
la vie. Tu méritais notre affection, tu avais les plus généreux in-
stincts et les plus charmantes aptitudes. Perdu avec nous sur un
écueil au milieu des vagues furieuses, tu as été, malgré ton jeune
âge, un des plus courageux, un des plus dévoués. Une mauvaise in-
fluence, un entraînement fatal de la puberté, t'ont livré à un péril
que tu as voulu braver, à une folie que tu as expiée eiï"royablement,
mais avec vaillance et résolution, j'en suis certain, puisque nul cri
de détresse, nul appel désespéré à tes camarades n'a rompu l'hor-
rible silence de la nuit maudite qui vient de nous séparer pour
jamais.
« Pauvre cher Marco, nous t'avons bien aimé, et nous te garde-
rons un souvenir ineffaçable, une bénédiction toujours tendre ! Arbres
des tombeaux, gardez le secret de son dernier sommeil sous votre
ombre. Soyez son linceul, neiges de l'hiver et sauvages fleurs du
printemps ! Oiseaux qui traversez le ciel sur nos têtes, voyageurs
ailés plus heureux que nous, vous êtes les seuls témoins que nous
puissions invoquer! La nature, indifférente à nos larmes, rouvrira
du moins son sein maternel à ce qui fut un corps, et reportera à
Dieu, principe de la vie, ce qui fut une âme. Esprits de la terre,
essences mystérieuses, souffles et parfums, forces indéfinissables,
recueillez la parcelle de généreuse vitalité que laisse ici cet enfant
immolé par la férocité des hommes, et si quelque malheureux exilé
comme nous vient par hasard fouler sa tombe, dites-lui bien bas :
— Ici repose Pierre Avenel, dit Marco, égorgé à dix-huit ans loin de
sa patrie, mais béni et arrosé des larmes de sa famille adoptive. »
Impéria nous donna l'exemple, et nous baisâmes tous la terre à
la place qui cachait le front du pauvre enfant. Nous trouvâmes le
prince qui nous attendait dans la chapelle. Il était triste, et je crois
qu'il nous parla sincèrement cette fois.
— Mes amis, nous dit-il, je suis navré de ce double meurtre,
et, accompli dans de telles conditions, je le regarde comme un
7,8 REVUE DES DEUX MONDES.
crime. Vous allez emporter de nous une triste opinion ; mais faites
la part de chacun. J'ai voulu introduire quelque civilisation dans ce
pays sauvage. J'ai cru qu'il était possible de faire entrer la notion
du progrès dans des têtes héroïques, mais étroites et dures. J'ai
éci)Oué. Prendrai-je ma revanche? Je l'ignore. Peut-être remporte-
rai-je la palme au moment où la balle d'un- musulman me couchera
par terre. Peut-être me reverrez-vous en France, rassasié de périls
et de déceptions, me consolant au foyer des arts et des lettres.
Quel que soit l'avenir, gardez-moi un peu d'estime. Je ne regrette
pas de vous avoir associés à une tentative généreuse. Que Rachel
soit ici ou ailleurs, l'artiste qui m'a charmé doit garder en toute
sécurité de conscience l'hommage de ma satisfaction et de ma gra-
titude. Il faut que désormais je me prive de plaisirs élevés, et je
comprends que ma résidence vous soit devenue odieuse. JN'atten-
dons pas qu'elle soit impossible, car, vous le voyez, je ne suis pas
toujours un maître aussi absolu que j'ai l'air de l'être. Je vais
donner des ordres pour que demain, à la pointe du jour, votre dé-
part s'efi'ectue sans bruit et sans obstacle. Je vous donnerai une es-
corte aussi sûre que possible, mais soyez armés à tout événement.
Je ne puis vous accompagner, ma présence serait une cause d'irri-
tation de plus contre vous. Je sais que vous êtes braves, terribles
même, car vous avez gravement maltraité quelques-uns de mes
hommes qui se croyaient invincibles. Ceux-là ne sont point à re-
douter pour le moment; mais ils ont des parens au dehors, et la
vendetta est autrement redoutable dans nos montagnes que dans
celles de la Corse. Soyez prudens, et si vous entendez sur votre
passage quelque insulte ou quelque m.enace, faites ce que je fais
souvent, ayez l'air de ne pas l'entendre.
Il nous demanda ensuite où nous voulions aller; nous n'en sa-
vions rien, mais notre parti fut pris à l'instant de retourner en
Italie. JNous avions horreur de l'Orient, et dans ce premier moment
de consternation et d'indignation il nous semblait que nous y au-
rions toujours à trembler les uns pour les autres.
— Si vous retournez à Gravosa, dit le prince, ma petite villa est
toujours à votre disposition pour tout le temps que vous voudrez.
N'emportez pas les décors et les costumes qui pourraient embar-
rasser et retarder votre marche dans la montagne; je vous les en-
verrai après-demain.
Nous fîmes nos paquets dans la soirée même, et le lendemain nous
nous présentâmes dès le jour au pont-levis. Les mules, les chevaux
et les hommes d'escorte étaient prêts sur le revers du fossé; mais,
par une lenteur qui nous parut volontaire, on nous fit attendre
longtemps le pont. Enlin nous franchîmes la vallée sans voir per-
PIERRE QUI ROULE.
779
sonne, et nous entrâmes dans le défilé qui s'enfonçait dans la mon-
tagne. Nous n'étions pas sans appréhension ; si nous avions des en-
nemis, ils devaient nous attendre là. Nos guides, au nombre de
quatre, marchaient en avant avec insouciance, leurs chevaux al-
laient plus vite que nos mules, et, quand ils avaient de l'avance, ils
ne se retournaient pas pour voir si nous pouvions les suivre; ils
continuaient à augmenter la distance entre eux et nous. Si nous
eussions été attaqués, ils ne se seraient probablement pas retournés
davantage.
Pourtant nous ne fûmes pas inquiétés, nous ne rencontrâmes au-
cune figure hostile, et nous étions vers trois heures de l'après-
midi aux deux tiers du chemin, assez près de la plaine pour nous
croire hors de danger. Nous ne savions pas que le danger était
précisément à la sortie des états du prince.
Il faisait beaucoup plus chaud qu'à notre première traversée
dans ces montagnes, et nos bêtes firent mine de refuser le service.
Notre escorte s'arrêta enfin en nous voyant forcément arrêtés, et
un des cavaliers nous fit entendre par signes que, si nous voulions
boire et faire boire les animaux, il y avait de l'eau à peu de dis-
tance.
Nous n'avions pas soif, nous nous étions munis de fioles; mais les
bêtes, et surtout celle qui portait notre petite fortune et nos effets
les plus précieux, se dirigeaient d'elles-mêmes avec obstination vers
le lieu indiqué. Il fallait bien les suivre. Quand nous vîmes dans
quel précipice elles nous conduisaient, nous mîmes pied à terre et
leur lâchâmes la bride. Nos guides en avaient fait autant de leurs
chevaux; un seul d'entre eux les suivit en sautant de roche en
roche pour les empêcher de rester trop longtemps dans l'eau. Mo-
ranbois retint la mule, qui n'eût pu remonter avec son chargement;
mais avant qu'il l'eût débarrassée de la caisse, c'est-à-dire de la
sacoche qui contenait nos valeurs, elle s'échappa de ses mains et
s'élança dans le ravin.
Moranbois, craignant qu'elle ne perdît nos richesses, la suivit
avec intrépidité. Nous connaissions son adresse et sa force, et l'en-
droit était praticable, puisqu'un autre homme s'y risquait. Pourtant
nous avions l'esprit frappé et nous ne le vîmes pas sans inquiétude
s'enfoncer et disparaître sous les broussailles qui tapissaient le ta-
lus. Au bout d'un instant, n'y pouvant tenir, je le suivis, sans faire
part aux autres de ma préoccupation.
L'abîme était encore plus profond qu'il ne nous avait paru; à la
moitié de son escarpement, il devenait moins difficile, et je commen-
çais à voir le fond, quand un homme d'un aspect repoussant de sa-
leté et armé d'un fusil dirigé sur moi sortit de derrière un rocher
780 REVUE DES DEUX MUAOES.
et me dit en mauvais français : — Yous pas bouger, pas craindre,
pas crier, — ou mort. Vous avancer, vous voir !
Il me saisit le bras et me ut iaire deux pas en avant. Je vis alors
dans une sorte d'entonnoir à pic où coulait, je crois, un filet
d'eau, Moranbois l'intrépide, l'invincible Moranbois terrassé par six
hommes qui le garrottaient et le bâillonnaient. Autour d'eux, une
vingtaine d'autres, armés de fusils, de pistolets et de couteaux,
rendaient tout espoir de secours impossible. Le guide et les autres
montures avaient disparu. Seule, la mule de Moranbois était aux
mains de ces bandits, qui commençaient à la dépouiller.
Tout cela m'apparut en un clin d'œil avec une netteté désespé-
rante. Je ne pouvais tirer sur les bandits sans risquer d'atteindre
le prisonnier. Je compris rapidement qu'il fallait me taire. — Pas
faire de mal, reprit l'afl'reux drôle qui me tenait le bras; rançon,
rançon ! c'est tout !
— Oui, oui, criai-je de toutes mes forces, rançon, rançon !
Et le truchement cria aussi, répétant probablement le même mot
à ses compagnons dans leur langue.
Aussitôt tous les bras se levèrent de notre côté en signe d'adhé-
sion, et mon interlocuteur reprit : — Vous, laisser là-haut tout,
les bêtes et les caisses, les armes, l'argent de poche et les bijoux.
Pas de mal à vous.
— Mais lui! m'écriai-je en lui montrant Moranbois, lai, je le
veux, ou nous nous ferons tous tuer !
— Aurez lui sain et sauf; faites vite, ou lui mort. Dire là-haut,
et filer ! trouver lui au bas de montagne.
Je remontai comme un ouragan. Bellamare et Léon avaient en-
tendu des voix étrangères, ils venaient à ma rencontre. — Remon-
tons, leur dis-je épuisé; aidez-moi, remontons!
En trois mots, tout fut compris, et il n'y eut pas un moment
d'hésitation. La défense était impossible, les trois guides qui nous
restaient avaient disparu. Sans doute, n'osant se venger eux-
mêmes, ils nous avaient conduits et livrés aux brigands de la
frontière.
Nous laissâmes tout, même nos manteaux de voyage et nos
armes. Nous jetions tout par terre avec une hâte fiévreuse, déli-
rante. Nous n'avions qu'une pensée, courir plus vite au bas de la
montagne et retrouver notre ami. On nous trompait peut-être! on
l'assassinait peut-être pendant que nous laissions tout pour le sau-
ver. On allait peut-être nous assassiner aussi quand on nous ver-
rait seuls et désarmés. N'importe; une chance de salut pour Mo-
ranbois et cent contre nous, il ne fallait pas hésiter.
Le bandit, qui m'avait suivi, était là, perché sur'une roche, le
PIERRE QUI ROULE. 781
fusil armé entre les mains. Nous ne faisions aucune attention à lai.
Quand il se fut assuré que nous n'emportions rien et que nous y
mettions une conscience exaltée, il daigna nous crier : Merci, excel-
lences! d'un air de courtoisie dérisoire qui nous fit partir d'un rire
nerveux.
— Lui, lui ! s'écria Impéria en tendant au bandit son bracelet de
diamans qu'elle était sur le point d'emporter à son bras par mé-
garde. Ceci pour vous! sauvez notre ami!
Le drôle sauta comme un chat, prit le bracelet et voulut baiser
la main qui le lui tendait. — Lui, lui! répéta Impéria en reculant.
— Gourez, reprit-il, courez ! et il disparut.
Il s'en allait à vol d'oiseau, et nous avions un long circuit à faire.
Enfin nous arrivâmes éperdus au lieu désigné. Moranbois était là,
couché en travers du sentier, toujours bâillonné, évanoui, les mains
liées. Nous nous hâtâmes de le délier et de l'examiner. On nous
avait tenu parole, on ne lui avait fait aucun mal; mais les efforts
qu'il avait faits pour se dégager l'avaient épuisé. Il fut plus d'une
heure sans reprendre connaissance.
Nous l'avions emporté jusqu'à la plaine, car nous avions vu de
loin une trentaine de bandits s'abattre sur nos dépouilles, et nous
avions peur qu'il ne leur prît fantaisie de venir nous enlever nos
habits, peut-être outrager les femmes. Évidemment ils étaient
lâches, puisqu'ils avaient agi par ruse; mais nous n'étions plus à
craindre, grâce au soin qu'ils avaient pris de nous faire abandonner
nos armes.
Quand nous nous trouvâmes en vue de quelques misérables ha-
bitations, notre première pensée fut d'y courir; puis nous craignîmes
de nous trouver chez des affiliés d'une bande qui venait détrousser
les voyageurs à si peu de distance, nous nous jetâmes dans un mas-
sif de buis et de lentisques. Nous ne pouvions plus porter Moran-
bois, nous ne pouvions plus soutenir les femmes. Nous nous lais-
sâmes tous tomber par terre. Moranbois revint à lui, et au bout
d'une heure de repos, où nous n'échangeâmes pas une parole dans
la crainte d'attirer de nouveaux ennemis, nous recommençâmes à
marcher dans une plaine aride semée de pierres. Nous voulions
gagner un petit bois que nous apercevions devant nous, sur la
droite de la route; quand nous y arrivâmes, il faisait nuit.
— Il faut nous arrêter ici ou mourir, dit Bellamare. Demain, au
jour, nous saurons où nous sommes, et nous aviserons. Allons, mes
amis, remercions Dieu ! Nous sommes ses enfans gâtés, nous avons
sauvé Moranbois !
Ce mot, dit avec une conviction et une gaîtô sublimes, réveilla
toutes les fibres de nos cœurs. Nous nous jetâmes dans les bras les
782 REVUE DES DEUX MONDES.
uns des autres en criant : — Oui! oui! nous sommes Iieui'eux, et
Dieu est bon! — L'hercule fondit en larmes; c'était probablement
la première fois de sa vie.
La nuit fut froide et nous parut longue. Nous n'avions plus de
manteaux pour nous garantir et rien à manger ni à boire après une
journée de fatigue et d'émotions terribles; mais personne ne songea
à se plaindre, et même aucun de nous ne consentit à faire part aux
autres de son malaise et de sa souffrance. Les femmes étaient aussi
stoïques que nous. Le scoglio r,ialcdctto nous avait recuits, comme
disait Moranbois, et nous pouvions supporter une dure journée et
une mauvaise nuit.
Dès le jour, nous nous orientâmes. Le chemin qui serpentait dans
la plaine était bien la route de r»aguse; nous n'avions plus que les
montagnes dalmates à traverser, et nous nous mîmes en route,
toujours à jeun. INous rencontrâmes des habitations; nous n'avions
pas un sou pour payer un déjeuner quelconque. On se fouilla, on
s'éplucha; quelques boutons de manchettes oubliés dans le dépouil-
lement opéré pour la rançon, quelques foulards, une boucle d'o-
reille, c'était de quoi vivre jusqu'à Raguse, et on se trouvait riche
encore pour un jour. Après cela, ce serait la mort ou la mendicité,
nouvelle face de cette aventureuse existence, qui semblait vouloir
ne nous épargner aucune mauvaise chance.
Nous avisions devant nous une petite ferme qui avait un peu l'as-
pect d'une chênaie normande. — Allons frapper là, dit Beilamare;
mais il s'agit de ne pas faire peur aux gens, et nous avons piteuse
mine. Mesdames, un peu de toilette, s'il vous plaît; redonnez un
peu de chic à vos petits chapeaux déformés; rattachez avec des
épingles, si vous avez des épingles, vos jupes déchirées. Messieurs,
refaites le nœud de vos cravates,... et toi, Laurence... rentre ce
bout de courroie qui te fait une queue. Les naturels du pays sont
capables de te prendre pour un Nyam-nyam.
Je cherchai et tirai ce bout de courroie; c'était le reste de la pe-
tite ceinture que je portais toujours sous mon gilet et qui contenait
mes bilUets de banque. Ne pouvant la déboucler assez vite, je l'a-
vais tirée avec impatience, et comme elle était fort usée, elle s'était
rompue. J'avais jeté sur le tas de nos dépouilles opimes ce qui
m'était venu à la main, croyant sacrifier ainsi en conscience ma
dernière ressource.
Quelle fut ma surprise lorsqu'en regardant la portion qui restait
pendue à mes reins je vis qu'elle contenait encore mes cinq mille
francs à peu près intacts !
— Miracle! m'écriai-je; mes amis, la fortune nous sourit, etl'é-
îolle des bohémiens nous protège! Yoici de quoi retourner en
PIERRE QUI ROULE. 783
France sans demander l'aumône. Déjeunons richement, s'il sa peut.
J'ai de quoi remplacer les boutons de manchettes et les foulards qui
vont payer notre écot, car mon papier n'a pas cours dans ce désert.
Nous fîmes un excellent repas champêtre chez des gens très hos-
pitaliers qui nous parlaient par gestes, et qui furent si contens de
nous qu'ils nous firent faire un bon bout de chemin sur une espèce
de char antique à roues pleines, qui criait comme un damné. Nos
petits cadeaux avaient eu grand succès.
Nous arrivâmes à Raguse moins pimpans que nous n'en étions
sortis. Notre premier soin fut de courir au consulat français, où
j'échangeai un de mes billets et où nous racontâmes notre triste
aventure. Il nous fut dit qu'il n'y avait aucun espoir de recouvrer
noti-e fortune; nous étions bienheureux d'avoir conservé la vie.
il fallait que les heiduques, c'est le nom que l'on donnait à ces
brigands, fussent très nombreux en ce moment et que leurs bandes
eussent peur les unes des autres, puisqu'on n'avait pas pris le
temps de nous débarrasser de nos habits et même de nos chemises.
Sans doute on ne nous avait pas massacrés pour ne pas attirer d'au-
tres oiseaux de proie par le bruit d'un combat; on s'était contenté
de nous dévaliser en gros plutôt que de partager avec de nouveau-
venus les menues dépouilles.
Lambesc, qui était soupçonneux, pensa que le prince n'était pas
étranger à ce coup de main pour rentrer dans ses dépenses; mais
aucun de nous ne voulut partager cette opinion. Le prince n'avait
qu'un tort apparent, c'est de nous avoir donné une escorte aussi peu
nombreuse et aussi peu sûre; mais ne nous avait-il pas avertis qu'il
ne pouvait mieux faire? Et puis étions-nous certains d'avoir été tra-
his par nos guidss? Voyant les bandits en nombre et ne voulant
pas se faire tuer pour nous, trois avaient pris la fuite. Le quatrième,
celui qui avait du être pris avec Moranbois, ne pouvant faire espé-
rer une rançon pour lui-même, devait avoir été tué.
Le chancelier du consulat nous dit que certainement nos bandits
étaient étrangers au pays. Les indigènes tuent par vengeance et ne
dévalisent les morts qu'en temps de guerre. Ils ne connaissent pas
la coutume italienne de la rançon. Je me souvins que le drôle avec
qui j'avais du composer avait un type et un accent tout à fait diffé-
rens de ceux des gens de la contrée.
Tous les commentaires étaient du reste bien inutiles, nous étions
ruinés sans retour. Nous nous occupâmes du départ pour le surlen-
demain. Nous ne voulions pas exploiter notre mésaventure en bat-
tant la grosse caisse pour faire quelque argent dans le pays; nous
étions d'ailleurs trop fatigués pour nous remettre au travail. Le
jour suivant, nous vîmes arriver nos costumes et nos décors que le
mil REVUE DES DEUX MOiNDES.
prince nous renvoyait, sans se douter de nos revers. Sans doute,
s'il les eût connus, il nous eût offert quelque dédommagement, et
peut-être l'eussions-nous accepté sans le souvenir de notre pauvre
Marco, qui était désormais entre nous et ses largesses. Nous ne
voulûmes même pas lui écrire ce qui nous était arrivé. S'il sévis-
sait contre nos guides, une révolte contre lui pouvait éclater. C'é-
tait assez de victimes comme cela. — Nous n'avions qu'une idée,
quitter au plus vite ce pays qui nous avait été si désastreux.
Nous achetâmes quelques nippes et nous retînmes nos places sur
le bateau à vapeur du Lloyd autrichien pour Trieste. En soupant
dans l'unique hôtel de la ville et en causant de notre dernière
aventure, Moranbois nous dit qu'il nous coûtait plus cher qu'il ne
valait.
— Tais- toi, lui dit Bellamare; rien ne vaut un homme de cœur,
et rien n'est meilleur pour la santé qu'un bon mouvement! Voyons,
mes cabotins bien-aimés, est-ce que, depuis ce moment-là, nous
ne sommes pas plus heureux que nous ne l'étions en quittant cette
forteresse de malheur? Nous emportions une fortune qui vrai-
ment nous était trop amère! Nous avions besoin de détester les sau-
vages qui nous l'avaient donnée au prix d'une de nos têtes les plus
chères. Chacune des jouissances que cet argent nous eût procurées
nous eût serré le cœur comme un remords, et nous n'aurions jamais
pu nous égayer sans voir au miUeu de nous la face pâle de Marco.
A présent cette figure nous sourira, car, si le brave enfant pouvait
revenir, il nous dirait : — Ne pleurez plus, ce que vous n'avez pu
faire pour me sauver, vous l'avez fait pour un autre , et cette fois
vous avez réussi. — Allons, Moranbois, ne sois plus triste. Est-ce
parce que, pour la première fois de ta vie, tu as été tombée mon her-
cule? Avais-tu la prétention de battre à toi seul trente hommes?
Est-ce comme caissier que tu soupires? Qu'est-ce qu'il y a de si
dérangé dans nos finances? Quand nous sommes partis d'ici, il y a
cinq semaines, nous n'avions pas grand'chose : nous nous sommes
trouvés bien fiers de tant gagner en si peu de temps, ce n'était
pas naturel, ça ne pouvait pas durer; mais nous voilà encore sur
nos pieds, puisque nous avons nos instrumens de travail, nos
décors et nos costumes. Un de nous retrouve par miracle le pre-
mier fonds de roulement. Nous allons nous reposer en mer, saluer
en passant lo scoglio inalcdctto et lui faire un pied de nez, après
quoi nous travaillerons, et nous serons tous des talens de premier
oj'dre; vous verrez! Purpurin lui-même dira des vers corrects. Que
voulez-vous? nous avons beaucoup souffert ensemble, et les heures
de dévoûment nous ont grandis. Nous avons gagné quelque chose
de plus que la richesse, nous sommes devenus meilleurs. Nous nous
PIERUE QUI ROULE, 785
aimons davantage; nous nous chamaillerons peut-être encore aux
répétitions, mais nous sentons bien d'avance que nous nous par-
donnerons tout, et que nous pourrions nous battre sans cesser de
nous aimer. Allons! depuis le départ de Saint-Clément, tout est
pour le mieux, et je bois à la santé des brigands!
La parole de Bellamare gouvernait nos âmes, et je ne sais aucun
découragement dont elle ne nous eût arrachés. Nous étions, comme
tous les artistes, très railleurs et très facétieux les uns avec les au-
tres; mais lui, le plus facétieux et le plus railleur de tous, il avait
une conviction si ardente dans les occasions sérieuses, qu'il nous
rendait enthousiastes comme lui.
Nous n'eûmes donc pas un regret pour notre fortune évanouie,
et Moranbois dut en prendre son parti comme les autres.
Durant la traversée, nous eûmes tous la préoccupation de re-
trouver lo scoglio maledctto. Nous l'eussions certes reconnu entre
mille; mais nous ne le rencontrâmes certainement pas, ou nous le
rencontrâmes durant la nuit. En vain interrogions-nous les gens de
l'équipage et les passagers, on ne pouvait nous renseigner, puisque
nous avions baptisé notre île au hasard, et qu'aucun de nous n'était
assez géographe pour mettre les gens compétens sur la trace. Deux
ou trois fois il nous sembla qu'elle nous apparaissait dans la brume
du soir : c'était un rêve. Là où nous pensions voir des formes con-
nues, il n'y avait rien.
— Gardons ce rocher dans notre imagination, nous dit Léon. îl y
sera toujours plus terrible et plus beau que la vision réelle ne nous
le rendrait.
— Plus beau? s'écria Régine : tu l'as trouvé beau, toi? Les poètes
sont-ils assez fous!
— Non, reprit Léon, les poètes sont sages, ils sont même les
seuls sages qui existent. Quand les autres s'inquiètent et s'effraient,
ils rêvent et contemplent; tout en souffrant, ils voient : ils ont,
jusqu'à la dernière heure, la jouissance de regarder et d'apprécier.
Oui, mes amis, c'était un lieu splendide, et jamais je n'ai si bien
compris la fascination de la mer que durant cette semaine d'an-
goisses où nous étions seuls face à face et côte à côte avec elle,
toujours menacés et insultés par son aveugle colère, toujours pro-
tégés par cette roche qu'elle ronge depuis des siècles incalculables
sans pouvoir la dévorer. Nous étions pourtant en plein dans le
ventre du monstre, et j'ai souvent pensé alors à la légende de Jo-
uas dans la baleine. Sans doute le prophète était échoué comme
nous sur un écueil. Dans son temps, on racontait tout en méta-
phore, et peut-être son refuge avait-il la forme fantastique du Lé-
viathan de la Bible; peut-être, comme nous, y avait-il pu creuser
TOME Lxxxii. — 1869. ro
78(5 REVUE DES DEUX MONDES.
une grotte pour s'abriter durant ses trois jours et trois nuits de
naufrage.
— Ton explication est ingénieuse, dit Bellamare; mais raconte-
nous donc tes impressions de sept jours et de sept nuits dans le
ventre du rocher, car, pour moi, j'avoue n'avoir pas eu la sagesse
d'admirer autre chose que notre persistance à ne pas vouloir y
mourir.
— Raconter des contemplations à chaque instant interrompues
par le spectacle des soufiVances des autres est impossible, reprit
Léon. Vous ne vouliez pas mourir, vous autres, et chacun de vous
était providentiellement soutenu par son instinct ou sa pensés do-
minante. Régine pensait à faire son salut à la condition de ne plus
jeûner; Lucinde se sentait encore trop belle pour quitter la partie;
Anna...
— Ali! moi, dit Anna, je n'étais soutenue par rien. Je me lais-
sais aller à mourir.
— Non! puisque tu criais de peur en voyant venir la mort.
— Je criais sans savoir pourquoi; cependant, lorsque je me cal-
mais, c'était par la pensée de revoir dans un autre monde les deux
pauvres petits enfans que j'ai perdus... Mais parlons des autres, si
ça ne vous fait rien!
— Moi, dit Bellamare, je pensais à vous tous, et jamais je ne
vous ai si bien appréciés tous. Mon amitié pour vous se mêlait à
mon sentiment d'artiste, et j'ai dû rabâcher souvent à mon insu
cette réflexion qui ne me sortait pas de la tête : quel dommage
qu'il n'y ait pas là un public éclairé pour voir comme ils sont beaux
et dramatiques! Sérieusement, je prenais machinalement note de
tous les eifets. J'étudiais les guenilles, les poses, les groupes, les
aberrations, l'accent, la couleur et la forme de toutes ces scènes de
désespoir, d'héroïsme et de folie !
— Et moi, dit Impéria, j'entendais continuellement une musique
mystérieuse dans le vent et dans les vagues. A mesure que je m'af-
faiblissais, cette musique prenait plus de snile et d'intensité. Un
moment est venu, c'est durant les derniers jours, où j'aurais pu
noter des motifs admirables et des harmonies sublimes.
— Moi, dit Lambesc, j'étais irrité par le bruit sec que rendaient
les pierres amoncelées par nos travaux d'installation quand le vent
les dispersait : c'était comme les applaudissemens dérisoires d'un
public en déroute, et j'étais furieux contre le chef de claque qui
laissait aller notre succès à la dérive.
— Vous voyez bien, reprit Léon, que vous étiez tous rattachés à
la vie par la force de l'habitude et l'obstination de la spécialité. H
n'est donc pas étonnant que jusqu'au moment où j'ai vu la tartane
PIERRE QUI ROULE. 787
cingler sur nous et la figure de Moranbois se dresser sur le tillac,
j'aie été préoccupé et soutenu par le besoin d'admirer et de décrire.
Cet archipel où nous étions enfermés, ces roches dénudées et dé-
chiquetées qui prenaient à la base tous les reflets glauques de la
mer, et au sommet toutes les nuances éthérées du ciel, ces formes
bizarres, repoussantes, cruelles, des îlots déserts que nous ne pou-
vions atteindre et qui semblaient nous appeler comme des instru-
mens de supplice, avides de nous broyer et de nous déchirer sous
leurs dents aiguës, tout cela était si grand et si menaçant que je
me sentais avide de me mesurer, par la poésie, avec ces choses ter-
ribles. Plus je sentais notre abandon et notre impuissance, plus
j'avais soif d'écraser par le génie de l'inspiration ces mornes géans
de pierre et cette implacable fureur des flots. 11 m'était indifférent
de mourir, pourvu que j'eusse eu le temps de composer un chef-
d'œuvre et de le graver sur le rocher.
— Et ce chef-d'œuvre, tu l'as fait? m'écriai-je. Tu vas nous le
dire !
— Hélas! répondit Léon, j'ai cru le faire! N'ayant plus la force
d'écorcher la roche avec un canif, je l'ai écrit sur mon album. Je
l'ai gardé précieusement sur ma poitrine durant les jours d'hébé-
tement qui ont suivi notre délivrance. J'essayais de le relire en ca-
chette; je ne le comprenais pas, et je me persuadais que c'était par
suite de l'état de faiblesse physique où j'étais tombé. Quand je me
suis senti guéri et rassuré, chez le prince Rlémenti, j'ai constaté
avec épouvante que mes vers n'étaient pas des vers. Il n'y avait ni
nombre, ni rime, l'idée même n'avait aucun sens. C'était le produit
d'une complète aliénation mentale. Je m'en suis consolé en me
disant que cette fureur de rimer jusque dans l'agonie m'avait,
du moins, rendu insensible à la souffrance et supérieur au dé-
sespoir.
— Mes enfans, dit Bellamare, si nous ne retrouvons pas notre
écueii dans cette traversée, il est probable que nous n'aurons ja-
mais ni le temps ni le moyen de le chercher. Ne vous semble-t-il pas
inoui qu'à deux journées de l'Italie, en pleine Europe civilisée, sur
une mer étroite fréquentée à toute heure, explorée dans tous les
sens, nous ayons été perdus sur une île inconnue, comme si nous
eussions été en quête d'une terre nouvelle dans un voyage d'explo-
ration vers les pôles? Cette aventure-là est si invraisemblable que
nous n'oserons jamais la raconter. On ne nous croira pas quand nous
dirons que le patron et les deux matelots qui nous accompagnaient
sont morts sans avoir pu dire le nom de l'écueil, sans le savoir pro-
bablement, et que ceux qui sont venus nous y chercher et qui ont
dû nous l'apprendre n'ont pas trouvé un seul de nous capable de
788 REVUE DES DEUX MONDES.
l'entendre et de le retenir. J'avoue que, pour mon compte, j'étais tout
à fait imbécile. J'agissais toujours machinalement, je vous soignais
tous, et Impéria m'aidait. Léon et notre pauvre Marco s'occupaient
aussi des malades; mais il me serait impossible de dire combien de
temps nous avons mis pour gagner Raguse, et j'y ai bien passé
deux jours avant de savoir dans quel pays nous étions et sans son-
ger à m'en enquérir.
— J'avouerai la même chose, dit Impéria, et Léon a été plus
longtemps, je le parie.
— Savez-vous, reprit Léon, que nous avons peut-être rêvé ce
naufrage? Qui peut jurer que ce qu'il voit et entend soit réel?
— J'ai ouï parler, dit Bellamare, d'une croyance, d'une méta-
physique ou d'une religion de l'antique Orient qui enseignait que
rien n'existe excepté Dieu. Notre passage sur la terre, nos émo-
tions, nos passions, nos douleurs et nos joies, tout cela n'était que
vision, effervescence de je ne sais quel chaos intellectuel : monde
latent qui aspirait à être, mais qui retombait sans cesse dans le
néant pour se perdre dans la seule réalité, qui est Dieu.
— Je ne comprends rien à ce que vous contez là, dit Régine;
mais je vous jure que je n'ai pas rêvé la faim et la soif sur l'écueil
maudit» Toutes les fois que j'y pense, j'ai comme une cloche en
branle dans l'estomac.
Nous arrivâmes à Trieste sans avoir retrouvé l'écueil. Là, nous
fîmes des recherches et des questions. A l'inspection des cartes dé-
taillées, nous pensâmes et on nous dit que nous devions avoir
échoué sur lo scoglio pomo^ en pleine mer, ou sur les Lagostini, plus
près de Raguse; mais nous dûmes rester dans une éternelle incer-
titude, d'autant plus qu'un savant nous donna une autre version
qui plut davantage à nos imaginations excitées. Selon lui, notre
naufrage coïncidant avec la secousse de tremblement de terre qui
s'était fait sentir sur les côtes de l'Illyrie, l'écueil inretrouvable de-
vait être spontanément sorti de la mer à ce moment et s'y être re-
plongé ensuite. Ainsi nous n'avions pas été seulement menacés d'y
mourir de faim et de froid, mais encore nous eussions pu, à tout
instant, disparaître dans le troisième dessous, comme les maudits
et les démons d'un dénoûrnent d'opéra.
En quittant Trieste , où nous jouâmes les Folies amoureuses,
Quitte pour la peur, les Caprices de Marianne , Bataille de dames,
nous parcourûmes le nord de l'Italie en nous adjoignant une troupe
française dont quelques sujets étaient passables. Ceux qui ne va-
laient rien faisaient nombre, et nous pûmes étendre notre répertoire
et aborder le drame à beaucoup de personnages : Trente ans ou la
Vie d'un joueur, le Comte Henmm, etc. Nos affaires ne furent pas
PIEIUIE QUI ROULE. 789
mauvaises, et le public se montra très coûtent de nous. Cependant
le métier perdit pour moi beaucoup de son prestige. Le personnel
nouveau était si différent du nôtre ! Les femmes avaient des mœurs
impossibles, les hommes des manières intolérables. C'étaient de
vrais cabotins, dévorés de vanité, susceptibles, grossiers, querel-
leurs, indélicats, ivrognes. Chacun d'eux avait un ou deux de ces
vices; il y en avait qui les possédaient tous à la fois. Ils ne compre-
naient rien à notre manière d'être et nous en raillaient. J'avais été
élevé avec des paysans assez rudes; mais ils étaient gens de bonne
compagnie en comparaison de ceux-ci. Et tout cela ne les empêchait
pas de savoir porter un costume, de se mouvoir en scène avec une
certaine élégance, et de dissimuler les hoquets de l'ivresse sous un
air grave ou ému.
Dans la coulisse, ils nous étaient odieux. Régine seule les tenait
en respect par ses moqueries cavalières. Lambesc, à la répétition,
leur jetait les accessoires à la tête. Moranbois en remit quelques-
uns à leur place à la force du poignet. Bellamare les plaignait d'être
tombés si bas par excès de misère et lassitude de leurs déceptions.
Il essayait de les relever à leurs propres yeux, de leur faire com-
prendre que le mal de leur condition venait de leur paresse, de leur
manque de conscience dans le travail et de respect envers le pu-
blic. Ils l'écoutaient avec étonnement, quelquefois avec un peu d'é-
motion; mais ils étaient incorrigibles.
II devenait évident pour moi qu'au théâtre la médiocrité conduit
fatalement au désordre les gens qui n'ont pas une valeur morale
exceptionnelle, et je me demandais si, privé de la direction de Bel-
lamare et de l'influence d'Impéria et de Léon, qui étaient, eux, des
êtres d'exception, je ne serais pas tombé aussi bas que ces malheu-
reux acteurs. Le personnel des directeurs de ces troupes ambu-
lantes était le pire de tous. L'insuccès presque continuel les rédui-
sait à la faillite perpétuelle. Ils en prenaient leur parti avec une
philosophie honteuse, et ne reculaient devant aucun manque de foi
pour se rattraper. Ils se demandaient par quel miracle Bellamare,
resté pauvre, avait conservé son nom sans tache et ses honorables
relations. Il ne leur venait pas à l'esprit de se dire qu'il n'avait pas
eu d'autre secret que d'être honnête homme, pour trouver en toute
occasion l'appui des honnêtes gens.
Il nous tardait de nous séparer de cet élément hétérogène, et
quand nous nous retrouvâmes en France, vis-à-vis les uns des au-
tres, nous éprouvâmes un grand soulagement. Nous remplaçâmes
Marco par un élève du Conservatoire qui n'avait pu être engagé à
Paris et qui n'avait aucun talent en propre, puisqu'il se bornait à
singer Régoier. Régine et Lucinde nous restèrent comme pension-
790 REVUE DES DEUX MONDES.
naires, et Lambesc demanda à être associé. Nous n'hésitâmes pas à
l'admettre. Il avait certes des défauts incorrigibles, une immense
vanité, une susceptibilité puérile et un amour de sa propre per-
sonne qui était invraisemblable à force d'ingénuité; mais il avait
pourtant trouvé un enseignement dans le malheur, et, après nous
avoir indignés lors du naufrage, il s'était réhabilité à Saint-Clé-
ment et dans la montagne. Il avait fait des réflexions sur les incon-
véniens de l'égoïsme. Le fond de son cœur n'était pas glacé, il s'é-
tait attaché à nous. 11 alla jusqu'à proposer à Anna de l'épouser,
car Anna avait été sa maîtresse, et dans ce temps-là elle eût voulu
être sa femme; mais depuis elle en avait aimé plusieurs autres, et
elle refusa, tout en le remerciant et en lui promettant une fidèle
amitié.
A ce propos, Anna, qui avait coutume de ne jamais parler du
passé, s'expliqua avec moi dans un moment de tête-à-tête amené
par le hasard. Je désirais savoir ce qu'elle pensait de Léon, et si les
regrets étouffés de celui-ci avaient quelque solide raison d'être.
— Je n'aime pas, me dit-elle, à regarder en arrière. Il n'y a là
pour moi que chagrins et désillusions. Je suis très impressionnable,
et je serais dix fois morte, si je n'avais dans le caractère une res-
source suprême qui est d'oublier. J'ai cru aimer bien souvent; mais
en réalité je n'ai aimé que mon premier amant, ce fou de Léon, qui
eût pu faire de moi une femme fidèle, s'il n'eût été soupçonneux et
jaloux à l'excès. Il a été très injuste avec moi; il s'est cru trompé
par Lambesc dans un moment où il n'en était rien; je me suis
alors donnée à Lambesc par dépit, et puis à d'autres par ennui, par
caprice de désespoir. Songe à cela, Laurence : on plaisante l'amour
quand on peut l'appeler fantaisie; mais il y a des fantaisies de ga-
lanterie qui sont gaies, et il y en a qui sont tragiques, parce qu'elles
ont pour cause l'effroi du souvenir et l'horreur de la solitude. Ne
me raille donc jamais; tu ne sais pas le mal que tu me fais, toi qui
vaux mieux que les autres, et qui, ne m' aimant pas, n'as pas voulu
feindre de m' aimer pour me faire commettre une faute de plus! Si
Léon te parle quelquefois de moi, dis-lui que ma vie absurde et
brisée est son ouvrage, et que sa méfiance m'a perdue. A présent
il est trop tard... Je n'ai plus qu'à pardonner avec une douceur
que l'on prend pour de l'insouciance, et qui finira sans doute par en
être.
Notre vie recommençait à être ce qu'elle avait toujours été avant
nos désastres, un voyage enjoué sans pertes ni profits, un pêle-mêle
d'occupations fiévreuses et de temps perdu, un ensemble de bonnes
relations semées de petites brouilles et de chaleureuses réconcilia-
tions. Cette vie sans repos et sans recueillement fait peu à peu du
PIERRE QUI noULE. 791
comédien de province un être qu'on pourrait considérer, non comme
ivre à l'élat chronique, mais comme toujours entre deux vins. Le
tiiéâtre et le voyage alcoolisent comme les spiritueux. Les plus
sobres d'entre nous étaient souvent les plus irritables.
Au commencement de l'hiver, je reçus une lettre qui l)risa ma
carrière d'artiste et décida de ma vie. Ma marraine, une bonne
femme qui est ici marchande d'épiceries, m'écrivait : « Viens vite.
Ton père se meurt! y^
Nous étions alors à Strasbourg. Je pris à peine le temps d'eui-
brasser mes can::arades, et je partis. Je trouvai mon père sauvé.
Mais il avait eu une attaque d'apoplexie à la suite d'une violente
émotion, et ma marraine me raconta ce qui s'était passé.
Personne dans ma petite ville ne s'était jamais douté de la pro-
fession que j'avais embrassée. Les gens de chez nous ne voyagent
pas pour leur plaisir. Ils n'ont point d'affaire au dehors, étant tous
issus de cinq ou six familles attachées au sol depuis des siècles. Si
les jeunes vont quelquefois à Paris, c'est tout. Je n'avais jamais
joué la comédie à Paris, et jamais la troupe, nous disions la société
Bellamare, n'avait eu occasion d'approcher de mon pays. Je n'avais
donc pas même pris la peine de cacher mon nom, qui n'avait rien
de particulier pour frapper l'attention, et qui se prêtait fort bien à
mon emploi.
U arriva pourtant qu'un commis- voyageur que j'avais connu à
son passage en Auvergne, aux vacances de l'année précédente, se
trouva en même temps que nous à Turin, et reconnut ma figure sur
la scène et mon nom sur l'affiche. Il essaya de me voir au café où
j'allais quelquefois après le spectacle ; mais je n'y allai pas ce soir-
là. Il partait le lendemain, et l'occasion fut perdue pour moi de lui
recommander le secret dans le cas où il repasserait k Arvers.
U y repassa deux mois plus tard et ne manqua pas de s'informer
de moi. Personne ne put lui dire où j'étais ni ce que je faisais.
Alors, soit bavardage, soit désir de rassurer mes amis inquiets, il
leur apprit la vérité. Il m'avait vu de ses propres yeux sur les
planches.
D'abord la nouvelle ne causa qu'une surprise hébétée, et puis
vinrent les commentaires et les questions. On voulut savoir si je
gagnais beaucoup d'argent et si je faisais fortune. Faire f srtune,
c'est en Auvergne le crilcriiim du bien et du mal. Un métier qui
enrichit est toujours honorable, un métier qui n'enrichit pas est
toujours honteux. Le commis-voyageur ne se fit pas faute de dire
que j'étais sur le chemin qui mène à mourir de faim, et que, puis-
que j'aimais à voir du pays, j'eusse mieux fait de courir pour pla-
cer des vins.
792 REVUE DES DEUX MONDES.
La nouvelle fit en un instant le tour de la petite ville et arriva jus-
qu'à mon père avant la fin du jour. Vous vous souvenez qu'il appelait
romcdiens les meneurs d'ours et les avalears de sabres. Il haussa
les épaules et traita de menteurs ceux qui me calomniaient de la
sorte. Il vint trouver le commis-voyageur à l'auberge où nous voici,
et tâcha de comprendre ce dont il s'agissait. Charmé de prendre un
peu d'importance aux yeux d'un père de famille alarmé et d'une
population ébahie, notre homme me réhabilita un peu en disant
que je n'escamotais pas la noix muscade et que je ne dansais pas
sur la corde; mais il déclara que j'avais une existence bien pré-
caire, que probablement j'étais en train d'acquérir tous les vices
qu'engendre une vie d'aventures, et que ce serait me rendre service
que de m'arracher à un milieu qui m'entraînait ou m'exploitait.
Mon pauvre père se retira bien triste et tout rêveur; mais il avait
en moi une telle confiance qu'il ne voulut pas me faire connaître sa
première impression. Avec cette patience du paysan qui sait at-
tendre que le blé germe et mûrisse, il voulut ne s'en rapporter
qu'à ma prochaine lettre. Je lui écrivais tous les mois, et mes let-
tres tendaient toujours à maintenir sa sécurité. Je ne lui avais pas
raconté mes terribles aventures, et je n'avais plus qu'à lui rendre
bon compte de mes études sans lui en dire la nature et le but.
Il se rassura. J'étais un bon fils, je ne pouvais pas le tromper.
Si j'étais comédien, c'était sans doute quelque chose d'honorable
et de sage qu'il ne pouvait pas juger; mais il lui resta une tristesse
sur le cœur, et il en fut plus assidu à l'église afin de prier pour
moi.
Très croyant, il n'avait jamais été dévot. Il le devint, et le curé
prit de l'ascendant sur lui. Alors peu à peu ses inquiétudes furent
réveillées et entretenues. On combattit sa confiante apathie, on me
présenta à ses yeux comme une brebis égarée, puis comme un pé-
cheur endurci; enfin un jour on lui déclara que, s'il ne m'arrachait
aux griffes de Satan, je serais damné, que j'aurais une mort hon-
teuse, terrible peut-être, et que je serais non enseveli en terre
sainte, mais jeté à la voirie.
Ce fut le dernier coup pour lui. Il rentra chez lui écrasé, et le
lendemain on le trouva presque mort dans son lit. Le sacristain,
qui était son ami particulier, ma pauvre marraine, qui est une
bonne bête, et la mère Ouchafol, qui est une bête mauvaise, n'a-
vaient pas peu contribué par leurs sots discours et leurs folles idées
à désespérer et à tuer mon père.
Quand je le vis hors de danger, je lui jurai que je ne le quitte-
rais jamais sans sa permission pleine et entière, et il reprit sa
bêche. J'imposai silence à nos stupides amis, et j'entrepris de faire
PIERRE QUI ROULE. 793
comprendre et accepter à mon père le parti que j'avais pris d'être
comédien. Ce n'était pas facile; il avait été frappé de surdité dans
sa maladie, et ses idées ne s'étaient pas éclaircies. Je vis que la
réflexion le fatiguait et qu'une secrète anxiété retardait sa guérison
complète. Je me mis à travailler au jardin et feignis d'y prendre
grand plaisir; sa figure s'épanouit, et je vis qu'une révolution com-
plète s'était opérée dans son esprit. Autrefois, voulant que je fusse
un monsieur, il ne me laissait pas seulement toucher à ses outils.
Désormais, me croyant damné si je retournais au théâtre, il ne
voyait plus de salut et d'honneur pour moi que dans le travail ma-
nuel et dans la soudure de mon être au coin du sol où il avait rivé
le sien.
Toutes mes tentatives furent vaines. Il ne trouvait pas un mot
pour discuter avec moi, mais il baissait la tête, devenait pâle et
s'en allait brisé à son lit. J'y renonçai. Cette inaltérable douceur,
ce silence navrant, ne me prouvaient que trop l'impossibilité où il
était de me comprendre, et la puissance invincible de l'idée fixe, la
damnation. Quand une âme généreuse et tendre, comme était
la sienne, a pu admettre cette odieuse croyance, elle est à jamais
fermée.
Les médecins m'avaient averti de la probabilité d'une ou de plu-
sieurs rechutes, probablement graves, de la foudroyante maladie.
Je ne voulus pas risquer d'en hâter le retour, et je me soumis; je
me fis jardinier.
Cependant je voulais faire mes adieux à mon autre famille, à Bel-
lamare et à Impéria surtout. J'appris par hasard qu'ils étaient à
Clermont, et, comme je leur avais laissé une partie de mes effets en
garde, j'obtins facilement de mon père quelques jours de liberté
pour terminer mes affaires au dehors, en lui jurant que je serais de
retour au bout de la semaine.
Je trouvai la troupe au-dessous du boidoltagc accoutumé; on n'a-
vait pas voulu toucher aux derniers billets de banque que j'avais
laissés dans la caisse. J'exigeai qu'on s'en servît et qu'on ne m'en
fît la restitution que par petites sommes, quand on pourrait et sans
se créer aucune préoccupation à cet égard. Je prétendis que je
n'en avais nul besoin, que, condamné à rester indéfiniment dans
mon village, j'avais en propre des ressources plus que suffisantes.
Je mentais; il ne me restait plus absolument rien. Je ne voulais pas
l'avouer à mon père, je ne voulais lui demander que de partager
son abri et son pain pour prix de mon travail de journalier.
Mais, avant de quitter Impéria, je voulus en finir avec la tenace
espérance que je n'avais jamais pu vaincre, et je lui demandai de
m'entendre sans distraction et sans interruption en présence de
79i REVUE DES DEUX MOADES.
Bellamare. Elle y consentit, non sans une inquiétude qu'elle ne
put me dissimuler. Bellamare lui dit devant moi : — Ma fille, je
sais fort bien de quoi il va être question; j'ai deviné depuis long-
temps. Tu dois écouter Laurence sans eiïroi, sans pruderie, et lui
répondre sans réticence et sans mystère. Je ne connais pas tes se-
crets, je n'ai aucun motif et aucun droit de te questionner; mais
Laurence doit les savoir, les apprécier et en tirer la conséquence
de sa conduite future. Sortons tous les trois, allons dans la cam-
pagne, et je vous laisserai causer seuls. Je ne veux pas avoir une
opiuion, une influence quelconque avant que Liurence t'ait parlé
librement et à cœur ouvert.
Nous nous enfonçâmes dans une petite gorge ombragée où cou-
lait une eau limpide, et Bellamare nous quitta en nous disant qu'il
reviendrait dans deux heures.
Impéria me faisait l'effet d'une victime résignée à l'épreuve dou-
loureuse d'une confidence redoutée depuis longtemps et parfaite-
ment inutile.
— Je vois bien, lui dis-je, que vous m'avez deviné aussi, que
vous me plaignez, et que vous ne m'aimerez jamais; mais un
bomme qui se noie se rattrape jusqu'au dernier moment à tout ce
qu'il peut saisir, et je vais entrer dans une existence qui est la
mort intellectuelle, si je n'y porte pas un peu d'espoir. Ne trouvez
donc pas inutile que je veuille me préparer à un naufrage peut-être
pire que celui de l'Adriatique.
Impéria mit ses mains sur son visage et fondit en larmes.
— Je sais, lui dis-je en baisant ses mains mouillées, que vous
avez de l'amitié, une véritable amitié pour moi.
— Oui, dit-elle, une amitié profonde, immense. Oui, Laurence,
quand tu me dis que je ne t'aime pas, tu me fais un mal afireux. Je
ne suis pas froide, je ne suis pas égoïste, je ne suis pas ingrate, je
ne suis pas imbécile. Ton affection pour moi a été bien généreuse,
tu ne me l'as jamais laissé voir que malgré toi, en de rares momens
de fièvre et d'exaltation. Quand tu me l'as exprimée avec ardeur
sur recueil, tu étais fou, tu étais mourant. Après, et presque tou-
jours, tu l'as si bien renfermée et vaincue, que je t'ai cru absolu-
ment guéri. Je sais que tu as tout fait pour m'oublier et pour me
donner à croire que tu ne pensais plus à moi. Je sais que tu as eu
des maîtresses de passage, que tu t'es jeté à corps perdu dans des
distractions qui n'étaient peut-être pas bien dignes de toi, et dont
tu sortais triste et comme désespéré. Plus d'une fois, à ton insu,
tes yeux m'ont dit : « Si je suis mécontent de moi-même, c'est
votre faute. Il fallait me donner seulement de l'espoir, j'aurais été
chaste et fidèle. » Oui, mon bon Laurence, oui, je sais tout cela, et
PIERRE QUI ROULE. 795
tout ce que tu veux me dire, je pourrais te le dicter. Peut-être
que... si tu m'avais été fidèle sans espérance;... mais non, non, je
ne veux pas te dire cela, ce serait trop romanesque et peut-être
pas vrai; tu aurais été encore plus parfait que tu ne l'es, tu aurais
été un héros de la chevalerie, j'aurais même pris de l'amour pour
toi, qu'il aurait tallu le vaincre ou y succomber; le vaincre, ce qui
est pour toi un grand chagrin ; y succomber, ce qui eût été pour
moi un remords et un désespoir. Ecoute, Laurence, je ne suis pas
libre, je suis mariée.
— Mariée! m'écriai-je; toi, mariée! Ce n'est pas vrai!
— Ce n'est pas vrai par le fait; mais à mes yeux je suis irrévo-
cablement liée. J'ai engagé ma conscience et ma vie à un serment
qui est ma force et ma rehgion. J'aime réellement quelqu'un, et je
l'aime depuis cinq ans.
— Ce n'est pas vrai! répétai-je avec colère; cette fable est usée;
ce prétexte ne peut plus servir. Vous avez dit à Beliamare devant
moi, à Paris, un jour où j'étais encore malade et où je feignais de
dormir, que ce n'était pas vrai.
— Tu as entendu cela, reprit-elle en rougissant. Eh bien... c'est
raison de plus.
— Expliquez-vous.
— Impossible. Tout ce que je peux dire, c'est que je cache mon
secret, surtout à Sellamare. C'est à lui que je mens et que je men-
tirai tout le temps nécessaire. C'est lui qui pourrait deviner, et je
ne veux pas qu'il devine.
— Alors c'est Léon que tu aimes?
— Non, je te jure que ce n'est pas Léon. Je n'y al jamais songé,
et comme après lui il n'y a plus que Lambesc à supposer, je te prie
de m' épargner l'humiliation de m'en défendre et de ne plus me
faire de questions inutiles. J'ai été sincère avec toi, toujours! ne
m'en punis pas par ta méfiance. Ne me fais pas souffrir plus que je
ne souffre.
— Eh bien! mon amie, sois sincère jusqu'au bout; dis-moi si
tu es heureuse, si tu es aimée.
Elle refusa de me répondre, et je perdis l'empire de ma volonté;
ce mystère incompréhensible m'exaspérait. Je m'en plaignis avec
tant d'énergie que j'arrachai une partie de la vérité, conforme,
hélas! à ce qu'Impéria m'avait dit d'un ton à demi sérieux, à Or-
léans, sur la route qui conduisait k la villa Vachard. Elle n'avait
jamais révélé son amour à celui qui en était l'objet; il ne le pres-
sentait seulement pas. Elle était sûre qu'il en serait heureux le
jour où elle le lui ferait connaître; mais ce jour n'était pas encore
venu : elle avait deux ou trois ans encore à l'attendre. Elle vou-
796 REVUE DES DEUX MONDES.
lait se conserver libre et irréprochable pour donner confiance à cet
homme que le mariage effrayait. Où était cet homme, que faisait-il,
oii et quand le voyait- elle? Impossible de le lui faire dire. Quand
j'émis la supposition qu'il était non loin du lieu habité par le père
d'Impéria et qu'elle le rencontrait là tous les ans, quand elle allait
voir ce père infirme, elle répondit : peut-être, mais d'un ton qui
me parut signifier : crois cela, si bon te semble; tu ne devineras ja-
mais.
J'y renonçai, mais alors je fis tout ce qui est humainement pos-
sible pour lui remontrer combien sa passion romanesque était in-
sensée. Elle n'était sûre de rien dans l'avenir, pas même de plaire,
et elle sacrifiait sa jeunesse à un rêve, à un parti-pris qui ressem-
blait à une monomanie.
— Eh bien ! répondit-elle, cela ressemble à l'amour que tu as
pour moi. Dès le premier jour, tu as su que j'aimais un absent.
J'ai dit cela bien haut la première fois que dans le foyer de l'Odéon
tu m'as regardée avec des yeux trop expressifs. Je te l'ai répété en
toute occasion, et cela est. Ne pouvant avoir mon amour, tu as
voulu mon amitié. Tu l'as conquise, tu l'as. Tu t'en es contenté
trois ans, tu n'as pas voulu l'échanger contre des agitations qui nous
eussent fait du mal en pure perte. Tu sais que j'aurais fui! Tu t'es
trouvé heureux avec nous, même à travers les plus grandes misères
et les plus douloureuses épreuves; nous nous sommes tous chéris
avec enthousiasme, et, conviens-en, il y a eu des jours, des se-
maines, des mois entiers peut-être, où nous étions si montés, si
exaltés, que tu t'applaudissais de n'être que mon ami. Tu n'aurais
pas voulu, dans ces momens-là, me voir échanger notre fraternité
chevaleresque contre les bourrasques, les ardeurs et les fantaisies
où notre pauvre Anna se consume. Eh bien! ma vie s'est affolée
comme la tienne; une idée, une préférence secrète, un rêve d'ave-
nir ont fait de nous deux insensés qui doivent se comprendre et se
pardonner. Tu dis que je suis ton idée fixe; permets-moi d'avoir
aussi ma folie sérieuse, incurable. Nous n'avons pas l'existence
réellement sociale, nous autres; nous sommes en dehors de toutes
les conventions, bonnes ou mauvaises, que la raison suggère aux
gens prévoyans et rangés. Leur logique n'est pas la nôtre. Le pré-
jugé a beau disparaître; nous faisons bande à part, et ceux qui nous
connaîtraient bien diraient de nous que nous sommes, avec les dé-
vots mystiques, les derniers disciples d'un idéal extra-social, extra-
pratique, extra-humain. A tout homme lié au monde tel qu'il est,
on peut dire : « Où allez-vous? à quoi cela vous mène-t-il? » Cet
homme, s'il est en train de faire de grandes folies, s'arrête éperdu
et ne voit devant lui que la honte ou le suicide. Nous, quand on
PIEBllE QUI ROULE. 797
nous demande où nous allons, nous répondons en riant que nous
allons pour ne pas nous arrêter, et notre avenir est toujours plein
de fantômes qui rient plus fort que nous. Le découragement ne
nous prend que quand nous ne pouvons plus compter sur le hasard.
Ne me dis donc pas que je suis folle. Je le sais bien, puisque je
suis devenue actrice, et tu es fou aussi, puisque tu t'es fait acteur.
11 t'a fallu une idole, il m'en avait fallu une avant de te connaître,
et nous nous sommes rencontrés trop tard.
Il me sembla qu'elle avait raison, et je ne discutai plus, je fus
même embarrassé quand elle me demanda où nous en serions, si
j'avais réussi à me faire aimer d'elle. — Est-ce que tu es libre?
Est-ce que tu n'appartiens pas à un devoir, à un pays, à un père,
à un travail diflerent du nôtre? N'as-tu pas fait une grande folie de
l'attacher à nous, qui n'avons plus ni pays, ni famille, ni devoirs en
dehors de notre bercail (mibulanl? Ne nous as- tu pas préparé un
immense chagrin en nous donnant quelques années de ta jeunesse,
sachant que tu serais forcé de te reprendre? Que ferais-tu de moi
à cette heure, si j'étais ta compagne? J'ignore si tu as réellement
de quoi vivre, et cela me serait fort égal, pourvu que nous pussions
travailler ensemble; mais le pourrions-nous? Pourrais-tu seulement
me donner un asile dont on ne me chasserait pas comme une vaga-
bonde? Le dernier de vos paysans ne se croirait-il pas en droit de
mépriser et d'insulter M"'' de Valclos la baladine? Tu vois bien que
tu dois t'estimer heureux de n'avoir pas contracté envers moi des
devoirs que tu ne pourrais pas remplir.
— Aussi, lui dis-je, je ne venais pas te demander ta main; mais
il me semblait que ton cœur était libre et que tu pouvais me dire :
Espère et reviens. Mon pauvre père n'a, m'a-l-on dit, que quelques
années, peut-être quelques mois à vivre. Je veux me consacrer à
prolonger autant que possible son existence, et cela sans reg"et,
sans hésitation, sans impatience. Je ne me sens pas effrayé de ma
tâche; je la remplirai, quel que soit l'avenir; mais l'avenir, c'est toi,
Lnpéria, et tu ne veux pas que mon dévoûment aspire à une ré-
compense? Je t'ai souvent dit que je devais hériter d'une fortune
bien petite, mais bien suffisante pour faire durer et peut-être con-
solider notre association. J'aurais accepté avec joie cette commu-
nauté d'intérêts avec Bellamare et ses amis...
— Non, dit Impéria. Bellamare n'eût pas accepté. Tout cela est
insensé, mon brave Laurence! Ne mêlons pas les intérêts du monde
avec ceux de la bohème. Bellamare n'empruntera jamais que pour
rendre, et lui seul peut sauver Bellamare.
— Il me serait permis au moins, repris-je, de rester associé k
ses destinées et aux tiennes. Tu ne veux donc pas même me lais-
798 REVUE DES DEUX MONDES.
ser l'espoir de recommencer nos campagnes et de redevenir ton
frère?
— Prochainement, non, dit-elle, tu souffrirais trop de l'expli-
cation que nous venons d'avoir ensemble; mais un jour, quand tu
m'auras tout k fait pardonné de ne pas t' aimer, quand, toi-même,
tu aimeras une autre femme... mais une autre femme ne voudra
pas que tu la quittes, et tu vois... nous tournons dans un cercle vi-
cieux, car pour ton bonheur à venir il faut que tu rompes avec le
présent, et que tu rompes sans arrière-pensée. Je serais bien cou-
pable, si je te disais le contraire.
Chacune de ses paroles tombait sur mon cœur comme la pelletée
de terre sur un cercueil. J'étais anéanti, et tout à coup il se fit en
moi une réaction violente. Je fis comme le condamné qui brise ses
liens, ne fût-ce que pour faire quelques pas avant de mourir, ie lui
exprimai mon amour avec la violence du désespoir, et de nouveau
elle pleura amèrement en me disant que j'étais impitoyable, que
je la torturais. Sa douleur, qui était réelle et qui la suffoquait, me
donna un moment le change. Je me persuadai qu'elle m'aimait et
(ju'elle se sacrifiait à la pensée d'un devoir cruel. Oui, je vous jure
qu'elle semblait m'aimer, me regretter et craindre mes caresses,
car elle me retirait ses mains, et si parfois, vaincue, elle cachait son
visage sur mon épaule, tout aussitôt elle s'éloignait, effrayée, comme
une femme prête à faiblir. Elle n'était ni perfide, ni froide, ni co-
quette; je le savais, j'en étais sûr, après une si longue intimité et
tant d'occasions de voir son généreux caractère à tous les genres
d'épreuve. Je devenais fou. — Sacrifie-moi ton serment, lui dl-
sais-je; oublie l'homme à qui tu te dois; moi, je te sacrifierai tout.
Je laisserai mon père mourir seul et désespéré. L'amour est au-
dessus de toutes les lois humaines ; il est tout, il peut tout créer et
tout détruire. Sois à nioi, et que l'univers s'écroule autour de nous!
Elle me repoussa doucement, mais d'un air triste. — Tu vois, dit-
elle, voilà où l'on va quand on écoute la passion ; on blasphème et
on ment! Tu n'abandonnerais pas plus ton père que je n'abandon-
nerais mon ami. Nous les oublierions peut-être un jour, le lende-
main nous nous quitterions pour les rejoindre, et si nous ne le
faisions pas, nous nous mépriserions l'un l'autre. Laisse-moi, Lau-
rence, si je t'écoutais, notre amour tuerait notre amitié et notre es-
time mutuelle. Je te jure, moi, que le jour où je perdrai le respect
de moi-même, je ferai justice de moi, je me tuerai!
Elle alla rejoindre Bellamare, qui reparaissait au fond du ravin,
et je la laissai me quitter sans la retenir. Tout était fini pour moi,
et j'entrais dans la phase de la plus complète indifférence de la
vie.
PIERRE QUI ROULE. 799
Bellamare reconduisit Impéria après m'avoir prié de l'attendre;
il avait à me parler. Quand il revint, il me trouva cloué à la même
place, dans la même attitude, les yeux fixés sur le ruisseau, dont
je suivais machinalement les petits remous contre la pierre, sans
me souvenir de moi-môme. — lion enfant, me dit-il en s' asseyant
près de moi, veux- tu, peux-tu me raconter ce qui s'est passé entre
elle et toi? Crois-tu devoir me le dire? Je n'ai pas le droit de la
questionner, je te le répète; n'ayant jamais été épris d'elle, je ne
suis pas autorisé h lui demander une réponse catégorique comme
celle que tu viens d'exiger. Elle vient de me dire, comme toujours,
qu'elle ne voulait pas aimer, et,... je te dois la vérité, elle a tant
, de chagrin qu'il me semble qu'elle t'aime malgré elle. Il faut qu'il
y ait un obstacle qu'il m'est impossible de deviner. Si c'est un se-
cret qu'elle t'a confié, ne me le dis pas; mais si c'est une simple
confidence, prends-moi pour conseil et pour juge. Qui sait si je ne
vaincrai pas l'obstacle et si je ne te rendrai pas l'espérance ?
Je lui racontai tout ce qu'elle m'avait dit. Il rêva, questionna
encore, chercha consciencieusement et ne trouva rien qui pût ex-
pliquer le mystère. Il en fut même dépité; lui si intelligent, si ex-
périmenté, si pénétrant, il voyait devant lui, disait-il, une statue
voilée avec une inscription indéchillrable,
— Voyons, reprit-il en se résumant, il ne faut jamais se dire
qu'une chose est finie. Rien ne finit dans la vie. 11 ne faut jamais
abjurer une afiéction ni enterrer son propre cœur. Je ne veux pas
que tu t'en ailles brisé ou démoli. Un homme n'est ni un mur dont
on écrase les pierres sur le chemin, ni une pipe dont on jette les
morceaux au coin de la borne. Les morceaux d'une intelligence
sont toujours bons. Tu vas retourner chez toi et soigner ton père;
tu feras tout ce qu'il veut, tu ai'roseras ses plates-bandes, tu tail-
leras ses espaliers, et tu penseras à l'a-venir comme à une chose
qui t'appartient, qui t'est due et dont tu disposes. Tu sais bien
que sur lo scoglio maledctio j'ai fait des projets jusqu'à la dernière
heure, et qu'ils se sont réalisés. Ya donc, mon enfant, et ne t'iîua-
gine pas que j'accepte ta démission d'artiste. Je vais travailler pour
toi, je vais mettre Impéria à la question. A présent je dois et je
veux savoir son secret. Quand je le saurai, je t'écrirai « reste à ja-
mais » ou « reviens dès que tu pourras. » Si elle t'aime, eh bien!
ce n'est pas le diable que de se voir, à l'insu de ton monde, de
temps en temps. Il y a toujours moyen, si ton exil doit se prolon-
ger, de le rendre supportable, ne fût-ce que par la confiance réci-
proque et la certitude de se rejoindre. Va-t'en donc tranquille-
ment, rien n'est changé à ta situation; ce doute que tu as supporté
trois ans, tu peux bien le supporter encore trois semaines, car je
800 REVUE DES DEUX MONDES.
te réponds de savoir ton sort au plus tard au bout de ce temps-là.
Cet admirable ami réussit à me rendre un peu de courage, et je
partis sans revoir Impéria ni les autres, pour ne pas perdre le peu
d'énergie qui me restait. Quand je fus de retour chez moi, je lui
écrivis pour le prier de me ménager, s'il acquérait la certitude de
mon malheur. Dans ce cas-là, lui disais-je, ne m'écrivez rien. J'at-
tendrai; je perdrai peu à peu et sans secousse ma dernière espé-
rance.
J'ai attendu trois semaines, j'ai attendu trois mois, j'ai attendu
trois ans. Il ne m'a pas écrit. J'ai cessé d'espérer...
J'ai eu une consolation : mon père a repris la santé, il n'est plus
menacé d'apoplexie, il est calme, il me croit heureux, et il est heu-
reux.
J'ai abjuré tous mes rêves d'artiste, et, voulant en finir avec les
regrets, je me suis fait franchement ouvrier. J'ai travaillé à rede-
venir le paysan que j'aurais dû être. Je n'ai jamais reproché à mon
père de m'avoir deux fois sacrifié, la première à son ambition, la
seconde à sa dévotion. Il n'a pas compris sa faute, il en est inno-
cent; je m'en venge en l'aimant davantage. J'ai besoin d'aimer,
moi; je suis une nature de chien fidèle. Mon père est devenu l'en-
fant qu'on m'a confié et que je garde, ou plutôt je suis une nature
d'amoureux, j'ai besoin de servir et de protéger quelqu'un; le
vieillard s'est donné à moi, c'est mon emploi de veiller sur lui et
de lui épargner tout chagrin, tout danger, toute inquiétude. Je lai
suis reconnaissant de ne pouvoir se passer de moi, je le remercie
de m'avoir enchaîné.
Vous pensez bien que cette résignation ne m'est pas venue en un
jour; j'ai beaucoup souffert ! La vie que je mène ici est l'antipode de
mes goûts et de mes aspirations, mais je la préfère aux mesquines
ambitions de clocher qu'on voulait me suggérer. Je n'ai pas voulu
du plus mince emploi; je ne veux pas d'autre chaîne que celle de
l'amour et de ma propre volonté. Celle que je porte me blesse
quelquefois jusqu'au sang, mais c'est pour mon père que je saigne,
et je ne veux pas saigner pour un sous-préfet, pour un maire, ou
même pour un contrôleur de finances. Si j'étais percepteur, mon
cher monsieur, je vous regarderais comme un maître, et je ne vous
ouvrirais pas mon cœur comme je le fais en ce moment. Bellamare
me l'avait bien dit : quand on s'est donné au théâtre, on ne se re-
prend plus. On ne peut plus retrouver de place dans le monde; on
a représenté trop de beaux personnages pour accepter les bas em-
plois de la civilisation moderne. J'ai été Achille, Hippolyte et Tan-
crède par le costume et la figure, j'ai bégayé la langue des demi-
dieux, je ne saurais être ni commis ni greffier. Je me croirais
PIERRE QUI ROULE. 801
travesti, et je serais encore plus mauvais employé que je n'ai été
mauvais comédien. Du temps de Molière, il y avait au tliéâtre un
emploi qualifié ainsi : « un tel représente les rois et les paysans. »
J'ai souvent songé à ce contraste qui résume ma vie et continue
ma fiction, car je ne suis pas plus paysan que je ne suis monarque.
Je suis toujours un déclassé, imitant la vie des autres et n'ayant
pas d'existence en propre.
L'amour heureux eût fait de moi un homme en même temps
qu'un artiste. Une belle dame a rêvé de me transformer entière-
ment; c'était trop entreprendre : elle eût peut-être créé l'homme,
elle eût tué l'artiste. Impéria n'a voulu faire ni l'un ni l'autre,
c'était son droit. Je l'aime encore, je l'aimerai toujours; mais j'ai
juré de la laisser tranquille, puisqu'elle aime ailleurs. Je me sou-
mets, non passivement, cela ne m'est possible qu'en apparence,
mais par une exaltation secrète dont je ne fais part à personne.
J'y mets peut-être la vanité du cabotin qui aime les rôles su-
blimes, mais je joue mon drame sans contrôle d'aucun public.
Quand cette exaltation devient trop vive, je me fais le comédien,
c'est-à-dire le rapsode, le boute-en-train et le chanteur de ballades
villageoises de mes camarades villageois. Je bois de temps en temps
pour m' étourdir, et quand mon imagination a des élans trop élevés,
je fais la cour à des filles laides qui ne sont pas cruelles et qui
n'exigent pas que je mente pour les persuader.
Gela durera autant que la vie de mon père, et j'ai dû me faire
une philosophie bien trempée pour me préserver du désir sacri-
lège de sa mort. Je ne me permets donc jamais de penser à ce que je
deviendrai quand je l'aurai perdu. Sur l'honneur, monsieur, je n'en
sais rien et ne veux pas le savoir.
Voilà qui vous explique comment l'homme que vous avez vu à
moitié ivre hier au cabaret est le même qui vous raconte aujour-
d'hui une histoire archi-romanesque. Elle est vraie de tous points,
et je ne vous en ai dit que les péripéties les plus accusées pour ne
pas lasser votre patience...
Laurence termina ici son récit et me quitta, remettant au lende-
main le plaisir d'écouter mes réflexions. Il était deux heures du
matin.
Mes réflexions ne furent ni longues ni gourmées. J'admirais cette
nature dévouée, je chérissais ce cœur généreux et droit. Je ne com-
prenais pas beaucoup sa persistance à aimer une femme froide ou
préoccupée. J'étais un homme planté au beau milieu de l'état so-
cial tel qu'il est. Je n'avais pas l'instinct romanesque; c'est pour
cela peut-être que le récit de Laurence m'avait intéressé vivement,
car l'intérêt repose toujours sur une bonne part d'étonnement, et
TOME LXXXII. — 1809. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
un narrateur qui serait complètement au point de vue de son audi-
teur ne l'amuserait, nullement, j'en suis certain.
La seule observation que j'aurais pu faire à Laurence est celle-ci :
— Vous ne finirez certes pas votre vie dans les conditions où vous
la subissez ra^-intenant. Vous ne serez pas plus tôt libre que vous
retournerez au théâtre, ou que vous chercherez à entrer dans le
monde. N'atrophiez pas votre intelligence de gaîté de cœur, n'é-
branlez pas par les excès votre admirable organisation. — Mais il
craignait tant d'entendre parler de l'avenir, ce mot seul le crispait
si subitement que je n'osai pas même le prononcer. Je vis bien que
son sacrifice était encore plus douloureux qu'il ne voulait l'avouer,
et que l'idée d'une liberté qui ne pouvait arriver qu'à la mort de
son père lui causait une terreur et une anxiété profondes.
Je me permis seulement de lui dire que , dût-il être jardinier
toute sa vie, il ne fallait pas plus s'abrutir dans cette condition-là
que dans toute autre, et je fus d'autant plus éloquent que j'avais été
surpris l'avant-veille par une ivresse bien conditionnée. 11 me pro-
mit de s'observer et de vaincre ces momens de lâcheté où il faisait
trop bon marché de lui-même. Il me remercia chaleureusement de
la sympathie très réelle que je lui exprimais; nous passâmes encore
deux jours ensemble, et je le quittai avec chagrin. Je ne pus lui
faire promettre de m'écrire. — Non, me dit-il, j'ai assez remué les
cendres de mon foyer en vous racontant ma vie. Il faut que tout
s'éteigne à jamais. Si je me faisais une habitude d'y toucher de
temps en temps, je ne serais plus maître de l'incendie. Je vois
bien que vous me plaignez : je me laisserais aller à me plaindre, il
ne faut pas de ça !
Je me mis à sa disposition pour tous les services que je pourrais
être à même de lui rendre, et je lui laissai mon adresse. Il ne m'é-
crivit jamais, et ne m'accusa même pas réception de quelques vo-
lumes qu'il m'avait prié de lui envoyer.
Dix-huit mois s'étaient écoulés depuis mon passage en Auvergne,
et j'étais toujours inspecteur des finances; mes fonctions m'avaient
appelé en Normandie, et je me rendais d'Yvetot à Duclair par une
froide soirée de décembre, dans une petite calèche de louage.
La route était bonne, et malgré un temps très sombre j'aimais
mieux arriver un peu tard à mon gîte que d'être forcé de me lever
de grand matin, le point du jour étant la plus cruelle heure du
froid.
J'étais en route depuis une heure quand le temps s'adoucit sous
l'intluence d'une neige très drue. Une heure plus tard, le chemin en
PIERRE QUI ROULE. 803
était tellement couvert que mon conducteur, qui s'appelait Thomas
et qui était un vieux homme un peu indolent, avait peine à ne pas
me mener à travers champs. Ses haridelles refusèrent plusieurs fois
d'avancer, et enfin elles refusèrent si bien qu'il nous fallut des-
cendre pour dégager les roues et prendre les bêtes par la bride;
mais ce fut inutilement, nous étions embourbés dans le fossé. C'est
alors que M. Thomas m'avoua qu'il n'était plus sur la route de Du-
clair et qu'il croyait être sur celle qui retourne vers Caudebec. Nous
étions en plein bois, sur un chemin très vallonné; la neige tombait
toujours plus épaisse, et nous risquions fort de rester là. Pas une
voiture, pas un roulier, pas un passant pour nous aider et nous
renseigner.
J'allais en prendre mon parti, me rouler dans mon manteau et
dormir dans la voiture, quand M. Thomas me dit qu'il se reconnais-
sait et que nous étions dans les bois entre Jumiéges et Saint-Yan-
drille. Ces deux résidences étaient trop éloignées pour que ses che-
vaux épuisés pussent nous conduire à l'une ou à l'autre; mais il y
avait plus près un château où il était très connu et où nous rece-
vrions l'hospitalité. J'eus pitié du pauvre homme, qui était aussi fa-
tigué que ses bêtes, et je lui promis de les garder pendant qu'il irait,
à travers bois, chercher du secours au château voisin.
C'était tout près effectivement, car au bout d'un quart d'heure je
le vis revenir avec deux hommes et un cheval de renfort. On nous
tira lestement d'affaire, et un des hommes, qui me parut être un
garçon de ferme, me dit que nous ne pouvions regagner la route de
Duclair par ce mauvais temps. On ne voyait pas à trois pas devant
soi. — Mon maître, ajouta-t-il, serait très fâché, si je ne vous
amenais pas souper et coucher au château.
— Qui est votre maître, mon ami?
— C'est, répondit-il, M. le baron Laurence.
— Qui? m'écriai-je, le baron Laurence le député?
— C'est, reprit le paysan, son château que vous verriez d'ici, si
on pouvait voir quelque chose. Allons, venez, il ne fait pas bon à
rester là. Les bêtes sont en sueur.
— Passez devant, lui dis-je; je vous suis.
Comme le chemin était fort étroit, je suivis littéralement la ca-
lèche et les hommes, et je ne pus adresser d'autres questions sur
le compte du baron Laurence; mais c'était bien l'oncle de mon ami
le comédien. 11 n'y avait qu'un Laurence à la chambre, et j'admi-
rais la destinée qui me conduisait vers ce potentat de la famille.
J'étais dès lors résolu à le voir, à lui rendre compte de la situation
de son neveu, à lui dire tout le bien que je pensais de ce jeune
homme, à lui tenir tête, s'il le méconnaissait.
80Zi REVUE DES DEUX MONDES.
La neige, qui allait son train, ne me permit pas de contempler
le manoir. Il me sembla traverser des cours étroites entourées de
constructions élevées. Je montai un grand perron, et je me vis en
face d'un valet de chambre de bonne mine qui me reçut très poli-
ment en me disant qu'on me préparait un appartement, et qu'en
attendant je trouverais bon feu dans la salle à manger.
Tout en parlant, il me débarrassait de mon paletot couvert de
neige et passait un morceau de serge sur mes bottines. Une grande
porte s'ouvrait en face de moi, et je voyais un autre domestique en
train de poser des victuailles appétissantes sur une table richement
servie. Une immense pendule de Boule sonnait minuit.
— Je présume, dis-je au valet de chambre, que M. le baron est
couché et ne se dérangera pas pour un voyageur inconnu que cette
mauvaise nuit lui amène. Veuillez lui remettre ma carte demain
matin, et s'il veut bien me permettre de le remercier...
— M. le baron n'est pas couché, répondit le domestique, c'est
l'heure de son souper, et je vais lui porter la carte de monsieur.
Il me fit entrer dans la salle à manger et disparut. L'autre do-
mestique, occupé à servir le souper, m'avança poliment un siège
près de la cheminée, y jeta une brassée de pommes de pin et re-
prit ses occupations sans mot dire.
Je n'avais pas froid, j'étais en sueur. Je regardai le local. Cette
grande salle ressemblait au réfectoire d'un antique couvent. Je
m'assurai, en regardant de près, que c'était, non une imitation
moderne, mais une vraie architecture romane et monastique, quel-
que chose comme une succursale de Jumiéges ou de Saint- Van-
drille, les deux célèbres abbayes qui possédaient jadis tout le pays
environnant. M. le baron Laurence avait transformé le couvent en
palais, ni plus ni moins que le prince Klémenti. Les aventures de
la troupe Bellamare me revinrent à la mémoire, et je m'attendais
presque à voir entrer le frère Ischirion ou le commandant Nikanor,
quand la double porte du fond s'ouvrit, et un grand personnage en
robe de chambre de satin cramoisi garnie de fourrure vint à ma
rencontre, les bras ouverts. Ce n'était pas le prince Klémenti, ce
n'était pas le baron Laurence; c'était mon ami Laurence, Laurence
en personne, un peu engraissé, mais plus beau que jamais.
Je l'embrassai avec joie. Il était donc réconcilié avec son oncle?
il était donc l'héritier présomptif de son titre et de sa richesse?
— Mon oncle est mort, répondit-il. Il est mort sans me connaître
et sans songer à moi; mais il avait oublié de tester, et comme j'é-
tais son unique parent...
— Unique? Votre père...
— Mon pauvre cher père!... mort aussi, mort de joie! frappé
PIERRE QUI ROULE. 805
d'apoplexie quand un notaire est venu lui dire sans ménagement
que nous étions riches. Il n'a pas compris qu'il perdait son frère. Il
n'a vu que le sort brillant qui m'était échu, l'unique espoir, l'uni-
que préoccupation de sa vie; ce désir était devenu plus intense
avec la crainte de ma damnation. Il s'est jeté dans mes bras en
disant : « Te voilà seigneur, tu ne seras plus jamais comédien! je
peux mourir, » et il est mort! Vous voyez, mon ami, que cette for-
tune me coûte bien cher! Mais nous causerons à loisir; vous devez
être fatigué, refroidi. Soupons , je vous garde après le plus long-
temps possible. J'ai besoin de vous voir, de me reconnaître et de
me résumer avec vous, car depuis notre connaissance et notre sé-
paration je n'ai pas eu une heure d'épanchement.
Quand nous fûmes à table, il renvoya ses gens. — Mes amis, leur
dit-il, vous savez que j'aime à veiller sans faire veiller les autres.
Mettez-nous sous la main tout ce qu'il nous faut, assurez-vous que
rien ne manque à l'appartement de mon hôte, et allez vous coucher,
si bon vous semble.
— A quelle heure faut-il réveiller l'hôte de monsieur le baron?
dit le valet de chambre.
— Vous le laisserez dormir, répliqua Laurence, et vous ne m'ap-
pellerez plus monsieur le baron; je vous ai déjà prié de ne pas me
donner un titre qui ne m'appartient pas.
Le valet de chambre sortit en soupirant. — Vous le voyez, me
dit Laurence quand nous fûmes seuls, rien ne manque à mon dé-
guisement, pas même les valets de la comédie. Ceux-ci se croient
amoindris de servir un homme sans titre et sans morgue. Ce sont
de grands imbéciles qui me gênent plus qu'ils ne me servent, et
qui, je l'espère, me quitteront d'eux-mêmes quand ils verront que
je les traite comme des hommes.
— Je crois au contraire, lui dis-je, qu'ils se trouveront peu à
peu très heureux d'être traités ainsi. Donnez-leur le temps de com-
prendre.
— S'ils comprennent, je les garderai, mais je doute qu'ils s'ha-
bituent aux manières d'un homme qui n'a pas besoin d'être servi
personnellement.
— Ou vous vous habituerez à être servi ainsi. Vous êtes plus
aristocrate d'aspect et de manières, mon cher Laurence, qu'aucun
châtelain que j'aie rencontré.
— Je joue mon rôle, cher ami! Je sais comment il faut être devant
les domestiques de bonne maison. Je sais que, pour être respecté
d'eux, il faut une grande douceur et une grande politesse, car eux
aussi sont des comédiens qui méprisent ce qu'ils feignent de véné-
rer; mais ne vous y trompez pas, ceux que vous voyez ici sont des
806 REVUE DES DEUX MONDES.
cabotins très vulgaires. Mon oncle était an faux grand seigneur; au
fond, il avait tous les ridicules d'un parvenu qui déteste son origine.
J'ai vu cela à l'attitude et aux habitudes de ses gens. Leur genre de
vanité est de troisième ordre; quand ils m'auront quitté, j'en pren-
drai de plus relevés, et ceux-là me regarderont comme un homme
Vi-aiment supérieur, parce que je jouerai mon rôle d'aristo mieux
que n'importe quel aiisio. Est-ce que tout n'est pas fiction et co-
médie en ce monde? Je ne le savais pas, moi! Je me suis demandé,
en prenant possession de ce domaine, si je m'y souffrirais huit jours.
Je ne craignais pas tant de m'y ennuyer que d'y paraître déplacé
et de m'y sentir ridicule; mais, quand j'ai vu combien il était facile
d'en imposer aux gens du monde par une aisance et une dignité
d'emprunt, j'ai reconnu que mon ancien métier d'histrion était une
éducation excellente, et qu'on n'en devrait pas donner d'autre aux
fils de famille.
Laurence me débita encore quelques paradoxes sur un ton de
raillerie qui n'était pas gai. 11 affectait un peu trop de dédain pour
sa nouvelle situation. — Voyons, lui dis-je, ne jouez pas la comédie
avec un homme à qui vous avez dévoilé tous les recoins de votre
cœur et de votre conscience. Il est impossible que vous ne vous
trouviez pas plus heureux ici que dans votre village. Je mets à part
la perte de votre père, qui était fatale selon les lois de la nature; ce
chagrin ne se trouve pas tellement lié à votre héritage qu'il doive
vous empêcher d'en apprécier les douceurs.
— Pardonnez-moi, reprit-il, ce mal et ce bien sont étroitement
liés; je ne puis l'oublier. Je vous l'ai dit naïvement autrefois, je
vous le dis aujourd'hui avec la même sincérité, je suis né acteur.
Je n'en ai pas eu le talent, j'en ai gardé la passion. J'ai besoin
d'être plus grand que nature. Il faut que je pose vis-à-vis de moi-
même, que j'oublie l'homme que je suis, et que je plane au-dessus
de ma propre individualité par l'imagination. Toute la différence
entre l'acteur par métier et moi, c'est qu'il a besoin du public, et
que moi, ne l'ayant jamais passionné, je m'en j)asse fort bien; mais
il me faut ma chimère : elle m'a soutenu, elle m'a fait accomplir
de grands sacrifices. Je me sais honnête et bon, cela ne me suffit
pas, c'est la nature qui m'a fait ainsi; je prétends sans cesse à être
sublime à mes propres yeux, et à l'être par le fait de ma volonté.
Enfin la vertu est mon rôle, et je n'en veux pas jouer d'autre. Je
sais que je le jouerai toujours, ou que je me prendrai en dégoût et
en aversion. Vous ne comprenez pas cela? vous me prenez pour un
fou? Vous ne vous trompez pas, je le suis; mais ma folie est belle,
et, puisqu'il m'en faut une, ne cherchez pas à m'ôter celle-là. J'ai
été vraiment stoïque dans mon village, car tout le monde m'y a
PIERRE QUI ROULE. 807
cru heureux, et certes je ne l'étais qu'en de rares momens, quand
je pouvais me dire : Tu as réussi à être grand. La vie de mon père,
sa sécurité qui était mon ouvrage, c'était la raison d'être de mon
sacrifice. J'en étais arrivé à ne plus rien regretter du passé. A pré-
sent qu'ai je à faire ici qui soit digne de moi? Avoir de belles ma-
nières, m'exprimer plus purement, avoir plus de littérature que la
plupart des messieurs qui m'observent et m'auscultent pour savoir
s'ils m'accepteront comme un des leurs? C'est vraiment trop facile,
et ce n'est pas là un idéal dont je me sente bien jaloux.
Je lui demandai si l'on savait dans son nouveau pays qu'il avait
joué la comédie.
— On l'avait dit, répondit-il, on le répétait, on n'en était pas
sûr, bien qu'on eût vu autrefois à Rouen sur les planches un grand
jeune homme mince qui me ressemblait beaucoup et qui portait sur
l'afTiche le même nom que M. le baron. On n'avait pu supposer alors
que je pusse être son parent, il ne faisait pas volontiers les hon-
neurs de sa roture. Quand je me présentai comme son héritier, on
questionna mes gens, qui ne savaient rien et qui nièrent avec indi-
gnation. On me questionna plus adroitement, et je me hâtai de dire
la vérité avec tant de résolution et de fierté qu'on se hâta de me
répondre que je n'en vah/is pas moins. Un homme qui a cent mille
livres de rente, car j'ai cent mille livres de rente, mon cher ami,
n'est pas le premier venu en province; c'est une puissance utile ou
nuisible, et tout ce qui l'entoure a besoin de lui plus ou moins. Je
sentis tout de suite qu'il fallait réaliser mon capital et quitter le
pays, ou m'imposer par les apparences du mérite. Gela rentrait
dans ma monomanie, et je posai l'homme de mérite sans me donner
la moindre peine.
— Quittez ce ton de persiflage envers vous-même, mon cher
Laurence. Vous avez été naïf en me racontant votre vie, soyez-le
encore. Vous êtes un homme de cœur très intelligent, donc vous
êtes réellement un homme de mérite. Vous tenez à paraître ce que
vous êtes, c'est votre droit; je dirai plus, c'est votre devoir. Je ne
vois en vous rien qui sente le comédien, si ce n'est cette affecta-
tion de railler le milieu social où la destinée vous replace. Je com-
mence à la comprendre. L'homme qui a livré tout son être, intelli-
gence, figure, accent, cœur et entrailles au contrôle d'un public
souvent injuste et brutal, a certainement beaucoup souffert de ce
contact direct, et sa fierté a dû se révolter à l'idée que, pour quel-
ques sous donnés à la porte, le premier manant venu achetait le
droit de l'humilier. Je vous avoue qu'avant de vous connaître j'a-
vais un grand dédain pour les comédiens. Je ne pardonnais qu'à
ceux dont le talent réel a le droit de tout braver et la puissance de
808 REVUE DES DEUX MONDES.
tout vaincre. J'éprouvais une sorte de dégoût pour ceux qui étaient
médiocres, et je ne surmontais ce dégoût que par la compassion que
m'inspiraient leur détresse, la difficulté de vivre en ce monde, le
manque d'éducation première, l'encombrement du travail dans la
société moderne. C'est cette difficulté toujours croissante de trou-
ver de l'ouvrage, quand on n'est pas remarquablement doué, qui
combat et détruit le préjugé contre les comédiens, plus que tous
les raisonnemens philosophiques, car au fond le préjugé a sa rai-
son d'être. Pour se présenter au public fardé et costumé en comique
ou en héros, c'est-à-dire en homme qui a la prétention de faire rire
ou pleurer une foule, il faut une audace qui est vaillance ou effron-
terie, et quiconque paie a bien le droit de lui crier, s'il est mau-
vais : Va-t'en, tu n'es pas beau ou tu n'es pas drôle. — Eh bien !
mon cher Laurence, vous dites que vous étiez passable, et voilà tout.
Vous avez donc souffert de ne pas être au premier rang, et vous
avez cherché à vous en consoler en vous disant avec raison qu'en
vous l'homme était supérieur à l'artiste, et maintenant que vous
vous rappelez la froideur des gens de l'autre côté de la rampe, vous
leur gardez rancune à votre insu. Vous vous efforcez de les traiter
de haut, comme ils vous traitaient quand vous leur apparteniez. Ils
ne vous trouvaient pas assez comédien , et vous avez besoin de leur
dire que leur existence à eux est aussi une comédie, qu'elle est
mauvaise et qu'ils y sont mauvais. C'est là un lieu-commun qui ne
prouve rien, car tout est affreusement sérieux en réalité dans la
comédie du monde et le monde de la comédie. Oubliez donc cette
petite amertume. Acceptez franchement votre retour à la liberté et
à l'action sociale. Vous avez une grande excuse, une excuse que
vous m'avez sincèrement fait admettre, l'amour, qui est la grande
absolution de la jeunesse. Cet amour est oublié, je suppose ; s'il ne
l'est pas, il peut tout vaincre à présent, je le suppose encore. Quoi
qu'il en soit, vous n'avez à rougir de rien dans le passé, et c'est
pour cela que vous devez aborder le monde, non comme un trans-
fuge repentant ou défiant, mais comme un voyageur qui a profité
de son expérience pour juger impartialement toutes choses, et qui
rentre chez lui pour réfléchir et agir en philosophe.
Laurence écouta mon petit sermon sans l'interrompre, et comme
c'était toujours un cœur d'enfant dans une poitrine virile, il me
tendit ses deux mains avec effusion. — Vous avez raison, me dit-
il, je sens que vous avez raison et que vous me faites du bien. Ah !
si j'avais un ami près de moi! J'en ai si grand besoin, et je suis
si seul! Tenez, mon ami, ma vie entière est un vertige, et je suis
encore bien jeune; je n'ai pas vingt-huit ans! J'ai passé par des
existences si diverses que je ne sais vraiment plus qui je suis.
PIERRE QUI ROULE. 809
Tout est aventure et roman dans cette existence agitée. Il y avait
bien vraiment de quoi être un peu fou. Sans vous, je le serais
devenu tout à fait, car lorsque vous m'avez rencontré dans un ca-
baret, j'étais eu train de devenir un viveur de village, peut-être
un ivrogne triste et rêvant le suicide dans les fumées du vin bleu.
Grâce à vous, j'ai repris possession de moi-même, mais l'exaltation
a augmenté, et il était temps d'en finir. Mon pauvre père, par-
donne-moi ce que je dis là !
Une larme vint au bord de sa paupière; il se versait machinale-
ment un second verre de vin de Malvoisie. Il le versa dans le seau
à glace, et comme je le regardais : — Je ne bois plus, dit-il, si ce
n'est par distraction et sans savoir ce que je fais. Sitôt que j'y
pense, vous voyez, je m'abstiens.
— Pourtant vous soupez ainsi tous les soirs ?
— Oui, habitude de comédien qui aime à faire de la nuit le
jour.
— Au village pourtant...
— Au village, je travaillais dès le matin comme un bœuf; mais
je faisais le samedi, le dimanche et le lundi comme les autres, et
ces jours -là je ne me couchais pas. Que voulez-vous? l'ennui!
J'étais pourtant un bon ouvrier. Il n'y paraît déjà plus, voyez ! j'ai
les mains blanches, d'aussi belles mains que quand je jouais les
amoureux. Ça ne fait pas que je m'amuse. Ah! mon ami, je vous
parle franchement, ne prenez pas ceci pour une affectation. Je
m'ennuie à avaler ma langue, je m'ennuie à en mourir.
— N'avez-vous donc pas su vous créer encore d'occupations sé-
rieuses?
— Sérieuses! Dites-moi donc ce qu'il y a de sérieux dans l'exis-
tence d'un millionnaire de la veille qui est encore un étranger
au milieu des gens pratiques? Est-ce que je serai jamais pratique,
moi? est-ce que je peux l'être? Écoutez le récit de mes trois mois
de villégiature dans ce château; mais c'est assez rester à table.
Venez dans ma chambre, nous y serons mieux.
Il prit un flambeau de vermeil d'un travail exquis, et après
m' avoir fait traverser un salon splendide, un billard immense et un
boudoir merveilleux, il me fit entrer dans une chambre à coucher
où je m'écriai tout de suite : La chambre bleue î
— Comment! dit-il en souriant, vous vous souvenez assez bien
de mon histoire, mes descriptions sommaires vous ont assez frappé
pour que vous reconnaissiez des choses que vous n'avez jamais
vues!
— Mon cher ami, votre histoire m'a tellement impressionné que
je me suis amusé à l'écrire à mes momens perdus, en changeant
810 REYUE DES DEUX MONDES.
tous les noms. Je vous la lirai, et si mes souvenirs manquent
d'exaciitucle, si j'ai altéré la couleur, vous corrigerez, vous recti-
fierez, vous changerez; je vous laisserai le manuscrit.
Il me dit que je lui ferais le plus grand plaisir.
— C'est donc là, repris-je, la fameuse chambre bleue?
— C'est une copie aussi exacte que me l'ont permis mes propres
souvenirs.
— Vous êtes donc redevenu amoureux de la belle inconnue?
— Mon ami , la belle inconnue est morte ; tout est mort dans le
roman de ma vie.
— Mais la fameuse troupe, Bellamare, Léon, Moranbois... et celle
que je n'ose nommer...
— Ils sont tous morts pour moi. Absens, en Amérique, je ne sais
où ; Impéria, ayant perdu son père, les avait suivis au Canada, où
ils étaient encore il y a six mois. Bellamare m'écrivait qu'il serait
en mesure, à son retour, de me rendre mon argent. Tout le monde
se portait bien. Ne parlons pas d'eux; cela me trouble un peu, et
je suis peut-être en train d'oublier...
— Dieu le veuille! C'est ce qu'avant tout je désire pour vous;
mais cette chambre bleue, c'est un souvenir que vous avez voulu,
que vous vouiez garder ?
— Oui; quand j'ai su que mon inconnue n'était plus, son souve-
nir m'a repincé le cœur, et, comme un grand enfant que je suis,
j'ai voulu élever ce monument intime à sa mémoire. Vous vous
souvenez que cette chambre bleue n'était pas plus la sienne que la
maison renaissance où j'étais entré par mégarde. Cette demeure
charmante, poétisée pour moi par une gracieuse et bienveillante
apparition, n'en était pas moins le seul cadre où je pusse évoquer
son image voilée. J'ai copié la chambre de mon mieux ; seulement,
comme celle-ci est plus grande, j'ai pu y ajouter de bons sofas où
nous allons fumer de bons cigares.
Je lui demandai comment et par qui il avait appris la mort de
son inconnue.
— Je vous le dirai tout à l'heure, répondit-il. Il faut procéder
avec ordre. Je reprends mon récit; ce ne sera plus qu'un court
chapitre à ajouter au roman que vous avez pris la peine de rédiger,
George Sand.
{La dernière xtartie au prochain n°.)
LES
SERxMONNAIRES
DU MOYEN AGE
La Chaire française au moyen âge, parlieuliérement au treizième siècle, par M. A. Lecoy de
La Marche; 1 vol. in-S", Paris.
Un préjugé trop général veut qu'érudition et ennui soient deux
mots à peu près synonymes. C'est une sorte de lieu-commun de la
conversation. On admet bien à la rigueur qu'il peut se trouver par-
fois des gens d'un tempérament assez rare pour rester, quoiqu'é-
rudits, d'un commerce agréable, spirituel; mais qu'un livre de
savoir puisse être, non pas même amusant, tout simplement li-
sible, c'est chose inadmissible en dehors d'un petit cercle de gens
sérieux ou qui aspirent à le paraître. Le malheur est que ce pré-
jugé n'a pas tout à fait tort. Si le public montre peu d'empresse-
ment pour l'érudition, l'érudition de son côté ne se met guère en
peine de faire les avances. Si les lecteurs ont peu de zèle, les au-
teurs ont peu de complaisance. Toute cette partie de Fart d'écrire
qui consiste à chercher les moyens d'attirer et d'attacher semble
pour eux pure chimère. Aussi qu'arrive-t-il? Ils accumulent des
prodiges de savoir, de patience, de sagacité, et le public sait à
peine leurs noms. Encore si c'était là tout le mal! s'il n'y avait
de compromis que le renom de quelques érudits; mais le préju-
dice le plus grave est pour la science elle-même. En dépit des
progrès qu'elle accomplit chaque jour, elle ne se répand guère. Elle
812 BEVUE DES DEUX MONDES.
semble vouloir se faire inaccessible; on la laisse seule continuer
son chemin, effarouché qu'on est par ses façons rébarbatives; la
vérité historique, la vraie vérité, celle qui repose sur l'étude ap-
profondie des faits et des documens, effraie ceux qu'elle devrait sé-
duire, et, loin d'être la richesse commune, demeure le privilège de
quelques initiés.
Aussi faut-il, lorsqu'on rencontre par bonheur un livre de nature
à intéresser aussi bien qu'à instruire, souhaiter la bienvenue à cet
hôte précieux, l'accueillir et l'aider à se produire dans ]e monde.
A ce titre, aucun ouvrage, mieux que celui de M. Lecoy de La
Marche, ne mérite l'attention et la sympathie. Ce livre est par ex-
cellence une œuvre d'érudition; il est fait suivant toutes les règles
delà critique moderne; l'érudit le plus exigeant et le plus exclusif
ne trouverait rien à reprendre à la méthode qu'a suivie l'auteur; on
sent que M. Lecoy de La Marche est un digne élève de cette école
historique qui, dédaignant les renseignemens de seconde main et
les traditions plus ou moins spécieuses, ne se fie qu'à elle-même,
remonte aux sources, et va déterrer la vérité enfouie dans le gri-
moire des textes et dans la poussière des parchemins; en un mot,
c'est, s'il en fut jamais, de l'érudition consciencieuse, et cependant
le volume se lit avec un intérêt véritable et soutenu. Sans doute on
pourrait dire que M. Lecoy de La Marche s'est montré un peu avare
de ces vues d'ensemble, de ces aperçus généraux qui élargissent
une question et y font pénétrer la lumière. On désirerait un peu
plus de ces résumés à la fois brefs et nourris qui sont comme les
jalons du chemin ou plutôt comme les considérans du jugement
final, et qui permettent au lecteur qui n'est pas du métier de bien
suivre l'affaire sans se noyer dans le détail des pièces; on souhai-
terait peut-être enfin moins de sobriété d'appréciation dans tout
ce qui n'est pas du domaine de la pure érudition historique. Hâ-
tons-nous de le dire, cette sobriété est toute volontaire, toute pré-
méditée. L'auteur prend soin de nous avertir qu'il « laissera la
parole aux faits et aux documens pour se borner à l'office d'écho. »
Il y a là un juste dédain pour ces banalités sonores qui, sous cou-
leur de considérations générales, ne servent la plupart du temps
qu'à jeter de la poudre aux yeux, et tiennent trop souvent lieu de
la science absente. M. de La Marche se préserve de ce travers, on
ne peut que l'en féliciter; mais on doit le féliciter aussi de n'avoir
pas observé à la lettre la loi qu'il s'imposait. S'il se fût rigoureuse-
ment réduit « à l'office d'écho, » nous ne rencontrerions pas dans
son ouvrage maint jugement aussi sain que solide, nous ne hrions
pas mainte page où se révèlent une rare sûreté de goût, une re-
marquable élévation de pensée.
LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE. 813
Opx peut dire hardiment que le livre est à la hauteur du sujet
qu'il traite, et quel sujet! la chaire française au moyen âge! De
tout temps, l'éloquence sacrée a tenu dans l'histoire littéraire de
notre pays une place considérable. 11 est même permis d'avancer,
sans outrer le patriotisme, que nulle autre nation ne peut sur ce
terrain, non pas même rivaliser, mais entrer en lutte avec nous.
Les autres pays ont eu des poètes, des prosateurs, des historiens,
des orateurs, des philosophes; où sont leurs prédicateurs? l'Italie a
eu Dante, l'Allemagne Goethe et Schiller, l'Espagne Cervantes et
Calderon, l'Angleterre Shakspeare et lord Ghatam ; mais l'Angle-
terre, l'Espagne, l'Allemagne et l'Italie ne peuvent nous mon-
trer un Bossuet, un Massillon, même un Fléchier ou un Bourda-
loue. G'est là un point acquis, un fait incontestable; ce qui est
moins évident, ce que nous tâcherons d'éclaircir, c'est que le rôle
et les destinées de la chaire sacrée en France ne sont à aucune
époque plus dignes d'intérêt qu'au moyen âge. Gela ne va-t-il pas
paraître exorbitant? Des prédicateurs au moyen âge! Est-ce pos-
sible? Qu'étaient-ils? qu'ont-ils fait? Sait-on leurs noms seulement?
— Ge qu'ils étaient? Ils étaient prêtres, curés, évêques, moines,
peu importe, car tous alors sans distinction répandaient à l'envi la
parole divine. Ecclésiastiques de tous rangs, simples desservans ou
grands dignitaires, moines vêtus de bure ou prélats couverts d'or
se confondaient dans une même œuvre et dans un même élan. — Ge
qu'ils ont fait? Ils nous ont laissé après leur mort des mines inépui-
sables de documens précieux, et pendant leur vie ils se sont emparés
des âmes, ils ont régné sur les esprits, ils ont remué les cœurs plus
puissamment peut-être que ne le firent jamais les Bossuet et les
Massillon, car ce n'était pas une poignée de gentilshommes ou de
grandes dames qui recevait d'une oreille distraite leurs avertisse-
mens; c'étaient des populations entières, des foules enthousiastes,
qui suivaient l'orateur sacré, qu'il s'appelât Jean de Nivelle, doyen
de Liège, ou Philippe Berruyer, archevêque de Bourges, ou Foul-
ques, simple curé de Neuilly. — Quant à leurs noms, il se peut
que le pul3lic les ignore; peut-être ne connaît-on guère ni Élinand,
le moine de Gîteaux, ni Etienne de Bourbon, le dominicain, ni Jac-
ques de Yitry, le patriarche de Jérusalem, qui, tout en prêchant sans
relâche, trouva le temps d'écrire une histoire des croisades; peut-
être n'apprendra-t-on pas sans surprise que Robert de Sorbon, le
chapelain de saint Louis, le créateur de la Sorbonne, que Maurice de
Sully, l'évêque de Paris, le fondateur de Notre-Dame, furent aussi
d'illustres prédicateurs. Ghacun de ces hommes et cent autres que
nous ne citons même pas mériteraient à coup sûr une étude par-
ticulière; mais nous ne pouvons ici faire des biographies. M. Lecoy
8i!l REVUE DES DEUX MONDES.
de la Marche, en ce genre, ne laisse rien à désirer. Autre est notre
devoir. Ce ne sont pas des personnes que nous devons mettre en
lumière, c'est l'œuvre qu'il s'agit de tirer de l'ombre, et dans l'œu-
vre, non pas les beautés de détail, — nous perdrions notre peine,
car les sermons du moyen âge se comptent par milliers, bien qu'il
nous en manque, et peut-être des meilleurs, — non, ce qu'il nous
faut dégager, ce sont les grandes lignes et les grands résultats. En-
core une fois, nous ne voulons pas ressusciter des renommées in-
dividuelles; nous voulons rendre à notre histoire littéraire un de
ses titres de gloire, en montrant que la chaire sacrée au moyen
âge offre un sujet d'étude aussi vaste que fertile, et que son his-
toire en ce temps-là, c'est l'histoire à la fois de l'art oratoire, de
la langue française et de la société tout entière.
I.
Est-il besoin de rappeler que, la barbarie une fois triomphante et
le forum devenu muet, la chaire fut le dernier refuge de l'élo-
quence, et que, sans la parole sacrée, l'art de bien dire se fût
perdu dans l'oubli? Dussent tous les fanatiques de l'antiquité se
révolter contre une assimilation irrévérencieuse, les pauvres prédi-
cateurs du moyen âge n'en sont pas moins les seuls héritiers des
fameux orateurs de la Grèce et de Rome. L'héritage n'est pas com-
plet; il s'est amoindri en route, peut-être même un peu dénaturé;
la transmission pourtant demeure incontestable, on en suit à travers
les siècles les périodes successives : non que dès l'aurore du chris-
tianisme les apôtres aient été, pour vaincre les faux dieux, cher-
cher leurs armes dans l'arsenal de la rhétorique païenne. Ce n'était
pas avec des métaphores ou des balancemens de phrases que les
premiers confesseurs de la foi prétendaient entraîner les âmes.
Leur prédication n'est ni une argumentation ni une controverse :
c'est l'afiirmation ardente, irrésistible, des vérités qu'ils ont pui-
sées à une source divine. Ils ne soutiennent pas une thèse, ils
imposent un dogme; ils ne discutent pas, ils révèlent; ils ne rai-
sonnent point, ils prophétisent. Tel est le caractère de la prédica-
tion naissante. Organe d'une inspiration divine, elle emprunte aux
dogmes qu'elle proclame je ne sais quelle empreinte d'infaillibi-
lité. C'est d'eux seuls et non d'une science humaine qu'elle tire
une autorité suprême. Que pourrait la logique là où il faut que
la raison même s'incline? Quel raisonnement humain pourrait
démontrer des vérités surhumaines ? S'il s'agit au contraire de
questions pratiques, de prescriptions morales, de règles de con-
duite, d'interprétation de doctrines, alors seulement peuvent être
LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE. 815
utiles et nécessaires la science de bien dire et l'art de persuader.
Aussi dans les trois premiers siècles, pendant que par tout l'em-
pire les descendans plus ou moins dégénçrés des Gicéron et des
Hortensius font assaut d'élégances et de raffmemens, pendant que
dans toutes les villes d'Italie et de Gaule les rhéteurs initient des
milliers de disciples aux secrets d'un art aux abois, les apôtres de
l'Évangile pour toute rhétorique n'ont que leur enthousiasme et la
grâce divine qu'ils appellent sur ceux qui les écoutent. Telle est aux
premiers jours du christianisme l'éloquence sacrée, et non-seule-
ment dans les prédications ardentes qu'inspirait au premier néophyte
venu le seul feu de la foi, mais dans ces courtes improvisations
où l'évèque, le pasteur, pendant la messe, expliquait à son trou-
peau l'évangile du jour, dans l'homélie enfin, c'est le terme con-
sacré, comme dans la harangue aux païens.
Au temps de Gonstantin, tout change de face : la prédication se
métamorphose. Un double mouvement se produit. Depuis long-
temps, il n'est plus question de la tribune aux harangues, et les
disciples des rhéteurs ne savent plus que faire de la vaine science
qu'ils ont acquise; c'est le moment où T église commence à sentir
le besoin d'appeler à son aide cette science expirante et presque
abandonnée. Il ne s'agit plus d'ouvrir les yeux aux païens en les
frappant de la lumière de la vérité comme d'un éclair céleste. Il
faut enseigner régulièrement, instruire plutôt que toucher, substi-
tuer la doctrine à l'enthousiasme. Avec Gonstantin sur le trône,
l'église nouvelle est la maîtresse du monde; mais les périls conjurés
à l'extérieur renaissent dans son propre sein : les fausses interpréta-
tions, les erreurs de doctrine, menacent de lui être plus funestes
qu'autrefois les plus sanglantes persécutions, car « du sang des mar-
tyrs il naissait des chrétiens, » tandis que la moindre hérésie ébranle
la religion dans ses fondemens mêmes. II faut donc argumenter
contre ces corrupteurs du dogme, il faut combattre par leurs pro-
pres armes ces hérésiarques qu'égarent justement la plupart du
temps leur science même et leur habileté. Il faut enfin que l'église
se résigne à puiser dans l'antique arsenal de la rhétorique et de la
dialectique au moment même où, faute de champ de bataille, ces
vieilles armes vont demeurer inutiles dans les mains accoutumées
à les brandir. L'alliance de l'art oratoire, de l'art profane, avec la
parole sacrée, se consomme donc, et dès lors elle est indissoluble.
La science tout humaine du raisonnement et de la logique prête
son aide à l'inspiration divine, et à son tour la tradition sainte porte
à travers les âges l'éloquence profane, et la sauve de la mort en
l'associant à son indestructible vitalité.
L'éloquence, où survit-elle au iv^ et au v^ siècle, sinon dans la
816 REVUE DES DEUX MONDES.
bouche des saint Grégoire, des saint Jérôme, des saint Jean Chry-
sostome, des saint Augustin ? Et dans les siècles suivans, lorsque la
barbarie et l'ignorance, comme un nuage épais, s'appesantissent
de plus en plus sur le monde, quelles voix s'élèvent encore, moins
pures et moins sublimes, mais fortes et puissantes toutefois, au
milieu du silence universel? Celles des saint Grégoire le Grand, des
Isidore de Séville, des saint Colomban, des saint Boniface, des saint
Césaire d'Arles, des saint Avit de Vienne, des Alain de Farfe, des
Raban-Maur, des Odon de Cluny? Dans ces temps de chaos et de
ténèbres où ne brillent guère que des lueurs d'épées et de cottes
de mailles, dans quels derniers asiles sont recueillis l'art du raison-
nement et la science de la parole, dans quels lieux privilégiés en-
seigne-t-on encore avec un zèle pieux la grammaire et la rhéto-
rique, sinon dans ces écoles cathédrales qui, au commencement du
vi^ siècle, sur tous les points de la France, se dressent à côté des mé-
tropoles, et recueillent l'héritage vacant des rhéteurs païens? C'est
de ces pépinières sacrées que sortent les évêques prédicateurs dont
nous venons de citer les noms; c'est dans ces foyers que se perpétue,
comme jadis la flamme des vestales, le feu sacré de l'éloquence, et
c'est là qu'au xi® siècle, lorsque l'esprit humain se dégage des
ruines qui l'étouffaient, les orateurs naissans le retrouvent couvert
de cendres, mais brûlant encore. Certes alors l'art oratoire est bien
peu de chose; le peu qui en reste, c'est la chaire qui l'a conservé,
et c'est la chaire aussi qui le relève et lui redonne la vie. La pre-
mière parole qui retentit dans le xi® siècle est celle d'un Raoul Ar-
dent, d'un Gerbert, d'un Aimoin, d'un Abbon, d'un saint Anselme.
Les premiers efforts pour ranimer l'éloquence expirante sont tentés
par le clergé dans ces écoles qui ont traversé, sinon sans souffrir,
du moins sans périr tout à fait, quatre siècles de barbarie et d'in-
différence. C'est Bernard de Chartres, c'est Pierre Abélard, c'est
Pierre le Vénérable, c'est Guibert de Nogent, qui, pour créer des
prédicateurs, ressuscitent et rendent à la lumière les préceptes de
la rhétorique.
Ces préceptes, il est vrai, sont bien dégénérés : le temps et
l'ignorance les ont travestis, énervés, abâtardis, et, il faut le dire,
le beau côté de cette renaissance de la parole à la fin du xi^ siècle
et au commencement du xii% c'est l'inspiration, la foi, l'enthou-
siasme. La sève, la vie de ce mouvement est dans les prédica-
tions populaires de Robert d'Arbrisselles, de Foulques de Neuilly,
de Jean de Nivelle, dans ces brûlans appels, ces improvisations
passionnées qui, sortant de la bouche d'un Pierre l'Ermite ou d'un
saint Bernard, embrasent tous les cœurs, font taire chez les plus
timides l'amour de la patrie, de la famille, de la vie elle-même,
LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE. 817
et précipitent sur l'Orient des foules dévouées sans regret aux
souffrances et au martyre. Pourtant, à côté de la verve naturelle
et spontanée, on saisit dans cette renaissance oratoire la trace de
l'éducation antique. Partout on retrouve l'ineffaçable empreinte du
vieux art; il reparaît sous la jeune inspiration comme un germe
indestructible. On ne rencontre plus au xii'' siècle de prédicateur,
si naïf et si simple qu'il soit, qui ne sacrifie volontairement ou non
à la rhétorique ancienne; tous en sont imprégnés, depuis l'évêque
jusqu'au simple clerc : à mesure que la prédication prend un nou-
vel essor, l'union se resserre entre la science et l'inspiration, et
chaque jour aussi la première absorbe davantage la seconde. Les
dominicains et les franciscains eux-mêmes, qui avaient d'abord
tenté de vulgariser l'enseignement de la parole sacrée, et s'étaient
voués à la prédication populaire, cèdent bientôt au courant géné-
ral , et, dès la seconde moitié de ce xiii'' siècle qui avait vu naître
leur entreprise, sont les premiers à s'asseoir sur les bancs des écoles
et à se transformer en rhéteurs, en dialecticiens. Ce mouvement
se propage , toujours plus puissant et plus irrésistible , durant le
cours du siècle , si bien que vers la fin l'éloquence de la chaire,
envahie par cet art oratoire dont elle a sauvé les débris, n'est plus
elle-même, hélas! que de la pure rhétorique.
II.
Et maintenant êtes- vous philologue? êtes-vous curieux de ce qui
touche à l'histoire de la formation, des vicissitudes et du triomphe
de notre langue française? Interrogez encore les annales de la
chaire, il y a là tout un trésor de faits nouveaux et concluans. Tout
le monde sait que l'église a contribué à perpétuer chez nous l'étude
du latin; mais on surprendrait beaucoup de gens, si on leur disait
combien puissante a été cette action [de l'église pour maintenir la
vieille langue des Romains. De la fin du v"" jusqu'au xv!*" siècle,
époque de la renaissance des études classiques, le latin en effet, —
non pas le latin vulgaire, corruption du vrai latin et germe du fran-
çais moderne, — le latin littéraire, le latin qu'écrivaient et par-
laient Tite-Live et Cicéron, tombé à l'état de langue ancienne, ne
fut enseigné que dans les monastères ou écoles ecclésiastiques, étu-
dié que par les clercs, parlé que par les prédicateurs dans leurs
sermons aux religieux, ad cleros. Sans l'église, ce noble et pur
langage eût été, dans la plus rigoureuse acception du mot, une
langue morte, étouffé qu'il était par le latin vulgaire, seul connu du
peuple, puis par le bas latin, dont l'administration française infesta
tous les parchemins jusqu'au xvi^ siècle.
TOME LXXXII, — 18G9. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
Toutefois ce côté protecteur du rôle de l'église n'est ni le plus
ignoré ni le plus imprévu. Fondée sur des traditions immuables, il
semble tout naturel que, dans sa perpétuité, elle soit pour tout ce
qu'elle adopte comme la conservatrice universelle. Ce que le public
à coup sûr est moins tenté de soupçonner, c'est que l'église ait été
dès le début, sinon l'initiatrice, du moins la plus zélée propagatrice
du français naissant. Rien de plus vrai pourtant : c'est l'église qui
par la chaire a été pour cette langue en travail un des plus puis-
sans instrumens de difl'usion; ce sont les prédicateurs qui ont été
les hérauts de cette révolution du langage; ce sont eux qui ont prêté
à l'idiome naissant un concours efficace et une suprême consécra-
tion. Parcourez les annales religieuses, vous y verrez à chaque pas
les étapes qu'a fournies notre langue marquées par la prédication
d'un évêque ou par la décision d'un concile, et cela dès les temps les
plus reculés de notre histoire nationale. C'est ainsi qu'au vii^ siècle,
en 660, nous voyons saint Alummolin élu évêque de Noyon « parce
qu'il était familier non-seulement avec l'allemand, mais aussi avec
la langue romane. » Ce n'était pas là un fait exceptionnel, car dès
cette époque, un siècle avant Charlemagne, dans les provinces de
l'est de la France et sur les bords du PJiin, c'était en langue vul-
gaire et dans leurs patois respectifs que les clercs expliquaient
l'Evangile aux populations ignorantes. Un peu plus tard, vers le mi-
lieu du viii« siècle, saint Adalhard, abbé de Corbie, prêchait en
langue vulgaire « avec une abondance pleine de douceur. » C'est son
biographe qui nous l'apprend, et, comme s'il entrait dans nos vues,
il précise son témoignage en distinguant soigneusement cette langue
vulgaire du latin et de l'allemand, que saint Adalhard « possédait à
merveille. » — u Mais parlait-il en langue vulgaire, c'est-à-dire en
langue romane, on eût dit qu'il ne savait que celle-là. » Au ix* siècle,
au x^ surtout, les exemples se multiplient : Gerbert, au concile de
Bàle, s'excuse des imperfections de son discours sur ce qu'il répète
l'œuvre d'un autre orateur en la traduisant de l'idiome vulgaire.
Aymon de Verdun, au concile de Mouzon, prononce une harangue
tout entière en langue romane, exemple plus frappant encore, car
cette fois l'orateur s'adressait non pas à une foule ignorante incapable
de comprendre un langage savant, mais à des clercs, à des savans
nourris de l'étude des lettres latines. Ces doctes novateurs ne s'a-
venturaient pas d'ailleurs sous la seule inspiration d'un caprice
isolé : ils ne faisaient qu'obéir aux prescriptions répétées de l'église.
L'église n'avait pas attendu si longtemps pour comprendre quel
rôle lui traçaient dans cette révolution philologique les intérêts de
sa mission sur la terre. Loin de s'inféoder exclusivement au latin
expirant, comme les Alcuin et les Éginhard, et de s'isoler ainsi de
LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE. 819
son troupeau, elle avait vu dans la langue nouvelle un moyen pré-
cieux de resserrer ses rapports avec les populations qu'elle instrui-
sait et de s'assurer avec elles une communication plus directe, plus
intime. Elle avait dès l'abord permis, conseillé, puis bientôt for-
mellement imposé à ses missionnaires, à ses prédicateurs, à ses
prêtres, l'usage de la langue vulgaire. Dès l'année 813, le concile
de Tours enjoint aux clercs d'expliquer les saintes Écritures et de
prêcher en langue française. Cette injonction, nous la retrouvons à
chaque pas dans les canons des conciles; ceux de Reims en 813, de
Strasbourg en 8/i2, d'Arles en 851, la renouvellent avec une insis-
tance et une énergie toujours croissantes.
Au surplus, nous avons mieux encore que des décisions de con-
ciles, lesquelles après tout auraient pu rester lettre morte et ne prou-
veraient guère alors que les bonnes intentions du haut clergé; nous
avons des monumens plus palpables et plus convaincans. Nous pour-
rions, par exemple, en remontant jusqu'au viii^ siècle, citer les Gloses
de Reidinmi, sorte de glossaire à l'usage des ignorans qui voulaient
lire la Bible, et où les mots latins les plus difficiles sont traduits en
langue vulgaire. Voilà certes un texte précieux et dont nous sommes
redevables à l'initiative de l'église. Toutefois, outre que la langue
de cette sorte de version des Écritures saintes n'est guère encore
qu'un patois assez éloigné du français, ces fragmens ne rentrent
pas directement dans les annales de la prédication, et c'est à la
chaire surtout que nous nous attachons ici. Contentons-nous de re-
monter jusqu'au xit^ siècle : nous y rencontrons un recueil de ser-
mons en dialecte limousin qui peut passer pour le plus ancien mo-
nument connu de la prose î-omane. Dès lors les textes en langue
vulgaire s'offrent à nous en abondance. Nous ne suivrons pas M. Le-
coy de La Marche dans l'énumération de tous ces documens; nous
jetterons plutôt un rapide coup d'œil sur la savante discussion qu'il
consacre à l'un des plus intéressans problèmes qu'ait eu à résoudre
la philologie moderne.
Ce problème, le voici : quelle fut la langue originale des ser-
mons qui nous sont parvenus sous le nom de Maurice de Sully?
De ces sermons, nous possédons des rédactions françaises et des
rédactions latines. Où est l'original, où est la traduction ? Exem-
plaires latins et exemplaires français offrent les mêmes carac-
tères paléographiques. Les uns et les autres paraissent remonter
à la même date, et doivent être en partie contemporains du prédi-
cateur lui-même. Que conclure? Question toute spéciale, nous dira-
t-on peut-être, pur problème d'école et d'érudition! On se trom-
perait. Si en effet les rédactions françaises n'étaient, comme l'a
soutenu Daunou, qu'une simple traduction faite après coup, on ne
820 REVUE DES DEUX MONDES.
sait par qui, vers le début du xiii" siècle, nous n'aurions là qu'un
parchemin ni plus ni moins important que vingt autres semblables;
si l'on doit y voir au contraire, comme le prouve M. Lecoy de La
Marche, une transcription faite de mémoire par un assistant des
sermons de Maurice de Sully, quel précieux renseignement ne pos-
sédons-nous pas là sur l'usage du français à la fin du xii" siècle!
Pareille question avait été posée et débattue à propos des sermons
de saint Bernard, Dieu sait avec quelle ardeur et quelle persévé-
rance. Des flots d'encre ont coulé à ce sujet: les in-folio, les in-
quarto, les in-octavo, se sont entassés comme Pélion sur Ossa, hé-
las! sans plus de fruit. M. Lecoy de La Marche, lui, n'a consacré
que quelques pages au problème qu'il a soulevé; mais ces quelques
pages, pleines et substantielles, nourries de faits et d'argumens,
vont droit au but et frappent au bon endroit. Après les avoir lues,
on demeure convaincu, d'abord que les sermons de Maurice de
Sully, étant adressés au peuple, ont été prononcés en français, en-
suite que les exemplaires français de ces morceaux oratoires, loin
d'être la traduction des exemplaires latins, ont dû bien au con-
traire servir d'original à la rédaction latine, laquelle n'était sans
doute qu'une sorte de manuel à l'usage des clercs et des prédica-
teurs dans l'embarras.
M. Lecoy de La Marche, sur ce chapitre, ne fait qu'appliquer à
un point spécial une théorie générale qu'il pose lui-même, à l'é-
gard du xiii^ siècle, en deux phrases courtes et précises : tous les
sermons adressés aux fidèles, même ceux qui sont écrits en latin,
étaient prêches entièrement en français; seuls, les sermons adres-
sés à des clercs étaient ordinairement prêches en latin. Ce ne sont
pas là des affirmations téméraires. Déductions historiques, preuves
matérielles, documens authentiques, tout conspire à faire de ces
deux phrases deux axiomes inattaquables. Solidement établi dans
cette doctrine, M. Lecoy de La Marche part de là pour ramener à la
même solution tous les problèmes particuliers. Voici, par exemple,
des sermons d'Alain de L'Isle, d'Élinand, de saint Bonaventure,
dont nous ne possédons le texte qu'en latin. Eh bien! l'on ne sau-
rait douter que ces morceaux oratoires n'aient été prononcés en-
tièrement et uniquement en français. Gomment hésiter à le croira
lorsqu'on voit en tête de ces sermons des mentions aussi claires
que celle-ci : « sermon prononcé tout entier en français, » hic
sermo lotus gallice jJrononciatus est, lorsqu'on voit surtout dans
le corps même du morceau saint Bonaventure dire en latin à ses
auditeurs: « Bien que je sache mal le français, la parole de Dieu
que je vous apporte n'en a pas moins de valeur, il suffit que vous
me compreniez, » — ou bien Gilles d'Orléans s'écrier : « Laissons
LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE. 8°2i
là le latin, et commençons notre sermon, » et continuer bel et bien
en latin ; — ou bien enfin un prédicateur annoncer la traduction
d'une citation latine de l'Écriture, et donner cette traduction en
quelle langue, suivant le texte écrit? Encore et toujours en latin.
C'est de cette même donnée que part M. Lecoy de La Marche
pour expliquer d'une manière pleinement satisfaisante ces prédica-
tions singulières, amalgame hybride de français et de latin, qu'on
a qualifiées plus tard de farcies et de macaroniqiies. Ces deux
mots, le dernier surtout, reportent immédiatement la pensée sur
les orateurs du xv*' et du xvi" siècle, les Menot et les Olivier Mail-
lard, dont les œuvres nous apparaissent accoutrées de ce gro-
tesque habillement, mi-partie antique et mi-partie moderne. On
songe involontairement à ce frère Lucas qui débite si plaisamment
ce jargon burlesque dans le charmant pastiche qu'on appelle la
Chronique du règne de Charles IX. C'est là du reste à peu près tout
ce qu'on sait en général de cette bizarrerie philologique; on sourit,
et on ne l'explique pas : se doute-t-on seulement qu'elle n'était pas
nouvelle au xv^ siècle, et que dès le xiii'^ les exemples en étaient
nombreux? V Histoire littéraire elle-même, ce docte recueil qu'on
pourrait appeler l'évangile de l'érudition, n'offre sur ce point que
des lumières incertaines et plus propres à égarer qu'à mener à
bien le lecteur confiant. Si vous consultez le tome XI 11% vous y re-
cevrez de M. Daunou ce renseignement clair et net : « ce n'est que
vers l'an 1500 que, par condescendance pour la populace ignorante,
on s'est avisé d'introduire dans les prédications un mélange assez
bizarre de phrases latines et françaises. » Ouvrez maintenant le
tome XVP, et vous verrez le même M. Daunou placer non plus en
l'an 1500, mais au xiii^ siècle même l'inauguration de ce singulier
langage. « Le mélange du français et du latin se fait voir dès l'an-
née 1262,,. Les prédications macaroniques deviendront de plus en
plus fréquentes dans les âges suivans, jusqu'à ce que les langues
vulgaires soient assez formées pour s'emparer des chaires chré-
tiennes et n'y plus admettre que des citations latines. »
Sans relever la légère contradiction qui se dessine entre ces deux
passages, il faut bien y signaler une erreur, et une erreur grave.
Tous deux ne s'accordent qu'en un point : c'est qu'au xiii* comme
au xv^ siècle le style farci était employé en chaire par les prédi-
cateurs à titre de langage transitoire en quelque sorte, et comme
une espèce de concession partielle à l'ignorance de la foule inca-
pable d'entendre une autre langue que le français vulgaire. M. Vic-
tor Le Clerc, au tome XXI% accentue plus nettement encore cette
opinion; les sermons farcis du xiii" siècle, ceux de Nicolas de Biard
par exemple, tout émaillés de proverbes latins, sont à ses yeux
822 REVUE DES DEUX MONDES.
« comme un acheminement vers ce singulier mélange, presque iné-
vitable clans un genre où l'on voulait, sans renoncer encore au
latin, être compris de la multitude. » Eh bien! la vérité est que de
tous ces sermons pas un n'a dû être prononcé autrement qu'en
français. Tous sans exception peuvent et doivent rentrer dans l'une
ou l'autre de ces deux catégories : ou ce sont, d'après les propres
paroles de M, Lecoy de La Marche, « des fragmens latins plus ou
moins considérables, empruntés d'ordinaire à un livre saint, qui
sont suivis de leur commentaire français, » ou « ce sont des phrases
ou de simples mots français intercalés, enchevêtrés dans un texte
latin. » Dans le premier cas, le mystère s'explique de lui-même,
ou plutôt il n'y en a point. L'orateur recommence plusieurs fois dans
le cours de son sermon ce qu'on ne fait aujourd'hui qu'une fois au
début du discours; il cite des textes, et chaque fois qu'il en a cité
un, il le traduit aussitôt, il le développe, il le commente. Quoi de
moins étonnant, quoi de plus conforme aux habitudes constantes
de la chaire? Au lieu d'un thème unique, il s'en trouve plusieurs,
voilà toute la bizarrerie. Dans le second cas, l'explication n'est pas
moins naturelle. Ces textes bigarrés qui nous surprennent, ce ne
sont que des brouillons ou des notes prises de souvenir; c'est un
clerc qui, écrivant de mémoire au sortir du sermon, reproduit dans
la langue ecclésiastique les mots et les phrases dont la forme vul-
gaire lui échappe, ou qui, prenant ses notes en latin, laisse en
français les citations, — si fréquentes alors, — de vers ou de pro-
verbes, et les locutions originales qu'il n'a pas le temps de traduire
sur l'heure, ou qui enfin, prévoyant et charitable pour ses collè-
gues en prédication et désireux de leur faciliter la besogne, leur
indique dans son brouillon ou dans son résumé la traduction exacte,
l'équivalent en langage vulgaire de certaines tournures, de certaines
expressions latines. En quelques lignes, voilà toute la vérité sur le
style macaronique. Yeut-on des preuves et des détails? M. Lecoy
de La Marche en fournit à souhait. Ce que nous pouvons constater
ici, c'est combien ses conclusions sont pleinement d'accord avec
la logique et avec le sens commun. Eh quoi ! les prédicateurs du
moyen âge, jaloux d'être compris par la foule de leurs ouailles,
n'auraient rien trouvé de mieux qu'un jargon incompréhensible!
Le beau moyen vraiment d'être entendu des gens que de mêler à la
langue qu'ils parlent un idiome qu'ils ignorent, et de leur débiter à
tort et à travers des membres de phrases décousus et désarticulés,
farcis de mots et de sons inconnus!
Et remarquons-le, les mêmes conclusions s'appliquent tout aussi
justement aux productions du xv' et du xvi^ siècle qu'aux sermon-
naires du xiii% L'analogie est complète, et la même méthode pro-
LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE. 823
duitles mêmes résultats; une preuve, une seule! elle suffit. Olivier
Maillard, le prédicateur de Louis XI, dans un de ses sermons, cite
une phrase latine ; aussitôt il s'arrête : « Vous dites, mesdames,
que vous n'entendez pas le latin et que vous ne savez ce que si-
gnifient mes paroles? Je vais vous l'expliquer. » Et il l'explique,
comment? En français sans doute? Point du tout, en latin, s'il faut
du moins en croire le texte écrit. Gomment le croire? la plaisan-
terie ne serait-elle pas trop forte? Peut-on prêter à un orateur
sacré une pareille mystification? Disons-le donc hardiment, jamais,
même au xvi'' siècle, le style macaronique n'a eu droit de cité dans
la chaire; jamais il n'a eu d'existence que sur le papier; ce grotesque
patois n'a jamais retenti sous les voûtes sacrées. Ainsi tombent
d'eux-mêmes les reproches dont on a flétri les sermonnaires de la
renaissance, de qui l'éloquence avait peut-être droit à plus d'es-
time et de respect; ainsi se trouve réduite à néant cette assertion
de Voltaire : « Les sermons de Menot et de Maillard étaient pronon-
cés moitié en mauvais latin, moitié en mauvais français; de ce mé-
lange monstrueux naquit le style macaronique. C'est le chef-d'œuvre
de la barbarie. Cette espèce d'éloquence, digne des Hurons et des
Iroquois, s'est maintenue jusqu'à Louis XIII. »
Nous voici bien loin de notre route. Nous ne voulions qu'indiquer
combien de renseignemens précieux, combien de questions intéres-
santes offraient au philologue les annales de la chaire. Il nous reste
à convaincre ceux que possède la pure curiosité historique, le désir
de connaître les mœurs, les usages, les conditions sociales et poli-
tiques du temps passé.
III.
Lorsqu'on jette sur les sermonnaires du moyen âge un regard
superficiel, on n'est frappé d'abord que de l'étroite parenté qui les
unit à ceux qui les ont précédés ou suivis dans la carrière , aux
pères de l'église et aux prédicateurs modernes. La tradition les relie
tous entre eux comme les anneaux d'une même chaîne. Chez tous,
il n'y a qu'un seul thème, l'Écriture sainte, un seul but, l'inter-
prétation, le commentaire, le développement de ce texte sacré.
L'Évangile, voilà la source commune où ont puisé comme les apô-
tres les saint Ghrysostome, les saint Augustin, les saint Dominique,
les Maurice de Sully, les Olivier Maillard, les Bossuet, les Massil-
lon, les Ravignan, les Lacordaire. — Mais si vous arrêtez sur ces
prédicateurs de tous les temps un œil plus attentif, si vous péné-
trez plus avant dans leur œuvre et dans leur pensée, vous vous
apercevez que, partant d'un même point, l'Écriture sainte, marchant
824 REVUE DES DEUX MONDES.
vers un même but, le triomphe de la religion, ils sont loin cepen-
dant de suivre les mêmes routes.
De nos jours, la prédication a pris un caractère plus essentiellement
philosophique. La métaphysique, la politique même, ont envahi la
chaire et hantent l'esprit de nos orateurs sacrés. Nous parlons ici,
bien entendu, en thèse générale. On s'inquiète encore de la morale
pratique, et l'on s'attaque parfois aux vices et aux excès du temps;
mais c'est toujours d'une manière abstraite. On n'entre pas dans le
détail, on obéit aux principes plutôt qu'on ne s'attache à la réalité.
Et si nous suivons, non pas le clergé officiant, non pas les curés ou
les prêtres qui montent en chaire par aventure ou par nécessité,
et parlent alors tout simplement et tout naïvement, mais les pré-
dicateurs par état, les orateurs sacrés dignes de ce nom, nous tom-
bons en plein courant de théories et de dissertations métaphysi-
ques. On s'empresse à réconcilier dans une fraternelle alliance la
philosophie et le dogme; on s'acharne à introduire la politique dans
la religion et la religion dans la politique, on s'évertue à résoudre
en chaire le problème social. De même qu'au temps de Bossuet et
de Fléchier, au temps où le grand roi façonnait tout un siècle à sa
majestueuse image, l'éloquence sacrée était aristocratique, toute
d'étiquette, et ne descendait pas des généralités nobles et solen-
nelles, de même à notre époque de démocratie cette même élo-
quence, obéissant au mouvement universel, se complaît dans les
questions ardues, dans les abstractions, dans les théories sociales,
politiques, souvent étrangères à la religion.
Au moyen âge, autres sont les allures. La chaire n'est point alors
si ambitieuse et n'a d'ailleurs pas de raison de l'être. De ques-
tions sociales et politiques, il n'y en a guère à cette époque, et
l'église n'a pas à se préoccuper de prendre dans une société nou-
velle une nouvelle attitude. Aussi la prédication est-elle tout sim-
plement religieuse et pratique. L'unique soin est d'instruire et de
moraliser, d'enseigner le dogme et de réformer les mœurs. Sans
entrer dans le détail des innombrables divisions qui caractérisent
au xiii^ siècle l'œuvre des sermonnaires , sans nous arrêter à dis-
tinguer les sermons du matin et les sermons du soir, les sermons
sacrés et les collations (1), on les peut faire rentrer tous dans deux
genres principaux : les sermons moraux et les sermons didactiques.
La plupart du temps, le prédicateur ne s'occupe que de faire pé-
(1) Les sermons sacrés étaient les sermons débités au prône et relatifs à l'évangile
ou à la fête du jour. Les collations étaient les sermons prononcés soit aux vêpres, soit
aux autres offices de la fin de la journée. On les appelait aussi sermones post pran-
dium, par opposition aux sermones in mane ou sermons proprement dits, prêches le
matin pendant la messe.
LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE. 825
nétrer dans les âmes les préceptes et les mystères de la religion.
Une phrase de l'Évangile, de l'Ancien ou du Nouveau-Testament,
un des commandemens de Dieu ou de l'église, quelquefois même
un fragment d'un texte profane, quelques vers d'une chanson
fournissant une allégorie facile et frappante, voilà le plus souvent
le fond des sermons. A côté de ces discours dogmatiques, de ces
instructions tantôt élevées et tantôt familières, nous en voyons dans
les manuscrits d'autres en grand nombre qui sont exclusivement
consacrées à la critique de la société, à la réforme des mœurs; ce
sont les sermons ad status, nom bizarre, mais qui a le mérite de
bien exprimer ce qu'il veut dire. Chacun de ces sermons en effet
s'adresse tout spécialement aux fidèles d'un certain état, d'une
certaine classe : l'un aux riches, l'autre aux raendians, celui-ci
aux « maires de la cité, » celui-là aux « usuriers, » cet autre
« aux folles femmes. » On voit d'ici quelle mine inépuisable d'ob-
servations, de peintures de mœurs! Nous possédons des recueils
entiers de ces sortes de compositions : Alain de L'Isle, Jacques de
Vitry, Ilumbert de Romans, Guibert de Tournai, nous en ont laissé
des collections complètes. Il y en a là pour près de cent vingt ca-
tégories d'auditeurs; il y en a pour les clercs séculiers, pour les
clercs réguliers, pour les princes, pour les nobles, pour les bour-
geois, pour les étudians, pour les ouvriers, pour les marchands,
pour les paysans, pour les marins, pour les soldats, pour les juges.
Encore ne donnons-nous là que des divisions beaucoup trop géné-
rales, car chacune d'elles est subdivisée en une foule de sous-ca-
tégories auxquelles s'adresse plus directement chacun des discours
ad status. Disons-le même, ils sont à tel point spéciaux qu'on peut
douter qu'ils aient été jamais prononcés comme ils sont écrits.
Comment croire qu'il pût se trouver un auditoire exclusivement
composé de négocians, de bouchers, d'usuriers ou de folles femmes?
Non, ces sermons étaient plutôt comme des réserves toutes prêtes,
comme un arsenal bien fourni, où les orateurs, selon l'occurrence,
venaient ramasser les traits les plus propres à frapper les assistans.
Peu importe après tout ce qu'étaient alors ces sermons et pour
qui ils étaient prononcés; aujourd'hui et pour nous, ils sont une
véritable encyclopédie qui sans ambages et sans prétentions descend
dans le détail des faits , et par le menu nous met sous les yeux la
réalité même. Ici, par exemple, le prédicateur fait la morale aux
commerçans. Pensez-vous qu'il se borne à leur dire : « Il faut être
honnête et ne pas frauder vos chalands , » à leur débiter des ti-
rades sur le vice et la vertu? A d'autres! l'orateur sacré connaît
aussi bien qu'eux-mêmes les ruses des marchands infidèles, et il le
leur fait voir. « Toi, dit-il au cabaretier, tu mets de l'eau dans ton
■vin ; toi, marchande de lait, a maudite vieille, » tu frelates ta mar-
826 REVUE DES DEUX MONDES.
chanclise; si tu veux vendre ta vache, tu cesses de la traire plu-
sieurs jours d'avance, afin que les mamelles gonflées promettent des
flots de lait; si tu dois vendre au poids ton chanvre ou ta filasse,
tu les laisses sur la terre exposés à la rosée nocturne, pour qu'ils
se chargent d'humidité ; toi, maréchal ferrant, en ferrant les che-
vaux, tu les blesses afin de les rendre boiteux et de les faire
vendre à vil prix à un confrère; toi, orfèvre ou changeur du grand
pont, tu te ligues avec tes confrères pour avilir la monnaie et dé-
pouiller ainsi le passant ou le voyageur; toi, boucher, tu souffles
ta viande, tu introduis du sang de porc dans tes poissons pourris;
toi, marchand de grains, tu accapares les denrées, et tu les recèles
dans tes greniers pour faire venir la disette et la cherté, mais Dieu
te punit en t'envoyant le beau temps, et tu finiras par te pendre
sur tes monceaux de grains; toi, marchand d'étoiles, tu as une
aune pour acheter et une autre pour vendre, mais le diable en a
une troisième avec laquelle il faulnera les costez, » Nous en pas-
sons, et des meilleurs; ne se croirait-on pas en police correction-
nelle ?
Ailleurs l'orateur sacré tonne contre le luxe. Il ne se contente
pas de déplorer vaguement qu'on perde en futilités l'argent dont
manquent les aumônes : il nous décrit minutieusement ce luxe qu'il
condamne. Écoutez ce portrait d'une petite maîtresse en 1273,
d'une « de ces femmes parées qui sont l'instrument du diable. » —
« En l'apercevant, ne la prendrait-on pas pour un chevalier se ren-
dant à la Table-Ronde? Elle est si bien équipée de la tête aux
pieds ! Regardez ses pieds, sa chaussure est si étroite ! regardez sa
taille, c'est pis encore ; elle serre ses entrailles avec une ceinture
de soie, d'or et d'argent, telle que Jésus-Christ ni sa bienheureuse
mère, qui était pourtant de sang royal, n'en ont jamais porté.
Levez les yeux vers sa tête, c'est là que se voient les insignes de
l'enfer : ce sont des cornes, ce sont des cheveux morts, ce sont des
figures de diables !... Elle ne craint pas de se mettre sur la tête les
cheveux d'une personne qui est peut-être dans l'enfer ou dans le
purgatoire, et dont elle ne voudrait pas pour tout l'or du monde
partager une seule nuit la couche ! » — JSil siib sole novil Les faux
chignons et les larges ceintures datent de loin; de loin aussi le
privilège qu'a Paris de donner le ton et de servir de théâtre à
toutes les extravagances nouvelles de la mode, car le prédicateur
ajoute : « C'est à Paris surtout que régnent ces abus, c'est là qu'on
voit des femmes courir par la ville toutes décolletées, toutes es-
poitrùiées; quelle guerre celles-là font à Dieu ! » Et pour compléter
le tableau, voici les fards, le maquillage, tout l'attirail qui sert à
se faire le visage; voici les drogues pour blanchir la peau, mais
qui enlèvent la peau avec la noirceur; voici les onguens, les par-
LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE. 827
fums, les poudres, les eaux de toute sorte; on passe la matinée à
s'en couvrir, à s'en frotter des pieds à la tête, et pendant ce temps
la messe est dite.
Quand Aeliz fut levc-e,
Et quand elle fut lavée,
Jà la messe fu chantée...
Les femmes d'ailleurs ne sont pas seules sur la sellette, les
hommes ont leur tour. Si les femmes ont leurs édifices de cornes et
de coques sur la tête, leurs ceintures toutes chargées d'or, d'argent,
de pierres précieuses, leurs robes toutes dentelées, toutes décou-
pées ad circumferentium, et dont la queue longue de plus d'une
coudée balaie la poussière dans les églises et trouble les hommes
dans leurs prières; si elles portent des souliers découverts, des esti-
vaux brodés de ferrures et de dorures, ou des souliers à la pou-
laine dont le bec pointu rappelle l'ergot du diable, — les hommes,
eux aussi, ont leurs moles vesteures, leurs robes en tissu précieux,
ces robes magnifiques dont, ajoute le prédicateur, il ne sera jamais
autant parlé que du bout de manteau donné par saint Martin au
pauvre mendiant; ils ont leurs manteaux de velours, de soie et
d'écarlate, leurs pellissons de vair et d'autres fourrures coûteuses,
ils ont leur équipement orné de vaines superfluités, leurs selles,
leurs éperons chargés d'argent et de dorures. Combien un homme
n'est-il point méprisable lorsqu'il s'abandonne à ces recherches qui
l'efféminent et le dégradent I Combien n'est-il pas coupable sur-
tout lorsque cet homme est un clerc ! « Quel prêtre rougit de pa-
raître en public bien peigné, de marcher avec une allure molle,
indigne de son sexe, en un mot d'être femme? Regardez ceux qui
devraient donner aux autres l'exemple de la modestie, de la gra-
vité, de la mortification : les voyez-vous parés avec un soin minu-
tieux, les cheveux crêpés, la raie bien dessinée, la face rasée de
frais, la peau polie à la pierre ponce, la tête découverte, les épaules
nues, les bras traînans ou portant des signes gravés, les mains
chaussées et les pieds gantés?... Toute la journée ils sont en quête
d'un miroir, ils se promènent, l'habit immaculé, l'âme toute
souillée; leurs doigts resplendissent de l'éclat des anneaux, leurs
yeux de celui du sourire. Us portent la tonsure si petite qu'elle
semble moins la marque d'nn homme d'église que celle d'un corps
vénal. »
Et les fêtes, et les plaisirs, complémens funestes et obligés de ce
luxe damnable! la danse surtout, cet amusement du diable, si fa-
vorable aux rendez-vous galans : ce n'étaient guère alors que des
rondes où hommes et femmes chantaient et sautaient en se donnant
la main; mais n'importe, il paraît que dès lors nos ancêtres avaient
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pour la clause celte passion traditionnelle dont les étrangers ont
voulu faire notre trait caractéristique. Ils s'y livraient avec fureur;
ils dansaient jusque devant les églises, jusque dans l'enceinte sa-
crée, jusque dans le cimetière, témoin l'histoire de la mairesse de
Yermenton. Un jour elle s'en vient avec ses compagnes danser de-
vant le parvis à l'heure de la messe. Le curé indigné accourt avec
ses fidèles, il veut faire des remontrances : autant en emporte le vent.
Alors il saisit le voile de celle qui conduit la ronde; mais, ô confu-
sion pour la malheureuse ! le voile reste aux mains du curé et avec
lui tout l'édifice de la coiffure et tous les faux cheveux : l'enragée
danseuse demeure la tête dépouillée, en proie à la honte et à la ri-
sée. \oilà, semble dire le prédicateur, voilà où mène la passion
de la danse. Bien plus : elle conduit même à la mort la plus épou-
vantable. Oyez plutôt la catastrophe du château de Sury-le-Gomtal.
Le châtelain, qui était le comte de Nevers, au moment de partir
pour la croisade, donna une fête en son manoir; si fort et si long-
temps les invités dansèrent qu'à la fin le plancher s'écroula, écra-
sant de ses débris bon nombre des imprudens qui se livraient ainsi
le jour de Noël à ces plaisirs sacrilèges : exemple frappant assuré-
ment de la lourdeur des danseurs ou de la fragilité des planchers
au XIII- siècle.
Ailleurs encore, le tableau change : ce sont les marins qui pas-
sent sous nos yeux. Avec l'orateur sacré, nous entendons leur rude
et caractéristique langage; nous les suivons sur les flots et au port,
dans leurs aventures, dans leurs dangers, et aussi dans leurs excès
et dans leurs pirateries. Puis ce sont les étudians qui défilent à leur
tour : classe nombreuse et puissante alors, source abondante de pro-
spérité et de gloire pour notre patrie. De tous les coins de l'Europe,
on s'en vient étudier à Paris les arts libéraux et la théologie. Les
écoles regorgent, et chaque jour en voit naître de nouvelles. Aussi
que de rivalités entre les docteurs séculiers ou réguliers, que de que-
relles, que de disputes, que de pugilats scolastiques! « Qu'est-ce que
ces luttes de savans, s'écrie un chancelier de l'université de Paris,
sinon de vrais combats de coqs qui nous couvrent de ridicule aux
yeux des laïques? Un coq se redresse contre un autre et se hé-
risse,... il en est de même aujourd'hui de nos professeurs; les coqs
se battent à coups de becs et de griffes, l' amour-propre, a dit
quelqu'un, est armé d'un redoutable ergot. » Nous assistons aux
cours, trop souvent interrompus par les troubles, par les conflits in-
cessans que suscitent à tout propos l'indépendance et les privilèges
des étudians. Nous faisons connaissance avec ces dominicains dont
la redoutable concurrence enlève à l'Université les meilleurs de ses
élèves, ou avec ces jeunes docteurs, ces m'ophytes, comme les ap-
pelle Jacques de Yitry, qui pour se rendre célèbres emploient tous les
LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE. 829
moyens, spéculent sur la curiosité, sur l'ignorance, sur la badaude-
rie, sur la cupidité du public, car ils vont jusqu'à payer de leurs
deniers pour qu'on assiste à leurs leçons. A côté des professeurs,
les élèves! Voici d'abord l'écolier studieux : seul dans sa chanibrette
ou partageant avec un compagnon encore moins fortuné son maigre
ordinaire et son étroit logis, il passe ses journées penché sur les
gloses de la Bible ou d'Aristote. Il est pauvre, car il est loin de sa
famille, et les scrgens ou garçons de l'Université le rançonnent et
le pillent à outrance. Il mourrait de faim, s'il n'était soutenu par la
libéralité de ses camarades plus riches, qui se cotisent, suivant le
conseil d'Eudes de Châteauroux, en faveur de leurs frères indigens,
ou bien par les rentes spéciales qui dans certaines églises ont été
fondées par des bienfaiteurs de la jeunesse studieuse, ou bien enfin
par les modestes gratifications qu'il recueille en s'acquittant de cer-
taines petites corvées, par exemple en offrant le dimanche l'eau bé-
nite de porte en porte, « suivant la coutume gallicane. » Voici main-
tenant l'étudiant amateur, venu de sa province pour complaire à
sa famille, qui veut faire de lui un savant clerc. Il paraît aux cours
pour la forme, tantôt à l'un, tantôt à l'autre, n'écoutant guère, ap-
prenant moins encore. Cependant, lorsqu'il vient aux cours une ou
deux fois par semaine, il semble s'attacher surtout aux décrétistes;
c'est que leurs leçons ne sont faites qu'à la troisième heure et n'in-
terrompent point la grasse matinée. Cependant ces paresseux ne
laissent point de se faire gravement précéder d'un valet qui plie
sous le poids de volumes énormes. Aussi vienne l'été, ils se hâtent
de fuir l'Université pour s'aller reposer chez eux des durs travaux
de l'hiver. Voici enfin, — c'est l'espèce la plus commune, — l'éco-
lier tapageur et débraillé. Celui-là ne voit dans le titre d'écolier
que des franchises assurées et le privilège de pouvoir à peu près
impunément rosser les archers, houspiller les bourgeois et débau-
cher les filles. Aussi n'est-il bruit que de ses fredaines. Hôte as-
sidu des cabarets et des tripots, « il court la nuit, tout armé, dans
les rues de la capitale; il brise les portes des maisons, y fait inva-
sion et violente les gens paisibles. Les tribunaux sont remplis du
bruit de ses esclandres; tout le jour des courtisanes viennent dé-
poser contre lui, se plaignent d'avoir été frappées, d'avoir eu leurs
vêtemens mis en pièces ou leurs cheveux coupés. )> Il est en guerre
ouverte avec la puissante corporation des bourgeois, et le Pré aux
Clercs est le théâtre quotidien de ses ripailles et de ses violences.
Et les paysans, grossiers, cupides, envieux les uns des autres,
convoitant le bien du voisin, cherchant toujours à élargir sans qu'il
y paraisse leur champ ou leur pré, surtout ignorans et supersti-
tieux ! Et les domestiques, ces serviteurs et ces servantes de toute
espèce et de toute condition, qui se ressemblent tous par un point,
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leur âpreté au gain, leur habileté à gruger et à dépouiller leurs
maîtres, grands seigneurs ou bourgeois, nobles chevaliers ou pau-
vres étudians ! Et les usuriers, cette race maudite issue du démon :
car c'est Dieu qui a créé les laboureurs, les clercs et les soldats;
mais les usuriers, c'est le diable qui a inventé cette quatrième
classe! Aussi que d'anecdotes sur eux, que d'exemples de châti-
mens célestes, d'expiations épouvantables! Qu'importe à ces oi-
seaux de proie? Ils se rient de la haine des hommes et de la colère
de Dieu. Parfois, il est vrai, quelque puissant seigneur les pressure
et les malmène; mais comme ils s'en vengent sur ceux que la né-
cessité réduit à les implorer ! Ce brave chevalier qui part pour la
croisade, il a besoin d'argent, il tombe aux griffes de l'usurier : dès
lors il est perdu. Bientôt il est ruiné jusqu'au dernier sou, sa fa-
mille est sur la paille, lui-même en prison, et l'auteur de sa mi-
sère, enrichi à force d'iniquité, iils de vilain, vilain lui-même, se
fait appeler seigneur et 7nonsei(jncur par ceux-là qui le méprisent
et le haïssent!
Ainsi se presse devant nos regards tout un cortège de figures
vivantes et agissantes. Certes, dans cette espèce de lanterne ma-
gique, la silhouette de l'humanité ne se profile pas sous des traits
flatteurs. Pourtant il ne faudrait pas croire que les prédicateurs ne
se plaisent à peindre que les laideurs morales. Ils sont sévères,
mais non point injustes ni haineux, et ils savent à propos recon-
naître et glorifier les vertus des hommes. 11 est tel beau trait, rap-
porté par ces professeurs de morale si peu enclins à ménager leurs
disciples, qui nous en dit plus long à la louange de l'homme que
tous les plus fameux exploits des héros de l'antiquité.
De pareils traits ne sont pas rares chez les Elinand, les Etienne
de Bourbon, les Jacques de Vitry. Combien sans doute ne seraient-
ils pas plus nombreux encore, si nous possédions ces allocutions
familières qu'à toute occasion ces pieux instructeurs adressaient à
leurs ouailles! car ils ne se bornaient pas à faire descendre de la
chaire le reproche et le blâme; ils portaient eux-mêmes à chacun
l'encouragement et la consolation. Ce même prédicateur que nous
avons vu tout à l'heure citer à son tribunal l'ouvrier déshonnête, le
paysan vicieux, le commerçant trompeur, l'artisan improbe, nous
le voyons exalter le négoce et le travail honnête, nous le voyons,
dans la vie de tous les jours, s'efforcer noblement de « relever à
ses propres yeux la classe ouvrière, et de la faire concourir selon
son pouvoir au bien général de la grande communauté chrétienne. »
Il parcourt les campagnes, et ne cesse d'y glorifier l'agriculture,
cette « mère nourrice des peuples, sans laquelle la société ne pour-
rait exister. » Il se transporte au milieu de ces foires périodiques, de
ces nu?idùiœ, rendez-vous général des provinces et des nations voi-
LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE. 831
sines, lices pacifiques où se pressent, comme une vaste fourmilière,
les commerçans de tout pays. Il appelle solennellement la bénédic-
tion céleste sur ces réunions, ménagées par la Providence pour ser-
vir de lien aux peuples : car, c'est Humbert de Romans qui parle,
(( Dieu a voulu que nulle contrée ne pût se suffire complètement
à elle-même, et que chacune eût besoin de recourir à d'aut*-es, afin
qu'elles fussent unies par des rapports d'amitié. » Là, il rappelle à
tous les préceptes de la religion et de la vertu, il prêche aux mal-
heureux l'esprit de résignation , aux heureux l'esprit de charité.
Sans s'éloigner de sa demeure, chaque matin et chaque soir, il se
mêle sur la place publique aux groupes des journaliers qui atten-
dent là qu'on vienne les engager ou leur distribuer leur salaire; il
cause fraternellement avec eux; il ranime leur courage, il adoucit
leurs peines, il secourt leurs misères, il ne les quitte point sans
avoir fait pénétrer quelque lumière dans ces âmes incultes, mais
non rebelles.
C'est que, pour les petits et les misérables, l'église a plus d'amour
que de sévérité, c'est qu'elle est non pas seulement leur institu-
trice et leur juge, mais encore, mais surtout leur protectrice et leur
mère. Ceux qu'elle poursuit sans miséricorde, ce sont les grands,
les puissans du jour. Pour ceux-là, elle n'a pas d'indulgence, elle
n'a qu'une justice inexorable. Avec quelle ardeur, avec quelle éner-
gie les sermonnaires prennent le parti des faibles contre les forts,
des opprimés contre les oppresseurs! Avec quelle virulence ils
s'acharnent après les officiers seigneuriaux ou royaux, légistes,
prévôts, bedeaux, baillis! Ce sont des « corbeaux d'enfer» qui
s'abattent à la curée sur le pauvre peuple, ce sont des sangsues
insatiables qui épuisent jusqu'à la dernière goutte de sang leurs
malheureuses victimes. Les légistes, qui remplissent les villes,
les bourgs et jusqu'aux villages, sèment partout la discorde et
l'inimitié, aigrissent les haines, suscitent les procès, puis, vendant
leur conscience et leur honneur, ils font citer les parties en cinq ou
six endroits à la fois pour profiter de leur absence forcée; ils su-
bornent de faux témoins; en un mot, ils consument la fortune des
familles. « Pour extorquer, ce sont des harpies; pour parler avec
les autres, des statues; pour comprendre, des rochers; pour dé-
vorer, des minotaures. » — Quant aux prévôts, aux bedeaux, aux
baillis, chaque jour ils inventent des moyens diaboliques de pres-
surer la gent taillable. « Seigneur, dit à un comte l'un de ses bail-
lis, si vous voulez m' écouter, je vous ferai gagner chaque année
une fortune. Permettez-moi seulement de vendre le soleil sur vos
terres. — Gomment cela? fait le comte surpris. — Sur toute l'étendue
de votre domaine, il y a des gens qui font sécher et blanchir des
toiles au soleil. En prenant douze deniers par toile, vous aurez une
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somme énorme. » — Quel instinct financier! C'est, au xiii* siècle,
l'impôt des portes et fenêtres.
Tels serviteurs, tels maîtres ! Les baillis volent et extorquent, les
seigneurs pillent et assassinent; seulement ils exercent leurs bri-
gandages plus au grand jour et sur une plus vaste échelle. Ce baron
qui fait un appel aux armes dans toutes ses terres pour que chacun
s'en aille en osl avec lui, vous croyez peut-être qu'il s'en va châ-
tier quelque félon ou rallier l'armée de son suzerain? Non, ce n'est
qu'un de ces guerriers de craie (l'on dirait aujourd'hui « de paille »
ou « de carton »). C'est un pillard de grand' route, qui réunit une
bande pour dépouiller les riches passans, les légats et leur cortège,
les caravanes de marchands, ou pour s'emparer des biens de quel-
que monastère. Il fuit le roi parce qu'il craint sa justice, et il va
cacher le fruit de ses déprédations au fond de son repaire, dans un
de ces castdla créés d'abord pour servir de refuge aux malheureux
et devenus des nids de vautours. S'il n'a même pas ce facile cou-
rage, sa rapacité ne se donnera pas moins carrière. Le cheval du
paysan, la vache du laboureur, tout lui est bon, rien ne lui échappe.
Et que le pauvre hère ne s'avise pas de se plaindre ! « Que veut
ce rustre? répondra le superbe; n'est-il pas bien heureux qu'on
lui laisse son veau et qu'on épargne sa vie? » C'est ainsi que les
nobles chevaliers et les gentilles dames se parent des dépouilles
des pauvres; c'est par ces iniques violences qu'ils alimentent leurs
prodigalités, qu'ils se procurent tout ce luxe, tous ces beaux vète-
mens « si justement appelés robes, » s'écrie en jouant sur le mot ro-
ber, dérober, un dominicain plus vertueux que fort en étymologie.
Où sont donc les sublimes préceptes de la chevalerie? Où sont
ces lois à la défense desquelles tout chevalier s'est publiquement
consacré par un vœu, par un serment solennel, ces lois qui impo-
sent aux nobles la mission sacrée de combattre partout la perfidie
et la méchanceté, de défendre l'église, d'honorer le sacerdoce, de
venger les injures du pauvre, de pacifier le royaume, de verser leur
sang pour leurs frères, d'être jusqu'à la mort les protecteurs du
faible et de l'opprimé? Où sont ces mœurs chastes, cette sobriété,
cette simplicité, cette continence, qui seules élevaient le chevalier à
la hauteur de sa mission ? Hélas ! tout cela est bien loin : le faste, l'or-
gueil, l'amour de la vaine gloire, la luxure, la débauche, la soif de
tous les plaisirs, ont envahi les cœurs des grands seigneurs, et quant
aux lois de la chevalerie, il n'en est plus question. « Les pauvres,
les clercs, les abbayes, trouvent en eux, non des défenseurs, mais
des persécuteurs. Ils retiennent les dîmes et les oiï'randes dues à
l'église, enfreignent ses immunités, écrasent les hommes qui lui
appartiennent de prestations et de corvées, ne respectent point le
droit d'asile, et portent des mains impies sur les personnes sacrées
LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE. 833
parce qu'elles ne peuvent pas leur résister; mais ils se gardent bien
d'attaquer ceux qui sont armés et disposés à la lutte. Aigles ra-
paces, ils se jettent sur les biens des défunts, et veulent avoir la
mainmorte, pour ajouter à l'affliction des affligés, c'est-à-dire des
veuves et des orphelins. »
C'est Jacques de "V'itry, le patriarche de Jérusalem, qui piononce
en chaire cette virulente diatribe. 11 n'est pas seul à combattre la
violence et la tyrannie. Les prédicateurs ses contemporains remplis-
sent tous avec la même énergie ce devoir périlleux. Les seigneurs
n'entendaient pas toujours raillerie; ils recevaient brutalement les
réprimandes, et, comme ils n'étaient pas forts sur l'éloquence, c'é-
tait par des violences qu'ils ripostaient aux admonestations. Il est
de mode aujourd'hui de représenter l'église au moyen âge comme
investie sans conteste d'un suprême pouvoir. On en fait une sorte de
souveraine universelle, imposant son bon plaisir à la société obéis-
sante. M. Lecoy de La Marche semble donner lui-même dans ce pré-
jugé. (( Les délégués de la cour romaine, nous dit-il, gouvernent
tout autant que les princes auprès desquels ils sont accrédités. » En
théorie, cela peut paraître vraisemblable; en fait, au xiii*" siècle du
moins, cela est exagéré. Si l'on ne veut parler que de l'autorité
morale, nous en tombons d'accord, celle-là, l'église la possède tout
entière. En principe, le pape, représentant de Dieu sur la terre, est
au-dessus des rois, et ses ministres, à tous les degrés de la hiérar-
cliie ecclésiastique, participent à cette supériorité quasi métaphy-
sique; mais l'autorité positive, celle qui agit et qui s'impose parce
qu'elle est la plus forte, elle est aux mains des princes et des sei-
gneurs. Ils ont leurs gens d'armes, ils ont leurs châteaux, ils ont
la force enfin, et ils en usent. Malheur à qui les olTense! ce n'est
pas une robe de prêtre qui peut arrêter leur courroux : l'histoire
est là pour dire qu'ils ne se gênaient guère pour assassiner un légat
ou pour jeter un évêque dans un cul de basse-fosse. Il y avait donc
vraiment quelque courage chez les sermonnaires à braver ainsi en
face des gens d'autant plus capables de se venger que ceux qu'on
attaquait étaient nécessairement les plus violens, les plus injustes
et les plus tyranniques.
Certes il est bien vrai qu'en plus d'un cas l'orateur sacré plaide
en partie jjro domo sua, il est bien vrai que les droits de l'église
violés et foulés aux pieds contribuent à enflammer son indignation.
Les paroles de Jacques de Yitry, par exemple, portent la trace évi-
dente de ce sentiment, et en thèse générale il est aisé de com-
prendre que l'église vît d'un œil défiant ces petits potentats toujours
prêts à la dépouiller. Pourtant, chez Jacques de Vitry comme chez
ses collègues en prédication, ce sentiment n'est que secondaire.
TOME LXXXII. — 18G9. ' 53
SZ!l REVUE DES DEUX MONDES.
Ce qui domine en eux, ce n'est pas l'intérêt personnel, c'est une
préoccupation plus générale et plus noble, c'est l'amour de la jus-
tice et l'impérieux besoin de proclamer la vérité.
Voyez plutôt leur attitude, non plus seulement en face des ho-
bereaux et des seigneurs de village, mais en face du pouvoir qui
prime tous les autres, en face de la royauté. Écoutez Jacques de
Vitry prononcer hautement cette maxime : « l'unique noblesse,
c'est la noblesse de l'âme, » et c'est la seule dont un roi doive se
targuer. Écoutez Etienne de Bourbon répéter après le pape Zacha-
rie : a Le roi, c'est celui qui gouverne bien. » Écoutez Élinand pro-
clamer qu'un « roi illettré n'est qu'un âne couronné! » Ailleurs
c'est Humbert de Romans qui déclare que la condition essentielle
de la royauté est moins dans l'origine que dans l'équitable exercice
de la puissance souveraine. C'est Élinand qui s'écrie à son tour :
« La puissance est transportée en punition de l'injustice... Le fils
succède donc à son père, s'il imite sa probité. » C'est Jacques de
"Vitry qui fait consister toute la légitimité et toute la force du pou-
voir royal « dans l'élévation des bons et la répression des méchans,
dans la protection des églises et des pauvres, dans la distribution
de la justice et la répartition des droits de chacun... » Voilà des
maximes qu'on ne s'attendait peut-être pas à trouver dans la bouche
de ces moines; mais en voici de plus étonnantes encore. On le sait,
nous sommes au xiii" siècle, c'est-à-dire à l'heure où les légistes
préparent de tous leurs efforts le triomphe de la règle byzantine :
quidqnid placuerit principi Icgis vigorem habet. Eh bien ! quels
adversaires opposent à cette théorie du pouvoir absolu la négation
la plus formelle, la réprobation la plus énergique? Ce sont les pré-
dicateurs, c'est le clergé, a C'est une insigne fausseté, selon Élinand,
ce qui est écrit là dans le code, que toutes les volontés du prince
ont force de loi! » Il « place formellement le salut commun au-
dessus de toute considération dynastique, » et ajoute ; « Il n'est pas
étonnant qu'il soit interdit au roi d'avoir un trésor privé, car il ne
s'appartient pas à lui-même, il appartient à ses sujets. » Jacques de
Vitry enfin proclame cette maxime aussi profonde que hardie : « il
n'y a point de sûreté pour un monarque du moment que personne
n'est en sûreté contre lui. » A-t-on jamais rien dit de plus fort
contre le despotisme?
Que reste-t-il pour compléter le tableau? La société du moyen
âge est peinte ici tout entière ; tous ses membres se sont montrés
tour à tour. Tous? Non, sans doute. Les prêtres n'ont pas paru;
mais quoi! le clergé va-t-il donc se dénoncer lui-même, les pré-
dicateurs vont -ils retourner leurs foudres contre leurs frères en
religion? Eh bien! oui : c'est contre les mauvais prêtres que les
LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE. 835
orateurs sacrés s'arment du fouet le plus impitoyable, et ce n'est là
ni la moins curieuse, ni la moins éclatante preuve de leur abnéga-
tion et de leur sincérité. Moines, curés, abbés, évèques, sont cités
à la barre, et quelles rudes sentences! Point d'indulgence pour
l'évêque négligent, avide, orgueilleux ou simoniaque. INe devrait-il
pas être, dit Jacques de Yitry, « l'avocat des pauvres, l'espoir des
infortunés, le tuteur des orphelins, le bâton des vieillards, le ven-
geur des crimes, le marteau des tyrans, s'entourer de familiers
honorables et de coopérateurs cherchant, non pas leur intérêt,
mais celui de Jésus-Christ? » Combien peu de prélats approchent
de cet idéal! Celui-ci est en proie à l'avarice; il vend la justice,
il vend les prébendes. Réclame-t-on son saint ministère? Si c'est
un riche qui l'appelle, il court; si c'est un pauvre, il fait la
sourde oreille; il thésaurise, il amasse, sans jamais se rassasier.
Avoir, c'est un doux poison, s'écrie, dans un langage que nous
regrettons d'altérer, un prédicateur normand malheureusement
anonyme. Maintes gens commencent à amasser comme dans une
intention louable, comme pour servir Dieu et faire des aumônes;
mais quand ils ont « assemblé leur avoir, » alors « change leur cou-
rage. » Le prêtre se dit : « Ton épargne t'aidera quand tu auras la
crosse, » et le moine : a Mon abbé mourra, et mes deniers me feront
avoir l'abbaye. » Cet autre est tout entier aux plaisirs de la table.
« Quelle différence y a-t-il aujourd'hui, nous dit Élinand, entre
la table d'un pontife et celle d'un roi? Est-ce que les abbés eux-
mêmes ne veulent pas des mets princiers? Montrez-moi un de ces
riches se couvrant de pourpre et se nourrissant d'huîtres qui
vaille le riche de la parabole de Lazare gémissant aux enfers ! » Et
contre le népotisme, cette autre plaie de l'épiscopat, quels accens
indignés ! Écoutons encore Jacques de Yitry. « Les malheureux, les
insensés ! ils abandonnent le soin de plusieurs millions d' cames à des
enfans auxquels ils n'oseraient confier trois poires, dans la crainte
qu'ils ne les mangent! J'en connais un, de ces jeunes intrus, que
son oncle avait installé au chœur dans la stalle de l'archidiacre, et
qui la souillait encore comme naguère le giron de sa nourrice ! »
Si les hauts dignitaires sont ainsi traités, on pense bien que les
simples curés, les simples moines, n'ont pas de ménagemens à at-
tendre. Les sermonnaires accablent impitoyablement le « mauvais
prêtre, qui donne quatre fois le baiser de Judas en célébrant la
messe : à l'autel, k la patène, au livre d'Évangile et à son assis-
tant {77iùnste?'). )) — «Plongé dans les choses de la matière, dit
Geoffroy de Troyes, il s'inquiète peu de celles de l'intelligence ; il
diffère du peuple par l'habit, non par l'esprit, — par l'apparence,
non par la réalité. » Aux moines, qui ont fait vœu de pauvreté, on
reproche amèrement leur richesse. « Des palais pour hôpitaux, des
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fortifications pour murs, des tours pour réfectoires, des châteaux
pour églises, des villas pour granges, est-ce que tout cela ne prête
pas a rire aux laïques ? Ne pouvait-on à moins de frais souper
dans le réfectoire, loger le pauvre dans le dortoir? »
Les chanoines surtout sont fustigés d'importance. « Aux offices
où l'on fait une distribution de deniers, ils accourent; mais tout le
temps que durent les autres ils restent chez eux à jouer aux dés. »
lis n'assistent aux services funèbres que lorsque la lugubre céré-
monie doit être suivie d'un de ces repas, de ces remcmbrances où
ils peuvent satisfaire leur goinfrerie. Ils ne se soumettent même
pas aux avertissemens de leurs supérieurs; si l'évêque les veut
admonester, ils prétendent ne dépendre que du doyen du chapitre;
si le doyen s'avise alors de les morigéner, ils répondent insolem-
ment qu'ils ne relèvent que du chapitre même. Aussi de quelles
convoitises les canonicats ne sont-ils pas l'objet! « Il en est qui
tombent en délire quand il y a une vacance, comme les chiens lu-
natiques lorsque le cours de la lune décroît. » Heureux encore lors-
qu'ils se contentent d'une seule prébende; mais, hélas ! il n'est pas
rare de voir ces ambitieux en accaparer sans vergogne deux, trois,
quelquefois ])lus encore. « Ont-ils donc plusieurs ventres pour con-
sommer pliisieurs bénéfices? » demande avec indignation Jacques
de Vitry. Et Thomas de Gartempré, comme Albert le Grand, comme
Guiard de Laon, les voue formellement à la damnation éternelle.
Cela ne les émeut guère. Ils ne s'en précipitent pas moins à la cu-
rée, et y mènent avec eux toute la séquelle de leurs proches, car
eux aussi joignent le népotisme à la simonie. « Quand ils viennent
aux chapitres, dit énergiquement Guillaume d'Auvergne, on les
prendrait pour des poules couveuses, car tous leurs neveux courent
derrière eux comme des poussins, piaulant, grouillant, et obéissant
à leurs moindres volontés. »
Tout cela n'est rien encore auprès du concubinage des prêtres.
Voilà pour le clerc le plus affreux des vices, et contre lui l'église
n'a pas assez d'anathèmes. Malheur, trois fois malheur au prêtre
qui est atteint de cette lèpre! Il sera damné sans rémission dans la
vie future, et déjà dans la vie d'ici-bas son châtiment commence.
Il est pauvre, il est misérable. On le reconnaît à l'état délabré de
ses vètemens, à ses manches percées au coude; il se voit, lui et sa
complice, l'objet de la réprobation universelle; personne ne veut
donner à l'église le baiser de paix à \si prclresse; on lui chante au
visage ce refrain populaire :
Je vos conj'.ir, porriz et raz,
Que vous n'aies part en ces tas
Ne plus que n'a part en lu messe
Cil qui prent pais à la prestre%sse.
LES SERMOiNNAIRES DU MOYEN AGE. 837
Lui-même, malgré son caractère sacré, est en butte aux mépris et
aux insultes de ses paroissiens. Les trouvères et les troubadours
ont-ils jamais été contre le clergé plus virulens et plus impla-
cables?
IV.
Nous devrions nous arrêter, si nous étions plus soucieux de laisser
au lecteur une impression favorable que d'éclairer toutes les faces
du sujet; mais il faut être impartial avant tout. Disons donc quel-
ques mots du mérite littéraire de nos prédicateurs. Nous l'avouons
librement, il est rare de rencontrer chez eux de ices beautés par-
faites qui sont la marque des grands orateurs et des grands écri-
vains. Ils sont tous incomplets, inégaux : ils sont enfans par certains
côtés, presque vieillards par d'autres. Nous ne les donnons pas, en
un mot, pour des modèles accomplis, mais nous repoussons les ju-
gemens préconçus dont on les a frappés tous indistinctement. De-
puis le temps du grand roi, les historiens littéraires ont été unanimes
pour accabler de leurs dédains les sermonnaires du moyen âge. Au
xvii« siècle, c'est Ellies Dupin qui, du haut de sa chaire de Sor-
bonne, les condamne en bloc, sans autre forme de procès. Au xviii%
c'est Joiy, dans son Histoire de la Prédication, qui renouvelle et
aggrave la condamnation. S'il mentionne en passant saint Bernard,
<( cet astre apparu au milieu de noires ténèbres, » ou saint Thomas
d'Aquin, a ce docteur qui eût été un grand génie, s'il fût né dans
un autre siècle, » ou Innocent III, ou saint Antoine de Padoue, ou
saint Bonaventure, ce n'est pas sans s'excuser aussitôt de la liberté
grande et sans se récrier contre « le mauvais goût, contre les al-
légories, contre la sécheresse de ces barbares. » Le plus curieux de
l'affaire, c'est que ce Joly est lui-même de l'ordre de Saint-Fran-
çois, et n'écrit son livre que pour « venger l'honneur de la chaire. »
Au xix*" siècle enfin, Daunou, dans sa docte importance, qualifie
majestueusement les discours d'Albert le Grand, de saint Thomas,
de Jacques de Voragine, de « monumens d'une scolastique barbare
et d'une crédulité grossière, aussi inconciliables l'une que l'autre
avec la véritable éloquence. »
Sans plaider au fond, comme l'on dit au palais, on peut dès l'a-
bord opposer à ces réquisitoires une fin de non-recevoir. En deux
mots, nous n'avons pas les pièces du procès ; ce sont les plus im-
portantes qui nous manquent. Si nous devions trouver quelque part
la grande éloquence, chaude, entraînante, colorée, ou l'éloquence
plus simple, plus familière, mais non moins inspirée, non moins
pleine d'onction, ce serait dans les appels à la croisade, dans les
838 ■ REYUE DES DEUX MONDES.
prédications au peuple, dans ce qui sortait des données habituelles,
des conditions ordinaires des sermons et de l'instruction religieuse.
Eh bien! voilà justement ce que nous ne possédons pas. Des ha-
rangues du grand abbé de Glairvaux et des autres hérauts des croi-
sades, aucune n'a traversé les siècles. De la parole de Robert d'Ar-
brisselles, de Foulques de Neuilly, de Jean de Nivelle, aucun écho n'a
retenti jusqu'à nous. Ce n'est pas tout : des textes mêmes qui nous
sont parvenus, de « cet innombrable amas de sermons latins et
français dont les bibliothèques anciennes sont encombrées, » com-
bien peuvent être considérés comme des reflets fidèles du discours
original? Si l'auteur y a mis la main, ce n'est jamais qu'un brouillon
incomplet et informe; c'est le premier jet de la pensée fixé sur le
parchemin dans son incorrection et ses inégalités; ce n'est en un
mot que l'ébauche du sermon auquel la parole doit donner l'am-
pleur, la forme, la proportion. Encore la plupart du temps nos
textes ne sont-ils que des reportationes, des reproductions rédigées
de mémoire ou des notes prises à la hâte par un auditeur; c'est un
étranger qui a écrit de souvenir ou qui a griffonné pendant le ser-
mon. Cet étranger, c'est en général un clerc qui vient là chercher
des matériaux pour ses propres sermons. Les passages qui lui pa-
raissent bons à prendre, il les reproduit tout au long. Les autres, il
les résume en quelques lignes. Quelquefois un seul mot représente
tout un développement. Yoilà sur quels documens l'on va taxer
nos pauvres sermonnaires de sécheresse, de pauvreté, d'ignorance
de la composition et du style! En bonne conscience, est-ce donc
leur œuvre que nous jugeons?
D'ailleurs, dans ces œuvres touffues que le préjugé condamne en
masse sans les connaître, quelque mutilées, quelque travesties
qu'elles nous apparaissent, tout ne doit pas être également voué au
mépris. Les fragmens que nous avons cités ont dû faire voir chez
les Jacques de Vitry, les Élinand, les Etienne de Bourbon, un souffle
viril, une énergie incontestable, une véritable verve d'observateurs
et de moralistes. Parcourez les prédications de ce même Jacques
de Yitry, lisez les sermons de Maurice de Sully et d'Humbert de
Romans, vous y trouverez à chaque pas des apologues ingénieux,
des anecdotes spirituelles, des légendes touchantes et toujoursTine-
ment contées, car c'est un usage qui s'établit alors de rendre l'en-
seignement plus sensible, plus vivant par des exemples et par des
« histoires. » Tous les vieux fabliaux, tous les vieux apologues que
la tradition avait reçus de l'antiquité sont narrés chez nos prédica-
teurs avec un charme et un naturel qui rappellent Ésope et Phèdre,
et font pressentir La Fontaine.
Il y a donc eu alors pour la chaire une phase vraiment brillante.
LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE. 839
Elle commence vers le milieu du xii* siècle avec Foulques de
Neiiilly, Jean de Nivelle et Maurice de Sully; elle jette son plus vif
éclat au début du xiii% lorsque saint Dominique et saint François
d'Assise, entraînant sur leurs traces une foule de néophytes, impri-
ment à la prédication populaire un essor incroyable, et font naître
sous leurs pas une pléiade d'orateurs sacrés. Par malheur, cette pé-
riode de prospérité est courte. Le xm^ siècle commence à peine la
seconde moitié de sa carrière que déjà la décadence oratoire se fait
sentir, et chaque jour les symptômes précurseurs s'accusent et s'ag-
gravent. On s'était dégagé de cette rhétorique pompeuse, de cette
forme enflée et emphatique qui avait été au début du xii* siècle
recueil de l'éloquence; mais on dépasse le but, et l'on verse main-
tenant du côté de la trivialité. En même temps l'abus de la mé-
thode et de la classification, l'engouement toujours croissant pour
la dialectique et pour la philosophie d'Aristote, font naître de nou-
veaux dangers. La subtilité, l'afTectation, envahissent la chaire.
Tandis que dans les sermons aux fidèles la familiarité tourne au
trivial, dans les sermons aux clercs la science se change en obscu-
rité. Ce n'est pas tout encore : les procédés mécaniques, « le mé-
tier, » suivant l'expression de M. Victor Le €lerc, succèdent peu à peu
à l'inspiration. La fin du xiii" siècle voit éclore une foule de manuels,
de répertoires, de collections de thèmes et d'exemples, de distinc-
tions, — c'est le nom usité alors, — destinés à être la providence
de l'orateur paresseux ou embarrassé. Dès lors l'habitude se répand
de puiser sans plus de souci dans ces magasins de chefs-d'œuvre
tout faits. Préparer un sujet, composer un discours, ce n'est plus la
peine; on se contente de coudre ensemble des fragmens pillés chez
d'autres prédicateurs, ou bien l'on apprend tout simplement par
cœur un recueil entier de ces sermons, et l'on se trouve prêt à tout
événement. En toute circonstance, on a son discours sur la langue,
il n'y a qu'à ouvrir la bouche, si bien que l'on dit couramment d'un
prédicateur : 11 prêche abj icianms , il prêche siispendiwn, selon
que la série qu'il débite à tout propos commence par suspendium
ou par abjiciamus. L'éloquence de la chaire est rabaissée pour
longtemps à une pure et simple routine.
Cette décadence de l'art oratoire n'est pas d'ailleurs, au xiii* siè-
cle, un phénomène isolé. La chaire subit une loi commune et suit
la marche du siècle tout entier. Il est assez de mode, lorsqu'on con-
sent à faire l'éloge du moyen âge, de le réduire exclusivement au
XIII* siècle. Le xiir siècle, voilà la lumière; les autres, ténèbres et
barbarie! Pourtant à quelle époque la sève de l'humanité se fait-
elle jour dans toute sa jeunesse et dans toute sa plénitude? Est-ce
au xu' ou au xiii^ siècle? Est-ce au xii* ou au xiii* siècle que res-
8i0 REVUE DES DEUX MONDES.
suscite l'étude de l'antiquité, que naît l'architecture gothique, que
se relève la philosophie, que se créent nos grandes chansons de
geste, que se forme l'épopée nationale, que se fonde la langue,
que chantent les Arnaud de Marveil et les Bertrand de Born? Est-ce
au xii^ ou au xiii« siècle au contraire que la philosophie dégénère
en subtilités et en niaiseries, que la langue perd sa pureté et son
unité, que la veine épique se corrompt et se tarit, que les trouba-
dours au midi, les trouvères au nord, cessent de faire entendre
leurs accens? En réalité, c'est au xii^ siècle que le moyen âge sort
alerte et vigoureux de ses langes; c'est à la fin du xiii* siècle que
son élan s'arrête, que sa force s'étiole, que sa jeunesse se paralyse,
que ses destinées tournent court. Si l'on veut absolument appeler
xiii'^ siècle l'apogée du moyen âge, il faut de ce xiii*' siècle de con-
vention retrancher presque toute une moitié du xiii^ siècle véri-
table, et y comprendre hardiment le xii^ presque tout entier.
En résumé, la chaire française a été pendant le moyen âge, au
milieu d'une société agitée, turbulente, prompte à la violence et à
l'usurpation, une des plus grandes forces de conservation sociale.
En maintenant énergiquement, selon l'expression même de M. Le-
coy de La Marche, les grands principes de la charité universelle et
de l'égalité chrétienne, en prêchant à tout venant avec persévérance
le respect du droit et l'amour de la justice, en combattant contre
tous et partout les excès et les abus, elle sut adoucir les haines,
rapprocher les distances sociales, amortir les iniquités. En se faisant
l'écho de toutes les souffrances, l'organe de toutes les faiblesses,
elle fut le plus puissant obstacle à la tyrannie et à l'oppression.
On a quelquefois prétendu voir chez les troubadours, chez les fai-
seurs de sirventes et de satires, les représentans de ce que sont
aujourd'hui la presse et l'opinion publique. Ce n'est pas aux trou-
badours, c'est aux prédicateurs qu'il faut faire honneur de ce rôle
généreux. Les troubadours, dans leurs plus amères satires, dans
leurs plus virulentes diatribes, ne faisaient guère que satisfaire
leurs ressentimens personnels, ou servir les haines du seigneur
qui les entretenait. Les sermonnaires parlent toujours au nom des
grands principes de la morale et de la religion; c'est en vue du
bien seul qu'ils châtient le mal partout où ils le trouvent, c'est
dans le seul intérêt de la charité et de la vérité qu'ils prononcent des
paroles de blâme et de colère. S'il est vrai que l'opinion publique
ne soit autre chose que la voix impersonnelle du droit et de la jus-
tice, la chaire chrétienne a seule au moyen âge pleinement et no-
blement rempli le rôle de l'opinion publique.
Eugène Aubry-Vitet.
LE
PALAIS DE JUSTICE
A PARIS
LA COUR D'ASSISES.
Toutes les résidences souveraines, même lorsqu'elles sont situées
au sein des villes, sont désignées en France sous le nom de châ-
teau; seule, par suite d'une tradition que rien n'a pu affaiblir, la
vieille demeure des capétiens s'appelle encore le Palais, et ce-
pendant la royauté depuis longtemps l'a cédé à sa sœur aînée, —
la justice. Ce fut réellement le roi Robert qui le commença, et
c'est dans une des salles du Palais que, dînant en public un jour
de Pâques, il rendit la vue à un aveugle en lui jetant de l'eau sur
le visage. Le luxe de l'ameublement ne devait pas être excessif,
car les chambres de Philippe-Auguste étaient, en guise de sièges,
garnies de bottes de paille. Saint Louis augmenta singulièrement le
Palais; la tour carrée qui fait le coin du quai de l'Horloge et la
Sainte -Chapelle furent bâties par lui. La grand'salle date de Phi-
lippe le Bel, et fut élevée par les ordres d'Enguerrand de Mari-
gny. C'est là que siégeaient les maîtres des requêtes et les notaires
royaux; là s'étalait la table de marbre, qui est intimement liée
aux origines de notre théâtre, car elle servait de scène aux re-
présentations des clercs de la basoche; dans certaines occasions.
842 REVUE DES DEUX MONDES^
elle voyait s'asseoir la connétablie, l'amirauté, les eaux et forêts de
France, tribunaux spéciaux qui jusqu'en 1790 gardèrent collecti-
vement le nom de table de marbre; contre les murailles se dres-
saient les statues des rois de France, et au plafond pendait une
sorte de crocodile empaillé, dragon horrifique tué jadis par Gode-
froid de Bouillon, disait la légende :
Illic sunt etiam monimenta insignia palmse
Quum tulit ex victo Gothofredus fortior angue (1).
Le dernier roi qui habita la Cité fut Charles Y ; Charles VI alla
cacher sa folie dans les jardins de l'hôtel Saint-Pol, et Charles YII
en iliôi abandonna définitivement le Palais au parlement.
En 1618, un incendie resté célèbre dans notre histoire urbaine
détruisit la grand'salle; le feu avait pris dans les combles, con-
struits en charpente; tout fut brûlé. L'on vit disparaître ainsi un
des lieux de réunion chers aux habitans de Paris, qui dans les
heures de troubles, d'inquiétude, de disette, allaient là pour échan-
ger leurs impressions et parfois concerter quelque mouvement sé-
ditieux. Pendant le siège soutenu contre Henri lY, « au Palais ne se
trouvèrent plus, dit Pierre de l'Estoile, que ligueurs et fourbisseurs
de nouvelles. » L'incendie de la grand' salle fut promptement ré-
paré; dès 1622, Jacques Desbrosses avait terminé la salle des Pas-
Perdus. Les images royales qui l'ornaient ont disparu, et seule sur
son piédestal, dans une pose à la fois emphatique et médiocre, on
aperçoit la statue de Malesherbes, le défenseur de Louis XYI. Il y
a eu là d'autres combats que ceux de la parole, d'autres luttes que
celles de l'éloquence. Sous la fronde, le coadjuteur de Pietz et le
prince de Condé y tirèrent l'épée avec trois ou quatre mille de leurs
partisans, et le 3 août 1663 les clercs et les laquais s'y livrèrent
une bataille en règle. De telles aventures n'arrêtaient point la bonne
compagnie, qui fréquentait le Palais avec assiduité, non point pour
suivre les procès, solliciter les juges, entendre les avocats du roi,
comme on pourrait le croire, mais pour se promener, se divertir et
faire des emplettes. Le lieu était tellement à la mode, qu'il servit
de prétexte à une comédie : qui ne se souvient de la Galerie du
Palais de Corneille? Dans la galerie où s'ouvre la voûte qui conduit
au parquet du procureur-général et dans le grand vestibule s'al-
longeait une série d'échoppes. Les marchands de dentelles, d'é-
toffes, de parfums, établis dans les entre-deux des piliers, dans
les fausses portes, dans les renfoncemens réguliers de la m.uraille,
appelaient les chalands et mêlaient leurs cris à la rumeur de la
(1) Éloge descriptif de la ville de Paris, en 1451, par Antoine Astesan.
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. 853
foule. La baraque de Barbin devait se trouver à l'endroit même où
les costumiers sont installés, c'est du moins Boileau qui le dit :
Par les détours étroits d'une barrière oblique,
Ils gagnent les degrés et le perron antique
Où sans cesse étalant bons et mauvais écrits,
Barbin vend aux passans des auteurs à tous prix.
De tout cela, il ne reste plus trace. A voir cette large galerie sonore,
cette immense salle des Pas-Perdus, coupée aujourd'hui par des
refends de planches placardées d'affiches, ce vestibule un peu froid
où passent les avocats faisant voltiger la toge noire, les avoués em-
barrassés de paperasses, des gardiens à épaulettes rouges, et quel-
ques gendarmes désœuvrés debout devant des entrées interdites,
qui n'affirmerait que les fameuses boutiques du Palais ont été en-
levées il y a bien longtemps? Oublieux que nous sommes! en ISZjO,
on y vendait encore des pantoufles, des joujoux et des livres; elles
n'ont été supprimées que vers 18Zi2, lorsque l'on a exproprié les
maisons qui s'élevaient dans la cour de la Sainte-Chapelle, maisons
occupées en partie par des orfèvres, et qui ont été jetées bas pour
faire place aux chambres du tribunal correctionnel.
Le Palais était devenu absolument impropre à l'administration
de la justice, et depuis quelques années on l'agrandit, on le modifie
de façon à le mettre autant que possible en rapport de dimensions
et de distribution avec les nombreux services auxquels il doit suf-
fire. Lorsque les constructions, bien lentes à s'achever, seront enfin
terminées, ce quartier de Paris aura un aspect qui ne fera pas re-
gretter ce qu'on y voit aujourd'hui. La place Dauphine sera un
square, les bâtlmens vermoulus de la préfecture de police auront
été emportés dans les tombereaux des gravatiers, et une façade
monumentale s'ouvrira sur la rue de Harlay élargie. Elle existe
déjà, cette façade, mais les perrons, à peine indiqués, ressemblent
à de gros moignons de pierre; elle est presque entièrement dissi-
mulée derrière les cahutes de planches et de torchis où la police
loge provisoirement ses employés. Elle a une grandeur sévère bien
appropriée à l'idée de la justice, et elle est du reste mieux conçue
que la plupart des architectures dont il est de mode de nous encom-
brer aujourd'hui. Le monument sera de proportions très vastes, car
il doit contenir non-seulement le Palais, mais aussi la préfecture
de police et la Conciergerie. Malgré ses larges dimensions, ne sera-
t-il pas promptement trop étroit pour abriter de si multiples ser-
vices? On peut le craindre et regretter que le Palais, prenant jour
directement sur le quai des Orfèvres, n'ait point poussé ses con-
structions et sa façade occidentale jusqu'à la place Dauphine.
8/14 REVUE DES DEUX MONDES.
Du vieil édifice où logèrent les rois de France il ne reste que peu
de vestiges apparens, les trois tours de la Conciergerie, la tour
carrée du coin, où pour la première fois, en 1370, on vit fonctionner
la grosse horloge de Henri de Vie. Cette tour servait de beffroi, et
la cloche qu'elle renfermait mêla sa voix au tocsin de Saint-Ger-
main-l'Auxerrois pendant la nuit du 2/i août 1572; ce souvenir
était resté très présent dans la mémoire du peuple de Paris, et dès
les premiers jours de la révolution la cloche fut brisée. On croit
assez généralement que Montgommery fut enfermé dans la Tour
du Coin, c'est une erreur; c'était le donjon, détruit en 1778 et situé
à peu près b. l'endroit où s'élève la nouvelle cour d'assises, qui lui
servit de prison, et après lui à Ravaillac et à Damiens. La vraie re-
lique de ces temps passés est une vaste salle qui, selon une tradi-
tion à laquelle il ne faudrait peut-être pas croire aveuglément, fut
la chambre à coucher du roi saint Louis. Jusqu'à Louis XÎI, elle a
servi de salle de cérémonie dans les circonstances solennelles; plus
tard, devenue la grand'chambre du parlement, elle vit les lits de
justice et les rois siégeant « sur les lis. » La fronde en sortit en
16A8 à la suite des assemblées du parlement, de la cour des
comptes et de la cour des aides ; c'est là que Louis XIV, tout botté
et fouet en main , inaugura ce glorieux règne qui devait finir par
tant de misères; ce fut là que la justice, supérieure à la royauté,
se rappelant qu'on avait annulé le testament de Louis XIII, brisa
celui de Louis XIV, à la grande joie de Saint-Simon, qui raconte
si naïvement les expansions de son orgueil comique à la vue des
robins inclinés devant lui. 11 devait y avoir là bien autre chose que
des luttes puériles de prérogatives ridicules, car le 2 avril 1793
on y installa le tribunal révolutionnaire (1). Aujourd'hui la cour de
cassation y siège au civil, et, comme un cénacle de sages revenus
des choses de ce monde, discute la valeur des axiomes juridiques.
L
Si le temple a été modifié, que dire de la déesse elle-même? Elle
s'est rajeunie en vieillissant; au fur et à mesure qu'elle a pris des
années, elle s'est débarrassée de l'attirail à la fois grotesque et ter-
rible dont le moyen âge l'avait affublée. Elle ne ressemble plus,
grâce à Dieu, à cette furie implacable devant laquelle nos pères ont
tremblé. Au lieu de considérer l'accusé comme une chair à tortures
(1) Ce n'est paf5 là, comme on le croit généralement, que Danton fut jugé. La salle
d'où il faisait entendre sa forte voix aux groupes réunis sur le quai était située au-
dessus de la Conciergerie, et vient d'être détruite pour faire place à de nouvelles con-
structioBS.
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. 8^5
et à billots, elle voit en lui un homme, elle l'entoure de garanties
qui lui permettent, par un débat public et contradictoire, de prou-
ver son innocence ou d'être accablé par les preuves discutées de sa
culpabilité. Ce grand travail de civilisation ne s'est point fait en un
jour; il a fallu pour l'accomplir bien des années, bien des contro-
verses entreprises par des intelligences supérieures, il a fallu sur-
tout la révolution française, qui, dans son ardeur pour l'équité et
pour le droit, a jeté bas l'échafaudage sanglant de nos vieilles cou-
tumes judiciaires: elle y a substitué ces prescriptions préservatrices,
ces lois longuement élaborées qui font de nos ^ codes français un
ensemble qu'on perfectionnera encore sans aucun doute, mais au-
quel les nations européennes n'ont rien d'aussi complet à opposer.
A regarder de près comment la justice était administrée jadis en
France, on serait tenté de croire que les juges, résolus à condam-
ner toujours et quand même, mais voulant néanmoins mettre leur
conscience à l'abri, cherchaient de toute manière à provoquer les
aveux des accusés. De là ce luxe effroyable de tortures que, par
une sorte d'euphémisme qui révèle le but poursuivi, on appelait
la q-dci4ion. Ce n'est pas le lieu de décrire ces supplices savans qui
tenaient aux coutumes des diverses provinces, jalouses de les con-
server et de les appliquer exclusivement; l'eau, l'estrapade, les
brodequins, les chevalets, le tour, les mèches, les œufs brûlans
glissés sous les ai-selles, sont connus, et jadis ne révoltaient per-
sonne; cela faisait partie de la justice et de son appareil. Les
hommes les plus intègres, les meilleurs, les plus sages, ordon-
naient la torture sans même penser qu'ils commettaient un crime;
il n'y avait pas que le Dandin des Plaideurs qui pût dire :
Bath! cela fait toujours passer une heure ou deux!
Nul n'y échappait dans les causes criminelles, ni les innocens, ni
les coupables. On pourrait croire qu'il suffisait à un accusé de faire
des aveux pour être exempté de ces « préliminaires; » on se trom-
perait. Il y avait deux sortes de questions parfaitement distinctes et
que l'on a souvent confondues. La première, la question prépara-
toire, était infligée à tout accusé, afin d'obtenir de lui les détails
du crime qui lui était reproché; la seconde, la question préalable,
était indistinctement appliquée à tous les condamnés à mort, afin
de les forcer à nommer leurs complices : supplice non-seulement
barbare, mais inutile, ainsi qu'on l'a si souvent constaté, car pres-
que tous les aveux de complicité ont été murmurés au pied même
de l'échafaud, du gibet ou du bûcher, sous l'influence amollissante
du prêtre, loin des salles de torture, et lorsque le souvenir de
846 REVUE DES DEUX MONDES.
celle-ci était affaibli dans l'âme du malheureux qui allait mourir.
Cependant, par suite d'une contradiction qu'il est bien difficile
d'expliquer et contre laquelle Lamoignon s'élevait déjà vainement
de son temps, l'accusé, malgré les tortures inévitables qui l'at-
tendaient, était tenu de prêter serment de dire la vérité; cet usage
impie par lequel ou forçait un homme à déposer contre lui-même
ou à devenir parjure fut maintenu jusqu'à la révolution; l'assem-
blée nationale l'abolit. Par décret du 8 octobre 1789, elle détrui-
sit aussi la question préalable, que Louis XVI avait déjà provisoi-
rement supprimée par sa déclaration du 1" mai 1788. Quant à la
question préparatoire, elle n'existait plus depuis le 2/i août 1780.
L'accusé, pris entre son serment et la question comme dans un
étau d'où il ne pouvait échapper, avait-il, sinon le droit, du moins
la possibilité de se défendre, d'appeler près de lui un conseil et
de réfuter les argumens dirigés contre lui? Nullement. Richelieu,
par une seule phrase, a pénétré d'un jour singulièrement doulou-
reux la justice de son époque. « L'éclaircissement de l'accusation
par témoins et par pièces irréprochables doit être communément
préalable à toute chose , écrit-il ; mais il y a telle accusation qù il
faut commencer par l'exécution. » De pareils principes, lorsqu'ils
sont appliqués, conduisent purement et simplement à l'assassinat.
Dans l'affaire du comte de Bonnesson, huguenot normand qui fut
décapité à la croix du Trahoir (1) le 13 décembre 1659, « l'accusé
porta les prétentions pendant son procès, disent les correspon-
dances officielles du temps, jusqu'à demander un avocat. » L'ac-
cusé était définitivement jugé sur pièces, à huis clos; il ne compa-
raissait devant ses juges que pour être interrogé, et c'est alors qu'il
était placé sur la sellette, petit siège extrêmement bas, sans dossier,
et qui lui mettait « les genoux dans le menton. » Les motifs que
l'on invoquait pour refuser à tout individu compromis dans une af-
faire capitale le droit de se faire assister d'un avocat reposaient
sur une ajrgutie au moins étrange. « Comme il ne s'agit ordinaire-
ment dans les procès criminels que de faits que personne ne con-
naît mieux que l'accusé, le conseil qui lui serait donné ne pourrait
servir qu'à lui suggérer des moyens propres à atténuer la vérité de
ces mêmes faits et à éloigner la punition du crime (2). » Non-seule-
ment la justice semblait n'avoir nul souci de l'accusé, mais il ar-
rivait que ces formes étaient jugées trop lentes, ou qu'elles pa-
raissaient trop indulgentes encore; il n'est pas sans exemple que
(1) La croix du Trahoir était située au point de jonction de la rue de l'Arbre-Sec et
de la rue Saint-Honoré : une fontaine en a pris la place aujourd'hui.
(2) Cf. Pothier, cité dans des Tribunaux et de la Procédure au grand criminel au
dix-huilième siècle, etc.T par M. Ch. Berriat Saint-Prix, conseiller à la cour impériale.
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. 847
le roi, évoquant une afTaire près de lui, l'ait résolue seul, par sa
propre volonté. Dans son intéressant ouvrage, M. Berriat Saint-
Prix cite plusieurs ordonnances royales, retrouvées par lui aux ar-
chives de l'empire, en vertu desquelles le roi commandait de
« pendre et estrangler » certains criminels, comme on fait abattre
un cheval vicieux ou un chien enragé.
Les peines infligées correspondaient à cette absence déformes les
plus élémentaires; elles étaient naïvement violentes, sans propor-
tion avec les fautes, enlaidies par des raffinemens de cruauté aux-
quels on serait tenté de ne pas croire, si les preuves palpables
n'étaient là. La volonté de mettre l'expiation en rapport avec le
crime ne dominait pas seule les esprits de ce temps; il s'y mêlait je
ne sais quelle étrange intention d'épuration morale par la souffrance
et d'idéal divin qui fit mettre en œuvre les tortures que les prêtres
détaillaient lorsqu'ils parlaient de l'enfer. Aussi dans tous ces sup-
plices le feu, comme épreuve ou comme instrument définitif de la
mort, joue le principal rôle; il anticipe sur la condamnation éternelle
et la commence dans cette vie même. L'homme , dans sa folie or-
gueilleuse et impitoyable, se substitue à Dieu, et croit se grandir
parce qu'il participe à l'œuvre du souverain juge. A y bien regarder,
on voit que c'est le culte sans pardon des Juifs, la tradition du Mo-
loch hébreu, qui, maintenus dans la religion, se sont glissés dans la
justice. Pendant bien des années, sous les rois les plus différens, au
milieu des circonstances les plus diverses, l'usage, — ce grand mot
qui a servi d'excuse à tant de sottes barbaries, — persiste. La jus-
tice ne veut point amender et ne sait que punir; les lois civiles, les
lois criminelles, les lois religieuses, semblent aboutir toutes à la
peine sans rémission, à celle qu'on nomme par excellence l'acte su-
prême de la justice. Cette tradition sans merci pèse sur la France
du moyen âge et de la renaissance; Pùchelieu, Mazarin, Louis XIV,
l'acceptent sans hésiter; le xviii'' siècle, malgré les encyclopédistes,
ne peut la briser; la révolution la reçoit tout entière, recule d'épou-
vante en l'étudiant, mais se laisse dominer par elle, et lègue à
l'histoire le souvenir de la terreur.
Des femmes étaient enterrées vives pour des crimes qui aujour-
d'hui mériteraient au plus quelques mois de prison; tout individu
qui faisait « plaies de loy ou plaies de banlieue, » blessures sai-
gnantes et ouvertes, était puni de mort; les dénonciateurs calom-
nieux étaient brûlés; un homme enlève une fille, il a les oreilles
coupées et est frappé de bannissement; un autre enlève une femme
mariée, il est traîné sur la claie et ensuite décapité. D.ms le cas de
régicide, la répression devient de la folie. Pierre Châtel et Denize
Hazard, père et mère de Jean Châtel, sont forcés d'assister à la
SAS REVUE DES DEUX MONDES.
mort de leur fils; les parens de Ravaillac, plus tard ceux de Da-
miens, sont chassés de France, et doivent être pendus et étran-
glés, s'ils y rentrent. Il est difficile de lire jusqu'au bout le récit du
supplice de Damiens et de ne pas jeter le livre de dégoût et d'hor-
reur. Les lois les plus insensées ont traversé des siècles sans être
modifiées, et sont venues mourir à l'assemblée nationale. Henri II,
par un édit de février 1556, ordonne que toute fille enceinte aille
faire sa déclaration devant le juge sous peine d'être punie de mort,
si son enfant vient à mourir; cette loi odieuse fut en vigueur jus-
qu'en 1789. Quant aux gens de lettres et aux imprimeurs, qu'on
n'a dans aucun temps traités avec une douceur exemplaire, ils
étaient pour libelle diffamatoire condamnés au fouet et à mort, s'ils
recommençaient. François 1", « le père des lettres, » promulgua,
le 15 janvier 1534, un édit qui défend « sous peine de la hart
que nul n'eust dès lors en avant à imprimer ou faire imprimer au-
cuns livres en ce royaume. » Gela n'est que cruel et coupable; mais
voici qui est grotesque : les cadavres des suicidés ou des criminels
morts pendant l'instruction étaient jugés, condamnés, exécutés. Il
y en eut qu'on sala, qu'on empailla pour les mettre à l'abri d'une
décomposition menaçante, et qu'on fit comparaître. Tous les sup-
plices étaient précédés de l'amende honorable; le condamné à ge-
noux, pieds nus, corde au cou, tenant en main une torche de cire
d'un poids déterminé par le jugement, demandait devant une église
désignée pardon de ses crimes à Dieu, cérémonie à la fois humi-
liante et terrible qui était une aggravation de la peine. Le dernier
malheureux qui fit amende honorable fut Mahi de Favras, le fameux
complice de Monsieur, le 19 février 1790. Une telle brutalité dans
la répression indignait- elle les hommes d'intelligence? Tant s'en
faut! Collé YdiConie dsius ses, Mémoires qu'il a vu une entremetteuse
promenée dans les rues de Paris, fouettée et marqiiée, et il s'étonne
qu'elle n'ait point été con Jamnée à mort.
Si telle était la justice du parlement et du roi, on peut imaginer
ce que valaient ces justices seigneuriales, prévôtales, ecclésiastiques,
qui pendant tant d'années s'exercèrent sans contrôle, comme un
droit supérieur transmis par la naissance, la charge exercée ou la
tradition. Ce fut Louis XIV qui hardiment poussa du pied toutes les
petites potences qui se dressaient autour de celle de la royauté; il
ne voulut plus à Paris qu'une seule loi, la sienne, et, sans le pré-
voir, obéissant à un idéal de grandeur monarchique, il l'endit plus
faciles les réformes qui devaient atteindre la justice française et en
préparer runité(l). — Lorsque l'édit de 167Zi supprima d'un seul
(1) Nul doute que Louis XIV n'eût voulu agir aiusi pour toute la France; mais, pcn-
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. Sh9
coup toutes les justices de Paris, il existait dans la capitale trente
juridictions difïérentes : huit d'essence royale, telles que le parle-
ment, le Châtelet, la cour des aides, la connétablie, six particu-
lières, dont les deux principales étaient celles du prévôt des mar-
chands et du grand-maître de l'artillerie, seize féodales, représentées
par l'archevêque de Paris au For-l'Évêque, par l'officialité à Far-
chevêché, le chapitre Notre-Dame, trois autres chapitres et onze
abbayes ou prieurés. Les justices féodales furent réunies à la ju-
ridiction du Châtelet; mais il fallut composer avec l'archevêque
de Paris, le prieur de Saint-xMartin des Champs et l'abbé de Saint-
Germain des Prés. Ces justices s'étendaient sur des quartiers sé-
vèrement limités qui relevaient des établissemens religieux ou des
institutions civiles : ainsi l'archevêque de Paris avait la juridic-
tion sur 164 rues; l'abbé de Saint-Germain des Prés jugeait une
trentaine de rues et le faubourg Saint-Germain, l'abbé de Saint-
Victor 25 rues et le faubourg Saint-^'ictor, l'abbé de Sainte-Ge-
neviève bk rues et le faubourg Saint-Marceau; le prévôt des mar-
chands avait 50 rues voisines de l'Hôtel de Ville. A parler le langage
usité aujourd'hui en pareilles matières, on peut dire qu'à l'époque
où Louis XIY réforma les tribunaux, la ville était divisée en trente
ressorts.
Au moment de la révolution, les causes criminelles étaient ju-
gées, — sauf les cas particuliers qui appartenaient à des tribunaux
d'exception, — par le parlement et par la Toiirnclle, chambre con-
sidérée comme tribunal ordinaire, et ainsi nommée parce que les
conseillers au parlement y faisaient le service à tour de rôle. Les
affaires correctionnelles étaient confiées au Châtelet et jugées sous
la présidence du prévôt de Paris. C'est là qu'on expédiait, comme
aujourd'hui dans la sixième et la septième chambre, les menus délits
commis par le peuple parisien, escroqueries, mendicité, vagabon-
dage, injures. Les salles du Châtelet ne chômaient guère, pas plus
que notre police correctionnelle. Nous avons pu voir chez M. Gh.
Desmaze, conseiller à la cour impériale, un très curieux tableau du
temps de Louis XV représentant une audience au Châtelet. Sous un
dais, qui est un attribut royal, le prévôt siège en robe noire, en ra-
bat blanc, en longue perruque poudrée. Le banc sur lequel il est
assis, le dais qui l'abrite, sont en étoffe bleue à fleurs de lis d'or. Un
christ est placé au-dessus du principal personnage, avec lequel un
dant la guerre qui précéda la paix de Riswick, il avait vendu les justices de la plupart de
ses domaines. Dès lors il ne pouvait les supprimer, à moins qu'elles ne fussent rache-
tées, et le maintien de ces justices royales aliénées entraînait celui des justices sei-
gneuriales, féodales, ecclésiastiques et prévôtales, qui, couvrant le royaume, y com-
mettaient des abus sans nombre et sans nom.
TOME L'iXX'.I. — 1869. 5i
850 REVUE DES DEUX MONDES.
magistrat, qui n'est autre que son lieutenant, semble se consulter,
A la gauche se tiennent quelques seigneurs, occupant des places
privilégiées, et qui sans doute sont venus voir comment on admi-
nistre la justice au bon peuple de Paris. A droite, le procureur du
roi parle et requiert l'application de quelque caduque ordonnance.
C'est là le fond du tableau, le tribunal proprement dit, qui est élevé
sur une estrade de quelques marches. Plus bas, de plain-pied avec
la foule des assistans, s'étend une large table sur laquelle deux
greffiers écrivent. Là, séparés du public par une barrière à hauteur
d'appui, s'entassent les prévenus gardés par quelques soldats de la
maréchaussée : ce sont des filles, des cagoux, des riiTodés, des
mendians, de faux pèlerins portant la coquille à l'épaule, de petits
laquais à mine de chafouin, des béquiliards vêtus de guenilles,
tourbe ramassée la nuit dans les cabarets, dans les mauvais lieux,
et fort semblable, sauf la différence des costumes, à ce que nous
pourrions voir encore aujourd'hui. Tous les inculpés sont mêlés,
et il n'y a point apparence d'avocat. L'audience est publique;
dans le groupe qui représente les curieux et qui est au premier
plan, on remarque quelques commères, des oisifs, des domes-
tiques et même un nègre. Près du procureur du roi, l'huissier
à verge est debout, il touche de sa baguette noire, pour constater
la prise de possession , une fille qui, venant d'être condamnée,
s'engage dans un couloir conduisant à la prison, dont la porte est
surmontée des attributs ordinaires de la justice, la main, le glaive
et les balances. Piien n'est plus intéressant que ce tableau, qui, per-
mettant de saisir sur le vif une de ces audiences populaires diri-
gées au Châtelet par le prévôt de Paris, nous rend contemporains
de faits indécis que l'histoire a consignés sans prendre la peine de
les décrire.
Dès le commencement de la révolution, les membres de l'assem-
blée constituante, qui pour la plupart savaient par expérience com-
bien la justice était incomplète en France, renversèrent le vieil
édifice et résolurent de le reconstruire. Jusqu'à cette époque, on
ne s'était occupé que des juges, de leurs prérogatives et de leurs
privilèges. On prit à tâche alors de protéger Faccusé, qui, enfin jugé
publiquement, put faire comparaître des témoins à l'audience et
être assisté par un avocat; mais l'innovation la plus grave, celle qui
devait donner à la justice un caractère social qu'elle n'avait point
encore connu, ce fut l'institution du jury, que les législateurs em-
pruntèrent aux coutumes anglo-saxonnes. Duport, ancien conseiller
au parlement et membre de l'assemblée nationale, fut le vrai réfor-
mateur de la justice; à force de bon sens et de logique, il fit admettre
en principe la création du jury, si contraire à nos traditions et à nos
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. 851
uscages (1). l^mise le 29 mars 1790, la proposition, après avoir été
l'objet de discussions approfondies, fut adoptée et convertie en loi
dans les séances des 16 et 29 septembre 1791; une ordonnance
royale la promulgua le 15 janvier 1792, et un décret du 9 février
de la même année la rendit immédiatement obligatoire pour Paris.
Depuis, la législation a singulièrement varié sur les questions de
majorité et de division des voix. La matière est actuellement réglée
par la loi du 9 juin 1853, qui n'exige que la simple majorité pour
donner toute valeur à une déclaration. En reconnaissant au jury le
pouvoir d'accorder aux accusés ce qu'on appelle le « bépéfice des
circonstances atténuantes, » la loi très humaine et très juste du
28 avril 1832 lui a confié de fait le droit d'appliquer la justice, car,
s'il ne prononce pas lui-même la peine, il en détermine la portée
par son verdict. Le principe en lui-même est excellent. La société
lésée délègue par le sort quelques-uns de ses membres qui doivent
apprécier le préjudice causé, peser les motifs, examiner les circon-
stances et, dans le for intime d'une âme livrée à elle-même, pro-
noncer sur le sort de l'accusé. C'est là une admirable institution, et
quoiqu'elle n'ait encore été appelée à fonctionner que dans les causes
criminelles, elle a déjà rendu d'inappréciables services à la justice,
pour qui elle est à la fois un frein et une garantie. Avec ce système,
c'est la société elle-même qui devient responsable des actes de la
justice, puisque celle-ci est forcée de mesurer le châtiment d'a-
près la conviction exprimée par la conscience publique.
La justice, dont les œuvres sont si multiples, si compliquées, si
importantes, n'a pas rencontré d'emblée et sans tâtonnemens son
organisation complète. On a fait bien des essais pendant la révo-
lution et le consulat. On multiplia les tribunaux, on tenta de rem-
placer les magistrats par de simples juges de paix; mais on ne put
arriver à rieîi de satisfaisant. Telle qu'elle est réglée aujourd'hui,
la justice est une création de l'empire, et jusqu'à présent elle pa-
raît suffire à tous les besoins. La France est divisée en vingt-huit
cours impériales qui ont une cour d'assises dans chaque départe-
ment, de plus il existe un tribunal de première instance par arron-
dissement et une justice de paix par canton. La cour impériale a
été substituée aux parlemens et à la Tournelle, le tribunal de pre-
mière instance a pris la place du Ghâtelet; celui-ci prononce en
premier ressort et dans les cas correctionnels, celle-là juge au cri-
minel, en appel et en dernier ressort. Au-dessus du tribunal et de
(1) Dans le principe, l'ensemble des jurés composait le juré, locution vicieuse qui
entraînait à bien des confusions. Par un esprit étroit de patriotisme, on repoussait le
mot anglais et l'on proposait jurande. Le bon sens populaire a déduignù ces arguties,
et jury a enfin prévalu.
852 REVUE DES DEUX MONDES.
la cour impériale plane la cour de cassation, créée par une loi du
1" décembre 1790. C'est là que siègent les magistrats vieillis dans
la pratique des affaires et l'étude du droit. Ils ne s'inquiètent ni du
crime commis, ni de la personne des condamnés. Ils ne prononcent
que sur des abstractions. Ils ont à décider si toutes les formes ont
été observées, si la loi n'a pas été violée, si l'application qu'on en a
faite est précisément celle qui convient à l'espèce, si nulle inter-
prétation n'a été détournée du sens précis qui lui a été attribué. Là
le droit est dégagé du fait à ce point que, dans le pourvoi plaidé au
nom de M'"*" Lafarge et dans l'explication des dix-sept moyens de
cassation invoqués, le nom de la condamnée ne fut même pas pro-
noncé.
La magistrature française se divise en deux catégories parfaite-
ment distinctes; l'une est dite maghtrature debout, ses membres
sont amovibles et peuvent être destitués. Ils correspondent à ce
qu'on nommait jadis u les gens du roi, » car ils servaient d'inter-
médiaires entre le souverain et le parlement. Ils émirent parfois la
prétention de rester assis pendant qu'ils parlaient, il y eut même
conflit à cet égard le 21 mai 1597; mais les chambres assemblées
décidèrent que les gens du roi ne pourraient, en audience, prendre
la parole que debout. Cet usage ne s'est point éteint, et le nom est
resté. Ils composent ce qu'on appelle le ministère public ou le par-
quet, autre surnom qui vient de ce que la place réservée aux gens
du roi dans la grand'charabre était entourée de barrières de bois,
et formait ainsi un « petit parc en menuiserie. » Ce sont eux qui ré-
clament, au nom du souverain, l'application des lois, et requièrent
les peines contre les accusés. Le parquet des cours impériales est
dirigé par un [irocureur-général, personnage fort important et dont
les fonctions touchent de près à la politique. Le parquet est indi-
visible, et, pour le prouver, dans les audiences solennelles, tous
les membres du ministère public se lèvent en même temps que leur
chef, le procureur-général. Au-dessous de lui et comme collabora-
teurs, il y a les avocats-généraux, qui portent la parole dans les di-
verses chambres de la cour, et les substituts, qui s'occ-.upent plus
spécialement de l'administration intérieure de la justice. Près de
chaque tribunal de première instance de son ressort, il est repré-
senté par un procureur impérial qui lui-même est aidé par des sub-
stituts. La magistratiire debout de la cour impériale de Paris, qui
étend son action sur sept départemens, obéit à un procureur-gé-
néral accosté d'un premier avocat-général, de six avocats-généraux
et de onze substituts. Le parquet du tribunal de première instance
relève d'un procureur impérial qui a vingt-deux substituts sous
ses ordres. Le procureur-général et le procureur impérial ne por-
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. 853
lent ordinairement La parole, chacun en ce qui les concerne, que
dans les afiaires d'une gravité exceptionnelle.
Les magistrats chargés d'appliquer la loi représentent la wogis-
tratiire assise, parce que les membres qui la composent ont le pri-
vilège, emprunté aux anciens conseillers du parlement, de rester
assis lorsqu'ils parlent. Ils sont inamovibles, et le chef de Létat lui-
même n'a pas le pouvoir de les destituer, à moins qu'on n'ait obtenu
contre eux un jugement pour cause de forfaiture. Ce n'est pas d'hier
que date cette inamovibilité; on la retrouve énoncée tout au long
dans une ordonnance de Louis XI en date du 21 octobre M\(^7. Com-
promise un instant pendant la révolution, elle fut rétablie dans la
constitution de l'an viii, et elle a traversé nos commotions sans être
sérieusement ébranlée (1). Tout exceptionnelle que soit une telle me-
sure, elle paraît indiscutable à ceux qui ont quelque peu approfondi
la question, car seule elle garantit l'intégrité du magistrat, puis-
qu'elle le soustrait aux influences qui sans cela pourraient décider
de son sort. Le jour où le juge serait menacé dans sa position, où
il ne se sentirait pas maître absolu de sa destinée, la justice rece-
vrait une blessure mortelle, et, d'abstraite qu'elle est, elle devien-
drait tellement relative qu'elle n'inspirerait plus ni confiance, ni
sécurité. On dit d'un magistrat qu'il ,sest assis lorsque, quittant le
parquet, il a été appelé à siéger au tribunal ou à la cour comme
juge ou comme conseiller. La magistrature française est justement
célèbre par sa probité; il ne vient à personne l'idée qu'une somme,
quelque considérable qu'elle soit, puisse la faire dévier du droit
chemin. Si Ronsard vivait de nos jours et s'il refaisait son hymne
sur l'or, il n'écrirait plus ces deux vers qu'Estienne Pasquier admi-
rait tant :
Et mesme la Justice à l'œil si refrongné
Non plus que Jupiter ne l'a pas desdaigné.
Presque tous ceux qui remplissent parmi nous la plus haute mis-
sion sociale qu'il soit donné à un homme d'accomplir ici-bas sont
pauvres. Ils vivent dans une sorte de médiocrité qui jure avec la
grandeur de leur rôle et qui ne les rend que plus honorables. Lors-
qu'ils ont franchi tous les degrés hiérarchiques de la magistrature
debout et de la magistrature assise, lorsqu'après une longue car-
rière et parvenus à siéger à la cour de cassation, ils atteignent la
(1) De tous les gouvernemens qui se sont succédé en France, la restauration est
celui qui respecta le moins le salutaire principe de l'inamovibilité. A la fin de 1815 et
au copamenccment de 1816, plus de 300 conseillers de cours royales furent brutale-
ment destitués, parce qu'ils étaient soupçonnés de bonapartisme.
854 REVUE DES DEUX MONDES.
limite d'âge, fixée dans ce cas à soixante-quinze ans, lorsqu' ayant
ainsi consacré cinquante années de leur existence à prononcer sur
des différends où des fortunes immenses étaient en jeu ils prennent
enfin leur retraite et rentrent dans la vie privée, ils se retirent avec
une pension de 6,000 francs, pension à peine suffisante pour sub-
venir aux besoins de la vieillesse, souvent alourdie par* des infir-
mités.
II.
Tout individu inculpé de crime ou de délit et détenu au clê}}ôt de
la préfecture de police est conduit dans les vingt-quatre heures qui
suivent son arrestation au petit p>iirquel, pour y être interrogé par
un des deux substituts du procureur impérial qui y sont quotidien-
nement de service, et au besoin par un juge d'instruction, si la
cause offre quelque obscurité. Le petit parquet est situé dans un
renfoncement, tout à côté de la Sainte-Cliapeile, qui projette une
ombre froide sur tout ce qui l'environne. Les chambres fort étroites
et très mal éclairées où se tiennent les magistrats de la première
information ressemblent à des caves. C'est la misère humide et
glaciale. Le papier, un horrible papier de tenture à raies verdâ-
tres, moisi, piqué par les efilorescences de salpêtre, se détache
des murailles toujours mouillées. On y grelotte en plein été, et il
faut un certain courage, à ne rien dire de plus, pour loger là
des hommes chargés de rendre la justice; des inspecteurs de pri-
sons trouveraient certainement ces lieux trop malsains, et ne per-
mettraient pas qu'on y enfermât des condamnés. Un couloir telle-
ment sombre que le gaz n'y est jamais éteint contient les détenus
qu'on doit interroger et les gardes de Paris qui les accompagnent.
C'est entre le dépôt et le petit parquet une navette incessante ; de
l'un à l'autre conduit un corridor où les dalles sont usées par le va-
et-vient perpétuel; un poste de vingt hommes commandés par un
brigadier fait ce service, qui, sans être fatigant, ne laisse cepen-
dant pas une minute de repos. Au fur et à mesure que les inculpés
arrivent, ils sont introduits, chacun d'eux escorté par un gendarme,
auprès du substitut. Celui-ci, ayant devant lui une vaste table cou-
verte de dossiers et où un greffier a pris place, les interroge. Les
pièces envoyées par la préfecture, les procès-verbaux des commis-
saires de police, le relevé des sommiers judiciaires, ont appris déjà
au magistrat à qui il a affaire. 11 connaît non-seulement l'état-civil
de l'individu, mais ses antécédens et le fait qui lui est reproché.
Le pouvoir confié aux magistrats du petit parquet est considé-
rable, il a même un côté discrétionnaire dont on pourrait facile-
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. 855
ment abuser, s'il n'était exercé par des hommes pour qui les pres-
criptions du code d'instruction criminelle sont une inexorable loi.
L'interrogatoire est rapidement mené, car la foule attend à la porte,
et les heures passent vite. Sauf un inculpé intéressant qui de loin
en loin apparaît devant le substitut, ce qu'on voit là est le ramassis
de toutes les misères et de tous les vices : vagabonds, mendians,
escrocs, tapageurs, filles à demi folles, fâcheux garnemens de
toute espèce et de toute venue, insoumis de toute origine. C'est
l'inverse du tonneau des Danaïdes; on a beau les jeter à la police
correctionnelle et dans les prisons, on en retrouve toujours autant,
sinon plus. Cette mauvaise herbe pousse sur le pavé de Paris comme
l'ivraie dans les champs abandonnés. Un juge qui a habité l'Al-
gérie me disait : « Ce sont des sauterelles, ils gâtent tout et ne
servent à rien. » Il y en a de fort jeunes encore qui déjà ont une
telle habitude du petit parquet qu'ils y arrivent comme chez eux;
ils entrent, s'assoient, regardent autour d'eux pour voir si rien
n'est changé depuis leur dernière comparution, répondent sans
qu'il soit besoin de les interroger, signent le procès-verbal, et s'en
vont en disant : Au revoir ! — Du reste, les questions et les réponses
varient peu. — Pourquoi couchez-vous dehors? — Je n'ai pas d'ou-
vrage. — Pourquoi avez-vous frappé les agens? — Je ne sais pas,
j'étais ivre. — Pourquoi vous êtes-vous enfui de chez le marchand
de vin sans payer? — Je ne sais pas, pour rire. — Et ainsi de-
puis le matin jusqu'au soir. Parfois on se trouve en présence d'une
vieille femme que l'alcool , la misère et le reste ont abrutie. Il n'y
a pas à craindre que celle-là réponde : Je ne sais pas ; au contraire,
elle sait tout, ce qu'on lui demande et ce qu'on ne lui demande
pas. C'est une écluse dont on a levé les vannes; le flux de paroles
coule d'une façon monotone et régulière. Elle n'écoute pas ce qu'on
lui dit et croit répondre parce qu'elle parle. Rien ne l'arrête, ni les
observations ni les menaces. Au bout d'une demi-heure de ce ver-
biage, on la renvoie au dépôt, et elle s'éloigne, grognant, gron-
dant, parlant toujours et se plaignant qu'on n'ait pas voulu en-
tendre ses explications.
Lorsque le délit reproché est insignifiant, l'inculpé est immédia-
tement mis en liberté avec quelques bons conseils, dont le plus
souvent il ne tiendra compte. Si au contraire le délit est grave, for-
mel, s'il tombe sous l'application de l'un des articles du code, s'il
est avoué par l'individu qui l'a commis, ce dernier est traduit sans
délai en police correctionnelle. La loi du 20 mai d863 impose aux
magistrats l'obligation de faire passer tout de suite en jugement les
personnes arrêtées en flagrant délit; or, que le flagrant délit soit
révélé par des témoins ou reconnu par le coupable, il n'en est pas
856 REVUE DES DEUX MONDES.
moins constaté, et dès lors il donne à l'inculpé les bénéfices de la
loi. Ainsi un vagabond arrêté le 31 mai à huit heures du soir, in-
terrogé le 1" juin au petit parquet, a été jugé le 2 à la septième
chambre. — Un vol simple a été commis le 27 mai, il a été déclaré
le 28; le 29, on a arrêté le coupable, qui, livré le 31 au petit par-
quet, y a comparu le 1*'" juin pour être envoyé le 2 en police cor-
rectionnelle. 11 est difficile d'aller plus vite. L'intention de cette
loi est extrêmement libérale, car elle a pour but d'éviter à de pau-
vres diables souvent aux trois quarts innocens les lenteurs parfois
cruelles, toujours préjudiciables, d'une information étendue qui, en
cas d'aveu, aurait dû être supprimée depuis longtemps; elle abrège
la captivité préventive, qui est une peine réelle; enfin elle désen-
■combre les prisons et active l'œuvre de la justice. Elle a cependant
un côté défectueux : car, ne tenant compte que de l'inculpé et nulle-
ment des nécessités de la justice, elle expose celle-ci à commettre
des erreurs en lui laissant à peine, comme on dit, le temps de se re-
connaître. La préfecture de police, réduite, en vertu de la loi, à
une précipitation excessive, ne peut souvent pas réunir toutes les
preuves nécessaires à la constatation si importante des identités;
grâce à la rapidité imprimée aux services de la préfectuie et du
petit parquet, qui se complètent l'un l'autre, bien des pseudonymes
ne sont point démasqués, bien des coupables qu'il faudra recher-
cher plus tard sont relâchés, et plus d'un mauvais gars arrive de-
vant ses juges sans avoir un dossier qui les édifie sur sa moralité.
Si la loi a un défaut, c'est celui-là; elle désarme l'autorité en ne lui
laissant pas le loisir de faire toutes les recherches nécessaires.
Lorsque l'inculpé nie le délit que constatent les procès-verbaux,
lorsqu'il y a contestation sérieuse, il est renvoyé devant le juge
d'instruction siégeant au petit parquet, ou, s'il y a lieu, devant
le procureur impérial pour plus ample informé. L'activité qu'il
faut déployer dans ces mauvaises petites chambres, dont le séjour
est rendu plus pénible encore par le contact perpétuel avec des
gens dépenaillés, sales, couverts de vermine, est extraordinaire. En
1868, le petit parquet a renvoyé à l'instruction 1,573 affaires, et
en a livré 10,590 à la police correctionnelle; 887 ont été l'objet
d'une ordonnance de non-lieu, et 13,Zil/i ont été classées, c'est-
à-dire, ayant été après examen jugées sans gravité, n'ont été
l'objet d'aucune poursuite; 30,956 individus de tout âge et de tout
sexe se sont assis dans le couloir obscur entre les gendarmes qui
les gardaient et ont été interrogés; sur ce nombre, qui donne une
moyenne de près de 85 inculpés par jour, l/i,253 ont été relaxés
par les substituts de service, 9/i2 par le juge d'instruction, et 15,861
ont du aller répondre de leurs faits et gestes devant les tribunaux.
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. 857
On ne procède avec rapidité, il est aisé de le comprendre, que
dans certains cas, les plus nombreux fort heureusement, cas délic-
tueux qui n'ont causé à la société qu'un préjudice sans gravité.
Lorsqu'un méfait sérieux a été commis, lorsqu'un crime a été dé-
couvert, il convient d'aller lentement, de multiplier les interroga-
toires, les confrontations, les enquêtes, de façon à dégager la vérité
entière et à remettre tous les coupables aux mains de la justice.
Dans les vols qualifiés, les faux, les assassinats, c'est la préfecture
de police qui, ayant constaté le crime, recueilli les plaintes, inter-
rogé sommaii-ement l'inculpé et fait perquisition chez lui, groupe
toutes les pièces probantes, y réunit celles qui sont de nature à
éclairer les magistrats, et leur livre le coupable. Le petit parquet
informe le procureur impérial, qui, par un réquisitoire prescrivant
les poursuites, commet un des vingt juges d'instruction du tribunal
de première instance pour faire l'information. Grâce au code d'in-
struction criminelle, qui fut mis en vigueur le i*""" janvier 1811, la
route à suivre est toute tracée. Le coupable a quitté le dépôt et a été
transféré à la prison de Mazas, où le plus souvent il est au secret
et seul dans sa cellule. Cependant, lorsque c'est un être dangereux,
que son crime est d'une nature grave, qu'il est soupçonné d'avoir
des complices ou qu'il se refuse aux aveux, le directeur de la prison
a soin de lui donner un ou deux compagnons, détenus comme lui,
mais appartenant à la catégorie des coquews, dont j'ai parlé pré-
cédemment. Ces hommes-là sont surnommés les montons ; tout en
causant avec l'inculpé, en faisant les bons apôtres, ils tâchent de
lui arracher son secret, qui ne tarde pas alors à parvenir aux
oreilles de la justice. « Je me moque du curieux, disait un individu
accusé de vol en parlant du juge d'instruction; il a beau me re-
tourner, je n'en dirai pas plus que mes pantoufles. » Le propos fut
rapporté; on fit visiter les souliers que cet imprudent bavard avait
le jour où il entra en prison, et dans une paire de vieilles savates,
entre la semelle et l'empeigne, on retrouva 1,500 francs en billets
de banque, représentant exactement la somme qu'on l'accusait
d'avoir volée.
Toutes les fois que le juge d'instruction veut interroger un dé-
tenu, il fait un mandat de comparution. Le coupable, extrait de
Mazas en voiture cellulaire, est amené au palais de justice, et en-
fermé dans une salle spéciale située sous les chambres correction-
nelles, et qu'on nomme la souricière. C'est une série de cabanons
isolés clos de fortes portes armées de solides serrures, et dont
l'aspect général a quelque ressemblance avec les cabines des
écoles de natation. Lorsque le moment de comparaître est venu,
l'inculpé, surveillé de près par deux gardes de Paris qui ne le
858 REVUE DES DEUX MONDES.
quittent point, est conduit dans le cabinet du juge d'instruction,
petite pièce très modestement meublée de casiers, d'une table,
de quelques sièges et d'une affreuse pendule à colonnettes d'aca-
jou. L'homme s'assied, et un gendarme entré avec lui, mettant sa
chaise contre la porte pour déjouer toute tentative d'évasion, laisse
pendre son sabre entre ses jambes et s'ennuie. Là rien de so-
lennel, c'est une causerie plutôt qu'autre chose; encore faut-il
que le juge d'instruction la varie et la module suivant l'individu
qu'il a devant lui. Si les crimes ont peu de différence ejitre eux,
les caractères de ceux qui les commettent en ont beaucoup. Sur
ces claviers si divers, si peu sonores parfois, il est bon de savoir
quelle touche on doit attaquer. C'est là ce qui rend cette fonc-
tion particulièrement difficile. Presque toujours, on n'a affaire qu'à
des brutes, masses de chair si violentes qu'elles neutralisent l'âme;
mais dans certaines occurrences il faut lutter contre des esprits
retors, rapides à la riposte, ne se laissant point démonter et trou-
vant réponse à tout. L'habileté la plus aiguë, la connaissance ap-
profondie du cœur humain, l'art de dérouter les mensonges et de
retrouver le fil indicateur au milieu d'un tissu de prétextes plau-
sibles, toutes les ressources d'un cerveau cultivé, ne sont pas de
trop pour amener à résipiscence ces êtres fourbes et rétifs. Dans le
huis clos de ces interrogatoires préliminaires, il y a eu des batailles
de finesses et d'arguties à rendre jaloux les Grecs du bas-empire.
Les criminels familiarisés avec la justice n'ignorent pas qu'en réa-
lité leur sort est entre les mains de cet homme vêtu d'une redingote
et qui, les mains dans ses poches, se promène de long en large, tout
en faisant des questions dont l'apparente bonhomie cache peut-être
un piège. Ils savent que plus tard, lorsqu'ils arriveront aux solen-
nelles audiences de la cour d'assises, ils pourront rétracter tout ce
qu'ils ont dit dans le cabinet du juge d'instruction; mais ils savent
que tout aveu fait en sa présence sera opposé à leurs dénégations,
et que dans ces sortes de drames le dénoûment est contenu en
germe dans l'exposition. Aussi ils discutent, ils regimbent, et, bien
plus encore que devant le jury, affirment leur innocence. Il est
rare cependant qu'on n'arrive point à les vaincre et à les acca-
bler sous des preuves tellement évidentes qu'ils sont forcés d'a-
vouer. Il faut, lorsqu'on rencontre de ces natures profondément
rebelles, une persistance invincible, il faut surtout ne jamais se
laisser emporter; un acte de colère, ne se traduirait-il que par un
mot, est une preuve de faiblesse dont le criminel sait bien vite
s'emparer. On parle de la patience des anges, je doute qu'ils en
aient autant que les juges d'instruction. A force d'obsessions, d'ad-
jurations de dire la vérité, de questions incessamment répétées
LE PALAIS DE JUSTICE A PARLS. 859
SOUS toutes les formes, ils brisent les volontés les plus résistantes.
« Eh bien! oui, j'ai fait le coup, dit un assassin auquel on ne pou-
vait arraclier un aveu. J'aime mieux être guillotiné tout de suite
que d'être embêté comme ça ! »
On n'en finit pas en un jour avec les criminels, et quelques-uns
d'entre eux ont fait de bien fréquentes stations dans le cabinet du
juge. Chaque fois que celui-ci a terminé un interrogatoire, il le ré-
sume et le dicte à son greffier. Ce dernier le lit alors à l'inculpé,
qui le signe, s'il y trouve le sens de ses réponses exactement re-
produit. Quand ces malheureux apposent leur signature au bas du
procès-veibal, il est curieux de constater à leur application la dif-
ficulté qu'ils ont à écrire, à maintenir une plume entre leurs doigts
raidis et comme ankylosés ; ce n'est pas sans commisération qu'on
voit de tels efforts, qui sont une preuve douloureuse de leur igno-
rance et peut-être après tout de ce qui leur a manqué pour vivre
honnêtement. Sur /i,607 individus traduits en France devant le jury
dans le cours de l'année 1867, 1,681 (36 pour 100) ne savaient ni
lire ni écrire, 2,068 (45 pour 100) lisaient et écrivaient imparfai-
tement, 638 [ih pour 100) savaient lire et écrire au point d'utiliser
ces connaissances, 200 (moins de 5 pour 100) avaient reçu une in-
struction supérieure (1). Ainsi, parmi les criminels, 81 pour 100
sont illettrés ou à peu près. C'est là un aveu bon à retenir quand on
se décidera enfin à résoudre après tant d'autres peuples la question
de l'instruction obligatoire. Il est une autre considération dont il
faut tenir grand compte, si l'on veut apprécier impartialement les
divers mobiles qui pervertissent tant de pauvres gens ; le nombre
des attentats contre la propriété augmente ou diminue selon que le
prix du pain est plus ou moins élevé ; le rapport est constant et
presque en proportion mathématique (2). Ainsi les deux causes pré-
pondérantes du crime sont l'ignorance et la misère; ne serait-ce
donc que dans l'intérêt égoïste de sa propre sécurité, toute nation
doit rechercher avec ardeur les moyens de combattre ces deux
grands pourvoyeurs de la prison.
A mesure que l'information avance, les faits principaux devien-
(1) Compte général de V administration de la justice criminelle en France pendant
l'année i867, rapport viii.
(2) En 1845, l'hectolitre de froment vaut 19 francs 70 centimes, le nombre des con-
damnés pour 10,000 habitans est de 10 81 centièmes; en lSi7, il vaut 29 francs 1 cen-
time, on compte 17 condamnés 57 centièmes; de 1856 à 1859, le prix du froment
descend de 30 francs 75 centimes à 16 francs 74 centimes, le nombre des condamnés
descend de 18 22 centièmes à 14 65 centièmes; en 1861 , la valeur de l'hectolitre
monte à 24 francs 55 centimes, le chiffre des condamnés s'élève immédiatement à 16
52 centièmes.
860 REVUE DES DEUX MONDES,
lient de plas en plus nets, et l'accusation se serre autour du cou-
pable de façon à ne plus lui laisser une issue par où il pourrait
échapper. Ou lui présente les pièces à conviction, on lui montre le
couteau encore maculé de taches noirâtres, la casquette oubliée, la
fausse clé qui a ouvert les portes, la pince qui les a brisées. On le
confronte avec les témoins, et alors éclatent parfois des scènes d'une
violence sauvage, — injures, sermens, affirmations, dénégations, —
au milieu desquelles le juge d'instruction cherche à saisir une lueur
qui éclaire la vérité. Cette confrontation entre les vivans n'est pas
toujours la seule qui soit nécessaire, et il survient souvent telle oc-
currence qui force à mener l'assassin devant le cadavre de sa vic-
time. Conduit à la morgue par les gendarmes en présence du juge,
il est contraint de voir, de regarder les restes immobiles de ce qui
fut un homme, et que nul bruit, nul regard, ne troubleront plus ja-
mais. Dans une salle froide, très claire, où sur des dalles abritées
d'un large couvercle de zinc reposent les cadavres, on découvre le
corps nu, raidi, dont la blessure est visible et béante. Le misérable
a beau se reculer et détourner la tète, il lui faut contempler cette
face livide et modelée par la mort, ces orbites où l'œil s'est fondu,
ce ventre déjà gonflé par la météorisation. On lui dit : Le recon-
naissez-vous? Il est rare qu'à voix très basse et sourde il ne ré-
ponde pas : Oui! Quelques-uns, s'armant d'impudence et d'une
énergie factice, affectent de rester impassibles ou d'éprouver une
impression douloureuse; d'autres, semblables à des égouts qu'une
cause fortuite fait déborder, dégorgent leur crime tout à coup. Fi-
l'on, une des âmes les plus bassement féroces que j'aie vues défiler
devant moi pendant que j'étudiais cet épouvantable monde, lors-
qu'on lui montra le cadavre de sa mère adoptive qu'il avait froide-
ment assassinée pour voler ensuite plus facilement, essaya de pa-
raître ému et dit : Pauvre femme! — Philippe, l'horrible maniaque
qui coupait le cou aux filles, confronté à la morgue avec sa der-
nière victime, fit un violent effort pour demeurer calme; mais, pris
d'un tremblement subit et pleurant à sanglots, il s'écria : C'est
moi ! c'est moi !
Lorsque le juge, pendant l'instruction, estime qu'il y a lieu de
s'emparer à la poste des lettres adressées à l'inculpé, il rend une
ordonnance qui délègue un commissaire de police; celui- clse trans-
porte à l'administration des postes, y saisit les lettres désignées,
et dresse procès-verbal de son opération. Les lettres cachetées sont
données au juge instructeur, qui, ayant fait extraire l'inculpé de
prison, les lui remet intactes, les lui laisse ouvrir et ne les annexe
aux pièces que si elles ont une importance quelconque pour la cause.
De même le juge ordonne des perquisitions dans tous les endroits
LE PALAIS DE JCSTICE A PARIS. 861
OÙ il pense pouvoir découvrir des preuves allirinant le crime dont il
recherche l'origine et les circonstances. Un commissaire de police
spécial, dit commissaire aux délégations, est attaché au Palais de
Justice comme auxiliaire du procureur impérial. Telles sont les dif-
férentes phases de l'instruction, qui entre les mains d'un honnne
habile peut être fort complète. Cependant le code d'instruction
criminelle, malgré les précautions avec lesquelles il a été rédigé,
contient une lacune regrettable et qu'il serait facile de faire dispa-
raître. Il s'agit de l'audition des témoins. « Le juge d'instruction,
dit l'article 71, fera citer devant lui les personnes qui auront été
indiquées par la dénonciation, par la plainte, par le procureur im-
périal ou autrement, comme ayant connaissance, soit du crime ou
délit, soit de ses circonstances. » Si le texte est formel en ce qui
touche les témoins à charge, il reste muet quant aux témoins à
décharge ; en un mot, il est léonin pour l'accusation et nul pour la
défense. Toute information à décharge consentie par un juge in-
structeur est de sa part une concession courtoise ; nul n'a le droit
de l'y contraindre, et l'accusé en sa présence est tellement désarmé
par la loi, qu'il ne peut même pas faire insérer aux procès-verbaux
d'information qu'il a demandé l'audition de tel témoin pouvant
prouver les faits justificatifs allégués par lui. Ainsi la loi, qui a mul-
tiplié à l'audience les garanties autour de l'accusé, les lui a déniées
toutes dans le cabinet du juge d'instruction. Celui-ci peut sans
doute faire comparaître les témoins appelés par l'accusé; mais rien
ne l'y contraint, et la loi doit toujours être impérative. D'où vient
cette restriction apportée dès le début à la défense? De ce que les
codes ont continué les erremens de l'assemblée constituante. Du-
port, substituant la procédure orale et publique à la procédure
écrite et secrète, ne s'était préoccupé que de l'audience et avait
négligé l'instruction, qui à son époque était faite par les juges de
paix. Merlin, jurisconsulte éminent, mais théoricien impitoyable,
ainsi que le prouve la loi des suspects, dont il fut le rapporteur,
établit comme un principe l'omission que Duport avtdt laissée subsis-
ter; il a dit et soutenu toute sa vie « que les juges d'instruction
non-seulement ne pouvaient, mais ne devaient pas informer à dé-
charge, soit sur des faits justificatifs, soit même sur des faits pé-
remptoires cjfiii pourraient amener la conviction de l'innocence du
prévenu (1). » Le résultat d'un tel état de choses est assez singulier;
tout le monde y perd, les inculpés et la justice.
Si l'accusé manque de lumières, ce qui se rencontre presque tou-
jours, si son avocat manque de savoir, ce qui se rencontre quel-
(!) Répertoire, 5^ édition, Faits justificalifs, § m.
862 REVUE DES DEUX MONDES.
quefois, il arrive à l'audience sous le poids de l'acte d'accusation,
rédigé d'après les témoignages à charge; ahuri par toutes les phases
de la procédure qu'il a déjà traversées, s'étant vu refuser des té-
mouis dans le cabinet du juge d'instruction, il imagine qu'il lui est
interdit de les invoquer, et il perd ainsi le bénéfice des assertions
désintéressées qui pourraient proclamer son innocence ou du moins
diminuer la gravité de son crime. Si au contraire l'accusé coupable
est intelligent, si son conseil prend chaudement son affaire en
main, il aura grand soin de garder pour l'audience publique les
témoins à décharge, dont on n'a pas le loisir de rechercher la mo-
ralité, et les pièces de justification, dont la sincérité n'a pas été vé-
rifiée. Il prend ainsi l'accusation à l'improviste, il la déroute, il
trouble la conscience du jury, si facile à effrayer, et enlève bien
souvent un de ces acquittemens scandaleux qui sont un outrage à
la conscience du pays. Un simple paragraphe ajouté à l'article 71 du
code d'instruction criminelle, et portant que «toute information aura
lieu tant à charge qu'à décharge, » mettrait fin à un ordre de choses
qui a souvent provoqué des résultats douloureux.
Lorsque le juge a terminé son instruction, il la communique au
procureur impérial, qui, après avoir examiné la procédure , le re-
quiert d'envoyer l'inculpé devant le tribunal compétent. Le juge
ordonne alors que « les pièces de l'instruction, les procès-verbaux
constatant le corps de délit et un état des pièces à conviction soient
transmis au procureur-général près la cour impériale pour être ul-
térieurement procédé ainsi que de droit. » Le tribunal de première
instance a terminé son œuvre; la cour impériale va commencer la
sienne.
IIL
Lorsque le procureur-général a pris connaissance de l'affaire , il
en fait rapport à l'une des chambres de la cour impériale , dite
chambre des mises en accusation. Non-seulement les séances de
celle-ci ne sont jamais publiques, mais le procureur- général ou son
substitut, après avoir fait son rapport, dépose ses réquisitions sur
le bureau du président avec les pièces du procès, et se retire ainsi
que le greffier. Les conseillers doivent alors délibérer. sans désem-
parer, et il leur est rigoureusement interdit de communiquer avec
qui que ce soit. Après examen, ils rendent un arrêt ordonnant un
supplément d'information , si celle-ci ne paraît pas suffisamment
complète, ou renvoyant devant la cour d'assises l'inculpé, qui dès
lors prend le nom d'accusé. On signifie à ce dernier l'acte de ren-
voi, il reçoit copie des pièces, et peut communiquer avec l'avocat
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. 863
qu'il a choisi. L'accusé est toujours libre de se pourvoir en cassa-
tion contre l'arrêt qui le traduit en cour d'assises; mais il est assez
rare qu'il use de ce droit, à moins qu'il n'ait un intérêt direct à
gagner du temps ou à reculer l'heure solennelle qui le verra pa-
raître devant ses juges. A Paris, où malheureusement les crimes ne
chôment guère, la cour d'assises tient deux sessions par mois; or, le
même jury ne pouvant siéger qu'à une seule session, on désigne
les jurés tous les quinze jours. Cette opération est entourée de ga-
ranties, car c'est d'elle que dépend la sincérité des jugemens fu-
turs : 2,200 noms composant les listes annuelles dressées par le
préfet de la Seine, inscrits sur autant de bulletins, sont enfermés
dans deux urnes scellées « à cire ardente » par le premier prési-
dent de la cour impériale. En séance publique, celui-ci brise les
scellés, agite les uines et en extrait ZiO bulletins; 36 désignent les
jurés titulaires, h leurs suppléans: à haute voix, on appelle le nom
des personnes à qui incombe l'honneur de faire partie du jury de
la session, et chacune d'elles est prévenue à domicile par les soins
du préfet de la Seine. Le premier président rend alors une ordon-
nance qui fixe le jour où les assises devront s'ouvrir. Tous ces
longs préliminaires de la justice touchent à leur fin; on a remis
au détenu copie de l'acte d'accusation dressé par le procureur-gé-
néral, formalité nécessaire, mais bien souvent illusoire, puisque,
nous l'avons vu plus haut, sur 100 criminels, 81 ne savent ni lire
ni écrire; on le rapproche du lieu où il doit être jugé; il quitte
Mazas, et il est enfermé à la Conciergerie, qui est « la maison de
justice. » Là le président des assises, accompagné d'un des greffiers
de la cour, se rend près de lui et lui demande s'il a reçu significa-
tion de l'arrêt qui le met en accusation, s'il connaît les faits qui
lui sont reprochés, s'il persiste dans ses déclarations et s'il a fait
choix d'un avocat. Dans le cas où à cette dernière question il ré-
pondrait négativement, le président nomme d'office un membre du
barreau pour assister l'accusé pendant les débats et lui servir de
conseil. La loi à cet égard est très prévoyante, car, en souvenir
des abus commis jadis en France et de l'abandon criminel où les
accusés étaient maintenus, elle a inscrit l'article suivant : « l'ac-
cusé sera interpellé de déclarer le choix qu'il aura fait d'un conseil
pour l'aider dans sa défense, sinon le juge lui en désignera un sur-
le-champ, à peine de nullité de tout ce qui suivra. »
La salle où la cour impériale de la Seine tient ses assises est de
construction récente : c'est un carré long très vaste et offrant un
emplacement suffisant au public, aux témoins, aux avocats, au jury
et aux juges. Si on enlevait les bancs, ce serait aussi bien une salle
de bal qu'une cour d'assises : de l'or partout, des peintures, une
86i REVUE DES DEUX MONDES.
ornementation qui ne semble guère justifiée par la destination de
ces lieux redoutables. Le plafond, composé de soiïites encadrant
des rosaces très saillantes, est extrêmement riche, mais il rend la
salle excessivement sourde. La voix monte, se niche, s'éparpille
dans d'innombrables petites cavités formées par les sculptures, ne
redescend pas et plane ainsi au-dessus du public sans parvenir dis-
tinctement jusqu'à lui. La façade, qui par un escalier à double rampe
s'ouvre sur la grande galerie, est de haut style; mais les dégagemens
intérieurs qui sont destinés à faciliter le service même de la cour,
le passage des magistrats, celui des jurés, sont une série d'échelles
de meunier. Pour se rendre à la salle de ses délibérations, le jury
doit monter un escalier de trente-deux marches; du reste, à par-
courir l'intérieur du Palais de Justice tout entier, on serait tenté de
croire que l'idéal poursuivi et trop souvent atteint par l'architecte
a été la différence des niveaux. L'on descend et l'on monte sans
cesse. La chambre du conseil, admirablement tendue d'étoffes ma-
gnifiques, d'où sort la cour pour entrer en séance, le palier que
traverse le jury pour se rendre à son banc, ne sont même pas de
plain-pied avec la salle des assises. Celle-ci est précédée, à chaque
issue, par ce petit degré traître et funeste qu'on appelle un pas,
et contre lequel on butte en entrant. La vieille cour d'assises,
abandonnée aujourd'hui et dont le beau plafond s'écroule sous le
poids des greniers remplis d'archives, n'offrait point de tels incon-
véniens; on y circulait facilement sans avoir de marches inutiles cà
franchir, et la parole y trouvait d'excellentes conditions d'acous-
tique et de sonorité. Les façades sont fort importantes en archi-
tecture, j'en conviens; mais la distribution logique et bien appro-
priée du monument leur est supérieure.
A Paris, où les distances sont énormes, les audiences de la cour
d'assises ne commencent guère avant dix heures et demie. Ordi-
nairement elles sont peu suivies; la partie de la salle réservée au
public est assez restreinte, et n'est guère occupée que par des dés-
œuvrés ou des voleurs qui viennent étudier Là sur nature les mys-
tères du code pénal; mais, lorsqu'une affaire importante est inscrite
au rôle, toutes les places sont envahies de bonne heure; on arrive
là comme à une représentation extraordinaire, comme à un drame
dont le héros, loin de réciter des phrases de convention, luttera
pour défendre sa propre vie, et subira un dénoûment qui n'aura
rien de fictif. Dans ce cas-là, les femmes, celles du meilleur monde
mêlées à de petites bourgeoises curieuses, se glissent avec des sou-
rires entre les bancs des témoins, se faufilent près des avocats, et
prendraient jusqu'au siège du président, si on les laissait faire. Elles
sont déplaisantes à voir, et la prétendue sensibilité dont elles ai-
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. 805
ment à se vanter ne s'accommode que bien difficilement avec une
ardeur si âpre et si malsaine. Parfois elles tombent sur des ma-
gistrats d'humeur peu accommodante. On se rappelle ce joli mot
d'un conseiller qui, présidant les assises dans une affaire très sca-
breuse et voyant un grand nombre de femmes installées dans le
prétoire, dit : « La cause que nous allons entamer contient des dé-
tails inconvenans, aussi j'engage les honnêtes femmes à se retirer. »
— Persanne ne bougea, et il reprit : u Audiencier, maintenant que
les honnêtes femmes se sont éloignées, faites sortir les autres. » En
attendant que la cour prenne séance, on chuchote, on regarde les
ornemens de la salle, les emblèmes de terreur qu'on attribue encore
à la justice, le buste du souverain, l'horloge au-dessous de laquelle
on lit :
Judicis huniani leges posuere tribunal;
Est Deus et sont! conscia mens sceleris.
Sur la muraille, au fond même, derrière l'estrade où siègent les
conseillers et ne pouvant être vu par eux, un christ étend ses bras
sur la croix. C'est là une erreur inexcusable. L'image du Christ doit
être placée sous les yeux mêmes des juges, comme un avertissement
sans cesse renouvelé, car elle représente un innocent injustement
condamné et qui maintenant est le souverain juge.
Cependant l'accusé, accompagné de gendarmes, a été tiré de la
cellule qu'il occupait à la Conciergerie; il a gravi le long escalier
tournant qui aboutit directement de la prison à la cour d'assises;
escorté de son avocat, il est conduit dans la chambre du conseil,
oij sont réunis les membres du jury, le président, les deux conseil-
lers qui lui servent d'assesseurs, l'avocat-général et le greffier. En
sa présence, on tire au sort les douze jurés c|ui doivent prononcer
sur lui. Il peut, ainsi que le ministère public, exercer contre eux un
droit de récusation qui est péremploire. Dès que cette première
formalité est remplie, l'accusé est amené à son banc. Lorsque le
crime est grave, il y a toujours à ce moment une rumeur parmi les
assistans, qui se lèvent, se pressent pour voir le visage de ce mal-
heureux. Les jurés entrent ensuite un peu pêle-mêle et vont prendre
leur place dans l'ordre même du tirage. De cet instant, ils ne peu-
vent plus communiquer avec personne, ni laisser deviner leur im-
pression par une parole ou par un geste. Dansl'aiiaire de Philippe,
on avait à constater la similitude de deux serviettes, dont l'une avait
été trouvée chez la victime et l'autie saisie chez l'ast-assin; l'ex-
pert les montrait aux jurés, l'un d'eux dit : « Elles sont pareilles. »
Immédiatement il fut expulsé de l'audience, remplacé par un des
deux jurés supplémentaires, et l'avocat de Faccusé avait le droit,
TOMK Lxxxii. — 18G9. :,5
866 REVUE DES DEUX MONDES.
dont il n'usa pas, de faire renvoyer le procès à une autre session.
Les jurés, placés au-dessous des fenêtres qui éclairent l'accusé en
plein visage et permettent de ne pas perdre un de ses niouvemens,
ont devant eux des plumes, de l'encre, du papier et des flacons de
vinaigre, précaution que l'exhibition de certaines pièces à convic-
tion ne rend pas toujours superflue. Celles-ci, scellées et munies
d'étiquettes indicatives, sont déposées sur une table au-dessous de
l'estrade où la cour va venir siéger.
Un audiencier frappe vivement contre une porte et annonce : La
cour, messieurs! Tout le monde se lève. Le président, les deux con-
seillers, l'avocat- général, vêtus de la grande robe rouge à plis flot-
tans, riiermine à l'épaule, entrent lentement. Cela est d'une majesté
vraiment imposante. Le président, s'adressant aux jurés, les invite
à s'asseoir, et l'audience est ouverte. Son premier soin est de con-
stater l'identité de l'accusé en lui demandant son état civil; puis il
rappelle à l'avocat qu'il ne peut rien dire contre sa conscience ni
contre le respect qui est dû aux lois; ensuite il lit la belle formule
du serment imposé au jury, qui l'écoute debout, et chaque juré,
individuellement nommé, dit en levant la main : Je le jure (1). Le
président avertit l'accusé qu'il ait à être attentif, et le greffier, à
très haute voix, lit l'acte d'accusation — avec ces inflexions mono-
tones et tramantes familières à ceux qui répètent pour la millième
fois peut-être des formules dont ils savent tous les termes. Ensuite
on fait l'appel des témoins, qui sortent immédiatement de la salle
d'audience et sont enfermés dans une chambre qui leur est spécia-
lement réservée. L'accusé se lève sur l'ordre du président, et l'in-
terrogatoire commence.
îl est rare que l'accusé, qui a eu de longs jours de solitude et de
réflexion pour se préparer à subir cette terrible épreuve, ne fasse
pas bonne contenance; mais un phénomène physique qui se produit
invariablement indique à des yeux exercés la force des sensations
qu'il cherche à dominer. Toute émotion déprimante agit directe-
ment sur les glandes salivaires, dont elle neutralise en partie les
sécrétions; dès lors elle provoque un mouvement de déglutition ré-
pété et qu'on peut suivre sur le cou de l'accusé par le va-et-vient
(1) Voici la formule; si je ne me trompe, elle a été libellée par Duport : « vous
jurez et promettez devant Dieu et devant les hommes d'examiner avec l'attention la
plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre N..., de ne trahir ni les intérêts
de l'accusé, ni ceux de la société, qui l'accuse, de ne communiquer avec personne
jusqu'après votre déclaration, de n'écouter ni la haine, ni la méchanceté, ni la crainte
ou l'affection , de vous décider d'après les charges et les moyens de défense, suivant
votre conscience et votre intime convittion, avec l'impartialité et la fermeté qui con-
viennent à un homme probe et libre. » {Inst. crim., 312.)
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. 86/
perpétuel de la pomme d'Adam. Cet os hyoïde qui descend et re-
monte sans cesse, qui semble faire un eiï'ort pour arrêter les pa-
roles au passage, est parfois si violemment agité qu'on le dirait piis
de convulsions. Quel que soit le crime qu'un homme ait commis,
quelles que soient les charges qui l'accablent, il garde au fond de
lui-même une espérance invincible; toute parole douce, toute
preuve, je ne dirai pas d'intérêt, ujais seulement d'humanité, lui
paraît une promesse d'indulgence. J'en ai vu un, bandit médiocre
et assez retors, qui avait à répondre d'une accusation d'enlèvement
de mineure accompli dans des circonstances de fraude et de men-
songe révoltantes; il était vêtu d'un double paletot et souffrait visi-
blement de la chaleur; l'avocat-général, mû par un bon sentiment,
lui fit signe d'ôter son pardessus. De ce moment, son attitude ne fut
plus la même; il saluait les juges avec uii sourire de remercîment;
son visage rayonnait; on peut affirmer qu'il était certain d'être ac-
quitté : aussi, lorsqu'il entendit porter contre lui une peine assez
grave, il regarda l'avocat-général avec stupeur, comme pour lui
dire : Vous m'avez trompé. — Bien souvent l'accusé se met en con-
tradiction flagrante avec les déclarations qu'il a faites dans le cabi-
net du juge instructeur; on le lui fait remarquer; il /hausse les
épaules et répond toujours : Je ne sais pas comment ça peut -se
faire. — Les vieux routiers, ceux qui viennent s'asseoir sur ce
triste banc pour la troisième ou la quatrième fois, nient impertur-
bablement tout, l'évidence même, la preuve palpable; chez eux,
c'est un système dont rien ne les fait départir; ils se disent : On ne
sait pas ce qui peut arriver. Un des personnages les plus curieux
du drame, c'est le gendarme; il soigne son accusé, il lui dit-: Le-
vez-vous, asseyez-vous, en temps Oj)portun. S'il prend du tabac, ils
échangent une prise, sans cérémonie; mais où il se distingue sur-
tout, c'est lorsque le président se permet une plaisanterie; il éclate
de rire alors, et l'on a parfois quelque peine à calmer son hilarité.
Le débat est non-seulement public, mais il est contradictoire :
aussi les témoins sont appelés un à un. Ils prêtent serment « de
parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, l'ien que
la vérité; » ce serment n'est point toujours facile à obtenir d'eux,
car ils sont en général tellement ahuris, qu'ils ne comprennent rien
aux paroles qu'on leur adresse. Après chaque déposition, l'accusé,
interrogé, est libre de la réfuter. Les témoins disent-ils toujours la
vérité? On doit le croire, puisque leur serment les engage; mais les
vieux juges expérimentés ne s'y laissent pas prendre, et ils savent
qu'il y a des signes extérieurs qui sont souvent un indice de men-
songe : l'homme bien élevé tousse, l'homme commun fait effort
pour cracher. L'observation est moins spécieuse qu'elle n'en a
REVUE DES DEUX MONDES.
l'air; j'ai pu, en suivant les sessions de la cour d'assises, le con-
stater plusieurs fois. Au fur et à mesure des dépositions ou selon
les besoins de l'interrogatoire, on montre les pièces à conviction,
qui, une à une, sont présentées à l'accusé, à qui l'on demande
s'il les reconnaît. On voit apparaître alors dans leur muette élo-
quence ces témoins terribles qui, mieux que tout langage, racontent
les péripéties du drame : nippes sanglantes, couteaux rouilles,
fioles encore à demi pleines de poison, instrumens de crime, vête-
mens de malheureux qu'on a jetés violemment dans la mort. Lors-
qu'on fit voir à Philippe la robe que portait sa dernière victime, robe
si imprégnée de sang qu'elle en était raide, la salle entière jeta un
cri d'épouvante. 11 est un témoin qui est toujours attendu avec
impatience et écouté avec un soin religieux, c'est le médecin lé-
giste. Dans bien des cas d'empoisonnement ou de meurtre mal
définis, c'est lui qui réellement détermine le verdict du jury. Il
accomplit là une mission redoutable, car il tient dans ses mains la
vie de l'accusé et l'acte même de la justice. Un magistrat doit avoir
une somme de connaissances générales qui lui permettent de dé-
mêler toutes les difficultés spéciales qu'il peut rencontrer; mais on
ne peut exiger de lui qu'il fasse des expertises chimiques ou des
autopsies. La justice délègue donc un praticien qui devient son
auxiliaire, dégage la vérité, et fournit les preuves scientifiques sur
lesquelles une conviction sérieuse peut s'établir.
La médecine légale doit dater du temps qui a vu disparaître les
épreuves. Ambroise Paré parle « des rapports en justice, » et anté-
rieurement à lui on retrouve un texte du là septembre 1390 qui
prouve qu'à cette époque « le cirurgien juré du roy » constatait
devant les juges du Châtelet les blessures qu'il avait été chargé
d'examiner. L'importance d'une telle science n'échappa point aux
réformateurs de la justice française, et une loi de frimaire an m
institua dans toutes les facultés une chaire de médecine légale. Il
n'y a qu'à se rappeler les noms de Devergie, d'Adelon, d'Orfila,
de Tardieu, pour comprendre que la science dans ce qu'elle a de
plus élevé vient en aide à la justice. Lorsque l'accusé fait faire
pour sa part une contre-expertise, lorsque de la lutte scientifique
engagée nulle lumière suffisante n'a pu jaillir, lorsqu'il reste des
doutes dans l'âme des jurés, on appelle pour terminer le débat,
comme une sorte de tiers-arbitre destiné à résoudre la question,
un de ces hommes éminens dont la parole seule fait foi, et qu'on
nomme, un peu prétentieusement, les princes de la science. C'est
ainsi que dans le procès Lafarge Orfila fut mandé, et par son rap-
port entraîna la condamnation. Dans l'aflaire La Pommeraye, en
présence de l'accusé et d'un expert choisi par lui, qui repoussaient
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. 869
à outrance les conclusions formelles et lumineuses de M. Tardieu,
on invoqua l'opinion de M. Claude Bernard; elle rassura la con-
science du jury, et les circonstances atténuantes furent écartées.
Toutes les fois qu'un meurtre est commis, le procureur impérial
désigne un médecin pour faire l'autopsie du cadavre, retrouver les
traces du crime et déterminer dans quelles circonstances particu-
lières il a été commis. Quelques savans sont arrivés, à force d'in-
telligence et d'observation, à une perspicacité vraiment diabolique,
et ils peuvent si bien reconstruire les faits dont ils n'ont plus sous
les yeux qu'un témoignage inanimé, que des accusés, stupéfaits de
cette sorte de double vue, ont renoncé au mensonge et ont fait des
aveux.
Entre une heure et deux heures généralement, l'audience est
suspendue pendant quelques minutes pour que le jury puisse pren-
dre un peu de repos, car l'attention finit par s'émou>ser à suivre
les mille détails, insignifrans en apparence, à travei"S lesquels la
cause se développe. L'accusé est emmené dans la petite geôle an-
nexée à la cour d'assises; les juges rentrent dans la salle du con-
seil, les jurés gravissent le haut escalier qui mène à leur apparte-
ment, où ils trouvent un goûter préparé pour eux et dont ils font
les frais. La salle, si calme et si recueillie tout à l'heure, devient
insupportablement bruyante; on dirait que les assistans, comme
des écoliers enfin débarrassés de leur maître, se vengent du respect
qu'on leur a imposé; on va, on vient, on parle très haut, ou remplit
l'hémicycle, on touche avec une certaine bravade aux pièces à con-
viction : c'est un brouhaha des plus irrévérencieux; c'est absolu-
ment une salle de théâtre pendant un entr'acte; j'y ai vu vendre
des brioches et de la bière. Un coup de sonnette abat le tumulte, et
l'audience est reprise.
On a épuisé la liste des témoins, toutes les confrontations ont été
faites, tous les replis d'une mauvaise conscience ont été mis à nu;
la parole est au ministère public; un grand silence se fait, et l'on
écoute. L'avocat-général, placé tout près du jury et le dominant,
s'est levé et parle au nom de la société outragée. 11 raconte le
crime, en fait ressortir les côtés odieux, groupe les preuves, s'em-
pare des contradictions, les heurte entre elles pour en faire jaillir
la vérité, et soutient l'accusation. Plus son discours est simple et
dénué de fleurs de rhétorique, plus il est doux dans l'expression et
modéré dans la forme, plus il produit d'effet. Ceci est indiscutable.
L'emportement, l'emphase, le geste théâtral, ne sont point de mise
dans ces questions de vie et de mort; il faut avant tout être très
clair, très sincère, peu dogmatique, très humain, très calme, sinon
on s'expose à indispose^' le public et à mécontenter le jury. C'est un
870 REVUE DES DEUX MONDES.
admirable instrument que le jury; mais il est si délicat que la. plus
légère maladresse peut le fausser. 11 suffit de vouloir lui souffler la
leçon pour qu'il regimbe et fasse diamétralement le contraire de ce
qu'on lui demande avec trop de vivacité. 11 est libre, absolument
libre, il ne relève que de sa propre conscience, il le sait, et ne veut
sous aucun prétexte avoir l'air de céder à une pression. Bien des
acquittemens sont venus de ce qu'on avait sans mesure cherché à
l'exciter vers un verdict trop rigoureux, et la violence obsédante de
certains avocats-généiaux a fait acquitter plus de coupables que
l'éloquence de tous les avocats réunis. Debout et invoquant la loi,
l'avocat-général est à ce moment armé d'une puissance sans limite,
car il lui suffit, si sa conscience l'y convie, d'abandonner l'accusa-
tion, pour que le misérable surveillé par les gendarmes et assis sur
le banc d'infamie soit immédiatement mis en liberté. C'est là un
des plus nobles privilèges de cette grande fonction. Quelques-uns
de ces magistrats ont porté l'amour de la justice plus loin qu'on ne
pourrait l'imaginer; on a gardé très vivant au Palais le souvenir
d'avocats-généraux, M. Plougoulm, M. Glandaz, qui, se trouvant en
face d'un avocat dont l'inexpérience laissait péricliter la défense de
l'accusé, se sont levés pour répliquer, et ont fait valoir, tout en re-
quérant l'application de la loi , les Causes qui pouvaient mériter au
coupable l'indulgence du jury. Pendant que le ministère public
parie, l'accusé, abritant presque toujours son front dans sa main,
ne le quitte pas des yeux; il est manifestement sous le poids d'une
obsession des plus pénibles, il espère que tel fait ne sera pas rap-
pelé, que tel autre passera inaperçu ; son anxiété augmente et ne
cesse qu'avec le discours.
C'est le tour de l'avocat. En cour d'assises, il n'y a guère de mi-
lieu, on a affaire à « une des lumières du barreau » ou à un débu-
tant qui a été désigné d'office. Je ne voudrais point paraître faire
des paradoxes, je ne les aime guère, et la matière n'y prête pas;
mais dans les causes criminelles je préfère le débutant à l'avocat
célèbre. Savoir qu'on défend un sacripant fieffé, connaître les dé-
tails du crime et en être révolté, avoir plongé, par des conversa-
tions confidentielles, au fond d'une âme où grouillent tous les vices,
ne chercher dans un acquittement improbable qu'un succès ora-
toire, un accroissement de réputation, affecter tous les dehors de
la conviction la plus inébianlable, ce n'est point là une tâche aisée,
il faut en convenir. Aussi qu'arrive-t-il ? Plusieurs, et parmi les plus
renommés, s'échauffent à froid et le laissent voir, car leur situation
même les domine. Ils ressemblent alors à ces acteuis du boulevard
qui enflent leur voix, exagèrent leurs gestes, sortent de toute vérité,
sans parvenir à exprimer des sentimens qu'ils ne ressentent pas et
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. 871
ne comprennent peut-être pas davantage. On peut s'écrier en mon-
trant un parricide de trente ans : — Quoi ! cette jeune tête tom-
berait sur l'écliafaud 'i Ah ! tout mon cœur se révolte à cette pensée!
— On a fait preuve d'une éloquence médiocre, et l'on n'a point ému
le jury. Aussi les grands avocats, réservant leur talent pour les
causes civiles et ne parlant en cour d'assises que dans certaines cir-
constances tout à Tait exceptionnelles, dédaignent ces luttes théâ-
trales où les ressources variées de leur parole sont vaincues par le
bon sens le plus vulgaire. Il est un homme pourtant qui, dans l'au-
ditoire, ne perd pas un mot de ce que dit l'avocat, c'est l'accusé.
Son visage trahit ses émotions, il se reprend à l'espérance, et sur
ces flots d'éloquence dont il est le prétexte, il voit surnager la
barque du salut. Chose étrange, si dans sa plaidoirie le défenseur
parle des premières années de son client, de l'époque de pureté où,
vivant près de sa famille, l'idée même du crime lui était inconnue,
il est sans exemple que le coupable, fùt-il trois fois meurtrier, ne
laisse tomber sa tête entre ses mains et n'éclate en larmes.
Pendant tout le temps que les voix de l'accusation et de la dé-
fense se font entendre, chaque juré, immobile comme un sphinx
d'Egypte, est resté impassible, sentant bien souvent sa conviction
fortifiée par les tentatives mêmes qu'on a faites pour l'ébranler. Le
président demande à l'accusé s'il a quelque chose à ajouter, car la
dernière parole qui doit être entendue est celle de l'homme que me-
nace la loi, puis il clôt les débats (1) et les résume en s'adressant
au jury; il rappelle les charges de l'accusation, les moyens de dé-
fense, et, avant de le convier à se retirer dans la salle des délibé-
rations, il l'adjure de songer à la haute mission qui lui est confiée
et de la remplir avec sincérité. Le jury se retire, et l'audience est
suspendue. Il est tard, les lourds lustres qui tombent du plafond
sont allumés, l'atmosphère est chaude et énervante, cela sent à la
fois la poussière et la foule, il y a moins d'animation que dans le
milieu de la journée : on comprend que la fatigue a saisi tout le
monde; mais la curiosité subsiste, et l'on reste pour connaître le
dénoûment. L'accusé est dans sa geôle, et généralement il éprouve
une sorte de mouvement de détente qui se traduit par de la gaîté.
Il à fini de jouer son rôle, il peut ôter le masque de convention
qu'il a gardé si longtemps; c'est pour lui presque une heure d'ex-
(1) Lorsque TafTaire est scandaleuse, elle est jugée à huis clos. Aussitôt après la lec-
ture de l'intitulé de l'acte d'accusatioa, l'avocat-général requiert qu'on fasse retirer le
public, qui ne rentre dans la salle qu'au moment oîi le président commence son ré-
sumé. Lorsque l'on traverse le Palais de Justice, il est facile de reconnaître s'il y a un
huis clos, car dans ce cas l'escalier qui conduit à la cour d'assises est fermé par une
barrière volante.
872 REVUE DES DEUX MONDES.
pansion, il cause avec ses gardes et il leur fait d'étranges confi-
dences, u Je n'aurais jamais cru, répétait Firon, qu'on pût trou-
ver tant de choses à dire pour ma défense. » Parfois un coup de
sonnette retentit. C'est le jury qui mande le président pour lui
adresser quelque question. Tout ce qui se passe dans la chambre
des délibérations du jury doit rester secret. Des hommes momen-
tanément investis d'une puissance souveraine, représentant à la
fois la conscience du pays et celle de la justice, discutent entre
eux dans la forme qui leur paraît le plus convenable, sans autre
responsabilité que la plus grave de toutes, celle qu'on garde tou-
jours vis-à-vis de soi-même. Ce qu'ils ont dit, nul ne doit le sa-
voir, et seule leur déclaration collective peut être connue. Lors-
qu'ils se sont mis d'accord , que les réponses aux questions posées
par le président ont été inscrites et signées sur une feuille qui res-
tera annexée aux pièces du procès, le jury rentre, la cour revient
prendre séance immédiatement, et alors, au milieu d'un silence sans
pareil, le chef du jury debout, la main posée sur son cœur, dit à
haute voix : « Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu et
devant les hommes, la déclaration du jury est... » Cela est très so-
lennel, et les jurés sont parfois fort émus. Un acteur populaire à
Paris, où il jouait depuis plus de vingt ans sur un théâtre très à la
mode, étant chef du jury (1), fut tellement troublé au moment de
faire connaître publiquement le verdict qu'il ne put jamais lire la
déclaration.
On fait amener l'accusé, auquel le greffier donne lecture du verdict
du jury; puis, sur le réquisitoire de l'avocat-général et après avoir
demandé à l'avocat s'il a quelque chose à dire, le président lit les
articles du code pénal prévoyant le crime commis, et condamne
l'accusé à la peine mentionnée par la loi. Si l'accusé est déclare non
coupable, il est acquitté; tout ce qui vient de se passer n'a été qu'un
mauvais rêve, il rentre indemne et sans flétrissure au sein de la
société. Si le crime ne tombe pas sous le coup d'un des articles
du code, l'accusé est simplement absous. La cour d'assises juge
sans appel; mais, comme il peut s'être glissé quelques erreurs de
forme dans la procédure, le président prévient le condamné qu'il a
trois jours pour se pourvoir en cassation. Les gendarmes emmènent
celui-ci, qui descend l'escalier en vrille où le bruit des pas retentit
lugubrement, et il reprend sa place dans une cellule de la Concier-
gerie. Si criminel que soit un homme, l'idée de justice est très vi-
vante en lui lorsqu'il s'agit de son propre intérêt. On avait jugé en
(1) Le chef du jury es,t le juré dont le nom sort le premier de l'urne lors du tirage
fait par le président de la cour d'assises dans la chambre du conseil.
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. 873
même temps que Firon un nommé Rezet, à qui il avait confié un
coffret renfermant des billets de banque volés. Rezet, sachant que
son ami était arrêté, brisa la boîte et mena joyeuse vie avec l'argent
qu'elle contenait. Accusé de complicité par recel, sans qu'il fût ques-
tion de violation de dépôt. Rezet fut acquitté. Le premier mouvement
de Firon arrivé dans son cachot, au moment où l'on allait le revêtir
de la camisole de force, fut de la colère. « J'ai mérité mon sort,
dit-il; mais qu'est-ce donc qu'un jury pareil? Est-ce que Rezet ne
m'a pas volé, moi? Pourquoi donc ne l'a-t-on pas condamné? »
11 est certaines villes privilégiées où parfois la cour d'assises ne
siège pas, car nulle affaire n'est inscrite au rôle de la session. Il
n'en est point de même à Paris, où le crime est toujours sur pied.
En 1868, la cour d'assises de la Seine a jugé ii89 affaires qui con-
cernaient 657 accusés, dont 534 hommes et 123 femmes; IZjS ont
été acquittés et 504 ont été atteints par des condamnations, ih ont
entendu prononcer contre eux la peine des travaux forcés à perpé-
tuité ou celle de la réclusion perpétuelle; les autres, selon la gra-
vité des crimes qu'ils avaient à se reprocher, ont eu à se partager
873 années de travaux forcés, 636 années de réclusion et 908 an-
nées d'emprisonnement : total, 2,417 années de prison; nul accusé
n'a été frappé de la peine capitale. On peut voir avec quel soin et
quelle science les débats sont conduits; sur 489 affaires, 100 ont
donné lieu à un pourvoi devant la cour de cassation, qui en a re-
jeté 99. Ainsi une seule décision a été cassée pour vice de formes.
lY.
Pour que cette étude soit complète, il me reste à parler sommai-
rement de la Conciergerie et des dépôts des greffes du tribunal de
première instance et de la cour impériale. La Conciergerie, la plus
vieille prison de Paris, celle qui avec ses trois tours saillant sur la
façade a encore une haute mine féodale, s'appelle la maison de jus-
tice, car c'est là qu'on enferme les accusés avant qu'ils ne compa-
raissent en cour d'assises, et les condamnés avant qu'ils n'aient
signé leur pourvoi en cassation. L'ancienne salle des gardes, où l'on
pénètre d'abord en franchissant deux fortes grilles et en descendant
quelques marches, est extrêmement belle; d'architecture ogivale,
soutenue par de fortes colonnes sur le chapiteau de l'une desquelles
on peut voir le plus sérieux épisode de l'histoire d'Héloïse et d'Abei-
lard, très vaste dans ses dimensions, elle a grand air, et rappelle à
la mémoire les vieux contes de chevalerie, La prison en elle-même
est assez exiguë, car elle ne contient que 76 cellules, qui en temps
874 REVUE DES DEUX MONDES.
normal suffisent au service; elles ont, pendant l'année 1868, abrité
les détenus qui étaient attendus à la cour d'assises, ou avaient inter-
jeté appel à la suite d'une condamnation correctionnelle. La partie
de la piison réservée aux besoins de la cour impériale se nomme la
Conciergerie neuve, parce qu'elle a été reconstruite en partie et
aménagée selon le nouveau système pénitentiaire. La vieille Con-
ciergerie a des souvenirs qui ont leur importance dans l'histoire :
là est le cachot où fut enfermée Marie-Antoinette, celui qui vit passer
Danton, le caveau où Robespierre blessé fut déposé, la salle où les
accusés attendaient l'heure de monter au tribunal révolutionnaire;
cette dernière salle sert de chapelle aux prévenus; le cachot de Ma-
rie-Antoinette est orné de peintures et d'inscriptions commémora-
tives. Les bâtimens qui l'avoisinent sont destinés à disparaître
bientôt pour faire place à des constructions plus amples et mieux
appropriées; mais la cellule où fut enfermée la reine de France sera
religieusement conservée. C'est là une erreur; à quoi bon perpétuer
de telles reliques, à quoi bon rappeler toujours aune nation les
fautes qu'on lui reproche, et ne pas rejeter au néant ces souvenirs
lugubres, inutiles témoignages de haines aujourd'hui oubliées?
Un autre corps de logis passablement lézardé et sentant le vieux
est appelé le quariier des rochers. 11 ett destiné à recevoir les
personnes qui, par jugement du tribunal de simple police, ont un
ou deux jours de prison à faire : comme les cochers sont plus que
personne ex^îosés à ces condamnations insignifiantes, ils ont donné
leur nom au préau et aux bâtimens où ils viennent purger leur
peine. C'est là aussi que se trouve rinfirmerie, chambre carrée
chaullée par un poêle de faïence, et qui ne mériterait guère qu'on
en parlât, si, du 12 août au 26 septembre 1840, elle n'avait eu pour
hôte le prince Louis-Napoléon, pendant que la cour des pairs instrui-
sait le procès de Boulogne. Le mouvement des prisonniers à la Con-
ciergerie est assez considérable, car en 1868 il a été de 5,289 en-
trées et de 5,287 sorties. Au 31 décembre, la prison renfermait
91 détenus. Si quelques condamnés obtiennent de faire leur temps
dans la maison de justice, c'est par faveur exceptionnelle et seu-
lement dans le cas où ils ne sont frappés que d'une peine légère.
Le service des détenus entre la prison et le Palais de Justice est
conlié aux gardes de Paris et à la gendarmerie de la Seine. La sur-
veillance est assez bien faite pour qu'on n'ait relevé aucune évasion
depuis plusieurs années.
C'est dans la Conciergerie que la justice garde les accusés, c'est
dans le dépôt et les archives des greffes qu'elle conserve les objets
saisis et les pièces des procès. Le tribunal de première instance et
Ja cour impériale ont des greffes séparés, mais dont l'aspect est
LE PALAIS DE JUSTICE A PARIS. 875
presque semblable, et qui n'ont entre eux que des difTérences de
détails. Dans les dépôts sont placés, étiquetés, tous les objets saisis
chez les criminels ou qui ont servi de pièces à conviction; il y a là
une collection curieuse de monseigneurs , de pinces, d'instrumens
de toute sorte propres aux effractions; les outils de l'assassinat y
sont en grand nombre, couteaux, pistolets et gourdins; les fausses
clés y sont en quantité suffisante pour ouvrir les serrures de tout
Paris. Tous les cinq ou six mois, les greffiers livrent les objets non
réclamés au domaine, qui lestait vendi'e à sonprolit. Par suite d'une
erreur, on était resté quelques années au greffe de première in-
stance sans faire la remise réglementaire, et l'on trouva plus de
1,500 kilogrammes de fausses clés accumulées dans un coin. Les
objets appartenant à des personnes absentes ou contumaces sont
gardés pendant dix ant», et j'ai aperçu là, rangés avec soin, dans
un casier numéroté, les livres de correspondance saisis, il y a long-
temps déjà, chez le directeur d'une agence matrimoniale; toutes
ces paperasses ficelées et scellées contiennent bien des romans. Par-
fois, en se promenant dans ces longues galeries qui occupent les
combles du palais, on aperçoit sous la poussière et les toiles d'arai-
gnées quelque maisonnette de bois blanc qui ressemble à un joujou;
on s'approche, on regarde, et l'on reconnaît le n.odèle d'une mai-
son où un assassinat célèbre a été commis. Le fac-similé minuscule
de la maison de Donon-Gadot est encore au greffe de la cour impé-
riale. La garde de toutes ces impures défroques exige une compta-
bilité des plus étendues ; quant à la surveillance, elle est confiée à
des chats.
Les archives sont d'un aspect triste et terne : des dossiers, des
dossiers et encore des dossiers; du panier gris servant d'enveloppe
à des papiers blancs couverts d'écriture, et ainsi dans des salles
qui se succèdent les unes aux autres, sans caractère spécial, avec
une monotonie que rien ne rompt. Au greffe du tribunal de pre-
mière instance, on pourrai? croire que Petit-Jean a déposé le gros
sac de procès qu'il traîne en paraissant sur le théâtre; vieilles pro-
cédures aux formes mystérieuses et compliquées qui dorment là
dans leur vêtement de grosse toile, et que nul doigt de procureur
ne feuillettera plus. Quelques-uns de ces sacs, bourrés jusqu'à l'ou-
verture, sont plus amples que ceux où les paysans enferment le
blé; d'autres, fort modestes, ressemblent à des sacs de 500 francs.
Près de ces débris d'un autre âge, j'aperçus une lourde liasse iso-
lée sur laquelle je pus lire liste générale des émigrés. Le greffe
de la cour impériale est riche en causes criminelles. Il exisle là,
dans ces vastes greniers, au milieu de ces monceaux de paperasses
rangées avec un ordre minutieux, des richesses historiques sans prix,
876 REVUE DES DEUX MONDES.
auxquelles nul ne peut toucher, car les recherches sont sévèrement
interdites aux greffes du Palais. Bien des énigmes ont là leur so-
lution perdue dans le fatras des dossiers; bien des pièces autogra-
phes et curieuses sont annexées aux mémoires à consulter; bien
des lettres de hauts personnages sont mêlées aux requêtes gros-
soyées. Est-ce que tout cela restera éternellement enfoui dans les
combles du Palais de Justice, et les archives de l'empire ne de-
vraient-elles pas rendre à l'étude et mettre en circulation tant de
documens inédits, inconnus et intéressans?
J'ai essayé de raconter les rapports qui existent entre la justice
et les coupables, limitant mon étude à la cour d'assises, afin de
mieux me>urer la profondeur de l'abîme que la loi a franchi depuis
la révolution française. Aujourd'hui, grâce à des formes très lentes,
— Tliémis est boiteuse, disaient les anciens, — grâce à de minu-
tieuses prescriptions, grâce aux garanties qui à l'audience entou-
rent l'accusé, grâce au fonctionnement régulier et obligatoire du
jury, grâce à la probité des magistrats et aux progrès incessans de
la médecine légale, la justice offre chez nous toutes les conditions
de sécurité désirables. Est-ce à dire pour cela qu'on ne commette
point d'erreurs judiciaires? Non pas. Des exemples restés dans
toutes les mémoires prouvent que les magistrats et les jurés sont
des hommes, et que, malgré la ferme volonté de bien faire, il est
dans la nature humaine de se tromper; mais on peut affirmer que
le nombre de ces erreurs, déjà peu fréquentes, tend chaque jour à
se restreindre encore. L'ensemble de nos lois pénales et d'instruc-
tion criminelle est bon; ce serait exagérer que de le déclarer par-
fait. Nos codes seront améliorés, il n'en faut point douter; on en a
déjà arraché les feuillets où étaient inscrits les sinistres articles de
la marque et de l'exposition publique; d'autres peines trop violentes
et disproportionnées iront rejoindre le fer rouge et le carcan. Toute
génération doit travailler à donner de la justice une idée plus haute
et plus abstraite, à prouver que la modération des châtimens amène
l'adoucissement des mœurs, et à faire triompher ces nobles prin-
cipes d'équité qui sont la gloire d'une nation; espérons que la nôtre
ne faillira point à ce grand devoir.
Maxime Du Camp.
SAINT PAUL
ET
LA FONDATION DU CHRISTIANISME
Saint Paul, par M. Ernest Renan, 1 yoi. in-S", 1869.
Le lendemain de la mort de Jésus, ni le gouvernement de Tibère,
ni la police satisfaite des Juifs, ni la foi quelque peu troublée des
compagnons de l'humble victime, ne se doutaient qu'une religion
nouvelle était née. Le christianisme semblait sortir de terre quand
Néron le frappa l'an 6h. Depuis près de trente ans, comme ces
fleuves que le sable boit près de la source et qui coulent sans bruit
sous le sol, il vivait sourdement, et dans son progrès continu éten-
dait de toutes parts ses mille bras. Les historiens contemporains
n'ont pas connu les insaisissables mouvemensqui agitaient les cou-
ches inférieures de la société ou ont dédaigné d'en fixer la trace.
C'est l'honneur de notre siècle d'avoir découvert qu'il y a plus de
poésie, plus de grandeur et de véritable intérêt dans l'histoire des
idées et des croyances que dans celle des expéditions militaires, et
que la civilisation a plus gagné aux grandes et pacifiques effusions
d'idées qu'aux chocs des peuples et aux duels des conquérans.
En mourant, Jésus laissait après lui une petite famille d'amis et
de disciples fidèles. De tous, on pouvait dire qu'ils s'étaient moins
donnés à une doctrine qu'à un maître. Après qu'ils l'eurent perdu,
les uns allèrent ensevelir en Galilée le souvenir de ce temps déli-
cieux pendant lequel ils avaient vécu comme dans un rêve, près de
REVUE DES DEUX MONDES.
lui, tout en lui, et vieillirent doucement dans l'attente du retour
prochain du Seigneur, Les autres installèrent à Jérusalem, auprès
du temple, dont aucun n'était encore détaché, une petite société
dont le seul dogme était la foi en Jésus le Messie, qu'ils avaient vu
en sa chair et qu'ils espéraient revoir en sa gloire, — le seul signe
d'initiation le baptême, — le seul rite de fraternels et simples ban-
quets de commémoration. Les seules pratiques disiinctives étaient
le culte de la pauvreté en commun, le sacrifice de ses biens et
de sa personne pour le soulagement des misérables. Les premières
recrues furent quelques Juifs pieux ou des pî^osélyfcs, petit monde
aux yeux des orthodoxes de vieille race.
L'esprit de Jésus était là; mais y pouvait-on voir le christianisme?
11 était bien sans doute que quelques hommes, unis au nom d'une
sainte mémoire, donnassent l'exemple de la pauvreté volontaire, de
l'abnégation, et ouvrissent à tous les malheureux les consolations
fécondes de la vie intérieure: mais une pareille association semblait
encore avoir peu d'avenir. Les circonstances et chez quelques-uns
des disciples du lendemain une hardiesse inconnue aux disciples de
la veille élargirent et transformèrent la communauté.
Les chefs de l'orthodoxie juive, jaloux à l'excès de l'unité, très
défians à l'endroit des mouvemens et des prédications populaires,
prirent l'alarme et employèrent les voies de rigueur. Pierre et Jean
furent mis en prison, battus de verges, cruellement menacés, s'ils
ne restaient en repos. Etienne fut lapidé. C'est la première ren-
contre du christianisme avec le pouvoir et la première persécu-
tion. Il convient de remarquer qu'elle n'est pas à la charge de
Rome. Les violences dispersèrent la secte nouvelle sans étoulfer ni
la foi ni l'ardeur de ses membres. On porta l'Évangile en Samarie,,
C'était montrer qu'on faisait bon marché des haines séculaires
d'Israël. L'action individuelle, plus vive et surtout plus libre, rem-
plaça l'action commune. Pendant que les apôtres, obéissant, suiv«-nt
une tradition, à la parole du maître, restaient à Jérusalem, quelque
peu entravés sans doute parla surveillance des autorités religieuses,
de simples fidèles, soustraits par la force des choses à la direction
des douze et ne prenant conseil que de leur fài, couraient les pro-
vinces voisines, poussaient jusqu'en Syrie, recrutant çà et là des
adhérens à la doctrine de Jésus.
Parmi ces ouvriers de bonne volonté et ces intrépides voyageurs
qui travaillèrent si puissamment à jeter l'a semence chrétienne dans
le monde, Paul d'e Tarse lient une place à part. On l'appelle l'a-
pôtre des gentils. S'il n'a pas fait le chrirstianisrae , il a fondé, il
a commence la société chrétienne. Comparé aux douze, il semble
avoir peu d'autorité. Il n'a pas connu Jésus, il n'a pas entendu sa
parole. Cette infériorité, il la compense par une ardeur de prose-
L OEUVRE DE SAINT PAUL. 5/9
lytisme extraordinaire, par un clvAvoûrnent sans bornes à la cause
qu'il a embrassée, par une intelligence de la doctrine nouvelle et
une largeur de vues merveilleuses, par l'union en sa personne de
l'âme du prophète et du bon sens du moraliste, par un esprit d'eiïu-
sion et de hardiesse sans lequel il est peut-être permis de dire
que la foi nouvelle n'eût pas dépassé l'étroite enceinte des syna-
gogues. Auprès des disciples galiléens, Paul est un lettré. Il est né
dans un centre de culture très raffinée. 11 a été nourii dans l'étud
de la loi à l'école d'un des maîtres les plus illustres du temps, et les
exercices ai'ides de la scolastique pharisienne n'ont jDas éteint le feu
dont son âme est faite. 11 était à Jérusalem lorsiju'eut lieu l'exécu-
tion d'Etienne, et alors il se signala par sa violence. Son zèle contre
les sectaires allait au point qu'il sollicita du sanhédrin une com-
mission d'inquisiteur h Damas. C'est en se rendant dans cette ville
qu'il reçut le coup de foudre, fut illuminé, et embrassa la foi qu'il
allait combattre, il sera désormais le plus ardent des mission-
naires, le plus libre et en même temps le plus impérieux interprète
de l'Evangile.
M. Renan, dans ses Apôtres, nous a raconté la conversion de
Paul et les premiers temps qui suivirent. C'est la partie la plus
obscure de sa vie. On sait qu'il demeura trois années dans le Hau-
ran, fit une apparition de quelques jours à Jérusalem, séjourna en
Cilicie, et pendant un an ou deux en Syrie et à Antioche. On n'a
pas oublié la forte et vivante peinture que M. Renan a faite de cette
ville, dont le rôle est capital à l'âge apostolique. Jérusalem, qui
a vu mourir Jésus et garde son tombeau vide, restera pour les
fidèles jusqu'aux environs de l'an 70 la ville sainte, l'église-mère et
comme le siège vénéré de l'amphictyonie chrétienne. Antioche,
grande ville populeuse, mêlée, sans patriotisme ni noblesse, avec
ses Asiatiques corrompus et superstitieux, ses Grecs de tout métier,
ses Juifs tolérans, amis des étrangers, moins étroitement liés par
les traditions et les scrupules nationaux que ceux de Palestine, de-
vient le foyer du christianisme actif, mililant et cosmopolite. Quel
moment fut plus propice? La civilisation et la conquête ont fait
leur œuvre. La philosophie, sans avoir pénétré les âmes, les a pré-
parées. Les institutions locales sont partout énervées, les mœurs
adoucies jusqu'à l'amollissement, la confusion religieuse extrême, le
goût des croyances et des pratiques orientales universel, la tolé-
rance des pouvoirs publics en matière religieuse fort large. La paix
et l'unité romaine fraient la voie à une vaste propagande. Les Juifs,
qui ont des synagogues ou des oratoires dans la plupart des villes
de l'empire, et dont le prosélytisme discret a déjà entamé la so-
ciété païenne, offrent aux porteurs de l'Évangile des points d'at-
taque pour l'invasion et la conquête pacifique du monde, et en
880 REVUE DES DEUX MONDES.
même temps, parmi leurs disciples répandus en tous lieux, un ter-
rain tout prêt et comme des chréliens presque ébauchés.
A ce moment, saint Paul entre dans le plein jour de l'histoire. Le
nouvel ouvrage de M. Ernest Renan le prend au moment où il com-
mence avec deux compagnons son premier voyage apostolique, et
le conduit jusqu'au milieu de l'an 61, époque où il arrive à Rome
prisonnier et appelant au tribunal de césar. Dans l'histoire entière
du christianisme, ces seize années (/i5-61) sont celles qui comptent
le plus, et qui furent les plus décisives. Elles ont consacré l'œuvre
de Jésus. Ce sont aussi dans l'histoire des origines chrétiennes les
années les mieux connues. Saint Paul les remplit, et leur histoire,
c'est sa propre histoire. Les deux bouts de la carrière de Paul sont
plongés dans l'obscurité. Nous ne savons rien de lui jusqu'à l'an-
née de sa conversion; nous en sommes réduits à quelques vagues
indications pour les temps qui suivent jusqu'à sa première mission.
De même, à partir de son arrivée à Rome, il semble se perdre
et disparaître dans la confusion de la grande cité. La chronolo-
gie permet seulement de le suivre jusqu'aux approches de la san-
glante tragédie de l'an 64. S'il fat donc jamais légitime de dési-
gner par un nom propre une période historique, celle que parcourt
M. Ernest Renan dans son récent ouvrage, petite par la durée, plus
pleine que bien des siècles si l'on pèse les événemens, est juste-
ment nommée par le grand nom qui sert de titre au troisième vo-
lume des Origines du Christianisme. La pensée chrétienne compte
à ce moment de nombreux interprètes, bien que nous n'en connais-
sions que quelques-uns. Chaque disciple est un instrument de pro-
pagande, et les plus passifs même sont comme des échos qui ren-
voient en tous les sens la parole reçue. Chaque fidèle porte partout
avec lui la contagion de sa foi. Qui le premier prononça le nom
du Christ à Chypre, à Ântioche, à Éphèse, à Corinthe, et en Italie à
Pouzzoles et à Rome? Ce ne fut ni saint Pierre ni saint Paul, entre
lesquels la tradition partage si injustement l'honneur d'avoir con-
quis le monde à l'Évangile, ce fut quelque humble disciple sans
nom pour ses contemporains comme pour nous, quelque obscur
artisan comme cet Aqiiila que Paul trouve à Corinthe quand il y met
le pied pour la première fois. Tout enthousiasme est communicatif.
Aux époques de fermentation et d'éclosion religieuse, la propagande
est partout. La foi vraie brûle de se répandre. Le cœur déborde, les
lèvres s'ouvrent d'elles-mêmes. L'esprit souffle sur Lss petits comme
sur les grands, égale presque la bonne volonté au génie, inspire à
tous les paroles persuasives et transforme les femmes les plus ti-
mides en missionnaires. On sait quels phénomènes d'exaltation et
de délire sacré se produisaient dans les premières réunions des
fidèles. La prophétie surabondait. Les transports extatiques arra-
l'oeuvre de saint PAUL. 881
chaient aux âmes des paroles indistinctes, des soupirs, des cris,
des sanglots. Une sorte de folie divine courait sur l'assemblée. On
se serait cru au milieu de gens ivres ou de popsédés. C'est ce qu'on
a appelé la descente de l'Esprit et le don des langues. Ces crises
nerveuses, qui se manifestèrent pour la première fois dans une
chambre haute de Jérusalem, quelques semaines après la mort de
Jésus, et qui étaient fréquentes encore au temps de saint Paul, nous
permettent de juger de l'état des âmes et de l'extraordinaire besoin
d'épanchement qui les devait posséder. On peut comprendre par là
que la foi chrétienne compta au commencement autant d'initia-
teurs que de disciples. Paul cependant brille entre tous. A[)rès le
divin fondateur, qui est hors de pair, nul ne contribua autant que
lui à la diffusion et à l'établissement de l'œuvre nouvelle; nul ne
la conçut aussi plus largement.
1.
Le Saint Paul de M. Ernest Renan est un livre dont plusieurs
détails pourront être contestés, mais dont la forte construction ne
sera pas ébranlée. L'impression générale qu'on recueille de ce re-
marquable ouvrage est la satisfaction de trouver, au lieu de froides
abstractions, le sentiment de la réalité et de la vie. Tout y est
animé, la nature et les personnes. Les descriptions de lieux, quand
l'auteur s'arrête à les esquisser, prennent sous sa plume un charme
et un relief étonnans. On y devine l'émotion née du spectacle et
du contact des choses. On sent que M. Pienan est allé chercher dans
les pays mêmes où Paul a vécu les traces de ses pas. Le temps et
plus encore les révolutions politiques ont tout changé dans ces lieux
qui furent le berceau de la civilisation et de la foi modernes. En
plus d'un endroit, les ruines mêmes des cités antiques ont péri.
L'inviolable nature a seule gardé sa jeunesse, et à qui sait la voir
et Pentendre comme M. Renan, elle fournit des traits d'un grand
prix; mais ce n'est là que le cadre du tableau. On a un plaisir plus
vif encore à y voir agir des personnages animés d'une vraie vie
humaine. Les acteurs que M. Renan met en scène, plus grands ou
meilleurs que nous, sont cependant nos semblables. Chacun a son
caractère, sa physionomie, ses passions et ses préjugés. Les que-
relles, les aigres disputes, les intrigues, ont place parmi ces hommes,
excellens sans doute et pleinement désintéressés, mais dont l'intel-
ligence et les vues n'ont pas même largeur, et qui ne comprennent
pas de la même manière la doctrine dont ils sont les gardiens et les
hérauts. Le Jésus de M. Renan paraissait à plusieurs suspendu entre
ciel et terre. Il semblait qu'au point de vue de l'histoire, qui ne
TOME îXNXii. - 1809. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
connaît que les choses humaines, il ne fût pas assez homme, assez
homme de son pays et de son temps, et portât sous l'habit d'un
« jeune villageois » une âme trop séraphique. Ici les têtes sont sans
auréole, et l'atmosphère où se meuvent les personnages n'est pas
dillerente de la nôtre. Paul n'est plus ce fier et beau chevalier que
la statuaire se plaît à représenter la main appuyée sur l'épée de
combat comme un des preux de Charlemagne. C'était un petit Juif,
chétif, malingre, chauve, aux genoux cagneux, avec un nez d'aigle
sous une ligne continue d'épais sourcils; dans ce corps misérable
habitait une âme violente et douce à la fois, pleine de fougue et
d'onction, irritable à l'excès et prompte à l'ironie la plus amère,
mais en même temps dévouée jusqu'à l'abnégation, droite et reve-
nant facilement. De même Pierre et Jacques sont de plain-pied avec
notre humanité. Les contours indécis et mollement baignés dans
un bleu tendre ont disparu; tous les traits sont nettement marqués.
Le crayon, sans cesser d'être délicat, est plus ferme. La rêverie
y trouve moins son compte, la raison est plus satisfaite. Au reste,
M. Renan procède non par portraits achevés en une fois et d'un seul
coup, mais par touches successives, de telle sorte que les figures
s'éclairent, se complètent et se fixent à mesure qu'on avance dans
son histoire.
M. Ernest Renan fait précéder son récit d'une introduction inti-
tulée Critique des documens originaux. Ces documens, comme on
sait, sont les seize derniers ciiapitres du livre des Actes des Apôtres,
où il n'est guère question que de saint Paul, et les Epitresûe ce der-
nier. Peut-être quelques critiques plus radicaux, tout en admettant
que les seize derniers chapitres des Actes ont plus de valeur que les
douze premiers, allégueront-ils qu'il est difficile d'accorder qu'une
moitié de l'ouvrage soit presque entièrement légendaire et l'autre
presque entièrement historique; l'ouvrage en somme est d'une
même main; l'unité n'y peut être scindée d'une manière aussi
tranchée. Si le commencement trahit un parti- pris d'édification
à outrance, ce parti-pris est visible aussi à la fin, dans tout ce qui
n'est pas pur récit et jusque dans certains faits imaginés ou modi-
fiés à dessein. Quant à la critique des Ejntres de saint Paul, elle
est un modèle de discussion lumineuse et serrée. M. Renan y éta-
blit que, des treize épîtres dont l'apôtre se déclare lui-même l'au-
teur dans la première phrase de chacune, VEpitre aux Ephésiens
est fort douteuse, bien qu'elle puisse être regardée comm.e un mo-
nument contemporain ou d'une date très voisine, les deux Epîtres
à Timotliêe et VEpitre à Tite sont décidément apocryphes. Les rai-
sons par lesquelles il combat l'authenticité de ces trois lettres dites
pastorales nous paraissent absolument sans réplique. M. Renan n'a
rien dit d'autres pièces, comme les Homélies et les Reconnaissances
l'oeuvre de saint PAUL. 883
du pseudo-Clément, dont il a fait çà et là un juste usage. Une dis-
cussion sur l'âge et le caractère de cette étrange littérature clé-
mentine eût pourtant été intéressante.
Le Saint Pmd s'ouvre au moment où l'apôtre, portant avec lui
le christianisme et sa fortune, s'embarque à Séleucie, le port d'An-
tioche, avec Barnabe et Jean-Marc pour attaquer l'Occident. C'est
aux villes qu'ils se rendent. Dans les campagnes, la tradition a de
trop fortes racines, les besoins religieux n'engendrent ni mysticisme
ni rêverie, et les cérémonies des aïeux suffisent à les satisfaire;
puis les Juifs ont des colonies ou des ghetto dans tous les centres
populeux, et l'hospitalilé cordiale qu'ils offrent à leurs compatriotes
étrangers assure aux missionnaires un point d'appui précieux. A
qui s'adresser d'abord, si ce n'est aux Juifs? JNe sont-ils pas de
la même famille religieuse, n'ont-ils pas les mêmes livres sacrés,
la même éducation, les mêmes habitudes d'esprit? Sans parler de
la primauté d'Israël sur les gentils, que Jésus avait attestée et que
tous ses disciples à cette heure reconnaissaient sans conteste, c'était
comme une nécessité de situation d'aller d'abord à ceux avec qui
on avait tant d'idées communes. C'est ce que Paul fit partout.
Sans descendre jusqu'aux purs païens, philosophes ou poUtiques,
avec qui on n'avait nul point de contact et qu'on n'avait guère
chance de gagner, la matière sur laquelle les missionnaires pou-
vaient travailler fructueusement ne manquait pas. Entre les Juifs
orthodoxes et les païens entêtés, les deux classes où la propagande
chrétienne eut le moins de prise, il y avait les prosélytes juifs, les
gens « craignant Dieu, » ensuite toute une masse confuse de bonnes
âmes fatiguées des pompes bruyantes et vides de la religion com-
mune, portées par le naturel efibrt d'une conscience pure à cher-
cher un idéal au-delà du monde, et inclinant déjà vers un mono-
théisme plus ou moins décidé. C'est dans ce milieu obscur et un peu
trouble que le christianisme se recrutera presque exclusivement
pendant les deux premiers siècles.
La carrière apostolique de Paul se résume en trois voyages cir-
culaires dont le rayon s'est étendu chaque fois un peu plus vers
l'occident et le nord. Le point de départ, ainsi que le point d'arri-
vée, est constamment Antioche. Après chacune de ces courses, le
livre des Actes ramène Paul à Jérusalem, comme s'il eût eu besoin
de se retremper et de fortifier son autorité auprès des douze. Il est
certain que c'est là que sa carrière vint échouer, mais on peut dou-
ter qu'il y soit allé si souvent. Antioche était la ville de son cœur
et comme sa patrie d'adoption. C'est là qu'il avait trouvé sa voie, là
que résidaient ses plus vieux amis et ses premiers disciples. Il y
revenait leur conter ses luttes et ses succès, chercher auprès d'eux
le soutien dont les âmes les plus fermes ont besoin. Dans sa pre-
88Zi REVUE DES DEUX MONDES.
mière mission, l'apôtre visita la partie méridionale de l' Asie-Mi-
neure, et fonda ses premières églises de gentils, les églises des Ga-
lates, comme il les appelait; dans la seconde, il poussa jusqu'en
Macédoine et mit le pied sur le sol grec; dans la troisième, il fit
pénétrer l'Évangile dans le centre de l' Asie-Mineure. Les épisodes
de ces pacifiques expéditions sont en général peu variés. M. Renan,
grâce à la magie de son style, aux détails pittoresques dont il en-
tremêle son récit, aux vives et délicates peintures des pays et des
caractères, a su donner à cette odyssée, forcément aride et mono-
tone sous une autre plume, l'intérêt d'un roman.
11 y avait alors comme un universel besoin d'échanger ses idées.
La philosophie avait dès longtemps perdu toute force d'invention;
mais dans le domaine de la morale pratique elle aspirait à sortir
des écoles, à se répandre, à interpréter la religion commune ou à se
substituer à elle. Apollonius de Tyane courait 1 Orient et l'Occident,
enseignant la foule du haut des degrés des temples : Dion Ghryso-
stome, Euphrate de Tyr, Plutarque, donnaient çà et là des séances
de beau langage et de bonne morale. Musonius Rufus prêchait
même à l'armée. Plus d'un de ces beaux esprits et de ces moralistes
nomades put se croiser avec saint Paul. Lequel d'entre eux, en
voyant ce pauvre artisan, ou en entendant ce sophiste d'une nou-
velle espèce, ce parleur de foire, comme on disait à Athènes, pou-
vait imaginer qu'il portât dans sa besace les destinées de la civili-
sation? u II ne faut pas, dit M. Renan, se représenter ces voyages
comme ceux d'un François-Xavier ou d'un Livingstone, soutenus
par de riches associations. Les apôtres ressemblaient bien plus à
des ouvriers socialistes répandant leurs idées de cabaret en cabaret
qu'aux missionnaires des temps modernes. Leur métier était resté
pour eux une nécessité; ils étaient obligés de s'arrêter pour l'exer-
cer. De là des retards, des mortes-saisons, mille pertes de temps. »
Si Dion parlait en inspiré, si Apollonius était précédé d'une ré-
putation de thaumaturge, Paul aussi, paraît-il, ne refusait pas les
prodiges à la crédulité de ses auditeurs. Il fallait frapper l'imagi-
nation populaire; on n'avait de succès qu'à ce prix. Pierre et Simon,
suivant la tradition, faisaient assaut de miracles; de même à Néa-
Paphos, Paul et le sorcier Barjésu se livrèrent à un tournoi de thau-
maturgie en présence du gouverneur de l'île, Sergius Paulus. Plus
tard, à Éphèse, Paul inspira une telle confiance dans ses formules
que nombre de païens brûlèrent leurs livres de magie. Pour qui
connaît le milieu où opérait saint Paul, ce qui paraîtrait surprenant,
ce serait sans doute qu'il n'eût pas fait de miracle, c'est-à-dire qu'on
ne lui en eût pas prêté. L'apôtre trouvait partout du reste une très
vive résistance de la part des Juifs orthodoxes. Voici comment les
choses se passaient d'ordinaire, Paul arrive dans une ville nouvelle,
l'oeuvre de saint PAUL. 885
se rend le jour du sabbat à la synagogue ou à l'oratoire, et prêche
aux Juifs assemblés le mystère de Jésus. Divers sentimens se par-
tagent les auditeurs. L'étonnement et une curiosité sympathique
s'éveillent chez les uns, le scrupule et la défiance chez les autres.
L'apôtre revient à la charge les samedis suivans. Les passions s'avi-
vent et s'exaltent, les scrupules se tournent en scandale et en colère;
Paul persiste. L'opposition l'irrite et donne à sa parole l'âpreté de la
menace et comme l'accent des vieux prophètes. Deux partis se for-
ment. Quelques-uns se sont sentis touchés au cœur, le plus grand
nombre est hostile et répond aux prédications par des huées. Paul
s'adresse alors aux païens. Il leur dit que Jésus ne fait pas accep-
tion de personnes, et qu'il suffit pour être sauvé de croire et de se
donner à lui. On l'écoute, il en gagne quelques-uns à sa foi. La
rage des Juifs s'en accroît et se traduit en violences. Ici on lui jette
des pierres, là on ameute contre lui la populace, on met en mou-
vement l'autorité, qu'on sait plus soucieuse de l'ordre que de la
liberté individuelle, et qui commence en général par faire arrêter et
bâtonner les agitateurs. Quand ils étaient plus intelligens ou mieux
avisés, les agens du pouvoir refusaient de se laisser entraîner à
prendre parti dans des querelles de doctrine. C'est ainsi qu'à Go-
rinthe Gallion répondait aux Juifs qui avaient traîné Paul à son tri-
bunal et se plaignaient de ce qu'il portât atteinte à leur loi : « S'il
s'agissait de quelque crime ou de quelque méfait, je vous écoute-
rais comme il convient; mais, s'il s'agit de vos disputes de mots,
de controverses sur votre loi, voyez-y vous-mêmes. Je ne veux pas
être juge en de pareilles matières. » Réponse admirable, dit très
justement M. Renan, et digne d'être proposée pour modèle aux
gouvernemens civils quand on les invite à s'ingérer dans les ques-
tions religieuses. Pourquoi donc écrit-il à la page suivante : « Si,
au lieu de traiter la question religieuse et sociale avec ce sans-gêne,
le gouvernement se fût donné la peine de faire une bonne en-
quête impartiale, de fonder une solide instruction publique, de ne
pas continuer à donner une sanction officielle à un culte devenu
complètement absurde; si Gallion eût bien voulu se faire rendre
compte de ce que c'était qu'un juif et un chrétien, lire les livres
juifs, se tenir au courant de ce qui se passait dans ce monde sou-
terrain, si les Romains n'avaient pas eu l'esprit si étroit, si peu
scientifique, bien des malheurs eussent été prévenus. » A quel titre
et en quelle qualité le proconsul d'Achaïe eût-il fait une enquête?
A titre de magistrat? Il sortait de son rôle et excédait sa compétence.
En qualité de philosophe et de curieux ? Son opinion particulière
était de petite conséquence. C'eût été un chrétien de plus peut-
être, ce qui n'eût en rien changé l'opinion ni les mœurs. En admet-
tant qu'il eût ordonné une instruction, à qui en eût-il confié le soin?
886 REVUE DES DEUX MONDES.
A des païens éclairés? Ils eussent sans doute conclu, comme Pline le
Jeune cinquante-neuf ans plus tard, qu'il n'y avait là qu'une su-
perstition monstrueuse et détestable. A des Juifs? Ils se prononçaient
assez haut et criaient tous au sacrilège. A des chitliens? Ils eussent
été juge et partie. Reprocher à Gallion de n'avoir pas compris le
christianisme, c'est, semble-t-il, lui reprocher précisément d'avoir
été païen. A son tribunal, il ne parut pas l'être, il ne se montra
pas l'homme d'une religioin; il fut l'homme de la loi, qui connaît non
des opinions, mais des actes.
La seule opposition violente que Paul rencontra donc dès le com-
mencement de son apostolat est celle des Juifs. Elle sera impla-
cable, et croîtra avec le temps. Cela seul atteste qu'il est le vrai
continuateur de Jésus, l'héritier et l'interprète fidèle de sa pensée.
Quant à la politique romaine, elle est neutre; elle ne protège ni
n'attaque les chrétiens, elle les ignore. Si en plusieurs circonstances
elle sévit contre Paul et ses compagnons, c'est qu'ils sont désignés
comme des fauteurs de troubles, et que la cause de l'ordre public
paraît en jeu. Dans ses rigueurs discrétionnaires, la question de
doctrine tient une si petite place qu'à P»ome, sous le règne de
Claude, le nom du Christ ayant excité quelque tumulte dans le
quartier juif, l'administration expulsa tous les Juifs en bloc, sans
distinguer entre les partisans et les adversaires de ce Chrestus in-
connu.
C'est dans les villes populeuses que le christianisme gagna le
plus facilement ses adhérens. « Il germa, dit excellemment M. P«e-
nan, dans la corruption des grandes villes. Cette corruption en effet
n'est souvent qu'une vie plus pleine et plus libre, un plus grand
éveil des forces intimes de l'humanité.. » Quand Paul passa de Ma-
cédoine à Athènes, il sembla qu'il fût dépaysé. Au lieu de ces âmes
bonnes, simples et un peu passives, il trouvait des esprits éveillés,
curieux, railleurs et sceptiques. Ces Grecs, quoique dégénérés,
avaient gardé de l'héritage des aïeux le goût des lettres, la subti-
lité d'esprit et un certain fonds de libre pensée qui les rendaient
rebelles à la foi. Paul en fit l'expérience. Le discours qu'il prononça
à l'Aréopage est singulier. C'est comme un essai timide et un peu
gauche de superposer le christianisme à la philosophie. L'apôtre,
qui prétendait se faire tout à tous, se fit Grec un jour pour parler à
des Grecs. On l'écouta d'abord avec curiosité; mais, quand il en
vint à la résurrection des morts, il fut interrompu, doucement
moqué, éconduit. Il ne revint point à Athènes. On dirait même
qu'il a perdu le souvenir d'y être venu jamais. « Ce qui caractéri-
sait la religion du Grec autrefois, ce qui la caractérise encore de
nos jours, dit à ce sujet M. Renan avec beaucoup de justesse, c'est
le manque d'infini, de vague, d'attendrissement, de mollesse fémi-
l'oeuvre de saint PAUL. 887
nine; la profondeur du sentiment religieux allemand et celtique
manque à la race des vrais Hellènes... Une telle race eût accueilli
Jésus par un sourire. Il était une chose que ces enfans exquis ne
pouvaient nous apprendre : le sérieux profond, l'honnêteté simple,
le dévoûment sans gloire, la bonté sans emphase. Socrate est un
moraliste de premier ordre; mais il n'a rien à faire dans l'histoire
religieuse. Le Grec nous paraît toujours un peu sec et sans cœur : il
a de l'esprit, du mouvement, de la subtilité; il n'a rien de rêveur,
de mélancolique. Nous autres, Celtes et Germains, la source de
notre génie, c'est notre cœur. Au fond de nous est comme une fon-
taine de fées, une fontaine claire, verte et profonde, où se reflète
l'infini. Chez le Grec, l'amour-propre, la vanité, se mêlent cà tout; le
sentiment vague lui est inconnu, la réflexion sur sa propre destinée
lui paraît fade. »
Paul emporta d'Athènes une sorte de rancune amère contre la
culture de l'epprit. Ayant échoué dans la ville des savans et des
raisonneurs, il en voulut à la science et à la raison. Il réussit mieux
à Gorinthe, la moins grecque des villes grecques, et à Éphèse, où
le goût du merveilleux et la mollesse générale des mœurs prédes-
tinaient en quelque sorte les âmes au christianisme. Le nom de
Jésus avait déjà retenti dans ces deux villes, Paul en fit son quar-
tier-général, et travailla de tout son cœur à multiplier et à fécon-
der la bonne semence. Il avait, depuis qu'il voyageait, noué de
nombreuses relations, et laissé des disciples dans la plupart des
villes qu'il avait visitées. En son absence, ces disciples s'aban-
donnaient au découragement ou mettaient en oubli les sages di-
rections qu'il avait données. Plusieurs se laissaient séduire par un
autre évangile que de bonne heure on opposa à celui de Paul. Il
eût fallu que le maître fût partout à la fois pour fortifier les faibles,
gourmander les oublieux et les ingrats, ramener les égarés, se-
couer la torpeur des uns, modérer l'enthousiasme intempérant des
autres, ranimer les flottantes espérances. Paul se multiplia en écri-
vant. Ses lettres, c'était encore sa chaude et vivante paiole. La cor-
respondance de Paul tient de la sorte une grande place dans son
œuvre. On ne saurait sans doute ranger les épîtresde l'apôtre parmi
les chefs-d'œuvre de la littérature épistolaire. Paul n'est pas, à pro-
prement parler, un écrivain. Nul ne s'inquiéta jamais moins décom-
poser et ne porta plus loin le dédain de la manière, l'oubli de l'art
et de ce que nous appelons l'élégance et le bon goût. Cependant
nul ne possède plus de personnalité dans la façon d'exprimer ce
qu'il pense et ce qu'il sent. Le langage suit chez Paul le train de
l'idée, et comme l'idée est exubérante, il est impétueux, heurté,
saccadé, incohérent. Le raisonnement est indiqué, pas toujours
suivi. Les transitions sont rares, les phrases interrompues, tron-
888 REVUE DES DEUX MONDES.
quées. La dialectique est entraînante, les raisons ne sont pas tou-
jours bien fortes. L'apôtre a sa logique, comme il a sa grammaire.
Dans aucune littérature pourtant, il n'y a d'œuvre plus fortement
individuelle. C'est en lisant saint Paul qu'on a le droit de dire que
le style est l'homme même. L'apôtre se peint tout entier dans ses
lettres avec tous les contrastes qui composent sa riche et ondoyante
nature. « Il y est à la fois vif, rude, poli, malin, sarcastique, puis
tout à coup tendre, délicat, presque mièvre et câlin. » On y trouve
tous les tons, et si j'ose dire toute la gamme de l'âme humaine de-
puis les élans les plus élevés du mysticisme jusqu'au bon sens le plus
solide de la sagesse pratique. On peut s'en convaincre en lisant les
épîtres ait.r Thcssaloniciem et celles r/2/,r Corinlhieiis. Paul, quand il
écrivit ces dernières, était à Éphèse. H eut à y subir des tribulations
et des épreuves qui semblaient supérieures aux forces humaines.
L'opposition, les outrages et les violences des Juifs, les cris de mort
de la populace païenne soulevée par leurs menées, il y était fait;
les calomnies et les intrigues des faux frères, il y résistait depuis plu-
sieurs années sans faiblir; la maladie, il la traînait presque toujours
avec lui. A tout cela se joignit cette amère douleur d'apprendre à plu-
sieurs reprises les divisions, les abus, les désordres de toute espèce
qui se produisaient parmi ses fidèles de Corinthe, désordres dans la
vie privée, désordres dans les réunions, où la fureur prophétique
éclatait en scènes de convulsionnaires, désordres dans les repas en
commun, où plusieurs se gorgeaient et buvaient jusqu'à l'ivresse
pendant que d'autres, faute d'avoir rien apporté, mouraient de faim
à la porte. Dans cet or de la primitive église, moins de trente ans
après la mort du Christ, il y avait déjà bien des scories. Les pre-
miers chrétiens sortaient en général des classes les plus humbles de
la société. 11 ne pouvait pas se faire que la prédication nouvelle eût
transformé d'un seul coup des natures incultes. L'indifférence pour
les rites extérieurs, qui était l'essence de l'enseignement de saint
Paul, n'était pas sans péril pour des âmes dont le fonds intellectuel
était fort pauvre en général et la raison mal exercée. D'un autre
côté, la persuasion que le monde allait prochainement finir devait
produire parmi ceux qui n'étaient pas du nombre des spirituels
des scènes analogues à celles qui se passent souvent sur un navire
qui va sombrer.
En aucun moment, Paul ne fut plus près du découragement. Il
tint bon toutefois , éci ivit lettre sur lettre, envoya ses disciples les
plus sûrs en avant, puis se rendit de sa personne à Corinthe. C'est
pendant son dernier séjour dans cette ville que Paul dicta sa lettre
dite aux Romains. M. Renan considère cette épître, où Paul résume
sa doctrine théologique, comme une circulaire envoyée par l'apôtre
à plusieurs églises et qui a pris son nom de l'exemplaire destiné
l'oeuvre de SAIM PAUL. 889
aux fidèles de Rome. Paul depuis Éphèse remuait en sa tête de
vastes projets; il avait parcouru presque toute la partie orientale
de l'empire. Il songeait à s'engager plus avant vers l'occident. Il
aspirait à Rome. Aquila et Priscille avaient dû lui parler de cette
ville si Ijien faite pour devenir un vaste foyer de prédication et
comme une autre et plus grande Antioche. D'abord il voulait revoir
Jérusalem. Depuis plusieurs années, il s'occupait activement d'une
collecte d'aumônes qu'il comptait porter aux pauvres de la ville
sainte comme un gage d'union. Vers l'été de l'an 58, accompagné
des délégués des églises de Grèce, de Macédoine et d'Asie, por-
teurs des cotisations recueillies pour les pauvres de Jérusalem, il
se mit en route pour la ville de Jésus, l'âme remplie de funestes
pressentimens, et y fit son entrée quelques jours après la Pentecôte.
Sa vie de missionnaire est achevée, sa passion commence.
Depuis douze ans, les Juifs poursuivaient Paul de leur haine im-
puissante. Sa présence à Jérusalem était un dangereux défi. On le
reconnaît, on s'attroupe, on s'excite, on se jette sur le séducteur et
l'ennemi de la loi, on va le mettre en pièces. La police romaine in-
tervient, arrache Paul aux mains des Juifs qui voulaient le massa-
crer. Le tribun Lysias le fait conduire en prison, ordonne de lui
appliquer la torture pour savoir son crime; puis, elïrayé de sa res-
ponsabilité, car Paul avait revendiqué son titre de citoyen romain, il
l'envoie sous la protection d'une escorte à son chef hiérarchique
Félix, résidant à Gésarée. Les Juifs s'y transportèrent, l'accusèrent
vivement, demandant qu'il leur fût livré. Félix refusa, et aussi Per-
clus Feslus son successeur. La captivité de Paul traîna ainsi deux ans.
Enfin le prisonnier fit appel à césar. On l'embarqua pour Rome, où il
entra après une longue et périlleuse navigation au commencement du
printemps de 61. Le Saint Paul de M. Renan se termine à l'arrivée
de l'apôtre dans la ville éternelle. Nulle vie ne fut plus agiiée que
la sienne, plus féconde en travaux, en grands résultats, en épreuves
de toute espèce. Ge n'était point par vaine gloriole que, se compa-
rant aux autres apôtres et rappelant ce qu'il avait fait et souffert,
Paul s'écriait : « Allons, puisqu'il est de mode de chanter sa propre
gloire, chantons la nôtre. Tout ce qu'ils peuvent dire en ce genre
de folie, je le peux dire comme eux. Ils sont Hébreux; moi aussi, je
le suis. Ils sont de la race d'Abiaham; moi aussi, j'en suis. Ils sont
ministres du Ghrisî; ah! pour le coup je vais parler en insensé! je
le suis bien plus. Plus qu'eux j'ai accompli de travaux, plus qu'eux
j'ai été en prison, plus qu'eux j'ai subi de coups, plus souvent
qu'eux j'ai affronté la mort. Les Juifs m'ont appliqué cinq fois leurs
trente- neuf coups de fouet, trois fois j'ai été bâtonné, une fois j'ai
été lapidé, trois fois j'ai fait naufrage, j'ai passé un jour et une
nuit dans la mer. Voyages sans nombre, dangers au passage des
890 REVUE DES DEUX MONDES.
fleuves, dangers des voleurs, dangers de la part des Juifs, dangers
de la part des gentils, dangers dans les villes, dangers dans le dé-
sert, dangers sur mer, dangers de la part des faux frères, labeurs,
fatigues, veilles innombrables, faim, soif, jeûnes, froid, nudité, j'ai
tout soullert. » On ne peut rien ajouter à cette apologie que le grand
athlète écrivait plein du juste sentiment de sa valeur et des ser-
vices qu'on le forçait à rappeler. Cette apologie d'autre part disait
assez que l'opposition des Juifs n'était pas la seule que l'apôtre eût
rencontrée, et qu'au sein de la communauté chrétienne sa doctrine
avait été singulièrement combattue. Quelle était la cause de cette
opposition intérieure, quels en étaient les chefs?
IL
Ce que Jésus voulut faire précisément, — réformer la religion
juive ou l'abolir, élargir seulement les portes du temple pour y
faire entrer toutes les nations sans distinction de race, ou fonder
sur la vaste base du monothéisme juif la religion universelle sans
conserver les coutumes et les traditions nationales, — il est difficile
de le décider, et les Évangiles fournissent des textes pour appuyer
les deux opinions. Le Fils de l'homme paraît avoir embrassé dans
son cœur l'humanité tout entière, le fils de l'artisan juif de Nazareth
d'fiutre part a eu de dures paroles contre les étrangers. Après sa
mort, la question était de savoir si le mouvement provoqué et com-
mencé dans le monde juif y demeurerait enfermé, ou si, brisant les
attaches maternelles, la doctrine nouvelle prendrait une vie propre
et formerait une religion distincte. La persécution jeta d'abord l'en-
seignement de Jésus hors de la Judée. Les païens furent accueillis,
puis appelés. Antioche devint un centre de rayonnement. La propa-
gande s'y organisa. La liberté chrétienne y eut son berceau. Bien-
tôt, par la force des choses plus que par la volonté des hommes,
deux partis se formèrent parmi les fidèles. L'un siégeant à Jérusa-
lem, ayant pour chefs les douze, pour membres des Juifs de race et
d'idées, pour principes le maintien absolu des coutumes et des rites
judaïques, fut en général hostile à l'admission des païens. L'autre,
né à Antioche, mais n'ayant pas de siège déterminé, parti nomade,
cosmopolite, plus libre en ses allures, de dévotion moins forma-
liste, compose en majorité d'étrangers, faisant bon marché par con-
séquent des prérogatives prétendues d'Israël et des traditions mo-
saïques, représente le prosélytisme à outrance. Saint Paul, dont le
fanatisme s'est retourné depuis Damas, est le chef de ce groupe, qui
va sans cesse en grossissant et auquel l'avenir appartient.
La lutte de ces deux partis tient la plus grande place dans l'âge
apostolique. Elle est la clé de l'histoire de saint Paul. L'opposition
l'oeuvre de saint PAUL. 891
qu'il rencontre çà et là parmi les Juifs orthodoxes est peu de chose
auprès des colères que suscite parmi les chrétiens judaïsans le
scandale de sa libre prédication. Or il semble que M. Renan, dans
le récit qu'il a fait de ces âpres disputes, ait par moment désarmé
saint Paul, et l'ait montré phis conciliant et plus pacifique qu'il
n'a été en réalité. Les natures comme la sienne ne changent qu'une
fois en leur vie. Elles se plient mal aux accommodemens de la po-
litique et ne connaissent guère les voies souterraines d'une pensée
qui se dissimule pour mieux s'insinuer. Elles n'aiment que le plein
jour et la ligne droite. Paul, dès sa première entrée à Ântioche,
vers lih, est tout ce qu'il sera jamais. Les six années qui ont suivi
immédiatement sa conversion sont obscures pour nous. Il est per-
mis de penser qu'elles ont été comme une retraite mêlée de con-
templation et d'action pendant laquelle il a formé sa conviction et
préparé son œuvre. Quand pour la première fois il se lance dans
le monde païen, son siège est fait. Il est armé de toutes pièces. Il
sait à quoi s'en tenir sur les rapports des deux alliances. Il ne
croit plus du tout à la vertu de la loi juive, ni à l'utilité des pra-
tiques qu'elle impose. Il a tout à fait dépouillé le vieil homme. Il
ne connaît que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié, comme il l'é-
crira plus tard aux Corinthiens; l'esclavage de la loi ne vaut pas
mieux à ses yeux que l'idolâtrie. Il avait jusque-là mis à peine le
pied à Jérusalem; il était inconnu même de visage aux frères de
Judée. Des apôtres, il n'avait vu en passant que Pierre et Jacques
(qui n'était pas des douze), non pour leur soumettre sa foi et con-
férer avec eux de son Évangile comme avec des chefs hiérarchiques
dont il reconnût l'autorité, mais simplement pour faire connaissance
avec les deux plus considérables des anciens, ses aînés dans l'église.
Au retour de la première mission de Paul, la scission éclata. Il ne s'a-
gissait pas de savoir si les étrangers seraient admis dans la commu-
nauté chrétienne. La question, sans avoir été tianchée nettement par
Jésus ni décidée en droit par le collège des douze, avait été résolue
en fait avant qu'on l'eût seulement posée. Des païens en grand
nombre avaient reçu le baptême en Syrie et ailleurs. On ne pouvait
songer à déclarer ce baptême nul et à les exclure de l'église. C'eût
été montrer un esprit plus étroit que les Juifs mêmes, qui admet-
taient des étrangers comme prosélytes; mais les prosélytes étaient
tenus par eux dans un état d'infériorité. En serait-il de même dans
l'église pour les nouveaux convertis issus du paganisme? Sur quel
pied seraient-ils reçus? leur imposerait-on pour condition l'observa-
tion rigoureuse de la loi et des traditions mosaïques? Quelqu'un au-
rait-il l'intelligence assez large pour comprendre que les pratiques
légales étaient un principe de séparation et partant un insurmon-
table obstacle à l'universelle diffusion de la doctrine chrétienne,
892 REVUE DES DEUX MONDES.
assez d'influence et d'autorité pour le faire comprendre aux autres?
Le débat soulevé à Ântioclie, peut-être par des délégués des douze,
fut porté à Jérusalem.
Il est difficile de concilier le récit des Artes et celui que saint
Paul nous a laissé sur celte affaire. L'auteur des Acles nous donne
l'idée d'une sorte de synode ecclésiastique avec un président, des
orateurs, une décision émanée de la majorité, libellée en articles
et envoyée partout avec la garantie de l'église assemblée. La chose,
dans le récit de Paul, est bien plus simple. On disputait sans s'en-
tendre à Antioclie sur la question de savoir si la circoncision et les
pratiques de la loi étaient obligatoires pour les croyans étrangers.
Paul se rend à Jérusalem avec Barnabe et un de ses récens dis-
ciples, Titus, fils de païen et incirconcis. Il y expose l'évangile
qu'il prêche aux gentils, il discute avec plusieurs, et s'entretient
en particulier avec les plus considérés des frères; mais il ne cède
ni aux récriminations des plus violens, ni aux représentations des
plus autorisés. Il ne laisse pas circoncire Titus. Il est entendu à la
fin qu'on lui abandonne les gentils à convertir, comme à Pierre les
Juifs. A quelles conditions? Paul n'en dit rien. Du décret dont par-
lent les Actes, il ne fait nulle mention. On a paru s'entendre ce-
pendant, on s'est donné la main en signe d'union. La division du
travail ne devra pas détruire la bonne harmonie. On se sépare,
chacun gardant sa foi. Ceci est gagné en fait : les païens auront
libre accès dans l'église sans être soumis cà une opération rebu-
tante et inutile.
M. Renan a voulu fondre ensemble la narration des Actes et celle
de Paul. Il n'admet point par exemple qu'un décret en forme soit
sorti des conférences de Jérusalem; toutefois il considère les prescrip-
tions exprimées dans ce décret prétendu comme le résultat d'une
convention amiable. Décret officiel ou convention verbale, les diffi-
cultés que M. Pienan a notées semblent les mêmes. M. Renan prête
aussi à Paul une concession qui paraît exorbitante, en désaccord
avec ses principes invariables, et tout à fait invraisemblable, à sa-
voir la circoncision de Titus, qu'il avait amené avec lui pour pro-
tester plus vivement contre d'inacceptables prétentions. Ce n'est
pas ici le lieu de discuter un texte équivoque que M. Renan inter-
prète d'une façon nouvelle; mais avec son hypothèse comment ex-
pliquer ce que Paul affirme si nettement, qu'il ne se soumit pas et
qu'on ne lui arracha rien? Il réserva, dit-on, la question de principe.
La meilleure manière de l'affirmer était justement de ne pas céder
dans ce cas particulier. iN'avait-il pas prévu les réclamations des
judaïsans, ne les avait-il pas provoquées comme à dessein? Amener
Titus à Jérusalem était une évidente bravade, céder à son sujet
était une amère humiliation ou une inconcevable faiblesse. Le ca-
l'oeuvre de SATNT PAUL. 893
ractère de Pcaiil répugne à l'une comme à l'autre. Enfin M. Renan
écrit qu'on se sépara content, que Pierre, Jacques et Jean ap-
prouvèrent complètement l'évangile que Paul prêchait aux gentils,
qu'on lui donna hautement la main, qu'on admit son droit divin
immédiat à l'apostolat. D'où vient donc alors la nuance d'ironie ou
d'amertume mal déguisée avec laquelle Paul parle de ces « colonnes
de l'église? » On se sépara avec des paroles d'union sur les lèvres et
la jalousie au fond du cœur. Les mains se touchèrent. La politique
et non la sympathie les avait rapprochées. On accepta, on subit
l'évangile de Paul sans y adhérer. On reconnut le succès de sa pré-
dication et la vocation qui le poussait vers les gentils, mais non sans
réticences et de la manière la plus équivoque. Tous étaient trop
bons Juifs au fond pour ne pas trouver les conquêtes de Paul fort
chèrement achetées par les dispenses qu'il accordait aux gentils. Il
y a des alliés importuns ou indiscrets qu'on n'ose ou qu'on ne peut
répudier; il est probable que Paul fut traité comme tel. La suite
montra combien cette prétendue entente fraternelle était fragile et
précaire.
Peu après en effet, la rupture éclata. C'était à Antioche. Paul s'y
sentait sur un terrain plus solide et entouré de sympathies plus
fermes. Pierre, qui s'y trouvait avec lui, mangeait avec les gentils;
mais, des émissaires de Jacqses étant survenus, il céda bientôt à leur
influence et se retira à l'écart. Barnabe et les circoncis suivirent
l'exemple de Pierre. Paul indigné apostropha ce dernier en face et le
reprit publiquement, proclamant que les distinctions de personnes
étaient abolies, et qu'il y avait hypocrisie ou inconséquence à vou-
loir conserver ou imposer aux autres des pratiques dont la doctrine
nouvelle était l'abrogation. « Si le salut s'obtient par la loi, c'est
donc vainement que le Christ est mort sur la croix... Il n'y a ici ni
Juif, ni'païen, ni esclave, ni homme libre, tous sont un en Christ
Jésus. » 11 semble bien peu croyable que quelques semaines avant
cet éclat Paul soit venu à Jérusalem faire œuvre de dévotion légale,
comme M. Renan le raconte avec l'auteur des Actes. Quelles armes
en effet eût-il fournies à Jacques et quelle réplique à Pierre, si peu
de jours avant il eût paru lui-même au temple en Juif fidèle ! D'autre
part, Paul, qui semble énumérer si exactement ses apparitions à Jé-
rusalem et ses rapports avec les apôtres dans sa fameuse Epitrc
aux Galates, eût étrangement manqué de bonne foi en omettant sa
présence et sa participation à la pâque de l'an hh. Quoi qu'il en
soit, cet esclandre fut comme une déclaration de guerre. Jacques et
ses séides, par des espions et d'occultes missionnaires envoyés à la
suite de Paul et sur ses pas, travaillèrent à saper son influence, à
lui enlever ses disciples, à contrecarrer ses efforts et à détruire son
œuvre. La trace de cette lutte intestine est visible dans les écrits de
804 REVUE DES DEUX MONDES.
Paul, dans Y Apocalypse, composée peu de temps après; elle est
éclatante dans les lloiitèlies et les Reconnaissances du pseudo-Clé-
ment.
Il ne pouvait pas venir à l'esprit des fidèles de Palestine, vivant
dans un horizon fermé, loin de tout mouvement d'idées, que le
judaïsme était chose finie, que le culte des aïeux et les saintes ti-adi-
tions conservées à travers tant d'épreuves étaient stériles. Pour eux,
le temple était, sinon la dernière et inviolable forteresse de la patrie,
tout au moins l'unique et universel refuge de la vraie piété; les cou-
tumes et les traditions sacrées deaieuraient le signe d'élection et de
ralliement d'Israël dispersé. Leur fallait-il donc répudier leur vieille
noblesse, apprendre à se détacher du sanctuaire et à blasphémer
l'héritage d'Abraham, d'isaac et de Jacob? Or qui ne voyait <:[u;e
Paul, bien qu'il fût en général assez facile et coulant quand il
n'était pas poussé à bout, déchirait le vieux pacte, enseignait l'inu-
tilité et l'indifférence des pratiques, et proclamait l'égalité devant
Dieu du Juif et du païen? Qui ne voyait que son évangile avait pour
conséquence l'abolition de la loi? iN'avait-il pas dit que Dieu n'ha-
bite pas dans les temples construits par la main des hommes, sans
faire de réserve pour le temple saint de Jérusalem? Ne déclarait-il
pas vaines les distinctions des jours et des viandes? iNe disait-il pas
qu'on peut sans manquer à Dieu manger à la table des païens des
chairs offertes aux idoles? N'ini^inuait-il pas que la circoncision
est une mutilation stérile et ridicule? Le dévot Jacques, qui usait
ses genoux sur les dalles du temple, les fidèles qui l'admiraient
comme le type de la sainteté et le modèle du parfait chrétien, pou-
vaient-ils apprendre sans horreur qu'on professât publiquement le
mépris de leurs pieuses austérités? C'était un strict devoT de dé-
fendre la vérité outragée et de démasquer le blasphémateur. A da-
ter du scandale d'Antioche, où Paul s'était dévoilé, le parti des
judaïsans, à l'instigation de Jacques, s'y appliqua par tous les
moyens. On ne se fit pas scrupule de fabriquer de fausses lettres
de l'apôtre. On le représenta comme un séducteur, un agent de
troubles et de divisions, un falsificateur de la parole de Dieu, un
apostat, un ministre de Satan. Sa parole courait, disait-on, à la ma-
nière d'une épidémie. Les émissaires des douze venaient comme
de prudens médecins guérir les malades qu'il avait faits, et rendre
la santé à ceux que sa corruption avait atteints. On niait surtout
son droit d'enseigner et la légitimité de sa mission. De qui la
tenait-il? Pouvait-il dire qu'il eut été institué par Jésus, lui qui
n'avait pas seulement vu son visage, ni entendu sa voix? 11 s'était
improvisé missionnaire, il était apôtre de par sa seule fantaisie. II
alléguait ses visions, quelle preuve en donnait-il? Il fallait l'en
croire sur parole. Ne sait-on pas d'ailleurs que les visions sont
l'oeuvre de saint PAUL. 895
de la part de Dieu des témoignages de colère et non d'amour?
A ceux qu'il aime, le Seigneur se montre face à face. Si Jésus lui
est apparu dans une vision, et lui a parlé, comme il le prétend,
c'est comme un ennemi à son ennemi. Qui soutiendra qu'on peut
être initié par vision à une doctrine? Ce n'est pas l'affaire d'un
rêve; sinon poiu'quoi le Seigneur est-il resté pendant un an à en-
seigner des disciples bien éveillés? Comment d'ailleurs Jésus l'au-
rait-il initié, puisque la doctrine qu'il prêche est contraire à celle
du maître? Si, visité et instruit par Jésus pendant une heure,
il est devenu apôtre à bon droit, qu'il prêche sa parole, qu'il an-
nonce sa doctrine, qu'il aime ses apôtres, et ne combatte plus contre
ceux qui ont eu le privilège de vivre avec le Seigneur et ont reçu
de sa bouche ce qu'ils enseignent aujourd'hui. Dire que Pierre est
condamnable et répréhensible, c'est s'élever contre Dieu même, qui
lui a révélé le Christ, c'est démentir le Seigneur, qui l'a déclaré
bienheureux à cause de cette révélation. Yeut-il ^sincèrement être
le champion de la vérité, qu'il se mette à l'école des apôtres et se
fasse leur disciple pour être ensuite leur auxiliaire. C'est aux apôtres
qu'il appartient de contrôler et de vérifier la doctrine, de distinguer
le bon grain de l'ivraie. Aucun missionnaire de l'Évangile ne doit
être reçu, s'il n'a conféré avec Jacques, le frère du Seigneur, et ne
porte une attestation de sa main.
Que ce soit Jacques qui ait fait à Paul cette opposition achar-
née, la chose paraît peu douteuse, si l'on veut se souvenir que
l'éclat d'Antioche avait été provoqué par ses délégués ou des per-
sonnes de son eniourage intime, et que nul plus que lui ne dut
être blessé de la rebuffade de Paul. Ce dernier, sans le confondre
avec les faux frères et les intrus, le nomme avec Pierre et Jean
comme ceux avec lesquels il finit par s'entendre, au moins pour le
moment, ce qui prouve qu'ils ne s'entendaient pas tout d'abord. Il
les désigne encore avec ses deux amis d'une façon plus voilée lors-
qu'il parle, non sans ironie, de ceux qui «■ sont tenus en haute con-
sidération dans l'église, » et « passent pour être quelque chose, »
quand il ajoute plus loin « que c^lui qui trouble les âmes en portera
la peine, quel qu'il soit. » Ailleurs encore, il se plaint de ceux qui
« veulent tirer gloire de grossir le nombre des circoncis, » ou, se
n levant en face de ceux qui tentent de l'abaisser, il rappelle ses
travaux, son désintéressement, ses épreuves, et proteste hautement
« qu'il n'a été en rien inférieur aux archi-apôtres; » enfin au dernier
retour de Paul à Jérusalem, d'après l'auteur des Actes, si discret ou
plutôt si muet sur toutes ces querelles, c'est Jacques qui se fait au-
près de Paul rinterj)rète des récriminations des judaïsans, et pro-
nonce le mot si malsonnant de docteur d'apostasie. La part de Jac-
ques, de Pierre et de Jean, dans cette longue et méchante guerre
896 REVUE DES DEUX MOADES.
contre Paul, est difficile à déterminer. Il est certain cependant qu'ils
faisaient cause commune. Des trois, Jacques est le plus Juif, par con-
séquent le plus opposé à Paul, qui ne l'est plus du tout. Jean, s'il est
l'auteur de l'Apocalypse, a lancé dans ce livre plus d'un trait à l'a-
dresse de Paul et de ceux qu'il a séduits par ses impostures et ses
prestiges. Pierre, dont le caractère historique semble peu d'accord
avec celui que la tradition lui a prêté, homme timide, irrésolu, de
grandes intentions, mais de faible volonté, poussant l'esprit de con-
ciliation jusqu'à l'effacement de soi, dut incliner du côté de Jacques
tant qu'il resta auprès de lui. Dans YEjntreaux Galates, il est nommé
comme l'apôtre de la circoncision; dans la première aux Corin-
thiens, Paul parle de ceux qui prennent le nom de Pierre pour ban-
nière de leur parti, et ce paru n'est pas le sien. Dans la littérature
pseudo-clémentine, le même Pierre est représenté comme le con-
stant adversaire de Paul. Il nous est montré le suivant en quelque
sorte à la piste pour détruire ses maléfices et guérir les âmes qu'il
a infectées de son venin. Cette littérature n'appartient pas, il est
vrai, à l'âge apostolique; elle n'en atteste pas moins un certain état
de l'opinion, une tradition reçue dans l'église. Si Jacques y est ap-
pelé l'évêque des évèques et joue le personnage d'un grand pon-
tife, arbitre souverain de la pure doctrine, dont le certificat est né-
cessaire pour qu'on soit apôtre légitime, Pierre est le soldat de la
foi légale qui poursuit l'erreur en tous lieux et assure la victoire à
la vérité.
On sait que Paul ne céda point. Il fît face de toutes parts à ses
adversaires, soit en payant de sa personne, soit par ses aujis ou
ses lettres. Il rendit guerre pour guerre et coup pour coup, atta-
quant et se défendant tour à tour. Il renvoyait à ses ennemis les
noms de faussaires, de faux apôtres et de suppôts de Saian. L'in-
vective et l'épigramme coulaient à flots de sa plume. Le point
faible de sa défense, comme le dit M. Renan, c'est qu'il n'avait
pas connu Jésus et ne pouvait invoquer auprès des siens l'élec-
tion du divin maîtie, dont les douze se targuaient. Où donc était
l'esprit de Jésus dans ces âpres et violens débats? Nulle part sans
doute, car son esprit était un esprit de paix et d'amour, non de dis-
pute et de haine. Pourtant n'était-ce pas en vérité celui qui ne l'a-
vait pas connu qui était son véritable interprète, son disciple le plus
fidèle? Paul alléguait ses révélations, ses visions, son commerce
intime avec l'âme du Christ; il apportait pour preuve de cette
communication les prodiges qu'il avait accomplis en son nom, ses
œuvres solides d'apôtre, la doctrine du salut répandue en tant de
lieux, sa vie vouée tout entière au bien des autres au milieu de
tant de périls et de souffrances. C'était trop peu cependant pour
beaucoup de fidèles des églises de Grèce et d'Asie. Travaillés par
l'oeuvre de saint PAUL. 897
les menées des tlou2rB, entendant dire partout que Paul n'était qu'un
•volontaire de la foi, qui de sa propre autorité s'était fait apôtre et
missionnaire, frappés de cette raison que ceux qui avaient entendu
Jésus lui-même et avaient reçu de son choix le ministère de la pa-
role publique devaient en savoir sur sa vraie doctrine plus qu'un
étranger qui ne l'avait jamais vu qu'en songe, nonibre de ceux
que Paul avait gagnés à son libre évangile se donnaient aux mission-
naires de l'évangile judaïque. Paul subit l'amertume de se voir
abandonner et renier par plusieurs. Il se consolait en se disant que
l'endurcissement d'Israël s'amollirait quelque jour, que l'avenir
amènerait cà sa doctrine les Juifs orthodoxes eux-mêmes, et que l'é-
vangile de ses adversaires judaïsans, tout incomplet qu'il fût, était
encore l'Évangile.
Quelle dilTérence en effet séparait l'école de Paul de celle de
Jacques et des judéo-chrétiens? Petite en apparence, énorme en
réalité. Pour l'une et pour l'autre, Jésus était le Messie promis par
les prophètes pour le salut du monde, et il n'y avait de salut que
par le baptême donné en son nom; mais Jacques et ses amis, bien
qu'ils eussent accordé que les païens aussi pouvaient être appelés
et reçus dans l'église, maintenaient la vertu du rituel juif et la né-
cessité des observances légales, et prétendaient que les prescrip-
tions de Moïse demeuraient obligatoires pour tous les convertis. Le
christianisme, dans leur pensée, était le judaïsme achevé, « la loi
accomplie, » suivant l'expression attribuée à Jésus. Paul au contraire
faisait profession de croire que depuis la venue du Christ la loi,
qui n'était qu'une pierre d'attente, n'avait plus de sens et était
abolie, que les traditions et les cérémonies mosaïques ne servaient
plus de rien : inutiles aux étrangers, qui ne les avaient jamais con-
nues, elles étaient vaines pour les Juifs mêmes; d'ailleurs les rites,
quels qu'ils soient, n'ont absolument de valeur que par les idées
qu'on y attache. S'il faut montrer, pensait-il, dans ces matières
une grande réserve et une large tolérance, c'est qu'on doit se gar-
der de contrister ou de scandaliser les faibles; le meilleur est de ne
condamner personne, ni ceux qui pratiquent, ni ceux qui ne pra-
tiquent pas. Il disait à ce sujet de belles paroles : « la lettre tue,
mais l'esprit vivifie;... là où est l'esprit du Seigneur, là est aussi la
liberté. »
11 n'y a pas de religion établie sans rites. Que le christianisme
gardât et s'appropriât les cérémonies du judaïsme ou en créât de
nouvelles, cela, semble-t-il, importait peu. Cependant la majorité
des Juifs n'acceptait pas Jésus ni son baptême; d'un autre côté, il
n'était pas vraisemblable que les païens pussent laisser leur culte
national pour embrasser un judaïsme équivoque et décrié. Tous
TOME LXXXII. — l!iC9. 57
89S REVUE DES DEUX MONDES.
répugnaient à la circoncision. Le christianisme demi-juif de Jacques
et de ses amis devait donc forcément s'éteindre après quelques
générations comme une secte obscure, ou se fondre dans le chris-
tianisme universel de Paul. L'apôtre des gentils ne se trompait
donc pas en espérant de l'avenir le triomphe de ses idées. Celles-ci
pourtant avaient quelque chose de chimérique ou de singulièrement
prématuré. Le christianisme en effet, dégagé du judaïsme, devait,
en se constituant comme religion distincte, se charger d'une abon-
dante végétation de cérémonies et d'observances plus ou moins ori-
ginales, 01^1 ni Jésus ni Paul ne l'eussent peut-être reconnu.
L'évangile de Paul n'est pas seulement négatif. Il y a dans son
œuvre une théologie positive; les traits en sont épars çà et là;
elle tenait sans doute une grande place dans «on enseignement
oral. Paul l'a résumée dans une sorte de lettre circulaire qui nous
est venue sous le titre d'EjJitre aux Romains. « C'est là, dit
M. Pienan, que paraît dans tout son jour la grande pensée de l'a-
pôtre : la loi n'importe, les œuvres n'importent; le salut ne vient
que de Jésus, fils de Dieu, ressuscité d'entre les morts. Jésus, qui
aux yeux de l'école judéo-chrétienne est un grand prophète, venu
pour accomplir la loi, est aux yeux de Paul une apparition divine,
rendant inutile tout ce qui l'a précédée, même la loi. Jésus et la
loi sont pour Paul deux choses opposées. Ce qu'on accorde à la loi
d'excellence et d'efficacité est un vol fait à Jésus; rabaisser la loi,
c'est grandir Jésus. Grecs, Juifs, barbares, tous se valent; les Juifs
ont été appelés les premiers, les Grecs ensuite, tous ne sont sauvés
que par la foi en Jésus. » On comprend maintenant l'abîme qui sé-
pare Paul de Jacques et de ceux qu'il appelle les faux frères. Pour
ces derniers, le temple de Jérusalem demeure la maison sainte où
l'humanité doit se prosterner et s'unir au nom de Jésus. Les obser-
vances et les pratiques mosaïques restent le vrai culte, le culte éter-
nel. Le christianisme n'est qu'un judaïsme plus large et plus tolé-
rant, un judaïsme parfait. Le triomphe du christianisme doit être le
triomphe d'Israël. Pour saint Paul, le cœur de l'homme droit et pur
est le seul temple de Dieu. Les traditions et les prescriptions pieuses
de la loi sont œuvres mortes et stériles. La foi en Jésus est seule
suffisante et seule efficace.
III.
Pour l'œuvre que M. Ernest Renan a entreprise et où les docu-
mens sont rares, mêlés et souvent discordans, c'est trop peu d'être
un; théologien expert, un savant exact et un critique pénétrant. Il
faut encore posséder ce sentiment vif et fin de la réalité qui manque
trop souvent à ceux qui manient des abstractions et vivent enfermés
l'oeCVRE de saint PAUL. 899
dans ]a sphère de l'idée pure ou des arides controverses. Il faut
avoir l'âme d'un poète, j'entends ce rare don d'imagination qui
permet de rendre la vie aux choses du passé. C'est en histoire la
maîtresse qualité. M. Renan en est doué à un degré vraiment supé-
rieur. On goûtera avec juste raison la variété et le charme des
descriptions des lieux visités par saint Paul. Plusieurs diront peut-
être qu'il y a ici un déploiement poétique excessif. Il ne paraît pas
que l'apôtre voyageur ait jamais été sensible aux beautés des pays
qu'il traversait. Jésus sentait la nature plus fortement et était, ce
semble, en plus étroite communication avec elle. Paul a dédaigné ces
spectacles extérieurs. Il a passé devant sans les voir ni en être ému.
L'intensité de sa vie intérieure et l'exclusive préoccupation de son
apostolat ont fermé ses yeux à ces tableaux où l'âme de Jésus trou-
vait de si vives images ou de si gracieuses inspirations. Dès la pre-
mière génération, le christianisme prend la teinte assombrie qu'il
gardera. Nul cependant ne voudrait effacer du livre de M. Renan
ce luxe pittoresque, ni alléguer qu'il sent l'artifice. Il suffit qu'il
n'enlève pas à la figure de Paul son juste relief.
L'ordinaire et assez excusable défaut d'un livre qui a une allure
de biographie, c'est que l'auteur surfait son héros. Le saint Paul de
M. Renan n'est pas plus grand que nature. J'oserai dire qu'il me
paraît un peu plus petit. Je me figure d'abord saint Paul plus ferme
en face de l'opposition judéo-chrétienne. Sur la seule autorité des
Actes, M. Renan lui prête vis-à-vis de ses adversaires une condescen-
dance qui touche à la faiblesse, presque à l'abdication, et s'accorde
mal avec son caractère très entier et très raide. Il semble qu'on ne
dise rien de grave lorsqu'on raconte que Paul, en 51, au retour de
son premier voyage, a circoncis Titus à Jérusalem, et un peu plus
tard Timothée; qu'en bà, au retour de sa seconde mission, il a célé-
bré la pâque à Jérusalem en pieux pharisien; qu'en 58 enfin, après
sa troisième mission, il a fait tondre à ses frais quatre pauvres Juifs,
et s'est associé avec eux dans le temple à la cérémonie du nazirat.
Ces faits au contraire sont très importans, espacés de la sorte dans
toute la carrière active de l'apôtre. Si en effet dans toutes ces cir-
constances Paul s'est conduit en fidèle zélateur de la loi juive, que
signifie sa polémique si ardente contre l'esprit pharisaïque des faux
frères et des faux apôtres? Ne prescrivait-il pas à ses disciples d'être
ses imitateurs? Jacques et ses amis ne demandaient pas autre
chose. Peut-on admettre qu'à quatre reprises il se soit donné de la
sorte de si flagrans démentis, et que pendant toute sa vie aposto-
lique il ait constamment parlé d'une façon et agi d'une autre? En
51, à l'origine des débats, cela est possible à la rigueur, bien que
peu vraisemblable; mais en bh, en 58, lorsque la dispute était dans
toute sa force, et qu'on avait échangé des paroles qui ne s'oublient
900 REVUE DES DEUX MONDES.
pas, il n'est pas croyable que Paul ait montré cette inconséquence
et délaissé sa cause au point de donner de pareils gages à ses ad-
versaires.
Ces traits, que M. Renan attribue à l'esprit d'accommodement et
de conciliation, sont fondus de telle façon dans son récit qu'ils n'y
détonnent pas trop. C'est dans sa conclusion que M. Renan nous pa-
raît donner de Paul une idée qui ne semble pas répondre au bril-
lant tableau qu'il a fait de cette vie extraordinaire, et moins encore
à la vérité et à la justice. C'est là que Paul nous paraît réellement
diminué. Que l'apôtre n'ait pas eu de son vivant l'importance que
nous lui attribuons, « que ses églises n'aient pas été très solides
ou l'aient renié, » il n'en serait guère amoindri ; mais le premier
point est-il bien certain? Si Paul n'a pas joué le premier rôle à l'é-
poque apostolique, comment se fait-il que l'auteur des Actes des
Apôtres, dès le moment où il l'introduit en scène, ne parle que de
lui seul, au point que cette histoire prétendue des apôtres n'est que
l'histoire de Paul? Pour le second point, nous avons de faibles lu-
mières. Pourtant, si les églises d'Asie et de Corinthe l'ont renié ou
ont associé à son nom un autre nom plus autorisé, ce ne fut qu'une
éclipse d'un moment; ce serait un miracle que Paul eût pu lutter
seul, avec un avantage immédiatement décisif, contre la coalition
des douze et l'énorme influence dont ils disposaient. Paul mourut
doutant, non certes de la vérité, mais du succès de la cause qu'il
avait défendue. Ne l'a-t-il pas emporté en définitive? N'est-ce pas
son évangile qui a vaincu, et ce triomphe longtemps contesté,
incertain du vivant de l'apôtre, n'est-ce pas le triomphe même du
christianisme? C'est pour cela que Paul nous paraît, après Jésus,
mériter la gloire de fondateur, bien que M. Renan ne veuille point
la lui accorder. C'est pour cela que Paul nous paraît incomparable-
ment, supérieur aux autres apôtres. M. Renan déclare qu'il leur
est inférieur; mais, des douze apôtres, nous ne connaissons pas
les œuvres, nous ne connaissons pas même tous les noms. Ils ont
joui de la vue du Seigneur, ils ont entendu de leurs oreilles sa vi-
vante! parole. A-t-elle pénétré jusqu'cà leurs âmes, les a-t-elle
transformés, en a-t-elle fait des hommes nouveaux? Ont-ils com-
pris cet enseignement auquel ils ont eu le bonheur, non le mérite
d'être appelés? Jésus s'était élevé contre la dévotion matérielle et
les observances littérales. Nul plus qu'eux n'est attaché à la lettre
de la loi, plus exact à suivre les traditions et les règles de la piété
extérieure. Des deux faces de Jésus, la face juive et la face humaine,
ils semblent n'avoir connu que la première. A les voir, on dirait
que le maître n'a paru sur la terre que pour fonder un couvent
d'ascètes et ajouter quelques nouveaux articles au code déjà si
chargé de la discipline religieuse des Juifs. Ce sont gens, M. Renan
L'œuVRE DE SAINT PAUL. 901
le dit ailleurs avec raison, que Jésus, s'il eût vécu, « eût percés de ses
plus fines railleries. » Ils n'ont rien ni de sa largeur d'esprit ni de sa
divine tolérance. Ils n'aiment pas les étrangers; ils les voient d'un
œil jaloux entrer dans la société dont ils sont les chefs; ils veulent
à tout prix les soumettre à l'intolérable servitude de leurs prati-
ques. Il n'a pas dépendu d'eux d'empêcher l'éclosion et l'épanouis-
sement de l'esprit nouveau; ils ont fait tout ce qu'ils ont pu pour
y mettre obstacle. C'est ainsi du moins que, d'après l'ouvrage de
M. Renan, on comprend les douze. Je crois profondément qu'il est
dans le vrai. Gomment conclure qu'ils sont supérieurs à Paul?
Des douze, les deux qui nous sont le mieux connus le sont encore
fort peu, c'est Pierre et Jean. Ce dernier est à peine nommé dans
les Arles et dans les Épitrcs de Paul. On peut induire du seul té-
moignage de Paul qu'il était au nombre de ces personnages plus
quapôlrcs dont on lui opposait l'autorité. S'il est l'auteur de l'/l/'O-
cahjpsr, ce qui est probable et ce qui exclurait l'idée de lui attri-
buer le quatrième Évangile, c'est un adversaire de Paul, c'est-à-dire
un judaïsant, un défenseur de la circoncision, un de ces esprits
étroits que Jésus n'eût pas acceptés comme ses vrais interprètes.
Dans l'ombre où il est resté, et avec si peu d'indications précises,
€n quoi et par où Jean est-il supérieur à Paul? Pierre n'est pas
beaucoup mieux connu. Celui que la tradition représente comme
le roc solide sur lequel Jésus a l3àti son église paraît avoir été un
homme mou et sans caractère. « Pierre, dit M. Renan, aima Jésus,
le comprit, et fut, ce semble, malgré quelques faiblesses, un homme
excellent. » S'il a compris Jésus, Paul ne l'a pas compris, car, ni à Jé-
rusalem, ni cà Antioche, ni à Gorinthe, ils ne paraissent avoir été dans
le môme camp, et la littérature pseudo-clémentine fait de Pierre
îe constant adversaire de Paul. Qu'il ait été plein de bonté, cela est
possible; mais avec ce rare don du ciel, s'il est seul, on ne fonde
rien. Dans les temps de lutte, l'extrême bonté est parfois duperie;
c'est en tout cas une qualité de peu d'usage. Le bon Pierre, ami de
Jacques et plein de sympathie aussi pour Paul, approuvant toutes
les idées pour ne pas blesser les personnes, obéissant docilement
aux émissaires de Jacques et ne soufflant mot à la juste apo-
strophe de Paul, devait être un de ces hommes qu'on tient à avoir
■dans son parti, non pour leur capacité d'initiative, mais pour leur
nom, qu'on se dispute moins pour en faire des chefs actifs que
des drapeaux. Pierre aima Jésus plus que Paul, cela est certain.
Paul n'a connu que le Jésus idéal; mais il aima, comprit, affirma
ce Jésus idéal plus énergiquement que Pierre. Dans l'histoire du
christianisme primitif, on peut par la pensée supprimer Pierre.
Ce sera un vide dans la liste des âmes sincères et des cœurs dé-
voués, voilà tout. Qu'on essaie de faire abstraction de saint Paul»
902 REVUE DES DEUX MONDES.
on ouvre un abîme où il semble que le christianisme entier dispa-
raît. Faute du puissant ouvrier, la pensée qui portait une civili-
sation nouvelle serait demeurée sans fruit, comme une semence
tombée sur un sable aride. Au point de vue de la valeur indivi-
duelle même, comment mesurer Paul et Pierre et dire : Celui-ci fut
meilleur que celui-là? On n'a pas les élémens d'une comparaison
entre deux hommes dont l'un est pleinement historique et dont
l'autre n'a été que la matière de la légende. La seule infériorité de
Paul, c'est d'être plus homme, plus semblable cànous. Les inconnus
seuls portent l'auréole. La bonté n'est pas arme de guerre, et Paul
passa sa vie à lutter. Que de contrastes cependant dans cette âme!
que de qualités qui semblent s'exclure, la mesure et l'enthousiasme,
le sens pratique et l'inspiration, l'onction et la fougue, la raideur
et la tendresse, la fierté et l'abnégation ! Dans quelles balances
pourrait-on peser le désintéressement d'un homme qui a passé sa
vie à se donner aux autres? Qui croira que, dans la cour de la mai-
son où l'on interrogeait Jésus, Paul eût manqué de cœur et défailli
comme Pierre? En somme, la tradition a remis à Pierre les clefs du
royaume céleste, mais on sait bien que c'est Paul seul qui sut
l'ouvrir.
Quant à Jacques, on n'en peut rien dire que M. Renan n'ait dit
plus fortement. C'est une sorte de « bonze juif, » un pharisien qui
n'a rien appris ni rien oublié. Le baptême n'a été pour lui qu'une
formalité de plus. Il compte plutôt parmi les martyrs juifs que
parmi les martyrs chrétiens. On ne peut sans faire injure à Paul le
mettre en parallèle avec lui. Si ses idées étroites eussent prévalu,
le christianisme ne fût pas sorti de la Palestine. Paul devance l'his-
toire, et est fort au-dessous même de la vérité quand il déclare dans
un juste mouvement de fierté qu'il n'a été en rien inférieur aux plus
grands des apôtres. Il fut opiniâtre, cassant, plein d'âpreté; mais
ses adversaires, qui se prétendaient seuls légitimes apôtres et seuls
fidèles interprètes de Jésus, furent-ils plus humbles, plus doux,
moins entêtés? L'obstination qui s'appuie sur de grandes choses et
poursuit un but désintéressé est ce qu'il y a de plus noble au
monde. « Paul n'a pas, dit M. Renan, formé d'école originale; il a
écrasé ou annihilé tous ses disciples. » C'est le fait des grands gé-
nies; mais l'école de Paul, c'est le monde païen, qu'il a conquis à
son libre évangile. Que nous importent Titus et Timothée? Les dis-
ciples de Paul, qui sont un millier peut-être à sa mort, compren-
nent au iii^ siècle toute la chrétienté. Pierre et ses collègues ont-ils
donc eu l'honneur de faire école et de laisser des disciples mar-
quans? L'influence de Paul est telle que bientôt il entraîne tout
dans son orbite. On fera de Pierre lui-même son associé et son
collaborateur dans la fondation des églises où Paul seul a travaillé.
l'oeuvre de saint PAUL. 903
Paul, il est vrai, n'est pas un pur contemplatif; c'est un homme
d'action. Sa pensée fut toujours militante, jamais au repos. En est-il
moins grand? Jésus aussi n'a-t-il pas agi, n'a-t-il pas disputé,
n'a-t-il pas aussi connu l'ironie et la colère? Nulle révolution ne se
fait sans résistance, et la résistance appelle la lutte; mais Paul
s'est-il agité dans le vide? N'est-il pas un moraliste incomparable
et un vrai maître dans la direction des consciences? Quel point de
la morale pratique n'a-t-il pas touché, et avec quelle sûreté et
quelle délicatesse ! M. Renan le met au-dessous de saint François
d'Assise et de l'auteur de Y Imitation. Ce dernier, qui n'a connu du
christianisme que l'esprit de détachement, n'a écrit que pour les
âmes malades ou blessées. C'est un consolateur; il aide à mourir
plus qu'à vivre. Le mysticisme de saint Paul est plus sain et moins
dangereux. 11 ne vous dégoûte pas des virils devoirs de la vie ac-
tive. François d'Assise, quelque digne d'admiration que soit son
dévoûment, n'a rien fondé qu'on puisse mettre en face de l'œuvre
de Paul. Et qu'eussent-ils fait l'un et l'autre, si Paul n'avait ouvert
les sillons où ils ont semé? Certes aucun des deux n'a servi aussi
largement que Paul la cause de l'idéal.
La théorie du salut par la foi, écrit M. Renan, ne dit rien au
peuple. Dans la théologie de Paul en effet, il y a bien des choses
choquantes pour la raison : l'inutilité des œuvres, la justification par
la grâce, c'est-à-dire le salut accordé par une pure faveur de Dieu,
non comme le prix du mérite, la prédestination des élus. La raison ré-
clame contre cet avilissement systématique de la volonté humaine.
La conscience répugne à cette déclaration que nous ne valons point
par nos efforts et ne sommes rien par nos actes, que c'est Dieu seul
qui nous fait vouloir et agir, lui seul aussi qui élève ou abaisse,
corrige ou endurcit, sauve ou perd, damne ou glorifie qui lui plaît.
Le vase ne peut dire au potier : Pourquoi m'as-tu fait ainsi? mais
l'homme, si humble qu'il soit, ne peut se considérer comme un vase
de terre. La doctrine de l'inutilité des œuvres et du salut gratuit est
le renversement du sens humain et la négation de la morale. Tout
cela est vrai; pourtant, si l'on néglige ces théories, si l'on cherche à
dégager la pensée religieuse de ces formules arides et plus que con-
testables, quelle largeur, quelle simplicité, quel profond sentiment
de la vérité éternelle, quel souffle puissant de liberté ! La vie reli-
gieuse réside dans l'homme intérieur. Les pratiques pieuses sont
par elles-mêmes sans valeur. Le ciel appartient, non à la dévotion
minutieuse jusqu'au scrupule, mais à la vraie piété, qui est au fond
du cœur et se découvre à Dieu seul, à la foi naïve et pure, à l'a-
mour surtout, qui est encore supérieur à la foi. « Quand je parle-
rais les langues des hommes et des anges, a dit saint Paul dans un
1)04 REVUE DES DEUX MONDES.
admirable passage, si je n'ai pas l'amour, je suis un airain sonnant,
une cymbale retentissante. Quand j'aurais le don de prophétie,
quand je connaîtrais tous les mystères, quand je posséderais toute
science, quand j'aurais une foi sufTisante pour transporter les mon-
tagnes, si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien. » Les observances
religieuses varient et distinguent les âges et les peuples; elles sont
un principe de séparation, d'exclusion et souvent de haine entre les
hommes; la foi et l'amour ont dans la nature humaine leurs sources
profondes, toujours ouvertes et jaillissantes; elles sont un élément
d'union et de concorde. Les rites sont affaire de formes, a dit saint
Paul, affaire de formes aussi la discipline du culte et de la prière, la
distinction des jours fériés, la distinction des mets, la tonsure des
nazirs et les sacrifices sacrés. Qu'on pousse l'idée jusqu'au bout»
on pourra dire : affaire de formes, aussi les confessions de foi au
nom desquelles, en dépit de la charité, tant de passions mauvaises
ont été déchaînées, tant d'attentats commis, tant de sang ré-
pandu. « La doctrine de Paul, écrit fort bien M. Renan, a été réel-
lement libératrice et salutaire. Elle a séparé le christianisme du
judaïsme; elle a séparé le protestantisme du catholicisme. » Ajou-
tons qu'elle contient en ses fiancs l'émancipation complète de la
conscience religieuse de l'humanité et le principe de la vraie com-
munion des âmes. L'unité dans les dogmes, le culte et les pratiques,
rêve plus politique que religieux, c'est l'esclavage des consciences»
Les meilleures âmes, celles qui ont le plus vif sentiment du divin,
sont les plus rebelles à toute espèce de joug. Celles qui s'y résignent
par humilité ou par obéissance diminuent, et, selon le mot de Paul,
éteignent en elles l'esprit. Le droit de chacune, c'est le libre essor
vers l'infini. En supprimant entre la créature et Dieu tout intermé-
diaire humain, en déclarant que les observances extérieures sont
stériles et sans fruit par elles-mêmes, il semble qu'on apporte à
l'humanité un principe supérieur d'union. C'est ce qu'a fait Paul;
par là il a jeté les bases de l'avenir. Jésus avait enseigné la religion
absolue; Paul l'a dégagée des langes où on l'étouffait, et malgré
mille obstacles il l'a plantée parmi les hommes. Moins Juif que
Jésus, mais plein de sa pensée plus que tous les autres apôtres, il
est le fondateur conscient de la religion universelle. Tous ceux qui
ont revendiqué et revendiqueront jamais la pleine liberté spirituelle
des enfans de Dieu, qui ont cherché ou chercheront jamais à élever
à la hauteur d'un dogme et du seul dogme véritable la tolérance,
la paix entre toutes les âmes pures et sincères, la réconciliation des
esprits dans l'amour désintéressé de l'idéal, relèvent de Paul.
D. AuBÉ.
LES RÉFORMES
DE L'ENSEIGNEMENT
IL
L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE.
I. Slatisiiqiie de l'enseignement secondaire en iSGo. — 11. De l'enseignement secondaire en Angle-
teire et en Ecosse, par MM. Demogeot et Montucci, 1868. — III. L'Éducation homicide, pai*
M. de Laprade, 1868. — IV. Le Baccalauréat et les études classiques, par le même, 1869. —
V. La Part de la famille et de l'état dans l'éducation, par M. E. Renan, 1869.
Quand la Revue s'est occupée l'an dernier des projets de réforme
de l'enseignement supérieur, cette question agitait l'opinion pu-
blique; elle venait d'être discutée au sénat, elle avait animé la jeu-
nesse des écoles, elle divisait les journaux, elle était une sorte de
champ de bataille où deux partis puissans et acharnés se rencon-
traient pour se combattre. L'enseignement secondaire, celui qui se
donne dans les lycées et les collèges, ne soulève pas aujourd'hui
les mômes passions. Les débats dont il a été l'occasion il y a vingt
ans ont cessé. Les ennemis qui se disputaient à ce moment l'édu-
cation de la jeunesse ont été mis d'accord par la loi de 1850, ou, si
leur haine subsiste, elle est plus secrète. Je ne crois pas qu'on
s'aime davantage, mais on se supporte; c'est un progrès, et l'on
vit côte à côte dans une sorte de paix armée, sans faire de ces
éclats qui éveillent l'attention de la foule. On trouvera donc peut-
être qu'une étude sur notre enseignement secondaire présente moins
d'intérêt, ou, comme on dit, moins d'actualité que celle que nous
906 REVUE DES DEUX MONDES.
avons faite l'an dernier sur l'enseignement supérieur. Je ne pense
pas pourtant qu'elle soit sans profit, et le moment me semble bon
pour l'entreprendre. Les questions gagnent à être examinées dans
le recueillement et le calme, loin de ces entraînemeus de la lutte
qui amènent inévitablement les deux partis à fermer les yeux à la
vérité et à résister à la justice. C'est ce qu'ont pensé quelques bons
esprits qui ont voulu profiter de cet apaisement momentané pour
demander qu'on fît dans notre enseignement secondaire quelques
réformes qu'ils jugent indispensables. Le dernier ministre de l'in-
struction publique, M. Duruy, n'était pas de ceux que les réformes
effraient. Il n'avait pas cette superstition du passé qui veut nous
contraindre cà en respecter même les erreurs. Personne n'a cherché
avec plus d'ardeur et de conscience que lui à corriger les imper-
fections de notre enseignement, et sur beaucoup de points iî a trouvé
des remèdes eiïicaces qui, je l'espère, lui survivront. Tout le monde
lui rendra au moins cette justice que, contrairement aux habitudes
de l'administration, qui se réjouit du silence, il aimait à provoquer
la discussion, il laissait les opinions se produire librement, et ne re-
gardait pas comme une faiblesse de demander des conseils et de les
suivre; mais avant d'écouter ceux qui lui conseillaient de changer
les méthodes et la discipline de nos lycées, il voulut faire une sorte
d'enquête sur l'état de l'enseignement dans les pays voisins. Cette
enquête a produit des livres importans, pleins d'observations cu-
rieuses et de renseignemens utiles. Aidons-nous de tous ces travaux
pour exposer ce qui semble le plus profitable dans les changemens
qu'on nous propose.
I.
Quand on fait des plans et qu'on prépare des réformes pour l'ave-
nir, il n'est pas mauvais de commencer par se retourner un peu
vers le passé. L'état actuel d'une institution qu'on veut améliorer
se comprend mieux lorsqu'on sait les vicissitudes qu'elle a subies.
Elles ont été de nos jours bien fréquentes pour l'instruction pu-
blique, et l'on peut dire qu'aucune épreuve ne lui a été épargnée.
Certes nous traversons depuis vingt ans des révolutions de toute
sorte, et le changement est notre vie; mais au milieu de cette in-
stabilité générale rien n'a plus changé que notre enseignement
secondaire. On l'a vraiment traité comme ces âmes viles sur les-
quelles les médecins du xvii° siècle se permettaient de faire des
expériences. Quoique l'histoire soit d'hier, on oublie si vite chez
nous qu'il est bon d'en faire souvenir.
La révolution de 18ZI8 trouva l'enseignement secondaire aux
mains de l'Université, qui en avait le monopole. A la vérité, l'Uni-
LES RÉFORMES DE l'eNSEIGNEMENT. 907
vers! té n'exerçait pas ce monopole dans toute sa rigueur; elle lais-
sait vivre à côté d'elle un grand nombre d'établissemens libres qui
réunissaient près de 35,000 élèves. Les petits séminaires en comp-
taient 20,000. Quant à l'Université, 5à,000 élèves fréquentaient ses
collèges royaux ou communaux. Sa situation matérielle était floris-
sante; le gouvernement la traitait avec égard, elle se croyait sûre
de posséder la confiance du pays. En réalité, elle était atteinte de
cette blessure intérieure et inévitable que le monopole attache aux
flancs des institutions dont il paraît faire la force. On l'avait fort
attaquée dans les dernières années du règne de Louis-Philippe, et
elle s'était mal défendue. Sa situation officielle la condamnait à
beaucoup de réserve. Forcée de ménager les évêques, qui la frap-
paient sans ménagement, elle n'avait pas la liberté de leur répondre
comme elle l'aurait voulu. Il en résultait que les coups de ses ad-
versaires, faiblement repoussés, lui avaient fait plus de mal dans l'o-
pinion qu'elle ne le croyait. La révolution imprévue qui chassa la
royauté amena au ministère de l'instruction publiqjie des hommes
honnêtes, mais peu expérimentés, qui passaient brusquement des
excès et des injustices de la polémique ou des rêveries du cabinet au
maniement des affaires. Ils commirent des fautes qu'on leur a bien
durement reprochées, et qui ont servi plus tard de prétextes à de
cruelles représailles; mais ils eurent au moins la sagesse de ne pas
toucher à l'enseignement secondaire. On se contenta, pour faire
quelque chose, de changer le nom des collèges et le costume des
élèves. 11 faut savoir quelque gré au ministre de cette époque de
s'en être tenu à ces modifications innocentes. Les gens ne man-
quaient pas autour de lui qui lui proposaient de tout refaire en un
jour : c'était la manie du temps; on lui apportait de tous les côtés
des systèmes radicaux pour régénérer l'enseignement français ; il
les repoussa courageusement. Aussi répondait-il plus tard à ceux
qui lui reprochaient son audace qu'au contraire il avait été timide
et réservé. « Groyez-le, leur disait-il, il a fallu quelque fermeté
pour résister à des plans de réforme prématurés qui surgissaient
de toutes parts! » Malgré cette sagesse de M. Garnot, l'enseignement
secondaire n'en ressentit pas moins dès le premier jour les atteintes
de la révolution. Le nombre des élèves diminua subitement dans
les lycées, ce qui indiquait le malaise général dont souffraient les
classes aisées, et peut-être aussi un commencement de défiance
qu'elles éprouvaient contre les établissemens universitaires.
La république avait donc été fort peu profitable à l'Université, ce
fut pourtant l'Université qui paya pour la république. Le parti réac-
tionnaire, qui se composait des légitimistes et de l'ancienne oppo-
sition dynastique, voulut la rendre responsable de cette révolution
subite qui trompait tous les calculs et déconcertait toutes les pré-
^08 HEVnE DES DEUX MONDES.
"visions. Au fond, elle n'était pas plus coupable que tout le monde;
on peut même affirmer qu'elle avait moins à se reprocher que ceux
qui l'accusaient. Qui donc avait déconsidéré le pouvoir et rendu sa
chute inévitable, sinon ceux qui pendant dix-huit ans l'avaient
attaqué sans mesure dans les chambres et maltraité dans les jour-
naux, et qui trouvaient bon de le regretter après avoir aidé à le
détruire? Dans ces sortes d'examens de conscience auxquels les
événemens les forcent quelquefois, les hommes politiques sont ingé-
nieux à s'excuser. Ils trouvent mille raisons pour se démontrer à
eux-mêmes leur innocence, et si par bonheur ils peuvent imaginer
autour d'eux quelque coupable qui ne réclame pas trop, ils s'em-
pressent de le désigner à l'opinion publique, et croient s'absoudre
en le frappant. C'est ainsi que l'Université fut choisie pour expier
la faute commune. 11 fut entendu, à la chambre et dans les jour-
naux, que l'enseignement secondaire avait produit tous les désor-
dres dont on souffrait, et que notamment les classes de rhétorique
étaient coupables de la révolution de février. Les écrivains catho-
liques se chargèrent de démontrer qu'il n'était pas possible de lire
les discours du césarien Tite-Live ou d'expliquer les beaux vers de
"Virgile et d'Horace, ces amis dévoués d'Octave, sans devenir immé-
diatement républicain. Quant au socialisme, dont on était si effrayé,
Bastiat, un penseur vigoureux, mais quelquefois paradoxal, établit
qu'il sortait directement du baccalauréat. C'était tirer un bien
grand effet d'une petite cause et imiter les anciens, qui attribuaient
le bruit du tonnerre au roulement d'un char sur un sol d'airain;
mais comme on est crédule quand on a peur, ces beaux raisonne-
mens suffirent pour convaincre bien des gens, et la société, fort sa-
tisfaite d'avoir trouvé la cause de sa maladie, se disposa, pour se
guérir, à punir rigoureusement « ce pelé, ce galeux d'où venait
tout le mal. »
C'est dans ces circonstances que la loi de 1850 fut faite. Elle était
juste dans son principe : la constitution avait solennellement pro-
mis la liberté de l'enseignement, il fallait bien la donner. Cette
question, devant laquelle on reculait depuis si longtemps, fut fran-
chement abordée par M. de Falloux. Cette fois la chambre et le pays
avaient à cœur de la résoudre. La loi fut préparée dans une com-
mission composée des membres les plus importans du parti catho-
lique et de plusieurs de ces anciens libéraux si opposés autrefois
aux doctrines ultramontaines, et que les événemens avaient con-
vertis. M. de Montalembert y donnait la main à M. Thiers. Natu-
rellement l'Université faisait les frais de leur réconciliation. La loi
nouvelle lui était très défavorable; ce ne fut pourtant pas elle qui
l'accueillit le plus mal. Les catholiques, dont on croyait combler les
vœux, adectèrent de se montrer les plus mécontens. C'est en vain
LES RÉFORMES DE l' ENSEIGNEMENT. Ç)09
qu'on leur livrait leur ancienne ennemie, qu'on leur accordait cette,
liberté d'enseigner qu'ils avaient prise pour drapeau depuis 1830,
qu'on supprimait la défense faite aux corporations non reconnues
par l'état d'ouvrir des établissemens d'instruction publique, aucune
concession ne put les satisfaire. Les circonstances étaient bonnes
pour eux, ils voulaient en profiter. Quoi qu'on leur offrît, ils sou-
haitaient encore quelque autre chose qu'ils n'oâaient pas dire.
Un évoque, M. Parisis, vint déclarer à la tribune qu'il n'acceptait
la loi qu'avec tristesse, et qu'en la votant il faisait un sacrifice pé-
nible à la paix publique. Les plus fougueux de son parti se mon-
trèrent moins résignés. Ils attaquèrent avec une violence extrême
M. de Falioux et ses amis, et M. de Montalembert étonna beaucoup
la chambre en lui apprenant qu'il avait été dénoncé au pape comme
un traître. C'était le commencement de ces haines fraternelles qui
font peu d'honneur à la charité chrétienne, et dont les journaux ca-
tholiques nous ont donné depuis des exemples si curieux.
Quel crime avaient donc commis les auteurs de la loi pour être
ainsi traités par leur parti? Us laissaient sans doute subsister l'Uni-
versité; mais quelle situation lui faisaient-ils? M. Beugnot commen-
çait son rapport en niant absolument que l'état eût le droit d'ensei-
gner : c'était ruiner d'avance le principe sur lequel l'Université
repose. Il laissait entendre dans la suite que ses amis et lui n'au-
raient pas été fâchés de la voir disparaître, mais qu'on n'avait pas
osé la jeter à bas trop brusquement. Elle était entrée dans les usages
du pays ; « une foule d'habitudes, d'opinions et d'intérêts se dres-
saient pour la défendre. » Ce n'était donc pas très volontiers qu'on
la laissait vivre, et l'on avait l'espérance secrète qu'elle ne tarderait
pas à mourir de sa belle mort. Personne ne doutait, parmi les amis
de M. Beugnot, qu'elle ne fût hors d'état de résister longtemps à l'es-
sor qu'allait prendre l'enseignement libre. En attendant, on faisait
sonner bien haut la complaisance qu'on avait de ne pas la tuer d'un
seul coup, et le noble rapporteur, pour exciter sa reconnaissance,
rappelait qu'on lui laissait « une riche subvention inscrite au budget
et la jouissance de somptueux édifices, » ce qui ressemble beaucoup
à une cruelle ironie, quand on songe que les professeurs avaient à
peine de quoi vivre, et que beaucoup de collèges tombaient en
ruine. Il faut donc reconnaître que l'état dans lequel on laissait
subsister l'Université n'était pas fait pour mécontenter les catho-
liques. Us n'avaient pas non plus le droit de se plaindre qu'on eût
imposé des conditions bien lourdes à ceux qui prétendaient jouir de
la liberté de l'enseignement. Personne ne voulait que cette liberté
fût entière et sans contrôle, et tout le monde était d'accord qu'on
devait exiger des maîtres d'institutions libres certaines garanties de
moralité et d'instruction. Les projets qui avaient précédé celui de
910 REVUE DES DEUX MONDES.
1850 étaient sur ces deux points assez sévères; ils accumulaient les
certificats et les diplômes. La loi nouvelle au contraire se montra
singulièrement facile. Tout Français âgé de vingt-cinq ans pouvait
ouvrir une école. Il suffisait, pour la constatation de sa moralité,
qu'il eût fait un stage de cinq ans dans un établissement public ou
privé, encore le conseil supérieur se réserva-t-il le droit d'en dis-
penser. Quant à son instruction, on n'osa pas même lui demander
ce diplôme de bachelier qu'obtiennent les élèves médiocres des ly-
cées, et qui est exigé des maîtres d'étude; on le remplaça pour les
victimes de l'examen universitaire par un certificat de capacité dé-
livré par un jury mixte qu'on jugea devoir être plus complaisant.
Voilà certes des exigences bien légères, et l'on ne peut guère se
plaindre que les abords de l'enseignement soient difficiles pour per-
sonne. La liberté d'enseigner est peut-être la plus large de toutes
celles que nous possédons en France. Il n'en est pas dont on jouisse
à moins de frais et qui soit entourée de moins de restrictions et d'ob-
stacles. Il existe même une catégorie de personnes pour lesquelles
elle est à peu près absolue. La loi de 1850 a grand soin de dire
qu'aucune de ces garanties qu'on exige de l'instituteur laïque ne
s'applique aux professeurs des petits séminaires; il n'est question
pour eux ni de brevet de capacité ni de stage. On admet que la robe
suppose la moralité et que la désignation d'un évèque tient lieu de
science. C'est ce que M. Beugnot appelle respecter « des droits lé-
gitimes. » Ainsi ce droit d'enseigner qu'on refusait absolument à
l'état, on l'accordait sans discussion au clergé. Il est vrai qu'on
maintenait sur les petits séminaires comme sur tous les autres éta-
blissemens la surveillance administrative. En un moment où l'on
parlait si volontiers de la liberté et de l'égalité pour tout le monde,
on n'osa pas créer une exception aussi scandaleuse à la loi com-
mune. Ce fut le grief principal des catholiques extrêmes contre la
loi et contre ceux qui l'avaient faite. Ils se plaignirent avec amer-
tume qu'en permettant à l'inspecteur d'entrer dans les écoles ec-
clésiastiques on les livrait à l'état et à l'Université. Quand on sait
à quoi se réduit cette surveillance, et qu'elle s'exerce presque uni-
quement sur les conditions de salubrité physique sans jamais s'oc-
cuper des méthodes d'enseignement ou de la force des études, on
a quelque peine à admettre que ces plaintes violentes fussent sin-
cères.
Que voulaient donc ces mécontens qui affectaient tant d'irrita-
tion contre une loi qu'on avait faite exprès pour eux? Il est facile de
le deviner, et M. Beugnot, malgré sa réserve, le laisse entrevoir
quand il se plaint de ces gens a qui réclament, non le droit d'ensei-
gner en vertu d'une loi commune, mais un droit préexistant, sans
limites, sans garantie, sans responsabilité. » C'étaient ses amis, et
LES RÉFORMES DE l' ENSEIGNEMENT. 911
quelque disposé qu'il fiit à leur plaire, il était bien contraint d'a-
vouer qu'ils exigeaient plus qu'on ne pouvait raisonnablement leur
donner. En réalité, parmi ceux qui depuis vingt ans demandaient
avec tant de violence la liberté d'enseignement, beaucoup ne, la
voulaient que pour eux, et le monopole ne leur déplaisait que parce
qu'il était en d'autres mains. Tout le monde sait que l'église ré-
clame le droit exclusif d'enseigner. Elle ne fait pas du reste un
mystère de ses prétentions; elle les expose ouvertement dans les
ouvrages de doctrine qu'elle publie; elle les écrit dans les concor-
dats qu'elle signe quand elle est la maîtresse. Dans tous les pays
où elle règne, elle se réserve de donner l'instruction ou de la sur-
veiller. Loin d'accepter jamais le contrôle de l'état sur ses écoles,
elle prétend imposer le sien à toutes les autres. C'est seulement
quand elle ne peut pas dominer qu'elle se résigne au partage et à
l'égalité, sans rien abandonner jamais de ses principes. Il est proba-
ble qu'en 1850 le moment semblait bon à plusieurs de ses amis pour
lui rendre ses droits dans toute leur étendue. Rien ne lui était plus
facile que de rétablir le monopole en sa faveur sans même l'écrire
dans la loi. L'Université détruite ou irrémédiablement abaissée, la
concurrence libre ne l'effrayait guère. Elle connaît sa force et ses
ressources; elle sait bien qu'en notre pays, où l'initiative privée a si
peu d'énergie, elle finira toujours par avoir raison de quelques efforts
isolés. C'est elle en somme qui a le plus profité de la loi de 1850.
La population des établissemens libres laïques ne s'est pas beau-
coup accrue en quinze ans; elle est restée à peu près ce qu'elle était
en 185/i. Au contraire les écoles ecclésiastiques, qui n'avaient alors
que 20,000 élèves, en comptaient 3/i,000 en 1865, et ce nombre
s'est accru depuis (1). L'église pouvait donc croire sans témérité en
1850 que, si on la délivrait de la concurrence de l'état, elle finirait
par absorber tout le reste : d'où l'on doit conclure, comme j'ai eu
déjà l'occasion de le dire, qu'aujourd'hui la résistance de l'Université
à l'enseignement ecclésiastique empêche seule le monopole et con-
serve la liberté. C'est là sa principale raison d'être; c'est ce qui la
maintiendra, je n'en doute pas, contre les attaques passionnées de
ceux dont elle entrave les projets et contre les aveugles défiances
de ceux qu'elle protège malgré eux.
L'Université avait beaucoup plus de raisons que le clergé d'être
mécontente de la loi de 1850. Non-seulement cette loi la dépossé-
dait d'anciens privilèges, mais elle la traitait en suspecte, et créait
86 recteurs pour la surveiller de plus près. Dans la discussion, qui
fut très violente, on ne l'avait guère épargnée, et le ministre de
(1) Si l'on joint à ce chiffre les 20,000 élèves des petits séminaires, on trouvera
que la population des établissemens ecclésiastiques était en 1865 de 5i,000 jeunes
gens. Les lycées et les collèges de l'état en contenaient à la même époque 61,000.
912 REVUE DES DEUX MONDES.
l'instruction publique, M. de Parieu, qui devait naturellement la dé-
fendre, se contenta de dire « qu'elle n'avait pas fait tout le bien
qu'elle pouvait faire. » C'est donc avec beaucoup de tristesse qu'elle
commença l'épreuve de ce régime nouveau, et d'abord ses craintes
parurent justifiées. Sa situation, qui depuis 18ii8 était mauvaise, de-
vint pire quand il lui fallut subir le premier feu de la concurrence.
On constata en 1851 que depuis trois ans 58 collèges communaux
s'étaient fermés et que les lycées avaient perdu près de ^,000 élèves.
Ce n'était rien, et le coup d'état vint exposer bientôt l'Université
à d'autres dangers. Elle était suspecte au nouveau pouvoir : on la
savait libérale; c'est un vieux défaut chez elle, et dont il ne faut
guère espérer qu'elle se corrige : elle l'était déjà au moyen âge.
Beaucoup de professeurs refusèrent le serment et donnèrent leur
démission. On ne trouva pas chez les autres de ces complaisances
bruyantes qu'on rencontrait si facilement ailleurs, notamment dans
le clergé. Le gouvernement était alors fort irritable, et les moindres
résistances l'impatientaient; on dit qu'il eut quelque temps la pen-
sée de détruire l'Université; ce qui est sûr, c'est que le bruit en
courut et qu'il^ne fut jamais démenti. Pendant trois longs mois, les
professeurs s'attendirent tous les jours à voir leurs collèges fermés
et leur carrière interrompue. Aux tristesses patriotiques qu'ils éprou-
vaient tous se joignaient, surtout pour ceux qui n'étaient pas seuls
dans la vie, les angoisses de l'incertitude et l'inquiétude du lende-
main. L'orage passa pourtant, et ce qui est curieux, c'est que l'en-
seignement officiel fut, dit-on, sauvé par les évêques. On prétend
que le gouvernement, qui voulait le supprimer, leur en offrit la sur-
vivance; mais ils trouvèrent qu'ils n'étaient pas assez prêts pour re-
cueillir si brusquement ce riche héritage, et qu'en attendant d'au-
tres pouvaient en profiter. Pendant ces hésitations, le gouvernement
se ravisa.
On laissa donc la vie à l'Université, mais ce ne fut pas sans
prendre beaucoup de précautions contre elle. Elle avait jusque-là,
malgré toutes ses disgrâces, conservé un privilège important : ses
professeurs jouissaient d'une sorte d'inamovibilité, ils ne pouvaient
être destitués, ni même déplacés contre leur gré sans un jugement
du conseil académique. On avait voulu relever de quelque façon
leurs fonctions modestes et leur accorder au moins la sécurité, si on
ne pouvait pas leur donner la fortune. Un décret supprima ces ga-
ranties. Les fonctionnaires de l'enseignement à tous les degrés fu-
rent livrés à la merci du ministre, et l'on remit en ses mains le
despotisme le plus absolu. Ce n'était pas une arme vaine à ce mo-
ment, et le pouvoir était fort disposé à s'en servir. Il était bien aiss
de faire sentir son poids, et tirait vanité de la frayeur qu'il causait.
D'ailleurs les traditions de l'ancien empire recommençaient par-
LES RÉFORMES DE l'eKSEIGXEJIENT. 913
tout; il fallait qu'il y eût clans chaque ministère un autre Napoléon
dont le génie, propre aux grandes choses, pût s'accommoder aussi
des petites, et tout surveiller d'un regard. L'autorité se fit vétilleuse
et tracassière pour paraître avoir ce coup d'oeil d'aigle auquel rien
n'échappe. Elle fatigua tout le monde de circulaires et de décrets
accumulés pour obtenir la gloire de sembler elle-même infatigable.
Le ministre de l'instruction publique d'alors, M. H. Fortoul, fut
un de ceux qui poussèrent le plus loin ce système, et l'on pourrait
citer des exemples divertissans de cette manie qu'il avait de tout
réglementer (1).
Malheureusement la surveillance minutieuse des moindres détails
du service ne suffisait pas à son activité. Son ambition était plus
haute : il avait conçu le projet de renouveler de fond en comble
l'instruction publique. C'était assurément un esprit vif et laborieux,
il avait beaucoup de souplesse dans l'intelligence et une merveil-
leuse fécondité de ressources; mais ces qualités, qui pouvaient ser-
vir l'enseignement, furent gâtées par un grand défaut : cet homme
qui parlait avec tant d'aigreur des révolutionnaires et des socialistes
appartenait au fond à leur école. La doctrine de Saint-Simon, qu'il
avait traversée dans sa jeunesse, lui avait laissé certaines illusions
dont il ne sut jamais se défendre. Il était de ces rêveurs politiques
qui en toute chose visent à l'absolu, qui, dans les projets qu'ils
imaginent, se préoccupent uniquement de satisfaire leur intelli-
gence par l'apparence régulière et les belles proportions de l'en-
semble, et qui croient qu'on peut refaire une société par décret
sans se préoccuper des élémens dont elle est composée. C'est dans
cet esprit que fut conçue cette réforme radicale qu'on appela d'un
nom barbare la bifurcation.
La bifurcation reposait sur un principe juste. On se plaignait de-
puis longtemps que l'Université ne tînt aucun compte des aptitudes
diverses de ses élèves et qu'elle leur imposât les mêmes études,
quoiqu'ils fussent destinés à des carrières différentes. Ces plaintes
étaient devenues plus vives dans les dernières années. Le com-
merce et l'industrie, qui se sont fait une si grande place dans le
monde, en voulaient occuper une aussi dans les collèges; ils de-
mandaient qu'on songeât à leur préparer ces intelligences et ces
(11 C'est ainsi qu'il écrivait un jour aux recteurs : « Puisque, grâce à réuergic d'un
gouvernement réparateur, le calme rentre dans les esprits et l'ordre dans la société, il
importe que les dernières traces de l'anarchio disparaissent. » Ces paroles solennelles
étaient le prélude d'une défense faite aux professeurs de laisser croître leur barbe et d«
paraître devant leurs élèves en costume négligé. Voilà ce qui semblait à M. Fortoul
« les dernières traces de l'anarchie. » Et il profitait de l'occasion pour discourir sur le
costume qui convient aux divers fonctionnaires de l'Université.
TOME Lxxxii. — 1869. 58
91/i REVUE DES DEUX MONDES.
bras dont ils avaient besoin. M. Fortoul résolut de les satisfaire.
Sans doute il n'était pas possible de morceler assez l'enseignement
des lycées pour en faire un apprentissage particulier à chacune des
spécialités qui réclamaient; mais, comme les professions diverses
se groupent toutes autour de deux ordres d'études dilTérens, les
sciences et les lettres, on résolut de diviser l'enseignement en deux
branches; on créa la section littéraire et la section scientifique,
dans lesquelles les jeunes gens durent se répartir selon leur voca-
tion. Cette idée, je le répète, était juste, et l'on ne pouvait pas
continuer plus longtemps d'infliger l'ancienne instruction classique
à ceux qui en voulaient résolument une autre. En somme, la bifur-
cation a moins échoué parce qu'elle séparait les élèves en deux sec-
tions que parce qu'elle voulait les réunir après les avoir séparés.
C'est dans ces essais de réunion factice que se trouvaient à la fois
l'originalité et l'imperfection du système. Les jeunes gens devaient
suivre ensemble les cours de grammaire; à partir de la troisième,
ils bifurquaient, c'est-à-dire ils entraient dans deux routes diffé-
rentes, mais voisines, qui se côtoyaient toujours et se rencontraient
souvent : divisés le matin pour apprendre, les uns les mathéma-
tiques et les sciences physiques et naturelles, les autres le latin et
le grec, ils se rassemblaient le soir pour étudier ensemble le fran-
çais et l'histoire. Tel était le principe de ce système ingénieux dont
l'économie habile séduisit d'abord beaucoup de bons esprits. Le
plan était admirable tant qu'il resta sur le papier, on s'aperçut, dès
qu'on voulut l'appliquer, qu'il était impraticable.
Le premier inconvénient qui frappa d'abord tout le monde, c'é-
tait la nécessité où l'on plaçait les élèves de désigner à treize ans
la carrière qu'ils voulaient suivre. Il y en a sans doute qui sont
fixés à cet âge; mais le plus grand nombre attend la fin des études
pour se décider. Ceux-ci furent très embarrassés quand on leur
ordonna de choisir. Ou bien ils obéirent aveuglément aux désirs de
leur famille, et comme d'ordinaire les parens écoutent plus leurs
convenances ou leur ambition que les aptitudes de leurs en fans, il
arriva que les vocations factices et forcées furent précisément favo-
risées par une loi qui se flattait de les prévenir, ou bien la famille
qui ne savait à quoi se résoudre laissa l'enfant disposer de lui tout
seul, et l'enfant, qui avait en général la haine des vers latins et l'hor-
reur du grec, se décida volontiers pour les sciences, qu'il ne connais-
sait pas; mais là il rencontrait les mathém.atiques et la géométrie,
qui ne sont guère plus récréatives, et après quelques mois de chif-
fres et de formules il redemandait les vers latins. On vit des élèves
errer ainsi pendant toutes leurs classes d'une section à l'autre, et
sortir enfin du collège sans avoir appris ni les sciences ni les let-
tres. Un autre inconvénient de la bifurcation qui n'était pas moins
LES RÉFORMES DE l' ENSEIGNEMENT. 915
grave et dont on s'aperçut vite, c'est qu'elle n'apportait aucun re-
mède au mal qu'elle prétendait guérir. Elle était faite, à ce qu'on
disait, pour satisfaire les jeunes gens à qui l'ancienne instruction
classique ne pouvait plus convenir; en réalité, la nouvelle ne leur
convenait pas davantage. Ces enfans de familles moins aisées, qui
se sentent pressés par la vie , qui sont forcés de se préparer de
bonne heure pour le commerce et l'industrie qui les réclament, ne
se trouvaient guère mieux du nouveau système que de l'ancien, et
il leur était difficile d'entrer dans l'engrenage de la bifurcation, qui
leur aurait demandé sept ans pour être entièrement parcouru. Il leur
fallait autre chose que ce majestueux ensemble de connaissances
que le plan de M. Fortoul leur oflrait. Ils demandaient un cours
d'études rapide et complet qu'on pût achever en quatre ou cinq
ans, et on les a contentés depuis en créant pour eux l'enseignement
spécial. Voilcà donc toute une catégorie de gens pressés qui ne pou-
vaient pas s'accommoder des lenteurs de la bifurcation, et c'était
pourtant dans leur intérêt qu'on l'avait faite. Restaient les aspirans
aux grandes écoles, les fils de riches banquiers et négocians qui ont
plus de temps à donner à ces études de luxe et de loisir où se forme
un jeune esprit; mais ce n'étaient pas ceux qu'il importait de délivrer
de l'ancienne instruction classique. Les plus sages d'entre eux ne le
souhaitaient pas, et, comme ils sont destinés à occuper les hautes
situations de la société, on leur rendait un mauvais service en dimi-
nuant pour eux l'éducation littéraire. M. Fortoul avait cru faire
merveille en réunissant les deux sections dans les classes du soir. Il
attendait des prodiges de l'émulation qui allait s'allumer entre
elles. Il ne résulta de ce mélange qu'embarras et confusion. L'en-
seignement pour être efficace doit s'accommoder à la nature des
élèves; les professeurs s'aperçurent bientôt qu'ils ne pouvaient
point apprendre de la même façon l'histoire et le français à des
jeunes gens dont les études antérieures, les occupations, le tour
d'esprit, étaient différens. Forcés de choisir, ils s'adressèrent de
préférence à ceux de la section des lettres, qui étaient les mieux
préparés; les autres cessèrent d'écouter des leçons qui n'étaient
pas faites pour eux.
Le système était donc mauvais et devait périr. Ce qui en précipita
la chute, c'est qu'il ne fut appliqué qu'à contre-cœur, et que les
professeurs ne firent rien pour en dissimuler les défauts. M. For-
toul aurait dû essayer de les gagner à ses projets : le succès, après
tout, était dans leur main; mais il avait l'infatuation d'un despote
qui ne doute de rien, et il sembla au contraire prendre plaisir à les
mécontenter. Le nouveau plan d'études faisait peser sur eux les
plus lourdes charges ; elles leur furent imposées sans ménagement.
Les moindres observations étaient accueillies avec une hauteur qui
916 REVUE DES DEUX MONDES,
froissait les plus résignés. Ceux qui se permirent de trouver que la
bifurcation avait quelques défauts, et qui eurent l'audace de le
dire, furent destitués. Non -seulement il fallait obéir en silence,
mais tout le monde reçut l'ordre d'être enchanté. Ce ne fut donc
plus du haut en bas de l'Université, et principalement parmi les
hauts dignitaires, qu'une conspiration de mensonge qui voulait
faire croire au public qu'on était aussi satisfait que possible, et que
le salut de l'enseignement était assuré. Quoique tout le monde le
dît, personne ne le croyait, si ce n'est le ministre. M. Fortoul ne pou-
vait contempler sans la plus vive admiration l'ingénieuse machine
qu'il avait construite. Il était surtout charmé de lui voir des mouve-
mens si réguliers. Rien n'était laissé à l'imprévu. Les précautions les
plus minutieuses avaient été prises pour qu'on fît partout la même
chose à la môme heure. Tous les professeurs de mathématiques de
France développaient les mêmes théorèmes de la même façon et le
même jour. On avait réglé le nombre de minutes pendant lesquelles
le professeur de lettres devait faire réciter les leçons, dicter les de-
voirs, expliquer les auteurs. C'était une mécanique que le ministre
remontait tous les matins et dont il avait la clé dans sa poche. Ce
bel ordre lui causait un plaisir qui déborde dans son rapport à
l'empereur {'2li septembre 1853). Ce rapport, où il célèbre «les
bases de l'instruction publique renouvelées, la réforme pénétrant
jusque dans les derniers détails des écoles de l'état, » commence
par ces paroles triomphantes : « l'année 1852 marquera dans les
fastes de l'Université de France ! »
On sait ce qu'il arriva de ces belles promesses. M. Fortoul mourut
subitement trois ans plus tard, et son système fut emporté avec
lui; mais il n'a pas disparu sans laisser de traces : il avait sufTi qu'il
fût appliqué quelques années pour que l'enseignement public s'a-
baissât partout. C'est ainsi que « l'année 1852 marqua dans les fastes
de l'Université de France! » Non- seulement les études littéraires
avaient été amoindries et désertées, mais les sciences aussi avaient
souffert de ce projet, qui prétendait les favoriser. Le concours gé-
néral, les examens de l'École polytechnique, révélèrent un affai-
blissement notable dans l'instruction des élèves. Les ministres qui
suivirent, M. Rouland et M. Duruy, virent le mal et y portèrent
remède. On démolit pièce à pièce ce bel édifice qu'avait construit
M. Fortoul, et l'on remit à peu près les choses en l'état où elles se
trouvaient avant la bifurcation. Est-ce à dire pourtant que rien ne
soit changé depuis 1850? Je ne le crois pas, et la situation de l'in-
struction publique me paraît bien meilleure qu'elle ne l'était alors.
Il faut espérer que les épreuves qu'elle a traversées n'auront pas
été perdues pour elle : on ne croit plus à la toute-puissance des
décrets, on est convaincu que, pour faire des réformes qui durent,
ILS RÉFORMES DE l'eNSEIGNEMENT. 917
il ne faut pas rompre brusquement avec les traditions et les habi-
tudes du passé. Qui donc oserait encore, après l'avortement rapide
de la bifurcation, essayer de ces révolutions radicales qui préten-
dent tout renouveler d'un coup? Mais ce qui fait surtout aujour-
d'hui la force de l'enseignement public, c'est qu'il vit avec la liberté,
et que l'expérience qu'il en a faite ne lui a pas été contraire. La loi
de 1850, malgré les révolutions qui l'ont suivie, subsiste dans ses
dispositions principales. La liberté de l'enseignement secondaire
est entrée dans les habitudes du pays, et personne ne songe à l'abo-
lir ou à la restreindre, l^lle n'a pas eu pour l'Université les mauvais
résultats qu'on redoutait. A partir de 1852, la population des lycées,
qui était descendue à 20,000 élèves, s'est successivement relevée.
Elle était de 36,000 en 1867, et ce nombre augmente tous les ans.
Cette prospérité est d'autant plus remarquable qu'elle n'est pas
due à la contrainte, et qu'on ne peut plus dire que l'état remplit
ses établissemens en fermant les autres. Comme elle n'a plus pour
motif le monopole et qu'elle repose sur la confiance publique, elle
est à la fois plus flatteuse et plus solide. Aussi le moment me semble-
t-il favorable pour chercher les moyens de perfectionner, autant
que nous le pourrons, notre enseignement secondaire. C'est quand
une institution est dans toute sa force qu'elle doit songer à corriger
les défauts qu'elle se connaît. Elle s'y prend trop tard, si elle attend
pour se réformer d'être faible et malade, et de ne pouvoir plus
supporter ni le mal ni le remède.
II.
J'arrive donc aux réformes que l'on réclame pour l'enseigne-
ment secondaire. Elles sont nombreuses, et je ne pourrai m'occu-
per que des plus importantes. Notre système d'instruction publique
a été très souvent attaqué, et l'on comprend bien pourquoi. Presque
tout le monde chez nous passe par les lycées; c'est là que nous
rencontrons pour la première fois ces maîtres impérieux qui mè-
nent la vie, l'autorité et le travail. Les premiers rapports avec eux
ne sont pas toujours agréables, et il en coûte de s'habituer à les
subir. On en conserve souvent un souvenir fâcheux qui nous in-
cline à croire que le lycée est mal fait. C'est ce qui donne à tant
de gens l'idée de le refaire. Si l'on voulait les croire, si l'on con-
sentait à expérimenter tous les changemens qu'ils proposent, cette
pauvre machine de l'enseignement, tant remuée dans ces dernières
années, achèverait de tomber en ruine. Elle s'exposerait au même
sort que ce malheureux dont parle Pline, et qui avait fait graver sur
son tombeau qu'il était mort de trop de médecins {se turba mcdi-
corum jjeriisse). Motre enseignement secondaire fait donc bien de
918 REVUE DES DEUX MONDES.
ne pas écouter trop vite toutes ces personnes de bonne volonté qui
s'offrent à le guérir; mais il ne faut pas non plus que, sous prétexte
de se mettre en garde contre elles, il s'obstine à refuser tous les
conseils. Il doit au contraire les provoquer et faire l'essai de ceux
qui lui paraissent utiles.
Un des reproches qu'on a faits le plus souvent à notre ■sj^stème
d'instruction secondaire, et sur lequel je crois tout le monde à peu
près d'accord, est celui qui vient d'être repris par MM. Renan et
de Laprade. Ils sont tous les deux des ennemis très décidés des
grands internats de nos lycées. Tous les deux rappellent que ces
entassemens d'élèves n'étaient pas du goût de l'ancienne Université
de Paris; ils ne devinrent fréquens qu'avec les jésuites. La puis-
sante société aspirait à être tout à fait maîtresse de l'enfant. Pour
n'avoir aucune rivalité à craindre, elle l'attirait dans ses collèges
et Pisolait des siens. L'influence de la famille lui était suspecte, et
elle ne se cachait pas pour le dire. Encore aujourd'hui, dans les
maisons des jésuites qui ont le mieux conservé les traditions, les sor-
ties sont rares : on ne veut pas que l'élève respire un air étranger.
C'est la raison qui fit créer au xvi^ siècle ces vastes établissemens
où l'on gardait plusieurs générations enfermées. Ce système d'édu-
cation, qui favorisait l'indolence des familles et les délivrait du lourd
fardeau de la responsabilité, domina au xvii'= et au xvm^ siècle. Ce-
pendant il restait encore au fond des provinces, dans les petites
villes inconnues, quelques débris des habitudes du moyen âge.
Marmontel a raconté dans une page très agréable de ses mémoires
comment son père, un pauvre paysan auvergnat, l'amena au collège
de Mauriac et de quelle façon il en suivit les cours. « Je fus logé,
dit-il, selon l'usage du collège, avec cinq autres écoliers, chez un
honnête artisan de la ville, et mon père, assez triste de s'en aller
sans moi, m'y laissa avec mon paquet et des vivres pour la se-
maine; ces vivres consistaient en un gros pain de seigle, un petit
fromage, un morceau de lard et deux ou trois livres de bœuf; ma
mère y avait ajouté une douzaine de pommes. Voilà, pour le dire
une fois, quelle était toutes les semaines la provision des écoliers
les mieux nourris du collège. Notre bourgeoise nous faisait la cui-
sine, et pour sa peine, son feu, sa lampe, ses lits, son logement, et
même les légumes de son jardin qu'elle mettait au pot, nous lui
donnions par tête vingt-cinq sols par mois, en sorte que, tout cal-
culé, hormis mon vêtement, je pouvais coûter à mon père de quatre
à cinq louis par an. » On était plein de zèle et d'ardeur dans ces
misérables chambrées. Les écoliers y faisaient eux-mêmes la police
à la façon anglaise d'Harrow et d'Eton, et s'y surveillaient mutuel-
lement. « On travaillait ensemble et autour de la même table. C'é-
tait un cercle de témoins qui, sous les yeux les uns des autres,
LES RÉFORMES DE l'eNSEIGNEMENT. 919
s'imposaient réciproquement le silence et l'attention. L'écolier oisif
s'ennuyait d'une immobilité muette et se lassait bientôt de son oisi-
veté. L'écolier inhabile, mais appliqué, se faisait plaindre; mais il
n'y avait ni indulgence ni pitié pour le paresseux incurable, et
lorsqu'une chambrée était atteinte de ce vice, elle était comme
déshonorée; tout le collège la méprisait, et les parens étaient aver-
tis de n'y pas mettre leurs enfans (1). »
La révolution détruisit toutes ces vieilles institutions, et mal-
heureusement l'Université impériale, qu'on éleva sur leurs débris,
chercha beaucoup trop à imiter les jésuites. Elle voulut, comme
eux, avoir de grands internats, et, pour être plus sûre de bien les
diriger, elle leur imposa une discipline étroite et sévère. Elle disait
dans le règlement des études : « Tout ce qui est relatif aux repas,
aux récréations, aux promenades, au sommeil, se fera par com-
pagnie. » Ainsi son idéal était le régiment, et le collège, pour être
accompli, devait ressembler à la caserne. M. Renan n'a pas de
peine à montrer tout ce qui manque au jeune homme élevé d'après
ce système. « L'instruction, dit-il, se donne en classe, au lycée, à
l'école; l'éducation se reçoit dans la maison paternelle; les maîtres
à cet égard, c'est la mère, ce sont les sœurs. Rappelez-vous ce
beau récit de Jean Ghrysostome sur son entrée à l'école du rhéteur
Libanius, à Antioche. Libanius avait coutume, quand un élève nou-
veau se présentait à son école, de le questionner sur son passé, sur
ses parens, sur son pays. Jean, interrogé de la sorte, lui raconta que
sa mère Anthuse, devenue veuve à vingt ans, n'avait pas voulu se
remarier pour se consacrer tout entière à son éducation. — 0 dieux
de la Grèce! s'écria le vieux rhéteur, quelles mères et quelles veuves
chez ces chrétiens! » Il faut donc laisser le plus qu'on peut un en-
fant à sa famille; tout le monde est au fond du même avis. Les
professeurs se sont plaints souvent des dangers de l'internat, qui
les compromet par la responsabilité de fautes dont ils sont inno-
cens. L'état lui-même ne dissimule pas que ces grandes agglomé-
rations d'élèves l'embarrassent et l'inquiètent. S'il ne prend 'pas
une décision radicale, c'est qu'il est économe de ses deniers, sur-
tout quand il s'agit de l'enseignement. Les lycées d'externes coû-
tent, et les lycées d'internes rapportent; l'état hésite à se dessaisir
(1) L'institution des chambriers , comme on les appelle, n'a pas entièrement dis-
paru. La statistique de l'enseignement secondaire nous apprend qu'il en restait ;358
en 1805. Ce sont en général des jeunes gens de la campagne, fils de petits cultivateurs
ou même de simples manœuvres du voisinage, qui renouvellent les provisions (pommes
de terre, châtaignes, etc.) tous les mois ou toutes les semaines. La personne chez qui
ils sont logés se charge d'apprêter et de faire cuire leurs alimens pour les heures des
repas, et chacun d'eux paie pour le service et le logement c'e 8 à 10 francs par mois.
« La conduite de ces élèves, ajoute la statistique, est généralement bonne; ils sont
laborieux, et quelques-uns sont à la tête de leur classe. »
920 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un revenu et à accroître une dépense. Il faut bien dire de plus
que les familles l'encouragent dans ses hésitations. Beaucoup de
personnes habitent loin des villes; dans les villes même, beaucoup
sont occupées tout le jour hors de leur maison; il leur est donc né-
cessaire de se séparer de leurs enfans pour les élever. ISe pouvant
les garder chez eux, ils sont aises de les confier à un collège uni-
versitaire : ils se méllent des spéculations privées; leur inexpérience
les embarrasserait, s'il leur fallait choisir entre des établissemens
libres qu'ils ne connaissent pas, et ils sont satisfaits d'avoir la ga-
rantie de l'état, qui les rassure.
L'Angleterre sur ce point est plus heureuse que nous, elle est
parvenue à installer la vie de famille jusque dans ces grands inter-
nats qui lui semblent si contraires. Ce que les Anglais appellent un
collège est plutôt, suivant l'expression de M. Demogeot, un hameau
véritable, dont les divers bâtimens se groupent autour de l'édifice
qui contient les salles de classes. On y trouve dispersés çà et là dans
les positions les plus riantes de jolis cottages de briques encadrées
de pierres avec des balcons vitrés. Ce sont les maisons des profes-
seurs, et chacun d'eux y reçoit un certain nombre d'élèves qui
"vivent à son foyer et mangent à sa table, à côté de sa femme et de
ses filles, dans une intimité que le respect tempère. C'est la famille
encore, une famille honnête et affectueuse, où le jeune homme se
sent aimé et se trouve heureux; mais cette éducation n'est pas pos-
sible partout. Elle a l'inconvénient de coûter très cher, et il n'y a
guère que l'aristocratique Angleterre qui puisse s'en accommoder.
Chaque élève dépense de 5,000 à 6,000 francs par an. En France,
nous ne voulons pas ou plutôt nous ne pouvons pas payer autant.
11 nous faut l'éducation à bon marché, et ces grandes réunions d'é-
lèves dans les mêmes salles et sous les mêmes maîtres, qui ména-
gent l'espace et économisent les hommes, sont encore le meilleur
moyen de l'obtenir. Il est donc impossible de songer à les détruire
brusquement; on doit du moins chercher à les diminuer. Les moyens
pratiques d'y parvenir sont d'abord la multiplication des lycées;
n'écoutons pas ceux qui se plaignent qu'ils sont trop nombreux et
qu'ils se font tort les uns aux autres : l'état ne peut pas permettre
que les élèves soient forcés d'aller chercher l'éducation trop loin;
il est bon de la placer près des familles et sous leur influence. Il
faut ensuite qu'à côté des lycées l'Université favorise ces institutions
qui conduisent leurs élèves à ses cours. Elle les a quelquefois trai-
tées en ennemies; c'est un grand tort : ce sont des alliées qui la
déchargent de la partie la plus lourde et la plus ingrate de sa tâche.
11 faut enfin abolir tous les restes de ces règlemens déraisonnables
qui gênent le professeur désirant avoir des élèves chez lui. Cet
usage fleurit en Angleterre et y produit de bons résultats; pour-
LES RÉFORMES DE l'eNSEIGNEMENT. 921
quoi le proscrirait- on chez nous? C'est ainsi qu'on diminuera peu à
peu ces grands entassemens d'internes, et que l'état, délivré d'une
responsabilité trop lourde, laissant à la famille ou à ses délégués les
soins délicats de l'éducation, auxquels il n'est pas propre, pourra se
réduire à son rôle véritable, qui est de donner l'instruction à la
jeunesse.
Sur cette réforme, qui ne touche encore qu'à la discipline des
collèges, presque tout le monde est d'accord ; on ne s'entend plus
dès qu'il s'agit des études. 11 en est qu'à cet égard les préjugés en-
traînent à de bien étranges injustices. M. de Montalembert se donna
un jour le plaisir de dire à la tribune que « l'instruction secondaire
est non-seulement moindre en quantité qu'avant 1789 (1), mais
qu'elle est moindre en qualité, qu'elle est médiocre et misérable,
que les lycées ressemblent à ces haras où l'on dresse quelques che-
vaux de course, et qu'enfin le résultat général de l'enseignement
universitaire, c'est l'abcâtardissement intellectuel de la race fran-
çaise. » Des violences pareilles attirent ordinairement d'autres vio-
lences. Un poète répondit en attaquant l'éducation qu'on reçoit chez
les jésuites; c'est à elle qu'il renvoyait en beaux vers le reproche
d'abâtardir la France.
O pauvres chers enfans qu'ont nourris de leur lait
Et qu'ont bercés nos femmes,
Ces blêmes oiseleurs ont pris dans leurs filets
Toutes vos douces âmes!
Si nous les laissons faire, on aura dans vingt ans
Sous les cieux que Dieu dore
Une France aux yeux ronds, aux regards clignotans
Qui haïra l'aurore I
Je ne me charge pas de dire lequel des deux tableaux est le plus
vrai. — Éloignons-nous au plus vite de ces discussions emportées;
il vaut mieux répondre aux raisons qu'aux injures.
On prétend que le niveau des études s'est fort abaissé depuis
quelques années, que nous ne savons plus le latin ni le grec, que
les jeunes gens sortent de nos collèges moins instruits et moins in-
telligens qu'autrefois. C'est l'opinion commune, et pourtant quel-
ques raisons m'empêchent de croire le mal aussi grand qu'on le dit.
Je remarque d'abord que ce reproche qu'on nous fait n'est pas
nouveau; chaque génération qui finit l'adresse de bonne foi à la
(1) On a souvent prétendu que les collèges étaient plus fréquentés avant 1789 que
de nos jours. C'est une erreur. La statistique de l'enseignement montre qu'en 1789,
sur une population de 25 millions d'âmes, le nombre total des élères était de 72,000,
ce qui donne 1 élève sur 32 enfans. En 18(35, sur une population de 37 millions d'ha-
bitans, on comptait 163,000 élèves dans les écoles secondaires, ce qui fait 1 élève sur
20 enfans.
922 REVUE DES DEUX MONDES.
génération qui commence. Un proverbe grec disait que l'homme
vieillit en apprenant; mais il ne se sent pas apprendre. La science
lui vient peu à peu, chaque jour, presque sans qu'il s'en aper-
çoive. Le propre de cette instruction que donne la vie, c'est qu'on
ne peut pas dire à quel moment on l'acquiert, et qu'il semble qu'on
l'a toujours possédée. Quand plus tard on essaie de se rappeler ce
qu'on savait à vingt ans, on ne parvient pas à se ramener exacte-
ment au passé, et l'on est toujours tenté de se faire plus savant
qu'on ne l'était alors. N'est-il pas naturel qu'avec cette opinion
avantageuse qu'on a de soi on juge sévèrement les jeunes gens qui
sortent du lycée, et qu'on se plaigne que tout a dégénéré? Nous
avons des preuves que ces plaintes ne sont pas tout à fait justes.
Pour nous en tenir à l'instruction classique, qui paraît le plus en
décadence, est-il -bien vrai, comme on le dit, qu'au siècle dernier
on apprenait le latin beaucoup mieux qu'aujourd'hui? Je ne saurais
rien affirmer pour les premières années du xviii® siècle, quoique le
bon Rollin cite avec admiration des vers latins de ses élèves qui nous
semblent assez médiocres ; mais à partir du moment où commence
l'institution du concours général, la comparaison est possible. Nous
avons conservé, par exemple, le discours latin de La Harpe, qui ob-
tint le prix d'honneur. J'engage les curieux à le comparer à ceux
qui sont couronnés tous les ans à la Sorbonne, et je crois bien que
La Harpe ne paraîtra pas toujours le plus fort. Est-il plus juste de
prétendre que nos études classiques soient très inférieures à celles
des peuples voisins? Je ne le pense pas, au moins pour l'Angleterre.
M. Demogeot a placé à la fin de son livre des devoirs d'élèves qu'il
a copiés sur les cahiers d'honneur de quelques écoles anglaises; ils
ne sont certainement pas supérieurs à ceux qu'on fait tous les jours
dans les lycées de Paris.
Je ne veux pas dire pourtant qu'à partir de 18^8 les études clas-
siques n'aient faibli dans nos lycées. Il s'agissait bien alors du grec
et du latin! on criait tant dans la rue que le bruit en arrivait jusque
dans les classes, et que le travail, qui a besoin de silence, en était
troublé; puis vint la bifurcation, qui éloigna tant d'élèves de l'étude
des langues anciennes. A ces causes passagères, dont heureusement
les effets disparaissent tous les jours, il faut joindre des raisons per-
manentes auxquelles il est. plus difficile de remédier. La plus grave,
selon M. de Laprade, c'est la fâcheuse habitude qu'on a prise de
surcharger le programme des lycées.
11 est aujourd'hui encombré de sciences de toute sorte, et l'on
exige tant des élèves que, forcés d'efileurer tout, ils finissent par ne
rien savoir. On ne leur apprenait guère autrefois que le latin, —
c'était l'âge d'or de l'enseignement. — Rollin voulut qu'on y joi-
gnît le français et qu'on donnât plus de temps au grec; la révolu-
LES RÉFORMES DE l' ENSEIGNEMENT. 925
tion et l'empire firent une grande place aux sciences physiques et
naturelles; l'histoire fut très favorisée par le gouvernement de
juillet; les langues vivantes deviennent tous les jours plus envahis-
santes. Il est sûr que voilà beaucoup d'études entassées : c'est une
encyclopédie entière qu'on veut faire entrer dans ces jeunes têtes.
Que ce soit un danger pour elles et qu'elles succombent souvent sous
le fardeau, je ne le nie pas; mais le remède n'est pas facile à trouver.
M. de Laprade en propose d'héroïques: il voudrait qu'on supprimât
une bonne moitié de l'histoire et presque toutes les sciences, qu'il
ne fût plus question des langues vivantes, et qu'on revînt à peu
près au temps où l'on n'apprenait que le latin et le grec. C'est
agir d'une façon un peu trop révolutionnaire. Ceux qui sont favo-
rables à ces mesures violentes nous disent, pour les justifier, que les
matières enseignées dans les collèges ont peu d'importance, qu'on
n'y vient que pour se former l'esprit, « qu'on y apprend à ap-
prendre, » et que l'instruction véritable s'acquiert plus tard. Ce
n'est pas vrai pour tout le monde, et beaucoup attendent de leur sé-
jour dans les écoles des fruits plus solides et plus réels. Combien,
entraînés par les nécessités des affaires, n'ouvriront guère plus de
livres quand ils auront fini leurs classes! Ceux-là se font au lycée
la provision de science et d'instruction sur laquelle ils doivent vivre.
Ils ne sauront de géographie et d'histoire que ce qu'ils y auront
appris. Ils n'auront plus l'occasion de connaître quel est le principe
de ce télégraphe dont ils se servent pour leur commerce, de cette
machine à vapeur qui les emporte dans leurs voyages. Les grands
souvenirs du passé, qui donnent plus de prix au présent en nous ré-
vélant les efforts qu'il a coûtés, ils n'en sauront jamais rien, si on ne
le leur apprend au lycée, et il manquera quelque chose à leur vie.
C'est ce qui explique comment les connaissances dont l'utilité était
reconnue furent successivement introduites dans l'enseignement. Ce
n'est point par mode ou par engouement que l'Université l'a souffert;
elle a cédé à l'opinion qui, là comme partout, est la maîtresse.
Dès le commencement du xvii'' siècle, Richelieu se préoccupait de
la direction trop uniforme et trop littéraire qu'on donnait de son
temps à l'instruction de la jeunesse, il avait l'intention de fonder
un collège où les sciences, la géographie, l'histoire et les langues
vivantes auraient eu une grande place. Depuis cette époque, on n'a
cessé de réclamer partout l'élargissement du système des études, et
l'Allemagne, aussi bien que la France, a été forcée de faire droit à
ces réclamations. L'Angleterre résiste encore; chez elle, les collèges
anciens et les écoles de grammaire [grammar schools), fidèles à
l'esprit du moyen âge, qui les a fondées, ne consentent à enseigner
que le latin, le grec et un peu de mathématiques; mais là aussi
l'opinion s'est déclarée avec tant de violence qu'il est probable que
924 BEVUE DES DEUX MONDE?.
les barrières seront forcées, et que les sciences physiques, les langues
vivantes et l'histoire ne tarderont pas à pénétrer jusque dans ces vé-
nérables sanctuaires où la routine s'appelle tradition. Ce n'est pas
le moment, comme on voit, de les chasser tout à fait de chez nous,
et il serait dangereux de mécontenter l'opinion publique par des
suppressions radicales. Tout le monde est d'accord en principe qu'il
convient de réduire les programmes des lycées; mais il n'est pas
facile de dire ce qu'on en peut ôter sans danger. C'est un problème
délicat que tous les ministres se sont posé depuis 1830, et qu'ils
n'ont pas résolu.
On est d'accord aussi qu'il faut beaucoup simplifier le baccalau-
réat; quelques-uns même ont parlé de le détruire. Depuis I8Z18, il
est suspect à beaucoup de personnes. Le paradoxe de Bastiat, qui
le rendait responsable des malheurs publics, fut bien accueilli à ce
moment. On prétendait qu'il ne peut faire que des mécontens et de
révoltés. « Le diplôme de bachelier, disait spirituellement M. Al-
bert de Broglie, est une lettre de change souscrite par la société, et
qui doit être tôt ou tard payée en fonctions publiques. Si elle n'est
pas payée à l'échéance, nous avons cette contrainte par corps qu'on
appelle une révolution. » C'était aller bien loin et attacher au di-
plôme plus d'importance qu'il n'en mérite. Il n'est que la constata-
tion des études faites, et ne peut pas être refusé à ceux qui ont
achevé leurs classes avec quelque succès. Le mal, s'il y en a un,
est non à la sortie des collèges, mais à l'entrée. L'instruction qu'on
vient y chercher crée quelquefois des ambitions que la société ne
peut pas satisfaire, et qui menacent son repos. On dit qu'au nord
de l'Allemagne, sur la frontière du Holstein, le paysan, qui a fait
ses études, lit quelquefois Virgile en menant sa charrue; c'est une
exception, et d'ordinaire on s'éloigne de la charrue quand on est
capable de comprendre les Gcorgiqucs. Lorsqu'on a vécu quelque
temps dans ce monde d'élégance et d'aristocratie que la littérature
nous révèle, il est malaisé de reprendre l'humble métier de son
père. C'est peut-être un danger; mais qu'y faire? Est-il possible
d'établir des castes, comme il y en avait dans l'ancienne Egypte,
et de décréter pour tous ceux qui n'ont pas un certain chiffre de
revenus l'ignorance obligatoire? Faudra-t-il payer 200 francs d'im-
pôt pour avoir le droit d'apprendre le latin, comme autrefois
pour être électeur? Personne n'y songe assurément. Le mieux est
donc pour tout le monde de se résigner à cette diffusion de l'in-
struction, qui est la suite nécessaire du règne de la démocratie.
Lucrèce se plaignait déjà de ces foules qui se pressaient de son
temps dans tous les chemins de la fortune. Elles sont bien plus
nombreuses aujourd'hui qu'aucune fonction n'est fermée à per-
sonne. Aussi beaucoup tombent sur la route, beaucoup se plaignent
LES RÉFORMES DE 1,' ENSEIGNEMENT. 925
de ne pas arriver les premiers, et, prenant leurs prétentions pour
leurs droits, se révoltent contre une société qu'ils accusent de les
méconnaître. Ce sont des misères qu'il faut savoir virilement sup-
porter; elles sont pour tous les états la condition de la vie.
L'autre raison pour laquelle quelques personnes pensent qu'on
doit supprimer le baccalauréat est précisément celle qui doit le
faire maintenir. On a dit qu'il n'était pas compatible avec la liberté
de l'enseignement; il me semble au contraire que, depuis que cette
liberté a été proclamée, il est devenu plus nécessaire. Ne faut- il
pas qu'on donne aux pères de famille quelque moyen de savoir
s'ils ne sont pas la dupe de spéculations effrontées, et si le maître
auquel ils confient leur enûmt sans le connaître est capable de lui
apprendre quelque chose? L'Angleterre, qu'on invoque si volontiers
pour attaquer nos systèmes d'études, nous donne sur ce point un
exemple dont nous devons profiter. Elle est très vivement préoccu-
pée depuis quelques années de ce qui manque à son enseignement
secondaire; elle en a exposé tous les défauts avec cette franchise
ordinaire aux gouvernemens libres, et cherche résolument à les cor-
riger. Les jeunes gens de l'aristocratie sont élevés dans ces col-
lèges anciens dont j'ai parlé, et qui sont pour la plupart des fonda-
lions pieuses du moyen âge; le peuple a des écoles primaires plus
nombreuses qu'en France : c'est la classe moyenne et bourgeoise
qui est le moins bien partagée. Nos voisins ne dissimulent pas la
cause de cette infériorité. On avait chargé la liberté de pourvoir à
son instruction, et la liberté s'est mal acquittée de sa tâche. Chez
nous, les collèges de l'état maintiennent un certain niveau dans les
études; pour se soutenir à côté d'eux, les institutions libres sont
forcées de faire des effoits, et celles qui seraient trop visiblement
inférieures ne pourraient pas subsister longtemps. En Angleterre,
tout marche à l'aventure. Les pensions y pullulent; elles se livrent
entre elles une lutte acharnée par la réclame et le bon marché. La
loi n'exige de certificat ni de diplôme de personne; l'éducation est
un métier entièrement libre qui en général rapporte peu, et qu'on
n'essaie qu'après en avoir entrepris beaucoup d'autres. « On nous a si-
gnalé, disent des voyageurs, une école tenue par un propriétaire de
cabriolets de place à qui la faillite avait rendu impossible sa première
industrie. Ailleurs c'est un individu qui a été successivement épicier,
revendeur de meubles, péager, et qui, après autant de faillites que
de métiers, s'est fait maître de pension. » On peut voir dans le
livre de M. Demogeot les efforts vigoureux qu'on fait en Angleterre
pour corriger cet abus. Parmi ces tentatives, il en est une surtout
qu'il nous faut remarquer : des sociétés privées se sont établies
pour faire subir un examen et décerner un diplôme. Les Anglais
pensent avec raison que cette épreuve placée à la fin des études
926 REVUE DES DEUX MONDES.
attestera qu'elles sont sérieuses et relèvera chez eux le niveau de
l'instruction. Je crois donc ici encore que ce n'est pas le moment
de supprimer notre baccalauréat, sous prétexte de liberté, quand
le peuple le plus libre du monde sent le besoin d'en créer un; mais
rien ne nous empêche de le perfectionner. Je voudrais beaucoup,
pour ma part, y voir introduire une réforme que M. Duruy indique
dans son Rapport à V empereur^ et qui est empruntée aux examens
anglais. Les matières seraient divisées en obligatoires et faculta-
tives, les premières peu étendues, des notions de latin et de grec,
l'histoire de France, quelques élémens de mathématiques, les au-
tres moins restreintes, plus élastiques, mais entièrement laissées
au choix du candidat. Il ferait savoir d'avance sur laquelle de ces
sciences facultatives il veut être interrogé. Pour être bachelier, il
lui faudrait atteindre une certaine somme de points, et il serait
libre de les obtenir d'une façon ou d'une autre. Une seule de ces
études faite avec soin suffirait pour lui donner le nombre de points
nécessaires. Il s'agirait donc pour lui de bien apprendre plutôt que
de beaucoup apprendre. Il n'aurait plus intérêt, comme aujour-
d'hui, à effleurer toutes les connaissances humaines, et ne serait
plus forcé, suivant l'excellente expression de M. Demogeot, de com-
poser sa capacité d'une foule d'insuffisances. Ce qui rend cette ré-
forme plus souhaitable, c'est qu'elle est un complément nécessaire
de la loi de 1850. Qu'importe que nous ayons donné à tout le
monde le droit d'enseigner, si par un examen aussi rigoureux nous
enchaînons les maîtres à nos systèmes et ta nos méthodes? Laissons-
les libres de diriger l'intelligence de leurs élèves comme ils le vou-
dront, et soyons convaincus que la variété des travaux profiterait à
la variété des esprits.
Je sais qu'on peut faire à ce changement une assez grave objec-
tion : il est à craindre qu'en allégeant le programme du baccalau-
réat on n'affaiblisse les classes. C'est pour forcer les élèves à ne
négliger aucune partie de leurs études que successivement on les a
toutes introduites dans l'examen. L'expérience prouve qu'ils cessent
de s'occuper de celles qui n'y sont pas exigées. Ils ressemblent
beaucoup à ces chrétiens dont les théologiens disent qu'ils n'ont
que l'attrition; d'ordinaire ils sont loin d'éprouver pour leurs tra-
vaux un attrait désintéressé, et c'est la peur du baccalauréat qui
fait presque toute leur vocation littéraire. Je touche là au mal le
plus sérieux de notre enseignement ; il n'y a rien qui lui soit plus
contraire que l'indifférence profonde ou même l'ennui visible que
la plupart des exercices de nos lycées inspirent aux élèves. Ce
qu'on fait ainsi à contre-cœur ne profite guère, et dans la jeunesse
surtout, sans un peu d'enthousiasme et d'émotion, les leçons d'un
professeur ne laissent dans l'âme et dans l'esprit aucune trace du-
LES RÉFORMES DE l'eNSEIGNEMENT. 927
Table. Il n'en était pas tout à fait ainsi autrefois, et nous savons par
exemple que dans l'ancienne Université les auteurs latins étaient
étudiés avec plus de passion qu'aujourd'hui. Aussi s'en souvenait-on
dans le monde. Les relire était un plaisir qu'on aimait à se donner
dès qu'on avait le temps; les sociétés élégantes étaient pleines de
gens qui les citaient volontiers, et la seule littérature des académies
de province consistait à les imiter ou à les traduire en vers. Ce goût
s'est fort attiédi, il faut l'avouer; l'écolier ne les feuillette plus
qu'avec distraction quand il fait ses classes, et il cesse de les ou-
vrir dès qu'il en est sorti. Ces grands auteurs, si vivans autre-
fois, semblent n'être plus aujourd'hui dans les usages et dans le
commerce du monde. Est-ce à dire que leur temps soit passé, et
qu'on doive se résigner à les bannir de l'enseignement? Quelques
personnes l'ont prétendu; on a écrit dans des livres importans, on
a soutenu devant des assemblées politiques, que l'éducation de la
jeunesse ne devait plus se faire que par les langues modernes et
par les sciences. Le bon sens public résiste à cette opinion. En An-
gleterre, dans cette enquête solennelle dont j'ai parlé et qu'on a
ouverte au sujet de l'enseignement secondaire, l'instruction clas-
sique a trouvé de vigoureux défenseurs; les plus grands esprits,
M. Stuart Mill, M. Gladstone, se sont déclarés pour lui. « Je crois,
a dit un des professeurs d'Eton, que le système de nos études est
vrai dans ses trois principes fondamentaux : d'abord que l'éduca-
tion doit être générale et non professionnelle, en second lieu que
c'est la littérature et non la science qui doit en être la base, enfin
que le meilleur instrument d'une éducation littéraire, c'est la litté-
rature grecque et la littérature latine. » Voilà les vrais principes.
Il n'en est pas moins certain que les chefs-d'œuvre de ces littéra-
tures ne sont plus étudiés qu'avec indifférence. Le mal est d'autant
plus sérieux qu'il n'est pas de ceux qui se guérissent par décret.
L'intervention de l'autorité, notre refuge habituel, serait impuis-
sante à le supprimer ; il ne dépend pas d'urr ministre de l'instruc-
tion publique, si puissant qu'il soit, de forcer les élèves inattentife
à s'intéresser aux choses qui les ennuient. Le seul moyen d'y par-
venir est de les rendre intéressantes.
C'est ce qui, je le reconnais, est beaucoup plus facile à dire qu'à
faire. Il faut pourtant l'essayer; il faut apporter quelques modifi-
cations dans la manière dont nous étudions les auteurs anciens. Ils
auront plus d'intérêt pour nous, si nous les abordons plus résolu-
ment par les côtés qui conviennent à notre temps et peuvent lui
être utiles. Ici nous rencontrerons, je le sais, beaucoup de résis-
tances; on opposera à ces changemens nécessaires la haine des nou-
veautés et le respect des traditions. Les méthodes d'enseignement
ont coutume de se défendre avec énergie; c'est pourtant un prin-
928 REVUE DES DEUX MONDES.
cipe absolu qu'il liiut que les jeunes générations soient élevées pour
le monde dans lequel elles doivent vivre. Si l'on s'obstine à impo-
ser à un temps l'éducation d'un autre, on court le risque de ne for-
mer qu'une jeunesse dépaysée et mécontente. Ce fut, pour n'en
citer qu'un exemple, un des principaux malheurs de l'empire ro-
main. La république avait créé un système d'instruction pour la
jeunesse où tout avait pour but de la former à la vie libre et de
faire du jeune homme un orateur. Ce système arrive à sa perfec-
tion sous Auguste, au moment même où le silence se fait au Forum,
et où la parole perd sa puissance dans le sénat; n'importe : on était
conservateur à Rome, Auguste prêchait le respect du passé tout en
le détruisant, et l'on garda avec une incroyable fidélité cette édu-
cation qui ne préparait les jeunes gens qu'à des déceptions et à des
périls. Pendant tout l'empire, on déclama dans les écoles; on dé-
clamait encore après le triomphe du christianisme, et cette grande
révolution qui renversa tant de choses ne parvint pas à détruire les
usages surannés des rhéteurs (J). Cherchons à préserver notre en-
seignement de ce ridicule et de ce danger. Acceptons volontiers les
modifications que les changemens de la société rendent nécessaires.
IN'élevons pas de hautes barrières autour de nos écoles; qu'au con-
traire le vent qui souffle partout y pénètre et les rajeunisse; c'est
de cette communication ou, si l'on veut, de cette communion avec
l'esprit de notre temps^ qu'elles tireront leur force.
Certes on ne peut pas adresser au xvii" siècle le même reproche
qu'à l'empire romain : on élevait alors les jeunes gens pour leur
temps. On cherchait surtout à leur donner les qualités qu'on ap-
préciait le plus, la politesse et la distinction; dès le collège, on
voulait faire des gens du monde. C'est le seul but que Rollin as-
signe à l'étude des auteurs anciens. « Elle met en état, dit-il, de
juger sainement des ouvrages qui paraissent, de lier société avec les
gens d'esprit, d'entrer dans les meilleures compagnies, de prendre
part aux entretiens les plus savans, de fournir de son côté à la con-
versation, où sans cela on demeurerait muet, de la rendre plus utile
et plus agréable en mêlant les faits aux rédexions et relevant les
uns par les autres. » Le système d'enseignement était parfaitement
approprié à ce dessein , on faisait beaucoup écrire et composer les
élèves : ce n'est pas un bon moyen pour étendre l'esprit et le rendre
fécond; mais il n'y en a aucun qui enseigne mieux à bien disposer
ses pensées et à distinguer avec soin les nuances du style. C'est as-
(1) On trouve dans les œuvres d'Ennodius, qui fut évoque au commencement du
vi° siècle, des déclamations dont le sujet est tout à fait païen, et qui sont fort surpre-
nantes chez un évêquc. II y en a une « contre un jeune homme qui avait tenté de
séduire une vestale, » et une autre, plus étrange encore, « contre un homme qui avait
placé une statue de Minerve dans un mauvais lieu. »
LES RÉFORMES DE l' ENSEIGNEMENT. 929
sûrement à cet usage que notre littérature doit d'être devenue la
mieux ordonnée et la plus élégante de l'univers. L'auteur ancien
qu'on étudiait n'intéressait guère que par ses côtés les plus géné-
raux. Ceux qui le lisaient s'occupaient moins de lui que d'eux-
mêmes. « On aime tant, disait M'"^ de Sévigné, à entendre parler
de soi! « Aussi voulait-on se retrouver partout. On ne cherchait
dans Cicéron et dans Horace que ces tableaux de mœurs, ces nuances
de caractère, ces fines observations, qui peuvent s'appliquer à tous
les temps; on se contentait d'en extraire ces réflexions délicates
qui sont d'usage dans la vie. Il suffisait donc d'en expliquer des
morceaux choisis, en petite quantité. L'explication était longue et
minutieuse. Le professeur faisait ressortir la propriété de chaque
mot, la finesse de chaque pensée, l'habile liaison des phrases, et
voulait trouver partout un dessein profond. L'écrivain disparais-
sait sous le commentaire ; il n'était plus qu'un texte sur lequel on
construisait avec complaisance tout un exercice laborieux de pensée
et de style. Ce système d'enseignement est tout à fait français; au-
cun peuple ne l'a complètement imité. Il convenait à une société
polie où régnait le besoin de se réunir et de vivre ensemble, où
l'étude des mœurs, le spectacle des passions, le charme des entre-
tiens, étaient l'intérêt principal de la vie. Il a fait de la France la
nation la plus lettrée et la plus humaine du monde, et comme en
réalité, malgré nos révolutions, nous n'avons pas tout à fait perdu
ces mérites, comme nous avons conservé mieux que tout autre
peuple le goût des plaisirs de l'esprit, et que les succès littéraires
sont encore ce qui distingue le plus chez nous, je crois que nous ne
devons pas entièrement renoncer à un système qui nous a donné la
seule originalité que nous ayons, et qu'il faut que le fond de notre
enseignement reste le même. Une nation ne doit pas se hasarder à
perdre les qualités qu'elle possède pour aller à la conquête de qua-
lités nouvelles qu'elle peut manquer.
Il est sûr cependant que ce n'est plus pour le monde que nous
formons nos élèves. Ce qui les attend au sortir des écoles, ce ne
sont plus ces sociétés polies et lettrées, ces agréables loisirs qu'on
occupait à des entretiens charraans; c'est une mêlée active et
bruyante où l'élégance de l'esprit et la distinction des manières ont
moins de prix que la vigueur des caractères et l'énergie des résolu-
tions. Cette situation nouvelle crée à l'éducation des devoirs nou-
veaux. L'étude des auteurs anciens, comme on la faisait au xvii^ siè-
cle, était pour cette époque la meilleure préparation à la vie ; est-il
impossible qu'elle nous rende aujourd'hui le même service? Faut-il
croire que ce monde d'autrefois n'ait rien à nous apprendre sur
celui d'aujourd'hui? Rollin disait en parlant de l'histoire ancienne :
TOME LXXXII. — 1869, 59
9â0 REVUE DES DEUX MONDES.
H Ces faits sont passés pour jamais ; ces grands événemens ont eu
leur tour sans en faire attendre de semblables; les révolutions des
états et des empires ont peu de rapport à notre situation présente,
et par là deviennent moins intéressantes pour nous. » Il ajoutait que
le bon goût seul, qui est fondé sur des principes immuables, est le
même pour tous les temps, et que « c'est le' principal fruit qu'on
doive faire tirer aux jeunes gens de la lecture des anciens. » Eh
bien ! non ; il y a d'autres fruits à tirer de cette lecture que des
leçons de goût. Nous avons vu ces grands événemens que Rollin
croyait passés sans retour se reproduire sous nos yeux, et il n'est
plus permis de dire que les révolutions « ont peu de rapport à notre
situation présente. » Les faits que racontent les lettres de Cicéron
ou les Annales de Tacite ont pris un intérêt si vivant qu'en lisant
ces beaux ouvrages nous n'avons plus l'esprit assez calme pour n'y
remarquer que des expressions piquantes ou des phrases bien faites.
Tous ces grands hommes, quand nous les regardions à cette dis-
tance d'où l'on nous tenait d'eux dans les classes, nous faisaient
l'effet de purs esprits littéraires; il nous semblait qu'ils avaient
vécu dans une sorte de région calme et éthérée; depuis que nous
les abordons de plus près, avec nos souvenirs personnels, à la lu-
mière de notre histoire, nous voyons bien qu'ils ont traversé des
époques troublées comme la nôtre, qu'ils ont été mêlés aux agita-
tions du mmide et qu'ils en ont souffert. L'orage ne les a pas épar-
gnées, ces âmes qui paraissent d'abord si sereines, et elles portent
chacune au cœur la blessure de la vie. Sachons la découvrir et la
faire voir; retrouvons l'homme dans l'écrivain; replaçons-le, autant
qu'il se peut, dans son milieu et parmi les événemens qui le font
comprendre. Surtout ne nous contentons plus d'expliquer de courts
extraits de ses ouvrages qui ne donnent aucune idée de son époque
ni de lui-même : des morceaux isolés pouvaient suffire quand on se
réduisait à ne faire sur lui qu'un travail de style; mais, pour qu'une
œuvre devienne vivante, il faut qu'on puisse l'étudier dans son en-
semble. Imitons les collèges anglais et les gymnases allemands, où
l'on fait lire aux élèves dans une seule année des discours entiers
de Cicéron et de Démosthène, des tragédies grecques et plusieurs
livres de Virgile. Ils écouteront volontiers ces explications rapides
qui leur feront connaître un ouvrage comj)let, quand elles seront
animées par un sentiment vif et vrai de l'histoire, et l'on pourra
ainsi arriver à reconquérir leur attention.
Cette méthode n'est pas nouvelle, et beaucoup de professeurs
l'emploient avec succès. Ils ont du mérite à le faire, car elle leur de-
mande beaucoup plus de peine et de souci que l'ancienne. Il était
bien plus simple de prendre un texte isolément, de le détacher de
son époque et d'en tirer la leçon générale qu'il contient : un peu
LES RÉFORMES DE l' ENSEIGNEMENT. 981
d'esprit et d'usage de la vie y sniïisait. Pour l'étudier en lui-même
et à fond, beaucoup de connaissances accessoires sont nécessaires :
il ne faut rien ignorer de l'histoire, des habitudes ou des institu-
tions anciennes; mais on peut affirmer que ceux qui ne reculeront
pas devant ces difficultés seront payés de leur peine. On doit pour-
tant les avertir qu'à force de s'occuper de ces détails minutieux ils
courent le risque de devenir des érudits. Quoique le malheur ne
soit pas grand, à ce qu'il semble, il y a des gens qui affectent de le
redouter. Que de fois n'avons-nous pas entendu soutenir que la
science et l'art d'enseigner ne sont pas seulement différens, qu'ils
sont contraires, et qu'un érudit est rarement un professeur! Cette
opinion est propre à la France, les autres nations ne la partagent
pas : elles ont la faiblesse de croire qu'on ne parle bien que des
choses qu'on sait à fond. Quand un gymnase allemand veut se faire
connaître, il publie un programme qui contient l'ordre de ses exer-
cices et le nom de ses professeurs. Ce programme est précédé d'or-
dinaire par une dissertation érudite de l'un d'entre eux; plus elle
est savante, plus on a confiance dans le professeur qui l'a écrite:
c'est le moyen qu'on emploie pour recommander l'école au choix
des pères de famille. Les Allemands ont raison. Peut-être un savant
ne sera-t-il pas toujours un professeur irréprochable; il aura du moins
cette qualité de s'intéresser aux choses dont il parle, ce qui est le
meilleur moyen d'y intéresser les autres. Tous ceux qui se conten-
tent, à propos d'un auteur, d'ime appréciation littéraire et générale,
qui le regardent de loin et en passant, quelque admiration qu'ils
aient l'air de ressentir pour lui, ne sont en réalité que des indiffé-
rens. Je ne crois guère à ces affections respectueuses qui n'éprouvent
jamais le désir d'approcher de ce qu'elles aiment. Le critique qui
s'éprend d'un écrivain veut tout savoir de lui; il ne peut souffrir
que le moindre recoin de sa vie et de ses œuvres reste obscur, il ne
néglige aucune peine pour arriver à l'éclaircir, et devient un érudit
Sîins le vouloir. Si celui-là parle jamais de l'auteur qu'il connaît si
bien, ce ne sera qu'avec passion, et il donnera certainement à ceux
qui l'écouteront le goût de l'étudier. La science n'est donc pas un
obstacle, comme on affecte d^ le dire, c'est un secours pour l'en-
seignement.
Le préjugé que je combats est plus profond qu'on ne pense; on
ne saurait croire la peine qu'éprouve chez nous un professeur,
non-seulement à devenir un savant, si son goût le porte vers l'éru-
dition, mais à se faire pardonner de l'être. La rareté des livres, s'il
vit en province, l'absence de ces journaux qui rendent tant de ser-
vices à l'Allemagne par l'analyse rapide et sûre des ouvrages qui
paraissent sur tous les sujets, le petit nombre des gens capables de
lui donner de bons conseils, l'indifférence universelle qui accueille
932 REVUE DES DEUX MONDES.
ses premiers travaux, ne sont pas les seules difficultés dont il ait
à triompher; il en trouve d'abord d'autres en lui-même. D'ordi-
naire il est mal préparé aux études qu'il entreprend. L'éducation à
l'École normale est toute pédagogique, et il est difficile qu'elle soit
autre chose. On ne lui a donc appris que son métier de professeur,
il ne sait rien en dehors de ce qu'il doit enseigner dans les lycées.
C'est à peine s'il a entendu parler de la philologie, de la gram-
maire, de la mythologie comparées; il ne pourrait pas lire une in-
scription. Tous ces premiers principes qu'il est aisé d'apprendre en
quelques leçons, il les ignore, et il ne connaît pas les livres où il
les trouverait. Il marche donc seul et au hasard, s'égarant dès les
premiers pas dans des erreurs depuis longtemps réfutées ou faisant
péniblement des découvertes qui sont connues de tout le monde.
Il use ses forces et sa vie à connaître ce qu'un étudiant de Bonn ou
de Berlin apprend sans peine en deux ou trois ans dans son uni-
versité. En Allemagne, aucun effort, aucun travail n'est perdu. Le
jeune docteur qui quitte ses maîtres et qui sait ce qu'ils savent
peut se flatter d'aller plus loin qu'eux. Nous autres au contraire,
qui n'avons pas de traditions scientifiques, nous recommençons sans
cesse. Personne chez nous ne profite de ses devanciers et ne sert à
ses successeurs. « Chaque écrivain, dit M. Bréal, prenant la science
à son origine, s'en constitue le fondateur et en établit les premières
assises. Par une conséquence naturelle, la science, qui change con-
tinuellement de terrain, de plan et d'architecte, reste toujours à
ses fondations. » C'est pour remédier à ce mal que M. Duruy a
fondé l'Ecole des hautes études. Il a voulu qu'un jeune homme qui
sent en lui la vocation d'être non pas seulement un professeur,
mais un savant, trouvât quelque part un enseignement qui le pré-
parât à ses travaux solitaires, qu'en vivant quelques années auprès
d'un maître il apprît de lui, et en le voyant faire, le moyen de mar-
cher seul et plus tard de le dépasser; mais l'école commence à
peine, et jusqu'à présent le jeune érudit a été réduit à tout tirer de
lui-même.
Ces premières difficultés vaincues, le malheureux peut être sûr
d'en trouver beaucoup d'autres dans les dispositions malveillantes
des gens qui l'entourent. Ceux qui ne veulent pas travailler et qui
se tirent d'affaire avec ce scepticisme léger qui couvre tant d'igno-
rances se moqueront agréablement de lui. Il ne sera pas difficile de
rire des sujets qu'il traite, et qui sont en général d'une petite éten-
due. Que de bonnes plaisanteries ne faisait-on pas de Champolllon
pendant qu'il découvrait l'art de déchiffrer les hiéroglyphes! L'au-
torité, si elle est vigilante, finira par s'en mêler aussi. La première
pensée de son proviseur, en le voyant si occupé de travaux étran-
gers à sa classe, sera de se défier. — La défiance est chez nous
LES RÉFORMES DE l' ENSEIGNEMENT. 933
une des vertus de l'administration. — Il est admis que le professeur
est l'homme du lycée et qu'il lui doit son temps, c'est un principe
que de solennelles circulaires ont consacré; n'est-ce pas une sorte de
larcin qu'il commet en l'employant ailleurs? S'il ne faisait rien, on
ne pourrait pas l'accuser de faire autre chose que sa classe; mais,
comme il a l'imprudence de travailler, il devient suspect, et on le
soupçonne de négliger ses élèves. L'inspecteur, devant lequel la
cause est portée, est mal disposé d'avance pour l'accusé. S'il a fait
son chemin uniquement par ses services universitaires et par d'heu-
reuses circonstances, il aura quelques préventions contre un homme
qui veut parvenir d'une autre manière. Il est naturel qu'on ait bonne
opinion de soi quand on est haut placé: on croit toujours qu'on
a pris la meilleure route, et lorsqu'on s'est passé de science pour
arriver, on est tout porté à penser qu'elle ne sert de rien. Il ne reste
plus au malheureux érudit que le recours au ministre; c'est un
faible appui. Le ministre est souvent fort étranger à la science par
ses origines; que lui fait la philologie ou l'épigraphie, dont il n'a
jamais entendu parler? Comme on croit d'ordinaire que ce qu'on
ne connaît pas ne vaut pas la peine d'être connu, il est tenté de les
traiter avec un mépris superbe. IN'avons-nous pas entendu M. For-
toul nous dire avec sa solennité habituelle : « L'érudition, cette pas-
sion des peuples vieillis (1)? » Le mot est curieux dans la bouche
d'un homme qui devait être par ses fonctions le représentant officiel
et le défenseur de la science. M. Fortoul se trompait, le goût des
peuples vieillis, ce n'est pas l'érudition, c'est la rhétorique. Il n'y
avait plus de véritables savans à la cour des derniers césars, il y
avait encore des rhéteurs uniquement occupés de leurs belles phrases
au milieu des malheurs publics. Tous les ans, ils répétaient à ces
pauvres princes dans leurs panégyriques fleuris qu'ils étaient les
successeurs d'Auguste et les héritiers de Marc-Âurèle, qu'ils fai-
saient la joie des peuples, et que l'ennemi tremblait devant eux.
Les cris des barbares qui s'approchaient et le bruit effroyable que
faisait l'empire en s'écroulant ne purent pas les distraire de leurs
travaux futiles; les Golhs et les Vandales les surprirent arrondissant
leurs périodes et alignant leurs mots.
Nous devons donc souhaiter à notre Université, pour la fortifier et
la rajeunir, un goût plus vif pour la science; il faut qu'elle se per-
suade de la vérité de ce principe, qui n'est contesté que chez nous,
(I) M, Fortoul s'exprimait ainsi à propos des réformes qu'il fit subir à l'École nor-
male; jamais réformes ne furent plus malheureuses. Sous prétexte d'empêcher les
élèves de devenir des érudits, on les condamnait à une rhétorique éternelle. L'affai-
blissement des études devint tel à l'École normale qu'on fut obligé de revenir au plus
vite à l'ancien système, dont on avait dit tant de mal.
934 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'un corps enseignant doit être un corps savant. Les professeurs
s'en trouveront bien; ils y gagneront une salutaire activité d'esprit
qui les préservera du désœuvrement de la province et les sauvera,
de la routine. Leur enseignement deviendra plus profitable et plus
vivant, et le plaisir qu'ils éprouveront à parler d'auteurs qu'ils con-
naissent et qu'ils aiment animera leurs leçons. Ainsi qu'il est arrivé
en Allemagne, l'influence de leurs travaux sortira des écoles et se
fera sentir à la littérature entière. Il est visible que la nôtre en ce
moment manque d'idées. Nous avons à peu près conservé notre ta-
lent d'écrire, nous excellons toujours, personne ne le nie, dans l'art
de bien disposer les parties d'un sujet, nous savons faire un livre;
mais encore faut-il apprendre à mettre dans ce livre quelque chose
de nouveau. Sans cela, nous ressemblerions à ces rhéteurs de la
décadence romaine, si habiles à bien dire ce qui ne valait pas la
peine d'être dit, ou à ces docteurs du moyen âge qui avaient mer-
veilleusement perfectionné la machine du syllogisme et ne s'en ser-
vaient que pour des futilités. Or c'est la science aujourd'hui qui
nous fournit de découvertes; c'est elle qui rajeunira cette provision
d'idées générales sur laquelle nous vivons depuis la restauration, et
qui commence à s'épuiser. J'attends d'elle un autre service encore.
On sait l'importance que le journal a prise dans la vie de tout le
monde. Le plus souvent on ne pense et on ne parle que d'après lui.
Il forme toute une littérature vive et brillante, et la plupart des
gens n'en connaissent pas d'autre. Malheureusement, par ses con-
ditions mêmes, cette littérature est condamnéa à une incurable lé-
gèreté. Que de fois l'homme d'esprit qui tient la plume n'est-il pas
conduit k parler de choses qu'il sait à peine! que d'à-peu-près ou
d'erreurs se glissent dans ces polémiques rapides I quelle énergie
d'affirmations sur des choses dont on doute et qu'on niera demain !
quelle habileté à se tirer d'un mauvais pas par un bon mot, et à
cacher une ignorance en développant à propos quelque idée géné-
rale ! Il appartient à nos écoles de faire comme une sorte de contre-
poids à cette littérature d'improvisation et de superficie. Aussi de-
vons-nous tenir plus que jamais à ces études scientifiques qui
donnent de si bonnes habitudes à l'esprit, qui lui communiquent
l'amour du savoir sérieux, le goût de l'exactitude minutieuse, la
haine des généralités hasardées, le besoin d'aller au fond des choses
et de ne parler que de ce qu'on sait. Ces qualités, précieuses dans
tous les temps, sont surtout utiles aujourd'hui que nous sommes tra-
vaillés des maladies contraires, et à qui peuvent-elles mieux con-
venir qu'à ceux qui font profession d'élever la jeunesse?
Gaston Boissier.
LA
VARIATION DES PRIX
DANS LES CHOSES DE LA VIE
Une des questions les plus importantes de l'économie politique
est à coup sûr celle des changemens qui ont eu lieu dans Le prix
des choses depuis un certain nombre d'années. Tout le monde est
frappé de ces changemens, tout le monde reconnaît qu'il en coûte
aujourd'hui en général beaucoup plus cher pour vivre qu'il y a
vingt ans; mais oti ne s'en explique pas bien les causes. Pour les
uns. et c'est l'opinion la plus répandue, celle qui sert d'argument
pour l'élévation des traitemens et d'excuse pour l'accroissement des
budgets, la cherté est une conséquence immédiate de l'influence
des mines d'or; les métaux précieux, devenant tout à coup beau-
coup plus abondans, ont diminué de valeur, et le prix des choses
s'est élevé en proportion. Cette explication en effet paraît toute na-
turelle. La production annuelle des métaux précieux, qui avant
IShS pouvait être de /loO millions, est montée, après la découverte
des mines de la Californie et de l'Australie, à plus de 1 milliard.
Cette situation dure depuis tantôt seize ou dix-sept ans, en pre-
nant seulement pour point de départ l'époque où les gisemens
a;arifères ont commencé à être exploités sur une vaste échelle. Or,
comme on a vu se déclarer en même temps l'élévation du prix de
la plupart des marchandises, on a été frappé de la simultanéité des
deux phénomènes, et il était difficile de ne pas mettre entre eux la
relation de cause à effet. Pour quelques personnes, cette élévation
des prix s'explique par des considérations économiques qui n'ont
936 REVUE DES DEUX MONDES.
rien à démêler avec la dépréciation des métaux précieux. Il serait
utile de se mettre d'accord, car, suivant la conclusion qu'on adopte,
on a des perspectives toutes différentes sur le mouvement de la ri-
chesse dans le passé et sur ce qui peut arriver dans l'avenir.
Dans la plupart des cas, les peuples ont, en dehors de tout exa-
men approfondi, des lueurs qui leur montrent la vérité; mais
c'est sur des points qui les intéressent au plus haut degré, qui
touchent à leur salut. Cela fait partie de cet instinct de conser-
vation que chacun de nous tient de la nature, et qui nous avertit
du danger avant même que nous ayons pu l'apercevoir. Il en est
autrement des vérités scientifiques, on n'arrive à les connaître que
par l'expérience et le raisonnement. Le monde a cru pendant des
siècles que le soleil tournait autour de la terre et que celle-ci res-
tait immobile; c'était le contraire qui était vrai. Il a cru encore à la
magie, à la sorcellerie, et il a fallu le progrès des lumières pour
dissiper ces erreurs. L'idée générale de la dépréciation des mé-
taux précieux ne permet donc de rien conclure sur la vérité de ces
vues. Seulement, quand on ne partage pas à cet égard les croyances
communes, on a le devoir d'y regarder d'un peu plus près. La
première chose, c'est de bien déterminer les faits. S'il ne s'agis-
sait que de dresser le tableau de la variation des prix d'un cer-
tain nombre de marchandises dans un temps donné, de mettre à
côté celui de la production des métaux précieux et d'en th-er des
conclusions suivant les moyennes, la question serait vite résolue;
mais ce n'est pas ici une affaire de moyennes, il faut avant tout ap-
précier chaque chose en particulier. Les causes qui ont influé sur le
prix du blé ne sont pas celles qui ont agi sur celui d'autres denrées
alimentaires ou des articles manufacturés. 11 faut tenir compte encore
des événemens exceptionnels qui se sont produits pendant le temps
de la comparaison, guerres, mauvaises récoltes, troubles imprévus
dans les relations commerciales. 11 faut voir enfm quelle réparti-
tion a été faite de la production des métaux précieux, ce qui était
nécessaire pour remplacer la déperdition, ce qui a été employé
pour des usages autres que le monnayage, ce qui a été exporté dans
des pays lointains et ce qui en est resté pour grossir le stock mé-
tallique. Ce n'est pas tout encore : la quantité de métaux précieux
qu'on possède et la proportion dont elle s'accroît chaque année ne
signifient rien, si on ne les rapproche des besoins auxquels ces mé-
taux sont destinés à satisfaire. 11 faut donc dresser un troisième
tableau, celui du progrès de la population et du développement des
affaires. Ce n'est qu'après avoir groupé tous ces élémens, après en
avoir apprécié la valeur relative, qu'on est en mesure de se pro-
noncer avec une apparence d'autorité sur les causes qui ont mo-
LA. HAUSSE DES PRIX. . 037
difié les prix, et de dire si ces causes viennent de la dépréciation
de la monnaie ou d'ailleurs.
I.
Avant d'aborder en cette étude les faits contemporains, nous
devons dire un mot de ce qui a eu lieu dans le passé, et notam-
ment après la découverte de l'Amérique en lZi92. Il y a bien chez
les auteurs qui se sont occupés de la question quelques diver-
gences sur la façon de mesurer la variation des prix, et même sur la
quantité de métaux précieux qui ont pu être fournis à telle ou telle
époque. Ce sont après tout des divergences de détail, elles n'ont
aucune importance pour les données principales du problème. Ainsi
on est généralement d'accord, et c'est Adam Smith qui le premier
a fait cette constatation, que, dans les cent cinquante années qui
ont précédé la découverte de l'Amérique, les métaux précieux,
par des causes diverses, tendaient à devenir plus rares, et acqué-
raient plus de valeur. On suppose même que durant ce laps de
temps la plus-value aurait été de moitié, c'est-à-dire que la quan-
tité de blé qui se payait li onces d'argent en 1350 n'en valait plus
que 2 en 1/192. De l/i92 à 1530, jusqu'au moment où les Espa-
gnols se rendirent maîtres à la fois du Mexique et du Pérou, la pro-
duction des métaux précieux, qui consistait surtout en or, fut peu
importante; elle ne changea rien à la situation, les prix continuèrent
à baisser. Ils baissèrent encore après 1530 malgré une production
plus considérable. Ce ne fut qu'à partir de 15/i5, lorsqu'on eut dé-
couvert les fameuses mines de Potosi, si riches en argent, que les
prix s'arrêtèrent; mais ils ne commencèrent à s'élever sérieuse-
ment qu'après 1570. Ce n'est pas que les gisemens aient é-té alors
plus féconds qu'auparavant. M. de Humboldt calcule au contraire
que ces fameuses mines de Potosi, qui en 1545 rendaient 50 pour
100 d'argent pur sur le minerai qui était extrait, n'en rendaient
plus que 20 pour 100 en 1574, et de cette dernière date à 1789
le degré de productivité, toujours selon M. de Humboldt, baissa
dans la proportion de 17 li à 1. Cependant on avait en 1571 trouvé
des mines de mercure, on se servit des produits pour séparer
l'argent plus facilement des matières auxquelles il était mêlé. Ceci,
joint à d'autres améliorations et à une exploitation plus étendue,
iit que le rendement total ne diminua point, qu'il augmenta plu-
tôt; les prix commencèrent à s'en ressentir et à monter assez vite.
On établit généralement que cette élévation eut lieu dans la pro-
portion de 200 pour 100, et qu'elle atteignit son maximum vers
9^38 REVUE DES DEUX MONDES.
l'an 16^0, c'est-à-dire qu'il fallait à cette époque trois fois plus
d'argent qu'en lZi92 pour acheter la même quantité de blé. On
a pris le blé pour élément de comparaison d'abord parce qu'on
n'en avait pas d'autre, — il n'y a que le blé pour lequel existent
des séries de prix remontant assez haut et ayant un certain carac-
tère d'exactitude, — ensuite parce que, considérée dans un laps de
plusieurs siècles, c'est la denrée qui présente le plus de fixité, non
qu'on ait toujours à en produire la même quantité : il est bien évi-
dent qu'à mesure que la population s'accroît et devient plus aisée,
on en consomme davantage; mais cette consommation n'est pas
susceptible de s'étendre indéfiniment, elle reste toujours très limi-
tée. On ne mange pas beaucoup plus de pain parce qu'on est plus
riche, et on peut trouver dans des améliorations agi^icoles les
moyens d'en produire davantage, de suffire aux besoins sans aug-
mentation des frais. De là la fixité des prix. Cette fixité est sans
doute troublée de temps à autre par de mauvaises récoltes, par
les guerres, par des obstacles à la liberté des transactions ou des
transports, par d'autres causes encore; pourtant, si on écarte les
années exceptionnelles, qu'il est facile de reconnaître à l'exagéra-
tion des prix en hausse ou en baisse, et qu'on établisse ensuite
des moyennes sur de longues périodes, c'est encore la mesure la
plus exacte pour indiquer la valeur des métaux précieux à diverses
époques.
De 'J570 à IQliO, la production annuelle de ces métaux, consis-
tant principalement en argent, avait été, déduction faite de l'usure
et de la perte, de 70 millions de francs, et, pour la i>ériode totale
de lZi92 à 16/i0, de 6 milliards 58/i millions (1). Retranchons-en,
pour perte ou pour usui'e, environ 1 milliard; restent nets 5 milliards
bSli millions, qui sont venus s'ajouter au stock métallique que l'Eu-
rope possédait avant 1^92. M. Jacob évalue ce dernier à 825 millions,
et MM. Tooke et Newmarch, dans leur Uitftoire des prix, le portent
à 1. milliard. 11 se serait donc accra d'environ 600 pour 100, tandis
(1) Cette production se répartit ainsi suivant les époques ■:
Époques. Production totale. Production annuelle.
1492 à t.'jS-K 37 millious. 1,300,000 fr.
1521 à 1545 392 — 15,750,000 fi:.
1545 à 1000. 2,835 — 52,500,000 Ir..
IGOO à 1040 3,320 — 83,500,000 fr.
6,584 millions.
Dans les trois premières périodes, les chiffres indiqués ne se rapportent qu'à la
production des mines américaines; dans la quatrième, on y a joint les métaux extraits
en Europe.
LA HAUSSE DES PRIX. 939
que le prix des marchandises n'aurait monté que de 200 pour 100.
Ce point est essentiel à noter pour l'appréciation des faits contem-
porains. A partir de 16/iO, où eut lieu l'apogée des prix, l'extraction
des métaux précieux ne se ralentit pas, elle ne fit que s'activer. De
I6Z1O cà 1809, elle atteignit en Europe et en Amérique un total brut
de 27 milliards (1), et un total net de 24 milliards 1/2, déduction
faite de la perte et de l'usure. Malgré cela, on ne remarque pas de
modification sensible dans les prix; quelques personnes ont pensé,
il est vrai, qu'aux approches de la révolution de 1789, et pendant
une période qui finit à 1809, il y eut une légère hausse, et que
l'argent perdit un peu de sa ivaleur. C'est surtout l'opinion d'un
économiste anglais contemporain, M. Jevons, qui attribue ce fait à
une recrudescence dans la production des métaux précieux. Sans
nier le fait en lui -même, on poun-ait en contester sérieusement
l'explication. La période de 178h à 1810 a été traversée par toute
espèce de calamités, par la révolution, par la guerre, par les ob-
stacles de toute nature mis à la création et à la circulation des pro-
duits. C'était l'époque où en France le sucre valait plus de 5 francs
la livre, où l'on payait le thé, le café, des prix analogues, où il n'y
avait plus de bras dans les fabriques, occupés qu'ils étaient partout
à porter les annes. 11 n'est pas étonnant qu'il y ait eu à ce moment
une hausse générale, et il n'est pas nécessaire pour l'expliquer de
l'attribuer à l'influence des métaux précieux. Il se peut qu'en effet
la production de ces métaux fût alors plus considérable que ne
l'exigeaient les besoins du commerce; mais il s'en faisait d'autre
part un tel gaspillage par la guerre, il en était tant enfoui par la
crainte du pillage, qu'il est douteux qu'il y ait eu surabonclance.
Ce qui prouve que les prix à ce moment n'avaient rien à démêler
avec la trop grande abondance de l'or et de l'argent, c'est qu'aussi-
tôt la guerre finie, après 1815, ils baissèrent, bien que la production
des mines ne se fût pas encore ralentie. Quoi qu'il en soit de cette
légère divergence sur un point peu important de l'histoire, il n'en
reste pas moins avéré, et c'est le fait essentiel, que de 16'.0 à 1789,
si l'on veut, malgré une production de métaux précieux triple de la
quantité qui existait au début de la période et qu'on évalue à 6 mil-
liards 1/2, il n'y eut aucun changement dans les prix. L'hectolitre
de blé se retrouve dans les années qui ont précédé 1789 à 15 et
16 francs, comme en 1640.
Production totale. Produclion annuelle.
(1) De t6î0 à 1700 5 milliards. 83 millions.
De 1700 à 1809 22 — 200 —
27 milliards.
9hO REVUE DES DEUX MONDES.
Que s'était-il passé pour que les résultats aient été si diflerens
avant et après I6Z1O? Il s'était passé ce simple fait, que les mar-
chés s'étaient agrandis, et que les métaux précieux avaient trouvé
des débouchés qu'ils n'avaient pas auparavant. De l/i92 à IQhO,
toute la production des mines de l'Amérique était venue se concen-
trer en Europe. Elle n'avait pas d'emploi ailleurs, et, comme là en-
core cet emploi était très restreint à cause du peu d'activité du
commerce, elle ne tarda point à dépasser les besoins et à causer
des perturbations sérieuses dans les prix. Cependant il est très
digne de remarque que ces perturbations n'ont pas suivi l'accrois-
sement de l'or et de l'argent, puisque cet accroissement avait été
de 600 pour 100, et que la baisse des prix n'alla pas au-delà de
200 pour 100. Après 1640, le commerce et l'industrie s'étaient
beaucoup développés; l'Inde et quelques parties de l'Asie étaient
entrées en relations avec l'Europe; elles nous envoyaient leurs pro-
duits et prenaient en échange une part de nos métaux précieux.
M. Jacob calcule que, pendant le xviii^ siècle ou plutôt pendant
cent dix ans, de 1700 à 1809, nous avons envoyé dans ces pays
lointains 8 milliards 800 millions. Ajoutez à cela que l'emploi de
l'or et de l'argent pour les usages industriels et surtout pour l'or-
nementation avait aussi beaucoup augmenté. En France, on venait
de traverser le règne fastueux de Louis XIV, on assistait aux pro-
digalités de la régence et du règne de Louis XV; en Angleterre, on
inaugurait, avec la nouvelle dynastie qui avait succédé aux Stuarts,
une ère de grandeur et de prospérité. M. Jacob évalue à une somme
non moins forte que celle de l'exportation vers l'Orient la quantité
de métaux précieux qui furent convertis, dans la même période de
cent dix ans, en articles d'ornement ou consacrés à des usages in-
dustriels; après avoi,r retranché encore ce qui a été perdu par le
frai ou autrement, il arrive à constater que, sur les 27 milliards
de la production brute, il ne restait guère que 2 milliards pour
grossir le stock monétaire des pays civilisés. Mettons h milliards,
si on trouve le premier chiffre trop faible. Cela explique comment
les prix n'ont pas sensiblement varié pendant ce long laps de
temps.
Ce qu'il importe encore de distinguer, c'est le rapport de la pro-
duction à la quantité en réserve selon les époques. De 15/i6 à 1600,
d'après MM. Tooke et Newmarch, la production par année est de
50 millions, et représente 2 1/2 pour 100 du stock existant. De
1600 à 1700, elle monte à 83 millions par an, et n'est plus que de
2 pour 100 de la réserve d'alors, et même de 1 1/2 pour 100, si on
prend comme point de départ l'année 16/jO. Pendant le cours du
xvïii^ siècle, avec 200 millions, elle ne représente que 1 1/4 pour
LA HAUSSE DES PRIX. 941
100. Enfin, quelque temps avant l'année I8Z18, lorsque par le con-
cours des mines d'or de la Russie elle atteignit de 400 à 450 mil-
lions par an, elle n'égale encore que 1 1/4 pour 100 des quantités
amassées déjà. Depuis le commencement du siècle, la production
est évaluée à 8 ou 10 milliards, et tout le monde reconnaît qu'elle
a été à peine suffisante pour laire face aux besoins; elle ne nous a
pas empêchés d'éprouver de graves embarras monétaires et d'être
obligés en 1847 de recourir à l'assistance de l'empereur de Russie
pour une cinquantaine de millions. 11 est certain aussi qu'aux envi-
rons de la révolution de février les métaux précieux avaient plutôt
acquis que perdu de leur valeur. Tels sont les précédens de la ques-
tion; ils serviront à faire mieux apprécier la situation présente.
II.
Quand on étudie les époques antérieures à 1848 et surtout celles
qui ont précédé le commencement du siècle, on regrette de n'avoir
que des renseignemens peu précis et très incomplets. On regrette
par exemple que les séries de prix à consulter ne s'appliquent guère
qu'à une seule denrée, le blé, bien que cette denrée, je le répète,
soit le meilleur élément pour mesurer la valeur des métaux pré-
cieux. On aurait aimé à la rapprocher d'autres marchandises cou-
rantes, du taux des salaires notamment; on saurait comment à tra-
vers les siècles le progrès s'était fait dans tout ce qui touche aux
besoins matériels de l'homme, quelles étaient les choses dont les
prix avaient le plus baissé, celles au contraire où ils avaient tou-
jours monté, et pour quelles raisons. On n'éprouve pas le même
embarras ni les mêmes difficultés pour les études à faire à partir
de 1849, depuis la découverte des nouvelles mmes de la Californie
et de l'Australie. Ici les documens abondent, et ils ont toute la pré-
cision désirable. On est parfaitement renseigné sur la variation des
prix d'un grand nombre de marchandises, sur la quantité de mé-
taux précieux fournis annuellement par les mines et aussi sur le
progrès de la richesse publique dans le même temps. On a donc
tous les élémens d'information; malheureusement le champ de l'ob-
servation est trop restreint. On peut bien, quand on a devant soi
le cours des siècles, dégager les influences exceptionnelles, mettre
de côté les années de mauvaise récolte, celles qui ont été troublées
par la guerre, par les révolutions, établir ensuite une moyenne sur
les années normales, et voir ce qui revient à l'influence des métaux
précieux. Il n'en est pas de même lorsque l'examen porte sur vingt
années seulement, et qu'on est en face d'une période fort agitée.
9A2 REVUE DES DEUX MONDES.
S'il fallait dégager de cette période les années de mauvaise ré-
colte, celles qui ont été traversées par la guerre, éprouvées par
des excès de spéculation ou par l'effet contraire, celles encore, et
c'est la situation où nous sommes depuis trois ans, qui ont eu
à souffrir des inquiétudes politiques, il n'en resterait pour ainsi
dire aucune dans des conditious normales. Cependant quelques
économistes ont cru qu'on pouvait trouver dans les faits soumis
à des influences si diverses l'indice d'une dépréciation continue
des métaux précieux. M. levons, que nous avons déjà cité, est
de ce nombre.
Il prend un certain nombre de marchandises ( 40 ) pour types, il
en compare les prix de i8Zl9 à ceux de l'époque aciuelle, et, comme
il trouve une différence en hausse de 18 pour 100, il en déduit que
cette différence doit être attribuée à la dépréciation des métaux
précieux, et qu'elle en marque le degré exact. Il y a dans cette ma-
nièie de raisonner deux sources d'erreur. La première, c'est d'adop-
ter l'année 18.^9 pour point de départ; cette année ne donoe pas les
prix d'une situation ordinaire. Dès 1853, la moyenne de ces prix
sur les marchandises qui servent d'étalon à M. Jevons avait aug-
menté de plus de 20 pour 100 sur 18^9; en 185Zi, l'élévation était
de 30 pour 100. Dira-t-on que c'était déjà l'iaffaence des métaux
précieux qui se faisait sentu'? En 1853, il y avait quatre ans à peine
que les mines de la Californie avaient été découvertes, un an tout
au plus que celles de l'AustraUe étaient exploitées, et ces deux
pays réunis avaient répajidu dans le monde civilisé environ un
milliard, 3 pour 100 de la quantité de numéraire qu'on possédait
en 18/|8 ; ce n'était donc pas là ce qui pouvait avoir modiûé les prix.
Les métaux précieux, loin d'être alois tiop abondans., étaient sensi-
blement au-dessous des besoins. On eut occasion de le voir par ce
qui suivit. Ce fut à partir de cette époque que commencèrent à bais-
ser dans tous les pays, particulièrement en Angleterre et en France,
les encaisses métalliques qui s'étaient amassés pendant la période
révolutionnaire, c'est-à-dire pendant la période d'inaction, et il
fallut bientôt élever l'escompte à un chiffre qu'on n'avait pas connu
depuis longtemps. On peut se souvenir môme des plaintes du com-
merce sur la difficulté de se procurer du numéraire et des expédieas
proposés pour y remédier. Ce n'était donc pas bien évidemment
l'abondance des métaux précieux qui produisait alors l'élévation des
prix, elle était due à une reprise sensible dans les affaires, et elle
parut d'autant plus forte que tout avait été déprécié outre mesure
pendant la période révolutionnaire. Il s'était produit aussi à ce mo-
ment ce qui arrive presque toujours en pareil cas, lorsque le réveil
succède à une longue atonie : la spéculation s'en était mêlée et avait
LA. HAUSSE DES PRIX.
porté les prix cà des taux exagérés. Dès l'année suivante , après la
criï^e, les prix diminuèrent, et ils sont encore aujourd'hui au-des-
sous de ce qu'ils étaient il y a douze ans.
L'autre source d'erreur de l'économiste auquel nous répondons,
c'est d'avoir établi des moyennes là où il n'était pas permis de
le faire. Nous avons beaucoup de respect pour la statistique, nous
la croyons mile cà l'éclaircissement de bien des questions; encore
faut-il qu'elle s'applique à des objets de même nature, obéissant
aux mêmes lois et subissant les mêmes influences. C'est ce qui n'a
point lieu pour les variations de prix des diverses marchandises.
Ainsi, dans les tableaux qui ont servi à M. levons pour ses conclu-
sions, on voit le coton brut tripler et quadrupler de valeur pendant
la guerre civile d'Amérique et être encore aujourd'hui à un taux
supérieur à celui des années normales, ce qui réagit nécessairement
sur le prix des tissus qui en résultent. La soie est montée également
à un chiOre excessif à cause de la maladie persistante de l'insecte qui
la file. Enfin, sans parler des considérations générales tenant à la
politique, dont on ne tient pas assez compte, il y a eu dans la pé-
riode que l'on compare des abaissemens de taiifs, des facilités plus
grandes accordées au commerce extérieur, qui ont exercé aussi leur*
influence sur les prix. Était-il possible d'établir une moyenne dans
de telles conditions? Un maître des requêtes au conseil d'état, M. Bor-
det, dans un travail sur l'Or et l'Argent, publié en 18(3Zi, a fait le
tableau de la variation des prix d'un certain nombre de marchan-
dises de 1827 à 1852. Il les a classées par catégories et a pris pour
base les documens officiels du commerce extérieur. Les chilfres qu'il
donne, complétés pour les années postérieures à 1862 d'après les
relevés authentiques, peuvent servir à montrer combien il faut se
défier des moyennes établies sur un trop grand nombre d'objets
divers. D'après ce tableau, la viande de boucherie, le gibier, la vo-
laille, les œufs, ont subi de 18/»7 à 1868 une augmentation moyenne
de 90 pour 100. Les comestibles végétaux, thé, café, cacao, huile
d'olive, ont diminué de àO pour 100; mais comme il y a eu sur ces
denrées, en vertu de la loi du 23 mai 1 860, un abaissement de droits
de 50 pour 100, l'augmentation, toute compensation faite, serait de
10 pour 100. Elle est de 50 pour 100 sur les matières premières, qui
comprennent le lin teille, le coton ou la laine, la soie grége. — Sur les
métaux de première fusion, tels que le cuivre brut, le plomb et le
zinc, il n'y a pour ainsi dire pas de changement. — Sur les articles
manufacturés au contraire, la diminution est de 33 pour 100, même
en y joignant les tissus de coton, dont la matière première a éprouvé
des fluctuations considérables et se paie aujourd'hui plus cher qu'en
18/i7. On en a distrait, par exemple, les tissus façonnés de soie.
9hh REVUE DES DEUX MONDES.
dont le prix s'est élevé de 110 à 150 francs après avoir atteint le
chiffre de 275 francs en 1857.
On est frappé de l'augmentation du prix des choses, parce qu'elle
s'applique surtout à celles qui tiennent à l'alimentation et à la
main-d'œuvre; la vie s'est trouvée ainsi sensiblement plus chère
qu'autrefois, et il n'est pas étonnant qu'on s'en préoccupe. Cette
augmentation pourtant n'est pas générale. Le fait qui ressort de ce
qui précède est que les résultats sont très différens suivant qu'il
s'agit de telle ou telle marchandise. Les marchandises dont la pro-
duction est presque illimitée, qui peuvent augmenter au fur et à me-
sure des besoins, dont tous les progrès de la science et de l'industrie
concourent à rendre la fabrication plus économique, diminuent de
valeur : les articles manufacturés se trouvent dans ce cas. Celles au
contraire dont la production ne peut pas toujours suivre les besoins,
surtout si les besoins augmentent rapidement, telles que la viande et
certaines denrées alimentaires, subissent une hausse considérable. Il
en est de même pour les matières premières, qui sont plus recher-
chées aussitôt que l'industrie prend plus d'activité. Les comestibles
végétaux n'ont pas beaucoup varié, parce que le marché s'est agrandi
autant que cela est devenu nécessaire. On ne peut pas faire venir
de la viande, du beurre et des œufs de partout; la cherté et la dif-
ficulté des transports s'y opposent, tandis que pour le thé, le café,
le cacao, l'huile, on peut en demander aux pays les plus lointains :
les transports ne sont ni difficiles ni relativement très coûteux.
C'est ce qui explique la fixité relative du prix de ces denrées. Quant
aux métaux dits de première fusion, l'économie dans les procédés
d'extraction et de mise en œuvre a pu contre-balancer la plus grande
demande dont ils ont été l'objet, et les prix n'ont pas changé. Ce
qui a beaucoup augmenté aussi, et ce dont il n'est question ni dans
les tableaux de M. Jevons ni dans ceux que nous venons d'ana-
lyser, ce sont les salaires; depuis 18^7, ils se sont certainement
élevés de plus de 30 pour 100. Ils avaient déjà monté de 10 à
15 pour 100 dans les vingt années précédentes; la viande aussi se
payait plus cher en 1847 qu'en 1827.
Si au lieu de confondre dans un même bloc des marchandises
dont les variations obéissaient à des causes très diverses, si au lieu
de faire une moyenne générale, ce qui est vraiment l'abus de la sta-
tistique, M. Jevons s'était donné la peine d'entrer dans les apprécia-
tions particulières, il aurait bien vile découvert la véritable cause
de ces variations, il se serait expliqué pourquoi elles ont été plus
grandes depuis 1848, car nous ne contestons pas que., considéré en
général, le prix des marchandises ne soit aujourd'hui plus élevé
qu'il y a vingt ans. Cette cause est tout simplement le progrès de la
LA HAUSSE DES PRIX. 9/l5
richesse publique. On ne niera pas qu'avec le progrès, avec le bien-
être qui en résulte pour les populations, on consomme davantage,
et comme on consomme surtout des choses qui ne se reproduisent
pas à volonté, aussi vite que l'exigeraient les nouveaux besoins,
des choses qui ne peuvent pas s'amasser et se garder indéfiniment,
telles que les denrées alimentaires, celles-ci augmentent de prix, et
d'autant plus rapidement que l'otlVe dépasse la demande. Il en est de
même pour les salaires, qui s'élèvent en raison de l'activité indus-
trielle et commerciale.
Quant aux articles manufacturés, dont la tendance générale est à
la baisse par suite des applications scientifiques et des progrès de
toute nature, cette tendance se trouve un peu ralentie par une con-
sommation devenue plus grande; mais elle n'en persiste pas moins,
et nous n'avons pas besoin de recourir aux tableaux officiels pour
déclarer qu'il en coûte aujourd'hui moins cher pour se vêiir et
pour se procurer certains objets d'usage habituel et même de luxe,
papier, faïences, porcelaines, cristaux, qu'avant 18/18. On peut
également acheter à meilleur marché tous les produits qui dé-
rivent du fer, les articles de taillanderie, de coutellerie et de quin-
caillerie par exemple. Enfin, loin des grandes villes et des centres
industriels, on trouve encore à se loger à aussi bon compte qu'il y
a vingt ans. Par conséquent il n'y a rien de changé dans les lois
qui président aux variations des prix; il n'y a pas eu ce renver-
sement des faits antérieurs que croit apercevoir M. levons. Les
mêmes choses ont monté, les mêmes ont baissé; seulement les pro-
portions ont été différentes, et, si elles se sont accentuées davan-
tage dans le sens de la hausse depuis I8/18, c'est parce que le
progrès a été aussi beaucoup plus considérable; nous donnerons
à cet égard des chiffres qui éclaireront très vivement la question.
Pour le moment, constatons bien qu'il y a des choses encore qui
ont diminué de valeur depuis 1848, d'autres qui sont restées sta-
tionnaires. Ce qui est surtout concluant contre cette prétendue dé-
préciation des métaux précieux, à laquelle on voudrait attribuer les
variations qui ont eu lieu, c'est ce qui résulte des tableaux mêmes de
M. Jevons, à savoir que les prix en général sont aujourd'hui moins
élevés qu'il y a douze ans, et cela malgré une quantité de métaux
précieux qui n'a fait que s'accroître. Gela prouve au moins que ces
deux faits, l'augmentation du numéraire et la hausse des prix, ne
sont pas étroitement liés l'un à l'autre. On pouvait s'y tromper en
1857 et 1858, alors qu'on était en présence d'une abondance excep-
tionnelle et toute récente de métaux précieux, et qu'on avait vu
s'élever les prix d'année en année sans qu'il y eût de réaction.
Après ce qui s'est passé depuis, après la baisse relative qui a eu
TOME LXXXII. — 1869. 60
9ii6 REVUE DES DEUX MONDES.
lieu, l'illasion n'est plus possible. Que dire aussi de la fixité du
prix du blé? Voilà une denrée qui coûte toujours à peu près les
mêmes fi'ais à produire, qui a servi depuis des siècles à mesurer
la valeur de la monnaie, qui en a suivi toutes les fluctuations, et
qui est encore au même taux qu'il y a vingt ans. L'hectolitre de blé
se vend en moyenne 18 fr., comme avant 18/i8; il a même été à
16 et 15 fr. il y a quelques années. Il serait difficile d'expliquer
cette fixité, s'il y avait eu des changemens dans la valeur des mé-
taux précieux, et qu'ils eussent atteint les proportions qu'on sup-
pose. Pour prouver ces changemens, on est allé jusqu'à chercher
des exemples dans l'Inde; on a choisi les époques où l'on a importé
dans ce pays les plus grandes quantités de numéraire; on a montré
les prix qui ont suivi pour ce qu'on appelle les produits orientaux,
et, quand on a trouvé de la hausse, on en a conclu, comme pour la
moyenne établie sur les faits observés en Europe, que la dépréciation
était marquée par cette hausse. Or nous avons étudié les tableaux
dont on s'est servi pour cette assertion, et nous sommes loin d'y
avoir vu la démonstration de ce qu'on avance. Durant la période qui
s'étend de 1835 à 1845, il y a eu dans l'iude une importation de mé-
taux précieux beaucoup plus considérable que dans les dix années
précédentes, 525 millions contre 300. Néanmoins dans les cinq an-
nées qui ont suivi, de iblib à 1850, les prix n'ont pas monté, ils
ont été au contraire de plus de 20 pour 100 au-dessous de la
moyenne de 1830 à 1835. Ils ont baissé de même après les fortes
importations de 1855 à 1857, ils ne se sont relevés qu'au moment
où l'on a commencé à créer dans ce pays de nouvelles voies de com-
munication, à établir des chemins de fer, à élargir les débouchés,
c'est-à-dire au moment où l'activité commerciale a pu prendre un
certain essor. C'est donc toujours à la même cause, au progrès de
la richesse publique, qu'il faut attribuer la hausse.
III.
Voyons maintenant quelle a été, depuis la découverte des mines
d'or de la Californie et de l'Australie, cette production des métaux
précieux qui en aurait fait baisser la valeur. En 1848, selon
MM. Tooke et Nevvmarch, il pouvait y avoir en Europe et en Amé-
rique, dans ce qu'on appelle le monde civilisé, 34 milliards de mé-
taux précieux, dont 20 en argent et 14 en or. Depuis, les mines de
la Californie et de l'Australie, en y comprenant aussi celles de la
Russie, y ont ajouté de 10 â 12 milliards, défalcation faite des réex-
portations et de l'usure. Nous aurions donc aujourd'hui 46 milliards
LA HAUSSE DES PRIX. 947
de métaax précieux contre 3â en 1848, ce qui représente une aug-
mentation de .'^5 pour 100 en vingt ans, ou de 1 3//j pour 100 par
an. Nous avons vu que dans la seconde moitié du xvii* siècle, à par-
tir de 16/i0', et pendant tout le cours du xviii% où la production
des métaux précieux avait été en totalité de 27 milHards, et l'aug-
mentation annuelle de 1 1/2 pour 100, les progrès du commerce,
les e:ïportations au dehors et les emplois industriels avaient suffi
pour absorber ces augmentations; on a même dit qu'aussitôt que la
production vint à se ralentir, pendant la période des guerres de
l'indépendance des colonies espagnoles, de 1S16 à 1830, il y eut
une gêne, et les prix en furent affectés. 11 a donc fallu pendant cette
longue période une augmentation annuelle de 1 1/2 pour 100 de nu-
méraire pour répondre aux besoins. Quelques années avant 1848,
l'or notamment, qui depuis le commencement du siècle s'était accru
dans la proportion de 58 pour 100, était tellement rare qu'il faisait
prime. Quels tont les besoins d'à présent? Là est la question.
Nous ne voulons pas faire de comparaison avec le xvir siècle. Qui
peut douter qu'aujourd'hui le mouvement des affaires ne soit tout
antre qu'aux xvii" et xviii* siècles? La comparaison n'est possible et
intéressante qu'entre ]a situation présente et celle des années qui
ont précédé i848. De 1840 à 1852, en Angleterre, l'importation des
produits extérieurs monte par tête de 60 shillings 6 deniers à
82 shillings, soit de 30 pour 100. En 18ti2, dix ans après, elle attei-
gnait 154 shillings avec une augmentation de 100 pour 100. Les
résultats en France sont plus étonnans encore. Le commerce exté-
rieur représentait par tète 49 fr. 50 en 1827, 73,94 en 1847, 211 fr.
en 18t>7, c'est-à-dire que l'augmentation, qui avait été de 47 pour 100
dans la première période de vingt ans, s'est élevée à 185 pour 100
dans la seconde. Si on juge maintenant du commerce intérieur par
les opérations de la Banque de France, il a presque quadruplé depuis
1848; il eut passé du chiffre de 2 milliards 705 millions en 1847 à
celui de 8 milliards en 1866, lorsqu'il avait à peine doublé depuis
1827. Ces exemples, que nous pourrions multiplier, prouvent qu'il
n'y a rien de comparable entre les dtux époques. Si la production
des métaux précieux est devenue tout à coup plus considérable, les
affaires se sont accrues d'une manière plus rapide encore, elles qua-
draplaient pendant que le stock métallique n'augmentait que de
35 pour 100. Il y avait donc place pour l'absorption de ces métaux
à mesure qu'ils sortaient des mines, et, sans le développement pro-
digieux et simultané qui a été donné au crédit, ils n'auraient pas
suffi. Les règlemens de comptes se font aujourd'hui en Angleterre
au moyen de viremens dans les clearing houses. Ce sont des éta-
blissem.ens où se rendent tous les jours, à certaines heures, les com-
948 REVUE DES DEUX MONDES.
mis des principales maisons de banque; ils échangent entre eux le pa-
pier à l'ordre de chaque maison, — et un nombre immense de transac-
tions se soldent ainsi sans l'emploi du numéraire; on en évalue
le montant à 2 milliards par semaine, soit à plus de 100 milliards
par année à Londres seulement. Nous ne sommes pas aussi avancés
en France, nous n'avons pas de clearing houses, cependant d'énormes
progrès ont été faits également en matière de crédit. Nous avons
beaucoup d'établissemens financiers qui n'existaient pas avant 1848,
et qui tous ont pour but de faciliter les opérations commerciales au
moyen de viremens. Le portefeuille de tous ces établissemens, joint
à celui de la Banque de France, représente plus de cinq fois ce qu'il
était il y a vingt ans, et nous avons en circulation 1,300 millions
de billets au porteur contre moins de 400 avant 18/i8.
Toutefois le crédit ne remplace pas toujours le numéraire, nous
en avons fait l'épreuve en 1856 et 1857. L'encaisse métallique de
la Banque de France ayant baissé dans ces deux années au-dessous
de 200 millions, il fallut élever le taux de l'intérêt à 7 et 8 pour 100.
De même encore en 1864. Le crédit est un auxiliaire puissant pour
le commerce, mais il n'est qu'un auxiliaire. L'instrument principal
est toujours le numéraire, et, à mesure que les affaires se déve-
loppent, il en faut davantage. L'Angleterre, qui en avait pour
1,500 millions il y a vingt ans, en a aujourd'hui pour près de
2 milliards 1/2, et la circulation métallique de la France a dû s'ac-
croître dans le même espace de temps d'au moins un tiers, être por-
tée de 4 à 6 milliards. L'augmentation pour notre pays est-elle trop
forte ? Il le semblerait quand on regarde l'encaisse de notre princi-
pal établissement financier : au bilan du 1<"" juillet 1869, il était de
1,222 millions, chiffre prodigieux qu'on n'avait jamais vu autrefois.
On a beaucoup discuté sur cet encaisse, nous en avons fait nous-
même ici l'objet d'une étude spéciale (1). Les 1,200 et quelques mil-
lions de numéraire amassés à la Banque sont bien évidemment le ré-
sultat d'une stagnation prolongée dans les affaires. 11 ne peut y
avoir de doute à cet égard ; mais en même temps on est obligé de
reconnaître qu'avec l'extension de ses succursales, avec la facilité
des communications, la Banque de France tend à devenir de plus en
plus le réservoir de toutes les ressources disponibles du pays et par-
ticulièrement du numéraire. C'est un rôle que joue déjà depuis long-
temps la Banque d'Angleterre; tous les établissemens de crédit,
toutes les maisons de commerce, y déposent leurs réserves, et,
quand de grands besoins se manifestent, c'est sur elle qu'on tire de
tous côtés, ce qui rend alors sa situation très critique, et l'oblige à
(1) Voyez, dans la Revue du 15 mai 1868, la Grève du milliard.
LA. HAUSSE DES PRIX. 9Zi9
une excessive prudence. En France, on trouverait encore dans beau-
coup de malsons, dans les tiroirs des particuliers, des réserves mé-
talliques plus ou moins fortes en dehors de celles que possède notre
principal établissement financier. Cela est quelquefois avantageux,
et nous a servi notamment en différentes occasions à traverser les
crises plus heureusement que nos voisins; mais cette situation est
en train de se modifier, il est facile de le voir à l'augmentation
sensible des comptes courans. Depuis deux ou trois ans, ils ont
passé du chiffre de 200 millions en moyenne à celui de ZiOO mil-
lions, et on peut en conclure que l'encaisse est d'autant plus fort à
la Banque qu'il est moindre dans le pays. Les 1,222 millions qui le
composent ne sont donc pas au fond aussi considérables qu'ils en
ont l'air, d'autant plus qu'ils sont représentés dans le pays par une
quantité de billets qui dépasse de beaucoup les limites ordinaires.
Au moindre souffle qui viendrait ranimer l'activité commerciale, on
les verrait disparaître et se répandre bien vite dans les mille
canaux de la circulation. On n'a pour s'en convaincre qu'à les rap-
procher du chiffre des capitaux qui sont engagés dans les opéra-
tions commerciales, de ce qui constitue le fonds roulant de la so-
ciété française. Supposez que ce chiffre soit de 50 milliards, et il
peut être plus élevé, les 1,200 et quelques millions de l'encaisse
n'en sont guère que la quarantième partie; une reprise d'un dixième
seulement dans les affaires ferait plus que de les absorber; il fau-
drait recourir encore au crédit. Du reste veut- on avoir la preuve
décisive que, s'il y a pléthore monétaire en ce moment à la Banque
de France, c'est un résultat momentané qui n'a rien de commun
avec une surabondance des métaux précieux; il suffit de consulter
les prix de toutes choses, ils sont aujourd'hui en général au-dessous
de ce qu'ils étaient il y a quatre ou cinq ans, lorsque l'encaisse de la
Banque était descendu à 200 millions, et ils n'ont pas de tendance
à la hausse. C'est le contraire qui aurait lieu, s'il n'y avait pas là
une situation exceptionnelle dont chacun attend et prévoit la fin.
Cette situation a beaucoup d'analogie, sauf la différence des pro-
portions, avec ce qui se passait en 1850 et 1851. A ce moment
aussi, il y avait à la Banque une réserve métallique considérable;
elle atteignait 600 millions, et dépassait le chiffre de la circulation
fiduciaire, qui était de 500 et quelques millions. On pouvait croire
à une abondance relative de métaux précieux, ce qui n'empêchait
pas les prix d'être également très en baisse sur ceux de la période
précédente. Deux ou trois ans après, les affaires reprirent, l'en-
caisse diminua sensiblement, et le numéraire devint tellement in-
suffisant qu'il fallut, pour en conserver, élever l'escompte à des taux
inusités; ce fut seulement alors que le prix général des choses
950 REVUE DES DEUX MONDES.
commença de s'élever. On peut supposer qu'il en serait de même
aujourd'hui. Les prix sont au-dessous de ce qu'ils devraient être, de
ce qu'ils ont été, à cause du ralentissement des affaires, et malgré
une réserve métallique prodigieuse. Que demain les inquiétudes
qui ont amené ce ralentissement s'évanouissent, que l'activité com-
merciale renaisse, et on verra simultanément l'encaisse baisser et
les prix s'élever. Nous ne connaissons pas d'argument plus péremp-
toire pour prouver que ce qu'on appelle la trop grande abondance
des métaux précieux n'existe pas, et qu'elle n'est pour rien quant
à présent dans les modifications du prix des choses. Au xvi^ et
au xvii'^ siècle, une production de 70 millions continuée pendant
soixante-dix ans a suffi, avec des affaires restreintes, pour modi-
fier singulièrement les prix. Au xv!!!*^ siècle, la production est de
200 millions et reste sans influence; aux environs de ïSliS, elle monte
à 450 millions et se trouve à peine suffisante. Aujourd'hui elle est
de 1 mdliard; mais, comparée au progrès des affaires, elle est
moindre qu'elle n'était au xviii^ siècle avec 200 millions et avant
1848 avec 450. Ce milliard, nous l'avons dit, défalcation faite de
ce qui est exporté et de ce qui est nécessaire pour réparer les
pertes, laisse tout au pUis 500 millions disponibles, ce qui augmente
la réserve de 1 pour loO. Elle augmentait de 1 1/2 il y a vingt
ans; par conséquent, si la production doit en rester là, il n'est pas
à craindre, quant à présent au moins, qu'elle dépasse les besoins.
En temps normal, elle leur serait plutôt inférieure. En sera-t-il
toujours ainsi?
Personne assurément n'est en mesure de le prophétiser, tout dé-
pend de ce que deviendra l'exploitation des mines et de ce que
sera d'un autre côté le mouvement des affaires; mais il y a bien des
raisons de croire que les prix ne seront pas de ce chef sensiblement
modifiés, et que la monnaie changera peu de valeur. Sans parler
des emplois industriels, qui ne feront qu'augmenter avec le pro-
grès de la richesse, du goût du luxe qui sans cesse se développe,
on peut déjà constater que, plus le stock métallique sera considé-
rable, plus il faudra chaque année de ressources nouvelles seule-
ment pour l'entretenir. La perte sur 46 milliards exige une somme
annuelle de 200 millions. Il faut penser aussi que nos relations s'é-
tendront de plus en plus avec les pays orientaux , et que nous
aurons là un débouché immense pour l'excédant de nos métaux
précieux. Macpherson, dans son Histoire du commerce aoec l'Inde,
a dit que les échanges de ces pays augmentèrent à mesure que les
mines de l'Amérique versaient leurs trésors en Europe, ce qui em-
pêcha cette partie du monde d'en être inondée, comme elle au-
rait pu l'être sans cela. Ce qui s'est passé au moyen âge se passe
LA. HAUSSE DES PRIX. 951
encore maintenant. Nous envoyons chaque année des sommes pro-
digieuses dans l'Inde, et c'est une perspective singulièrement ras-
surante pour l'avenir que le pouvoir d'absorption de contrées qui
ont des centaines de millions d'habitans, et avec lesquelles nos re-
lations sont loin d'être ce qu'elles deviendront. Enfin qui peut ré-
pondre que les mines donneront toujours ce milliard annuel qu'elles
donnent maintenant, qu'elles ne s'épuiseront pas? Elles se sont
épuisées relativement après la découverte de l'Amérique; il a fallu
des procédés d'extraction plus puissans pour en maintenir la pro-
duction au niveau des besoins. On remarque déjà les mêmes effets
aujourd'hui. L'or en Californie et en Australie ne se trouve plus
dans les sables mêlés aux terrains d'alluvion comme aux premiers
momens : il faut broyer 1q quartz et des roches très dures, laver
une quantité de terre considérable pour en extraire des parcelles
d'or assez minimes. Ce travail est très coûteux, et tant qu'on n'aura
pas fait la découverte de nouveaux gisemens aussi féconds et aussi
faciles à exploiter que l'ont été au début ceux de la Californie et de
l'Australie, la production ne sera ni assez importante ni assez éco-
nomique pour agir sur les prix des objets usuels; on peut même
considérer comme probable que les sociétés, pour avoir les instru-
mens d'échange nécessaires, devront perfectionner beaucoup encore
leurs moyens de crédit. Voilà l'avenir tel qu'il apparaît quand on
rapproche le mouvement des métaux précieux de celui du progrès
possible de la civilisation.
IV.
Maintenant est-ce à dire qu'il faille nier toute espèce d'influence
des métaux précieux sur la variation des prix? Loin de là; ils en
ont au contraire exercé une très grande, seulement par des voies
tout autres que celles qu'on suppose. Ils ont agi comme le chemin
de fer, comme le télégraphe électrique, comme toutes les grandes
découvertes modernes. Il est bien évident que, sans le tribut des
mines de la Californie et de l'Australie, nous n'aurions pas vu les
prix varier ainsi qu'ils l'ont fait, celui de certaines denrées alimen-
taires s'élever de 90 pour 100, celui des salaires de 25 à EO powr 100.
Pourquoi? Parce qu'il n'y aurait pas eu le même développement
de la richesse publique. On ne veut considérer les métaux pré-
cieux que comme des instrumens de circulation, des moyens d'é-
change plus ou moins onéreux; on s'imagine qu'on en possède une
quantité suffisante, et que toute production qui fait plus que de ré-
parer les pertes est plutôt un mal qu'un bien. Les métaux précieux
952 REVUE DES DEUX MONDES.
sont autre chose que des instrumens de circulation; ils sont les
moteurs en même temps que les véhicules de la richesse, ils servent
à la faire naître aussi bien qu'à l'échanger. C'est absolument comme
lorsqu'il s'agit d'ouvrir des voies nouvelles au commerce. 11 n'y
en a jamais trop, l'expansion de l'activité humaine ne tarde pas à
les remplir toutes et à les rendre insuffisantes. Qui aurait prédit,
lorsqu'on créait en France des chemins de fer, le développement
qu'ils prendraient? Qui aurait deviné que le trafic décuplerait, cen-
tuplerait aussi vite, que les gares seraient bientôt trop étroites, le
matériel d'exploitation insuffisant? Eh bien! il en est de même pour
la monnaie. L'or aura beau devenir très abondant, il trouvera tou-
jours des débouchés, et plus il en arrivera, plus il y aura d'activité
commerciale pour l'absorber. Voilà le côté vrai de la question, celui
qu'il aurait fallu envisager au lieu de conclure à une dépréciation
des métaux précieux par une moyenne générale tirée de la variation
des prix. C'était négliger les grandes considérations pour ne s'atta-
cher qu'aux petites.
Un autre économiste anglais également distingué, M. Cliffe Les-
lie, a mieux vu les choses. 11 a montré que les modifications surve-
nues dans les prix étaient en général beaucoup plus le fait des com-
munications faciles que celui d'un changement dans la valeur des
métaux précieux. Après la découverte de l'Amérique, le principal
effet de l'importation du numéraire se fit sentir dans les villes, dans
les grands centres industrieux ; cela se comprend : il n'y avait que
là qu'il pût trouver un emploi, et comme cet emploi était en défini-
tive très restreint, il s'ensuivit une modification sérieuse dans les
prix. 11 ne faudrait pas croire qu'elle existât au même degré dans
les campagnes : les tableaux qu'on nous donne, et qui ont servi à
faire des comparaisons à diverses époques, sont relevés dans les
villes, sur les principaux marchés; ils n'indiquent pas les prix des
campagnes, qui devaient être tout différens. On peut en juger par ce
qui se passait encore autour de nous il y a quelques années. On se
souvient qu'avant les chemins de fer, lorsque la France était divisée
en zones pour l'étabhssement des mercuriales nécessaires à la taxe
du pain, il y avait souvent entre ces zones des écarts de 5 et 6 fr.
par hectolitre de blé; nous nous souvenons aussi d'avoir vu la viande
se vendre ZiO et 50 centimes la livre à vingt-cinq et trente lieues
de Paris, lorsqu'elle en valait 70 et 80 dans la capitale; de même
pour les légumes, pour les fruits, pour toutes les denrées d'un
transport coûteux et difficile. Cette situation est aujourd'hui singu-
lièrement modifiée. Le prix du blé tend à se mettre partout en
France à un niveau commun; celui de la viande et des denrées ali-
mentaires varie bien moins qu'autrefois suivant les localités. Qu'est-
LA HAUSSE DES PRIX. 953
ce qui a opéré ce changement? Sont- ce les métaux précieux? Évi-
demment non. Ce sont les chemins de 1er, ce sont les voies de
communication devenues plus faciles. Dès qu'un chemin de fer pé-
nètre dans une contrée, les prix s'élèvent, ils se mettent au niveau
de ceux de la contrée voisine, de ceux des pays vers lesquels on
trouve des débouchés. On en fait l'expérience tous les jours : les
chemins de fer et les bateaux à vapeur, voilà en fait de prix les
grands régulateurs, les grands niveleurs de notre époque.
Autrefois, dans un certain rayon, on avait le monopole de l'ap-
provisionnement des grandes villes; pour la capitale, c'était une
distance de vingt-cinq à trente lieues; il était difficile de l'étendre
davantage à cause de la cherté et de la difficulté des communica-
tions. Aussi dans ce rayon la terre, à qualité égale, avait-elle plus
de valeur qu'ailleurs, et les fermages montaient plus rapidement.
Depuis les chemins de fer, il n'y a plus de monopole, plus de rayon
privilégié. Les grandes villes tirent leur approvisionnement de par-
tout, de cent lieues aussi bien que de vingt-cinq. On voit arriver
à Paris des distances les plus grandes, non pas seulement de la
viande de boucherie et quelques primeurs, mais jusc[u'aux légumes
et aux fruits usuels; la compagnie d'Orléans notamment y apporte
des cerises et des fraises qui viennent des extrémités de la France.
Ce n'est plus qu'une question de frais de transport, et, comme ces
frais diminuent de plus en plus grâce aux immenses ressources
dont disposent les chemins de fer et à l'intelligence de leurs ad-
ministrateurs, qui savent approprier les tarifs aux marchandises
qu'ils ont à déplacer, les prix tendent partout à s'égaliser; ils mon-
tent peu ou point là où ils s'étaient déjà fort élevés précédemment,
et beaucoup là où ils étaient restés très en arrière. 11 est curieux de
constater par exemple que c'est surtout dans les provinces les plus
éloignées qu'on a vu les plus grandes modifications. Nous pour-
rions citer à une distance de vingt lieues de Paris un domaine d'ex-
cellentes terres, très bien cultivées, qui s'est vendu, il y a dix ans,
au même prix qu'il y a trente ans, et dont le fermage n'a pas aug-
menté; il ne vaudrait pas davantage aujourd'hui. A cent lieues de
la capitale et au-delà, la valeur de la terre et le revenu qu'elle
donne ont pour ainsi dire doublé. Il en est de même pour la plu-
part des choses. C'est le contraire de ce qui avait eu lieu après
la découverte de l'Amérique. Les prix se sont plus élevés dans les
campagnes que dans les villes, parce que les campagnes ont plus
gagné aux chemins de fer; elles ont trouvé les débouchés dont elles
manquaient.
La modification dans les prix est si bien une question de débou-
chés qui ont changé les rapports entre l'offre et la demande, que,
9-54 REVUE DES DEUX MONDES.
là où ces rapports sont restés les mêmes, les prix n'ont pas varié»
La stagnation des loyers loin des grands centres en est la preuve.
Les maisons ne se transportent pas comme les denrées alimentaires,
et si le nombre des habitans ne s'est pas élevé, quelle que soit du
reste la richesse acquise, le loyer n'augmente pas. Il a fort aug-
menté à Paris, parce que la population s'y est tellement accrue par
des causes naturelles et artificielles que les logeraens y ont été in-
suffisans, et qu'il a fallu en construire de nouveaux. Je citerai en-
core dans le même ordre d'idées le taux des salaires et de la main-
d'œuvre. Les salaires ont assurément monté beaucoup en France et
partout depuis un certain nombre d'années : nous avons évalué la
moyenne de cette élévation à 30 pour 100; mais ils n'ont pas monté
également dans toutes les localités, et le niveau n'existe pas là
comme pour les denrées alimentaires, comme pour tous les autres
produits. On peut lire dans la Statistique générale de la France pour
1862, due aux reclierches de M. Legoyt, que l'ouvrier agricole, qui
en dehors de la moisson gagne aux environs de Paris 3 fr. 10 cent,
par jour, sans être nourri, 2 fr. 55 cent, dans le département de
Seine-et-Olse, 2 fr. 05 cent, dans celui de Seine-et-Marne, ne gagne
que 1 fr. 18 cent, dans le Morbihan, 1 fr. ih cent, dans le Finistère
et 1 fr. hh cent, dans les Landes; c'est une différence de plus de
"100 pour 100, et, les environs de Paris mis à part, l'inégalité des
salaires en moyenne est bien au moins de 25 à 30 pour 100. Les
faits relevés en 1862 doivent être encore à peu près les mêmes au-
jourd'hui, et ils s'appliquent aux ouvriers des autres professions
aussi bien qu'à ceux de l'agriculture. Gela tient à ce que la main-
d'œuvre, bien que se déplaçant plus aisément que les maisons, n'o-
béit pourtant pas toujours à la loi exclusive de l'intérêt. L'ouvrier
est retenu dans le pays où il est né, où il a vécu, par des considé-
rations diverses : il y a une famille, des relations, quelquefois une
petite propriété; il n'abandonnera pas volontiers tout cela pour al-
ler gagner 25 ou 30 pour 100 de plus ailleurs en courant tous les
risques du chômage et de l'incertitude. C'est ce qui fait que, malgré
les chemins de fer et malgré les facilités de locomotion, il ne peut
pas y avoir égalité absolue dans les salaires. Les trop grandes iné-
galités s'effacent; mais il reste toujours ce qui ne peut pas s'effacer,
ce qui tient à la nature de l'homme. Or, si l'égalité s'accomplit
pour tous les produits qui se transportent aisément, si Tinégalité
persiste pour tout ce qui ne se transporte pas ou ce qui est retenu
par des considérations particulières, c'est bien la preuve que la
cause qui agit principalement sur les prix n'est pas la dépréciation
des métaux précieux. Autrement, en ce qui concerne les logemens
par^ exemple, il y aurait eu augmentation générale des loyers par
LA HAUSSE DES PRIX. 955
cela seul qu'il y avait changement de valeur dans l'instrument de
paiement.
En résumé, nous ne nions pas la hausse des prix en général, nous
croyons qu'elle a eu lieu depuis 1850 dans une proportion beau-
coup plus forte qu'auparavant; nous croyons môme qu'elle est en
partie due à l'influence des mines d'or, mais à l'influence s'exer-
çant par voie de stimulant, poussant au développement de l'indus-
trie et de l'activité sociale, augmentant la prospérité publique, et
non par voie de dépréciation. La différence est essentielle; si l'aug-
mentation des prix est le résultat du développement de la prospé-
rité, d'une concurrence plus grande pour les mêmes choses, il n'y
a qu'à s'en applaudir : on est plus riche, on consonfime davantage,
cela se traduit naturellement par plus de bien-être. Si elle vient
au contraire de la dépréciation monétaire, toutes les situations sont
faussées, on ne sait plus sur quoi compter; le débiteur se libère
pour des sommes moindres que celles qu'il a empruntées, le créan-
cier est lésé injustement; il faut un long temps pour que des rap-
ports nouveaux s'établissent en vue de cette dépréciation, outre
qu'il est parfaitement inutile d'avoir plus de numéraire qu'il n'en
faut pour les transactions, et d'être obligé, comme le dir. Hume,
de donner 7?/»,^ de pièces jaunes ou bhinches pour acquérir les
mêmes choses. Dans la première hypothèse, il y a bien trouble
aussi, mais ce n'est point parce que le débiteur paie moins qu'il
ne doit et qu'il n'a reçu; la somme qu'il donne a toujours intrin-
sèquement et rigoureusement la même valeur; seulement le prix
de la plupart des choses a changé, parce qu'il y a eu progrès dans
la richesse publique. Qui peut s'en plaindre? Les oisifs et les ren-
tiers. Tant pis pour les oisifs; la société démocratique ressemble
de plus en plus à une ruche où chacun a sa place à la condition
de travailler. Si on travaille, on est au niveau des changemens ; les
salaires, les traitemens, les profits, augmentent. Si on ne travaille
pas, on est débordé, cela est naturel. Quant aux rentiers, à ceux sur-
tout qui ont des revenus fixes, ils n'ont pu penser que la société
resterait immobile parce que leurs revenus l'étaient. C'est à eux de
prendre part à l'activité générale et d'augmenter leurs ressources
par le travail. En un mot, on ne peut pas se plaindre d'une éléva-
tion de prix qui est l'indice de la prospérité, la glorification du tra-
vail, tandis qu'on aurait à regretter qu'elle fût seulement le résultat
d'une diminution dans la valeur de la monnaie. En définitive, quelles
sont aujourd'hui les sociétés les plus riches? Ce sont celles où les
prix sont le plus élevés. On n'a qu'à considérer l'Italie et l'Espagne,
où tout est à bas prix, et l'Angleterre et la Hollande, où tout est
cher. Les gens qui se récrieraient contre une élévation de prix qui
956 REVUE DES DEUX MONDES.
serait la conséquence indirecte de l'abondance des métaux précieux
commettraient la même erreur que ceux qui contestent les avan-
tages de la liberté commerciale, parce qu'elle n'a pas amené le bon
marché qu'ils espéraient; elle ne l'a pas amené par la raison même
qui a fait son succès, parce qu'en augmentant la richesse publique
elle a développé le bien-être de chacun et accru le nombre des
consommateurs. La question de prix plus ou moins forts est une
question accessoire. Ce qui importe, c'est de voir si avec la même
somme de travail on peut se procurer autant et plus de choses
qu'autrefois. Or, quand on examine ce qui a eu lieu depuis vingt
ans, il ne peut pas y avoir de doute à cet égard. Nous sommes au-
jourd'hui, malgré tout, beaucoup plus riches qu'avant iSliS. On a
beaucoup parlé des élémens factices de la prospérité actuelle. 11 est
sûr qu'avec des travaux comme ceux qui ont été entrepris dans la
capitale depuis quelques années, et qui ont eu pour efTet d'aug-
menter artificiellement la main-d'œuvre et le prix de bien des
choses, avec l'esprit de spéculation qui s'est emparé de tant de
gens, avec la diffusion de certaines valeurs mobilières qui ne re-
posent pas toutes sur des bases solides, il y a quelque chose de sur-
fait dans le développement présent des affaires. Cependant, si l'on
parcourt l'ensemble du pays, les villes et les campagnes, on est
frappé de l'augmentation générale du bien-être; il y a des résultats
qu'on ne peut méconnaître : les habitations sont plus propres et
mieux installées, on se nourrit mieux, on s'habille avec plus de soin,
et il n'est pas jusqu'au niveau moral de toutes les classes qui ne
se soit élevé sensiblement, tant il est vrai qu'il y a une solidarité
étroite dans tous les progrès de la société, et que s'enrichir maté-
riellement, c'est aussi se développer moralement : les mêmes effets
n'existeraient pas, ou tout au moins au même degré, si l'élévation
du prix des choses était due simplement à la dépréciation des mé-
taux précieux.
Victor Bonnet.
L^ÉGLISE ROMAINE
LE PREMIER EMPIRE
— 1800 — 1814
XXIV.
RÉTRACTATION DU CONCORDAT DE FONTAINEBLEAU. — DÉPART DU PAPE
POUR ROME. CHUTE DE l'eMPIRE.
I. Mémoires du cardinal Consalvi. — II. Œuvres complètes du cardinal Pacca. — III. Cor-
respondance du cardinal Caprara, — IV. Correspondance de Napoléon l". — V. Dépêches
diplomatiques et documens inédits français et étrangers, etc.
I.
Le concordat une fois signé, Napoléon n'était pas resté plus de
trois jours à Fontainebleau (1). D'autres soins l'avaient en toute hâte
appelé à Paris, où ses ordres venaient de réunir les difïerens corps de
troupes nouvellement organisées. Autant la promptitude de l'ac^^ord
si aisément conclu avec le saint-père lui avait rendu confiance dans
ses talens de négociateur, autant la vue des recrues, jeunes, il est
vrai, mais nombreuses et pleines de bonne volonté, mises à sa dis-
position par le docile empressement du sénat, exalta chez lui l'or-
gueil du capitaine. Dès le 29 janvier 1813, il adressait au prince
Eugène des instructions qui ne concordaient guère avec la véritable
situation faite au commandant de la (( grande armée, » presque dé-
pourvue de soldats ; il lui ordonnait de former à Posen une avant-
(1) Voyez la Revue du !*■" août.
958 REVUE DES DEUX MONDES.
garde de 40,000 hommes;- puis il lui annonçait comme assurés et
prochains des succès qui malheureusement ne devaient jamais se
réaliser, a J'ai ordonné, lui écrit-il, que mes chevaux de selle et ma
maison fussent réunis et réorganisés à Berlin au lieu de Magde-
bourg, et j'ai recommandé qu'on annonçât ma prochaine arrivée à
Berlin. Les Tingt-deux régimens composés des quatre-vingt-dix ba-
taillons de cohortes sont superbes .J'ai en marche un superbe
corps de 20,000 hommes tirés des troupes de marine, et dont le
moindre soldat a un an de service ; ce sont eux-mêmes qui ont de-
mandé à marcher. Vous devez dire, et vous-même être bien con-
vaincu, que la campagne prochaine je chasserai l'ennemi au-delà du
Niémen (1). » Le coup d'œil exercé de l'empereur s'était-il trompé
à ce point sur la valeur des services qu'il pouvait attendre des co-
hortes et des régimens de marine, ou bien avait-il seulement voulu,
par l'étalage de ces fières espérances, ranimer l'ardeur passable-
ment abattue de ses lieutenans, demeurés aux prises avec les ri-
gueurs d'une saison de plus en plus inclémente et les attaques d'un
ennemi dont les forces allaient toujours en croissant? Cela serait
assez difficile à démêler. Ce qui est trop certain, c'est que l'empe-
reur cédait à une double illusion quand il ordonnait au prince Eu-
gène de lui tenir ses chevaux de selle prêts à Berlin afin de re-
prendre l'offensive contre la Russie, et quand il engageait en même
temps les évêques de France à chanter un Te Dewn pour célébrer
sa réconciliation avec le saint-siége. Chacun sait combien les choses
tournèrent différemment, et comment, au début de la campagne de
1813, Berlin dut être immédiatement évacué, la Prusse, notre alliée
de la veille, s'étant rangée tout à coup parmi nos ennemis. On con-
naît également les phases diverses par où passa la diplomatie de
M. de Metternich : presque amicale avant le commencement des
opérations militaires, graduellement menaçante à mesure qu'aug-
mentaient nos embarras, enfin décidément hostile. Tous les détails
des négociations qui ont précédé, accompagné ou suivi la rupture
du congrès de Prague, le rejet des propositions de Francfort et la
dissolution des conférences de Châtillon ont été maintes fois portés
à la connaissance du public. Une foule de documens historiques et
de mémoires personnels ont jeté une abondante lumière sur ces inci-
dens, auxquels ont pris part tant d'hommes d'état français ou étran-
gers. Les circonstances qui précédèrent la rétractation du concordat
de Fontainebleau par Pie VII sont au contraire enveloppô?s d'uiie
obscurité assez grande. La plupart des historiens de l'empire ont à
cet égard gardé le silence. Il semble, si l'on excepte le cardinal
Pacca, que les membres du sacré -collège mêlés à cette affaire
(1) Lettre de r«npereur au prince Eugène, commandant de la grande armée, à Posen,
Paris, 29 janvier 1813. — Correspondance de Napoléon h^, t, XXIV, p. 467.
l'église romaine et le premier empire. 959
aient préféré n'en pas souffler mot. Même discrétion chez les évoques
français, et l'on chercherait vainement dans les Fragmcm histo-
riques de M. de Barrai, archevêque de Tours, un seul mot ayant trait
au dernier épisode qui a mis fm aux orageux rapports de l'empereur
avec le saint-siége. Nous allons tâcher de combler cette lacune;
mais les scènes que nous avons à raconter rappellent parfois celles
qui deux ans auparavant s'étaient passées dans le chef-lieu du dé-
partement de Montenotte.
Ainsi que le constatait la lettre écrite par l'évêque de Nantes,
Pie VII était agité, malade, et, suivant les propres expressions de
M. Duvoisiii, hors d'état de supporter une discussion, quand le chef
de l'empire était tout à coup arrivé au palais de Fontainebleau.
Pendant les quatre jours que durèrent les conférences, et aussi
longtemps que Napoléon demeura près de lui, le saint-père avait
réussi à dominer son émotion. A peine l'empereur fut-il parti que
Pie YII tomba dans une profonde mélancolie, toute semblable à
celle dont M. de Chabrol avait naguère signalé les effrayans sym-
ptômes dans les dépêches qui suivirent le départ des évêques dépu-
tés à Savone. Les conséquences que pouvaient avoir pour l'église
les concessions qui venaient de lui être arrachées se présentèrent à
sa conscience sous les couleurs les plus noires. « Son âme, écrit le
cardinal Pacca, fut brisée de repentir et de douleur (1). Son déses-
poir redoubla encore lorsque les cardinaux di Pietro, Gabrislli et
Litta, les premiers arrivés à Fontamebleau, vinrent à lui dire qu'on
avait agi par surprise à son égard, et qu'en cédant il avait commis
une très grande faute. Ces membres du sacré-collége avaient le
droit de tenir ce langage, car ils avaient, pendant que le pape était
prisonnier à Savone, souffert la séquestration et l'exil afin de rester
fidèles aux instructions que Pie YII leur avait lui-même laissées en
quittant Rome. Plus versés que le saint-père dans les affaires du
siècle, mieux instruits de ce qui se passait en Europe, moins portés
que lui à croire au triomphe définitif de l'empsTeur, ils n'eurent
point de peine à lui faire sentir combien la résolution qu'il avait
prise était fâcheuse. Il avait assumé une responsabilité immense en
opérant de sa propre autorité une révolution aussi considérable
dans l'église, en abandonnant le patrimoine de saint Pierre, qui ne
lui appartenait point, et cela sans nécessité, lorsque Napoléon était
peut-être à la veille de succomber (2). Si ménagée qu'en fût l'ex-
pression, ces reproches que de pieux et zélés serviteurs lui adres-
saient relativement à l'abandon du pouvoir temporel et des préro-
gatives du saint-siége, c'étaient ceux-là mêmes que durant tant de
nuits sans sommeil Pie YII n'avait cessé de se répéter à lui-même
(1) OEuvres complètes du cardinal Pacca, t. I"""", p. 318.
(2) M. Thicis, le Consulat et l'Empire, t. XV, p. 305.
960 REVUE DES DEUX MONDES.
depuis la signature fatale du concordat. Dans l'avis émis par ces trois
vaillans champions de la bonne cause, il crut reconnaître le juge-
ment de Dieu même sur sa conduite, et, de plus en plus plongé dans
un morne accablement, il alla jusqu'à s'interdire de célébrer désor-
mais le saint sacrifice (1). Lorsque le cardinal Pacca, le 18 février
1813, arriva au palais de Fontainebleau, son effroi fut extrême en
voyant devant lui le malheureux pontife courbé, pâle, amaigri, les
yeux enfoncés, presque éteints et immobiles. Un tel aspect émut de
pitié l'ancien prisonnier de Fenestrelle, et comme il se précipitait aux
f)ieds de Pie VII et le félicitait du courage avec lequel il avait sup-
porté une si longue captivité, celui-ci reprit avec tristesse : « Cepen-
dant nous avons, hélas! fini par nous rouler dans la fange... Ces
cardinaux m'ont traîné devant ce bureau et m'ont fait signer (2)... »
Au lendemain de cette première audience, qui fut très courte, parce
que le pape attendait la visite des évêques français, le cardinal Pacca
trouva le saint-père dans un état plus pitoyable encore, et qui don-
nait à craindre pour ses jours. Après avoir de nouveau gémi sur
ce qu'il appelait sa faute, dont il avait, disait-il, conçu la plus pro-
fonde horreur, Pie VU avoua à son ancien secrétaire d'état qu'il
passait les nuits sans dormir, que le jour il prenait à peine la nour-
riture nécessaire pour ne pas défaillir. Une pensée affreuse l'obsé-
dait continuellement, c'était la crainte de devenir fou et de finir
comme Clément XIV (3). Pour calmer un peu son maître, Pacca lui
représenta qu'il se verrait bientôt entouré de tous les cardinaux,
dont quelques-uns lui avaient donné tant de preuves de zèle pour
le saint-siége et de dévoûment à sa personne. Aidé de leurs con-
seils, il pourrait alors remédier au mal qui avait été fait. A ces mots,
la physionomie de Pie VII s'était un peu ranimée. « Quoi! vous
croyez qu'on y pourrait remédier? — A presque tous les maux, lors-
qu'on le veut bien, on trouve un remède (ù), » avait repris le confi-
dent du saint-père. Cette perspective servit à tranquilliser pour le
moment le malheureux pontife, qui attendait le soir même Consalvi
à Fontainebleau. On n'a pas oublié quelle confiance de vieille date
Pie VII avait dans les lumières de cet ancien secrétaire d'état, dont
l'empereur l'avait obligé de se séparer, mais pour lequel il avait con-
servé la plus vive tendresse. C'était Consalvi qui avait en tout temps
exercé sur les déterminations du saint-père l'influence la plus déci-
sive, et c'était sur lui qu'il comptait alors beaucoup plus encore que
sur le cardinal Pacca pour le tirer de ces embarras cruels.
(1) OEuvres complètes du cardinal Pacca, t. I'"'', p. 266.
(2) « Ma ci siamo in fine sporcificati (sporcati)... Quoi cardinal!... mi strascinarono al
tavolino e mi fecero sottoscrivere. » OEuvres complètes du cardinal Pacca, t. l", p. 266.
(3) OEuvres complètes du cardinal Pacca, 1. 1", p. 267.
(4) Ibid.
l'église romaine et le premier empire. 961
On devine aisément que depuis la signature du coicordat le pa-
lais de Fontainebleau avait revêtu une physionomie un peu plus
animée. Non-seulement les cardinaux noirs, relâchés de prison, y
étaient arrivés de toutes parts, logés, les uns dans le palais, les au-
tres dans la ville, mais les cardinaux ronges n'avaient pas mis moins
d'empressement à venir y saluer le chef de leur loi, enfin rendu à la
liberté. En dehors des prélats que nous avons déjà nommés, beau-
coup d'autres évèques avaient été mandés de France et d'Italie
pour se concerter avec le pape sur l'exécution du nouveau concor-
dat. Le plus grand nombre appartenait, avec l'archevêque de Tours
et les évêques de Trêves et de iXantes, au groupe qui, pendant le
concile national, avait pris parti pour le chef de l'état contre le
saint-siége. Plusieurs d'entre eux étaient même d'anciens évêques
constitutionnels. M. d'Osmond, ancien évêque de Nancy, archevêque
nommé de Florence, M. de Beaumont, évêque de Plaisance, nommé
récemment à la métropole de Bourges, et M. Vancamp, curé d'Anvers,
nommé au nouvel évêché de Bois-le-Duc, étaient de ceux au sujet
desquels s'était élevée la récente querelle de l'institution cano-
nique. Le pape les avait tous accueillis avec la même cordialité,
sans distinction de personnes, sans témoigner à aucun d'eux, par
l'air de son visage, le moindre mécontentement. Aux hommages des
membres du clergé étaient venus se joindre ceux des fidèles. Pie YÎI
ayant consenti à dire la messe dans la grande chapelle du château,
celle-ci fut à l'instant envahie par les habitans de Fontainebleau.
L'empressement des gens de la campagne n'avait pas été moins
grand. On accourait même de Paris, et plus d'une fois cette foule
pieuse fut admise à baiser, comme cela est d'usage à Rome, la
mule du saint-père. Une certaine pompe n'avait même pas man-
qué à ces cérémonies, qui rappelaient de loin celles du Vatican,
car l'empereur avait de nouveau envoyé à Fontainebleau une partie
de sa maison civile et militaire. Le généra! comte de Saint-Sulpice,
gouverneur du château, avait reçu l'ordre de s'y rendre et d'en faire
personnellement les honneurs à l'hôte de son maître. Le comman-
dant Lagorse lui-même, créé adjudant du palais, avait tout à coup
quitté son uniforme de gendarme, et ne se montrait plus aux yeux
du saint-père qu'en habit de chambellan.
Malgré ces apparences extérieures, Pie YII et son entourage de-
nîeuraient en proie aux plus tristes préoccupations. Que résoudre,
et comment se tirer avec honneur d'une pareille situation? A peine
les membres du sacré-collége avaient-ils été réunis en nombre suf-
fisant autour de sa personne, que le pape les fit prier, par l'inter-
médiaire de l'archevêque d'Ëdesse, de vouloir bien consigner par
écrit leur opinion individuelle sur les articles du nouveau concordat,
TOME LXXXII. — 18G9. Gl
962 REVUE DES DEUX MONDES.
avec invitation de la lui communiquer le plus promptement possible.
L'embarras des personnages consultés par le souverain pontife n'é-
tait pas moindre que le sien. Il s'agissait pour eux de remettre en
question un traité signé sans leur participation. Ils étaient séparés
des canonistes expérimentés que le Vatican a coutume de consulter
en ces graves matières; ils étaient privés des documens et des mé-
moires que renferment sur ces questions délicates les archives pu-
bliques et particulières de la ville pontificale. Ils se savaient en
outre épiés par les créatures de l'empereur, et ne pouvaient guère
se réunir, fût-ce en petit nombre, sans se faire soupçonner d'intri-
gues. Il y a plus : ils n'étaient point d'accord entre eux. Parmi les
cardinaux noirs, il ne régnait pas cette uniformité de vues qu'on au-
rait pu s'attendre à trouver chez des gens qui avaient suivi la même
voie, partagé les mêmes souffrances, et subissaient encore le même
exil. Plusieurs craignaient de provoquer le retour des rigueurs aux-
quelles ils venaient à peine d'échapper. Quant aux cardinaux rouges,
tout en prodiguant au souverain pontife les témoignages du plus
vif attachement, ils tremblaient autant que jamais d'entrer en lutte
ouverte contre le chef de l'empire. L'indécision de ces membres du
sacré-collége était si grande qu'elle jetait dans de terribles inquié-
tudes leurs chefs naturels, les deux anciens secrétah*es d'état Con-
salvi et Pacca (1).
Il résulta en eflet des réponses recueillies par le saint-père que
le sacré-collége était divisé en deux camps. « Les cardinaux qui
avaient pris part au concordat de Fontainebleau et quelques-uns
des cardinaux noirs, entraînés par l'esprit de cour et par faiblesse de
caractère, demandaient le maintien du traité ; mais, pour calmer les
clameurs des opposans, ils proposaient de reprendre les négocia-
tions, et d'y faire insérer d'autres clauses plus favorables au saint-
siége et au pape. Les autres cardinaux exigeaient une rétractation
prompte et entière de ce concordat comme le seul moyen de réparer
le scandale donné à l'univers catholique, et de conjurer les maux
qui menaçaient l'église (2)... Il ne convenait pas, disaient les parti-
sans de la reprise des négociations, à la majesté d'un prince, à la
sublime dignité du chef de l'église, de manquer aussi ouvertement
à sa parole, de déclarer qu'il se refusait à l'exécution d'un traité
fraîchement revêtu de sa signature, et conclu tête à tête avec un
puissant monarque auquel il devait le précieux avantage de se voir
entouré d'une grande partie des membres du sacré-collége, jusqu'a-
lors dispersés ou emprisonnés. Il était facile d'ailleurs de prévoir
(1) « Le dirai-je enfin? le caractère de mes collègues me ferait craindre avec raison
que je ne pusse dire de quelques-uns d'entre eux : Novi pastores in pace leones, in
prœlio cervos. » — OEuvres complèles du cardinal Pacca, t. 1", p. 322.
(2) OEuvres complèles du cardinal Pacca, t. F^ p. 323.
l'église roîhaine et le premier empire. 963
quelle serait à cette nouvelle l'exaspération d'un souverain qui re-
gardait la conclusion du concordat comme une de ses plus belles
victoires. Ne devait-on pas craindre qu'il ne se rejetât dans la voie
de la persécution et de la violence?... Ou les concessions du 25 jan-
vier étaient de peu d'importance, ou elles étaient funestes à l'église
et contraires aux principes catholiques. Dans le premier cas, conve-
nait-il que le pape manquât à sa parole, et dans le second comment
concilier cette grave erreur et cette chute du souverain pontife avec
la doctrine de l'infaillibilité du pape? — Il est inutile, répondaient
les défenseurs de l'opinion contraire, de corriger les erreurs d'un
traité dont les articles sont essentiellement mauvais, et ne sont
point par conséquent susceptibles d'être amendés par de nouvelles
clauses. Une rétractation solennelle, franche et entière du nouveau
concordat était le seul moyen de remédier au mal qui avait été fait.
Le lion sans doute ne se laisserait pas arracher sa proie sans rugir ;
mais était-ce une raison pour violer la sainte maxime de la morale
chrétienne qui défend de faire le mal, soit pour obtenir un avan-
tage, soit à plus forte raison pour éviter un dommage?... Quant aux
concessions faites par Pie VII, elles étaient souverainement préju-
diciables au bien de l'église; mais elles n'infirmaient nullement la
doctrine de l'infaillibilité. Pie YII avait promis et accordé ce qu'il ne
devait ni promettre ni accorder, il n'avait pas enseigné une opinion
erronée. Il était tombé dans une faute grave, mais non dans une
erreur de foi. Or les plus ardens défenseurs de l'infaillibilité du
saint-siége n'avaient jamais soutenu que les papes, qui sont infail-
libles dans l'enseignement, le soient aussi dans leur conduite ou
dans leurs actions... (1). »
Tandis que les membres du sacré-coîlége discutaient si vivement
entre eux ces importantes questions, il leur était difficile, quelle
que fût leur réserve et de quelque minutieuses précautions qu'ils
pussent s'environner, de ne pas exciter les ombrages de Napoléon.
Déjà l'éveil lui avait été donné par le refus qu'avait fait Pie YII de
recevoir une somme de 300,000 francs, envoyée de Paris comme
à-compte sur son traitement de 2 millions. Certaines objections
soulevées à Fontainebleau contre la rédaction des bulles d'insti-
tution canonique demandées pour des évêques récemment nom-
més avaient plus tard confirmé les méfiances du chef de l'em-
pire. Habitué pour son compte à plus d'activité, il trouvait singulier
que Pie VII ne se pressât pas davantage de mettre à exécution les
clauses du nouveau concordat qui le concernaient personnellement.
Ces retards lui parurent démontrer surabondamment l'intention ar-
rêtée chez le pape d'en contester prochainement la valeur; c'est
(1) OEuvres complètes du cardinal Pacca, 1. 1*"", p. 323, 324.
9ôll REVUE DES DEUX MONDES.
pourquoi, mettant sans hésiter les premiers torts de son côté, et
daiis le dessein évident de lier de plus en plus le malheureux PieYII,
il prit brusquement la résolution de communiquer au sénat, le l!i fé-
vrier 1813, les articles d'un aiTangement jusqu'alors resté secret, et
qui, d'après les termes mêmes dans lesquels il était conçu, n'avait
encore rien de définitif. Surprendre et effrayer ses adversaires, tel
avait toujours été le procédé favori de l'empereur. A vrai dire, il
n'en connaissait pas d'autre ; mais le temps était venu où la surprise
et les menaces allaient cesser d'agir même sur des personnages
aussi faciles à émouvoir que le pape et ses conseillers. Napoléon
n'avait pas assez rélléchi qu'en divulguant prématurément les con-
cessions arrachées au saint-père il alfaiblissait d'autant la situation
de cette partie des membres du sacré-collége qui recommandaient
avant tout un prudent silence, ou qui avaient mis leurs espérances
dans de prochains compromis, et qu'il prêtait au contraire de nou-
velles armes aux partisans d'une complète et immédiate rétracta-
tion. Consalvi, qui avait hâte de voir dénoncer le concordat de Fon-
tainebleau, était trop habile pour ne pas profiter de la faute de
l'empereur. Il s'en servit pour amener à son opinion ses collègues
les plus timides, et ce fut lui qui, en qualité d'ami et de confident
le plus intime de Pie VII, fut chargé de lui communiquer l'avis au-
quel s'était maintenant ralliée la majorité des cardinaux. « Quelque
amère et pénible que dût paraître cette rétractation, le vertueux
pontife, dit le cardinal Pacca, loin de s'en troubler, l'accueillit avec
joie et l'approuva entièrement (1). » Restaient à trouver les moyens
d'exécution.
Plus que jamais, les précautions devenaient nécessaires, car le
duc de Rovigo, qui se doutait de quelque chose, avait inondé le pa-
lais de ses agens. Ainsi que nous l'avons raconté, quelques-uns
des cardinaux logeaient dans la ville, et parmi eux se trouvait le
cardinal Pignatelli. Non-seulement le cardinal Pignatelli était vieux
et infirme, mais, frappé d'apoplexie pendant le temps de sa déten-
tion à Rethel, il pouvait à peine quitter sa chambre. Par déférence
pour sa personne et aussi afin de se dérober à leurs incommodes
surveillans, les membres du sacré-collége les plus opposés à l'em-
pereur avaient pris l'habitude de se donner presque tous les jours
rendez-vous dans sa maison. Les cardinaux Saluzzo, Ruflb (Scilla),
Scotti, Galefiî et Consalvi, s'y trouvant réunis un soir, en vinrent
à discuter, toutes portes fermées, les mesures à prendre. « Plu-
sieurs pensaient que le pape devait, par un écrit signé de sa main,
déclarer nuls et sans valeur les articles du concordat, communiquer
ensuite cette déclaration au sacré-collége, et en faire circuler dans le
(1) OEnvres complètes du cardinal Pacca, t. P', p. 320.
l'église romaine et le puesiier empire. 965
public des copies manuscrites. Le cardinal Pacca fit observer que ce
procédé manquerait de loyauté et de bonne foi. . . Ne serait-ce pas don-
ner à l'empereur de justes motifs de plainte? Autant vaudrait tirer
à son ennemi un coup de pistolet par derrière. — Le cardinal Pacca
proposait donc que le pape se rétractât par une lettre directement
adressée et remise à l'empereur. Quelques objections s'élevèrent de
la part de Pignatelli et Saluzzo; ils craignaient que, prévenu par
cette lettre des intentions du saint-père, Napoléon n'employât tous
les moyens en son pouvoir pour empêcher cette rétractation d'être
portée à la connaissance du monde catholique. Consalvi et Litta ou-
vrirent l'avis que le pape donnât copie de sa lettre à tous les cardi-
naux avec invitation de la répandre par tous les moyens possibles. De
cette manière, disaient-ils, nous sauvons les convenances, et nous
trouverons tôt ou tard les moyens de divulguer la révocation du con-
cordat. Les cardinaux présens approuvèrent cet expédient, et les car-
dinaux Mattei et di Pietro, qui étaient abs?ns, y adhérèrent (1). »
Les choses ainsi convenues, tous les obstacles n'étaient pas en-
core levés. Pour plus de précaution, les évêques tenaient à garder,
comme document authentique, la minute de la lettre de sa sainteté.
Il fallait que Pie YII écrivît de sa main la copie destinée à l'empe-
reur. Or il était si faible, si abattu, qu'il pouvait à peine tracer
quelques lignes par jour. Cependant la surveillance à laquelle le
pape était soumis était de telle nature et si peu scrupuleuse qu'un
<3mployé de la police venait chaque jour, pendant qu'il célébrait sa
messe, visiter sa chambre, ouvrait avec de fausses clés son bureau,
ses armoires, et inspectait tous ses papiers. Pie VII, qui s'en était
aperçu, ne pouvait donc laisser sans danger aucun écrit dans ses
appartemens. Voici comment on se tira d'affaire : chaque matin , au
retour de la messe, les cardinaux di Pietro et Consalvi apportaient à
Pie VU le papier sur lequel il avait déjà écrit la veille, et le pape y
ajoutait quelqifes lignes. Vers les quatre heures de l'après-midi, le
cardinal Pacca entrait dans les appartemens du saint-père, et la
même opération se renouvelait. Pacca cachait ensuite la minute et
la copie sous ses habits, et les portait dans la maison qu'habitait le
cardinal Pignatelli. Plus d'une fois le saint-père fut obligé de re-
commencer son travail, soit à cause de quelque changement ap-
porté à la mhuite, soit à cause de quelque accident provenant de
son chef, u Je me souviens, ajoute le cardinal Pacca, à qui nous
devons ces détails, qu'au moment où je traversais le château muni
<le ces papiers, et tandis que je passais devant les sentinelles, la
crainte d'être fouillé me mettait dans une telle agitation que j'étouf-
fais de chaleur malgré l'air glacial de la saison ("2). »
(1) OEuvres complètes du cardinal Pacca, 1. 1""', p. 327.
(•i) IbuL
966 REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant le temps nécessairement un peu long que mit Pie VII à
s'acquitter de sa tâche laborieuse, la position des évêques envoyés
par l'empereur pour mettre, de concert avec les cardinaux, la der-
nière main au concordat, devenait passablement singulière. M. Du-
voisin, dont on se cachait d'autant plus qu'on lui connaissait plus
d'esprit, et qui était en correspondance réglée avec M. Bigot de
Préameneu, sans deviner ce qui se passait, apercevait assez claire-
ment la défiance dont il était l'objet. Avisé comme il l'était, il au-
rait aimé pouvoir s'aider d'un peu de secours, u Depuis plusieurs
jours, nous n'avons pas écrit à votre excellence, mande-t-il au mi-
nistre des cultes, parce que nous n'avons rien, absolument rien à
lui dire. Bientôt tous les cardinaux seront réunis. Il faudra bien
alors s'occuper d'afïaires; mais il y a tout lieu de croire que l'on ne
nous donnera aucune connaissance des matières qui se traiteront. Il
serait extrêmement à désirer pour le service de sa majesté et pour
l'intérêt du pape lui-même que M. le cardinal Fesch se trouvât à
Fontainebleau lorsqu'il s'agira d'entamer les opérations en exécu-
tion du concordat (1). »
M. Du voisin n'avait pas tort de souhaiter la présence du cardinal
Fesch à Fontainebleau, car, en sa qualité de membre du sacré-col-
lége et de partisan secret des droits du saint-siége, peut-être l'oncle
de Napoléon aurait-il été admis à des confidences que le pape et ses
conseillers ne trouvaient pas prudent de verser dans l'oreille de l'é-
vêque de Nantes et de ses collègues de Tours et d'Évreux. Quant à
l'empereur lui-même, se serait-il soucié de voir son oncle prendre
part à la négociation? Il s'en fallait de beaucoup que Fesch fût alors
dans ses bonnes grâces. L'ancien président du concile, depuis que
celui-ci avait été dissous, s'était maintenu dans une sorte d'attitude
de mécontentement qui avait plus d'une fois irrité Napoléon. Après
les scènes violentes qu'il s'était attirées par l'énergie de ses remon-
trances en faveur du saint-père et l'expansion de ses sombres pro-
nostics sur l'avenir, Fesch avait dû se retirer, presque en exil, dans
son diocèse de Lyon (2). Lorsqu'il avait appris que le pape avait
traversé de nuit sa ville archiépiscopale sous l'escorte de quatre
gendarmes, il avait bondi d'indignation. S'adressant à sa sœur:
(1) L'évêque de Nantes à son excellence M. le ministre des cultes, 24 février 1813.
(2) « C'était surtout à sa sœur que le prélat ouvrait son cœur. Un jour, il lui dit :
Oui, ma sœur, l'empereur se perd, il nous perd tous. Je vois le moment où il sera
brisé, anéanti. Tous ceux qui touchent à l'arche sainte éprouvent le même sort... Le pré-
lat fit plus; il eut le courage de tenir le même langage à Napoléon... Lisez l'histoire,
s'était-il écrié une fois devant lui, y a-t-il un attentat de ce genre qui soit resté impuni?
Des colosses sont tombés!... — Allez, prophète de malheur, avait répondu l'empereur,
je n'ai pas besoin de vos leçons. Retournez dans votre diocèse; vous n'en sortirez pas
avant que je vous le mande... d (Le ca7'dinal Fesch, par l'abbé Lyonnct, aujourd'hui
archevêque d'Albi, t. II, p. 379, 380, 381.)
l'église romaine et le premier empire. 967
t( Est-ce ainsi, lui répétait-il fréquemment, que l'on traite le chef de
l'église? Voyez si le mal n'est pas à son comble! Au nom de la reli-
gion, faites donc entendre un cri de mère (1). » Prenant lui-même
la plume, il avait écrit au saint-père une lettre de condoléance qui
avait été saisie à la poste et dont copie avait été mise sous les yeux
de l'empereur. Du fond de la Russie, Napoléon furieux avait ordonné
à son ministre des cultes d'annoncer à son oncle qu'en cas de récidive
il serait conduit à Fenestrelle; mais cette perspective n'avait rien qui
effrayât l'imagination montée de l'impétueux cardinal. 11 chargea
M. Bigot de faire savoir à son neveu que, loin de se repentir de ce
qu'il avait fait, il était prêt à recommencer. « Dites-lui, écrivait-il
fièrement, qu'il me sera doux de partager le sort de tant d'illustres
confesseurs (2). » Cependantl'empereur avait joint à la menace d'une
détention possible à Fenestrelle une mesure immédiate qui toucha
plus vivement le cardinal. En décret daté du 12 août 1812 avait
supprimé tout à coup les 300,000 livres de rente que son oncle
percevait sur l'octroi du Pdiin en sa qualité d'ancien coadjuteur de
Piatisbonne. Le coup avait été rude au cardinal, car il le frappait au
moment où il était obligé de faire face à des dettes criardes con-
tractées pour construire le somptueux hôtel de la rue du Mont-
Blanc. Son exaspération avait d'abord été extrême, puis elle s'était
peu k peu calmée lorsqu'il avait appris les victoires successivement
remportées par son neveu sur les bords de la Vistule, du Dnieper et
de l'Oder. Comme tous les évêques de l'empire, il s'était hâté d'a-
dresser des actions de grâces au Dieu tout-puissant, a qui a doué
notre monarque , disait-il dans son mandement, d'une âme si grande,
d'une sagesse si profonde, qui a inspiré aux Français un courage si
soutenu, une valeur si supérieure, et couvert le prince et ses sujets
du manteau de sa protection particulière (3). » Peu de temps après
arrivaient à Lyon de tout autres nouvelles , à savoir l'incendie de
Moscou, la retraite désastreuse de l'armée française et le brusque re-
tour de Napoléon à Paris. « Le doigt de Dieu est ici manifeste, s'était
écrié sans transition le cardinal Fesch. Il n'y a que Dieu qui ait pu
abattre le colosse. C'est évidemment un châtiment du ciel; depuis
celui de Pharaon, il n'y en a peut-être pas de plus frappant dans lef
annales du monde. — Que voulez-vous? continua-t-il, s' adressant à
l'un de ses aumôniers prodigieusement étonné d'entendre de sem-
blables paroles sortir de sa bouche, que voulez-vous? mon neveu esl
perdu, mais l'église est sauvée, oui, sauvée, car si l'empereur fût
revenu triomphant de Moscou, sait-on jusqu'où il aurait porté ses
(1) Le cardinal Fesch, par l'abbé Ljonnct, t. II, p. 383.
(2) Ibid., t. P% p. 417.
(3) Mandement de son éminence le cardinal Fesch après les batailles de Polotsk, de
Smolensk et de la Moscowa.
€68 REVUE DES DEUX MONDES.
prétentions (1)? » Plus tard, quand il avait appris la signature du
concordat de Fontainebleau, sans d'ailleurs en connaître le texte,
Fescli avait témoigné plus de méfiance que de satisfaction, u II ne
faut pas, avait-il dit aux chanoines de son chapitre , se livrer à une
joie prématurée. Je crains toujours qu'il n'y ait quelque piège caché.
La paix qu'on annonce pourrait bien n'avoir été conclue qu'au dé-
triment de l'église. »
Évidemment un cardinal ainsi disposé n'était pas pour apporter
beaucoup d'aide aux évêques qui tenaient le. parti de l'empereur.
Rien ne prouve que l'archevêque de Lyon, quand il vint à son tour
rendre visite au saint-père à Fontainebleau, Tait personnellement
engagé à protester contre le concordat ; mais il est permis de sup-
poser qu'il songea encore moins à le détourner de cette résolution.
Les personnes qui composaient sa maison ne se gênaient en aucune
façon pour abonder publiquement dans le sens des cardinaux les
plus dévoués au saint-siége. On savait que les ecclésiastiques dont
il était habituellement entouré, et parmi eux le prélat Isoard et le
jeune abbé de Quélen, étaient en correspondance suivie avec le saint-
père. Le pieux biographe du cardinal ne semble pas douter qu'ils
ne lui servissent d'intermédiaires et de prête-nom. Peut-être le
ministre des cultes voulait-il faire allusion à Fesch lorsque, pour
rendre compte à l'empereur de ce qui se passait à Fontainebleau,
il lui mandait : « II paraît que plusieurs cardinaux ont fait naître
dans l'esprit du saint-père des regrets sur le concordat de Fontaine-
bleau, et qu'on chercherai!, à le considérer comme de simples préli-
minaires d'un traité qui resterait à conclure... Il y avait une telle
convenance que c'était pour le pape un devoir de venir à Paris sa-
luer votre majesté, ou du moins lui écrire. Je sais bien qu'il lui a
été fait, surtout sur ce dernier point, des représentations (2). »
Cette inaction du saint-père, qui refusait à la fois de le venir voir
et de lui écrire, le retard apporté à l'expédition des bulles demandées
pour ses évêques, blessaient profondément l'empereur, et, comme il
ie faisait toujours lorsque la colère le prenait, il se mit à se répandre
en menaces, u Toutes ces prétentions des cardinaux sont ridicules,
écrit-il le 13 mars à M. Bigot. Vous direz que, si jamais le pape de-
venait souverain temporel, nous romprions avec lui. Nous ne ferions
pas pour cela un schisme: mais nous ne voudrions pas souflrir l'in-
fluence d'un souverain dont les intérêts politiques pourraient être
difîerens des nôtres. Puisque le pape ne prend conseil que des gens
comme les di Pietro et les Litta, vous lui ferez connaître qu'on
verra bientôt de nouveau les suites fâcheuses de l'ineptie de ces
(1) Le cardinal Fesch, par l'abbé L3oniiet, présentement archevêque d'Albi, t. II,
C-i) Le ministre des cultes à sa majesté l'empereur Napoléon, 9 mars 1813.
l'église romaine et le premier empire. 969
gens-là (l). » Afin de calmer un peu l'irritation de son maître,
M. Bigot s'empresse de l'assurer dès le lendemain qu'il n'y a rien à
redouter du côté de Fontainebleau. « Tout y est, écrit-il le lli mars
1813, dans le plus grand calme. Il ne paraît même pas, d'après les
rapports que j'ai demandés, qu'on ait l'intention de rien troubler
par des correspondances. Les cardinaux sont divisés entre eux. Ceux
qui ne logent point dans le palais ne mettent pas d'empressement à
faire leur cour au pape. Ils n'y vont guère qu'une demi-heure tous
les cinq ou six jours. Ce sont les cardinaux Pacca, Litta et Consalvi
qui semblent avoir le plus la confiance du saint-père, qui fait peu de
cas des autres et ne le dissimule guère (2). »
Les menaces de Napoléon ne devaient pas lui servir beaucoup, et
les renseignemens de M. Bigot n'étaient pas, on va le voir, très exacts.
Peu de jours en effet après l'échange de cette correspondance entre
l'empereur et son ministre, le pape faisait demander le commandant
Lagorse, et lui remettait, le 2/j mars au matin, une lettre bien dif-
férente de celle que l'on souhaitait à Paris avec tant d'impatience.
La teneur de la rétractation de Pie YII est parfaitement connue. Elle
a été maintes fois publiée; mais les termes en sont si touchans,
elle fait tellement partie essentielle de cette histoire que nous nou«
reprocherions de n'en pas reproduire au moins les principaux pas-
sages.
« Sire, disait le pape, quelque pénible que soit à notre cœur l'aveis.
que nous allons faire à votre majesté, quelque peine que cet aveu puisse
lui causer à elle-même, la crainte des jugcmens de Dieu, dont notre
grand âge et le dépérissement de notre santé nous rapprochent tous les
jours davantage, doit nous rendre supérieur à toute considération hu-
maine et nous faire mépriser les terribles angoisses auxquelles nous
sommes en proie en ce moment. Commandé par nos devoirs, avec cette
sincérité, cette franchise qui convient à notre dignité et à notre carac-
tère, nous déclarons à votre majesté que depuis le 25 janvier, jour oii
nous apposâmes notre seing aux articles qui devaient servir de base au
traité définitif dont il y est fait mention, les plus grands remords et le
plus vif repentir n'ont cessé de déchirer notre âme. Nous reconnûmes
aussitôt, et une continuelle et profonde méditation nous fait sentir
chaque jour davantage l'erreur dans laquelle nous nous sommes laissé
entraîner, soit par l'espérance de terminer les différends survenus dans
l'église, soit aussi par le désir de complaire à votre majesté. Une seule
pensée modérait un peu notre aftliction, c'était l'espoir de remédier par
l'acte de l'accommodement définitif au mal que nous venions de faire à
l'église en souscrivant ces articles; mais quelle ne fut pas notre douleur
(1) L'empcrcui' au comte Bigot de Pnjamoncu, ministre des cultes, 13 mars 1813.
(2) Le ministre des cuites h l'empereur, M mars 1813.
970 REVUE DES DEUX MONDES.
lorsqu'à notre grande surprise, et malgré ce dont nous étions convenu
avec votre majesté, nous vîmes publier, sous le titre de concordat, ces
mêmes articles qui n'étaient que la base d'un arrangement futur!...
Nous n'avons pas cru pouvoir trouver un moyen plus conciliable avec le
respect que nous portons à votre majesté que celui de nous adresser à
votre majesté elle-même et de lui écrire cette lettre. C'est en présence
de Dieu, auquel nous serons bientôt obligé de rendre compte de l'usage
de la puissance à nous conférée, comme vicaire de Jésus-Christ, pour le
gouvernement de l'église, que nous déclarons, dans toute la sincérité
apostolique, que notre conscience s'oppose invinciblement à l'exécution
de divers articles contenus dans l'écrit du 25 janvier,.. Nous adresserons
à votre majesté, par rapport à cet écrit signé de notre main, les mêmes
paroles que notre prédécesseur Pascal II adressa dans un bref à Henri V,
en faveur duquel il avait aussi fait une concession qui excitait à juste
titre les remords de sa conscience, et nous vous dirons avec lui : Notre
conscience reconnaissant l'écrit mauvais, nous le confessons mauvais,
et, avec l'aide du Seigneur, nous désirons qu'il soit cassé tout à fait,
afin qu'il n'en résulte aucun dommage pour l'église, ni aucun préjudice
pour notre âme... Tout en cédant au cri de notre conscience qui nous
ordonne de faire cette déclaration à votre majesté, nous nous empres-
sons de lui faire connaître que nous désirons ardemment d'en venir à
un accommodement définitif dont les bases fondamentales soient en
harmonie avec nos devoirs... Nous supplions votre majesté, disait en
terminant Pie VII, d'accueillir le résultat de nos réflexions avec la même
effusion de cœur que nous les lui avons présentées. Nous la prions, par
les entrailles de Jésus-Christ, de consoler notre cœur, qui ne désire rien
tant que d'en venir à une conciliation qui fut toujours l'objet de nos
vœux. Nous la conjurons de considérer quelle serait la gloire qui en
rejaillirait sur elle, les précieux avantages que procurerait à ses états
la conclusion d'un accommodement définitif, gage d'une véritable paix
pour l'église et digne d'être maintenue par nos successeurs. Nous adres-
sons à Dieu les vœux les plus ardens pour qu'il daigne répandre sur
votre majesté l'abondance de ses célestes bénédictions (1). »
Le cardinal Pacca dans ses mémoires assure qu'on lui écrivit de
Paris qu'en recevant cette lettre l'empereur aurait proféré les plus
furieuses menaces, et qu'il aurait même été jusqu'à s'écrier : (( Si
je ne fais pas sauter la tête de quelques-uns de ces prêtres de Fon-
tainebleau, les affaires ne s'arrangeront jamais. » Le même corres-
pondant ajoutait qu'un conseiller d'état bien connu par ses principes
antireligieux ayant dit à l'empereur qu'il pouvait terminer sur-le-
champ toutes ces controverses en se déclarant lui-même chef de la
religion dans l'empire français, Napoléon lui aurait répondu : <( Non,
(1) Lettre du pape Pie VII à l'empereur Napoléon, Fontainebleau, 24 mra's 1813.
l'église romaine et le premier empire. 971
ce serait casser les vitres (1). » Nous doutons beaucoup que l'empe-
reur ait tenu le premier de ces deux propos. En tout cas, ces me-
naces de mort, s'il les laissa échapper de sa bouche, n'étaient pas
bien sérieuses, et n'avaient probablement d'autre but que d'effrayer
ceux contre lesquels elles étaient dirigées. Grâce à Dieu, nous n'en
sommes point réduit aux conjectures pour connaître l'impression
réellement produite sur l'empereur par la rétractation du pape et
les mesures qu'il songea immédiatement à prendre, car nous avons
sous les yeux sa lettre adressée le jour même à M. Bigot de Préa-
meneu. La démarche de Pie VU dérangeait de fond en comble tous
les desseins de l'empereur. Il avait espéré laisser derrière lui, au
moment d'entrer en campagne contre la Russie, un pontife résigné à
son sort, sinon pleinement satisfait de sa nouvelle position. Il avait
compté sur le nouveau concordat pour lui ramener au dedans l'af-
fection maintenant décroissante du clergé français et de ses sujets
catholiques, pour maintenir et fortifier au dehors l'alliance désor-
mais assez problématique de l'empereur d'Autriche. De ce beau
rêve un moment entrevu, il ne restait plus rien. Tout le bénéfice de
l'effort tenté à Fontainebleau lui était soudainement enlevé. Voir ses
calculs déjoués, reculer devant son adversaire, dévorer un affront,
s'avouer vaincu, cela était bien nouveau pour Napoléon. Que faire
cependant? — Rompre publiquement avec le pape comme le pape
rompait publiquement avec lui, répondre à la lettre pontificale par
un message au sénat, l'idée lui en vint certainement. Il avait ainsi
agi autrefois lorsque, fier de sa toute-puissance, il se plaisait dans
les coups d'éclat; mais un éclat aujourd'hui aurait tout compromis,
et ce n'est plus à lui qu'aurait profité l'appel adressé à l'opinion
publique. L'empereur le sentait parfaitement sans vouloir se l'a-
vouer à lui-même, et c'est pourquoi il résolut de regarder la protes-
tation du pape comme non avenue. Il fallait en faire un mystère à
tout le monde, surtout aux ecclésiastiques de son empire. C'est dans
ce sens qu'il écrit à M. Bigot. « Le ministre des cultes gardera le
plus grand secret sur la lettre du pape du '2li mars, que je veux, se-
lon les circonstances, pouvoir dire avoir ou n'avoir pas reçue. Il
écrira aux évêques que, vu la semaine sainte et les devoirs qu'ils
ont à remplir dans leurs diocèses, il est convenable qu'ils s'y ren-
dent, hormis les évêques de Nantes et de Trêves, qui, en leur qualité
de conseillers d'état, se rendront à Paris pour le conseil (2). » Pen-
dant qu'il s'occupe ainsi des évêques de son empire, l'idée lui vient
qu'il pourrait utilement les employer à faire des remontrances au
saint-père, et tout aussitôt il développe à cet égard un plan fort
(1) OEuvres complètes du cardinal Pacca, t. I", p. 335.
(2) L'empereur au ministre des cultes, 25 mars 1813. (Cette lettre n'est pas insérée
dans la Correspondance de JSapoléon I<^>'.)
972 REVUE DES DEUX MONDES.
ingénieux, a C'est dans ce moment où des hommes turbulens et mal-
veillans se sont mis en action pour troubler la conscience du pape,
que les évèques doivent mettre le plus grand zèle pour lui démon-
trer qu'il n'a fait que reconnaître les vrais principes, qui sont aussi
les leurs. Sa majesté n'attend pas un grand effet de cette démarche;
mais elle peut être, suivant les circonstances, utile à produire. Le
concordat est désormais une loi de l'état. Sa majesté le regarde
comme un traité plus sacré que tous les autres, ayant été fait par le
pape et par lui directement, ayant été signé par eux devant quatre
cardinaux, un évêque italien et quatre évèques français (1). )> — Son
imagination s'échauffant peu à peu sur cette adresse des évèques
qu'il avait d'abord jugée inutile, mais qui pouvait, suivant les cir-
constances, être bonne à produire, il se met incontinent à en dicter
kii-même les termes. « Les archevêques et les évèques ne doivent rien
.savoir de la protestation du pape. On la leur laissera complètement
ignorer, mais on leur donnera l'ordre de se rendre le lendemain
comme d'eux-mêmes à Fontainebleau; comme d'eux-mêmes aussi,
ils remettront leur adresse au pape. Après quoi ils partiront immé-
diatement pour leurs diocèses... »
« Voici dans quel sens, poursuit l'empereur, pourrait être rédigée
l'adresse, — Les soussignés, archevêques et évèques de l'empire et du
royaume d'Italie, s'étant rendus aux ordres de sa majesté pour faire à
votre sainteté nos félicitations sur un concordat qui doit ojiérer le réta-
blissement de la paix de l'église, voient avec peine que votre sainteté
n'ait point encore fait d'actes en exécution de ce traité, ce qui donne lieu
à des inquiétudes, et ce qui laisse dans l'état de viduilé un grand
nombre d'églises. Ils se flattent que sa sainteté viendra à leur secours.
Le concordat de Fontainebleau a été une inspiration de l'Esprit-Saint au
chef de l'église pour faire cesser les maux dont elle est affligée. C'est
donc avec peine qu'ils voient que l'on aurait depuis cherché à lui donner
quelque inquiétude à ce sujet. En leur qualité d'évêques et de théolo-
giens, ils y donnent leur complet assentiment, et supplient sa sainteté de
vouloir bien s'entendre avec le chef de l'état pour donner les institutions
canoniques, etc.. Quant aux cardinaux français, il fallait leur écrire de
faire leur supplique séparément (2). )>
Certes il y a lieu de s'étonner de l'inconcevable activité de ce chef
d'empire qui trouvait ainsi moyen de faire tant de choses par lui-
même. 11 ne lui suffisait pas d'organiser division par division, com-
pagnie par compagnie, et de passer continuellement en revue les
(i) L'empereur au ministre des cultes, 25 mars 1813. (Cette lettre n'est pas msér(''0
dans kl Correspondance de Napoléon /<■''.)
(2) Lettre de l'euipereui- au ministre des culte', 25 mars 1813; non insérée dans la
Correspondance de Napoléon /«'".
l'église romaine et le premier empire. 973
500,000 conscrits qu'il allait au piintemps diriger sur Leipsig et
sur Dresde ; il ne lui suffisait pas de dicter chaque jour pour son
ministre de la guerre, le duc de Feltre, pour son ministre de la
marine, M. Decrès, pour le commandant en chef de la grande
armée , le prince Eugène , pour le comte Fontanelli , ministre de
la guerre du royaume d'Italie, des instructions où les préparatifs
militaires d<î la prochaine campagne étaient ordomiés avec la der-
nière précision et jusque dans les moindres détails. Il lui fallait di-
riger de la même manière les alïaires qui relevaient de son ministre
des cultes, M. Bigot de Préameneu, et ordonner les démarches de
ses évêques auprès du chef de la catholicité, comme il allait com-
mander les manœuvres de ses généraux en face de l'ennemi. Bien
plus, il entendait ne leur permettre d'employer pour exprimer leurs
sentimens que des termes choisis d'avance, et qu'il prenait pour
plus de sûreté la peine de placer lui-même dans leur bouche. Nous
laisserons d'autres admirer, si cela leur convient, ces prodiges de
volonté exubérante et d'infatuation personnelle. Suivant nous, la
conduite de l'empereur péchait en cette occasion par un défaut es-
sentiel : elle manquait surtout de bon sens. A dire toute notre pen-
sée, nous ajouterions que, dans la lutte présentement engagée
contre le papo. Napoléon ajuste commis les mêmes erreurs qui al-
laient faire échouer sa prochaine campagne contre l'Europe coalisée.
Sa méprise consistait à ne pas se rendre compte de sa véritable
situation, à vouloir obstinément persister dans l'emploi des moyens
qui naguère avaient pu lui servir, quand son prestige n'était pas
encore entamé, mais qui n'étaient plus de mise depuis que l'issue
fatale de l'expédition de Russie avait porté, non-seulement à sa
puissance, mais aussi à sa réputation, une si profonde atteinte. Les
hommes de guerre compétens reconnaissent que les opérations mi-
litaires dont la Saxe fut le théâtre pendant l'été et l'automne de
1813 ne le cédèrent en rien à celles qui avaient si justement immor-
talisé son nom soit en Italie, soit en Autriche. Ils tombent d'accord
que le génie du chef^'armée n'avait nullement baissé, ils procla-
ment que ses conceptions stratégiques furent aussi brillantes que
par le passé. Pourquoi donc les résultats furent-ils si différens?
Comment les coups les mieux portés restèrent-ils presque toujours
.sans aucun elïet? D'où vint qu'à Lutzen et à Bautzen ses victoires
d'un moment lui profitèrent à peine? C'est que, fidèle aux orgueil-
leuses inspirations de sa jeunesse , il voulut toujours violenter la
fortune, lassée maintenant de lui prodiguer ses faveurs. C'est que, ha-
bitué à renverser tous les obstacles, il poursuivait encore des projets
outrés et chimériques, oubliant qu'ils n'étaient plus de saison, et
qu'il avait cessé d'inspirer la même confiance à ses lieutenans et la
même terreur à ses adversaires. Sur les champs de bataille comme
97/i REVUE DES DEUX MONDES.
dans les négociations de cabinet, le succès l'avait trop gâté. II
prétendait tirer des événemens devenus contraires à peu près le
même parti qu'il avait fait autrefois des circonstances les plus fa-
vorables. De même qu'il entretenait pour son compte les superbes
illusions des jours de la prospérité, il s'imaginait que ceux auxquels
il avait présentement affaire avaient gardé les faciles complaisances
et l'humble docilité d'autrefois. Pareil aveuglement ne pouvait man-
quer d'amener les plus amères déceptions. A Prague, Napoléon fut
la dupe de la conviction légèrement formée que l'empereur d'Au-
triche et M. de Metternich finiraient par céder, et n'oseraient jamais
prendre parti contre lui. La même infatuation l'entraînait dans les
mêmes erremens à propos de ses démêlés avec le pape. Si l'empe-
reur avait voulu croire à la sincérité, pourtant si frappante, des dé-
clarations de Pie YII, s'il ne s'était pas exagéré l'ascendant qu'il
était en état d'exercer sur les prélats de son empire, il se serait
évité un premier déboire auquel beaucoup d'autres allaient bientôt
succéder. Moins emporté par la passion, il eût deviné que le pon-
tife qui venait de confesser son erreur avec tant d'ingénuilé et de la
réparer avec tant de courage n'était pas homme à tomber dans le
piège assez grossier qui lui était tendu, et que les évêques français,
un peu désenchantés, hésiteraient peut-être à accepter le rôle mal-
séant qu'il leur avait audacieusement assigné. C'est ce qui arriva
en effet; jamais M. Bigot, quels que fussent ses efforts, ne put dé-
terminer les cai'dinaux et les prélats de l'empire à tenter auprès du
saint-père la dmiarche éclatante qu'avait désirée l'empereur.
Nous nous trompons. Quand un gouvernement incline vers sa
chute, il trouve toujours des gens prêts à se compromettre pour lui.
Ce sont ceux dont l'existence est étroitement liée avec la sienne, et
qui auraient tout à perdre, s'il venait à succomber. Telle était la si-
tuation de Maury. Suffisamment endoctriné par Napoléon , l'arche-
vêque de Paris se rendit à Fontainebleau le lundi 29 mars 1813. Il
était censé venir de son propre mouvement offrir au pape son opi-
nion sur le concordat. Pie VII lui dit d'abord qu'il amvait un peu
tard. Prenant ensuite le ton de la confidence, il lui remit à la fois
l'allocution qu'il avait adressée aux cardinaux italiens le jour même
de l'envoi de sa lettre à l'empereur et cette lettre elle-même en lui
demandant son avis. Le cardinal Maury, qui ne voulait point avoir
l'air de connaître déjà cette pièce, pria le saint-père de vouloir
bien lui accorder jusqu'au lendemain afin de s'en mieux pénétrer.
Le lendemain dès neuf heures, il était chez le cardinal Doria, où
il rencontra les cardinaux Pacca et La Somaglia, et tout de suite
il leur exposa ce qu'il allait dire à sa sainteté. Ces messiem-s, au
dire de Maury, en demeurèrent pétrifiés et ne surent rien répli-
quer. Peu de temps après, il était admis en présence du saint-père,
l'église romaine et le premier empire. 975
qui avait mandé chez lui le cardinal di Pietro. Devant ce membre
du sacré-collége, Maury se mit à développer de nouveau sa thèse :
1° sur la forme de la lettre; elle n'était pas dans le style d'usage
vis-à-vis des souverains de France, ce qui supposait toujoiu's dans
l'esprit du pape les mêmes dispositions qui lui avaient dicté l'ex-
communication;... 2° sur le fond de la lettre; elle n'était pas con-
forme aux vrais principes de l'église catholique... Après avoir dé-
veloppé ces deux points, Maury termina la conférence en faisant
remarquer que le pape paraîtrait aux yeux du monde entier n'a-
voir pris son parti qu'en raison des circonstances politiques. « C'est
ainsi qu'il en avait agi déjà dans le temps de la bataille d'Austerlitz;
l'on ne verrait dans toute cette conduite que le regret de la tempo-
ralité perdue par de fausses spéculations du même genre; l'on en
conclurait qu'il faisait toujours dépendre le sort de l'église de celui
de sa souveraineté temporelle. Cependant l'empereur reviendrait
triomphant, et toute confiance serait perdue, et le pape aurait fait
par sa faute le malheur de l'église (1). » Ces choses et de plus fortes
encore avaient été nombre de fois et sur tous les tons répétées à
Pie VII par le comte de Chabrol et par tous les messagers de Napo-
léon, Quelle que fût l'éloquence naturelle de Mauiy, il n'obtint pas
d'autre succès que de se faire congédier avec des paroles assez sé-
vères.
Cette dernière tentative avortée, il ne restait plus à Napoléon
qu'à mettre définitivement à exécution les mesures que dans sa co-
lère il tenait déjà toutes prêtes, et à sévir contre les personnes. Il ne
s'en fit pas faute. Le 2 avril, il écrivait à son ministre des cultes :
« Je désire que vous envoyiez à l'adjudant Lagorse le Bulletin des lois
qui a publié le concordat comme loi de l'état, celui qui contient le dé-
cret sur le serment et celui qui contiendra les mesures ordonnées pour
l'exécution du concordat. Il faudra que successivement il laisse tomber
ces Bulletins entre les mains des cardinaux pour qu'ils les voient... J'ai
ordonné qu'on n'admît plus personne à la messe du pape, si ce n'est
les cardinaux. J'ai donné ordre que le cardinal di Pietro fût enlevé se-
crètement la nuit et transporté à 40 lieues, dans une petite ville où il
restera en surveillance. Enfin les ordres seront donnés pour qu'on ne
laisse plus venir personne à Fontainebleau. Notre principe étant que les
grâces de l'église ne peuvent parvenir aux fidèles que par le canal de
l'évêque, tous ceux qui se présenteront seront renvoyés à leur évêque.
Présentez-moi un projet de circulaire aux évoques en ce sens, et alors
on enverrait auprès du pape un agent par lequel la correspondance se-
rait transmise. J'ai fait signifier aux cardinaux qu'ils n'aient à se mêler
(1) Conférence du cardinal Maury avec le pape, rapportée par M. Bigot de Préamciieu
à l'empereur, 1" avril 1813.
976 REVUE DES DEUX MONDES.
de rien, et puisqu'ils ne veulent pas arranger les affaires de l'église, que
du moins ils ne troublent pas celles de l'état (1). »
Quelques jours après cette lettre, le général comte de Saint-Sul-
pice, gouverneur du château, et les évêques français étaient en effet
rappelés de Fontainebleau à Paris. Dans la nuit du 5 avril, un agent
du duc de Rovigo entrait dans la chambre du cardinal di Pietro, et,
sans lui permettre de revêtir aucun des insignes de sa dignité,
l'obligeait à partir immédiatement pour Auxonne, où il resta déporté
jusqu'à la chute de l'empire. Le commandant Lagorse, quittant son
habit de chambellan pour reprendre son uniforme de gendarme,
signifia au cardinal Pacca et aux autres membres du sacré-coîlége
que l'empereur était mécontent d'eux, « parce qu'ils avaient retenu
le pape dans l'inaction depuis leur arrivée à Fontainebleau. S'ils dé-
siraient rester dans cette ville, ils devaient s'abstenir d'entretenir le
pap3 d'affaires, n'écrire aucune lettre soit en France, soit en Italie,
se tenir dans l'inaction la plus complète et se borner à faire au pape
des visites de pure convenance. S'ils agissaient autrement, ils com-
promettraient leur liberté (2). )>
Cette communication un peu contradictoire du commandant La-
gorse avait évidemment pour but, en effrayant les cardinaux, de les
empêcher de donner la moindre publicité à la protestation du saint-
père. Afin de mieux établir qu'il considérait la lettre de Pie VII
comme non avenue, et le concordat de Fontainebleau comme désor-
mais en pleine vigueur, l'empereur fit publier un décret qui le ren-
dait obligatoire pour les archevêques, les évêques et les chapitres.
Il manda en même temps par M. Daru à M. Bigot de Préameneu
d'avoir à lui apporter en conseil un état des sièges épiscopaux alors
vacans et une liste de présentation (3). Douze évêques soigneuse-
ment choisis sur cette liste furent sur-le-champ désignés par l'em-
pereur, et parmi les diocèses ainsi pourvus de nouveaux titulaires
se trouvaient ceux de Gand, de Troyes et de Tournai. Un autre dé-
cret rendu à la même époque, et qui d'ailleurs ne reçut jamais d'exé-
cution, statuait qu'à l'avenir les appels comme d'abus, au lieu d'être
déférés au conseil d'état, seraient jugés par les cours impériales;
enfin, par une dernière disposition, conforme à la lettre du traité,
mais qui resta illusoire comme la précédente, il se donna le mérite
apparent d'accorder grâce entière « aux individus des départemens
de Rome et de Trasimène qui avaient encouru les peines portées
par les lois pour avoir refusé les sermens exigés d'eux. )> Aucun
(1) Lettre de l'empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, ministre des cultes,
2 avril 181 ;j. (Cette lettre n'est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon /«''.)
('2) OEuvres complètes du cardinal Pacca, t. P'", p. 335, 330.
(3) Le comte Daru à M. Bigot de Préameneu.
L EGLISE ROMAINE ET LE PREMIER EMPIRE. 977
d'eux ne profita en fait de cette soi-disant amnistie, et le sort de
quelques-uns d'entre eux fut au contraire considérablement empiré.
Les portes des prisons d'état s'ouvrirent pour un très petit nombre
d'ecclésiastiques. L'évêque de Gregorio, le père Fontana, l'abbé
d'Astros, l'abbé Ilamon, l'abbé Duvivier, continuèrent à être traités
avec la même rigueur; Fenestrelle, Pignerol, Campiano et la Corse
recelèrent, comme par le passé, ceux dont le zèle pour la cause du
saint-siége avait déplu à l'empereur. Toutes les mesures que nous
venons d'énumérer étaient datées des premiers jours d'avril 1813, et
le 15 de ce même mois Napoléon , ayant ainsi pourvu à sa manière à
l'expédition des affaires religieuses de l'empire, partait pour Mayence
afin d'y aller prendre le commandement de son armée d'Allemagne.
II.
« Lorsque l'empereur est absent, son ministre se tait, c'est la
règle, » écrivait l'archevêque de Tours en 1811. Depuis lors, les
choses n'étaient point changées. Napoléon, qui ne devait plus revoir
Pie YII, allait seulement faire cette fois une plus longue absence.
Absorbé pendant le reste de l'année 1813 par les opérations mili-
taires de la campagne d'Altemagne et dans les premiers mois de
1814 par la défense du territoire national, il n'était plus destiné à
donner aux affaires religieuses de son empire qu'une attention assez
distraite. Quant à son ministre [des cultes, s'il eût osa parler, nul
doute qu'il n'eût adressé à son maître de sages remontrances, et
qu'il ne lui eût recommandé avant tout beaucoup de modération
et les plus grands ménagemens à l'égard du clergé. Malheureuse-
ment M. Bigot de Préameneu n'était pas libre d'agir suivant son
propre mouvement, et les instructions qui lui avaient été laissées ne
lui permettaient point de demeurer dans l'inaction. Elles étaient au
contraire aussi précises qu'impératives, et le crédit dont il jouissait
n'était plus tel qu'il pût prendre sur lui soit d'en ajourner l'exécu-
tion, soit d'en adoucir la rigueur. Parmi les fâcheuses mesures dont
Napoléon avait en partant légué le soin à son ministre figurait l'obli-
gation de faire à tout prix reconnaître et instituer les évêques ré-
cemment nommés aux sièges de Troyes, de Tournai et de Gand.
C'était mettre de gaîté de cœur le feu à ces trois diocèses.
Il est de règle en effet dans l'église qu'un siège épiscopal n'est
point vacant aussi longtemps que la démission du titulaire n'a pas
été acceptée par le souverain pontife. Ainsi que nous l'avons précé-
demment expliqué, aucun désordre sérieux n'avait éclaté dans les
anciens diocèses de MM. Hirn, de Boulogne et de Broglie, parce que
les chapitres avaient trouvé moyen d'élire pour administrateurs pro-
TOME LXXXII. — 18G9. 02
978 REVUE DES DEUX MONDES.
visoires des vicaires déjà munis de pouvoirs par les prélats déte-
nus, et que la difficulté canonique avait été ainsi tacitement éludée.
La nomination malencontreuse des nouveaux titulaires la faisait im-
prudemment renaître avec une déplorable vivacité. Averti par le
ministre des cultes d'avoir à donner sur-le-champ des pouvoirs à
M. de Cussy, nommé à l'évêché de Troyes, le chapitre de cette ca-
thédrale avait d'abord fait quelques objections, puis avait consenti,
mais s'était finalement rétracté , ayant reçu , par l'intermédiaire
d'un curé qui avait fait exprès le voyage de Fontainebleau, l'avis
qu'aux yeux du pape M. de Boulogne était le seul évêque légitime,
et que sa sainteté ne connaissait point l'abbé de Cussy, sinon comme
un intrus et un schismatique (1). Quand de pareilles difficultés sur-
gissaient, c'était, on le sait, l'habitude du ministre de la police
d'entrer aussitôt en scène. Le duc de Rovigo envoya donc au pré-
fet du Calvados une nouvelle formule de déclaration que M. de
Boulogne, détenu à Falaise, devait immédiatement souscrire « sous
peine de se constituer en rébellion ouverte contre le gouvernement.»
M. de Boulogne s'y refusa, proposant de renouveler purement et
simplement sa démission précédente. Cela se passait le 'l'"'" sep-
tembre 1813. Deux mois après, sur des ordres venus de Dresde, un
officier de gendarmerie arrivait à Falaise pour arrêter l'évêque et
saisir tous ses papiers. A peine lui laissa-t-on le temps qu'il de-
manda pour écrire son testament , et quarante-huit heures après il
était derechef enfermé dans le donjon de Vincennes, dont le régime
était dsvenu de plus en plus sévère : les promenades y étaient désor-
mais interdites, et les moindres nouvelles politiques soigneusement
cachées à tous les détenus.
Les choses se passèrent plus doucement en ce qui regardait
M. Hirn, car il signa sans grande difficulté la nouvelle fonnule de
déclaration qui lui avait été envoyée en même temps qu'à M. de
Boulogne. Ce fut le chapitre de Tournai qui résista. Quelques-uns
de ses membres allèrent même jusqu'à donner leur d 'mission. Les
supérieurs du séminaire de cette ville, inquiets de l'orage qui se
formait et ne voulant point reconnaître les pouvoirs du nouveau ti-
tulaire, avaient pris le parti de licencier avant les vacances tous
leurs élèves. L'agitation était extrême dans ce diocèse, dont les ha-
bitans, fort catholiques, voyaient d'assez mauvais œil la domination
française, et ne dissimulaient en aucune façon leur sympathie pour
la cause du saint-père. Quand l'empereur reçut à Dresde ces con-
trariantes nouvelles, il en fut plus importuné qu'effrayé; comme il
venait de battre à Lutzen les armées ennemies, il jugea l'occasion
(1) Coup d'œil sur Vhistoire ecclésiastique, parle chanoine de Smet, p. 318, 319.
l'église romaine et le premier empire. 979
excellente pour mettre à la raison par quelque mesure rigoureuse
tous les ecclésiastiques opposans de la Belgique.
« Je donne ordre au ministre de la police, écrit-il le H août à M. Bi-
got de Préaraeneii, de faire arrêter tous les chanoines de Tournai et de
les faire mettre dans un séminaire, d'envoyer les séminaristes qui ont
moins de dix-huit ans dans les séminaires de l'ancienne France, et ceux
qui ont pUis de dix-huit ans à Magdebourg, de faire prêter aux profes-
seurs des séminaires le serment d'enseigner les quatre propositions de
l'église gallicane, comme cela se faisait avant la révolution, ou, sur leur
refus, de les faire arrêter. Vous ferez suspendre sur-le-champ les bourses
du séminaire. Je viens de prendre un décret à ce sujet. Vous ferez con-
naître par le canal du préfet aux principaux prêtres du diocèse que, si
j'apprends encore de leur part la moindre rébellion, je supprimerai l'é-
vêché, et priverai la ville de Tournai du privilège d'avoir un évêque. Je
la réunirai à un autre diocèse, ou je transporterai le siège dans une ville
voisine de l'ancienne France (1). »
Ces menaces n'étaient que le prélude d'autres violences beaucoup
plus grandes qui allaient produire dans le diocèse de Gand une con-
fusion inexprimable.
La faible santé de M. de Broglie n'avait pu supporter longtemps
le climat des îles Sain te -Marguerite. Le manque d'air et d'exer-
cice avait épuisé ses dernières forces, lorsque l'ordre vint tout à
coup de le reconduire à Beaune, « moins par un mouvement d'hu-
manité, dit ce prélat dans une relation adressée plus tard au saint-
père, qu'afin de lui tendre de nouveaux pièges (2). » C'était en
effet le moment où, dans la ville de Gand, comme à Troyes, comme
à Tournai, la nomination d'un nouvel évêque avait jeté les fidèles,
particulièrement les ecclésiastiques, dans un état d'effervescence
extrême. Le préfet de la Côte-d'Or, M. de Cossé-Brissac, avait reçu
ordre de faire venir M. de Broglie à Dijon et de lui présenter à
signer la formule de déclaration qu'avait repoussée M. de Bou-
logne, mais à laquelle avait adhéré M. Hirn. A peine remis de ma-
ladie, encore placé entre la vie et la mort, terrifié par la menace
d'être de nouveau traité en criminel d'état et renvoyé aux îles
Sainte-Marguerite, M. de Broglie eut un moment de faiblesse; il
consentit à mettre son nom au bas d'un écrit rédigé en termes assez
obscurs, et par lequel il confirmait, en tant que besoin était, sa dé-
(t) Lettre de l'empereur à M. le comte Bigot de Préameneu, Dresde, 14 août 1813.
(Cette lettre n'est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon P"".)
(2) « Aliquando tandem passus est porsecutor me Belnam rcduci, sed ut novas mihi
insidias strueret. » — Relation latine adressée au saint-pèro par M. de Broglie, évêque
de Gand, et insérée dans le recueil de ses mandemens imprimé à Gand, p. 190.
980 REVUE DES DEUX MONDES.
mission antérieure. De la part du courageux prélat, cet acte de con-
descendance momentanée aux volontés impériales parut si singulier
que la plupart des chanoines de Gand, quoiqu'ils reconnussent son
écriture, ne voulurent pas d'abord y, croire. Il y eut scission dans
le chapitre; mais le pape, consulté à Fontainebleau, ayant fait sa-
voir par l'intermédiaire du cardinal Gabrielli qu'il approuvait la con-
duite de ceux qui tenaient pour leur ancien évoque, le nouveau titu-
laire de Gand, M. de La Bruce, ne put réunir autour de lui que
trente prêtres à peine sur les douze cents que l'on comptait alors en
Flandre (1).
Cependant une circonstance malheureuse avait ajouté à l'agita-
tion des esprits. C'est l'usage à la cathédrale de Gand que le supé-
rieur du séminaire assiste à l'office avec un certain nombre d'élèves
en théologie. Les vicaires partisans de M. de La Bruce avaient exigé
pour le dimanche 25 juillet 1813 l'accomplissement de cette forma-
lité. Ce jour-là, le chœur se trouva vide; ni professeurs ni élèves
ne voulurent s'y présenter. Dès le soir même, le vicaire-général de
M. de La Bruce sommait les jeunes gens du séminaire de se ranger
à leur devoir ou d'avoir à quitter l'établissement, a Nous partons
tous, s'étaient-ils écriés, et nous serons plutôt bons soldats que
prêtres schismatiques. » Il aurait été sage de ne pas pousser les
choses plus loin. Le préfet jugea au contraire à propos d'ordonner
l'arrestation du supérieur du séminaire, et de placer les professeurs
sous la surveillance de la police. Quant aux élèves qui persistaient
à méconnaître l'autorité de M. de La Bruce, une trentaine furent dé-
signés pour entrer dans la garde impériale de Paris, les autres incor-
porés dans la garde départementale de Bruges. Chose incroyable,
Napoléon, qui avait reçu aux environs de Dresde un rapport détaillé
sur cette échauITourée des séminaristes de Gand, ne trouva pas en-
core assez sévère le châtiment qui leur avait été infligé. C'était les
traiter avec trop d'indulgence que de les admettre dans des corps
d'élite ou de les laisser séjourner dans leur pays. Il ordonna qu'ils
fussent tous immédiatement enrégimentés dans une brigade d'artil-
lerie et dirigés sur AVesel, où bientôt une cinquantaine d'entre eux
périrent victimes des maladies contagieuses qui décimaient dans ces
contrées les garnisons fournies par les jeunes recrues de l'armée
française. Les séminaristes que des infirmités corporelles rendaient
impropres au service des armes n'échappèrent point pour cela à la
vengeance du chef de l'empire; ils furent conduits à Paris par des
gendarmes et enfermés à Sainte-'Pélagie. « Enfin, sans s'apercevoir
qu'on flétrissait le nom de la garde d'honneur, dit le chanoine de
(1) Notice historique sur M. de Droglie, p. 26, Gand 1843,
l'églïse romaine et le premier empire. 981
Smet, en condamnant des jeunes gens qu'on traitait de rebelles à
revêtir malgré eux cet uniforme, on faisait entrer dans ce corps
deux jeunes séminaristes qui a])partenaient à de riches familles de
(land; puis, se ravisant tout à coup, on les mit au secret à Sainte-
Pélagie, jxjur les envoyer définitivement servir comme simples sol-
dats, l'un à lîayonne, l'autre à Perpignan (1). »
Qu'on se figure le désespoir des familles, et l'effet produit par de
semblables mesures sur des populations très attachées à la religion
catholique. L'émotion s'étendit bien au-delà des murailles de la
ville de Gand. Elle gagna toutes les campagnes des Flandres, éton-
nées de se voir ainsi traversées par de longues files de voitures
qu'accompagnait la gendarmerie et où gisaient entassés, en guise de
malfaiteurs, les défenseurs de leur foi. Ces malheureux conçois se
multipliaient de toutes parts, et prenaient en même temps toutes les
directions, car les séminaristes de Gand n'avaient pas seuls été frap-
pés. Tandis que ces jeunes gens allaient expier dans les dangereuses
garnisons du nord de l'Allemagne le tort d'avoir bravé Napoléon,
nombre de prêtres vieux et infirmes, la plupart curés de paroisse
ou professeurs de théologie , étaient en même temps acheminés vers
les prisons de France, pour avoir encouragé par leurs discours et par
leurs exemples une si coupable rébellion. Les plus dévoués fonction-
naires de l'empire blâmaient tacitement, sans oser toutefois s'y sous-
traire, ces ordres inhumains qui suivirent de si près les victoires de
Lutzen et de Bautzen (2).
Était-il généreux, était-il raisonnable, était-il seulement prudent,
au lendemain de succès éphémères, d'aviver par des mesures d'une
violence aussi inquahfiable la querelle pendante avec le saint-siége?
était-il même de l'intérêt de l'empereur de prolonger encore, si peu
que ce fût, la captivité du pape ? Telle était la question que se posait
en ce moment, sur son lit de mort, celui des prélats qui avait sou-
tenu avec le zèle le plus chaleureux et le plus constant la cause de
l'empereur. Surpris à Nantes, dans les premiers jours de juillet 1813,
par les atteintes d'un mal presque subit, M. Duvoisin avait ramassé
toutes ses forces pour adresser au souverain qu'il avait trop gâté par
■ses complaisances antérieures de sages, mais tardifs conseils. (( Je
vous supplie, lui écrivait-il quelques heures avant d'expirer, je vous
.supplie de rendre la liberté au saint-père. Sa captivité trouble les
derniers instans de ma vie. J'ai eu l'honneur de vous dire plusieurs
fois combien cette captivité affligeait toute la chrétienté, et combien
il y avait de l'inconvénient à la prolonger. Le retour de sa sainteté à
(1) Voyez pour plus de détails le Récit de la perséculion endurée par les séminaristes
de Gand, par M. V'andci"-More, Gand 18G3.
(2) « On no put empêcher co coup d'autorité, le plus bizarre, le plus cruel auquel un
prince se soit livré depuis que l'Europe est civilisée. » (M. de Pradt.)
982 REVUE DES DEUX MONDES.
Rome serait, je crois, nécessaire à votre bonheur (1). » Cette lettre
arrivait à Dresde à peu près en même temps que la nouvelle de la
mort de M. Duvoisin, vers le milieu de juillet. Napoléon se rendait
alors à Mayence, où il avait mandé l'impératrice. Enllé de ses récens
succès, plein de l'espoir que l'armistice, qu'il s'efforçait alors de pro-
longer, lui donnerait les moyens de courir bientôt à de nouvelles
victoires, il ne dédaigna point d'accorder un témoignage public d'es-
time à la mémoire de cet évêque en ordonnant qu'un mausolée lui
fut élevé dans la cathédrale de Nantes (2); mais, quant à l'avis donné
avec tant d'autorité par le prélat moribond dont le dévoûment ne lui
avait jamais fait défaut, il ne lui convint point d'en tenir compte.
Que signifiaient pour lui l'opinion de la chrétienté, les vœux des évo-
ques de son empire, dont on prenait si mal son temps pour le vouloir
entretenir? Battre ses ennemis et revenir triomphant à Paris, voilà
ce qui importait en ce moment. Il saurait bien obliger la chrétienté
et les évêques de France à en passer par tout ce qu'il lui convien-
drait de prescrire, quand il aurait vaincu les perfides Prussiens et
rejeté de l'autre côté du Niémen les hordes sauvages de la Russie.
Telles étaient les espérances qui exaltaient en juillet 1813 l'orgueil
du vainqueur de Lutzen et de Bautzen, alors qu'il rêvait de nou-
velles batailles à livrer et de nouveaux sacrifices à exiger de ses en-
nemis; mais, hélas! quatre mois après, c'étaient les Prussiens et
les Russes qui s'avançaient en vainqueurs sur les bords du Rhin, et
c'était lui qui, de nouveau vaincu, rentrait presque en fugitif dans
sa capitale, laissant au loin derrière lui les débris désorganisés de
cette armée naguère si péniblement réunie.
Il n'y avait plus d'illusion à S3 faire, le moment fatal était venu
où il s'agissait pour Napoléon de faire un suprême effort et de lutter,
non plus pour la domination, mais pour le salut. M. Thiers a mer-
veilleusement raconté dans son dix- septième volume comment le
chef de l'empire redoubla d'énergie pour tâcher de grouper autour
de lui tout ce qu'il lui restait de soldats disponibles et se mettre à
leur tète contre l'invasion étrangère. Il nous a non moins vivement
dépeint les hésitations, les craintes, le sourd mécontentement de
notre malheureux pays, tenu pendant si longtemps à l'écart de ses
affaires, jusque-là si peu consulté, si ouvertement dédaigné, en-
dormi, il y avait une année à peine, dans des rêves de gloire et de
conquêtes, et tout à coup sommé par l'unique auteur de tant de gran-
deurs passées et de tant de ruines maintenant imminentes, d'avoir à
lui livrer, sans discussion et sans retard, son dernier homme et son
(1) Mémoires historiques sur les affaires ecclésiastiques de France (M. Jauffret), t. II,
p. 527.
(2) L'empereur au comte Bigot de Préameneu, Dresde, 17 juillet 1813. — Correspon-
dance de Napoléon ler^ t. XXV, p. 489.
l'église romaine et le premier empire. 983
dernier écu. Les mémoiras des contemporains sont pleins de détails
sur la façon dont les corps de l'état répondirent à ce cri d'alarme
jeté par le grand capitaine en détresse. Il n'entre pas dans notre su-
jet de redire après tant d'autrjs comment le sénat conservateur, en
votant silenci'us ment la conscription anticipée de 600,000 soldats
imberbes, n'apporta à l'empire chancelant qu'un secours matériel
bien précaire, tandis que le corps législatif lui porta moralement un
coup mortel en réclamant des explications peut-être intempestives
sur l'avortement des négociations de Prague; mais il nous apparte-
nait de rechercher si, dans l'instant solennel où ses ardens efforts
provoquaient toutes les classes de la nation à lui venir v^n aide, Na-
poléon n'avait pas aussi songé à s'adresser aux membres du clergé.
Oui, cette idée lui était en effet venue, et il avait chargé son ministre
des cultes d'écrire une circulaire aux évêques de l'empire et du
royaume d'Italie, afin de leur demander leurs prières pour sa per-
sonne et les inviter à invoquer l'assistance du ciel en faveur de l'ar-
mée prodigieusement réduite qui allait avoir à défendre contre tant
d'ennemis les frontières menacées de la patrie. Cette circulaire, qui
devait comme d'habitude servir de texte aux mandemens des évê-
ques, était embarrassante à rédiger. Il était difficile de ne hur point
parler des revers éprouvés et surtout de leur dissimuler tous les pé-
rils de la situation. Afin de mieux exciter le zèle des prélats, M. Bigot
de Préameneu en avait tracé le plus sombre tableau. Lorsqu'il eut
pris connaissance de cet appel désespéré adressé au patriotisme du
clergé de son empire, Napoléon, plus calme et plus avis'j que son
ministre, se demanda s'il était bien prudent de tenir un langage
aussi clair. N'était-il pas à craindre que la perspective du triomphe
des armées étrangères ne fût envisagée autrement qu'avec tristesse
par la majorité des ecclésiastiques français? Se rappelant sans doute
ses rigoureux décrets datés de Dresde et le silencieux dédain qu'il
avait naguère gardé à l'égard de la dernière supplique de l'évêque
de Nantes, il demeura convaincu, non sans raison à notre avis, que
ce clergé, dont M. Duvoisin lui avait révélé les véritables sentimens,
n'attendait plus désormais la fin de la captivité de Pie VII et sa
propre délivrance que de la chute du régime impérial. C'est pour-
quoi il jeta de côté comme inutile et fâcheuse la circulaire de M. Bi-
got de Préameneu. Aussi bien les événemens allaient prononcer.
Puisqu'il ne devait plus compter sur la sympathie de ceux qui, aux
jours de la prospérité, lui avaient prodigué tant de flatteries, il
lui semblait et plus digne et plus sûr de n'en point faire les confi-
dens publics de sa mauvaise fortune. « J'ai reçu aujourd'hui votre
projet de lettre, écrivait l'empereur à son ministre des cultes. Il y
aurait trop d'inconvénient à écrire cette dépèche aux évêques, qui la
publieraient partout. Il vaut mieux ne pas l'écrire, ou seulement cinq
984 REVUE DES DEUX MONDES.
OU six lignes, disant que dans les circonstances actuelles on compte
sur leur zèle pour la patrie et sur leur attachement pour ma per-
sonne (1). »
• Tandis que Napoléon adressait à M. Bigot cette communication pas-
sablement découragée, où se révèle une si sûre intelligence de la
manière dont les évèques de son empire allaient apprécier les évé-
nemens en voie de s'accomplir, il était non moins intéressant pour
lui de se rendra compte de l'effet que la nouvelle de ses revers avait
produit sur le souverain pontife, toujours détenu à Fontainebleau.
III.
Est-il besoin d'expliquer à nos lecteurs comment, malgré les
ordres de l'empereur, la séquestration à laquelle le pape fut soumis
à Fontainebleau après sa lettre du 25 mars 1813 n'avait pu être
aussi sivère que celle dont il avait à Savons supporté avec tant de
patience les rudes épreuves? L'enlèvement du cardinal di Pietro
avait douloureusement affecté Pie VII, car il aimait beaucoup ce
membre du sacré-collége et faisait le plus grand cas de ses connais-
sances doctrinales. C'était à lui qu'il s'en remettait le plus volontiers
de la solution des graves difficultés qui tourmentaient sa conscience
pontificale; mais depuis sa récente rétractation le saint-père, (( sou-
lagé, suivant ses propres expressions, du poids énorme qui l'avait
oppressé jour et nuit, » n'avait plus le même besoin de faire appel
à la science de son théologien préféré. La société habituelle de ses
dévoués partisans les anciens cardinaux noirs, la possibilité de re-
courir aux avis de Gonsalvi et de Pacca, ses anciens secrétaires
d'état et ses conseillers politiques les plus écoutés, suffisaient à
lui procurer une sorte de tranquillité d'esprit relative. Quant à l'ab-
sence des prélats français attachés à la cause impériale, elle était
plutôt pour lui une délivrance. Il ne faut pas d'ailleurs oublier qu'une
partie des cardinaux logeaient en dehors du palais. Par leur inter-
médiaire, Pie VU avait pu, en dépit de la jalouse surveillance de
M. de Rovigo, communiquer presque régulièrement avec la plupart
des diocèses de France et d'Italie. C'est ainsi qu'il avait trouvé
moyen, non -seulement de faire connaître à toute la chrétienté le
désaveu dont il avait frappé le concordat de Fontainebleau, mais
d'envoyer de secrètes instructions aux chapitres troublés où s'agi-
tait, comme à Gand, à Tournai et à Troyes, l'orageuse querelle de
l'administration des vicaires capitulaires. Il s'en fallait aussi de
beaucoup que, pour l'exactitude des renseignemens et la justesse
des observations, la correspondance du commandant de gendarmerie
(I) L'empereur à M. le comte Bigot do Préamencu, Suint-Cloud, 20 iioycmbic 1813-
— Correspondance de Napoléon I"^, t. XXVI, p. 450.
l'église romaine et le premier empire. 985
Lagorse valût celle que l'habile ])réfet de Moiitenotte avait jadis en-
tretenue avec le ministre des cultes. x\I. Lagorse n'était point d'ail-
leurs un méchant homme. Il se piquait d'esprit; il n'en eût même
pas manqué, s'il n'avait eu le tort de s'exagérer un peu l'importance
de ses fonctions. Habitué à garder des prisonniers plus dangereux
que ceux qui étaient présentement confiés à sa garde, il était dis-
posé, les trouvant si tranquilles, à les croire tout à fait inactifs, et
à s'attribuer à lui-même le mérite de leur sagesse. Voici, sur ce su-
jet, les curieux passages d'une lettre qu'il adressait le 5 mai 1813 à
M. Bigot de Préanieneu :
u ...Lorsqu'à Savone et à Fontainebleau mes fonctions près du pape
avaient une espèce de forme diplomatique, je m'en félicitais. J'étais un
médiateur commun, un agent plus essentiel que brillant, par la voie du-
quel les communications, sans avoir un caractère olliciel, n'en étaient
pas moins sûres et moins promptes, et je n'ai jamais rien écrit ni rien
dit qui n'eût pour objet la satisfaction des deux souverains et un rappro-
chement que je désirais avec une sorte de partialité pour l'empereur,
partialité qui, vu mon caractère, ma façon de penser et mon état, est et
sera toujours invariable. Vous savez sûrement aussi bien que moi quels
nuages ont troublé le jour serein dont nous nous étions tous si franche-
ment félicités. Vous en avez conclu avec raison que des ordres nouveaux
m'imposent de nouveaux devoirs; mais je crains que vous ne vous soyez
exagéré mes relations avec le ministre de la police. Je lui écris à peine
tous les quinze jours, et l'une de mes grandes jouissances serait qu'on
publiât toute ma correspondance avec lui. Je ne balance pas d'ailleurs un
instant à vous initier à des secrets dont vous serez, par mon canal, l'u-
nique dépositaire. L'empereur a voulu en partant que les cardinaux sus-
sent qu'il ne les laisse à Fontainebleau qu'à la condition expresse de ne
rien publier ni écrire, et d'être de la plus grande réserve et discrétion.
J'ai été chargé de leur faire cette déclaration, et je l'ai faite. Leur intérêt
les porte à s'y conformer, et ils écouteront leur intérêt tant que des
ordres plus impérieux ne seront.pas prescrits à leur conscience et à leur
pieuse fidélité. On eût prévenu une pareille inquiétude en les éloignant, et
c'était mon avis. J'ai lieu de croire toutefois que le pape n'a aucun projet
hostile, et qu'il ne se déterminera à aucun acte qui puisse alarmer les
consciences ou troubler la ti'anquillité de l'élat. S'il se mettait en pareilles
dispositions et que je les entrevisse, je ne les souffrirais pas. Ma qualité
de Français et ma fidélité de sujet sont un double garant de mon empres-
sement à prévenir tout acte d'hostilité. Je ne ferais pas une guerre
sourde, qui a toujours été loin de mes principes et de mon caractère. Je
me mettrais dans les rangs à découvert, et nul ne prétendrait cause
d'ignorance de ma volonté et de mes actions. Commentez ce que je viens
de vous dire, monseigneur, et vous aurez une idée de mes conversations
986 REVUE DES DEUX MONDES.
avec les cardinaux et des termes où j'en suis avec eux. Ce qu'ils disent et
font chez eux ne m'occupe pas et ne m'a jamais occupé. Je ne veux sa-
voir de leur conduite et de leurs relations que les choses qui peuvent,
dans les circonstances impérieuses où nous sommes, être en rapport avec
la tranquillité publique. L'extrême franchise de mes discours et de mes
opinions est en harmonie avec la publicité de mon caractère. Au surplus,
je n'ai aucun motif d'alarme. Jamais nonnain de quatre-vingts ans, bien
cagotte et bien caillette, ne se fit dans sa cellule des occupations plus
mystiques et plus minutieuses que celles du pape dans le salon où il est
confiné (1), »
Le commandant Lagorse, qui d'ailleurs se fait honneur en con-
statant qu'il avait refusé de se constituer l'espion de Pie VII et des
membres du sacré-collégc, s'est évidemment trompé en écrivant sur
le ton badin les dernières lignes que nous venons de citer. Le pape,
qu'il suppose livré à de puériles occupations, était, à l'instant même
où cette lettre partait pour Paris, appliqué à rédiger et à transcrire
de sa propre main une pièce importante qui, si elle était tombée
sous ses yeux, n'aurait pas manqué d'exciter au plus haut point toutes
les colères de Napoléon. C'était une allocution nommément adressée
aux cardinaux qui habitaient Fontainebleau, mais qui, dans la pensée
du souverain pontife, était en réalité destinée à l'église entière. INon-
seulement Pie VII y renouvelait la rétractation formelle du concordat
signé à Fontainebleau, mais il protestait avec la plus grande force
contre le décret du 13 février et celui du 25 mars, insérés tous deux
au Bulletin des lois. D'avance il s'élevait aussi avec une vivacité ex-
trême contre la consécration canonique qui pourrait, en vertu de ces
décrets, être un jour ou l'autre scandaleusement donnée aux évo-
ques récemment nommés par l'empereur, (( déclarant expressément
nulle toute institution donnée par les métropolitains, les institués
intrus, leurs actes de juridiction nuls, la consécration sacrilège, les
institués et les consacrans schismatiques et sous le coup des peines
voulues en pareil cas par les canons ("2). »
Cette bulle toute doctrinale était l'œuvre personnelle du saint-
père. Juste à la même date, il adressait à l'impératrice Marie-Louise
une lettre relative, celle-là, aux circonstances politiques du temps,
et dont la teneur avait sans doute été préalablement concertée avec
ses anciens secrétaires d'état, Consalvi et Pacca. A peine avait-elle
en effet appris le gain de la bataille de Lutzen que, de son propre
mouvement ou par suite des ordres de son époux, Marie- Louise
(1) M. le commandant de gendarmerie Lagorse à M. Bigot, ministre des cultes,
5 mars 1813.
(2) c( A nos vém'rablcs et très chers frères en Jésus-Christ, les cardinaux de la sainte
église romaine qui demeurent à Fontainebleau. » — Allocution pontificale citée dans
les OEuvres complètes du cardinal Pacca, t. I", p. 337.
l'église romaine et le premier empire. 987
s'était empressée d'envoyer un page à Fontaine])lean pour annoncer
cette victoire à Pie VII comme un événement dont elle était assurée
qu'il se réjouirait, « connaissant, c'étaient ses propres expressions, les
scntimens d'amitié que sa sainteté nourrissait pour l'empereur. »
Les convenances exigeaient, dit Pacca, que le pape répondît poli-
ment à une princesse qui gardait à son égard toutes les apparences
de la courtoisie. Cependant il était à craindre que cette réponse ne
fut insérée dans les journaux; c'est pourquoi il fallait se bien garder
d'y rien mettre qui fut de nature, soit à choquer au dehors les puis-
sances étrangères, soit à faire supposer en France qu'il existait en-
core des rapports bienveillans entre l'empire et le saint-siége. Afin
de parer à ce double inconvénient, Pie YII écrivit à l'impératrice
une lettre à la fois paternelle et réservée, dans laquelle, pour plus
de sûreté contre toute espèce de publication, il eut soin de glisser
des plaintes assez vives au sujet des sévices exercés contre sa per-
sonne, et de l'enlèvement du cardinal di Pietro (1).
Bientôt une autre circonstance s'était offerte pour le saint-père de
témoigner combien il était loin d'être aussi indifférent à son sort et
aussi absorbé par les exercices d'une mesquine dévotion que le com-
mandant Lagorse se l'était gratuitement imaginé. Quand parvint à
Fontainebleau, vers le milieu de juillet 1813, la nouvelle de l'armi-
stice conclu entre les parties belligérantes et l'annonce du congrès
ouvert à Prague, les cardinaux Gonsalvi et Pacca conseillèrent à
Pie VII de saisir une occasion si favorable pour revendiquer à la face
de l'Europe les droits du saint-siége sur les états romains. La dé-
marche était certainement hardie, et, si Napoléon demeurait vain-
queur, pouvait même devenir périlleuse. Pie VII n'hésita point. Il
écrivit de sa main à l'empereur François une lettre dans laquelle
il déclarait solennellement n'avoir jamais renoncé à sa souveraineté
temporelle, et réclamait hautement la restitution de ses domaines,
« comme fondée sur la justice de sa cause et sur les droits sacrés de
la religion, qui exigent que le chef visible de l'éghse puisse exercer li-
brement et d'une manière impartiale sa puissance spirituelle dans
toutes les parties du monde catholique ("2). )> Cette dépêche, mise
sous le couvert de M. Severoli, nonce apostolique près la cour de
Vienne, fut portée à sa destination par le comte Thomas Bernetti,
alors attaché à la personne du cardinal Brancadoro, son oncle, et
que nous avons depuis connu à Rome secrétaire d'état des papes
Léon XII, Pie VIII et Grégoire XVI. On le voit, le pape, s'il était par-
faitement tranquille, comme M. Lagorse avait tout à fait raison de
(1) Lettre de sa sainte le pape Pic VII à l'impératrice Marie-Louise, citée par le car-
dinal Pacca, OEuvres complètes, 1. 1", p. 413.
(2) Lettre de sa sainteté le pape Pie VII à sa majesté l'empereur d'Autriche. Fontaine-
bleau, 24 juillet 1813. (Citée par le cardinal Pacca, OEuvres complètes, t. F"", p. 415.)
988 REVUE DES DEUX MONDES.
10 mander au ministre des cuites, s'il était même beaucoup plus
calme d'esprit qu'il ne l'avait été après la signature du concordat de
Fontainebleau, était cependant bien loin d'attendre dans l'inaction
ce qu'allaient décider les événemens. Il les sentait au contraire ve-
nir, non-seulement avec placidité, mais avec une certaine confiance.
Peut-être pourrait-on même ajouter que, par des qualités bien op-
posées à celles de l'homme extraordinaire avec lequel il était entré
en lutte. Pie YÎI se trouvait en cet instant mieux préparé que lui à
toutes les éventualités que recelait l'avenir. Le triomphe de Napo-
léon, s'il fût rentré victorieux à Paris, ne l'eût probablement pas
abattu outre mesure ; nous doutons que sa défaite lui ait causé une
grande joie. Depuis qu'elle avait recouvré sa paix intérieure, cette
âme candide, rentrée dans la pleine possession d'elle-même, s'était
comme naturellement élevée dans des régions supérieures et se-
reines où les chances de la bonne ou de la mauvaise Ibrtune n'avaient
plus le don de l'émouvoir beaucoup.
II n'en était point ainsi de l'empereur. Les mêmes motifs ou à peu
près qui , avant la guerre d'Allemagne , lui avaient fait si vivement
désirer de s'entendre avec le saint-père devaient le porter à substi-
tuer, si cela était possible, quelque transaction nouvelle au concor-
dat de Fontainebleau, maintenant hors de cause. Il est notoire que
cette pensée traversa plusieurs fois son esprit. Des documens au-
thentiques établissent qu'il agita diverses combinaisons, plus ou
moins réalisables, pendant les deux mois, pourtant si occupés, qui
furent consacrés à réunir autour de lui cà Paris les jeunes recrues et
les vieux soldats de toute provenance avec lesquels il allait entre-
prendre la glorieuse campagne de France. Cependant, si ces plans
un peu chimériques aboutirent à quelques commencemens d'exécu-
tion, jamais ils ne saisirent très vivement l'imagination de l'empe-
reur, peu habitué à s'éprendre de conceptions dont il ne pouvait at-
tendre un profit immédiat et considérable. Ce n'était pas le cas en ce
moment. Il était clair que le saint-père et ses conseillers, sentant
tous leurs avantages, se montreraient désormais assez exigeans.
11 s'agissait en effet, non plus de leur rien imposer, mais au contraire
de tout leur céder. Jamais personne ne fut pressé d'entrer en négo-
ciations pour arriver à de semblables résultats. La seule perspective
en était odieuse à l'orgueil de Napoléon; mais cet orgueil lui disait
aussi qu'il serait bientôt réduit à faire la paix avec les puissances
coalisées, et déjà il savait par le duc de Vicence qu'elles exigeraient
certainement la restitution des états du saint-siége. Mieux valait
alors traiter d'avance et directement avec le saint-père, c'est-à-dire
avec un souverain qui était encore son prisonnier, et dont il obtien-
drait sans doute, en retour d'un bon procédé, quelques avanta-
geuses concessions. Tels étaient les mobiles qui allaient diriger la.
l'église romaine et le PREJriEP. EMPIRE. 989
conduite de Napok'on. Les premières paroles d'ouverture furent por-
tées au cardinal Consalvi par une dame italienne liée avec M. de
Talleyrand, et qui occupait une grande situation dans la maison de
l'impératrice Marie-Louise. Le choix de l'intermédiaire était heu-
reux, car la marquise de Brignole appartenait à une lamille comme
par ses sentimens catholiques et par les services qu'elle avait tou-
jours cherché à rendre à la cause pontificale. Le noui de son mari,
qui venait d'être nonnné préfet du département de Montenotte en
remplacement de M. de Chabrol, celui de ses heaux-frères et de
presque tous ses parens, (îénols comme elle, avaient été trouvés par la
police impériale (nos lecteurs s'en souviennent peut-être) sur la liste
des fidèles qui s'étaient cotisés pour faire parvenir quelque argent à
Pie VII lors des premiers temps de sa captivité à Savone. Cependant
M""" de Brignole, malgré ses bonnes intentions, fut doucement écon-
duite à Fontainebleau. (( On lui fit répondre que le temps ni le lieu
n'étaient favorables pour négocier un nouveau traité (1). » A cette
dame succéda, vers la fin de décembre , un négociateur plus officiel
qui avait reçu ses pouvoirs non pas encore de l'empereur lui-même,
mais de son ministre d'état, le duc de Bassano. C'était M. Fallot de
Beaumont, ancien évoque de Gand, puis de Plaisance, récemment
nommé, après le concordat de Fontainebleau, à l'archevêché de
Bourges. M. de Beaumont, prélat honorable et distingué, fut invité
à se rendre à Fontainebleau pour offrir ses hommages à Pie VU avec
mission de dire, comme de lui-même dans la conversation, qu'il ne
serait peut-être pas impossible de lever les obstacles qui s'opposaient
au retour du pape à Home. Si Pie VII accueillait bien cette ouverture,
M. de Beaumont était autorisé à lui faire savoir qu'il recevrait im-
médiatement les pouvoirs nécessaires pour traiter. Le pape écouta
l'archevêque nommé de Bourges avec aOabilité, mais avec une com-
plète indifférence, se bornant à répéter qu'il avait interdit aux cardi-
naux de lui parler d'aucune afûùre. M. de Beaumont prit alors congé,
et les choses en restèrent là pour le moment.
A peine M. de Beaumont avait-il quitté Fontainebleau pour aller
rendre compte d^. sa mission à M. dî Bassano, que lo commandant
Lagors3 prenait la plume afin d'écrire de son côté au ministre des
cultes. Suivant M. Lagorse, « un médiateur comme l'archevêque de
Bourges, M. de Beaumont, était un personnage trop en évidence. Il
n'aurait pas fallu l'exposer aux chances d'un refus dicté par l'apa-
thie ou par la vanité. » C'est pourquoi M. Lagorse n'hésitait pas à
s'oflrir lui-même.
(( L'applicalion, disnit-il, que j'ai mise à étudier les habitudes et le ca-
ractère du pape m'a convaincu d'une vérité qui probablement a été con-
(i) OEavres complètes du cardinal Pacca, t. 1"=', p. 357,
990 REVUE DES DEUX MONDES.
statée par M. de Beaumont peu de temps après qu'il l'avait déjà entendue
de ma bouche. Sans rien préjuger du but de sa visite, je lui disais :
Vinssiez-vous offrir Rome et les états de l'église moins restreints qu'ils
ne l'étaient avant le traité de Tolentino, je doute que des propositions
aussi séduisantes tirassent le pape de sa paisible et trop chère indo-
lence... Persuadé, continuait M. Lagorse, que la perfidie de nos ennemis
est l'effet d'un miracle dû à la ferveur de ses prières, Pie VII se borne à
ce genre de guerre qui sert la passion de son cœur sans déranger ses
occupations domestiques, n'exige aucun calcul politique, n'entraîne à sa
suite aucune affaire, et donne un air de prévoyance et de finesse à la
plus oisive incapacité. Probablement il vous dira qu'il ne veut traiter
que lorsqu'il sera à Rome. Dites-lui de partir, et vous multiplierez ses
embarras, et vous vous apercevrez qu'il tient beaucoup plus à conquérir
la réputation d'un martyr que celle d'un grand prince, parce qu'il est
bien plus facile de faire des prières que des traités... On préfère dire :
Non, non, je ne veux pas parler des affaires publiques; laissons faire la
Providence. — Eh bien! soit, laissons faire; mais, pour espérer un lot,
encore faut-il placer une mise à la loterie (1), »
Après avoir exposé ces considérations de haute politique, M. La-
gorse sa demandait si ce ne serait pas un trait de dangereuse ma-
gnanimité que d'envoyer le pape en Italis sur sa bonne foi, et s'il
conviendrait à la dignité de l'empereur d'avoir une explication préa-
lable avec lui. Il ne le pensait pas. C'est pourquoi il proposait de
tâter lui-même le terrain adroitement et par des paroles qui au-
raient l'air de lui échapper. « Si l'on voulait entamer quelque chose,
il serait bon d'arriver au but par des causes très minces : répandre
par exemple le bruit qu'on se propose de nous changer de place,
appeler l'archevêque d'Édesse à Paris, enfin déranger quelques ha-
bitudes. Il n'en faudrait pas davantage pour rompre la glace et sor-
tir de la léthargie. » Pendant que M. Lagorse envoyait à Paris ces
propos de caserne, les deux anciens secrétaires da Pie VII, les car-
dinaux Pacca et Gonsalvi, faisaient demander M. d3 Beaumont, et lui
expliquaient en termes graves et mesurés les véritables raisons pour
lesquelles Pie VII ne voulait pour le moment se prêter à aucun traité.
« Nous avons, lui disaient-ils, communiqué à sa sainteté notre conver-
sation avec vous. Elle a été méditée, soumise à une longue et mûre dé-
libération. Voici ce que, dans l'état actuel de l'Europe, nos lumières nous
suggèrent. — Par les regrets que.le bref de Savone et le concordat de Fon-
tainebleau ont causés au pape et par les résultats qu'ils ont produits, il
est facile de voir que des arrangemens sur les affaires spirituelles ne se-
ront immuables que lorsqu'ils seront débattus et terminés dans un état
de complète indépendance. Le traité que nous ferions aujourd'hui, si
(1) M. Lagorse au ministre des cultes, 22 décembre 1813.
l'église romaine et le premier empire. 991
avantageux qu'il fût, n'aurait pas ce caractère-, il serait pour les autres
puissances un prétexte de chicane et provoquerait leurs prétentions. Il
vaut mieux l'ajourner à une époque plus favorable. L'en:ipereur alors sera
satisfait de la justice et de la modération de la cour de Rome (1). »
Il semble qu'après ces deux rapports envoyés de Fontainebleau,
l'un par un officier de gendarmerie au ministre des cultes, l'autre
par un archevêque au ministre d'état, toute idée de négociations avec
le pape devait être indéfiniment ajournée. 11 n'en fut rien cepen-
dant. Le 18 janvier, c'est-à-dire quinze jours après la réception des
pièces qu'on vient de lire, M. le duc de Bassano mandait tout à coup
chez lui M. de Beaumont; puis, à la suite d'une assez longue confé-
rence, il lui remettait un projet de traité et la minute d'une lettre
qui devait servir à l'accréditer en qualité de négociateur auprès de
Pie VII. Par ce projet de traité, malgré ce qu'en a écrit le cardi-
nal Pacca, dont les souvenirs ne sont pas sur ce point fort exacts,
tous les états du saint-père lui étaient intégralement rendus, et cela
sans aucune espèce de conditions (2). Que s'était-il donc passé dans
un si court intervalle? Deux faits considérables étaient survenus, et
aggravaient de plus en plus la situation de l'empereur. Le Rhin avait
été franchi, le l'^"' janvier ISÏli, sur trois points difïerens, et le roi
Murât, après avoir traité avec nos ennemis, venait de s'emparer de
la plus grande partie des états romains. Aucune intention généreuse
n'avait donc dicté cette démarche inattendue de Napoléon. Elle lui
était uniquement inspirée, comme l'explique très bien M. Thiers, par
le désir de se venger de son beau-frère et d'opposer à ses projets am-
bitieux un insurmontable obstacle. Telle était si bien sa pensée qu'il
ne prit même point la peine de la dissimuler. La lettre que, d'après
ses ordres, M. de Bassano avait dictée à M. de Beaumont pour être
remise à sa sainteté, s'exprimait à ce sujet sans aucun ambage. En
voici les propres termes :
« Très saint père, je me suis rendu auprès de votre sainteté pour lui
faire connaître que, le roi de Naples ayant conclu avec la coalition une
alliance dont il paraît qu'un des objets est la réunion éventuelle de Rome
à ses états, sa majesté l'empereur et roi a jugé conforme à la véritable
politique de son empire et aux intérêts du peuple de Rome de remettre
les états romains à votre sainteté. Elle préfère les voir entre ses mains
plutôt qu'entre celles de tout autre souverain, quel qu'il soit. Je suis en
(1) Note remise au duc de Bassano, le 3 janvier 1814, par M. de Beaumont, arche-
vêque de Bourges.
(2) Nous avons sous les yeux la minute de ce document, qui est longtemps resté entre
les mains de M. de Beaumont. Ce qui explique l'cn-eur du cardinal Pacca, c'est que le
pape ne voulut même pas prendre connaissance du projet de traité qui lui était pré-
senté par l'archevêque de Bourges.
992 LEVUE DES DEUX MONDES.
conséquence autorisa! à signer un traité par lequel la paix serait rétablie
entre l'empereur et le pape. Votre sainteté serait reconnue dans sa sou-
veraineté temporelle, et les états romains, tels qu'ils ont été réunis à
l'empire français, seraient remis, ainsi que les forteresses, entre les
mains de votre sainteté ou de ses agens; cette convention ne saurait
être relative qu'aux objets temporels, et au pape comme souverain de
Rome (1). »
La lettre qu'on vient de lire était remise le 20 janvier 181/} à
Pie VII. Quel accueil allait-elle recevoir? Chose vraiment étrange,
c'était l'empereur qui, de lui-même, offrait au pape, non pas seu-
lement la liberté, non pas seulement la restitution d'une partie de
ses états, mais la plénitude intégrale de sa souveraineté temporelle,
telle qu'elle avait exist'j avant toutes les guerres qui depuis la ré-
volution avaient bouleversé la carte entière de l'Europe. Chose plus
prodigieuse encore, bizarre interversion des rôles qui avait presque
l'apparence du châtiment, c'était maintenant Napoléon qui, après
avoir arraché par la violence tant de sacrifices au saint-père, en
était réduit à se demander si le pape accepterait ce présent de sa
main. Il avait raison d'en douter, car Pie VII le refusa. Ce refus,
est-il besoin de le dire? allait être accompagné des plus grands
ménagemens. S'il avait eu naguère h se reprocher quelques momens
de faiblesse pendant les terribles épreuves de l'adversité, le pape
était en eflet résolu à ne montrer ni entêtement ni orgueil quand
la Providence, tant de fois implorée, venait enfin à son secours.
C'est pourquoi il reçut M. de Beaumont avec sa bi^nvsillanc3 accou-
tumée; mais il lui dit aussi expressément « qu'il ne pouvait se prê-
ter à aucune négociation, parce que la restitution de ses états, étant
un acte de justice, ne pouvait devenir l'objet d'aucun traité, et que
d'ailleurs tout ce qu'il ferait hors de ses états semblerait l'effet de
la violence, et serait une occasion de scandale pour le monde catho-
lique (2). » Durant le cours de l'entretien, le saint-père ajouta qu'il
ne demandait qu'à retourner à Rome le plus tôt possible; il n'avait
hesoin de rien, et la Providence l'y reconduirait toute seule; puis,
avec une humilité touchante, il laissa tomber ces paroles singulières,
qui restèrent toujours gravées dans la mémoire de son intei'locu-
teur : « Il est possible que mes péchés me rendent indigne de revoir
Rome; mais soyez sûr que mes successeurs recouvreront tous les
états qui leur appartiennent. » Enfin, comme s'il craignait, en congé-
diant M. de Beaumont sans lui avoir parlé de Napoléon, de paraître
(1) Projet de lettre au saint-père, remis le 18 janvier à M. révoque de Plaisance,
nommij à rarchevêclié de Bourges, par M. le duc de Dassano, et contre-ôigné de la main
de ce ministre d'état.
(2) Lettre de M. de Beaumont au ministre des cultes, 23 janvier 1814.
l'église romaine et le premier empire. 99S
garder un ressentiment qui était bien loin de son cœur, il ajouta
en donnant sa bénédiction au prélat : « Assurez bien l'empereur que
je ne suis pas son ennemi. La religion ne me le permettrait pas.
J'aime la France, et lorsque je serai à Rome, on verra que je ferai
tout ce qui sera convenable (1). »
M. de Beaumont, après s'être ainsi acquitté de sa commission,
quitta Fontainebleau le 22 janvier 1814 au matin. Tandis qu'il tra-
versait la ville pour s'en retourner à Paris, il aperçut trois voitures
qui se dirigeaient vers le château, et bientôt il apprit qu'elles étaient
dastinées à emmener le saint-père. Voici ce qui s'était passé. Les
armées ennemies avaient occupé Dijon. Leurs coureurs d'avant-
garde et quelques bandes de cosaques avaient apparu aux environs
de Montereau. Napoléon, qui allait partir dans quarante-huit heures
pour Ghàlons (il quitta Paris le 24 janvier 1814 au soir) afin de com-
mencer sur les flancs des armées alliées, entre la Seine et la Marne,
ces admirables manœuvres qui ne l'ont ])oint sauvé, ni la France
avec lui, mais qui ont arraché les éloges de tous les militaires, ne
se souciait pas de laisser le saint-père à portée d'un coup de main
de ses adversaires. Il y aurait eu cependant une mesure facile à
prendre pour éviter ce péril, mesure simple autant que généreuse :
c'était de rendre effectivement au saint-père cette liberté qu'on ve-
nait de lui offrir, de lui laisser, comme il le demandait avec tant
d'insistance, reprendre seul le chemin de ses états. Napoléon n'y
songea pas un instant. 11 était de l'avis de son commandant de gen-
darmerie Lagorse; il jugeait qu'il y aurait une dangereuse magna-
nimité à s'en remettre à la bonne foi de Pie YII, .quelque manque
de dignité de sa part à entrer en explication avec son prisonnier
sur ses véritables desseins. Ses desseins d'ailleurs, quels étaient-
ils? Ne pouvaient-ils pas être à tout moment modifiés? Pourquoi se
hâter? Pie VII avait refusé ses offres, était-il bien sûr de n'avoir
pas à s'en repentir? Si la fortune venait à favoriser les manœuvres
qu'il roulait dans sa tête, si elle lui rendait la victoire, si les enne-
mis étaient définitivement repoussés hors de France, tout ne serait-il
pas remis en question? Et quel avantage d'avoir alors le pape sous
la main! Voilà les plans que dans son incorrigible orgueil Napoléon
agitait encore le 24 janvier 1814, et c'était dans ce sens qu'étaient
(1) Relation écrite par M. de Beaumont, évèque de Plaisance, nommé à rarchcvC-clié
de Bourges, 2 mai 1814. — Cotte relation de M. de Beaumont a été écrite, comme on le
voit par la date, sous la restauration, pour démentir un récit moins véridique qui avait
alors paru dans la Gazette de France. Les faits rapportés par ce prélat n'ont jamais été
l'objet d'une contradiction; ils sont d'ailleurs confirmés par les dépêches qu'il avait
adressées dans le moment même à M. Bigot de Préameneu, et qui ont passé sous nos
yeux. M. de Beaumont est mort à Paris eu 1835 h l'âge de plus de quatre-vingt-cinq ans«
TOME LXXXII. — 18G9. 63
99A REVUE DES DEUX MONDES.
rédigées les instructions remises à M. Lagorse. Celui-ci devait se
présenter au saint-père comme chargé de le ramener à Rome. En
réalité, il avait ordre de le promener à petites étapes à travers toute
la France, de le conduire lentement, par les chemins les plus dé-
tournés, vers la ville de Savone, où d'avance un crédit avait été
ouvert au receveur-général du département de Montenotte, afin de
pourvoir à l'entretien du souverain pontife sur le pied de 12,000 fr.
par mois. Quant aux cardinaux, M. Lagorse devait leur enjoindre
d'avoir à quitter Fontainebleau dans quatre jours. Ils partiraient
par groupes, à des heures différentes, sous la conduite d'un officier
de gendarmerie, pour des destinations qui leur seraient plus tard
indiquées; ils paieraient eux-mêmes leurs frais de route et d'escorte,
car le gouvernement impérial, qui prenait à la veille de sa chute de
si rigoureuses mesures, n'avait même plus à ce moment l'argent né-
cessaire pour faire les frais de sa police (1).
Il était difficile de mettre plus de mauvaise humeur dans l'ac-
complissement d'un acte qu'aux yeux du public, surtout du clergé
français, on aurait aimé à donner pour l'équivalent de la mise en
liberté du pape. A Fontainebleau, Pie VII et les membres du sacré-
collége ne s'y trompèrent pas un instant. Ils comprirent qu'il s'agis-
sait uniquement de les transporter dans quelque résidence éloignée
du théâtre de la guerre, afin de les y garder avec une plus com-
plète sûreté. Lorsque le commandant Lagorse vint s'acquitter de sa
commission. Pie YII demanda vainement d'emmener avec lui deux
ou trois des membres du sacré-collége. M. Lagorse répondit que ses
instructions s'y opposaient expressément. (( Le pape aurait dans sa
voiture M. Bertalozzi, et lui-même le suivrait avec les deux valets
de chambre de sa sainteté. )) Le pape n'insista point. Le lendemain
matin, après avoir entendu sa messe, il fit appeler près de lui tous
les cardinaux présens à Fontainebleau. Sa physionomie était sereine,
le sourire était sur ses lèvres; cependant de graves pensées l'occu-
paient visiblement. Craignant de ne pouvoir plus faire entendre sa
voix aux membres du sacré-collége, il leur adressa ces paroles :
« Sur le point d'être séparé de vous, sans connaître le lieu de notre
destination, sans savoir même si nous aurons la consolation de vous voir
une seconde fois réunis autour de nous, nous avons voulu vous rassem-
(1) Voici le texte de la lettre adressée aux cardinaux. « Monsieur le cardinal, j'ai l'hon-
neur de vous prévenir que son excellence le ministre de la police générale est chargé de
vous notifier des ordres dont l'exécution ne peut être différée. Je ne pourrais donc rece-
voir aucune réclamation, et dès lors il est inutile de demander un délai pour réclamer
auprès de moi. Vous donnerez par votre soumission une nouvelle preuve de votre respect
pour les ordres de votre souverain. Agréez, etc. Le ministre des cultes, Bigot de Préamc-
neu. » 31 janvier 1814,
l'église romaine et le premier empire. 995
bler ici pour vous manifester nos sentimenset nos intentions. Nous avons
la ferme persuasion, — et pourrions-nous penser autrement? — que votre
conduite, soit que vous restiez réunis, soit que vous soyez de nouveau
frappés de dispersion, sera conforme à votre dignité et à votre caractère.
Toutefois nous vous recommandons, quelque part que vous soyez trans-
férés, de faire en sorte que votre attitude, que toutes vos actions expri-
ment la juste douleur que vous causent les maux de l'église et la captivité
de son chef. Nous laissons au cardinal-doyen du sacré-collége, pour vous
être communiquées, des instructions écrites de notre main qui vous ser-
viront de règles dans les circonstances où vous vous trouverez. Nous ne
doutons pas que vous ne demeuriez fidèles au serment que vous avez
prêté au moment de votre exaltation au cardinalat, et que vous ne mon-
triez le plus grand zèle à défendre les droits sacrés de l'église. Nous vous
commandons expressément de fermer l'oreille à toute proposition rela-
tive à un traité sur les affaires spirituelles ou temporelles, car telle est
notre absolue et ferme volonté (1). »
Les membres du sacré-collége étaient vivement émus; plusieurs
versèrent des larmes, et tous lui promirent fidélité et obéissance.
Quelques instans après, s'étant rendu à la tribune de la chapelle,
Pie VII y fit une courte prière, puis descendit dans la cour parle
grand escalier du château. Le commandant Lagorse l'attendait respec-
tueusement au dernier degré. Aidé de son bras, le pape monta dans
la voiture qui allait l'emporter vers une destination inconnue avec
cette même attitude tranc{uille et résignée qu'il avait déjà si bien su
garder lorsque, dans des conditions toutes semblables, il lui avait
fallu jadis partir de Rome pour Savone et de Savone pour Fontaine-
bleau. Les cardinaux désolés entouraient la voiture; quelques rares
spectateurs qui avaient pénétré à travers les grilles du château s'é-
taient joints à eux , retenant avec peine l'expression de leur indi-
gnation et de leur stupeur. Alors, étendant son bras hors de la por-
tière, Pie VU donna sa bénédiction à ce petit nombre de fidèles qui
se demandaient avec anxiété à quel sort il était encore réservé.
Le sort du pape, comme celui de tant d'autres souverains, comme
celui de toutes les nations de l'Europe, comme celui de la France
elle-même, allait se décider maintenant dans les plaines de la
Champagne. Trois jours après son départ, la guerre était en effet
reprise; le canon retentissait, non plus, hélas! comme autrefois au-
delà de nos frontières, loin, bien loin de nos foyers, et sous les murs
des capitales ennemies; il se faisait entendre aux portes mêmes de
Paris, à quelques lieues de cette résidence impériale tout à l'heure
(1) Allocution du pape Pie VII aux cardinaux réunis au palais de Fontainebleau, citée
par le cardinal Pacca, OEuvres complètes, 1. 1", p. 363.
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habitée par le saint-père , et dont il avait fallu par précaution en-
lever en toute hâte les meubles les plus précieux (1).
Au début, la fortune était pourtant venue, comme par un reste
d'habitude, se ranger sous les drapeaux de son ancien favori. Pen-
dant un rapide et trop fugitif instant, il avait dépendu de ^sapoléon,
vainqueur à Montmirail et à Montereau, de faire preuve de sagesse
à la fois et de générosité, de sagesse à l'égard de ses ennemis coali-
sas en acceptant les propositions de Francfort, de générosité envers
son ancien prisonnier en lui rendant sans condition la liberté; mais
le succès, nous l'avons d(':'jà trop souvent remarqué, ne rendait i\a-
poléon ni sage^ni généreux. Peut-être même faudrait-il ajouter que
pour ce joueur elTréné il était presque devenu un piège fatal, car il
lui ôtait tout d'abord la possession de lui-même et cette merveil-
leuse clairvoyance qui avait été l'un des attributs de son génie. Les
brillantes, mais éphémères victoires remportées dans les derniers
jours de février et les premiers jours de mars ISlZi, si elles ajoutè-
rent beaucoup à la gloire du capitaine, ne devaient point profiter
à la réputation du politique. C'était à coup sur en tirer un triste
avantage et fort peu d'honneur que de s'en prévaloir pour écrire
contre tout bon sens, d'un côté au duc de Vicence, afin qu'il se mon-
trât plus exigeant aux conférences de Ghâtillon, et de l'autre au com-
mandant Lagorse, pour qu'il éloignât encore un peu plus le pape des
chemins qui le rapprochaient de l'Italie. Que pouvaient contre le cours
des événemens tant d'orgueil insensé, tant de fol entêtement, tant
de calculs impuissans et presque puérils, si l'on osait se servir de
ce mot quand il s'agit de Napoléon? Dans la seconde quinzaine de
mars, la fortune avait de nouveau changé; elle était retournée du
côté des alliés, et les négociations entamées à Ghâtillon étaient rom-
pues définitivement. Chose singulière, et qui n'a peut-être pas été
assez remarquée, la dernière pièce émanée de ce congrès avorté
avait justement pour but de s'occuper des affaires du saint- père.
Une note signée par le comte de Stadion, le comte de Razoumovvsky,
MM. Cathcart, llumboldt, Charles Stuart et lord Aberdeen, c'est-
à-dire par les ministres plénipotentiaires des puissances coalisées,
dont la plupart ne professaient pas la religion catholique, avait été
remise le 19 mars 1814 au duc de Vicence. Elle était ainsi conçue :
« En insistant sur l'indépendance de l'Italie, les cours alliées avaient
l'intention de replacer le saint-père dans son ancienne capitale. Le gou-
vernement français a montré les mêmes dispositions dans le contre-pro-
(1) <( Faites ôtcr de FontaineLlcau tout ce qui est meuble précieux et surtout ce qui
pourrait servir de trophée. » L"cmpereur au roi Joseph, Troycs, G février 1814. — Cor-
respondance de Napoléon /«>•, t. XXVil, p. 117.
l'église romaine et le premier empire. 997
jet présenté par M. le plénipotentiaire de France : il serait malheureux
qu'un dessein aussi naturel, sur lequel se réunissaient les deux parties,
restât sans effet par des raisons qui n'appartiennent nullement aux fonc-
tions que le chef de l'église catholique s'est religieusement astreint d'ob-
server. La religion que professe une grande partie des nations en guerre
actuellement, la justice et l'équité générale, l'humanité enfin, s'intéres-
sent également à ce que sa sainteté soit mise en liberté, et les soussi-
gnés sont persuadés qu'ils n'ont qu'à témoigner ce vœu, et qu'à deman-
der au nom de leurs cours cet acte de justice au gouvernement français,
pour l'engager à mettre le saint-père à même de pourvoir, en jouissant
d'une entière liberté, aux besoins de l'église catholique (1). »
Cette démarche de ses adversaires ne prit point toutefois l'empe-
reur au dépourvu. Il connaissait déjà par les dépêches du duc de
Yicence cette disposition favorable des cours alliées à l'égard du
saint-père. Maintenant qu'il était à peu près perdu, devenant tout à
coup sage et généreux, quand il n'y avait plus de mérite à l'être.
Napoléon s'ellbrca de devancer les événemens en publiant le 10 mars
un décret par lequel il annonçait rétablir le pape dans la possession
de ses états. Le même jour, il mandait au duc de Rovigo :
« Écrivez à l'oiTicier de gendarmerie qui est auprès du pape de le con-
duire, par la route d'Asti, de Tortone et de Plaisance à Parme, d'où il le
remettra aux avant-postes napolitains. L'oflicier de gendarmerie dira au
saint-père que, sur la demande qu'il a faite de retourner à son siège, j'y
ai consenti, et que j'ai donné ordre qu'on le transportât aux avant-postes
napolitains (2). »
Le temps avait marché, et le cortège du pape, si lente qu'eût été
sa façon cle voyager, avait fini par se rapprocher un peu de l'Italie.
L'ordi'e envoyé par l'empereur trouva donc Pie \II rendu à Sa-
vone, où il était arrivé vers la fin de février, le commandant Lagorse
ayant eu soin, au lieu de prendre la route directe, de le faire pas-
ser par Brives, Limoges, Montauban, Carcassonne , Castelnaudary
et Montpellier. Ses instructions lui avaient expressément recom-
mandé d'éviter autant que possible le séjour des grandes villes,
afin d'épargner au saint-père la fatigue d,'S visites à recevoir, en
réalité pour empêcher qu'il ne devînt l'objet d'un accueil trop em-
pressé de la part des populations. M. Lagorse, qui ne paraît pas
avoir jamais manqué d'égards pour le pape pendant ce long trajet,
commença par le faire arrêter dans une petite propriété qui lui ap-
partenait dans le Limousin, et lui présenta à bénir tous les membres
de sa famille. Peu à peu, à mesure que les nouvelles du théâtre de
(1) Manuscrit de fSI-i, pai- M. lo baron Fain, p. 411.
(2) Lettre cle IVinpercur au gihiéral Savarj-, duc cle Rovigo, Chavigaon, 10 mars. — •
Correspondance de Napoléon I<:^, t. XXVII, p. 300.
993 REVUE DES DEUX MONDES.
la guerre étaient devenues plus fâcheuses pour Napoléon, le com-
mandant Lagorse s'était relâché chaque jour davantage de la sévé-
rité de ses premières instructions. Les ovations s'étaient en même
temps multipliées sur le passage du saint-père. Les villes du midi
surtout se signalèrent, comme elles l'avaient déjà fait trois années
auparavant, par l'ardeur de leur enthousiasme. Dans quelques en-
droits, les acclamations prodiguées à Pie VII avaient été mêl-ics d'im-
précations contre l'empereur; mais le prudent M. Lagorse fit avec
raison semblant de ne point les entendre. A Savone, le pape avait été
reçu par le nouveau préfet de Montenotte, le marquis de Biignole,
moins en prisonnier qu'en souverain. M. de Brignole, Génois de
naissance, n'en était pas, comme nous l'avons déjà dit, à donner ses
premières preuves de sympathie à la cause pontificale, et Pie VII,
qui se souvenait de M. de Chabrol, l'appelait en plaisantant il mio
huon caïxerîere. Ce fut M. de Brignole qui apporta au pape, le
17 mars, la nouvelle du décret rendu à Paris par l'empereur, et qui
eut le plaisir de lui dire le premier : « Votre sainteté est libre , et
peut partir dès demain. — Demain, je ne partirai point, répondit
Pie VII; c'est la fête de Notre-Dame-de-la-Délivrance, patronne
de cette ville, et je veux dire la messe dans votre église métropoh-
taine. » Le 19 mars. Pie VII quitta Savone. Le 23, c'est-à-dire le
jour même où les chefs des armées coalisées prenaient, au châ-
teau de Dampierre en Champagne, la résolution de marcher sur Pa-
ris, il atteignit, près de Plaisance, la petite ville de Firenzuola,
qu'occupaient les troupes réunies du roi Murât et de l'empereur
d'Autriche. De ce jour-là seulement, le pape fut tout à fait libre.
Après avoir attendu dans le nord de l'Italie les cardinaux, qui, tou-
jours retenus par l'empereur, ne furent délivrés qu'après sa chute,
après s'être donné le plaisir de séjourner quelque temps dans sa
ville natale de Césène et dans son ancien évêché d'Imola, Pie VIT
s'achemina enfin à petites journées vers Piome.
La captivité du saint-père avait duré à peu près quatre années,
pendant lesquelles les états pontificaux avaient été possédés et régis
par le gouvernement français. Il suffit de se rappeler les noms du
général Miollis et du comte de Tournon pour se convaincre que le
régime dont ils avaient été les principaux fonctionnaires n'avait pas
dû être inutilement violent ou cruellement vexatoire. Un grand ordre
financier, beaucoup de progrès matériels accomplis, avaient mérité
à leur sage et honnête administration la reconnaissance d'une assez
notable partie de la population; mais, il serait inutile de le dissimu-
ler, le souverain étranger dont ils étaient les agens avait toujours
eu contre lui le clergé et les classes inférieures du peuple romain.
En Italie comme ailleurs, il s'était peu à peu aliéné la plupart même
des hommes qui l'avaient d'abord le plus admiré, et de l'autre côté
l'église romaine et le premier empire. 999
des monts son joug était devenu graduellement si odieux que l'état
de choses antérieur était universellement regretté. On sait quel est
en temps de révolution la vivacité de l'explosion des sentimens po-
pulaires, et l'on devine ce que durent éprouver en cette occasion
les inllammables habitans de la ville éternelle. Est-il besoin de dire
qu'ils firent à Pie VII une réception enthousiaste? Au pont Milvio, la
foule détela les chevaux de sa voiture, où le pape, par une atten-
tion délicate, avait fait monter le doyen du sacré-collége, le cardi-
nal Mattei, et l'ancien prisonnier de Fenestrelle, le cardinal Pacca.
Trente jeunes gens des familles les plus distinguées de Rome traî-
nèrent le carrosse pontifical jusqu'à Saint-Pierre. Pie VII versait
d'abondantes larmes de joie, dit le membre du sacré-collége à qui
nous empruntons ces détails. L'émotion fut extrême sur tout le par-
cours du cortège; elle parvint à son comble lorsque le vénérable pon-
tife, descendu de voiture, se mit à gravir lentement, d'un air radieux,
les degrés de la magnifique basilique de Saint- Pierre. La foule
entière des fidèles , qui , avec une furie toute méridionale , poussait
vers le ciel mille acclamations frénétiques, éclatait en même temps
en sanglots. Cette scène touchante, qui avait pour théâtre la place
du Vatican, se passait le 2 A mai 1814. Peu de temps auparavant, le
20 avril, la cour de Fontainebleau avait été témoin d'un autre spec-
tacle qui avait eu aussi son émotion et sa grandeur. Elle avait en-
tendu les vieux soldats de la garde impériale saluer de leurs vivat
énergiques le glorieux chef auquel ils avaient été fidèles toute leur
vie, dont la voix toujours obéie les avait si souvent conduits ta la vic-
toire, et qui maintenant, hmnilié et vaincu, descendait, la figure con-
tractée et d'un pas rapide, les marches du palais où il venait de si-
gner son abdication. Elle avait vu des pleurs mal retenus sillonner
les visag3S de ces héros de tant de champs de bataille, peu habi-
tués à coup sûr à s'attendrir, mais incapables de maîtriser leur dou-
leur alors qu'ils recevaient les adiiux de celui qui avait si longtemps
personnifié pour eux l'honneur de la patrie et la foi au drapeau.
IV.
Arrivé au terme de cette série d'études, trop longue peut-être, qui
a exigé un certain nombre de recherches et nous a coûté quelque la-
beur, les réllexions se pressent en foule dans notre esprit; nous nous
les interdirons toutefois. Ainsi que nous l'avons dit en commençant,
nous ne nous sommes point proposé de soutenir, sous couvert du
passé, une thèse qui nous soit propre sur cette question des rapports
de l'église et de l'état qui agite et qui partage la génération pré-
sente. Produire des documens nouveaux, rectifier les erreurs accrédi-
tées, suppléer au silence, peut-être intéressé, des principaux acteurs
1000 REVUE DES DEUX MONDES.
que nous avons essayé de mettre en scène, poursuivre la vérité avec
passion, n'émettre au contraire sur les personnes et sur leurs inten-
tions que des jugemens froids et équitables, tel a été le but de nos
efforts. Qu'il résulte des événemens racontés dans ce travail des
enseignemens qui pourraient être mis à profit pour aider, sinon
à la solution théorique, du moins à l'apaisement pratique des que-
relles du jour, nous le croyons d'autant plus volontiers qu'à notre
sens il s'agit moins pour les partis opposés de s'accorder en doc-
trine, ce à quoi ils n'arriveront jamais, que de se comprendre, s'ils
le peuvent, et en tout cas de se supporter les uns les autres. Ce
n'est point affaire de discussion, on a suffisamment discuté; ce
.serait plutôt aflaire de conduite et de mesure. Pendant les années
qui s'écoulèrent entre la conclusion du concordat et la chute de
l'empire, quels excès de conduite de la part de l'état, et de la part
de l'église quelle absence de mesure! En si peu de temps, que de
contrastes! Au début, quelle intimité! à la fin, quelle scission! Voilà
sur quoi feraient bien de méditer dans l'un et l'autre camp les par-
tisans d'une alliance trop intime entre ces deux grands pouvoirs. En
mettant sous leurs yeux des scènes plus détaillées et plus précises
que ne le comportent les histoires générales, nous avons souhaité les
mettre surtout à môme de consulter un peu l'expérience, qui est,
après tout, de quelque utilité dans les affaires de ce monde; mais
nous nous garderons d'aller plus loin, ayant appris par l'usage de la
vie qu'il ne convient pas de vouloir rien apprendre aux autres, et
que personne n'aime clans ce monde à se voir faire sa part. Les le-
çons les meilleures seront toujours en effet celles que Ton se donne à
soi-même.
Avant de prendre définitivement congé de nos lecteurs, peut-être
ne trouveront-ils pas mauvais que nous leur disions quelques mots
du sort ultérieur des personnages dont ils ont fait avec nous l'intime
connaissance, et pour lesquels nous serions heureux de leur avoir
inspiré quelque intérêt. A coup siir, ils ne seront point surpris
d'apprendre que, pendant le reste de leur vie, placés dans des
.situations toutes nouvelles, en présence de circonstances très diffé-
rentes, ils restèrent la plupart parfaitement semblables à eux-
mêmes, car en somme, et tout bien considéré, il se trouve que le
fond du caractère des hommes est beaucoup moins changeant que
le cours mobile des événemens. La destinée de M. de Broglie en
offre un singulier exemple. En arrivant dans son diocèse le 24 mai
1814, il avait rencontré tout le clergé et la plus grande partie de
la population de sa ville épiscopale qui venai 'nt, palmes en main,
à sa rencontre. La joie était grande parmi ce troupeau fidèle qui se
félicitait de voir son pasteur rentrer enfin de l'exil comme un autre
.saint Hilaire. L'admiration avait redoublé quand le prélat, au lieu
l'église romaine et le premier empire. 1001
d'agréar tant d'hommages, si mit à confesser publiquement qu'il
ne s'en croyait point digne, et qu'il avait eu, lui aussi, ses momens
de faiblesse, alors qu'il avait signé sa démission; mais ces mo-
mens de triomphe furent de courte durée, et d'autres épreuves at-
tendaient M. de Broglie. De Français, il était devenu Belge, et par
conséquent sujet du roi Guillaume de Hollande, la Belgique ayant
été cédée ou vendue, comme on voudra, par le catholique empe-
reur d'Autriche au chef protestant de la maison d'Orange. Dès le
8 octobre i81/i, l'évêque de Gand avait fait parvenir au congrès de
Vienne un mémoire rédigé par ses grands-vicaires sur la situation
fâcheuse que cette annexion allait créer pour l'église belge. Le fu-
tur roi Guillaume en eut connaissance, et ce fut l'origine de sa
haine implacable contre M. de Broglie. Ce prélat, qui n'avait point
reculé devant Napoléon pour défendre ce qu'il avait considéré comme
les droits de l'église romaine, n'hésita pas davantage à se mettre
en avant pour revendiquer contre Guillaume d'Orange ce qu'il ap-
pelait la cause de la liberté religieuse en Belgique. Les détails de
■cette querelle nous mèneraient trop loin. Elle devint bientôt si vive
que le 28 novembre 1815 M. de Broglie était cité à comparaître de-
vant le conseil d'état du roi de Hollande par un décret qui le trai-
tait de séditieux. L'évêque de Gand, toujours malade, se rappelant
qu'il n'avait pas toujours su résister, sous les verrous, à l'oppres-
sion de ses ennemis, rédigea à la hâte une protestation contre toutes
les concessions qui pourraient lui être arrachées par la force, et,
pour plus de précaution, se réfugia en France. Le 8 novembre 1817,
il fut condamné par contumace à la déportation. Par une invention
inqualiliable, le gouvernement hollandais trouva opportun de faire
dresser un jour de marché , sur la place principale de Gand , un
échafaud où figurait, entre deux forçats condamnés au pilori, un
énorme poteau où se lisait, imprimée en gros caractères, la sen-
tence portée contre l'évêque de cette ville (1). Le gouvernement
impérial, s'il avait eu trop souvent recours à la violence, avait su
du moins éviter l'emploi de ces indignes moyens qui, pour atteindre
un adversaire, blessent au cœur les plus légitimes sentimens de
toute une population. De Paris, l'évêque de Gand continuait à pour-
voir, malgré le décret de bannissement, à l'administration de son
diocèse par l'intermédiaire de deux vicaires -généraux qui, sans
prendre ce titre, gouvernaient cependant au nom du légitime pas-
teur. Il n'en était pas à faire l'apprentissage de ce rôle singulier
d'un prélat qui dirige spirituellement la conscience des ouailles
■dont il est matériellement séparé. De plus en plus malade, de
plus en plus languissant, mais jamais abattu d'esprit, il mourut, en
(1) M. de Geilach, Histoire des Pays-Bas, t. I", p. 352.
1002 REVUE DES DEUX MONDES.
s' acquittant jusqu'à sa dernière heure de ses fonctions épiscopales,
le 21 juillet 1821.
L'évêque de Troyes, M. de Boulogne, ne se mit point dans le
cas dd souffrir aucune nouvelle persécution. Lorsque, vers la fin de
févrit^r 18lZi, l'empereur avait, après la victoire de Montireau, passé
quelques jours à Troyes, il avait fait venir l^s chanoines du cha-
pitre pour les gourmander de leur opposition au nouvel évêque,
M. de Gussy. Les chanoines s'étaient excusés sur ce que le siège
n'était pas réellement vacant, à quoi l'empereur avait répondu par
cette plaisanterie, à coup sûr fort mal placée dans sa bouche : « Eh
bien! si je le fais fusiller, votre évêque, le siège ne sera-t-il pas
alors vacant? » Là-dessus M. de Boulogne se figura ou à peu près,
tant son imagination était vive, qu'il avait été condamné par l'em-
pereur à être fusillé. Son déchaînement contre le régime tombé
devint tout de suite égal à l'enthousiasme avec lequel il en avait"
jadis salué l'avènement. Avec sa facilité merveilleuse de parole, il
ne fit que transporter aux princes de la maison restaurée des Bour-
bons \cs témoignages de soumission et de docilité qu'il avait pro-
digués au chef de la dynastie impériale. Le public remarqua surtout
un discours prononcé en chaire en 1816, dont le sujet était : la
France veut son Dieu, la France veut son roi. « Oui, la France
veut son roi! s'était écrié l'orateur sacré, mais son roi légitime,
parce que la légitimité est le premier besoin des peuples, et un
bienfait d'autant plus inappréciable qu'il peut suppléer à tous les
autres, et qu'aucun autre ne peut y suppléer... INon, il n'est pas
vrai que le peuple soit souverain, ni que les rois soient ses man-
dataires. C'est le cri des séditieux, c'est le rêve des indépendans,
c'est la chimère immonde de la turbulente démagogie, c'est le men-
songe le plus cruel qu'aient pu faire nos vils tyrans pour tromper
la multitude... » A ceux qui lui rappelaient qu'il avait naguère pro-
fessé d'autres doctrines et comblé d'éloges un prince qui avait régné
au nom du principe de la souveraineté du peuple : « Hélas ! oui, ré-
pondait M. de; Boulogne; mais l'excès de mes louangss n'en prouve
que mieux combien était grande son épouvantable tyranni?. »
La situation particulière du cardinal Fesch l'empêcha d?. donner
l'exempl;; d'une pareille palinodie. Après la chute de l'empereur,
il se dirigea, en compagnie de M'"" Laetitia, vers l'Italie. Le hasard
voulut qu'il arrivât à Césène le jour même où Pie VII faisait son en-
trée dans sa ville natal \ Il demanda s'il pouvait être admis à pré-
senter ses hommages au saint -père, u Qu'il vienne, s'écria Pie VIT,
qu'il vienne; nous n'avons pas oublié les affectueux services qu'il
a toujours cherché à nous rendre. Il nous semble encore voir ac-
courir sjs grands-vicaires à Grenoble pour mettre à notre disposi-
tion tout C3 qu'il avait alors di crédit et dj pouvoir. Nos oreilles
l'église bomaine et le premier empire. 1003
retentissent toujours de la courageuse prestation de serment qu'il
a 0S3 faire à Notre-Dame dans un moment si solennel et si difli-
cile (1). » Fesch annonça au saint-père l'intention de s'établir à Rome
avec sa sœur, u Soyez Iîs bimvenus, dit Pie VII. Je f^rai tout ce
qui dé'p ndra de moi pour vous rendre ce séjour agréable. De tout
temps, Rome a été la patrie des grands exilés. Elle s?ra la vôtre à
doubb titre, et comme cardinal et comme oncle de l'empereur. »
Deux jours après, Fesch était cà Rome, où vinrent successivement
s'établir, av x la mère de l'empereur, S3S frères Lucijn, Jérôme et
Louis Bonapart3, qui, de ce luu d'asile, recevaiant fréquemment
des nouv 11 s du prisonnier de l'île d'Elbe. Aux C3nt-jours, le car-
dinal retourna pour pau de temps dans sa ville archiépiscopale,
puis à Paris; mais il ne s'y occupa nullement de politique. Après
Waterloo, il dnnanda, par une lettre personnellement adressée à
Louis XYIII, l'autorisation de continuer à résider dans son diocèse.
A cjtt3 L'ttre, remise par M. de Talleyrand, il reçut une réponse
qu'avait rédigée Fouché, et qui l'invitait à se retirer soit à Sienne,
soit à Rome. Il choisit Rome, et s'y fixa de nouveau. Le gouver-
nement de la restauration voulut obtenir de lui la démission de
son siège de Lyon; le cardinal résista obstinément, comme c'é-
tait son droit. En vain Consalvi et Pie VII s'entremirent; il ne leur
céda ri m. Léon XII, nouvellement intronisé, s'y employa comme
eux, mais sans plus de succès. On dit que c> pontife, qui désirait
plaire à la France, proposa au cardinal de le nommer au premier
siège suburbicaire vacant, u Pardon, saint-père, reprit le cardi-
nal, resté toujours fier dans son adversité, rien ne saurait me
dédommager di mon éghse; après Lyon, je ne vois que la pa-
pauté... (2). » Quand éclata la révolution de 1830, Fesch se flatta
de rentrer en France. C'était l'intention du roi Louis-Philippe de
l'y rappehr; mais le maintien par la chambre des députés de la loi
du 2 janvier 1816 prolongea l'exil du cardinal. « Le nouveau gou-
vernement, malgré ses sympathies pour les Bonapartes, dit le pieux
biographe du cardinal Fesch, n'osa pas séparer leur cause de celle
des Bourbons de la branche ahiée... Depuis, la conspiration de ses
neveux, 1 s enfans de Lucien, à Rome, l'échauffourée de son autre
neveu, le prince Louis, à Strasbourg, lui ôtèrent tout espoir de ren-
trer dans son diocèse, cette dernière affaire surtout ayant justifié
aux yeux de la France la mesure qui laissait subsister l'exil des Bo-
napart:s (3). » Attentivement occupé à entretenir dans des sentimens
de piété sa sx'ur, qu'il perdit en 1837, distrait de temps à autre par
les soins qu'il n'avait cessé de donner à sa galerie de tableaux, plus
Bs soms qu n n avaii cesse tie aonner a sa g"
(1) Vie du cardinal Fesch, par l'abbé Lyonnet, t. II, p. 250.
(-2) Ibid., t. I"-, p. G88.
(3) Ibid., t. il, p. G89et690.
lOOÛ REVUE DES DEUX MO^DES.
iiombreus3 quG bien choisie, le cardinal Fesch, qui avait également
survécu à son neveu l'empereur îSapoléon et à son petit-neveu le
duc de Reichstadt, s'éteignit doucement à Rome le 13 juillet 1830.
Nous nous reprocherions de paraître oublier, fût-ce un instant,
le cardinal Gonsalvi. Est-il besoin de dire qu'aussitôt remis en pos-
session de sa souveraineté, Pie YII n'eut rien de plus pressé que
tle rétablir son plus dévoué serviteur et son ami dans son ancien poste
de la secrétairerie d'état? Gonsalvi assista en cette qualité au congrès
de Vienne. Son influence y fut considérable. Il avait particulièrement
gagné, dans un rapide voyage à Londres, les bonnes grâces du prince
régent de la Grande -Rretagne, et le concours de la protestante
Angleterre ne lui servit pas médiocrement pour soutenir à Vienne,
les intérêts temporels du saint-siége. Une autre singularité de sa
carrière politique fut d'avoir à défendre contre le gouvernement de
la restauration celles des clauses du concordat qu'il avait jadis si-
gnées le plus à contre-cœur. Il se tira de cette embarrassante épreuve
avec sa dextérité ordinaire et sans jamais tomber dans aucune fla-
grante contradiction. 11 nous serait agréable de pouvoir ajouter que
"Gonsalvi, redevenu tout-puissant à Rome, essaya de mettre un terme
aux abus d'une administration dont il a fait lui-même une si triste
l^einture dans les mémoires rédigés à Reims durant sa captivité. Ses
efforts, s'il en tenta, demeurèrent absolument infructueux. Gonsalvi,
malgré sa prodigieuse clairvoyance et son incontestable honnêteté,
était avant tout, et beaucoup plus que Pie VII, un homme d'ancien
régime. En Italie, non plus que dans le reste de l'Europe, à Rome
moins que dans tout le reste de l'Italie, le cours de l'opinion ne por-
tait nullement alors aux réformes; un bien petit nombre d'esprits
étaient seuls capables d'en comprendre l'opportunité. Le clergé et
les classes inférieures réclamaient au contraire le retour le plus com-
plet vers l'ancien état de choses. Gonsalvi céda volontiers à l'entrai-
nement général, qui ne le contrariait guère. Il exerça pendant tout
le pontificat de Pie VII une autorité modérée, et qui n'ajouta rien à
.sa réputation. Son existence fut à la fois celle d'un favori et d'un
ministre tout-puissant. Malheureusement pour lui, les mérites du
ministre n'étaient point de nature à faire taire, si grand que fut resté
son désintéressement, les mille jalousies qu'excite partout, à Rome
encore plus qu'ailleurs, cette position de favori. Au moment de la
mort de Pie VII, Gonsalvi était tombé dans la disgrâce du public.
Peut-être y aurait-il été indifférent, il ne le fut point à la perte du
maître qu'il avait aimé et si bien servi; il le suivit de près dans la
tombe.
Il ne nous reste plus qu'à parler maintenant de Pie VII et de
Napoléon, et à montrer comment se sont exprimés sur le compte
l'un de l'autre, leur querelle vidée, ces deux personnages « si sin-
l'église romaine et le premier empire. 1005
gulièrement associés par la destinée, suivant les expressions de
M. Thiers, pour se plaire et pour se tourmenter toute leur vie. »
Nous ne citerons pas le Mémorial de Sainte-IIcUnc , il ne serait
pas juste de mettre cà la charge de l'empereur les paroles que lui
prête M. de Las-Cases. Elles peuvent indiquer d'une façon générale
la tournure de ses pensées, et par exception les termes mêmes dont
il se serait servi ; mais il n'en est à aucun degré responsable. Il
l'est au contraire des notes qu'il a dictées en 1819 à l'occasion de
l'ouvrage de M. de Pradt. Dans ces notes, non-seulement l'empe-
reur a notoirement travesti certains faits avérés sur lesquels nos
lecteurs savent désormais à quoi s'en tenir, par exemple lorsqu'il
assure « n'avoir fait arrêter l'abbé de Boulogne, l'abbé de Broglie
et l'évêque de Tournai que parce qu'ils étaient entrés dans des in-
trigues avec les agens du cardinal di Pietro (1); » mais, chose
étrange, il ne regarde pas à maintenir vis-à-vis de son ancien ad-
versaire les imputations les plus fausses, et se plaît, ce qui est non
moins choquant, à garder à son égard le ton le plus agressif. De sa
part, nul témoignage de sympathie ou de regret. C'est toujours
du ton de la plus superbe arrogance qu'il s'explique sur le passé.
Parlant de lui-même à la troisième personne, Napoléon s'écrie : « Les
discussions qu'il a eues depuis avec Rome proviennent de l'abus
que faisait cette cour du mélange du spirituel et du temporel. Cela
peut lui avoir causé quelques momens d'impatience, c'était le lion
qui se sentait piqué par des mouches... La cour de Rome était en
délire... Le saint-père, enfermé au fond de son palais en 1810, avait
fait élever des barricades... Les troupes françaises se crurent bra-
vées... L'empereur se proposait de réunir un nouveau concile en
1813... Les choses eussent été menées de manière que le pape eût
demandé lui-même à se mettre à sa tête, et, comme il était déjà à
Fontainebleau, on lui aurait ainsi fait prendre possession de son pa-
lais archiépiscopal de Paris. Tout avait été préparé pour que le palais
fût meublé avec plus de magnificence que les Tuileries même. Tout y
devait être or, argent, ou tapisserie des Gobelins retraçant des évé-
neinens tirés de l'histoire sainte... Le pape comprit parfaitement le
piège. Cela n'avait pour but que de faire descendre le saint-siége
en le faisant correspondre avec un ministre comme les autres évê-
ques. Il se refusa d'adopter cet expédient, qui empirait sa position;
il fit fort bien. Dans l'état de splendeur où était le trône impérial,
le pape ne pouvait rien faire rejaillir sur lui, tandis que l'étiquette
du palais impérial, les communications directes avec le souverain,
distinguaient l'évêque de Rome et maintenaient sa splendeur et son
rang... n
(1) Mémoires de Napoléon, Odition de 1830, t. IV, p. 229.
1006 REVUE DES DEDX MONDES.
Tandis que l'empereur dictait à Sainte-Hélène ces notes pleines
d'orgueil, et savourait méchamment le plaisir d'énumérer les pièges
qu'il avait tendus et \is humiliations qu'il avait imposées au pape,
que faisait Pie VU? Il pensait, lui aussi, à son ancien adversaire,
mais dans un hïm autre esprit. Rentré en possession de ses états,
Pie VII était demeuré fidèle à l'affection jadis éprouvée pour Napo-
léon ; il gardait encore toutes ses illusions sur les dispositions hé-
roïques et, suivant lui, sincèrement chrétiennes du grand homme
avec lequel il avait signé le concordat. Voici la lettre touchante et
trop peu connue que l'ancien captif de Savone écrivait en 1817 au
sujet du malheureux prisonnier de Sainte-Hélène :
... « La famille de Napoléon nous a fait connaître par le cardinal
Fesch que le rocher de Sainte-Hélène est mortel, et que le pauvre
exilé se voit dépérir à chaque minute. Nous avons appris cette nouvelle
avec une peine infinie, et vous la partagerez sans aucun doute, car nous
devons nous souvenir tous les deux qu'après Dieu c'est à lui principale-
ment qu'est dû le rétablissement de la religion dans ce grand royaume
de France. La pieuse et courageuse initiative de 1801 nous a fait oublier
et pardonner depuis longtemps les torts subséquens. Savone et Fontai-
nebleau ne sont que des erreurs de l'esprit ou des égaremens de l'ambi-
tion humaine. Le concordat fut un acte chrétiennement et héroïquement
sauveur. La mère et la famille de Napoléon font appel à notre miséri-
corde et générosité; nous pensons qu'il est juste d'y répondre. Nous
sommes certain d'entrer dans vos intentions en vous chargeant d'écrire
de notre part aux souverains alliés et notamment au prince régent. C'est
votre cher et bon ami, et nous entendons que vous lui demandiez d'a-
doucir les souffrances d'un pareil exil. Ce serait pour notre cœur une
joie sans pareille que d'avoir contribué à diminuer les tortures de Napo-
léon. Il ne peut plus être un danger pour quelqu'un, nous désirerions
qu'il ne fût un remords pour personne (1). »
Il nous S;'mble que les paroles de Napoléon que nous venons de
citer et la lettre de Pie VII marquent d'un trait vif et saisissant le
-caractère de chacun d'eux. Du représentant de la puissance civile
ou du chef de l'autorité spirituelle, auquel en définitive est de-
meuré l'avantage? Nos lecteurs sont maintenant ou jamais en état
d'en déciJer, car nous n'avons plus d'autres pièces à leur fournir,
et ces documens sont les derniers que nous ayons réussi à nous
procurer pour expliquer la véritable nature des rapports qui ont
existé entre les deux personnages historiques qui font le principal
intérêt de notre récit.
d'Haussonville.
(1) Lettre du pape au cardinal Consalvi, Castcl-Gaiidolfo, 0 octobre 1817.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 août 18G9.
Pendant que le canon des fêtes publiques annonce qu'il y a cent ans,
dans une petite île de la Méditerranée, naissait un homme destiné à re-
muer le mondera laisser son empreinte sur la France, pendant que sous
le troisième Napoléon et dix-sept ans après le coup d'état du 2 décembre
1851 le sénat en est à délibérer sur la métamorphose de l'empire auto-
ritaire en empire libéral, selon le mot de M. Rouher, allons droit au nœud
de toutes ces questions qui s'agitent depuis quelque temps et qui ne sont
pas près de finir, même quand le sénatus-consulte du 2 août sera voté.
Il y a en politique ce qu'on avoue tout haut et ce qu'on n'avoue pas. Les
gouvernemens, comme les partis, ont leurs programmes ostensibles, leur
manière d'agir apparente, et ils ont aussi leurs réticences, leurs mobiles
déguisés. Ni les uns ni les autres ne disent tout ce qu'ils pensent, et ce
qu'ils ne disent pas ou ce qu'ils n'avouent qu'à demi n'est pas ce qui a
le moins d'importance ; en d'autres termes, la question n'est pas dans les
propositions d'un message, dans la mesure d'une concession, elle est
bien plutôt dans une certaine disposition morale qui donne leur caractère
aux actes eux-mêmes.
La vraie question, sait-on où elle est aujourd'hui? Elle est dans cette
disposition secrète avec laquelle gouvernement et partis abordent la si-
tuation nouvelle qui vient en quelque sorte d'éclater devant eux; elle est
dans une équivoque et, pour le dire d'un mot, dans une défiance mu-
tuelle qui s'infiltre partout, qui neutralise tout. Le gouvernement, par
son origine, par les principes dont il se prévaut, au moins en théorie, n'a
sans doute rien d'incompatible avec la souveraineté nationale. Il a le
souci de l'opinion, puisqu'il cherche à la suivre; il ne se raidit pas contre
un mouvement qu'il croit irrésistible, et il ne serait vraiment pas fâché
de vivre avec ces institutions libérales qui lui échappent des mains. Ce
qui lui manque, c'est la foi dans ce qu'il fait. 11 y a huit ans déjà, M. de
Persigny, passant au ministère, publiait une circulaire où il prétendait
1008 REVUE DES DEUX MONDES.
naïvement qu'un re'gime politique ne pouvait se dessaisir de la dictature
tant que son principe était contesté, c'est-à-dire tant que tout le monde
n'était pas d'accord. M. de Persigny, quant à lui, n'en est plus là, si
nous ne nous trompons, ou du moins il ne croit plus indispensable
de proroger la liberté jusqu'à la réconciliation universelle des opinions.
Malheureusement il semble toujours rester quelque chose de cette sin-
gulière pensée dans la politique du gouvernement. Il se défie visiblement
de cette expérience nécessaire dans laquelle il s'engage; il craint qu'on
ne se serve contre lui de ces libertés qu'il accorde, ce qui serait en vé-
rité fort possible; il comprend bien qu'il a dans son passé des points vul-
nérables qui feront sa faiblesse le jour où une discussion sérieuse pourra
les atteindre et où il sera désarmé de ses moyens commodes de défense;
c'est le secret de ses ambiguïtés, de ses tergiversations. Voilà pourquoi,
en donnant beaucoup, il a l'air de garder encore quelque arrière-pensée
d'omnipotence, et en outre, comme il n'a rien fait pour se préparer à
cette vie nouvelle, pour s'assurer le concours d'hommes formés à la vi-
rilité de l'action par l'habitude de la responsabilité dans les luttes pu-
bliques, il est encore plus embarrassé; il hésite dans ses choix, il ne sait
même pas toujours très bien le nom de ceux à qui il va Confier un minis-
tère. 11 semble faire du provisoire avec les hommes comme avec les
choses.
Les partis de leur côté n'ont pas moins de perplexités intimes et de
sous-entendus en face de ce mouvement qui commence. Après avoir peu
espéré, ils en sont à savoir ce qu'ils doivent croire et ce qu'ils ont à
faire. Ils ne sauraient nier les progrès qui s'accomplissent, et ils ne
sont pas assez aveugles pour les repousser uniquement parce qu'ils
émanent de l'initiative du pouvoir; mais à leur tour ils n'osent se pro-
noncer nettement sur la valeur d'innovations qu'ils supposent pouvoir
être rétractées ou atténuées dans la pratique. Il est clair que ce qu'ils
ont de confianxe est tempéré par beaucoup de scepticisme. Ils ne veulent
pas s'engager, ils craignent d'être pris pour dupes ou de s'affaiblir en
paraissant pactiser avec un expédient de circonstance. Accoutumés à
voir l'empire s'identifier avec un système politique qui était d'intention
comme de fait la négation hautaine et radicale du libéralisme constitu-
tionnel, ils attendent sans désarmer, sans se livrer, gardant leurs griefs,
dont ils se nourrissent, et tous leurs doutes, devant une expérience
qu'ils ne considèrent, eux aussi, que comme une expérience. Nous ne
parlons pas de ceux qui se sont proclamés des irréconciliables et qui
ne demanderaient pas seulement au régime actuel de s'améliorer. Voilà
le vrai, voilà le nœud de la situation telle qu'elle est aujourd'hui. Le
gouvernement ne croit pas complètement à la sincérité de ceux qui lui
demandent des réformes libérales, c'est-à-dire à leur intention de se
borner à des réformes. L'opposition, dans son for intérieur, ne croit ni
à la sincérité absolue du gouvernement, ni à l'irrévocabilité de ses réso-
REVUE. — CHRONIQUE. 1009
lutions, ni même peut-être à la possibilité pour lui de réaliser sérieuse-
ment toutes les conditions d'un régime vraiment libre. Il s'ensuit que
des deux côtés on est dans une position fausse. Les réformes qui s'ac-
complissent, au lieu d'être le terrain d'action, ne sont qu'un prétexte;
la vraie lutte est entre des arrière-pensées, des préventions, des ressenti-
mens inavoués, des défiances. II est évident que, tant qu'on se battra
dans ces nuages, on ne fera que prolonger cet état où plus que jamais
on reste dans l'indécision, et ce qu'il y a de plus grave, c'est que ce
sont les libertés mêmes du pays qui peuvent en définitive payer les frais
de ces luttes de sous-entendus.
11 faut sortir de là, et on ne le peut, cela est bien clair, que si tous les
esprits de bonne volonté se mettent à l'œuvre avec une virilité sincère,
sans parti-pris. C'est au gouvernement tout le premier à se demander
si c'est une bien sérieuse garantie de sécurité pour lui de paraître tou-
jours flottant et hésitant, même quand il accorde ce qu'on lui demande,
d'avoir l'air de douter lui-même de ce qu'il fait et de s'enlever ainsi
l'avantage d'une attitude simplement et tranquillement confiante. Sans
doute on ne passe pas ainsi d'un régime à l'autre sans difficulté et sans
une secrète émotion. L'expérience est grave, et elle implique une renon-
ciation plus ou moins volontaire à bien des prérogatives auxquelles on
s'était accoutumé; elle est dans tous les cas désormais nécessaire, et ce
n'est pas en s'y engageant avec mauvaise humeur, comme dans une
aventure nouvelle d'où on peut revenir, qu'on la rendrait plus sûre ou
moins périlleuse. Le gouvernement n'a qu'un bon moyen, c'est d'accep-
ter lui-même sans réserve toutes les conséquences de ses propres ré-
formes, c'est d'entrer sans arrière-pensée défiante dans ce régime dont
il rouvre les portes. Qu'ont à faire les partis libéraux quant à eux? Ils
sont encore plus intéressés à ne pas s'annihiler dans les préventions et
les ressentimens. Ce serait de leur part une faute évidente de sacrifier
la réalité à des préoccupations toujours assez vaines, de faire dépendre
les progrès possibles de conditions dont on n'est pas maître, et de pa-
raître attacher peu de prix à ce qu'on acquiert, sous prétexte qu'on n'a
pas tout ce qu'on voudrait ou que la confiance serait illusoire. La con-
fiance est un salutaire cordial, cela est certain; après tout, on peut en-
core marcher sans elle, si on le veut bien. 11 faut prendre les choses
pour ce qu'elles sont et les situations telles qu'elles se présentent. 11 ne
s'agit pas de courir après l'insoluble, d'ouvrir un concours entre toutes
les formes théoriques de gouvernement, et de s'engager dans des guerres
de mots. L'essentiel pour le moment est d'assurer le terrain conquis et
de se saisir tout simplement de ces moyens d'action qu'on retrouve pour
faire [rentrer la liberté, les garanties, le contrôle dans toutes les institu-
tions.
Ce n'était pas possible jusqu'ici, puisqu'on était lié par toute sorte de
TOME LXXXII. — 1869, 64
1010 REVUE DES DEUX MONDES.
restrictions et qu'on ne pouvait faire un pas sans rencontrer une bar-
rière. Aujourd'hui l'initiative individuelle ou collective reprend sa force
et son rôle par l'indépendance parlementaire, par le droit de présenter
les lois ou de les amender, par le droit d'interpellation, par la liberté re-
lative de la presse et des réunions publiques. Avec ces moyens, la poli-
tique de la France sera ce qu'on la fera. Les principes de droit public
maintenant remis en honneur, fussent-ils reconnus sans enthousiasme,
n'auront pas moins leurs conséquences nécessaires; ils réagiront sur tout,
ils pénétreront la substance des institutions, La première condition est
de ne pas déplacer toutes les questions pour le plaisir d'agiter les esprits,
de commencer par le commencement au lieu de courir à la fin, de bien
comprendre que, si la liberté n'a pu encore être sérieusement et irrévo-
cablement fondée en France, cela tient à ce qu'on n'a pas pris le bon
chemin. Il n'y a désormais qu'une manière d'assurer la liberté, c'est de
l'infiltrer dans les mœurs, de l'identifier avec les intérêts, d'en faire une
réalité pratique et invincible, en tenant compte de l'état nouveau , des
difficultés et même des périls créés par le suffrage universel. Qu'on s'at-
tache à cette œuvre, la plus grande assurément de toutes celles qui peu-
vent être tentées, qu'on s'applique à chasser jour par jour l'arbitraire
de toutes ses citadelles administratives, qu'on accoutume les populations
à comprendre leurs droits et à les exercer avec mesure, avec une intelli-
gente fermeté : qu'importe après cela que le gr)uvernement marche de
bonne volonté ou qu'il garde des arrière-pensées? Il sera bien obligé de
se plier à la nécessité, et il n'existera qu'à ce prix. Au fond, le pays trou-
vera toujours le gouvernement qui sera la déduction naturelle d'une
situation libéralisée, le couronnement de l'édifice qu'il aura élevé lui-
même en le reprenant par la base. Ce ne sera plus le gouvernement
qui fera le pays, ce sera le pays qui fera son gouvernement. Alors la
liberté sera une chose sérieuse et inexpugnable au lieu d'être sans cesse
à la merci des guerres de défiances et de réticences.
Et maintenant revenons au sénat et à ses travaux, à travers lesquels il
ne serait pas difficile de discerner ces conflits de préoccupations qui s'agi-
tent en quelque sorte au-dessus des choses elles-mêmes. Qu'a-t-on vu en
effet dès l'apparition de l'acte provoqué par l'interpellation des 116, pro-
rais par le message du 12 juillet et préparé par le nouveau ministère? Le
gouvernement, cela n'est pas douteux, a tenu à se montrer large; il a
ouvert la main, et il en a laissé tomber l'initiative des lois pour le corps
législatif, le droit d'amendement, la compatibilité des fonctions de
ministre et des fonctions de député, l'élection par l'assemblée de son
président et de son bureau. Au fond, il s'est visiblement préoccupé de
maintenir certains traits originels de la constitution de 1852; il a laissé
distinguer que le pouvoir personnel, en se partageant, tenait encore à
ne pas abdiquer tout à fait; il a glissé dans des dispositions libérales
d'autres dispositions de détail qui peuvent au besoin être une atténua-
REVUE. — CHRONIQUE. 1011
tion OU devenir un moyen d'immobilité. Il s'est retenu en faisant le pas
décisif, et de leur côté les partis, sans nier absolument la valeur des
concessions, sont allés droit tout d'abord aux restrictions; ils ont jugé
les réformes constitutionnelles moins pour ce qu'elles étaient que pour
ce qu'elles pouvaient laisser craindre. C'est le 2 août que le sénatus-
consulte a fait son entrée au Luxembourg, introduit par M. Rouher, com-
menté par le nouveau garde des sceaux, M. Duvergier, qui en a exposé
l'économie en jurisconsulte exercé, et depuis ce moment le sénat est
tout entier à son œuvre, qu'il semble prendre fort au sérieux, qui a été
l'objet de discussions aussi vives que prolongées dans les bureaux, puis
dans la commission. C'est à peine si on vient de nommer le rapporteur,
qui est le premier président de la cour de cassation, M. Devienne, Main-
tenant, à voir l'extension et la vivacité de ces débats préliminaires, à
tenir compte de ce qu'exige de travail un rapport compliqué et délicat
sur une pareille question, il devient difficile que le vote soit aussi pro-
chain qu'on l'aurait cru. Le rapport ne pourra être fait avant quelques
jours. Le 23 août a lieu la session des conseils-généraux, où vont se
rendre beaucoup de sénateurs, et qui peut avoir une certaine gravité
dans les circonstances actuelles, justement à cause des réformes qui
s'accomplissent ou se préparent. Il n'y a donc guère de chances pour
que le sénatus-consuUe soit publiquement discuté et définitivement voté
avant 'quelques semaines. Dès ce moment cependant, on a pu voir dans
le sénat un phénomène assez curieux et assez semblable à ce qui s'est
passé au corps législatif. La veille encore, on aurait certainement compté
les réformateurs dans la vieille assemblée; le lendemain, le vent a soufflé,
on se hâte sur la route du progrès, les amendemens les plus larges se
multiplient : c'est le miracle de la multiplication des libéraux. H en res-
tera toujours quelque chose. Désormais il est plus que vraisemblable
que le sénatus-consulte, sous sa forme dernière, ne modifiera pas le pro-
jet du gouvernement dans un sens restrictif; il pourrait au contraire en
étendre la mesure et la portée, si l'on en juge par l'impression qu'ont
causée certaines propositions émanées des sénateurs eux-mêmes. Les
amendemens de M. Bonjean ont cela de particulier qu'ils ne s'arrêtent
pas aux demi-solutions, ils vont droit au but; s'ils étaient adoptés, ce
serait le rétablissement pur et simple du régime parlementaire au moyen
d'un partage égal des attributions législatives et constituantes entre les
deux chambres, et, comme le sénat ne pourrait plus rester tel qu'il est,
il se composerait à l'avenir par moitié de membres nommés par l'em-
pereur et de membres élus par les conseils-généraux. Nous ne savons
trop ce que produirait cette diversité d'origines dans une assemblée.
C'est pour la première fois que ce système serait appliqué en France.
Il est parfaitement certain toutefois que le sénat a besoin de se ra-
jeunir, il le sent lui-même, et l'élection est un moyen indiqué. Telle est
la logique de ces métamorphoses constitutionnelles. Les réformes appel-
1012 REVUE DES DEUX MONDES.
lent les réformes, et c'est par ce mouvement vivifiant, réglé avec intel-
ligence, qu'un pays marche sans tomber à chaque instant dans l'anar-
chie ou dans les périlleux conflits de tous les pouvoirs.
Ce que la politique libérale gagne depuis quelque temps, la politique
de la paix le gagne-t-elle d'un autre côté, par une conséquence naturelle
de ce réveil de l'esprit public? On le dit, nous le croyons. Évidemment
toutes les réformes intérieures qui peuvent s'accomplir n'empêchent pas
qu'il n'y ait en Europe et sur bien des points du monde une situation gé-
nérale livrée à mille périls obscurs; elles ne font pas qu'il n'y ait des an-
tagonismes toujours prêts à éclater, des ambitions, des malaises, des
troubles, qui rendent la paix laborieuse. Il y a du moins cette chance que
les caprices ne sont plus guère possibles, que l'opinion, plus attentive,
surveille de près tout ce qui pourrait rallumer des conflits inutiles. C'est
bien assez des questions qu'on ne peut éviter, des diflîcultés qui tiennent
à l'enchevêtrement et à la logique des choses contemporaines. Ces diffi-
cultcs n'ont point assurément disparu de la politique, elles ne dépendent
même pas de la France seule, elles peuvent se produire sans qu'on le
veuille et sans qu'on y songe. Il y avait longtemps en vérité que l'Orient
n'avait fait parler de lui; il y avait bien six mois qu'on n'avait eu à s'oc-
cuper ni de la Turquie, ni de la Crète, ni de la Grèce, ni de la Roumanie.
Six mois, c'était trop; un nouveau nuage s'est élevé, et cette fois c'est
entre le sultan et le vice-roi d'Egypte, Ismaïl-Pacha, connu maintenant
dans le monde sous le titre de khédive. La querelle n'est pas sans doute
des plus graves et n'ira pas bien loin, parce qu'on ne la laissera pas s'en-
venimer. Elle ne révèle pas moins cet état perpétuel d'incertitude où se
traîne l'Orient, elle est surtout l'indice de la difïïculté qu'il y a toujours
à faire vivre ensemble une suzeraineté ombrageuse et une vassalité assez
puissante pour se soutenir par elle-même. Toute la question est là. Lg
sultan Abdul-Âziz, qui ne ressemble pas à son prédécesseur, qui prend
son rôle au sérieux, veut rester maître de l'Egypte comme de toutes les
autres parties de l'empire; le khédive, qui n'est qu'un demi-souverain,
ne serait pas fâché d'être un souverain tout entier. Dans ces dernières
années, il est vrai, le suzerain et le vassal vivaient en paix, parce qu'ils
y trouvaient l'un et l'autre un égal avantage. Ismaïl-Pacha fournissait
des soldats pour réprimer les insurrections; il était en faveur à Constan-
tinople, il achetait le droit de changer la ligne d'hérédité dans sa famille
et d'établir en Egypte la succession directe, comme en Europe; il a môme
acheté et largeuT^nt payé ce titre de khédive dont il se pare aujourd'hui,
qui le met hors de pair entre tous les vassaux de l'empire.
Jusque-là tout était bien. C'est l'inauguration prochaine du canal de
Suez qui est Venue tout gâter, à ce qu'il paraît. Le sultan, un peu enor-
gueilli peut-être de ses derniers succès dans les affaires de Crète, dans
ses différends avec la Grèce, le sultan s'est offensé en voyant Ismaïl-
Pacha parcourir récemment l'Europe, inviter les souverains à l'inaugu-
REVUE. — CHRONIQUE. 1013
ration de l'œuvre considérable de Suez; il a vu dans cette manière d'agir
une atteinte indirecte à son droit, à sa dignité, et il s'est emporté contre
ce vassal toujours prêt à s'émanciper. Il a témoigné sa colère de la façon
la plus significative en faisant venir à Constantinople et en appelant au
ministère Fazil-Pacha, qui est le propre frère du vice-roi, mais qui est
en même temps son ennemi le plus implacable, une sorte de prétendant
égyptien, depuis qu'il s'est vu enlever ses droifs par l'acte qui a changé
la ligne de succession dans la famille de Méhémet-Ali. Le sultan a si bien
fait qu'Ismaïl-Pacha, qui était en France aux Eaux-Bonnes, a été obligé de
revenir brusquement en Egypte pour faire face à l'orage. S'il était encore
d'usage au divan d'envoyer le cordon, Israaïl l'aurait probablement déjà
reçu. En attendant, on met l'embargo sur des convois d'armes qui arri-
vaient de Berlin au vice-roi et sur des navires qu'il fait construire. La
vérité est qu'il y a là toujours deux politiques, deux pouvoirs rivaux ou
deux prétentions en présence. Il ne manque certainement pas de gens à
Constantinople pour échoulfer l'esprit du sultan, pour l'engager à saisir
l'occasion d'en finir avec le khédive, de le ramener dans les liens d'une
vassalité ordinaire, et le sultan, qui met volontiers la main sur son cime-
terre, ne demanderait pas mieux. D'un autre côté, il ne manque pas d'es-
prits ardens à Alexandrie et au Caire pour conseiller à Ismaïl de lever le
masque, de se proclamer indépendant, et Ismaïl, qui a l'ambition de sa
race, n'est pas homme à trouver le conseil absurde.
Si ce n'était qu'une querelle de sultan à pacha, on ne sait pas ce qui
arriverait; mais entre le suzerain et le vassal il y a les arrangemens
européens qui remontent à 18/il, il y a les puissances qui ont coopéré à
ces arrangemens, qui veulent les maintenir et qui, après avoir apaisé le
différend gréco-turc, jetteront un peu d'eau froide sur le différend turco-
égyptien. L'Europe soufllera sur cette petite tempête, si ce n'est déjà fait,
le khédive trouvera encore une fois dans son trésor le moyen de faire sa
paix, s'il le faut, et on n'en parlera plus jusqu'à une occasion nouvelle.
Cela ne laissera pas de donner du piquant à ces fêtes prochaines de
l'inauguration du canal de Suez, où l'impératrice des Français se dispose,
dit-on, à se rendre en passant par Constantinople. Dès qu'on touche à ces
pays d'Orient, tout prend une couleur de Mille. et une Nuits. Une souve-
raine française, une souveraine chrétienne, se rendant à Constantinople,
recevant l'hospitalité du padischa, allant peut-être avec lui inaugurer la
grande voie ouverte entre l'Inde et l'Europe, ce sera neuf! Tout arrive, il
faut bien se distraire. L'impératrice, avec sa grâce vaillante, ira chercher
les traces du général Bonaparte au pied des pyramides pendant que
TOUS serons humblement à débrouiller l'empire autoritaire et l'empire
libéral. Il n'y a que l'Orient pour mettre la fantaisie et l'imprévu dans la
politique.
11 y a bien aussi en ce moment des fêtes dans le nord de l'Europe. On p.
vient de célébrer à Stockholm le mariage du prince royal de Danemark
lOlii REVUE DES DEUX MONDES.
avec la fille unique du roi de Suède, la princesse Louise. Ici tout a été
simple, naturel et touchant, tant le sentiment populaire des deux pays a
semblé se confondre dans cette union dynastique. Suédois et Danois ont
pris une part très spontanée à ces noces royales, à ces fêtes qui cachent
assurément plus d'un problème, qui déguisent à peine la situation péni-
blement indécise où est resté le Danemark depuis les événemens qui
l'ont démembré, en préparant à l'Europe elle-même ces difficultés, cette
paix équivoque et précaire oi!i elle se débat encore aujourd'hui. Il ne faut
pas s'y tromper en effet, dans cet ensemble nouveau que la Prusse a eu
la prétention de créer à son profit, c'est toujours le Danemark qui est un
des points délicats et douloureux; c'est par là, au moins autant que par
ce qui peut survenir des rapports du nord et du sud de l'Allemagne, que
la paix européenne est toujours menacée, puisque rien n'est réglé, rien
n'est définitif, puisque les traités qui consacrent la victoire prussienne
ne sont même pas exécutés. Ce que la paix de Prague a établi par un
sacrifice presque dérisoire au principe des nationalités, ce que le ca-
binet de Berlin et le cabinet de Vienne ont sanctionné de leur signature
sous la médiation morale de France, n'est qu'une lettre morte. Le Dane-
mark reste en face de la Prusse comme la faiblesse devant la force. Trois
ans se sont écoulés, et on ne sait pas plus aujourd'hui qu'au lendemain
de la guerre quelle est la signification de l'article du traité de Prague qui
réservait aux hal)itans des districts du Slesvig du nord le droit de de-
meurer Danois, s'ils en exprimaient le vœu, si le vote populaire se pro-
nonçait dans ce sens.
Entendons-nous, la Prusse sait très bien ce qu'elle veut; elle a com-
mencé par s'annexer le Slesvig tout entier avec le Holstein, puis, comme
elle était satisfaite, elle a jugé que le Danemark n'avait rien à réclamer.
Des pourparlers se sont engagés de temps à autre, il est vrai; un jour
même, vers 1867, lorsque la question du Luxembourg devenait pres-
sante, il y eut, sinon une négociation précise, du moins une série de con-
versations entre un fonctionnaire du ministère des affaires étrangères de
Berlin et le représentant du Danemark, M, de Quaade, pour arriver
non pas à une solution, mais à des préliminaires qui pourraient ache-
miner à une transaction quelconque. En définitive, cela n'a conduit et
ne pouvait conduire à rien, parce que le cabinet de Berlin, au lieu de
s'exécuter purement et simplement, réclamait encore des garanties; il
prétendait s'ériger en protecteur de quelques enclaves de la partie du
Slesvig qui reviendrait au Danemark, et comme le roi Christian n'a pu
consentir à se faire le vassal du roi Guillaume, la Prusse a tout gardé.
M. de Bismark est bon prince, il ne décline pas ses obligations; comme
Figaro, il aimerait mieux ne les remplir de sa vie que de les nier un
seul instant. H reconnaît donc ses engagemens envers le Danemark, et
même dans une circonstance, en plein parlem^ent, il en a fait honneur
à l'initiative de la France; seulement il se réserve le droit de faire ce
REVUE. CHRONIQUE. 1015
qu'il voudra, quand il le voudra, et, après tout, de ne rien faire, si telle
est sa volonté.
Est-ce à dire que les vœux des Slesvigois soient incertains? Nulle-
ment; ils éclatent en toute circonstance et sous toutes les formes. Les
députés qu'on a fait nommer dans le Slcsvig du nord pour le parle-
ment prussien ont protesté énergiquement; ils ont refusé de prêter ser-
ment au roi Guillaume jusqu'à ce qu'un vote populaire eût légalisé l'é-
tat de leur pays, et on les a exclus de la chambre, de sorte que le
Slesvig n'est plus représenté. Ce qu'il y a de curieux, c'est que les dé-
putés slesvigois n'ont pas moins la faculté de siéger au parlement fédé-
ral et au parlement douanier, où ils n'ont pas à prêter serment au roi
de Prusse, mais où leurs protestations sont tout aussi vaines. Les popu-
lations elles-mêmes ne cessent de manifester de la façon la plus vive
leur volonté de rester danoises; elles opposent à toute assimilation une
résistance désespérée; elles émigrent plutôt que de se soumettre, elles
n'aspirent qu'à se rattacher au Danemark. Récemment encore, elles te-
naient à témoigner de leurs sentimens en envoyant un cadeau touchant
à la jeune princesse de Suède qui allait devenir la femme de l'héritier
de la couronne danoise. La Prusse ne s'inquiète guère de ce que pen-
sent des populations dont elle s'est engagée à consulter les vœux. Elle
s'est réservé le temps, et provisoirement elle s'efforce de germaniser le
Slesvig en le séparant le plus qu'elle peut du Danemark. Elle interdit
jusqu'à l'introduction des journaux danois, elle remplit toutes les fonc-
tions civiles d'employés allemands, elle bannit la langue nationale des
églises et des écoles, elle persécute les familles de ceux qui se réfugient
dans le royaume, et c'est ainsi que se poursuit cette conquête du Slesvig,
entreprise par la Prusse au nom du droit de nationalité. Que peut le Da-
nemark seul, ne trouvant aucun appui dans la diplomatie européenne?
Le roi Christian s'est consolé de ses revers dans ces dernières années
en relevant sa maison par les mariages de ses enfans, par de grandes
alliances dynastiques. 11 a marié sa fille aînée au prince de Galles, une
autre de ses filles au grand-duc héritier de Russie; son fils, le roi George
de Grèce, a épousé la fille du grand-duc Constantin. De toutes ces al-
liances, aucune n'a été aussi bien accueillie que celle qui vient d'unir la
jeune princesse de Suède et le prince royal de Danemark. Celle-ci ré-
pond à un instinct populaire; elle est comme une vision anticipée de
cette union nationale dont se bercent les imaginations dans les trois
royaumes du nord. INous ne savons ce que deviendra cette union Scan-
dinave dont on parle souvent; selon toutes les vraisemblances, elle
s'accomplira quelque jour librement, spontanément, par l'accord des
trois pays et même par l'entente des dynasties, qui ne sont pas insen-
sibles à cette pensée patriotique. Elle rencontre sans doute encore plus
d'un obstacle; il n'y a pas moins un travail permanent, patient, obscur,
qui ne consiste pas toujours seulement en rêves et en théories. Plus
1016 REVUE DES DEUX MONDES.
(l'une fois des négociations secrètes ont été engagées. Déjà, dit-on, en
iS6k, à l'époque de la guerre du Slesvig, le roi Charles XV de Suède
prenait personnellement, et en dehors des voies ordinaires de la di-
plomatie, l'initiative d'un acte d'alliance qui aurait réalisé l'association
Scandinave en respectant l'autonomie des trois royaumes et en prépa-
rant, par certaines combinaisons, la fusion des dynasties. Des hommes
considérables de Stockholm et de Copenhague servaient d'intermédiaires,
et s'associaient à cette négociation. L'acte émané du roi Charles XV
existe. L'idée ne put se réaliser alors, soit que la Suède elle-même,
absorbée dans les réformes intérieures qu'elle accomplissait, hésitât à
s'engager dans une guerre, soit que le Danemark fût exclusivement oc-
cupé de sa défense contre la Prusse et tînt encore à ses duchés allemands,
qu'il espérait toujours sauver, soit qu'on craignît d'indisposer la diplo-
matie européenne, dont on croyait avoir besoin. Cependant l'idée ne
s'est pas perdue; elle est restée dans les esprits, elle se propage par des
associations, par des journaux oii se retrouvent des écrivains des trois
pays. Le mariage récent du prince royal de Danemark et de la princesse
de Suède est venu la raviver. L'avenir de ces nations du nord est là sans
doute, et pour la France elle-même, s'il y a des unités menaçantes, offen-
sives, il y en a aussi certainement qui sont une défense, une garantie dont
elle n'a point à suivre la formation avec une inquiétude ombrageuse.
La lutte peut être latente sur bien des points en Europe. Aujourd'hui
elle n'est flagrante nulle part. L'Espagne a tout au plus ses feux de paille
des mouvemens carlistes. Il ne sufiit pas qu'un pays soit dans l'embarras
pour que toutes les insurrections y trouvent subitement faveur. Encore
faut-il bien choisir l'occasion, encore faut-il avoir quelque avantage à of-
frir aux populations qu'on cherche à conquérir. Le parti carliste espagnol
n'a pas su attendre l'occasion, si tant est qu'elle doive jamais revenir pour
lui, et il n'a guère à présenter à l'Espagne qu'un drapeau suranné. Depuis
un an, il a retrouvé une ombre dévie et surtout l'espérance, il a cru que
la révolution qui venait de renverser la reine Isabelle allait rouvrir à
son jeune chef la route du trône; pendant des mois, il s'est préparé, il a
voulu enfin tenter la fortune, et comme une insurrection de la légitimité
doit avoir sa petite légende, on a raconté que l'infant don Carlos avait
pénétré en Espagne, qu'il avait assisté à un banquet mystérieux, qu'il
avait tiré un coup de pistolet symbolique en signe de prise de possession
de son royaume, — après quoi il ne restait plus qu'à marcher de vic-
toire en victoire, et à faire le plus facile, c'est-à-dire à prendre posses-
sion réellement! Il paraît que ce n'était pas aussi aisé qu'on l'avait cru.
L'insurrection a éclaté, et n'a point triomphé du tout. Des bandes se sont
montrées sur divers points, dans la Manche, du côté de Léon, un peu
en Catalogne, fort peu dans la Navarre, nullement dans les provinces
basques; par le fait, ces bandes ont gagné plus de victoires sur le papier,
dans les bulletins publiés en France, que sur le terrain de l'action en
REVUE. — CHRONIQUE. 1017
Espagne même; quelques-unes se sont dissoutes, d'autres se sont réfu-
giées dans les montagnes; il y a des insurgés qui se sont hâtés de faire
leur soumission, il y en a qui ont été fusillés sommairement. En somme,
sauf l'imprévu, qui joue toujours son rôle au-delà des Pyrénées, c'est une
affaire qui semble manquée pour le moment et qui devait manquer, à
bien voir les choses.
Le parti carliste a fait plus de bruit que de besogne, et a montré plus
d'impatience que de perspicacité. Il ne s'est pas aperçu que, si une réac-
tion doit se produire en Espagne, elle n'a pas encore sérieusement com-
mencé. La révolution date d'un an, il est vrai, elle n'a pas créé une
situation des plus brillantes, elle laisse tout en suspens; elle n'a pas
eu cependant de telles conséquences que le pays en soit venu à tout ac-
cepter pour s'en délivrer. Jusqu'ici, la révolution, malgré les incertitudes
qu'elle entretient, n'est pas essentiellement impopulaire. Elle a com-
mencé par abolir les impôts de consommation, par supprimer ou atté-
nuer la conscription, puisqu'on beaucoup de cas ce sont les municipalités
ou les provinces qui ont fait les frais des remplacemens militaires pour
ceux qui ne voulaient pas servir. On sera bien obh'gé de revenir un jour
ou l'autre sur ces actes passablement équivoques et provisoires, car enfin
il faut bien une armée et de l'argent; on est parvenu jusqu'à présent à
éluder cette nécessité rigoureuse, de sorte que les populations n'ont pas
eu le temps d'être aigries par les déceptions. D'un autre côté, on aurait
pu sans doute autrefois soulever le pays au seul mot de religion , ameu-
ter le fanatisme populaire contre cette maigre liberté des cultes consa-
crée par la constitution nouvelle. Aujourd'hui cela ne suffit plus, on n'a
pas envie de s'insurger parce que quelques douzaines de protestans ou
d'israélites iront s'établir en Espagne. 11 en résulte que cet appel aux
armes des carlistes reste sans écho dans les masses. Chose caractéris-
tique, dans presque toutes les bandes qui courent l'Espagne depuis quel-
ques semaines, ceux qui jouent le principal rôle sont des curés, des cha-
noines, des séminaristes, des sacristains, toute la clientèle cléricale. Les
populations ne les suivent pas, elles les livrent quelquefois. C'est ce qui
fait la force du gouvernement de Madrid contre une insurrection qui a
eu de plus le désavantage de débuter d'une manière assez décousue,
probablement par suite de la division qui paraît s'être mise entre ses
chefs dès l'entrée en campagne. Cet essai de guerre civile n'est pas
moins une lumière pour le gouvernement et pour le pays. Monarchie ou
république, il faut qu'on choisisse, et en définitive par leur prise d'armes
les carlistes pourraient bien avoir éclairci un peu les choses et fait sans
le vouloir les affaires du prince des Asturies, si, comme on le dirait au-
jourd'hui, bien des esprits, après avoir parcouru le cercle de toutes les
combinaisons possibles, commencent à en revenir tout simplement à la
royauté du jeune fils de la reine Isabelle. Les chefs actuels de la révo-
lution n'en sont pas là encore, à ce qu'il paraît; ils ne partagent nulle-
1018 REVUE DES DEUX MONDES.
ment ces idées, ils nourrissent toujours l'espérance d'arriver à trouver
un roi tout neuf, fait exprès pour eux. L'imprévu tranche bien des nœuds
inextricables en Espagne. C'est un problème de savoir si le voyage que
le général Prim devait faire à Vichy et qu'il n'a pas fait encore, qu'il ne
fera peut-être pas, si les carlistes continuent à lui donner de l'occupation,
n'était pas destiné à exercer quelque influence sur la fin de l'interrègne
espagnol.
Que la question se dénoue au profit du prince Alphonse ou de tout
autre prince inconnu, il y a dans tous les cas une nécessité première qui
s'impose au gouvernement de la régence, c'est de raffermir l'ordre
ébranlé, c'est surtout de mettre la main à la réorganisation des finances.
Ici il n'y a plus vraiment à reculer. L'Espagne ne peut faire un pas sans
toucher à quelque catastrophe financière. La révolution espagnole a
trouvé jusqu'ici un certain crédit en France et en Europe, elle est tenue
de faire honneur à cette confiance qu'on lui a témoignée, au risque de
braver l'impopularité qui s'attache souvent au rétablissement d'impôts
nécessaires. L'Espagne a besoin aujourd'hui de deux choses essentielles
qui se tiennent, une armée et de l'argent; elle en a besoin non-seule-
ment pour sa sécurité intérieure, mais encore pour faire face à ce danger
qui la menace de l'autre côté de l'Atlantique, l'insurrection de Cuba.
L'abandon de Saint-Domingue, il y a quelques années, n'était que le dé-
menti opportun d'une erreur de politique, à peu près comme a été notre
retraite du Mexique; l'abandon de Cuba serait à la fois une diminution
de puissance et une perte considérable. La question est de savoir s'il
n'est pas déjà bien tard. Le fait est que cette insurrection, au lieu de
diminuer, ne fait que grandir. L'armée espagnole semble elle-même fort
peu disciplinée. Des mutineries de soldats forcent les généraux à s'em-
barquer; pendant ce temps, l'insurrection devient une révolution qui
réunit une assemblée, qui fait une constitution. De plus, les États-Unis
ont refusé jusqu'ici de se mêler de ces affaires, ils ont résisté aux appels
des insurgés cubains et des auxiliaires prêts à leur porter secours. Qui
peut dire cependant que les États-Unis résisteront indéfiniment? Alors
ce serait le commencement de la fin pour la domination espagnole à
Cuba. CH. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES.
Traité de Paléontologie végétale, ou la Flore du monde primitif dans ses rapports avec les
formations géologiques, par M. W.-Ph. Schimper, professeur de géologie à la Faculté des
Sciences de Strasbourg; 3 vol. in-S" avec atlas in-4». Paris, Baillière et fils, éditeurs.
L'écorce du globe que nous habitons se compose de couches déposées
lentement et successivement au sein des océans géologiques, dans les
REVUE. — CHRONIQUE. 1019
eaux saumâtres des vastes lagunes qui communiquaient avec eux et dans
de grands lacs d'eau douce séparés entièrement de la mer. Les couches
inférieures, par conséquent les plus anciennes, ne contiennent pas de ves-
tiges d'êtres organisés, végétaux ou animaux. Le règne organique n'exis-
tait pas encore à l'époque où elles se formèrent, ou du moins les êtres
qu'il comprenait ont péri sans laisser de traces visibles après eux. Les
géologues désignent ces couches sous le nom de couches azoïques. Dans
les terrains appelés siluriens, qui succèdent immédiatement à ceux-ci,
les premiers fossiles se montrent sous la forme de polypiers, de co-
quilles et de carapaces de crustacés {trilobitcs), dont les parties dures se
sont conservées. Des plantes devaient servir de nourriture et de refuge
à ces animaux marins; mais les tissus de ces plantes étaient trop mous
pour qu'elles pussent, comme les animaux, échapper à la destruction.
Dans les couches immédiatement supérieures, le vieux grès rouge ou ter-
rain dévonien inférieur, le règne animal continue son évolution : de nou-
veaux polypiers, de nouveaux mollusques, de nouveaux crustacés, appa-
raissent, et avec eux les premiers poissons, formes embryonnaires des
poissons qui peuplent maintenant nos mers, nos lacs et nos rivières. Le
règne végétal nous fait toujours défaut, ou n'est représenté que par
quelques débris de plantes marines appartenant à la grande classe des
algues, mais à des groupes secondaires qui n'existent plus aujourd'hui.
Les premiers végétaux terrestres se montrent dans le terrain dévonien
supérieur. Ce sont les cryptogames vasculaires, c'est-à-dire des végé-
taux analogues aux prêles, aux fougères et aux lycopodes. D'abord rares
et peu varies, ils se multiplient comme nombre et comme espèces pour
constituer la formation houillère, dont les couches exploitées sont com-
posées entièrement de leurs débris. La houille, âme de l'industrie mo-
derne, est donc le produit du premier épanouissement de la végéta-
tion à la surface du globe. Des arbres gigantesques appartenant à des
genres disparus ou représentés aujourd'hui par d'humbles herbes cou-
vraient de vastes espaces du sol à peine émergé; ils peuplaient des
forêts marécageuses où les troncs, tombant de vétusté, s'entassant pen-
dant des millions d'années, se sont convertis en houille, comme certaines
mousses se transforment sous nos yeux en tourbe combustible. Dans
la vase de ces forêts apparurent les premiers reptiles , ébauches gros-
sières des animaux terrestres. Aux formes, inconnues dans la flore au-
jourd'hui vivante, des stigmariées, sigillariées, annulariées, sphénophyl-
lées, se mêlaient des arbres plus élevés dans la hiérarchie végétale,
des conifères et des cycadées, dont les pins, les sapins, les araucaria,
les ginclws, les cijcas et les zamia sont les représentans vivans. Toutefois,
par le port, par les caractères, ces arbres fossiles se rapprochaient des
fougères et des lycopodes arborescens qui formaient le fonds commun
de la végétation houillère.
1020 REVUE DES DEUX MONDES.
L'éUide des animaux fossiles, précédant celle des végétaux, avait dé]h
fourni quelques données sur le climat des époques géologiques. Les ana-
logues des formes animales les plus anciennes ne se retrouvent que dans
les pays chauds, et les encrines des mers siluriennes, qui couvrirent les
premières une surface considérable du globe terrestre, n'ont plus de
congénères que dans les eaux chaudes des Indes orientales. Nous devons
à la paléontologie végétale des données aussi rigoureuses qui viennent
confirmer celles de la paléontologie animale. De nos jours, les fougères
arborescentes et les grandes espèces de prêles ou de lycopodes ne vivent
que dans les régions chaudes et humides de l'Asie méridionale, de
l'Amérique tropicale et des Antilles. Un climat tropical était donc à
cette époque celui du globe tout entier, puisque, du Spitzberg à l'équa-
teur et de l'équateur à l'Australie, on a trouvé des couches de houille
composée toujours des mêmes végétaux. La température moyenne de
notre globe devait être de 22° à 25°, comme maintenant celle des tro-
piques. L'astronomie, d'accord avec la géologie, nous en donne la rai-
son. Dans l'origine, la terre était un globe incandescent circulant au-
tour du soleil. A l'époque houillère, ce noyau avait sans doute conservé
une proportion notable de sa chaleur originaire; de là cette température
élevée et régnant uniformément d'un pôle à l'autre. L'air était probable-
ment chargé de vapeur d'eau et le ciel couvert de nuages impénétra-
bles aux rayons du soleil. Ces circonstances météorologiques nous expli-
quent pourquoi la flore de cette époque se composait exclusivement de
plantes amies de l'ombre et de l'humidité, telles que les fougères et leurs
analogues, tandis que les végétaux florifères, ayant besoin de lumière
pour épanouir leurs fleurs et mûrir leurs fruits, ne faisaient point encore
partie de la flore du globe terrestre, oîi elles sont actuellement domi-
nantes.
Les couches qui succèdent aux dépôts houillers sont infiniment plus
pauvres en restes organiques végétaux qu'en débris animaux. Ainsi tan-
dis que les géologues ont pu caractériser chacune de ces couches par
des centaines d'espèces d'oursins, de mollusques et de zoophytes, l'her-
bier géologique ne contient dans ses feuillets qu'un nombre d'espèces
végétales très restreint. Les formes sont difl"érentes de celles du terrain
houiller, quoiqu'elles appartiennent aux mômes divisions du règne vé-
gétal, savoir aux cryptogames vasculaires, aux conifères et aux cycadées.
Signalons, avec M. Schimper, au commencement de l'époque triasique,
l'apparition de végétaux de la classe des monocotylédones (palmiers,
yucca); elle précède même celle des premiers mammifères, aurore de la
création animale dont l'homme fait partie.
Sous le point de vue climatologique, la flore des couches comprises
entre la houille et la craie nous apprend qu'une température uniforme
régnait encore à la surface du globe; mais cette température était moins
REVUE. — CHRONIQUE. 1021
élevée, l'air était moins humide et le sol plus sec que pendant la pé-
riode houillère. Certaines cycadées [cycas, dion, enceplialartos) ont des
analogues vivans qui croissent sur le flanc des montagnes de l'Afrique
australe, de l'Asie orientale, du Mexique et de l'Australie. Les conifères
ont remplacé les fougères; mais le caractère général de la flore est tou-
jours bien différent de celui de la végétation qui pare aujourd'hui notre
globe. Celle-ci commence, pour ainsi dire, à l'époque crétacée avec
l'apparition d'arbres semblables à ceux qui forment les forêts de l'Eu-
rope, des chênes, des saules, des lauriers, des myrtes, des érables,
des tilleuls, des alaternes. Le nombre des genres et des espèces va tou-
jours en augmentant à mesure qu'on s'élève dans les terrains tertiaires,
elles formes deviennent de plus en plus semblables à celles dont nous
sommes entourés. Au milieu des débris de feuilles conservés dans le
sein de la terre, le géologue retrouve l'empreinte des insectes qui ha-
bitaient ces forêts disparues, quelquefois même des os de mammifères
lui permettent de reconstituer les grands animaux qui paissaient sous
leurs ombrages. La température était d'ailleurs encore plus élevée et plus
uniforme qu'cà présent. M. de Saporta nous montre qu'à l'époque tertiaire
la végétation du midi de la France ressemblait à celle des Canaries et
du cap de Bonne-Espérance. M. Heer nous prouve que le Spitzberg et
le Groenland, dépourvus aujourd'hui de toute végétation arborescente,
étaient couverts de forêts aussi touffues que celles de la Californie et
de l'Amérique du Nord.
Des millions d'années s'écoulent de nouveau, le noyau incandescent
de la terre achève de se refroidir, la surface terrestre n'est plus échauf-
fée que par la chaleur qu'elle reçoit du soleil. La flore tertiaire se retire
des deux pôles pour se concentrer à l'équateur, de nouvelles formes ap-
paraissent et se mêlent aux formes anciennes, des migrations végétales
ont lieu de l'Asie vers l'Europe, comparables à la grande invasion des
peuples aryens, la surface terrestre se modifie lentement, mais inces-
samment, et nous nous trouvons en présence du monde organique ac-
tuel, continuation et perfectionnement de ceux qui l'ont précédé. Cer-
taines formes fossiles ont persisté, la plupart ont péri; mais déjà la
science commence à les distinguer : elle reconnaît que les flores actuelles
n'ont pas le même âge; celles de l'Australie, du Japon, de l'Amérique du
Nord, sont antérieures à celle de l'Europe; aussi l'hypothèse d'une créa-
tion subite et simultanée des animaux et des végétaux aujourd'hui vivans,
telle que nous la trouvons dans les traditions judaïques, n'est-elle plus
scientifiquement soutenable. La période géologique dans laquelle nous
vivons est la continuation et la conséquence de celles qui se sont dérou-
lées avant elle, comme les événemens auxquels nous assistons sont la
suite nécessaire de ceux qui les ont préparés. De même que l'historien
analyse la population d'un pays et y retrouve successivement les habitans
1022 REVUE DES DEUX MONDES,
autochthones, puis les mélanges produits par des immigrations, des inva-
sions, des colonisations qui ont altéré le type primitif, de même la bota-
nique moderne devra analyser la flore d'une région et y reconnaître les
descendans des végétaux fossiles et les effets des immigrations, des dis-
paritions, des émigrations, résultats nécessaires des changemens corres-
pondans de la surface du sol et des conditions climatériques du pays.
Personne n'était mieux préparé que M. Sch imper pour doter notre
pays d'un grand traité de paléontologie végétale. Botaniste, paléonto-
logiste, zoologiste et géologue, M. Schimper est un des naturalistes les
plus complets que nous possédions. De belles publications sur les végé-
taux vivans et fossiles, de nombreux voyages, l'examen répété des col-
lections françaises et étrangères, une érudition peu commune, l'ont mis
dans les conditions voulues pour élever un pareil monument. C'est un
architecte qui a déjà montré sa valeur par des œuvres partielles témoi-
gnant d'une connaissance approfondie des matériaux existans et de la
manière de les employer. Ces essais préliminaires sont une préparation
indispensable pour écrire un traité général avec cette compétence qui
ne s'acquiert que par des recherches spéciales et des travaux originaux.
Celui qui a fait ainsi ses preuves est classé dans l'estime des natura-
listes contemporains, il possède leur confiance, son nom est une auto-
rité, et pendant longtemps le traité dont il est l'auteur reste le manuel
de ceux qui savent et le guide de ceux qui veulent apprendre. C'est le
caractère des bons traités généraux de ne vieillir qu'avec la science qu'ils
résument, bien différens de ces traités éclos sous des plumes novices,
écrits par des hommes instruits, intelligens, doués d'une certaine facilité
d'assimilation, mais qui n'ont point, avant de les commencer, ajouté une
seule pierre à l'édifice de la science. Ceux-ci, et il y en a malheureuse-
ment beaucoup, rédigent des traités qui déjà sont arriérés le jour où ils
paraissent. Rejetés avec dédain par les juges compétens, ils sont lus
avec méfiance même par ceux qui ne le sont pas. Ce sont ces œuvres lé-
gères qui propagent des erreurs réfutées depuis longtemps, entretiennent
des préjugés surannés, donnent une idée fausse de la science qu'elles
veulent enseigner, et arrêtent le progrès intellectuel au lieu de le servir.
Tels ne sont pas les traités de paléontologie animale de M. J. Pictet et
de paléontologie végétale de M. Schimper : tous deux caractérisent une
époque dans la science des corps organisés fossiles, tous deux sont un
point de départ pour des conquêtes nouvelles. ch. martins.
G. BuLoz.
TABLE DES MATIÈRES
QUATRE-VINGT-DEUXIÈME VOLUME
SECONDE PÉRIODE. — XXXLV ANNEE.
JUILLET — AOUT 1869
Livraison An 1" Juillet.
Une Annexion d'autrefois. — Hedvige et Jagello, un Historien polonais con-
temporain, première partie, par M. Julian KLACZKO 5
Pierre qui roule, seconde partie, par M. George SAND 39
La Science des Religions, sa Méthode et ses Limites. — VL — Les Ortiio-
DOXIES, COMMENT ELLES SE FORMENT ET DÉCLINENT, par M. ÉMILE BURNOUF. 85
Le Prince Michel Obrenovitch et l' avènement du prince Milan en 18G8, sou-
venirs d'un voyage en Serbie, par M. George PERROT 117
La Préfecture de police et la Sûreté publique a Paris, par M. Maxime DU
CAMP 152
La Science et la Conscience. — Les Historiens, la Morale et le Fatalisme
DANS l'histoire, par M. É. VACHEROT, de l'Institut 192
Le Budget des États-Unis depuis la paix, par M. George ODILON-BARROT. . 221
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 236
Revue Musicale. — La reprise du Prophète et Meyerbeer, par M. F. de LAGE-
NEVAIS 249
Essais et Notices 256
Livraison du 15 Juillet.
Pierre qui roule, troisième partie, par M. George SAND 257
Histoire des Sciences. — L'Évolution des Doctrines chimiques depuis Lavoi-
siER, par M. Edgar SAVENEY 298
Études et portraits do siècle d'Auguste. — V. — Trois Césars d'aventure,
par M. E. BEULÉ, de l'Institut 330
1024 TABLE DES MATIÈRES.
Les Trois crises du coiJVEn>JEMEi\T personmîl e\' France. — 1814-1830-1848, —
par M. Saint-Marc GIRARDIN, de l'Académie Françaiso 364
Les Écoles des Beaux-Arts e\ Europe, par M. Ch. d'HENRIET 390
L'Histoire du Suffrage universel a propos des Élections de 1809, par M. André
COCHUT 420
Exploratiox du Mékong. — III. — Vien-Ciian et la Conquête siamoise, par
M. L.-M. de carné 468
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 498
Essais et Notices. — Paris et ses historiens 510
Livraison «lu 1" Août.
L'Autriche et la Bohême en 1869. — La Question tchèque et l'intérêt français,
par M. Saint-René TAILLANDIER 513
Pierre qui roule, quatrième partie, par M. George SAND 545
L'Église romaine et le premier empire. — 1800-1814. — XXIII. — Le Pape a
Fontainebleau, signature du Concordat, par M. le comte d'HAUSSON-
VILLE, de l'Académie Française 594
L\ Science et la Conscience. — III. — Le Fatalisme métaphysique, par M. É.
VACHEROT, de l'Institut C25
Une Annexion d'autrefois. — II. — L'Ordrb teutonique et le royaume de Jagello,
dernière partie, par M. Julian KLACZKO Co2
François Bonivard, sa vie, ses ouvres, Genève au xvi' siècle, d'après des docu-
MENS NOUVEAUX, par M. MARC-MONMER C82
La Poésie et les Poètes de la nouvelle génération en France, par M. Louis
ETIENNE 710
Études d'économie rurale. — Le Portugal et son agriculture, par M. Léonce
DE LAVERGNE, de l'Institut 738
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 751
Essais et Notices. — Les derniers travaux sur le spectre solaire, par M. R.
r.ADAU 7C5
Livraison du 15 Août.
Pierre qui roule, cinquième partie, par M. George SAND 769
Les Sermonnaires du moyen âge et leur influence sur l\ formation de notre
LANGUE, par M. Eugène AUBRY-VITET 811
Le Palais de Justice a Paris. — .Le Petit-Parquet et la Cour d'assises, par
M. Maxime DU CAMP 841
Saint Paul et la Fondation du Christianisme, a propos du Saint Paul de
M. Renan, par M. AUBE 877
Les Réformes de l'enseignement. — II. — L'Enseignement secondaire, par
M. Gaston BOISSIER 900
La Variation et la Hausse des Prix dans les choses de la vie, par M. Victor
BONNET 935
L'Église romaine et le premii'R empire, — 1800-1814. — XXIV. — La Rétrac-
tation DU concordat de Fontainebleau et la Restauration du pape, der-
nière partie, par M. le comte d'HAUSSONVILLE, de l'Académie Française. 057
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 1007
Essais et Notices. — La Flore du monde primitif, par M. Ch. MARTINS. . . 1018
Paris. — J. CLAYE, Imprimeur, 1, rue Saint-Benoît.
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